L’INTERNATIONALE,
documents et souvenirs

Tome IV.
P.-V. Stock, 1910




Laisserai-je paraître ce dernier tome de « Documents et Souvenirs » sans le faire précéder de quelques lignes ? Des amis m’ont demandé si je ne donnerais pas, à cette place, une conclusion à ces quatre volumes, si je n’essaierais pas de résumer la philosophie de ce que j’ai raconté. À ces amis j’ai répondu : Non. Le caractère d’une publication comme celle-ci est justement de n’avoir rien de systématique : c’est au lecteur à se former lui-même une opinion. En outre, le terme même de conclusion me paraît exprimer une idée fausse. Rien ne se conclut, ne s’achève ; tout continue, recommence en se transformant. L’évolution est sans cesse en marche, la vie est immortelle.

Engels avait écrit à Sorge, en septembre 1874 : « Avec ta retraite, la vieille Internationale est complètement finie et a cessé d’exister ». Cela voulait dire simplement que la coterie marxiste était désemparée. Pour ressaisir l’influence perdue, Engels et Marx imaginèrent de pousser à la constitution de partis socialistes nationaux, destinés à prendre la place des fédérations de l’Internationale. La manœuvre fut tentée tout d’abord en Belgique et en Suisse : la constitution, en 1877, d’un Parti socialiste belge par les Flamands et d’une Sozialdemokratische Partei par les Suisses allemands eut lieu dans le dessein avoué de faire échec à l’Internationale, qui, le présent volume le montrera, bien loin d’avoir « cessé d’exister », était à ce moment plus vivante que jamais. Le mouvement anti-international continua dans les années suivantes. Il s’étendit à la France en 1880, après l’amnistie et la rentrée des proscrits ; cette année-là Marx écrit (en allemand) à Sorge, le 5 novembre :

« Tu as sans doute remarqué que l’Égalité[1] (grâce à l’entrée de Guesde dans nos rangs et aux travaux de mon gendre Lafargue) est devenue maintenant un véritable journal ouvrier. Malon aussi, dans la Revue socialiste, — bien qu’avec les inconséquences inséparables de sa nature éclectique, — a été obligé (nous étions ennemis, car il a été à l’origine un des co-fondateurs de l’Alliance) de se convertir au « socialisme moderne scientifique[2] », c’est-à-dire au socialisme allemand. J’ai rédigé pour lui le « Questionnaire »[3] qui a paru d’abord dans la Revue socialiste, et qui a été répandu ensuite en tirage à part dans toute la France. Peu après, Guesde est venu à Londres, pour élaborer ici avec nous (myself[4], Engels et Lafargue) un programme électoral pour les ouvriers en vue des prochaines élections générales...

« L’Émancipation, qui a commencé à paraître à Lyon il y a quelques jours, sera l’organe du Parti ouvrier[5] qui s’est constitué sur la base du socialisme allemand. Nous avons en outre des champions jusque dans le camp des adversaires eux-mêmes, c’est-à-dire dans le camp radical. Theiss traite la question ouvrière dans l’Intransigeant, l’organe de Rochefort ; venu à Londres, après la défaite de la Commune, comme proudhonien, ainsi que tous les socialistes français qui « pensaient[6] », il s’y est totalement transformé, par ses relations personnelles avec moi et par une étude consciencieuse du Kapital. D’autre part, mon gendre Longuet, renonçant à sa place de professeur à King’s Collège, est retourné à Paris, où il est devenu un des rédacteurs les plus influents de la Justice de Clemenceau, le chef de l’extrême gauche. Il a si bien travaillé que Clemenceau, qui, en avril dernier encore, avait publiquement pris position contre le socialisme, vient de passer à nous, dans son récent discours prononcé à Marseille contre Gambetta, aussi bien comme tendance générale que dans le détail des points essentiels contenus dans le Programme minimum. Tiendra-t-il ce qu’il a promis ? cela, c’est tout à fait indifférent. En tout cas il a introduit notre élément dans le parti radical, dont les organes, chose comique, admirent comme something wonderful[7] dans la bouche de Clemenceau, ce qu’ils affectaient d’ignorer ou de dédaigner tant que le Parti ouvrier était seul à l’affirmer.

« Je n’ai pas besoin de te dire — car tu connais le chauvinisme français — que les ficelles secrètes au moyen desquelles les leaders, de Guesde et Malon jusqu’à Clemenceau, ont été mis en mouvement, doivent rester entre nous. Il n’en faut pas parler. Quand on veut agir pour messieurs les Français, il faut le faire anonymement, pour ne pas choquer le sentiment national[8] »

Cette lettre nous fait assister à la naissance du Parti socialiste français, — on voit qui en a été le véritable père, — qui se divisa bien vite en chapelles rivales au gré des ambitions des meneurs, mais dont toutes les fractions ont eu ce caractère commun de chercher à aiguiller les travailleurs sur la voie du parlementarisme. C’était l’influence allemande — Marx le constate avec orgueil — qui avait fait dévier le mouvement, et la déviation dura presque un quart de siècle.

Mais, malgré les efforts des politiciens, les salariés de France, dans leur masse, n’avaient pas oublié ces vérités reconnues et proclamées par la génération précédente : « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ; — « L’émancipation des travailleurs n’est pas un problème national, mais un problème international ». Vivant de leur vie de classe, ils continuèrent la lutte économique ; et, tandis que les parlementaires consacraient toute leur activité à recruter une armée électorale, eux s’organisaient en groupements ouvriers locaux (Bourses du travail), d’une part, en fédérations de métiers d’autre part. De l’union de ces deux organisations sortit, en 1893, la Confédération générale du travail, qui, à partir de 1904, s’est placée, dans sa majorité, sur le terrain du syndicalisme révolutionnaire.

Et qu’est-ce que la Confédération générale du travail, sinon la continuation de l’Internationale ?


J. G.






TABLE DES MATIÈRES DU TOME QUATRIÈME




SIXIÈME PARTIE


La Fédération jurassienne : troisième période
(Mars 1876-Avril 1878).


I.Du 18 mars 1876 au milieu de mai 1876. — En Italie : Commémoration du 18 mars ; commencement du procès des internationalistes italiens à Bologne (15 mars) : interrogatoires ; dépositions des témoins (le poète Garducci, Aurelio Saffi, etc.) ; réquisitoire ; lettre des détenus au Comité fédéral jurassien, 1-3 ; second procès des internationalistes de Rome, leur acquittement (11-16 mai), 3 ; la gauche arrive au pouvoir, ministère Nicotera (fin mars), 4. — Commémoration du 18 mars en Espagne, 4. — Lettre publique de Ch. Beslay à Thiers au sujet de l’amnistie ; explications entre Lefrançais et Beslay dans notre Bulletin (avril-mai), 4-5 ; proposition d’amnistie faite par Raspail à la Chambre française, rejetée (18 mai), 5. — Commémoration du 18 mars en Belgique ; le Conseil régional belge adresse au ministre de France à Bruxelles une protestation contre les mauvais traitements infligés aux déportés (avril), 5-6. — La presse « populaire » en Angleterre, 6. — Le gouvernement prussien ordonne la « clôture provisoire » du Parti ouvrier socialiste, et interdit les réunions de ce parti. 6. — Manifestation socialiste à Saint-Pétersbourg aux funérailles de Tchernychef (avril), 6. En Serbie, préparatifs de guerre contre la Turquie, 7. — Délégation ouvrière française à l’Exposition de Philadelphie ; protestation de divers trade-unionistes américains contre la délégation, parce que les ouvriers parisiens sont des communistes ; réponse du Socialiste de New York, 7. Congrès ouvrier à Mexico (mars), 7. — Réunion de délégués des Sections jurassiennes et de proscrits de la Commune à Lausanne, les 18 et 19 mars ; séance d’études et meeting de propagande, 7-8. À Berne, cortège organisé le 18 mars au soir par le Sozialdemokratischer Verein, association étrangère à l’Internationale ; agression brutale dirigée contre les manifestants, le drapeau rouge est déchiré ; diverses sociétés ouvrières de Berne déclarent se solidariser avec les manifestants ; rapprochement entre les internationaux et une partie des socialistes de langue allemande ; le Sozialdemokratischer Verein de Berne entre dans la Fédération jurassienne, 8-10. Autres commémorations du 18 mars dans la Fédération jurassienne, 10. Le Bulletin publie une communication adressée à la réunion de Lausanne par Malon, où celui-ci expose un programme de collectivisme étatiste, et combat ce qu’il appelle le « programme anarchiste », 10-14 ; observation de la rédaction du Bulletin, 14 ; Malon se fâche, et adresse une lettre injurieuse au Bulletin ; réplique de la rédaction ; Malon devient un ennemi déclaré de la Fédération jurassienne, 15-17. Lettre de Félix Pyat Au peuple de la classe dirigée, publiée dans le Bulletin, 17-18. — Vie intérieure intense de la Fédération jurassienne : réunions publiques, grèves, conférences ; conférence de Spichiger à la Chaux-de-Fonds sur la « crise » (9 mai) ; Congrès bisannuel de la Fédération des ouvriers graveurs et guillocheurs à Neuchâtel (7-8 mai) : le Congrès désapprouve l’initiative du Comité central contre l’intervention militaire en cas de grève ; nouveau Comité central placé à la Chaux-de-Fonds, 18-19. — Arrivée à Lugano de Mme A. Bauler (avril) ; elle est admise dans l’intimité de Bakounine. Arrivée de Mme Lossowska, apportant 7000 roubles, et amenant son père et sa mère. Projet formé par Bakounine d’abandonner Locarno, 19.

II.Du milieu de mai au milieu de juin 1876. — En Espagne : Convocation des conférences comarcales de 1876 ; les déportés des îles Mariannes, les détenus d’Alcoy ; le journal clandestin el Orden : traduction espagnole de la Première Série de mes Esquisses Historiques. 19-20. — En Italie : Suite et fin du procès de Bologne : plaidoiries, discours de Costa, acquittement général (17 mai-16 juin) ; acquittement des internationalistes de Massa-Carrara (commencement de juin) ; lettre des internationalistes du procès de Bologne à la section de Neuchâtel, 20-22. — En France : Convocation d’un Congrès international des étudiants. 22. — En Belgique : Congrès régional de la Pentecôte à Gand (4 juin), 22. — En Angleterre : Grand meeting d’ouvriers agricoles à Ham Hill (5 juin), 22. — En Allemagne : La réunion d’un congrès du Parti ouvrier socialiste étant impossible, les députés socialistes au Reichstag convoquent pour le 20 août, à Gotha, un « Congrès des socialistes d’Allemagne », 22. — En Suisse : Création à Berne (21 mai) d’une Section de langue italienne, qui adhère à la Fédération jurassienne. Congrès de l’Arbeiterbund à Berne (4-7 juin), auquel j’assiste en spectateur ; on y discute la création d’un organe en langue française ; quelques délégués proposent de recommander aux membres de l’Arbeiterbund la lecture de notre Bulletin ; Greulich combat la proposition, tout en déclarant professer la plus haute estime pour la loyauté et le dévouement des membres de la Fédération jurassienne ; je prends la parole pour déclarer que nous considérons l’Arbeiterbund comme l’école qui doit amener un jour les ouvriers de la Suisse allemande à l’Internationale, 22-23. À Lausanne, agitation bruyante sous l’influence de Rod. Kahn et de Reinsdorf ; à Bâle, création d’une Section de langue italienne (11 juin), qui adhère à la Fédération jurassienne, 23-24. Article de J.-B. Chabaury (publié dans le Bulletin) sur le fonctionnarisme envisagé comme solution du problème social ; réponse de la rédaction du Bulletin, 24-20. — Arrangement proposé par Bakounine à ses créanciers, qui ne l’acceptent pas ; Bakounine projette alors de se retirer à Naples, 20. Détails donnés par Mme A. Bauler sur l’état physique et moral de Bakounine à ce moment, 26-27. Bakounine, dont la maladie s’est aggravée, obtient d’une assemblée de ses créanciers (9 juin) l’autorisation de s’absenter du canton du Tessin pour cause de santé ; il décide de se rendre à Berne pour s’y faire soigner par le Dr Adolphe Vogt ; son départ pour Berne (13 juin) ; le même jour, Mme Bakounine part pour Rome. Bakounine dans la clinique Hug-Braun (14 juin) ; sa présence à Berne reste ignorée de nous jusqu’à la fin de juin, 27-28.

III.Du milieu de juin au 1er juillet 1876. — En Espagne : Encore les déportés des îles Mariannes, 28-29. — En Italie : Agitation ouvrière à Rome, Malatesta expulsé de cette ville ; circulaire de la Commission de correspondance (1er juillet) relative à la prochaine convocation d’un Congrès de la Fédération italienne, 29. — En Angleterre : Détails sur la situation matérielle et morale du prolétariat anglais, 29-30. — En Suisse : Grève d’ouvriers tailleurs à Lausanne, arrestation de Kahn et de Reinsdorf (18 juin) ; agitation causée par cet incident, meetings de protestation. Spichiger répète à Saint-Imier (20 juin) sa conférence sur la « crise » : une assemblée de la Fédération ouvrière du district de Courtelary (23 juin) formule un programme de réformes intéressant l’industrie horlogère, 30-31. — Maladie de Bakounine à Berne ; l’état du malade s’aggrave ; sa mort (1er juillet), 31-32. Lettre écrite par Adolphe Reichel (6 et 7 juillet), racontant les derniers jours de Michel Bakounine, 32-36.

IV.Les funérailles de Bakounine et les manifestations de l’opinion. — Récit des funérailles de Bakounine (3 juillet), emprunté au Bulletin, à une lettre de Reichel, à une lettre d’une étudiante russe adressée au Vpered ; réunion au local du Sozialdemokratischer Verein, résolution votée à cette réunion, 36-38. Publication, dans un supplément du Bulletin (9 juillet), d’une notice biographique sur Bakounine, 38. Manifestations de sympathie : l’Italie, l’Espagne, le Portugal, le Vorwärts de Bâle, 39-41. —Article de la Tagwacht, et réponse du Bulletin (16 juillet) ; incident Franz, 41-44. — Article de Pierre Lavrof dans le Vpered et réponse du Bulletin, 44-45. — Reproduction d’une lettre écrite par Jules Michelet à Alexandre Herzen (1er juillet 1855, publiée dans la Revue du 1er juin 1907, contenant l’éloge de Bakounine et une appréciation de la Révolution russe, 45-47.

V.De la première quinzaine de juillet 1876 jusqu’au Congrès jurassien des 6 et 7 août 1876. — La Fédération espagnole propose que le Congrès général de 1876 ne s’ouvre que le 1er octobre, 47. — Réorganisation de l’Internationale en Italie : Congrès provincial de la Romagne et de l’Émilie (16 juillet) ; Congrès de la fédération toscane (23 juillet) ; la fédération de la Sicile et de Naples, la fédération romaine, la fédération des Marches et de l’Ombrie, la fédération vénitienne, la fédération lombarde, la fédération sarde et piémontaise se reconstituent, 47-48. — Projet de Congrès ouvrier à Paris pour septembre, 48. — Mouvement de pétitionnement, dans la Belgique flamande, pour une loi supprimant le travail des enfants dans les fabriques, 48. — En Russie, arrestation de Ross-Sajine (fin mai), connue en juillet seulement ; évasion de Pierre Kropotkine (12 juillet), 48-40. — Guerre entre la Turquie et la Serbie, 49. — Conférence de délégués tenue à Philadelphie (15 juillet) sur la convocation du « Conseil général » de New York ; il ne s’y rend personne d’Europe ; la Conférence décide « de suspendre pour un terme indéfini l’organisation de l’Internationale » ; les adhérents des États-Unis fusionnent avec deux autres groupes allemands pour former une organisation qui prend le nom de Arbeiterpartei der Vereinigten Staaten, 49-50. — En Suisse : articles du Bulletin sur le quatrième centenaire de la bataille de Morat, sur le tir fédéral de Lausanne, sur l’Internationale, 50-54 ; création de l’Arbeiter-Zeitung à Berne (15 juillet), articles du Bulletin et de la Tagwacht à ce sujet, 54-55. La Section de Lausanne ouvre une souscription au profit de la délégation ouvrière de Paris à l’Exposition de Philadelphie, et décide d’inviter les ouvriers d’Allemagne à s’y associer ; elle écrit à Liebknecht, celui-ci promet d’agir dans le même sens, 55. Kahn et Reinsdorf expulsés du canton de Vaud, 56. Le Congrès annuel de la Fédération jurassienne est convoqué pour le 6 août, à la Chaux-de-Fonds, 57. — Ma situation personnelle depuis la fin de 1872 ; publication des Idées sur l’organisation sociale (août 1873), 57.

VI.Le Congrès jurassien de la Chaux-de-Fonds, 6 et 7 août 1870. — Quinze sections sont représentées ; analyse des travaux du congrès ; résolutions diverses, relatives aux libertés suisses, à l’Arbeiter-Zeitung, au maintien du nom de « Fédération jurassienne », à diverses questions administratives ; le Comité fédéral est maintenu à Neuchâtel, l’administration du Bulletin est maintenue à Sonvillier, 57-61. Adresse du Congrès de la Fédération jurassienne au Congrès des socialistes allemands à Gotha, 61. Composition du Comité fédéral jurassien, 62.

VII.Du Congrès jurassien de la Chaux-de-Fonds au Congrès général de 1876. — En Espagne et en Portugal : Les conférences comarcales espagnoles (juillet-août) ; les déportés, 63. Appel de la fédération de Cadix aux ouvriers portugais, 63-65. Complot républicain découvert, 65. Article du Protesto de Lisbonne, favorable au rapprochement des fractions socialistes, 65. — En Italie : Progrès de l’Internationale ; le Martello, de Fabriano ; congrès de la fédération des Marches et de l’Ombrie (20 août) ; congrès du parti mazzinien à Gênes (septembre), 65-66. Congrès de la Fédération italienne convoqué à Florence pour le 22 octobre ; mesures policières et arrestations (Grassi, Natta, Costa, etc.), pour empêcher la tenue du Congrès ; le Congrès a lieu néanmoins dans un village de l’Apennin, Tosi, et s’achève dans une forêt ; Cafiero et Malatesta sont désignés comme délégués au Congrès général : la Commission de correspondance est placée à Naples (21-22 octobre), 66-68. — Adresse de quelques socialistes grecs au Congrès général de l’Internationale, 68. — En France : Régime odieux auquel sont soumis les socialistes détenus dans les maisons centrales. Ouverture du Congrès ouvrier, organisé par Pauliat, à Paris, salle d’Arras (2 octobre) ; appréciation de ce Congrès par le Bulletin, 68-69. — Congrès régional belge à Anvers (1er octobre) : il décide d’appuyer la pétition concernant le travail des enfants dans les fabriques, et élit De Paepe délégué au Congrès général, 69-70. — Progrès du socialisme en Russie ; procès contre des ouvriers, Ossipof et Abramenkof : agitation à propos des événements d’Orient, et en particulier des massacres de Bulgarie ; article de P. Kropotkine dans le Bulletin, 70. — En Angleterre, Gladstone attaque les Turcs, Disraeli (lord Beaconsfield) les défend ; Congrès annuel des Trade Unions, bonne harmonie entre le Comité parlementaire des Trade Unions et le gouvernement, 71. — En Allemagne, second Congrès de Gotha (19 août) ; lecture de l’adresse du Congrès jurassien ; réponse envoyée à la Fédération jurassienne par Liebknecht au nom du Congrès des socialistes allemands ; le Volksstaat fait l’échange avec le Bulletin, et parle avec sympathie de Kropotkine ; le Neuer Sozial-Demokrat annonce que des délégués de l’Allemagne assisteront au Congrès général de l’Internationale, et publie le programme de ce Congrès, 71-73. Pourparlers entre le Bureau fédéral de l’Internationale et le Comité du Parti ouvrier socialiste d’Allemagne ; pour permettre à un délégué de ce Parti d’assister au Congrès général de l’Internationale, qui doit avoir lieu à Berne, l’ouverture du Congrès est reculée jusqu’au 20 octobre, 73. — Congrès socialiste autrichien à Wiener-Neustadt (septembre) ; adoption, par une assemblée ouvrière réunie à Pest (24 septembre), d’un « programme provisoire de la classe ouvrière de Hongrie », 73. — Grande assemblée ouvrière à Copenhague (septembre), pour demander au gouvernement de donner du travail aux ouvriers en chômage ; condamnation de Brix, 73-74. — Aux États-Unis, le chômage va croissant, 74. — Au Mexique, le mouvement ouvrier entre dans un courant d’idées plus prononcé ; le Socialista et la Bandera del Pueblo publient en feuilleton la traduction espagnole des Esquisses historiques : article du Socialista contre le parlementarisme, 74. — En Suisse: Polémique entre la Tagwacht et le Bulletin au sujet de notre conception du socialisme et de la révolution ; citation d’une page des Idées sur l’organisation sociale, 74-76 ; article du Bulletin sur le rapprochement entre les socialistes, 77-78. De nouvelles sections adhèrent à la Fédération jurassienne ; réunion à Berne à l’occasion de l’anniversaire de Sedan (2 sept.), autres réunions dans diverses villes, 76-79; projet d’organisation de la solidarité matérielle entre les adhérents de la Fédération jurassienne, réunion à Saint-Imier à cet effet (3 sept.), élaboration d’un projet de statuts, 79-80. — Circulaire du Bureau fédéral aux Fédérations régionales, ainsi qu’à diverses organisations socialistes et ouvrières existant en dehors de l’Internationale, convoquant le 8e Congrès général de l’Internationale pour le 26 octobre à Berne (15 septembre), 80. Articles du Bulletin sur les socialistes allemands, 81-82 ; sur l’anniversaire de la fondation de l’Internationale, 82-84 ; sur un article d’Émile de Laveleye dans la Revue des Deux-Mondes, 84-85. Fondation à Neuchâtel d’une section italienne, 85. Élection des délégués jurassiens au Congrès général, 85-86 ; fondation à Genève d’un « Club indépendant de socialistes », qui se propose de travailler à l’union de tous les socialistes, 86 ; le Comité central du groupe des sections internationales de langue allemande, à Genève (Becker et Wilhelm), attaque les « bakounistes » ; le Bulletin répond, 86-88 ; explications avec le Vorwarts, le nouvel organe des socialistes allemands, au sujet du véritable caractère du Congrès général de Berne, 88-91.

VIII.Le huitième Congrès général de l’Internationale, à Berne (26-29 octobre 1876). — L’ouverture du Congrès et sa première journée, d’après une correspondance du Bulletin et une correspondance du National suisse, 91-92. — Liste des délégués ; bureau ; questions formant l’ordre du jour, 92-94. — Rapport du Bureau fédéral, 94; rapports des fédérations, 95-101; allocutions de Vahlteich, membre du Parti socialiste d’Allemagne, et de Greulich, représentant l’Arbeiterbund suisse, 101-102. Discussion de la question: « De la solidarité internationale dans l’action révolutionnaire » (proposition espagnole), et résolution votée, 102 et 105. Manifeste aux travailleurs d’Europe, à propos de la guerre d’Orient, 103 ; adresses au Congrès, venues de Patras, Montévidéo, Paris, Lisbonne, Copenhague, Londres, etc., 103. Discussion sur la question : « Des rapports à établir entre les individus et les groupes dans la société réorganisée » (proposition jurassienne), 103-104, 108. Discussion de la question : « Institution d’une cotisation régulière à verser entre les mains du Bureau fédéral » (proposition espagnole), et résolution votée, 105-106. Discussion de la question : « Convocation d’un Congrès socialiste universel en 1877 » (proposition belge), et résolutions votées, 106-109. Ajournement de la question : « L’acte de solidarité à établir entre les diverses organisations socialistes » (proposition jurassienne), 110. La Fédération jurassienne est désignée pour remplir de nouveau les fonctions de Bureau fédéral pendant une année ; la Fédération belge est chargée de l’organisation du Congrès universel des socialistes qui aura lieu en Belgique en 1877, 110. Le banquet du 29 octobre, 110-111. Article du Bulletin sur les résultats du Congrès de Berne, 111-112.

IX.Du Congrès de Berne à la fin de 1876. — En Espagne : continuation de la fermentation révolutionnaire ; appel de la Commission fédérale espagnole en faveur des familles des déportés, des prisonniers et des exilés, 112-113. — En Italie : Lettre de Cafiero et Malatesta au Bulletin, rectifiant une erreur du Vorwärts ; autre lettre exposant les principes de la Fédération italienne : le fait insurrectionnel est le moyen de propagande le plus efficace ; la propriété collective des produits du travail est le complément nécessaire du programme collectiviste, 113-114. Costa condamné par le prêteur d’Imola, mais acquitté par le tribunal correctionnel de Bologne (22 novembre), 114. Le Risveglio de Sienne reparait ; le Martello transporté à Iesi : article de Costa, Poco a poco ; annonce de la prochaine publication de l’Anarchia, par Covelli, 114-115. Conduite équivoque de la Plebe et procédés indélicats ; articles du Bulletin sur ce journal, 115-116. Congrès des sociétés ouvrières de la Toscane à Florence (novembre), 116. La Commission italienne de correspondance installée à Naples (décembre), 116. Nos amis d’Italie se préparent à un mouvement insurrectionnel dans les montagnes napolitaines, afin de montrer au peuple le socialisme en action, 116-117. — En Russie: Manifestation devant l’église Notre-Dame-de-Kazan à Saint-Pétersbourg ; discours de Plekhanof ; appréciation malveillante du Vorwärts ; rectification envoyée à ce journal par des ouvriers et des étudiants russes, 117-118. — En France : Entrefilet du Bulletin sur Gambetta ; misère à Paris ; le mouvement ouvrier parisien est anti-étatiste ; lettre de Gambon sur la prison de Belle-Isle-en-Mer ; ministère Jules Simon (décembre). Malon attaque Pindy et Brousse dans le Mirabeau, 118-119. — En Belgique : Brochure de quelques socialistes de Verviers contre le pétitionnement relatif au travail des enfants dans les fabriques ; création du cercle l’Étincelle, à Verviers (novembre), qui représente le socialisme révolutionnaire, en opposition au journal le Mirabeau, tombé momentanément sous l’influence de Malon ; grand meeting à Verviers (26 novembre) ; la Chambre du travail de Bruxelles, organisée en janvier 1875 par des hommes (Bazin, Louis Bertrand, etc.) qui ont le dessein de supplanter l’Internationale, convoque à Bruxelles une conférence qui décide d’appuyer le pétitionnement et de travailler à la création d’une Union ouvrière belge (10 décembre), 119-122. — En Angleterre, crise industrielle, 122. — En Allemagne, émeute paysanne à Zazonskowa, Prusse (novembre), 122. — En Grèce, lettre des socialistes de Patras, 122. — En Amérique du Sud, lettre de la section internationale de Montevidéo, 122. — En Suisse : La crise de l’industrie horlogère augmente d’intensité ; conférences de M. Favre-Perret, proposant, comme remède à la crise, la substitution du régime des fabriques à celui de la petite industrie ; Manifeste aux populations horlogères, adressé par une assemblée populaire à Saint-Imier (10 décembre), 123-124. À Genève, création d’une section de typographes et d’une section de propagande de langue allemande, adhérentes à la Fédération jurassienne ; élections au Grand-Conseil (12 novembre), prétendue victoire socialiste annoncée par J.-Ph. Becker, réflexions du Bulletin : explications des candidats élus ; critiques formulées par Kachelhofer et Frans ; manifestations de sympathie à notre égard au sein de l’Arbeiterbund, 124-126. Proposition de publier un recueil de chansons socialistes : almanach publié à Genève, la Commune, 126. — Intrigues du groupe Nabruzzi-Malon en Belgique et ailleurs, 126-127.

X.De janvier 1877 à la veille du 18 mars 1877. — En Espagne : Les déportés, les détenus d’Alcoy, 127. — En Portugal : Lettre du Conseil central du parti socialiste de Portugal annonçant le congrès de ce parti pour le mois de février ; compte-rendu de ce congrès par le Bulletin, 127-128. — En Italie : Le Martello transporté à Bologne (janvier) ; mort de Fanelli (janvier) ; manifestation socialiste à Florence (26 janvier) ; commencement de la publication d’une biographie populaire de Bakounine (restée inachevée), rédigée par Costa ; traduction italienne des Idées sur l’organisation sociale : attaques du Povero de Palerme contre nos amis : le Martello nous révèle que l’auteur de ces attaques est Malon (Bulletin du 18 mars). La Fédération de la Haute-Italie fondée à l’instigation de Bignami ; la section de Pavie s’en sépare. Le Vorwärts accueille des correspondances envoyées d’Italie contre nos amis, 128-131. — En France : On annonce un prochain coup d’État de Mac-Mahon, 131. — En Belgique : Lettre que m’écrit De Paepe (janvier), publiée dans le Bulletin, avec mes observations ; Pierre Kropotkine, se rendant de Londres en Suisse, s’arrête à Verviers ; extrait d’un article du Werker, et commentaire du Bulletin, 131-135 ». — En Angleterre : Le rôle des Trade Unions ; mort d’Odger (4 mars), 133. — En Allemagne : Élections au Reichstag (10 janvier), noms des élus ; le mouvement électoral à Mulhouse ; réflexions du Vorwärts et du Bulletin ; mort de Johann Jacoby (commencement de mars), 135-137. — En Danemark : Condamnation de Brix (janvier) ; assemblée populaire à Copenhague (5 février), 137. — En Russie : Condamnation des manifestants de l’église Notre-Dame-de-Kazan (janvier) : commentaire odieux du Vorwärts ; réponse du Bulletin : réponse de treize émigrés russes, refusée par le Vorwärts ; procès des Cinquante (février), 137-140. — Au Mexique : Avènement de Porfirio Diaz à la présidence ; il fait restituer au cercle ouvrier de Mexico son local, 140. — En Suisse : Article du Bulletin au début de sa sixième année d’existence, 140 ; conférences faites à Moutier et Porrentruy par Schwitzguébel, Brousse et moi (6 et 7 janvier) : Brousse se rend en France avec l’aide du préfet Stockmar ; assemblée des libéraux de Porrentruy (21 janvier), et réponse du Bulletin, 141-143 ; réunions publiques de la fédération du district de Courtelary, adoption d’un « Manifeste au peuple du canton de Berne » (14 janvier), attaque de la Tagwacht et réponse du Bulletin, 143-145. Je fais six conférences historiques à la Chaux-de-Fonds (janvier-février). Pierre Kropotkine, venu de Londres, se fixe à la Chaux-de-Fonds (janvier). Assemblées hebdomadaires de propagande à Lausanne : conférences publiques à Neuchâtel, 146-147. Échange d’idées entre les Sections de Vevey, de Saint-Imier et de la Chaux-de-Fonds au sujet d’ouvrages d’éducation ouvrière à publier : projet d’achèvement des Esquisses historiques, et de publication d'Esquisses géographiques, 147-149. À la Chaux-de-Fonds, discours de Spichiger à la fête du 1er mars, 149-150 ; suite des conférences organisées par les sections jurassiennes : Brousse à Saint-Imier (17 février), Élisée Reclus et Joukovsky à Saint-Imier et à la Chaux-de-Fonds (3 et 4 mars), Montels à Berne (10 février), Werner à Neuchâtel (27 février), 150-151. L’Arbeiterbund décide de tenir son Congrès annuel à Neuchâtel : polémique relative aux élections de Genève, 152-153. Articles du Bulletin relatifs aux réformes politiques, à la tactique électorale, et à l’attitude de l’Arbeiterbund (janvier-mars), 153-160. Préparatifs en vue de la commémoration de l’anniversaire du 18 mars : sur la proposition de Brousse, il est décidé qu’un cortège avec le drapeau rouge sera organisé à Berne pour ce jour-là ; articles du Bulletin (11 et 18 mars), 160-162.

XI.La journée du 18 mars 1877 à Berne et ailleurs. — Mon opinion sur la manifestation de Berne ; négociations de Brousse avec le préfet de Berne ; les manifestants venus du dehors se réunissent dans un café de la place de l’Ours, le dimanche 18 mars ; la chanson du Drapeau rouge, de Brousse, 162-163. Récit de la journée, extrait du Bulletin, 163-169. Appréciations de la presse ; la Tagwacht nous traite en ennemis, le Vorwärts se solidarise avec nous, 169-170. Entrefilets du Bulletin relatifs à la manifestation, 170-172. Extraits de diverses lettres privées, 172-174. Discours de M. Sahli, président du Grand-Conseil bernois, et appréciation définitive du Bulletin, 174-175. Souscription pour venir en aide aux ouvriers de Berne congédiés par leurs patrons à la suite de la manifestation, 175. — Polémique entre Adolphe Clémence et Charles Beslay au sujet de la Commune, 175. — Commémoration du 18 mars en France, 175-170.

XII.Des derniers jours de mars au milieu de juillet 1877. — Congrès des associations ouvrières belges à Gand (1er avril) ; il décide la création d’une Union ouvrière socialiste belge ; il refuse d’imposer, comme condition d’admission dans cette Union, l’obligation de faire de la politique ; il décide que seuls des salariés pourront en faire partie. Commentaires sur la signification de ce Congrès. Les Flamands, mécontents, décident de convoquer un Congrès exclusivement flamand, 170-178. Lettre écrite par moi à Kropotkine sur la situation en Belgique (30 avril), 179-180. — Projets de publications formés par un groupe de Genève (Ralli, Kahn, etc.) ; défiances de Brousse à l’égard de ce groupe ; extraits de lettres, 480-181. Continuation du mouvement de propagande dans le Jura, 181. — Mouvement insurrectionnel commencé le 5 avril à San Lupo (province de Bénévent), et continué, les jours suivants, jusqu’au 11, dans la province de Caserte, sous la direction de Cafiero et de Malatesta, 181-183. — Conférences de Brousse à Saint-Imier et à la Chaux-de-Fonds (14 et 15 avril) ; son hémorragie à Neuchâtel (16 avril) ; il est soigné chez moi jusqu’au 21, 183. — Lettre de Costa (14 avril) donnant des détails sur le mouvement insurrectionnel des 5-11 avril, 184-185. Attaque de Jules Guesde, dans le Radical de Paris, contre les insurgés socialistes italiens, et réponse du Bulletin, 185-186. Nouveaux détails sur l’insurrection, 186-188. — Attaques du Povero, du Vorwärts ; réponse du Bulletin aux insulteurs, 188-189. Nouvelle lettre de Costa ; il arrive à Berne au commencement de mai, 189-190. — Dans le Jura, élections au Grand-Conseil neuchâtelois (9 mai) ; document constatant que dès 1868 Coullery était un agent du parti conservateur, 190-191. — Circulaire du Bureau fédéral aux Fédérations régionales, relative au Congrès général à tenir en 1877 (8 mai), 191-192. — Programme de l’Union démocratique du Peuple, en Grèce (mai), 192. — Grève des mouleurs de Lisbonne (avril), 193. — Les meneurs socialistes danois Pio et Geleff filent en Amérique en emportant la caisse du parti (avril), 193. — Lettre du Comité de la Société internationale des ouvriers, de Montevideo (avril), 193. — Lettres de Sauva, au nom de la communauté icarienne de l’Iowa (avril), 194. — Convocation du Congrès des socialistes allemands pour le 27 mai, 194. — Élection, à Bruxelles, de Paul Janson comme député libéral ; lettre de Louis Bertrand au Bulletin à propos du Congrès de Gand, et réponse du Bulletin, 194-196. — En Italie, disparition du Martello ; nouvelles attaques du Povero et du Vorwärts ; la Tagwacht traite Cafiero, Malatesta et leurs compagnons d’agents provocateurs, 196-197. — L’Arbeiterbund de Berne, dans une lettre à M. Sahli, se déclare l’adversaire des internationaux jurassiens ; M. Sahli répond que dans son discours au Grand-Conseil il n’a pas attaqué l’Arbeiterbund, mais les « anarchistes » ; réplique du Bulletin, 197-108. — À Zürich, assemblée de protestation contre une demande de référendum destinée à faire échec à la loi sur les fabriques (13 mai) ; les organisateurs de l’assemblée interdisent le port du drapeau rouge ; article du Bulletin, 198-200. — Vie intérieure de la Fédération jurassienne ; nombreuses réunions ; reconstitution à Genève de la Section de propagande ; propagande parmi les paysans de la Savoie (mai), 200. — Congrès de l’Arbeiterbund à Neuchâtel (20-22 mai) ; Kachelhofer et moi prenons part aux réunions publiques tenues à cette occasion ; article du Bulletin, 200-201. — Le « 16 mai » en France, les Trois cent soixante-trois. Projet de création d’un organe de la Fédération française. Apparition du Travailleur, à Genève (20 mai) ; lettres de Brousse sur l’intrigue de « nos amis les ennemis », 201-203. — Nouvelles d’Angleterre, de Bohème, de Russie ; article du Bulletin sur le Vorwärts et les révolutionnaires russes (27 mai), 203-205.). — Congrès de la Fédération belge à Jemappes (20 mai) : il décide que la Fédération de l’Internationale continuera d’avoir une existence distincte de celle de l’Union ouvrière socialiste belge projetée ; le même jour, Congrès flamand à Malines : il décide la fondation d’un « Parti socialiste belge, 205). — Publication de l’Helleniki Dimokratia à Patras (mai), et emprisonnement de ses rédacteurs (mai), 2005-206. — La Section de propagande de Genève rentre dans la Fédération jurassienne. L'Arbeiter-Zeitung de Berne et ses collaborateurs ; ceux-ci élaborent les statuts d'un « Parti anarchiste-communiste de langue allemande » (mai), 206-207. — Congrès du Parti socialiste allemand à Gotha (26 mai) ; l'incident Engels-Dühring ; le Drapeau rouge de Hasselmann ; le Congrès décide d'envoyer un délégué au Congrès universel des socialistes à tenir en Belgique, 207-208. — Conférences de Kachelhofer à la Chaux-de-Fonds et à Saint-Imier (29 et 30 mai) ; fondation d'une section à Fleurier (fin mai) ; article de Kropotkine sur l'inutilité des lois de réforme ouvrière ; reconstitution, avec l'aide de Costa, d'une section italienne à Berne (juin) ; conférence de Costa à Genève sur la « Propagande par le fait » (9 juin) ; publication à Berne du premier numéro de l’Avant-garde, organe de la Fédération française de l'Internationale (3 juin), 209-210. — Correspondance injurieuse de Malon, publiée par le Mirabeau ; réponse de Costa ; nouvelle correspondance de Malon, 210. Congrès ouvrier à Bruxelles (3 juin) ; les Flamands y sont battus, le Congrès refuse d'adhérer au Parti socialiste belge fondé à Malines, et charge la Chambre du travail de Bruxelles de préparer un contre-projet, 210. — Albarracin, rappelé en Espagne où se préparait un mouvement insurrectionnel, quitte la Suisse ; Kropotkine voulait partir avec lui, je l'en dissuade (juin), 210-211. — Lettre écrite par Malatesta, contenant le récit authentique des actes des insurgés du Bénévent ; cette lettre, que m'envoie Pezzi, paraît dans le Bulletin du 10 juin, avec une circulaire de la Commission italienne de correspondance, 211-214. Le Vorwärts rectifie ses calomnies à l'endroit des révolutionnaires italiens détenus ; dans le Radical, Jules Guesde les attaque de nouveau (juin), 214-215. — Constitution d'une section de l'Internationale à Liège (juin), 215. — Procès de l'Union ouvrière de la Russie méridionale (juin). Article de Kropotkine sur la guerre d'Orient ; le Vorwärts et Karl Marx sont turcophiles, 215-216. — Bebel et Liebknecht incarcérés (juin) ; révocation de Dühring, 210-217. — Réunion à la Chaux-de-Fonds, convoquée par des feuilles volantes distribuées dans les cafés (15 juin) ; à Berne, constitution d'une section de plâtriers-peintres et d'une section de menuisiers et charpentiers (juin) : reconstitution de la Section de Fribourg (fin juin) ; fusion des deux fédérations ouvrières du district de Courtelary (30 juin), 217. — Article du Bulletin pour le premier anniversaire de la mort de Bakounine (1er juillet), 217. — Circulaire signée par Van Beveren, au nom du Parti socialiste belge, par Louis Bertrand, au nom de l'Union ouvrière bjelge, et par Ph. Goenen, au nom du Conseil régional belge de l'Internationale, convoquant le Congrès universel des socialistes à Gand pour le 9 septembre (juin) ; commentaires du Bulletin sur cette circulaire, 217-218. Circulaire du Bureau fédéral de l'Internationale proposant Verviers pour lieu de réunion du 9e Congrès général (6 juillet) ; autre circulaire annonçant l'adhésion de la Fédération de Montevideo (1er avril), 218-219. — Projet de voyage de Kropotkine à Paris ; lettre de Brousse (12 juillet), 219-220. — Situation financière du Bulletin, 221. — Je vais passer trois semaines à la montagne ; Brousse me remplace au Bulletin (juillet), 221-222. L'imprimerie dont Ross m'avait fait dépositaire est confiée au groupe du Rabotnik, 222.

XIII.Du milieu de juillet 1877 au 9e Congrès général de l’Internationale. — Mon séjour à Champéry (juillet), 222-223 ; Robin arrive en Suisse (2 août), 223. Articles de Kropotkine et de Brousse dans le Bulletin, contre le socialisme parlementaire et sur le socialisme révolutionnaire (22 et 29 juillet), et sur la « propagande par le fait » (5 août), 223-227. — Grève révolutionnaire de travailleurs des chemins de fer aux États-Unis (juillet). 227. — Citation à divers membres de la Fédération jurassienne à comparaître le 16 août devant le tribunal correctionnel de Berne pour l’affaire du 18 mars, 227. — De nouvelles sections de métier adhèrent à l’Internationale au Val de Saint-Imier (juillet), 228. Le Congrès jurassien est convoqué à Saint-Imier pour le 4 août, 228. — Le Congrès de Saint-Imier (4-6 août), le dernier Congrès jurassien auquel j’aie assisté. Conférences de propagande du samedi soir 4. Manifestation du dimanche 5 août : le drapeau rouge. Résolutions du Congrès : au Congrès de Gand, la Fédération jurassienne affirmera sa solidarité avec tous les travailleurs, mais se réservera le droit de combattre le mouvement parlementaire ; elle n’acceptera un pacte de solidarité que si chaque organisation doit conserver sa complète autonomie ; quant à la formation éventuelle d’une nouvelle organisation, elle déclarera que l’Internationale est l’organisation la plus capable d’embrasser les diverses manifestations de la vie ouvrière ; — le Congrès recommande de consacrer une activité incessante au groupement des ouvriers par corps de métier adhérents à la Fédération jurassienne ; — le Comité fédéral maintenu à Neuchâtel ; l’administration du Bulletin maintenue à Sonvillier ; — télégrammes de sympathie de Leipzig et de Berlin ; — les chansons italiennes chantées le 5 août ; — le Congrès s’achève à Sonvillier ; — mon retour de Sonvillier à Neuchâtel, 229-239. — Le procès de Berne (16-18 août) : Vingt-cinq prévenus, sur vingt-neuf, sont présents ; les dépositions ; le témoin Capt transformé en prévenu : les interrogatoires, l’incident Lampert ; plaidoirie de l’avocat Sahli pour la partie civile : réquisitoire du ministère public Wermuth ; les prévenus se défendent eux-mêmes : ils sont condamnés, deux d’entre eux à soixante jours de prison, seize à quarante jours, cinq à trente jours, sept à dix jours ; en outre six d’entre eux, étrangers, sont bannis du canton de Berne ; tous sont condamnés solidairement aux frais du procès, et ceux des deux premières catégories au paiement de 470 fr. d’indemnités, en tout 1373 fr. 40, 239-248. Assemblées de protestation, 248. Réunion à la Chaux-de-Fonds d’un Congrès de délégués de la Fédération française (août), principales résolutions votées, 248-249. — Nouvelles d’Espagne (juillet-août) données par Albarracin ; le mouvement insurrectionnel est ajourné ; la Fédération espagnole se prépare à envoyer des délégués au Congrès général et au Congrès universel des socialistes, 249. — En Italie, préparatifs en vue des deux Congrès ; les détenus de Bénévent et de Santa Maria Capua Vetere, lettre de Kraftchinstky : acquittement de socialistes à Reggio et à Corsena, 249-251. — Mise en liberté des rédacteurs de l’Helliniki Dimokratia: progrès de l’Union démocratique du peuple. — En Russie : Préparation du procès des Cent-quatre-vingt-treize ; le détenu Bogolioubof fouetté par ordre du chef de la police, Trépof, 231. — Le Mirabeau publie une seconde réponse de Costa à Malon, en exprimant sa satisfaction « de connaître enfin la vérité », et une résolution par laquelle le cercle l’Étincelle se déclare solidaire du mouvement de Bénévent, de la manifestation de Notre-Dame-de-Kazan, et de tous les mouvements révolutionnaires, 231-232. Les circulaires du Bureau fédéral de l’Internationale, des 8 mai et 6 juillet, ne sont pas communiquées aux sections belges par le Conseil régional belge, qui désire faire échouer le Congrès général de l’Internationale ; mais ces circulaires sont publiées par le Mirabeau, et un Congrès des sections de la Vallée de la Vesdre décide (12 août) d’accepter Verviers comme lieu de réunion du 9e Congrès général ; lettre de Fluse à Kropotkine ; Congrès de la Fédération belge à Bruxelles (19 août), 252-253. — Circulaire du Bureau fédéral convoquant le Congrès général pour le 6 septembre à Verviers (23 août), 233. — Reconstitution d’une section à Bienne ; formation d’une section italienne à Saint-Imier. Je suis élu délégué aux Congrès de Verviers et de Gand par 22 sections de la Fédération jurassienne, 254. — Ce que sont devenus les meneurs de l’ex-Fédération romande à Genève, 254-255. — Les détenus de Santa Maria Capua Vetere se constituent en section de l’Internationale, 255-256. — Kropotkine, Montels, Brousse, Costa reçoivent des mandats pour les Congrès de Verviers et de Gand, 256. — Articles du Bulletin à la veille des deux Congrès, 256-257.

XIV.Le 9e Congrès de l’Internationale, à Verviers (6-8 septembre 1877), et le Congrès unirersel des socialistes à Gand (9-13 septembre 1877). — Le Congrès de Verviers (6-8 septembre) : liste des délégués ; admission dans l’Internationale de la Fédération française nouvellement constituée, d’un groupe de sections d’Allemagne, et de la Fédération de Montevideo ; vote relatif à la négligence du Conseil régional belge ; résolutions diverses : moyens de réaliser le plus vite possible l’action révolutionnaire socialiste ; nécessité d’étendre la révolution à tous les pays ; moyens de propagande pour l’Égypte ; déclaration de sympathie et de solidarité envers ceux qui ont été victimes de leur énergie révolutionnaire à Bénévent, à Saint-Pétersbourg, à Berne, et aux États-Unis ; décisions relatives aux six questions formant l’ordre du jour du Congrès de Gand. La Belgique est désignée comme siège du Bureau fédéral, la Suisse comme siège du prochain Congrès, 257-265. — Le Congrès de Gand (9-15 septembre) : réception des délégués le dimanche 9 ; liste des délégués, qui forment cinq groupes : Flamands (27), délégués de l’Internationale (11), Allemands (3), Anglais (2), divers (5). Sur deux questions, — propriété, politique, — deux doctrines se trouvent en présence : d’une part, communisme d’État et participation à la politique réformiste et parlementaire ; d’autre part, collectivisme fédéraliste et politique anti-gouvernementale. Sur l’organisation internationale des corps de métier, unanimité. Sur la question d’un pacte de solidarité à conclure entre les organisations représentées, neuf délégués déclarent ce pacte possible, onze le déclarent impossible, neuf s’abstiennent. Les représentants des organisations qui veulent participer à la politique parlementaire tiennent, le 13, une réunion particulière, et constituent un groupement international avec un bureau à Gand. Sur la proposition de De Paepe et la mienne, il est décidé, le 14, qu’un « Office de correspondance et de statistique des ouvriers socialistes », placé à Verviers, servira de lien entre le nouveau groupement et l’Internationale. Kropotkine a quitté le Congrès le 11, pour se réfugier à Londres, sur l’avis que des agents de la police russe ont reconnu sa présence à Gand. Une partie des délégués de l’Internationale passent par Verviers au retour, et y assistent à une réunion publique le 15 au soir, 260-279. —Appréciation de Marx sur le Congrès de Gand, 279-280.

XV.De la seconde quinzaine de septembre à la fin de 1877. — En Espagne : Constitution d’un nouveau groupement révolutionnaire, qui a pour organe la Revolucion popular, 280. — En Italie : L’Anarchia, de Covelli, publiée à Naples, puis à Florence, disparaît en octobre ; l’Internationale continue ses réunions malgré la police ; le procès des insurgés du Bénévent, qui devait avoir lieu en novembre, est renvoyé à février, 281-282. — En France : Agitation électorale ; manifeste de la Fédération française de l’Internationale ; un manifeste d’Hippolyte Buffenoir ; au 14 octobre, trois cent vingt républicains sont réélus, 282-283. — En Belgique : Grève des mineurs du bassin de Mons ; manifestation contre le roi à Gand (octobre), 283. — En Angleterre ; 10e Congrès annuel des Trade Unions, à Leicester (17-22 septembre), 283. — Élection de Liebknecht comme député à la Chambre saxonne (octobre) ; polémiques à ce sujet ; le Vorwärts continue sa propagande en faveur du sultan, 284. — En Russie : Commencement du procès des Cent quatre-vingt-treize (17 novembre) ; bruits relatifs à l’octroi d’une constitution, 285. — Ma situation matérielle en 1877 ; je me rends à Courtelary le 5 octobre pour y faire les 40 jours de prison auxquels j’avais été condamné à Berne le 18 août ; maladie de ma femme ; le régime de la prison ; je sors de prison le 14 novembre, 285-287. — Dans la Fédération jurassienne : Souscription en faveur des condamnés du procès de Berne ; conférences à Neuchâtel, Saint-Imier, Fribourg, etc. ; les détenus à Courtelary et à Berne ; l’Arbeiter-Zeitung suspend sa publication (octobre), 287-289. La loi sur les fabriques : articles du Bulletin ; vote référendaire du 21 octobre, la loi est adoptée par le peuple, nouveaux articles du Bulletin, 289-293. Soirée d’adieu de la section italienne de Saint-Imier (1er novembre) ; à la Chaux-de-Fonds, Fritz Robert élu député par les radicaux (18 novembre) ; la Neue Gesellschaft du Dr Wiede, à Zürich, 293. Programme de la Sozialdemokratische Partei in der Schweiz, 293-294. — En Italie : Nicotera remplacé par Crispi (décembre). Dans l’affaire des insurgés du Bénévent, arrêt de la Chambre des mises en accusation (30 décembre), les deux prêtres et un paysan sont mis hors de cause ; conflit avec le procureur général. Les distractions des détenus de Santa Maria di Capua Vetere : Cafiero écrit un résumé du Kapital de Marx, 294-296, — En France : Second manifeste de la Fédération française (novembre) ; fondation, par Guesde, du journal l’Égalité, réflexions du Bulletin ; préparation d’un Congrès ouvrier à Paris ; ministère Rochebouët (23 novembre), le major Labordère (13 décembre), 290-297. — Fn Belgique : L’Almanach de l’ouvrier pour 1878 ; article du Bulletin, réponse de Louis Bertrand, observation du Bulletin, 297-300. Congrès de la Fédération belge à Bruxelles, à Noël ; la Section d’Anvers se retire de l’Internationale ; discussion sur le Conseil régional belge et sur le siège du Bureau fédéral, 300-301. — Lettre que m’adresse Hermann Jung (2 décembre) au sujet d’une grève des tailleurs de pierre de Londres, 301-302. — Le Vorwärts et Osman-Pacha, 302. Lettre de Marx à Sorge sur la situation du socialisme en Allemagne en 1877, 303.

XVI.Du commencement de 1878 à mai 1878. — Mon projet d’aller vivre à Paris ; mes occupations pendant l’hiver 1877-1878, 304-300. — Appel du Bulletin à ses lecteurs (7 janvier 1878), 300. Nouvelle chanson de Ch. Keller, 300. Fête du 2 janvier à Saint-Imier ; les patrons ferblantiers de Zürich rétablissent la journée de onze heures ; tournée de propagande de Greulich à Vevey, Lausanne et Genève (janvier), 300-308. L’Avant-Garde devient un journal de propagande pour la Suisse aussi, 308. — Mort de Victor-Emmanuel (7 janvier) ; amnistie à l’avènement d’Umberto, dont bénéficient huit détenus de l’affaire du Bénévent, 308. — Manifeste du Parti socialiste brabançon ; observation du Bulletin ; article de De Paepe dans le Socialisme progressif de Malon, et réponse du Bulletin, 308-311. — Propagande de Werner à Leipzig ; propagande anarchiste à Munich, 311-312. — Le Congrès ouvrier de Lyon (28 janvier), 312. — Congrès du Parti socialiste portugais à Porto (1er février), 312. — Mort d’Albarracin (5 février), 312. — En Italie : La presse socialiste révolutionnaire : arrêt de la Cour de cassation de Naples (15 février) ; les 20 détenus de Santa Maria Capua Vetere, amnistiés pour les faits qualifiés politiques, seront traduits devant la cour d’assises de Bénévent pour y répondre de la mort d’un gendarme ; la bombe de Florence (9 février) et celles de Livourne (18 février), déclaration de la fédération internationale de Florence, 312-314. — Assemblée populaire à Leipzig, Liebknecht et Werner (février), 314. — Fn Russie : Fin du procès des Cent quatre-vingt-treize : les condamnations (février) ; mes impressions ; le roman de Tourguénief, Terres vierges ; Véra Zassoulitch, 314-315. — En France : Grève à Montceau-les-Mines (27 février), 315. — Traité de San Stephano (3 mars), 315. — En Suisse : Le gouvernement bernois mobilise des troupes dans l’attente d’une manifestation à l’occasion de l’anniversaire du 18 mars ; articles du Bulletin : lettre d’un membre de l’Arbeiterbund bernois : la journée du 18 mars 1878 à Berne, 315-320 : commémoration du 18 mars dans d’autres localités, la Chaux-de-Fonds, etc., 320. — Les manuscrits de Bakounine, remis entre mes mains en 1870 ; je les transmets à Élisée Reclus au printemps de 1878 par l’intermédiaire de Kraftchinsky, 320-321. — Article sur Babeuf dans la Neue Gesellschaft, 321. — Costa et Kropotkine à Paris ; arrestation de Costa (22 mars), Kropotkine quitte Paris pour Genève (avril), 321-322. — Je donne ma démission des fonctions de rédacteur du Bulletin et de membre du Comité fédéral jurassien ; le Bulletin suspend sa publication (fin mars), en recommandant à ses lecteurs l’Avant-Garde ; le Comité fédéral jurassien placé au Val de Saint-Imier, 322-323. — Mort de Charles Beslay (30 mars), 323. — Paiement de l’indemnité du gendarme Lengacher (avril), 323. — Installation du nouveau Comité fédéral jurassien (18 avril), 324. — Mon départ pour Paris (1er mai) ; ma famille m’y rejoint (11 juin), 324. — Conclusion, 325.

Appendice. — Nouveaux détails sur le Congrès de Genève de 1866 (extraits du compte-rendu du Courrier international, 326






ERRATA ET ADDENDA


POUR LE TOME 1er :


Page 8. — Pour le contenu de toute cette page, voir les additions et rectifications qui se trouvent à l’Appendice du tome IV, pages 327-328. Page 9, ligne 23. — Il existe plusieurs versions différentes du programme des questions formant l’ordre du jour du Congrès. Dans la séance du 5 septembre au matin, le délégué Grenier fit remarquer « que tous les programmes ne sont pas semblables ; l’ordre du jour est interverti ; quelques articles même du programme français n’existent pas sur le programme anglais et genevois. » (Compte-rendu du Courrier international) . On trouvera à l’Appendice du tome IV, pages 328-334, la liste des questions telle qu’elle figure dans un rapport du Conseil général.

Page 9, ligne 42. — Le texte dit : « Une commission composée de treize membres ». Sur la composition de cette commission, qui était en réalité de quatorze membres, voir l’Appendice du tome IV, p. 333.

Page 10. — Les extraits de la brochure Card et du compte-rendu du Commonwealth donnés dans cette page renferment plusieurs erreurs. Voir les rectifications qui se trouvent au tome IV, p. 333. — Les notes 5 et 6 doivent être supprimées.

Page 21, ligne 30 d’en bas. — Au lieu de : « une commission de quatre membres », lire : « une commission de cinq membres ».

Page 26, lignes 6 et 7. — On lit à cette place : « une [lettre] du Comité central des Sociétés ouvrières de la Lombardie ». Cette lettre était de Gaspard Stampa, membre du Conseil central des associations ouvrières d’Italie.

Même page, lignes 19 et 20. — On lit à cette place : « On chercherait en vain, dans les trente pages du Compte-rendu du Congrès de Genève [brochure Card], le nom de Karl Marx ». Voir au tome IV, p. 335, un extrait du compte-rendu du Courrier international, où le nom de Marx est mentionné dans un débat sur l’article 11 du règlement.

Page 63, ligne 17. — Au lieu de : « presque toutes les demandes qu’ils avaient présentées », lire : « presque tout ce qu’ils avaient demandé ».

Même page, ligne 29. — Supprimer le mot « réussirent ». L’erratum inexact indiqué pour cette ligne au tome II doit être annulé. — À la ligne suivante, au lieu de « par », mettre « surent »,

Page 103, ligne 39. — Au lieu de : « ses », lire : « ces ».

Page 153, avant-dernière ligne. — Ajouter à cette ligne, après « mutuellistes », les quatre noms suivants entre parenthèses, suivis d’un appel de note : « (Murat, Briosne, Longuet, J.-A. Langlois) [3] », et au bas de la page placer cette note: « On y lisait aussi celle d’un communiste, orateur de réunions publiques, G. Lefrançais ».

Page 215, ligne 13 et 14. — Supprimer les mots : « Il avait été, en 1863, l’un des signataires du manifeste des Soixante (candidature Tolain) ». — C’est dans la Biographie de Varlin par E. Faillet (p. 18) que j’avais pris ce renseignement, doublement erroné, et quant à la signature de Varlin, et quant à la date du manifeste. Le manifeste n’est pas de 1863, mais de février 1864, et Varlin n’est pas au nombre des signataires. Cette grave inexactitude du biographe m’a été signalée par Amédée Duuois, que j’en remercie.


POUR LE TOME II :


Page 191, ligne 13. — Après « que », ajouter : « je ».

Page 207, ligne 10. — Au lieu de : « contenant », lire : « renfermant ».

Page 219, ligne 20 d’en bas. — Au lieu de : « Edmond Claris », lire : « A. Claris »

Page 228, ligne 12 d’en bas. — Au lieu de : « Bakounine écrivit encore, je ne sais à quel moment », lire : « Bakounine avait écrit, du 5 au 15 avril 1871, »...

Page 250, ligne 4 du texte, à compter d’en bas. — Au lieu de : « de Locarno », lire : » à Locarno ».

Page 254. — À la fin de la note 2, ajouter : « page 341, note 2 ».

Page 278, ligne 39. — Au lieu de : « [La peine d’Elisée Reclus] fut commuée en février 1872 », lire : « ... en janvier 1872 ». J’avais été induit en erreur par l’Éloge d’Élisée Reclus prononcé à l’Université nouvelle de Bruxelles le 3 novembre 1905 par le recteur De Greef (p. 25). Je dois cette rectification à l’obligeauce d’Amédée Dunois.

Page 343, ligne 3. — Au lieu de : « aussi », lire : « également ».


POUR LE TOME III :


Page VII, ligne 17. — Au lieu de : « 47 », lire : « 43 ».

Page XIX, ligne 12. — Au lieu de : « Page 18 », lire : « Page 13 ».

Page 13, ligne 20. — C’est à cette page 13, et non à la page 18 (indiquée par suite d’une erreur typographique), que se rapporte la correction mentionnée dans les Errata et Addenda du tome III, p. XIX, comme il vient d’être dit.

Page 15, ligne 18. — Au lieu de : « biber », lire : « ihrer ».

Page 17, ligne 2 de la fin de la note 6 de la page 16. — Au lieu de : « à le », lire : « à lui ».

Page 37, note 3, ligne 2, — Au lieu de : « pénitencier », lire : « Château ».

Page 55, lignes 18-19. — Au lieu de : « de celui », lire : « du portrait ».

Page 184, ligne 9. — Après « nous envoyèrent », intercaler les mots suivants (à placer entre deux virgules) : « avec un passeport au nom de Gabriel Albagès ».

Page 289, ligne 18 d’en bas. — Au lieu de : « mais ne voyons pas », lire : « nous ne voyons pas ».

Page 291, ligne 18 d’en bas. — Après « etc. », placer un point-virgule au lieu d’une virgule.

Page 294, ligne 23. — Après le premier « que », supprimer la virgule.


POUR LE TOME IV :


Page 9, dernière ligne de la note. — Après « l’impossibilité », intercaler : « de »,

Page 21, ligne 13. — Au lieu de : « ramenés », lire : « reconduits ». — À la ligne 17, au lieu de : « reconduire », lire : « ramener ».

Page 23, ligne 3. — Au lieu de : « un nom », lire : au nom ».

Page 27, ligue 11 d’en bas. — Au lieu de : « ajoutait-il », lire « disait-il ».

Page 31, ligne 24. — Après « local », intercaler : « que ».

Page 42, lignes 33 et 34. — Au lieu de : « phamphlet », lire « pamphlet . Au lieu de : « Voici ce qui dit », lire : « Voici ce que dit ».

Page 48, ligne 27. — Au lieu de : « d’un projet de Congrès », lire : «du projet d’un Congrès ».

Page 155, ligne 15. — Après « le Bulletin notait », supprimer les mots ; « en ces termes ».

Page 169, ligne 10 d’en bas. — Au lieu de : « elle dit », lire : « il dit ».

Page 188, ligne 8. — Au lieu de : « lice », lire : « ligne ».

Pag 204, ligne 14, et note. — Au lieu de : « Kostourine », lire : « Kostiourine ».

Page 205, lignes 25 et 26. — Au lieu de : « Union ouvrière belge », lire : « Union ouvrière socialiste belge » ; au lieu de : « Parti socialiste belge », lire : « Parti ouvrier socialiste belge ».

Page 238, au 3e vers du 3e couplet de la chanson I Romagnoli. — Au lieu de « quanda », lire : « quando ».

Page 257, ligne 16 d’en bas. — Au lieu de : « me », lire : m’en ».

Page 263, ligne 13 d’en bas. — Au lieu de : « attache », lire : « rattache ».

Page 295, ligne 2. — Au lieu de : « toute », lire : « tout ».

Page 302, ligne 18. — Le mot écrasé est : « mentionner ».

Page 300, ligne 18. — Au lieu de : « on », lire : « ou ».

Page 313, ligne 36. — Au lieu de : « au », lire : « ou ».



L’INTERNATIONALE


Documents et Souvenirs





SIXIÈME PARTIE


LA FÉDÉRATION JURASSIENNE : TROISIÈME PÉRIODE


(Mars 1876 — Mai 1878)




I


Du 18 mars 1876 au milieu de mai 1876.


Les trois faits principaux dont j’aurai à parler dans ce chapitre sont : la première partie du procès des socialistes italiens à Bologne ; la proposition d’amnistie plénière déposée par Raspail à la Chambre française ; et, en Suisse, les incidents qui signalèrent en 1876 la commémoration de l’anniversaire du 18 mars, et le rapprochement qui s’en suivit entre la Fédération jurassienne et les plus avancés parmi les ouvriers socialistes de langue allemande.


Je commence par l’Italie. Une correspondance de Cafiero, datée du dimanche 19 mars, nous annonça qu’à Rome il y avait eu, le 18, une nombreuse réunion d’ouvriers socialistes : « Vous pouvez penser si on a parlé de la Commune de Paris, et en quels termes ! Le socialisme et la révolution sociale basée sur les principes d’anarchie et de collectivisme furent les principaux sujets traités dans cette soirée. On n’oublia ni nos frères qui souffrent en Nouvelle-Calédonie, ni ceux qui sont actuellement en jugement à Bologne, ni ceux qui se trouvent dans les prisons de Rome. Pour ces derniers une souscription fut ouverte, et une communication faite à l’assemblée nous apprit que, ce même jour, eux aussi fêtaient dans leur prison le 18 mars. Il fut annoncé que le glorieux anniversaire était célébré également sur tous les points de l’Italie. À Florence, il y aura aujourd’hui un banquet de cent ouvriers socialistes. La même manifestation aura lieu dans beaucoup d’autres localités. »

Le procès des internationaux, à Bologne, avait commencé le 15 mars. L’un des avocats de Costa, Giuseppe Barbanti, avait promis de nous envoyer des correspondances régulières ; mais il ne nous écrivit que deux fois, le 24 mars et le 29 avril. Voici quelques passages de sa lettre du 24 mars :

« Les débats ont commencé, et les interrogatoires durent depuis huit jours ; ils ne sont pas encore finis. Le palais de justice ressemble à une forteresse, tant il est hérissé de troupes. La population de la ville prend un vif intérêt au procès ; la salle est toujours comble, les tribunes sont remplies de dames. Le procès fait le sujet de tous les entretiens, et il se forme en faveur de nos amis un courant de sympathie très accentué. Le jury est composé en majorité de gens de la campagne, qui ont l’air en général peu rassurant. Les défenseurs sont presque tous des républicains, et il se trouve même parmi eux des socialistes... Les accusés sont au nombre de soixante-dix-neuf, dont neuf contumaces[9]. Ils ont l’air tranquille et souriant, et paraissent plus gais que le public qui les regarde. Une soixantaine ont été interrogés jusqu’à présent, et, sauf trois ou quatre, tous ont fait ouvertement une profession de foi internationaliste. Les réponses de Faggioli, de Buggini, de Negri, de Mazzanti, de Domeniconi, de Mazzetti, de Renzi, de Leoni, de Matteucci, et d’autres, ont été remarquables par leur accent de franchise et d’énergie ; non seulement ils se sont déclarés membres de l’Internationale, mais ils en ont développé les principes, en se déclarant prêts à les défendre au prix de leur vie.

« Comme vous pouvez le penser, l’interrogatoire le plus important et celui qui a fait le plus de sensation a été celui de Costa. Le jour où on sut, en ville, qu’il devait commencer, la foule était accourue plus considérable encore que d’habitude. Costa a débuté en faisant l’histoire de l’Internationale en Italie, disant qu’il était bien aise de pouvoir la faire, parce que jusqu’à ce moment elle avait été très mal faite ; il tenait en outre à la faire, a-t-il ajouté, par des motifs de propagande : car, puisqu’on lui avait tout ôté, tout interdit, il ne lui restait plus d’autre moyen que de transformer le tribunal en tribune. Ce mot a fait le tour de la presse italienne, qui a consacré à Costa une notice biographique spéciale, très honorable pour lui. On a remarqué que les élèves des écoles ont quitté leurs cours pour venir à l’audience entendre Costa. Son interrogatoire a duré trois jours, durant lesquels on a donné lecture de beaucoup de documents concernant l’Internationale. Ceux qui avaient été écrits par lui se reconnaissaient immédiatement au style. On a lu un manuscrit d’un certain Zanardelli[10], rempli d’antithèses et de phrases ampoulées, qui finissait en célébrant l’égalité des sexes ; un défenseur ayant demandé si Zanardelli était impliqué dans la cause, le procureur du roi a répondu en riant : On ne fait pas de procès aux gens qui veulent l’égalité des sexes. Je ne puis vous rapporter tout l’interrogatoire de Costa... Quand il eut fini, non seulement ses défenseurs Ceneri[11] et Barbanti, mais le célèbre Busi[12] et d’autres, sont allés lui serrer la main. »

Pendant quatre semaines, notre correspondant ne nous envoya plus rien. Une lettre particulière, je ne sais plus de qui, nous annonça (Bulletin du 9 avril) que les interrogatoires étaient terminés et que les dépositions des témoins avaient commencé. Nous nous perdions en conjectures sur les causes du silence de Barbanti. Enfin arriva sa lettre du 20 avril (Bulletin du 7 mai). Elle disait :

« Le procès touche à sa fin. On a entendu tous les témoins à charge et à décharge. En ce moment, on donne lecture des nombreux documents que l’autorité a réunis de tous côtés pour s’en faire des chefs d’accusation contre les inculpés... Le questeur Mazza (chef de la police de Bologne) a dit, dans sa déposition. « qu’il avait des informations secrètes venant d’une personne très au courant de toutes les affaires de l’Internationale ». Il a prétendu que Costa s’était trouvé à Bruxelles, le 2 août 1874, pour y concerter le plan d’une révolution en Italie, avec une douzaine d’autres délégués venus d’Allemagne, de Suisse, de France, d’Angleterre, etc. Les dépositions de tous les autres témoins ayant mis à néant cette affirmation, Mazza se borna à répéter que la chose lui avait été dite par une personne bien informée.

« ... Parmi les témoins à décharge, les deux principaux ont été l’illustre poète Giosuè Carducci, professeur à l’université de Bologne, et le comte Aurelio Saffi, l’ex-triumvir de la République romaine et le chef actuel du parti mazzinien.

« Le premier a dit que Costa avait suivi ses leçons comme étudiant, et qu’il avait regretté de le voir quitter l’université, parce que c’était le meilleur de ses élèves... Parlant ensuite de l’Internationale, il a dit que le monde était plein de nouvelles idées et de nouveaux besoins qui réclament une satisfaction pratique ; aussi le moment n’est-il pas éloigné où une nouvelle forme de vie sociale se sera frayé la voie. Quelle sera cette forme, a-t-il ajouté, je ne saurais le dire, mais il est certain que l’Internationale renferme en elle les germes de la solution de beaucoup de problèmes sociaux ; aujourd’hui, en présence du vieil édifice qui croule et du nouveau qui va surgir, mais dont on ne peut pas distinguer encore même les fondements, entre le scepticisme utilitaire d’un côté et l’utopie généreuse de l’autre, il est bien facile que les jeunes gens d’intelligence et de cœur soient entièrement attirés par les idées de l’Internationale.

« Saffi, avec beaucoup de calme et de dignité, a parlé longuement des tristes conditions faites à l’Italie par les classes dirigeantes ;... il a stigmatisé la politique d’expédients et l’esprit d’intrigues qui jusqu’à présent ont présidé à la direction des affaires publiques. Puis il a rendu hommage à la bonne réputation de ceux des accusés qui sont connus de lui. Lorsqu’il eut fini, il s’est fait présenter à Costa, en lui disant qu’il était heureux de faire sa connaissance, parce qu’entre les hommes de cœur, malgré la différence des idées, il y a toujours un lien supérieur et indissoluble. »

Du 8 au 10 mai, les audiences furent consacrées au réquisitoire, prononcé successivement par le substitut du procureur général et le substitut du procureur du roi ; le réquisitoire divisait les accusés en différents groupes : ceux de Bologne ; ceux d’Imola, les plus nombreux; ceux de Persicelo ; ceux de Ravenne ; ceux des Marches et de l’Ombrie ; enfin ceux des Abruzzes. Notre correspondant — ce n’était plus Barbanti, mais Costa lui-même — nous disait, à propos de l’audience du 16 mai, où fut achevé l’interminable réquisitoire : « Le banc des accusés est plus animé et plus gai que de coutume : ils ont reçu la nouvelle que les internationaux de Rome ont été absous, et se félicitent de la déconfiture du ministère public ».

Un premier envoi de 218 fr. avait été fait au commencement d’avril, par le Comité fédéral jurassien, aux détenus de Bologne. Ceux-ci répondirent par une lettre collective datée du 14 avril, disant : « Chers compagnons, Nous avons reçu votre fraternelle offrande. Nous ne vous adressons pas de remerciements, parce que ce n’est pas de mise entre frères ; mais nous ne pouvons ne pas vous exprimer nos sentiments de gratitude ; et nous sommes assurés qu’ils seront bien accueillis... Nous avons plus que jamais acquis la conviction qu’aucune transaction n’est possible entre nous et nos exploiteurs ; et, libres ou condamnés, nous ne cesserons pas de nous montrer dignes de la Révolution sociale et de l’avenir. Nous sommes jeunes, et sans autre mérite que notre amour pour le genre humain ; mais c’est là ce qui fait notre force, et ce qui nous soutiendra dans les luttes difficiles où nous sommes engagés. Salut, frères, salut et émancipation ! »

Barbanti nous avait écrit que le procès touchait à sa fin : cependant il devait durer jusqu’au 17 juin encore. Nous en verrons le dénouement au chapitre suivant.

Le 11 mai s’était ouvert le nouveau procès des internationalistes de Rome, condamnés en mai de l’année précédente, et renvoyés, par décision de la Cour de cassation de Florence, qui avait annulé la sentence des premiers juges, devant une section de la cour d’assises de Rome. Après cinq jours de débats, le jury rendit un verdict d’acquittement : ce verdict, venant à la suite des verdicts de Trani, de Florence et de Livourne, fit présager pour le procès de Bologne une issue identique.

À la fin de mars, une crise ministérielle avait amené au pouvoir la gauche modérée, avec Nicotera. « Les choses en étaient venues à un point tel — nous écrivit Cafiero le 2 avril (Bulletin du 9 avril) — qu’on ne pouvait plus éviter cette crise. Dans le silence sépulcral, dans la paralysie produite par une répression insensée, la monarchie et le gouvernement étaient menacés d’asphyxie : il fallait de l’air et du mouvement ; la mission de la gauche sera d’en donner, et de rendre la vie au cadavre de l’État. Y réussira-t-elle ? Ni plus ni moins que les saints et les charlatans, invoqués pour sauver un malade abandonné par les médecins. »


Le Bulletin du 26 mars contient ce qui suit :

« Nous avons reçu deux imprimés qui prouvent qu’en Espagne aussi on a commémoré l’anniversaire du 18 mars : l’un d’eux est un numéro du journal clandestin el Orden (l’Ordre), consacré tout entier à la Commune ; l’autre, une feuille volante, contenant un exposé de principes analogue à celui que renferme la lettre d’Espagne lue à la réunion de Lausanne.[13]

« L’Internationale espagnole n’est pas morte. »


Dans les premiers jours d’avril, Charles Beslay, le doyen d’âge de la Commune de Paris, publia, sous la forme d’une lettre à M. Thiers, une adresse où il sommait l’ancien chef du gouvernement de Versailles de se prononcer au sujet de l’amnistie.

Un passage de cette lettre fut l’occasion d’un échange d’explications entre Beslay et Lefrançais au sujet de la Banque de France.

Lefrançais adressa au Bulletin, le 10 avril, une lettre où il disait : « Pour la troisième fois depuis cinq ans, notre ami Charles Beslay prend, à mon avis, trop au sérieux son rôle de prétendu sauveur de la Banque.

« On ne saurait trop le répéter : la Banque de France n’a point eu à être sauvée et n’a jamais couru le moindre danger. Ce qui prouve assez cette affirmation, c’est précisément le maintien du citoyen Ch. Beslay comme délégué de la Commune auprès de cette institution, alors qu’on connaissait parfaitement ses opinions conservatrices...

« S’il est honorable d’avoir maintenu intacte la Banque de France..., cet honneur revient, non au citoyen Ch. Beslay, qui n’est point fondé à le revendiquer, mais bien à la population révolutionnaire de Paris tout entière... Si au contraire, comme le pensent quelques-uns au nombre desquels je me compte, le respect exagéré et hors de saison que la Commune a professé à l’égard de la Banque de France au seul bénéfice des ennemis du prolétariat, n’a été qu’un acte de défaillance, il ne serait pas juste que le citoyen Ch. Beslay en fût seul rendu responsable, alors que cette défaillance est imputable à tous les membres de la Commune sans exception. »

Beslay répondit, dans le Bulletin des 23 et 30 avril, par une longue lettre adressée à la rédaction, où il disait : « Mon ami Lefrançais a raison quand il dit que je n’ai agi que conformément aux instructions de la Commune, et quand il revendique pour elle le mérite que je m’attribue... Mon livre Souvenirs insiste sur la particularité de ma délégation, que j’ai demandée et obtenue à la condition de remplir mon mandat sans aucune intervention armée, et j’établis sur ce point que j’ai toujours été d’accord avec le pouvoir exécutif de la Commune... Sur cette première question, nous sommes donc parfaitement d’accord. Mais l’erreur que commet mon contradicteur et que je ne puis admettre est celle qui consiste à dire que la Banque n’a jamais couru le moindre danger... Ce n’est pas la Commune qui était à craindre ; mais mon contradicteur sait, comme moi, que les chefs de bataillon, s’attribuant des missions dont la Commune ne les avait pas chargés, avaient le tort de faire dans les grandes administrations des perquisitions et des fouilles dans l’espoir de trouver des fusils. C’est ainsi que, dès mon entrée à la Banque, j’eus à repousser le chef de bataillon qui commandait au Palais-Royal, et ses visites se sont renouvelées plusieurs fois. Dans ces occasions graves j’eus à intervenir personnellement, et je déclare que toute l’énergie bien connue de mon caractère était à peine suffisante pour empêcher l’occupation de la Banque par les bataillons fédérés... Or, je le déclare hautement, parce que c’est ma conviction profonde : Si la nouvelle de l’occupation de la Banque par les bataillons de la Commune s’était répandue dans Paris, le crédit de la Banque était immédiatement atteint, et ses billets n’étaient plus que de véritables assignats. Dans la crise aiguë que nous traversions, ... il fallait à tout prix sauvegarder intacte et entière cette dernière monnaie fiduciaire, car, le jour où elle aurait disparu, on n’aurait pas su comment on aurait payé le lendemain le pain de son boulanger... En allant au fond des choses, on est forcé de se dire que la Banque n’est qu’un instrument composé de billets et d’argent, avec lequel on peut faire ce qu’on veut. Jusqu’à présent cet instrument n’a servi que le capital, mais il n’est pas déraisonnable de penser et de dire qu’on pourrait l’utiliser au profit du travail. »

Une nouvelle lettre de Lefrancais parut dans le Bulletin du 7 mai ; on y lit :

« Ma première lettre avait surtout pour but de rappeler que le citoyen Ch. Beslay ne pouvait prétendre au titre de sauveur de la Banque de France, cette institution n’ayant jamais couru aucun danger. Notre ami déclare lui-même qu’ayant demandé à remplir son mandat sans aucune intervention armée, il a toujours été d’accord sur ce point avec le pouvoir exécutif de la Commune. Nous voilà ainsi d’accord, le citoyen Ch. Beslay et moi.

« Il est donc bien reconnu maintenant que notre ami n’a point eu à sauver la Banque, malgré l’énergie qu’il a dû déployer contre un bataillon de fédérés qui, sans ordres, avait tenté de l’occuper. Le désaveu immédiat de cette mesure par le second Comité de salut public, et la démarche de ce Comité auprès du citoyen Beslay pour inviter ce dernier à retirer sa démission, indiquent suffisamment que l’énergie de notre vieil ami n’eut point à subir une trop rude épreuve en cette occasion.

« Quant à son opinion sur le fond même de la question, je persiste à croire que s’emparer de la Banque de France eût été, de la part de la Commune, un acte légitime et conforme aux intérêts du prolétariat qu’elle avait pour mission de faire triompher. Je persiste également à penser qu’en laissant ce puissant levier d’action entre les mains des ennemis acharnés de la Commune, tous les membres de la représentation communale sont responsables de cette défaillance, et des conséquences à jamais déplorables que cette défaillance a entraînées avec elle. »


Le vieux Raspail, qui était alors dans sa quatre-vingt-troisième année, avait présenté en mars à la Chambre des députés une proposition d’amnistie plénière. Cette proposition obtint cinquante voix (18 mai). « C’est là, dit le Bulletin, un résultat qui nous a grandement surpris ; nous n’aurions pas cru qu’il se fût trouvé cinquante députés assez humains pour vouloir mettre un terme aux tortures qu’on fait subir aux malheureux martyrs de l’idée socialiste... La discussion a eu cet avantage, de faire établir une statistique approximative des victimes immolées ou condamnées par le parti de l’ordre. On saura désormais que les réactionnaires avouent qu’il y a eu dans Paris, sans compter les combattants tombés pendant la lutte, dix-sept mille personnes fusillées sans jugement après la bataille, et quarante mille personnes arrêtées. M. Clemenceau a ajouté que, selon d’autres évaluations, le chiffre de dix-sept mille fusillés n’était pas assez élevé. Un député de Paris, M. Lockroy, a dit : « Nous avons constaté un manque, un trou, de cent mille ouvriers dans l’industrie parisienne ». Voilà les chiffres avoués à la Chambre : qu’on juge de ce qu’a dû être la réalité. »


Notre correspondant de Verviers nous annonça que le 18 mars avait été célébré en Belgique : « À Verviers, un meeting a été tenu le samedi et une conférence a eu lieu le dimanche ainsi qu’un banquet. À Dison, il y a eu meeting le samedi ; à Ensival, soirée familière. Anvers, Bruxelles, Gand ont aussi fêté l’anniversaire de la Commune par des soirées et des banquets. Gand est entré depuis quelque temps dans une phase d’organisation tout à fait nouvelle ; il règne dans la population ouvrière de cette ville une grande effervescence, et les idées socialistes y gagnent du terrain, à en juger par le nombre de numéros de notre organe flamand, le journal hebdomadaire De Werker (d’Anvers), qui s’y écoulent : il s’en achète à Gand environ deux mille exemplaires chaque semaine. Si cela continue, la Flandre aura bientôt perdu sa vieille réputation d’être en Belgique le boulevard de la réaction et du fanatisme. »

Au commencement d’avril, le Conseil régional de la Fédération belge, résidant à Anvers, adressa, à l’exemple des ouvriers danois, « au ministre de la République française près la nation belge, à Bruxelles, » une protestation contre les mauvais traitements que le gouvernement français faisait subir aux vaincus de la Commune. Le texte de cette protestation fut publié dans les organes de l’Internationale en Belgique.


Notre correspondant d’Angleterre donna, dans une de ses lettres (Bulletin du 7 mai), quelques détails sur la « presse populaire » anglaise. « Il n’y a en Angleterre, dit-il, aucun journal représentant réellement les intérêts du peuple, et il ne peut actuellement pas y en avoir. » Les journaux anglais ne peuvent vivre que par les annonces. En outre, si des vendeurs voulaient accepter de vendre un journal avancé, les propriétaires des grands quotidiens leur couperaient les vivres, en cessant de leur donner leurs feuilles avec la remise ordinaire. « C’est ainsi que certains journaux même pâles, comme le Beehive, le National Reformer, ne se trouvent que difficilement et se vendent presque clandestinement dans ce pays de prétendue liberté; et que l’International Herald (du reste bien pauvre publication) a reçu le coup de grâce par le refus des vendeurs de continuer à s’en charger. Le transport par la poste est maintenu à dessein à un taux défavorable aux petits journaux : ils doivent payer un demi-penny, tout comme le Times dont le numéro pèse en moyenne une demi-livre... Ces détails expliquent comment la presse anglaise, ce miroir supposé de l’opinion publique, ne réfléchit que le mensonge, les intérêts de cliques, et la bêtise du troupeau qui avale toutes les bourdes qu’on lui sert. C’est par cet ensemble de faits, qu’on pourrait croire peu importants, que je me rends compte de l’apparence réactionnaire du prolétariat anglais. En réalité, les vrais prolétaires n’ont personnellement la parole nulle part ; ils n’ont pas plus de liberté effective que leurs frères français ; ils n’ont et ne peuvent avoir en ce moment aucun moyen de se former une opinion collective indépendante et de la répandre. »


En Allemagne, le parti formé par la fusion des lassalliens et de la fraction d’Eisenach se préparait à tenir un second congrès à Gotha. Le gouvernement prussien, alarmé par les progrès du socialisme, se décida à agir : il ordonna « la clôture provisoire (vorbinfige Schliessung), sur le territoire prussien, de l’association appelée Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands, » comme l’année précédente il avait ordonné la clôture de l’Association lassallienne. En conséquence de cette décision, le Neuer Sozial-Demokrat et les autres journaux socialistes publiés en Prusse ne purent plus prendre le titre d’ « organes du Parti socialiste ouvrier d’Allemagne » ; il fut interdit, sur toute l’étendue du territoire prussien, de continuer à payer des contributions en argent pour le parti proscrit, de convoquer des réunions en son nom, etc., sous peine des châtiments que la loi réserve à ceux qui l’enfreignent. « On voit, dit le Bulletin, que les gouvernants prussiens sont bien résolus à fermer aux ouvriers allemands toute voie légale d’émancipation. Tant mieux. »


Notre correspondant de Russie continuait à nous envoyer des détails sur la situation misérable des paysans et des ouvriers. Il raconta une manifestation faite à Saint-Pétersbourg aux funérailles d’un ex-détenu, Tchernychef, mort de phtisie le 11 avril, un mois après son élargissement ; au cimetière on chanta un chœur sur l’air de la Marseillaise : « Pétersbourg n’a jamais vu de démonstration pareille ».

En Serbie, les manœuvres du gouvernement russe devaient aboutir bientôt à faire déclarer la guerre à la Turquie par le roi Milan. Les rédacteurs du journal Narodna Vola ne partageant pas l’entraînement belliqueux général, et ayant eu le courage de dire ce qu’ils pensaient à ce sujet, on les accusa d’être des agents de la Turquie et de la Hongrie : c’est ainsi qu’on avait traité les socialistes, à Paris, de Prussiens, et en Espagne de carlistes.


À l’occasion de l’envoi d’une délégation ouvrière française à l’Exposition universelle de Philadelphie, un reporter du Herald de New York alla s’informer auprès de divers présidents de Trade Unions de ce qu’ils pensaient de la venue des ouvriers français. Le président d’une Union typographique, Hugh Dayton, déclara que les ouvriers parisiens étant communistes, les ouvriers américains ne pourraient accueillir leurs délégués comme des amis. Un autre, G. W. Gibbons, président de l’Union centrale des travailleurs, dit que le voyage des délégués français en Amérique constituait à ses yeux un danger, et il exprima la crainte de voir des ouvriers de France, attirés par l’appât de salaires plus élevés, traverser l’Atlantique pour venir prendre aux États-Unis la place des travailleurs indigènes. « Est-il possible, écrivit à ce propos le Socialiste de New York, que de pareils idiots représentent les travailleurs américains ?... Vous avez raison, messieurs, d’être opposés à une réception des ouvriers parisiens, car ce sont tous des gens intelligents et bien élevés qui remporteraient en France une bien pauvre opinion du prolétariat américain, s’ils jugeaient les travailleurs des États-Unis sur le degré de votre développement... Nous sommes certains du reste que ces sociétés feront justice de ces faux-frères en les reléguant dans un coin comme ils le méritent. »

Malgré la guerre civile du Mexique, le mouvement ouvrier continuait à se développer dans ce pays. Un Congrès ouvrier — le premier — s’ouvrit à Mexico le 6 mars 1876 : on appela de ce nom des réunions périodiques, le lundi et le jeudi de chaque semaine, d’ouvriers habitant la capitale, dont quelques-uns représentaient divers associations des provinces. Il existait à Mexico un journal intitulé la Commune, qui professait le communisme ; mais le journal le Socialista avait des doctrines beaucoup moins avancées, et s’exprimait ainsi au sujet des classes riches : « Les dépositaires de l’intelligence sociale et de la richesse doivent comprendre qu’ils ne possèdent ces dépôts sacrés qu’à la condition de les utiliser pour le bien général ».


Sur l’initiative de la Section de Berne, qui avait communiqué sa proposition à toutes les sections de la Fédération jurassienne par une circulaire en date du 8 février, il avait été décidé qu’à l’occasion du 18 mars aurait lieu à Lausanne une réunion à laquelle participeraient des délégués de toutes les sections qui voudraient en envoyer, ainsi que des invités de ces sections, et, en outre, tous les membres de l’Internationale qui désireraient y prendre part à titre individuel. Il devait y avoir, le samedi soir 18, un banquet à 2 fr. 50 ; le dimanche matin 19, une réunion d’études, dans laquelle serait discuté ce sujet : la Commune ; le dimanche après-midi, un meeting de propagande ayant pour ordre du jour : L’Internationale, ses principes, son but.

La réunion eut lieu conformément au programme adopté, sauf en ce qui concerne le dernier point, le meeting de propagande, qui fut empêché.

Dans l’après-midi du 18, les délégués des sections et les invités arrivèrent de diverses parties de la Suisse, et même de l’extérieur. Les invités étaient des réfugiés de la Commune, les uns adhérents de l’Internationale, les autres restés en dehors de notre organisation, comme Jourde par exemple. Le banquet réunit délégués et invités à l’hôtel de France, au nombre d’environ quatre-vingts. Cette soirée fut employée à fixer l’ordre du jour du lendemain. Un rapport présenté par Rodolphe Kahn, au nom de la Section de Lausanne, annonça que, par suite de la mauvaise foi d’un propriétaire et de l’arbitraire des autorités municipales, le meeting de propagande du lendemain après-midi ne pourrait avoir lieu : la commission d’organisation avait loué à cet effet la grande salle de la Tonhalle ; au dernier moment, le propriétaire s’était ravisé et avait voulu annuler la promesse de location et rendre l’argent qu’il avait touché d’avance ; puis, la commission ayant déclaré que la Section de Lausane entendait user du local qu’elle avait loué et payé, le propriétaire lui avait fait signifier, par le juge de paix, défense expresse d’entrer chez lui ; et le syndic (maire) avait interdit de poser les affiches qui devaient annoncer le meeting.

De nombreux télégrammes et des lettres de France furent lus au banquet, témoignant que l’idée révolutionnaire n’était pas morte dans le pays qui avait le premier vu flotter le drapeau de la Commune.

La séance d’études du dimanche matin eut lieu dans une salle de l’hôtel du Guillaume Tell ; elle fut occupée par un échange d’idées sur ce sujet : La Commune, envisagée tant au point de vue historique et critique, que comme base d’une nouvelle organisation sociale. « Parmi les orateurs qui prirent la parole, — dit le compte-rendu du Bulletin, — nous citons de mémoire Paul Brousse, Élisée Reclus, Adhémar Schwitzguébel, Joukovsky, Lefrançais, James Guillaume, Perrare. Cette discussion, du plus haut intérêt, et où, sauf une légère divergence théorique sur un point[14], un accord complet put être constaté entre tous ceux qui émirent leur opinion, donna aux assistants la mesure des progrès accomplis depuis deux ou trois ans dans l’élaboration des théories socialistes. La publication du compte-rendu sténographique de cette séance sera certainement une chose très utile, et nous en recommandons vivement la lecture à tous ceux qui veulent étudier sérieusement le but et les moyens de la révolution. Deux travaux écrits, l’un signé B. Malon et Joseph Favre, l’autre signé Félix Pyat, avaient été reçus ; ils seront imprimés à la suite du compte-rendu[15]. Pendant le déjeuner en commun qui suivit la séance, il fut donné lecture d’une lettre d’Espagne, et chacun fut frappé de l’identité des principes exposés dans cette lettre et de ceux qui avaient été développés dans la séance du matin. »

Bien qu’on eût renoncé, faute de local, au meeting projeté, il se trouva que l’après-midi, vers deux heures, un certain nombre d’ouvriers et de curieux se réunirent, sans convocation autre que le bruit public, dans la salle où avait eu lieu la séance du matin : il fut décidé alors d’y tenir un meeting improvisé[16]. « Divers orateurs exposèrent, aux applaudissements des ouvriers présents, les principes de l’Internationale : nous devons citer entre autres un magnifique discours d’Élisée Reclus, et une causerie humoristique de Joukovsky, dans laquelle ce dernier, tout en exposant avec beaucoup de clarté les différents points du programme socialiste, dit leur fait à la municipalité de Lausanne et à son syndic avec une verve qui enleva l’auditoire, y compris les curieux bourgeois. » (Bulletin.)


Pendant que des membres de l’Internationale et des réfugiés de la Commune étaient réunis à Lausanne, une scène scandaleuse se passait, le samedi soir, dans les rues de Berne. Une société ouvrière de langue allemande, récemment fondée, le Sozialdemokratischer Verein, avait pris l’initiative d’une réunion et d’un cortège pour fêter l’anniversaire du 18 mars ; elle avait invité différentes autres sociétés, entre autres la Section de l’Internationale, à se joindre à elle, et la musique du Grütli avait accepté de prêter son concours. À huit heures du soir, les socialistes se réunirent sur la plate-forme de la cathédrale : il y avait là une quarantaine de tailleurs de pierre, autant de charpentiers, une vingtaine de membres de l’Arbeiter-Bildungs-Verein, les membres du Sozialdemokratischer Verein, et quelques membres de la Section internationale de Berne (qui ce soir-là devait se réunir dans un autre local) et de diverses autres sociétés. Mais la bourgeoisie bernoise s’était juré d’empêcher de force la manifestation, et avait recruté à cet effet une bande nombreuse d’assommeurs armés de gourdins. Les stipendiés à trique, conduits par un certain nombre de patrons et de jeunes aristocrates, envahissent la plate-forme, et déclarent aux musiciens que s’ils jouent, on leur cassera leurs instruments sur la tête : devant cette menace, les musiciens s’éclipsent. Néanmoins le cortège se forme et se met en marche, éclairé par des flambeaux et précédé d’un drapeau rouge ; mais une foule hostile l’entoure, hurlant et sifflant, et bientôt les manifestants sont assaillis à coups de pierre et de gourdins, le drapeau est déchiré ; le cortège néanmoins continue sa marche par la rue des Gentilshommes : « mais dans la rue de la Justice s’engage une véritable bataille ; plusieurs socialistes sont renversés à terre, piétinés, ou même jetés dans le ruisseau (le Stadtbach) ; les derniers lambeaux du drapeau rouge sont arrachés, les derniers flambeaux sont éteints » (Bulletin). Un membre de l’Internationale, Ducrocq, docteur en médecine, fut précipité dans le ruisseau de la ville par une bande de forcenés qui lui tenaient la tête sous l’eau pour le noyer ; il eut un doigt brisé dans la lutte, et reçut une grave blessure au front ; il put toutefois se dégager grâce à l’intervention d’un étudiant, Karl Moor, et, pour échapper à la rage de ceux qui s’acharnaient après lui, il dut traverser, en rampant dans l’eau, la partie couverte du ruisseau ; recueilli à l’autre extrémité de la galerie, à demi-mort et presque asphyxié, il fut obligé de garder le lit plusieurs jours à cause de ses blessures.

La réunion prévue au programme eut lieu néanmoins, au restaurant Mattenhof ; devant un auditoire de langue allemande, presque entièrement ouvrier, un étudiant en médecine bernois, Kachelhofer[17] fit un exposé historique du mouvement communaliste parisien ; et l’assemblée vota une énergique protestation contre les brutalités de la bourgeoisie bernoise. Le lendemain, plusieurs sociétés ouvrières qui n’avaient pas pris part à la manifestation de la veille se réunissaient à leur tour, et votaient une résolution portant « qu’elles approuvaient complètement l’acte du Sozialdemokratischer Verein, parce que les organisateurs de la manifestation n’avaient fait qu’user d’un droit garanti par les constitutions fédérale et cantonale », et qu’elles regardaient « la conduite d’une partie de la population dans cette circonstance comme une violation des principes fondamentaux de la constitution républicaine ».

Le résultat de cette affaire fut qu’un rapprochement s’opéra, à Berne, entre les internationaux de langue française et ceux des socialistes de langue allemande qui voulaient marcher de l’avant : et dans les premiers jours d’avril le Sozialdemokratischer Verein entrait comme section dans la Fédération jurassienne[18].

Dans les autres localités de notre Fédération, il y avait eu également des réunions à l’occasion du 18 mars : la Section de Neuchâtel s’était réunie à la brasserie Saint-Honoré ; celle de Berne, au café Howald ; celle de Zürich, au café Wahler ; celles du Val de Saint-Imier, au café de l’Étoile, à Sonvillier ; celle de la Chaux-de Fonds, au Cercle littéraire ; celle de Porrentruy, à l’hôtel de l’Aigle ; celle de Lugano, à la Trattoria americana.

Comme il a été dit plus haut, il ne fut pas possible de publier le compte-rendu sténographique de la réunion d’études de Lausanne. Il fallut même renoncer à reconstituer approximativement un procès-verbal de la séance. Mais, étant donné l’attitude qu’avait prise Malon, et le caractère hostile de la communication qu’il avait envoyée à Lausanne, nous jugeâmes nécessaire d’insérer cette communication au Bulletin, pour ne pas nous exposer au reproche d’avoir supprimé l’opinion d’un contradicteur. En conséquence, le Bulletin imprima en première page, dans ses n° 18 et 19, le travail de Malon, que je reproduis intégralement ci-après :


Lettre adressée au meeting de Lausanne, réuni le 18 mars 1876,
par Joseph Favre[19] et B. Malon.


Compagnons,

Nous croyons de notre devoir de vous envoyer le résultat de nos réflexions sur votre ordre du jour.

Comment définir l’idée communale ?

Elle renferme, tous l’ont reconnu, un principe à la fois politique et social. Le principe politique est clair ; c’est substituer à l’organisation autoritaire, l’organisation fédérative ; en d’autres termes, remplacer l’État par la fédération des groupes et des communes. Bien que moins dégagé encore, le principe social du communalisme est déjà saisissable ; il n’est autre que le collectivisme, que l’on peut, croyons-nous, expliquer sommairement ainsi :

L’avoir humain a deux sources, la Nature et le Travail.

Par Nature, nous entendons toute la matière première du globe et ses forces naturelles ;

Par Travail, nous entendons l’action de l’homme pour connaître et s’approprier cette matière et ces forces.

Nous croyons, avec d’éminents économistes et d’éminents socialistes, que l’avoir humain se divise :

1° En capital ou somme des valeurs de production ;

2° En richesses ou somme des valeurs de provision, de consommation et d’agrément.

Par l’étude des phénomènes de la production, nous n’avons pas de peine à trouver que, dans les conditions économiques présentes et surtout futures, le travail, pour être suffisamment productif, doit se servir des forces dites économiques, comme l’association et la division du travail, les machines, etc. Ceci nécessite de grandes agglomérations de capital et de travailleurs ; le travail individuel est de plus en plus remplacé par le travail collectif.

Or, à qui appartiendra ce capital aggloméré ? À des capitalistes ? Ce serait organiser un nouveau servage agricole-industriel. Aux travailleurs eux mêmes ? Ce serait substituer, au régime de la concurrence individualiste qui nous écrase, un régime de concurrence corporative qui ferait aussi du travail une bataille, où les fortes corporations réduiraient les faibles aux privations et à la subordination.

Ne pourrait-on pas éviter ces deux inconvénients, en reconnaissant que tout ce qui est capital est propriété collective, c’est-à-dire inaliénable entre les mains soit de la Commune, soit de toute autre organisation sociale, et ne pouvant qu’être confiée aux libres associations des travailleurs, moyennant certaines redevances et certaines garanties sauvegardant les intérêts et les droits de la communauté ?

En ce qui touche les richesses, comme il n’y a aucun inconvénient pour la société à ce que chacun de ses membres jouisse à sa manière de la part de valeur qui lui est attribuée (attendu que, dans l’organisation collectiviste, chacun sera assuré d’une instruction intégrale et professionnelle, d’un travail attrayant et très productif, et, s’il est impropre au travail, d’un entretien suffisant), nous croyons que les richesses peuvent et doivent être possédées individuellement, et cela pour garantir la liberté de la volonté et de l’action personnelle[20]. Il ne faut pas oublier que les richesses n’étant pas productives, leur accumulation par un individu ne saurait nuire à la communauté. Tel collectionne des livres, tel autre des tableaux, des plantes rares : qu’est-ce que cela nous fait ? Mais l’on pourrait accumuler des bons de travail, pour se procurer de longues années d’oisiveté ? Peu importera encore. En tous cas, on pourrait prévenir cet abus par une simple mesure administrative en vertu de laquelle les bons de travail ne seraient échangeables que pendant trois ou cinq ans.

Pour en revenir à la personnalisation des richesses, que voulons-nous en effet ? L’expansion et le perfectionnement des êtres humains. Cette expansion et ce perfectionnement ne peuvent être obtenus que par la plus grande liberté possible, ainsi que par la pratique de la plus large solidarité.

Par la collectivité du capital et l’association dans le travail, la solidarité humaine est assurée.

Par la possession individuelle des valeurs produites, l’indépendance est garantie.

Reste maintenant à nous occuper des moyens, ce qui est bien autrement difficile. Ici le parti socialiste est bien divisé. Les uns, voyant dans l’État la plus haute, la plus puissante résultante du développement historique, veulent se servir de ce même État pour réaliser l’égalité sociale.

Les autres, ne voyant dans l’État qu’une machine d’oppression, veulent le supprimer purement et simplement, laissant aux divers groupes sociaux le soin de pourvoir à leurs intérêts par une fédération générale d’où sortirait une société vraiment égalitaire et libre.

De ces deux principes opposés découlent naturellement des agissements politiques contraires ; de là les luttes intestines qui déchirèrent le parti socialiste internationaliste. Pour les premiers, les prolétaires doivent entrer progressivement dans l’État autoritaire et ne négliger aucun moyen pour atteindre ce résultat ; les seconds disent carrément aux travailleurs : Abstenez-vous de la politique bourgeoise, même quand elle prend des allures progressistes, éclairez-vous mutuellement, organisez vos forces, et, quand le jour sera venu, vous vous ébranlerez, non pas pour transformer l’État, mais pour le détruire et lui substituer vos fédérations égalitaires.

Nous ne voulons pas nous poser en faiseurs de synthèses, d’autant moins que nous venons demander des solutions et non en proposer, mais nous nous reconnaissons le droit d’étudier les faits, de rechercher leur signification et de profiter de leurs enseignements; nous croyons même que c’est un devoir.

Nous assistons à la plus grande crise mentale de l’humanité.

Le spiritualisme, battu en brèche par la science, est lentement refoulé par l’expérimentalisme ; nous pouvons suivre le progrès de ce mouvement non pas seulement dans le socialisme (qui, après avoir pendant cinquante ans pris part à l’orgie de spiritualisme qui pour le malheur de l’humanité commença en 1793 avec la puissance jacobine, s’est transformé sous l’action vivifiante de la philosophie matérialiste), mais encore chez nos ennemis eux-mêmes. À l’État simplement répressif, tel que le conçurent, par exemple, Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier et autres tyrans de la même espèce, un homme d’État allemand a voulu, reprenant la pensée de Frédéric II et de Hegel, substituer un État méthodique, rationnellement et intelligemment compressif ; et voilà que la France est à la veille de faire l’expérience d’un État positiviste[21], qui prendrait pour base ce qui est, en le vivifiant par des réformes progressives, mais secondaires, et aurait pour but l’endiguement de la révolution ou, pour parler plus exactement, le refoulement du socialisme et l’éternisation de la forme actuelle de la propriété, de laquelle pourtant découlent tous nos maux.

Que faire devant ce fait nouveau ?

En voulant trop suivre la politique de l’écart absolu, n’est-il pas à craindre que le parti socialiste, que les travailleurs agricoles et industriels, les premiers surtout, ne suivent la bourgeoisie dans son évolution nouvelle, si le drapeau socialiste n’est pas à toute occasion, et surtout chaque fois qu’il s’agit de marcher en avant, déplié au milieu d’eux ?

Les forces vives de l’humanité ont besoin de mouvement pour se développer, et si, en même temps qu’un idéal, le socialisme n’est pas une action quelquefois révolutionnaire, ou quelquefois progressiste selon les circonstances, mais constante, ces forces vives lui échapperont pour passer dans les mains des parlementaires et des intrigants politiques, ce qui serait un double malheur.

Reste à déterminer ce que devrait être cette action, et nous voudrions voir le meeting s’en occuper.

Ce sont là de graves questions que, selon nous, il importe d’étudier.

La république radicale est-elle le champ de bataille de la république révolutionnaire, et une phase inévitable de la transformation sociale ? ou bien, ainsi que le prétendent certains anarchistes, est-elle — comme perfectionnement d’une chose mauvaise, l’État — une simple rétrogradation ?

Ne peut-on pas objecter aux partisans de cette dernière opinion :

1° Que lorsqu’on n’a pas la république, on veut d’abord la conquérir ; c’est perte de temps ;

2° La monarchie attaque et corrompt les forces vives d’une nation, une république passable les développe ; il se fait toujours plus de socialistes sous une république que sous une monarchie.

Un dernier mot.

N’y a-t-il pas une distinction à faire entre l’État politique et l’Etat économique ?

La nécessité d’abolir le premier par la destruction, au nom des grands intérêts du genre humain, de ses principaux organes : armée, magistrature soldée, police centrale, etc., ne saurait faire de doute ; mais le progrès des temps a introduit dans l’organisation politique une foule de services administratifs et répartitifs, comme les bibliothèques, les postes, les télégraphes, les observatoires, les poids et mesures, etc., qu’il importe de réformer ou transformer, mais non d’abolir ; et même le socialisme tend à augmenter le nombre de ces services publics, dont un grand nombre, il est vrai, seront communaux, mais dont aussi un certain nombre doivent être régionaux, nationaux ou continentaux ; c’est ce qui a fait dire avec beaucoup de raison au compagnon De Paepe que le socialisme tendait à substituer à la centralisation politique une centralisation économique[22]. Ceci admis, suffirait-il, pour réaliser l’égalité sociale, de déclarer, un jour de révolution, que l’État est aboli, et que les groupes et les communes sont chargés de pourvoir à leurs intérêts comme ils l’entendront ? Selon nous, il y aura d’autres mesures à prendre, qui sortent du programme anarchiste[23].


Compagnons,

Tels sont les graves problèmes sur lesquels nous avons voulu appeler votre attention, et nous lirons avec intérêt les avis que vous émettrez, nous réservant comme de juste de les discuter.

Quant à présent, nous pensons que les socialistes doivent s’abstenir d’impuissantes déclarations doctrinales, et travailler, par la propagande individuelle, à la reconstitution et à l’agrandissement du parti socialiste, en France surtout, ce qui va devenir possible.

Salut et solidarité.

Joseph Favre, B. Malon, membres de l’Internationale.


Je fis suivre la lettre des deux membres de la Section de Lugano de quelques lignes destinées à rectifier l’une seulement des affirmations de Malon. Voici cette rectification :


Observation de la rédaction du Bulletin.

Le travail qu’on vient de lire renferme une appréciation complètement erronée de ce que ses auteurs appellent le « programme anarchiste ». La distinction qu’ils veulent établir entre les Jurassiens et les Espagnols d’un côté, les Italiens et les Russes de l’autre, appartient au domaine de la fantaisie pure.

À force de raisonner et de disputer sur des mots mal définis et plus souvent encore mal compris, et d’établir des classifications arbitraires et témoignant ordinairement d’une grande ignorance du sujet, on a fini par si bien embrouiller la question des deux écoles socialistes, qu’on est arrivé à un gâchis complet.

Tâchons de rétablir en quelques mots les faits tels qu’ils sont.

Deux écoles socialistes se sont partagé l’Internationale à partir de 1868, et de leurs querelles est née la scission qui s’est produite au Congrès de la Haye en 1872. Ces deux écoles sont celle des communistes autoritaires, et celle des communistes non-autoritaires ou collectivistes.

La théorie collectiviste, qui est la nôtre, compte parmi ses partisans les Français se rattachant à l’Internationale, les Belges, les Hollandais, les Espagnols, les Italiens, une partie des Russes, une partie des Américains, et les Jurassiens.

La théorie communiste autoritaire est professée par tous les Allemands, par les Anglais, par les blanquistes en France, par une partie des Russes et des Américains.

Les distinctions que B. Malon a déjà voulu établir à plusieurs reprises (dans des articles publiés dans des journaux belges ou italiens) entre les collectivistes du Jura et ceux de la Belgique, ou de l’Espagne, ou de l’Italie, sont le produit de son imagination, et n’existent pas dans la réalité.

Les mots d’anarchie et d’anarchistes sont, à nos yeux et à ceux de beaucoup de nos amis, des termes qu’on devrait renoncer à employer, parce qu’ils n’expriment qu’une idée négative sans indiquer aucune théorie positive, et qu’ils prêtent à des équivoques fâcheuses.

Aucun « programme anarchiste » n’a jamais été formulé, à notre connaissance ; il ne peut donc y avoir, au sujet d’une chose qui n’existe pas, une divergence entre les Jurassiens et les Italiens, entre les Espagnols et les Russes. Mais il existe une théorie collectiviste, formulée dans les congrès de l’Internationale, et c’est à celle-là que nous nous rattachons, tout comme nos amis de Belgique, de France, d’Espagne, d’italie et de Russie.


Un correspondant, dont la lettre est signée des initiales P. R., écrivit au Bulletin (n° 20) pour exprimer sa surprise que Malon, tout en se prononçant pour la propriété collective du capital, voulût maintenir la propriété individuelle pour les valeurs produites, les richesses. « Je trouve passablement métaphysique, disait P. R., la distinction entre le capital et les richesses. Que l’on propose les transitions que l’on voudra ; mais qu’on semble regarder comme un idéal le régime où l’accumulation égoïste des richesses sera autre chose qu’une folie à guérir, cela m’étonne... Ne peut-on pas dire que ce que les citoyens Malon et Favre appellent des richesses sont également des instruments de travail, destinés à produire d’autres richesses, le goût artistique, les connaissances scientifiques ? Méfions-nous des distinctions alambiquées. Il est de toute justice que les instruments de travail soient sans obstacles à la disposition de ceux qui peuvent s’en servir, que les produits du travail soient employés par ceux qui les ont créés. Mais il faut admettre aussi que ceux qui auront su établir le règne de cette justice auront en outre le bon sens de jouir en COMMUN du fruit de leurs travaux, et que l’on ne trouvera plus de fous ajoutant, au plaisir qu’ils goûtent, la satisfaction de savoir que les autres en sont privés. »

Malon se trouva blessé dans son amour-propre de la réponse que je lui avais faite. Quittant le ton patelin qui lui était habituel, pour prendre celui de la colère et de l’aigreur, il écrivit au Bulletin une lettre où il se plaignait d’avoir été « injurié ». J’insérai un résumé de sa lettre, en y joignant de nouvelles observations destinées à clore le débat. Voici l’article (n° 21) :


Nous avons reçu de B. Malon, en réponse aux observations dont nous avons fait suivre le travail adressé au meeting de Lausanne par lui et Joseph Favre, une lettre que nous aurions volontiers insérée, si elle eût été écrite en termes courtois. Le citoyen Malon, pour justifier le ton de sa réplique, prétend que nous lui avons dit des injures, des invectives et des gros mots : nos lecteurs ont pu juger si nous avons mérité ce reproche.

Nous nous faisons un devoir du reste de donner à nos lecteurs la substance de la lettre du citoyen Malon, en laissant de côté les sarcasmes, qui n’ajoutent rien à la valeur des arguments.

Le citoyen Malon affirme qu’il existe une différence entre certains socialistes qu’il appelle collectivistes, et d’autres qu’il appelle collectivistes anarchistes. À l’appui de son dire, il cite deux documents :

1° Le rapport présenté en 1874 au Congrès de Bruxelles par De Paepc, dans lequel le rapporteur s’exprime ainsi : « Le débat entre l’État ouvrier et l’anarchie reste ouvert » ;

2° Le rapport sur les services publics présenté au Congrès jurassien de Vevey en 1875, où on lit ces mots : « Il est manifeste que deux grands courants d’idées, en ce qui concerne la réorganisation sociale, vont se partager le monde socialiste ; l’un tendant à l’État ouvrier, l’autre à la Fédération des Communes ».

De ces deux passages, le citoyen Malon croit pouvoir conclure qu’il y a des collectivistes qui sont partisans de l’État ouvrier, et d’autres collectivistes, dits anarchistes, qui sont partisans de la Fédération des Communes.

Malon ajoute que la scission de 1872, à la Haye, était une scission « entre collectivistes ».

C’est là une appréciation tout à fait inexacte, et faite pour perpétuer la confusion à laquelle nous avions cherché à mettre un terme.

Comme c’est nous qui nous sommes servis pour la première fois, dans ce temps-là, du mot de collectivisme[24], et que nous l’avions adopté tout exprès pour l’opposer à celui de communisme que nous appliquions à l’école de Marx et de Blanqui, on admettra que nous ayons quelque droit à l’employer et à le définir.

La scission à la Haye était entre communistes autoritaires ou partisans de l’État, d’un côté, et communistes non-autoritaires (ou collectivistes), partisans de la Fédération des Communes, de l’autre.

Il est très vrai que le débat est resté ouvert, dans le parti socialiste, entre l’État ouvrier et l’anarchie (synonyme peu exact et incomplet de collectivisme) ; mais les partisans de l’État ouvrier n’ont pas cessé, à nos yeux, d’être ce que nous avons toujours appelé et appelons encore des communistes autoritaires ; nous réservons le nom de collectivistes uniquement à ceux qui inscrivent sur leur programme la destruction de l’État.

Il n’y a point de collectivistes qui soient partisans de l’État ouvrier : ce serait une contradiction dans les termes. Qui dit collectiviste, selon notre définition, dit partisan de la libre fédération et de l’autonomie.

« Ne pouvons-nous, dit B. Malon en terminant la lettre qu’il nous adresse, discuter sur les matières qui nous intéressent sans tomber dans la dispute ? Nous ne vous avons pas attaqués, pourquoi nous attaquez-vous ? »

Malon n’a pas attaqué la Fédération jurassienne, c’est vrai, mais il avait présenté certains faits sous un jour inexact ; nous ne l’avons pas attaqué non plus, nous avons simplement rétabli la vérité.

Malon, vers la fin du travail envoyé par lui et Joseph Favre au meeting de Lausanne, avait dit ceci : Il existe une foule de services administratifs et répartitifs, tels que les bibliothèques, les postes, les télégraphes, les observatoires, les poids et mesures, etc., qui aujourd’hui sont confondus avec l’organisation politique, et qu’il importe, non d’abolir, mais de transformer ; le socialisme tend même à augmenter le nombre de ces services publics, dont beaucoup, il est vrai, seront communaux, mais dont d’autres doivent être régionaux, nationaux ou continentaux. Or, ajoute Malon, ceci admis, il y aura, lors d’une révolution sociale, à prendre d’autres mesures, qui sortent du programme anarchiste tel que l’entendent et l’observent les Jurassiens.

Que veut dire cette phrase pour tout lecteur non prévenu, sinon que Malon prétend que l’idée de services publics régionaux ou continentaux est étrangère au programme des Jurassiens ; que les Jurassiens, en vertu de leur programme, veulent abolir les bibliothèques, les postes, les télégraphes, les poids et mesures ? et que quiconque veut la conservation des bibliothèques, postes, télégraphes, etc., et le maintien et le développement des services régionaux et continentaux, n’est plus anarchiste (c’est-à-dire collectiviste) ?

Or, nous le demandons, en accordant l’hospitalité, dans l’organe officiel de la Fédération jurassienne, à cette étrange appréciation de ce que Malon prétend être notre programme, pouvions-nous laisser passer une pareille affirmation sans protester ? Notre devoir et notre droit était de relever l’erreur commise, et de ne pas nous laisser bénévolement attribuer de telles niaiseries. Qu’après cela Malon se soit fâché, nous le regrettons pour lui. Nous avons l’habitude de dire nettement notre pensée, et nous attendons, de ceux qui discutent avec nous, qu’ils sachent supporter la contradiction.

Malon se le tint pour dit, et ne revint plus à la charge. Mais à partir de ce moment, d’ennemi sournois qu’il avait été, il fut notre ennemi déclaré.

La communication de Félix Pyat à la réunion de Lausanne parut dans le n° 21 du Bulletin, qui, en la publiant, déclara « laisser au signataire l’entière responsabilité de ses idées ». C’était une lettre Au peuple de la classe dirigée, dans laquelle Pyat expliquait à ce peuple, dit « souverain », que seule la bourgeoisie possédait « les trois attributs de la souveraineté, le sol qui nourrit, le vote qui dispose et l’arme qui défend » ; en ajoutant : « Des trois, elle ne t’en a laissé qu’un, le vote, avec lequel tu reprendras les deux autres, si tu le veux ». C’était là une conception bien éloignée de la nôtre ; et cependant Félix Pyat lui-même, malgré ses vieux préjugés démocratiques, faisait une concession aux idées de l’Internationale : il reconnaissait l’utilité de l’organisation ouvrière, du groupement corporatif. « Entre la famille et la commune, disait-il, il y a pour l’individu un vide, que la corporation doit remplir… Même en république, la famille est monarchique et théocratique ;… elle est un groupe physiologique, moins de volonté que de fatalité… La corporation, au contraire, est le premier groupe formé volontairement, contractuellement, par consentement, entre égaux et libres, avec droits et devoirs, c’est-à-dire réciprocité. » Il eût fallu, disait-il, qu’en 1791, au lieu de dissoudre les anciennes corporations, on les réformât : si l’ouvrier de Paris eût gardé « son organisation, ses chefs et ses armes », il fût intervenu plus puissamment dans les grands mouvements de 1793 et de 1848. Et, rappelant le souvenir des journées de juin 1848, Félix Pyat écrivait cette page remarquable, que je veux citer :

Le peuple de Paris venait de faire la révolution de février, au nom du droit proclamé par Turgot ; du « droit au travail », et, le plus sacré des droits lui étant refusé, il avait voulu le prendre par le plus saint des devoirs[25]. Eh bien, l’organisation qui lui avait manqué pour le conquérir dans la paix, il la reprit instinctivement dans le combat. Je n’oublierai jamais ces néfastes journées de juin 1848, le prologue de celles de mai 1871. Je parcourus avec notre regretté Dupont (de Bussac) tout le grand faubourg Antoine, suppliant les ouvriers de ne pas engager une lutte impossible contre les forces supérieures de Cavaignac, leur disant que leurs frères mêmes de la garde mobile[26] les combattraient comme la garde nationale bourgeoise. Désespérés, ils faisaient leur réponse : Du pain ou du plomb, et construisaient leurs barricades. J’en comptai plus de cent qui hérissaient la rue depuis la Bastille jusqu’au Trône ; et sur chacune d’elles flottait un drapeau rouge portant l’insigne du travail, c’est-à-dire l’outil d’un métier : sur l’un c’était l’équerre et le compas ; sur l’autre, le marteau et le ciseau ; sur un troisième, une presse et un composteur ; ainsi de suite, chacun son symbole. Cela ne valait-il pas les aigles, les lions et autres bêtes de proie, emblèmes des maîtres ? Les combattants s’étaient rangés naturellement ainsi par ordre d’états, par corporations, se connaissant mieux pour mieux se défendre, en vrais frères et amis, en compagnons. Nobles soldats et nobles drapeaux d’une guerre sainte pour la plus juste des causes, « pour le plus sacré et le plus humain des droits ». Ah ! ces nobles drapeaux du travail, j’eus la douleur de les voir pris et rapportés en trophée, troués et sanglants, au bureau de l’Assemblée bourgeoise, par des fils du peuple, par les mobiles de Paris, par des frères conduits contre leurs frères, à la grande joie des maîtres triomphants dans le sang de tous,... et faisant place nette à l’empereur.

Peuple de la classe dirigée, penses-tu que si ces héros, ces martyrs avaient été unis en 1848, si la corporation eût retenu les « mobiles » ou grossi de leur nombre les insurgés, l’armée de la classe dirigeante en eût triomphé ? Et lorsqu’ils ont continué la lutte de 1848, quand la terrible leçon fut renouvelée non pendant deux jours, mais toute une semaine, penses-tu que si les ouvriers de Paris eussent été unis, ils n’auraient pas doublé, triplé leurs forces contre l’armée de Versailles, et changé le sort de la guerre ? Je puis me tromper encore, mais je le pense, et, pour l’anniversaire du 18 mars, je te l’écris.


La vie intérieure de la Fédération jurassienne était très intense ; les réunions succédaient aux réunions. À Saint-Imier, le dimanche 26 mars, grande assemblée publique, où l’on parla de la Commune, et où fut votée une adresse aux Sociétés ouvrières de Berne, à l’occasion de l’incident du drapeau rouge du Sozialdemokratischer Verein. Le dimanche 16 avril, autre assemblée publique, qui décida la publication d’un Appel au peuple au sujet de la crise horlogère. Cet Appel, qui n’avait rien de révolutionnaire, et qui était signé, au nom de la réunion publique, par un chef d’atelier, Ernest Méroz, et un ouvrier graveur, Henri Soguel[27], disait que les intérêts généraux de la population pouvaient être classés en quatre catégories : ceux des fabricants, ceux des chefs d’atelier, ceux des propriétaires et des commerçants, et ceux des ouvriers ; les fabricants sont organisés en société industrielle, une partie des ouvriers sont organisés par corps de métiers fédérés ; les chefs d’atelier et les propriétaires et commerçants devraient se grouper aussi et s’organiser ; les quatre organisations nommeraient chacune une commission chargée de formuler des propositions pratiques ; et les quatre commissions, après s’être réunies pour discuter sur les moyens de remédier à la crise ou du moins d’en atténuer les conséquences, présenteraient leurs conclusions à une assemblée populaire générale.

À Berne également, nombreuses réunions à l’occasion de grèves locales et d’organisation des ouvriers non encore groupés en sociétés de résistance.

À Lausanne, une grève des charrons et forgerons en voiture ayant amené l’arrestation arbitraire de trois grévistes, un meeting de protestation, convoqué par le comité central de l’Union ouvrière locale, réunit le 7 mai cinq cents ouvriers ; y prirent la parole : le jeune typographe allemand Reinsdorf, dont le nom paraît alors pour la première fois, et dont le discours énergique, prononcé en allemand, fut traduit par le peintre Vuillermet, qui alors appartenait à l’Internationale ; un vieil ouvrier vaudois, Chevillard ; Joukovsky (il résidait alors à Lausanne) ; et des ouvriers suisses allemands, Schäffer, Wagner, Krebser.

Les conférences faites dans les diverses sections continuaient. Je dois signaler en particulier celle que fit, le 9 mai, Auguste Spichiger, dans l’amphithéâtre du collège de la Chaux-de-Fonds, devant une nombreuse assemblée, où il y avait, outre les ouvriers, des banquiers, des fabricants, et un grand nombre de petits patrons. Il parla de la crise, en montrant « la progression constante et fatale des crises industrielles depuis l’abolition des maîtrises, et l’essor qu’a pris depuis cette époque le mercantilisme » ; et, comme conclusion, il donna lecture de l’Appel au peuple voté par l’assemblée de Saint-Imier.

Au Congrès bisannuel de la Fédération des ouvriers graveurs et guillocheurs, qui eut lieu les 7 et 8 mai à Neuchâtel, on s’occupa entre autres de la question de l’altitude à prendre dans les cas d’intervention militaire lors d’une grève. La Section des graveurs de Genève avait désapprouvé l’appel adressé par le Comité central, l’année précédente, aux organisations ouvrières (t. III, p. 298) : « Il est curieux de constater combien les idées et la manière d’agir de cette section sont la continuation fidèle de l’action des anciennes sections de la fabrique genevoise. Dans un rapport présenté au congrès, cette section s’est jointe aux appréciations de la Gazette de Lausanne et du Journal de Genève au sujet des manifestations socialistes du 18 mars à Berne et à Lausanne, et la Section du district de Courtelary y est traitée avec un mépris tout bourgeois. Cette dernière section représente les tendances de la Fédération jurassienne, et c’est là sans doute, aux yeux des ex-internationaux genevois, un grand crime. Tandis que la splendide organisation ouvrière genevoise d’il y a quelques années est tombée dans l’impuissance sous l’action démoralisante de quelques esprits étroits et timorés, les groupes socialistes des Montagnes se sont consolidés, et, en pleine réaction générale, ils ont développé leur organisation et lui ont donné une importance qui échappe à la prudente sagesse des hommes pratiques de Genève. Les autres sections de la Fédération [des graveurs et guillocheurs] ont gardé une attitude conciliante : les tendances de la Section du district de Courtelary sont loin d’y être acceptées, mais du moins l’action vivante de cette section y est plus justement appréciée que dans les milieux genevois. » (Extrait du compte-rendu envoyé au Bulletin par Adhémar Schwitzguébel.)

Le résultat de la délibération du Congrès des graveurs et guillocheurs fut un recul, un désaveu de la résolution votée l’année précédente à Auvernier. « Les préoccupations patriotiques, la crainte de conflits avec l’autorité, la frayeur de paraître, aux yeux du public, subir l’action de l’Internationale et accepter la solidarité des actes des ouvriers étrangers, sont beaucoup plus puissantes, dans cette fédération, qu’une réelle compréhension des intérêts ouvriers. On a craint surtout les conséquences d’une agitation anti-militariste dans les cas de grève. La délégation du district de Courtelary présentait une résolution engageant les sections à poursuivre le projet d’une entente formelle entre toutes les organisations ouvrières de la Suisse en cas de renouvellement de l’intervention militaire. Cette résolution fut rejetée, et l’initiative du Comité central désapprouvée. » Le nouveau Comité central fut placé à la Chaux-de-Fonds.


En avril 1876 était arrivée à Lugano une jeune dame russe, socialiste, venue dans le Tessin pour sa santé, et qui, présentée à Bakounine par Pederzolli, de qui elle prenait des leçons d’italien, fut très vite admise dans l’intimité du vieux révolutionnaire. C’est elle qui a publié en 1907 dans la revue russe Byloé, sous le pseudonyme de A. Bauler, ces souvenirs auxquels j’ai déjà fait des emprunts.

Bakounine attendait impatiemment la venue de Mme Lossowska, qui devait lui apporter le prix de la coupe de la forêt de Priamoukhino, déduction faite des mille roubles déjà envoyés, et du remboursement de ses propres dépenses. Ce fut dans les premiers jours de mai qu’elle arriva, accompagnée de son père et de sa mère. Toute la famille s’installa dans la villa Bakounine. Mme Lossowska apportait seulement sept mille roubles (22.540 fr.) ; avec cette somme, il était impossible de payer toutes les dettes ; aussi Bakounine commença-t-il à envisager l’éventualité d’une solution qui consisterait à quitter Lugano pour aller vivre en Italie, en abandonnant la villa aux créanciers.




II


Du milieu de mai au milieu de juin 1876.


En Espagne, depuis 1874, le Congrès régional de la Fédération, que les persécutions gouvernementales avaient rendu impossible, était remplacé par des « Conférences comarcales[28] », plus faciles à organiser clandestinement. Le Bulletin du 11 juin publia l’ordre du jour (communiqué par la Commission fédérale espagnole au Comité fédéral jurassien) des conférences de 1876, qui devaient avoir lieu en juillet et août ; cet ordre du jour portait entre autres : Lecture du rapport de la Commission fédérale ; revision des statuts ; nomination de la Commission fédérale et des commissions comarcales ; nomination éventuelle des délégués espagnols pour le prochain Congrès général de l’Internationale. « L’organisation de l’Internationale en Espagne, ajoutait le Bulletin, devenue forcément secrète puisque le gouvernement lui a interdit la publicité, est restée debout et fonctionne avec la même régularité qu’à l’époque où elle était publique. »

Une correspondance nous donna des nouvelles des déportés des îles Mariannes, dont la condition était des plus tristes, et des détenus impliqués dans les événements d’Alcoy, qui attendaient leur procès sans même savoir de quoi ils étaient accusés. « Les déportés de l’île du Corrégidor reçoivent une maigre ration alimentaire, consistant en un demi-kilogramme de riz avec du sel et de l’eau. Mais ceux qui sont aux Mariannes proprement dites, d’après le rapport des journaux ministériels eux-mêmes, ne reçoivent aucun aliment, et sont obligés de soutenir leur triste existence avec le produit de leur pêche et en arrachant des racines sauvages... Il y a plus de cinq mille ouvriers espagnols qui sont à cette heure emprisonnés ou déportés, et cela sans jugement ; et le ministre Canovas a déclaré que ceux qui étaient en prison y resteraient. Malgré tant d’obstacles, nous continuons à marcher d’une façon satisfaisante... Notre journal clandestin el Orden a des lecteurs toujours plus nombreux ; le prochain numéro se tirera à 2500 exemplaires. Si l’on tient compte des difficultés de l’expédition, et des frais qu’occasionne la nécessité où nous sommes d’envoyer le journal sous enveloppe fermée, on verra, par le résultat obtenu, qu’il existe chez les ouvriers espagnols un bon esprit et un grand désir de faire quelque chose pour la cause. »

Dans les derniers jours de mai parut à Barcelone une traduction de la Première série de mes Esquisses historiques. C’était Albarracin qui avait d’abord été chargé par nos amis de traduire ce petit livre en espagnol ; mais il y renonça, et ce fut Villas qui le remplaça, sous le pseudonyme de « G. Omblaga, doctor en ciencias ».


Le procès de Bologne dura encore un mois à partir du mercredi 17 mai, jour où commencèrent les plaidoiries des avocats. Les deux premiers qui parlèrent furent Barbanti et Ceneri, les défenseurs de Costa. Barbanti se déclara internationaliste, et affirma sa solidarité avec les accusés. Ceneri, rappelant la qualification de malfattori qui avait été appliquée aux membres de l’Internationale par les autorités italiennes, prononça cette phrase : « Si j’avais une fille, ou quelque autre chose que je tinsse pour le plus précieux de mes trésors, et que j’eusse à confier cette fille ou ce trésor à quelqu’un, je le confierais au malfaiteur Costa, et non à l’un de vos damoiseaux musqués, souteneurs du trône et de l’autel ». À ces paroles, écrit le correspondant du Bulletin, « le public, bien que composé en grande partie de la bourgeoisie la plus distinguée de Bologne, a éclaté en applaudissements irrésistibles et prolongés. Ce n’est qu’au bout d’un long moment que le président a pu faire entendre sa voix, pour déclarer que, si ces marques d’approbation se renouvelaient, il ferait évacuer la salle. » La plupart des autres défenseurs, Gozzi, Cenni, Busi, Rossi, Venturini, etc., pendant une longue suite d’audiences, flagellèrent énergiquement le gouvernement. Le procès fut interrompu, le 29 mai, par la célébration du septième centenaire de la bataille de Legnano[29], « une de ces fêtes patriotiques dont la bourgeoisie se sert pour maintenir dans les masses le fanatisme national » ; les socialistes de Bologne se réunirent ce jour-là en un banquet en l’honneur de la fraternité des peuples, à titre de contre-manifestation, et envoyèrent un télégramme de sympathie au vétéran du socialisme en Allemagne, le Dr Johann Jacoby. Il y eut également des contre-manifestations à Rome, à Naples, à Florence, etc. Au commencement de juin arriva la nouvelle que le procès des internationalistes de Massa-Carrara venait de se terminer par un acquittement. Toute la première quinzaine de juin fut encore remplie par la réplique du ministère public, et les dupliques des avocats. Enfin, le vendredi 10 juin, avant la clôture des débats, Costa prit la parole au nom de tous les accusés, et son énergique discours fut accueilli par les plus vifs applaudissements ; puis le président, après avoir prononcé son résumé, posa aux jurés, à six heures du soir, les questions auxquelles ils avaient à répondre. Pendant que le jury délibérait, les accusés furent reconduits en prison. Le lendemain Costa m’écrivait :


À minuit, comme nous dormions tous profondément, on vint nous réveiller pour nous ramener au tribunal. Le président annonça que tous les accusés étaient acquittés, et excita ainsi l’approbation du public, qui se transforma en applaudissements, lorsque les jurés sortirent. Les jurés eux-mêmes vinrent féliciter les accusés ; et ceux-ci, comme vous pouvez bien le penser, furent reçus à bras ouverts par les amis qui les attendaient.

Nous allons nous occuper immédiatement de réorganiser ici les fédérations locales, et nous croyons pouvoir vous annoncer qu’au Congrès général de cette année l’Italie enverra une nombreuse représentation[30].


La nuit même de l’acquittement le télégramme suivant m’avait été adressé de Bologne :


Bologne, 17 juin, 2 h. 55 du matin.

Les socialistes italiens détenus à Bologne, rendus à la liberté, envoient un salut fraternel à leurs frères du Jura. Costa.


La Section de Neuchâtel ayant envoyé une lettre de félicitations aux détenus de Bologne immédiatement après leur libération, reçut, quelques jours après, la réponse que voici :


Les socialistes du procès de Bologne à la Section de Neuchâtel.


Chers compagnons,

Nous avons reçu votre lettre, et nous nous empressons d’y répondre. Avant tout, nous vous remercions des sentiments d’amitié et d’estime que vous y exprimez...

... L’œuvre de réorganisation dont vous nous parlez est déjà commencée. Les fédérations romaine et napolitaine sont déjà reconstituées ; aujourd’hui même s’est reconstituée la Section d’Imola ; demain se reconstituera la fédération de Bologne ; et dans peu de jours nous célébrerons le second Congrès des sections et fédérations romagnoles, qui ne précédera que de peu de temps le 3e Congrès de la Fédération italienne. Nos représentants, nous en sommes certains, iront ensuite serrer la main aux vôtres au prochain Congrès général...

Au nom des socialistes détenus à Bologne, A. Costa.


En France, il faut signaler l’initiative d’un groupe d’étudiants parisiens qui, reprenant la tradition des organisateurs du Congrès de Liège, lança un appel pour la convocation d’un Congrès international des étudiants. Les rédacteurs de cet appel se déclaraient athées, révolutionnaires, socialistes. Ils étaient socialistes « parce qu’il existe encore des castes dirigeantes, qui font la loi à la masse des déshérités ; parce qu’une société dans laquelle des travailleurs sont exposés à mourir de faim, dans laquelle la subordination de l’homme à l’homme est hiérarchiquement légalisée, est une société illogique et injuste, pour ne pas dire criminelle ». Toutes les communications devaient être adressées au citoyen Victor Marouck, étudiant en droit.


Un Congrès régional belge avait eu lieu à Gand à la Pentecôte (4 juin) ; mais le Bulletin n’ayant pas rendu compte de ses délibérations, qui sans doute n’offrirent que peu d’intérêt, je ne puis rien en dire.


En Angleterre, le lundi de la Pentecôte, un grand meeting de vingt mille ouvriers agricoles eut lieu à Ham Hill : on y vota une pétition demandant « que le nom de reine, si révéré par le peuple, ne fût pas changé pour le titre inconstitutionnel et rétrograde d’impératrice ; que la Chambre des lords fût élue par le peuple ; que puisque l’Église établie (established, c’est-à-dire « dotée ») n’a pas réussi à christianiser le peuple, et que les dissidents font mieux cette besogne, l’Église fût disestablished », etc., etc.


La dissolution, par le gouvernement prussien, de l’organisation du Parti ouvrier socialiste d’Allemagne dans toute l’étendue du territoire de la Prusse, avait rendu impossible la tenue du Congrès de ce parti ; mais on trouva un moyen de réunir néanmoins le Congrès sous un autre nom. Par une circulaire adressée à leurs Parteigenossen, les députés socialistes au Reichstag convoquèrent un « Congrès des socialistes d’Allemagne », pour y rendre compte de leur mandat et y délibérer en commun avec des délégués nommés par des assemblées ouvrières au sujet des prochaines élections au Reichstag. Ce Congrès devait se réunir à Gotha le 19 août (p. 71).


En Suisse, il se constitua à Berne, le 21 mai, une société d’ouvriers de langue italienne, qui le 4 juin vota son adhésion à la Fédération jurassienne.

Dans la même ville se réunit, du 4 au 7 juin, le Congrès annuel de l’Arbeiterbund ; parmi les questions à l’ordre du jour de ce congrès figurait la proposition, faite par le Deutscher Verein de Lausanne, de créer un organe de langue française pour propager dans la Suisse romande les doctrines de l’Arbeiterbund, attendu, disaient les auteurs de la proposition, « que les ouvriers de la Suisse française sont bien plus arriérés que ceux de la Suisse allemande et qu’il est nécessaire de les éclairer ». Je me rendis à Berne le jour où la proposition devait être discutée (mardi 6 juin), et j’assistai en spectateur à la séance du congrès, dont je formais à moi seul tout le public. Et voici ce qui se passa dans cette séance (je copie le récit que je publiai dans le Bulletin du 11 juin) :


Le Congrès de l’Arbeiterbund.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tous les orateurs reconnurent l’impossibilité de créer l’organe demandé, parce que l’Arbeiterbund ne possède pas les éléments nécessaires pour la rédaction d’un journal de langue française et que cette publication amènerait inévitablement de gros déficits. Alors un délégué d’une société allemande de Genève annonça qu’un groupe de socialistes de cette ville, anciens membres de l’ex-Fédération romande, se proposait d’entreprendre prochainement, à ses risques et périls, la publication d’un journal en langue française ; et il demanda au nom de ce groupe que l’Arbeiterbund accordât à cette entreprise son appui moral et financier. Là-dessus, plusieurs délégués dirent que cette publication leur paraissait superflue ; qu’il existait dans la Suisse française un organe socialiste, le Bulletin de la Fédération jurassienne ; que cet organe, bien que certaines coteries dans l’Arbeiterbund voulussent avoir l’air d’ignorer systématiquement son existence, rendait de grands services ; et ils demandèrent que le Congrès de l’Arbeiterbund se bornât à recommander aux membres de cette association la propagation du Bulletin.

Nous l’avouons, nous avons été surpris de rencontrer ces sympathies inattendues parmi les délégués de l’Arbeiterbund ; ce fait nous réjouit et nous prouve qu’un rapprochement sensible s’est opéré entre la fraction avancée de l’Arbeiterbund et l’Internationale.

Greulich a combattu la proposition faite en faveur du Bulletin : tout en déclarant professer la plus haute estime pour la loyauté et le dévouement des internationaux de la Fédération jurassienne, il a dit qu’au point de vue politique leur pratique était trop différente de celle de l’Arbeiterbund pour que leur organe pût être recommandé par cette association.

Quelques délégués demandèrent qu’un membre de la rédaction du Bulletin, James Guillaume, qui assistait à la séance, fût entendu. James Guillaume, ayant reçu ainsi la parole sans l’avoir demandée, remercia ceux des délégués qui avaient exprimé leur sympathie pour le Bulletin ; il prit acte du témoignage rendu par Greulich à la Fédération jurassienne, et déclara comprendre parfaitement les scrupules que certains membres de l’Arbeiterbund peuvent avoir à mettre entre les mains des ouvriers un organe qui ne partage pas leur manière de voir quant à la pratique politique. Pour nous, a-t-il ajouté, nous n’avons pas de scrupules de ce genre, et nous n’hésitons pas à recommander aux ouvriers de langue allemande la lecture de la Tagwacht, parce que nous savons que c’est là pour eux une préparation nécessaire, et que nous considérons l’Arbeiterbund, malgré ses imperfections, comme l’école qui doit amener un jour les ouvriers de la Suisse allemande à l’Internationale.

Le Congrès déclara ensuite accepter l’offre faite par le groupe de socialistes (?) genevois, dont le journal, paraît-il, défendra un programme politique analogue à celui de l’Arbeiterbund.

... Nous espérons que le mouvement d’idées qui s’opère, chez certains groupes ouvriers de langue allemande, dans le sens d’une acceptation toujours plus complète des principes de l’Internationale, continuera à s’accentuer, et qu’un moment viendra où il n’y aura plus en Suisse deux organisations rivales, l’Arbeiterbund et la Fédération jurassienne, mais deux organisations sœurs et unies par les liens d’une étroite solidarité : la Fédération des ouvriers de langue allemande et la Fédération des ouvriers de langue française, marchant l’une et l’autre sous le drapeau de l’Association internationale des travailleurs.


À Lausanne, sous l’influence de Kahn et de Reinsdorf, on constatait une agitation assez bruyante ; toutefois le mouvement était plutôt de surface, il n’y avait pas d’organisation sérieuse. Pour aider à la propagande, de quinzaine en quinzaine des conférenciers, appelés généralement du dehors, traitaient des sujets variés : le samedi 13 mai, Brousse avait parlé de l’organisation des forces ouvrières, et Lefrançais avait fait un exposé des différentes théories socialistes depuis 1789 ; le 27 mai les sujets furent : « la Commune et l’organisation ouvrière avant 1789 », par E. Teulière, et « Fraternité et solidarité », par N. Joukovsky ; le 10 juin, Ch. Perron[31], de la Section de Vevey, traita de l’organisation des corps de métier, et Joukovsky parla des statuts de l’Internationale.

À Bâle, une assemblée assez nombreuse d’ouvriers italiens avait fondé, le 11 juin, une société de résistance ; et malgré les efforts d’un pasteur protestant italien, qui tâcha, dans une autre réunion, de décourager les ouvriers, la société se constitua la semaine suivante en section de l’Internationale adhérente à la Fédération jurassienne.

Dans la première moitié de juin, un industriel français établi à Neuchâtel, J.-B. Chabaury, fabricant de treillages et homme à idées, adressa au Bulletin une lettre où il développait le programme d’un socialisme de son invention, qu’il appelait le fonctionnarisme. Le Bulletin (no 25) publia sa lettre, signée des initiales J. B. C., pour l’amusement de ses lecteurs. L’excellent Chabaury disait :


À Monsieur le rédacteur du Bulletin, à Sonvillier.


Depuis 1848, j’appartiens à la classe des communistes-fonctionnaires de l’État ; aussi je lis avec intérêt dans le Bulletin les débats entre les communistes autoritaires et les collectivistes non-autoritaires, c’est-à-dire anarchistes comme le voulait Proudhon… Vous vous occupez de questions sociales, et il est plus que probable que vous les étudierez encore longtemps sans en trouver la solution… La vérité, la voici : La société actuelle comporte déjà le communisme partiel ; il n’y a qu’à le développer, et pour cela il n’y a pas autre chose à faire que ce qui se fait tous les jours : agrandir le cercle du fonctionnarisme actuel. Oui, le fonctionnarisme, car ce n’est pas autre chose que le communisme, et c’est au fonctionnarisme que nous marchons tous… L’État veut tout englober, et il a raison. Voyez : déjà l’Allemagne s’empare des chemins de fer et va les faire marcher pour le compte de l’État, comme de juste. Déjà, en France, l’État est : agriculteur pour le tabac ; fabricant de tabac ; fabricant de poudre ; fabricant d’allumettes chimiques ; fabricant de fusils ; fabricant de porcelaine ; fabricant de tapis ; entrepreneur de ponts et chaussées, de canaux, de mines ; entrepreneur d’instruction, etc….. Calculez maintenant le nombre immense de tous les fonctionnaires occupés par l’État, ajoutez-y les prêtres, les magistrats, les douaniers, les gendarmes, etc., et vous verrez qu’il n’y a pas beaucoup à faire pour rendre tout le monde fonctionnaire de l’État…

Maintenant, qui sont les plus heureux : ou les fonctionnaires, mangeant au râtelier, comme on dit, travaillant sept heures par jour, dégagés de tout souci, ou bien les ouvriers qui dans l’industrie privée travaillent onze heures, subissent les chômages, les temps de maladie, et ne gagnent qu’une journée minime et le plus souvent aléatoire, sans aucun espoir pour l’avenir ? Tout le monde répondra : Les plus heureux, ce sont les fonctionnaires…

La société actuelle est tellement bien entrée dans la voie du communisme, qu’elle a donné à tous les citoyens le suffrage universel, qui n’est pas autre chose que la base solide et inébranlable du communisme. Oh ! sans doute tout n’est pas fait, et il faudra encore bien du temps et de la patience pour arriver au but complet, mais on y arrivera à coup sûr[32].

La société de l’Internationale pourrait faire beaucoup de bien si, au lieu de demander des chimères,... elle réclamait pour la classe ouvrière la seule chose qui soit possible : L’extension à tout le monde du droit à être fonctionnaire de l’État...

Il faut au peuple un programme clair, simple et basé sur des faits qu’il comprend et qu’il voit tous les jours. Il refuse tout ce qui est compliqué. Il doit se dire : Il y a six millions de fonctionnaires en France, pourquoi tout le monde ne le serait-il pas ? Il n’y a aucune puissance qui puisse dire que cela n’est pas juste. On ne peut pas dire que le fonctionnarisme soit une utopie, puisqu’il existe déjà énormément dans notre société actuelle. On ne peut pas dire qu’on veut détruire la société, puisqu’on ne veut qu’agrandir le fonctionnarisme qui existe et l’étendre à tout le monde.

Jusqu’à présent on a dit au peuple :

Veux-tu le fouriérisme ? — Non !

Veux-tu le saint-simonisme ? — Non !

Veux-tu l’an-archie de Proudhon ? — Non !

Veux-tu les coopérations socialistes ? — Non !

Veux-tu les groupes collectivistes ? — Non !

Veux-tu la Commune ? — Non !

Veux-tu étudier la question sociale ? — Non !

Veux-tu être fonctionnaire ? — Oui, oui, oui, trois fois oui !

Tout le monde veut et espère devenir fonctionnaire. Voilà la vérité.

Voilà la solution sociale que vous cherchez. Elle est trouvée depuis longtemps, et, qui plus est, elle existe dans notre société actuelle.

C’est le fonctionnarisme !


Ç’avait été une véritable bonne fortune pour nous que d’avoir à publier un si naïf exposé, fait avec bonne foi, du programme des communistes d’État. Dans son numéro suivant, le Bulletin fit au bonhomme Chabaury la réponse que voici :


Quelques-uns de nos lecteurs nous ont demandé si la lettre signée J. B. C. n’était pas simplement le produit de notre imagination, et si nous ne l’avions pas fabriquée dans le but de blaguer les communistes d’État. Il est vrai que si notre correspondant J. B. C. avait voulu, de propos délibéré, faire la caricature de certaines doctrines communistes, il n’aurait pas eu à s’y prendre autrement qu’il ne l’a fait : les idées fondamentales de sa lettre ne sont autre chose que l’exposé, sous une forme bizarre, du programme de ces socialistes qui veulent tout centraliser entre les mains de l’État. Nous reconnaissons donc que la supposition faite par quelques lecteurs du Bulletin, à l’égard de la paternité de la lettre en question, pouvait avoir pour elle une certaine vraisemblance ; mais elle n’en est pas moins inexacte : notre correspondant n’est pas un personnage de fantaisie, et sa lettre est parfaitement authentique.

Il y a dans les idées de J. B. C. un côté de vérité, qui n’est certes pas neuf pour nous ; ce n’est pas d’aujourd’hui que nous savons et que nous disons que si tout le monde travaillait, il suffirait d’une journée de sept heures pour accomplir tout le travail nécessaire à la société ; que si la production était organisée rationnellement, il n’y aurait ni chômage, ni misère ; que la propriété devrait être collective ; et qu’aujourd’hui déjà, il y a de nombreux exemples de l’existence de cette propriété collective au sein de la société actuelle.

Mais c’est une bien étrange erreur que de nous proposer comme modèle le fonctionnarisme. Est-ce qu’une administration gouvernementale nous offre aujourd’hui l’image d’une société égalitaire et libre ? Est-ce que ce sont les principes de la justice qui y président ? Si au contraire il y a au monde une chose ignoble, corrompue et corruptrice,... n’est-ce pas la bureaucratie ?...

Mais, répond-on, les chefs seraient élus par le suffrage universel. — Et qu’est-ce que cela fait ? les gouvernants élus par le peuple sont-ils moins despotes que ceux de droit divin ? Voyez un peu les républiques d’Europe et d’Amérique. Le président Grant et autres gouvernants des États-Unis n’ont-ils pas été nommés par le suffrage populaire ? et pourtant y a-t-il quelque chose de plus scandaleux, de plus corrompu que l’administration américaine ?

Un régime comme celui que propose J. B. C., où la propriété, censée retournée à l’État, serait en réalité entre les mains d’un petit nombre d’ambitieux et de démagogues, qui en disposeraient à leur caprice ; où le peuple tout entier, transformé en une armée de fonctionnaires, serait mené à la baguette par quelques chefs de service, et, recevant d’eux son salaire, verrait en eux des maîtres à qui il doit obéissance sous peine de manquer de pain ; et où le suffrage universel donnerait à cet esclavage des masses les dehors d’une fausse liberté ; un régime pareil, ce n’est pas la république démocratique et sociale, c’est tout simplement le césarisme tel que l’entendait Napoléon III.


Il me reste à dire la fin du séjour du pauvre Bakounine à Lugano.

Avant de prendre la résolution d’abandonner la villa et de se retirer en Italie, Bakounine tenta un effort pour obtenir de ses créanciers des concessions et un accommodement : il leur fit offrir, par un avocat, dix mille roubles (32,000 fr.) — il n’avait d’ailleurs à sa disposition qu’environ les deux tiers de cette somme — en échange d’une quittance générale de toutes ses dettes. Mais l’arrangement qu’il proposait ne fut pas accepté. Il fallut alors se résoudre au départ : Gambuzzi fit une démarche auprès du ministre Nicotera, qu’il connaissait, et obtint de celui-ci l’assurance que Bakounine pourrait aller planter sa tente en Italie sans être inquiété ; et il fut convenu que Mme Antonia se rendrait le plus tôt possible à Rome et à Naples pour préparer, dans la seconde de ces villes, la nouvelle installation de toute la famille.

Mais le mal qui minait Bakounine s’était aggravé, ses souffrances s’étaient accrues, et il était tombé dans un état inquiétant d’affaissement, tant au moral qu’au physique. Mme A. Bauler décrit en ces termes (Byloé, 1907) la situation du malade durant les semaines qui précédèrent son départ pour Berne :

« Est-ce parce que la mort l’avait déjà touché de son aile, que Michel Alexandrovitch parlait tant, et avec tant d’insistance, de sa vie passée, de sa lointaine adolescence, de la nature russe qu’il n’avait pas vue depuis si longtemps ? Il racontait avec amour des épisodes insignifiants de ses années d’enfance, se rappelait le chien Turc, la lecture du Robinson suisse ; il évoquait souvent en termes affectueux le souvenir de son père. Malheureusement je n’ai pas noté ses récits, ne le croyant pas nécessaire, car Michel Alexandrovitch avait l’intention — il me l’avait dit — de me dicter plus tard ses mémoires... Lorsqu’il se sentait fatigué et peu disposé à causer, il me demandait de lui « raconter des histoires sur la campagne » ; mais ce qui l’intéressait dans mes récits, ce n’était pas les personnages ni les mœurs, bien changés depuis l’époque où il avait vécu en Russie : c’étaient les tableaux de la nature russe. Quelquefois il demandait, comme si un souvenir surgissait en lui et qu’il voulût l’évoquer plus nettement : « Y avait-il près de chez vous, à la campagne, un marécage forestier? » Ou bien : « Comment était votre verger ? » Quand une description lui avait plu, il me la faisait répéter le lendemain : « Allons, parle-moi encore des prés inondés » (zalivnyé louga, prairies au bord d’une rivière, inondées au printemps).

« Parfois, après une nuit passée sans dormir à cause de ses souffrances[33], Michel Alexandrovitch sentait le sommeil s’emparer de lui, mais cherchait en vain une attitude où il ne souffrît pas. Il trouvait alors quelque soulagement à se tenir courbé en deux, debout, la partie supérieure du corps étendue sur la table ; dans cette singulière posture, il lui était possible de s’assoupir un peu. « Avec ma droiture, » disait-il en plaisantant, « je me trouve très bien à l’angle droit. Maintenant, prends un livre, et lis-moi quelque chose : lis à la façon d’un sacristain (Diatchok) marmottant la liturgie. » Je prenais le premier livre venu, et je lisais d’une voix monotone, sans m’arrêter à la ponctuation : bientôt Michel Alexandrovitch s’assoupissait. À son réveil, il me faisait des compliments sur la façon dont j’avais lu : « Comme j’ai bien dormi ! » disait-il en se redressant. « C’était bravement psalmodié ! Il n’y a que le Peuple de Moscou[34] pour bien saisir les choses ! Aucun Italien n’aurait jamais compris de quelle manière il faut me faire la lecture. »

Bakounine lui-même, dans une lettre sans date, destinée à Adolphe Vogt, — lettre qui n’a pas été achevée ni envoyée et qui s’est retrouvée dans ses papiers, — parle de son état de santé en disant qu’il avait cru avoir la pierre, mais que c’était « simplement un catarrhe de la vessie très opiniâtre » ; il demandait à son ami s’il pourrait lui indiquer un remède, au moins « pour diminuer les douleurs » ; il ajoutait que son mal le forçait à se relever la nuit, souvent plus de vingt fois, « ce qui — disait-il — me fatigue naturellement et attaque mon pauvre cerveau, paralyse tous mes mouvements, et me plonge quelquefois dans une torpeur somnolente fort désagréable ».

Quelques jours après avoir écrit ces lignes, il prit une résolution suprême : il décida de partir pour Berne, afin de s’y faire soigner par son vieil ami ; pendant ce temps, Mme Antonia se rendrait à Rome, et s’occuperait à tout préparer pour l’installation de la famille en Italie. Mais pour que Bakounine pût faire le voyage de Berne, il fallait, d’après la loi tessinoise, l’autorisation des créanciers : ceux-ci l’accordèrent dans une réunion qui eut lieu le 9 juin[35]. En conséquence, le mardi 13 juin, Bakounine se rendait à Bellinzona pour y prendre la diligence du Saint-Gothard ; l’ouvrier italien Santandrea, qui avait absolument voulu l’accompagner afin d’avoir soin de lui, prit place à ses côtés dans la voiture[36]. Le même jour Mme Antonia partait pour Rome. Bakounine arriva à Berne le 14 juin au soir ; Adolphe Vogt l’attendait à la gare ; le malade lui dit : « Je suis venu à Berne pour que tu me remettes sur mes pieds, ou que tu me fermes les yeux ». Il fut conduit immédiatement par Vogt et son fils dans une clinique (J. L. Hug-Braun’s Krankenpension, Mattenhof, n° 317), où Reichel et sa femme s’empressèrent d’aller le voir ; à Mme Reichel, il dit en russe : « Macha (Marie), je suis venu ici pour mourir[37]. »

La venue de Bakounine à Berne et son séjour dans cette ville étaient restés ignorés de nous tous. Ce fut seulement l’avant-veille de sa mort qu’une étudiante russe apprit par hasard la présence du malade à la clinique du Mattenhof ; elle communiqua la nouvelle à Brousse, qui me l’écrivit aussitôt (voir p. 32).




III


Du milieu de juin au 1er juillet 1876.


D’Espagne, nous reçûmes par un ami, vers la fin de juin, des nouvelles des déportés des îles Mariannes :

« Une lettre — dit le Bulletin — nous apprend qu’une centaine de déportés des îles Mariannes ont débarqué dernièrement à Cadix. On leur avait promis la liberté à la condition qu’ils prendraient du service comme volontaires dans la guerre contre les Indiens révoltés du Iolo. L’expédition à laquelle ils ont pris part s’est terminée à l’avantage du gouvernement, qui a tenu parole, et a rompu les chaînes de ceux qui n’ont pas succombé dans la lutte. Il faut entendre — ajoute notre correspondant — le récit de leurs souffrances et de celles des malheureux qui n’ont pas voulu acheter leur liberté en se battant pour le gouvernement, même contre les Indiens, et qui sont restés sur leurs rochers déserts. La presse s’occupe beaucoup des déportés de la Nouvelle-Calédonie ; mais les malheureux qui, depuis trois ans, gémissent abandonnés, sans vêtements et sans secours, dans les îlots des Mariannes, sont presque oubliés par l’opinion publique de l’Europe. Ils sont pourtant là quatorze cents qui souffrent pour une idée généreuse. Un grand nombre d’entre eux sont des membres de l’Internationale. Sans doute, il n’est pas possible en ce moment de rien faire pour eux ; mais un mot de sympathie, du moins, serait doux à leurs oreilles, et les aiderait à conserver le courage dont ils ont besoin, en leur faisant voir qu’on pense à eux, et que le jour de la réparation n’est peut-être pas aussi éloigné qu’ils peuvent se le figurer dans leur isolement.

« Jusqu’à présent l’occasion ne s’était presque jamais présentée, en effet, d’entretenir nos lecteurs des infortunés déportés des îles Mariannes, si dignes des sympathies des socialistes ;... nous espérons qu’une main amie réussira à leur faire parvenir ce numéro du Bulletin, dans lequel leurs frères d’Europe leur crient : Courage et espérance ! »

Peu de jours après, une nouvelle lettre nous apprenait de quelle façon le gouvernement espagnol entendait l’amnistie :

« À peine les malheureux déportés, qui avaient cru de bonne foi racheter leur liberté en combattant contre les Indiens, avaient-ils été rendus à leurs familles, que le gouvernement faisait arrêter de nouveau un certain nombre d’entre eux, sans prétexte aucun. Trente de ces pauvres gens, qui venaient de débarquer à Cadix, ont été enfermés à la prison de cette ville ; d’autres, arrêtés dans diverses localités, ont été conduits, de prison en prison, garrottés comme des criminels, aux bagnes de Ceuta et de Carthagène. On a reçu la triste nouvelle que cinq membres de l’Internationale, déportés, ont été barbarement fusillés par ordre du gouverneur des Iles Mariannes. Ces cinq socialistes appartenaient à la fédération de San Lucar de Barrameda. »


De Rome, Cafiero nous écrivait, vers le 20 juin : « Il y a eu ici quelques meetings pour discuter la situation du travail... À la suite de ces meetings, beaucoup de promesses de travail avaient été faites aux ouvriers de Rome ; mais, ces promesses n’ayant pas été suivies d’effet, une grande démonstration fut projetée. Tout fut mis en œuvre par le gouvernement pour conjurer le péril ; et comme il n’avait pas réussi, il eut recours à la force : il fit arrêter nos amis Malatesta, Tolchi et Innocenti, et les fit diriger, le premier sur Naples, les deux autres sur Florence. À Naples, Malatesta fut remis en liberté, après qu’on lui eut déclaré qu’il serait surveillé ; je ne sais pas si on a agi de même avec nos amis florentins. En outre, notre ami Emilio Borghetti est depuis quelques jours enfermé dans les prisons neuves de Rome, pour contravention à l’ammonizione. Il est bon que ces choses-là soient connues, parce que nos nouveaux gouvernants (Nicotera et compagnie) veulent se donner des airs de libéraux. »

D’accord avec les groupes socialistes qui de toutes parts, en Italie, affirmaient à nouveau leur existence par des manifestations publiques, la Commission de correspondance, siégeant à Florence, lança le 1er juillet une circulaire pour la convocation d’un Congrès de la Fédération italienne. Elle disait :


Tandis que des centaines de nos meilleurs amis étaient jetés dans les prisons de l’État, la bourgeoisie, qui nous couvrait d’insultes et de calomnies, dut croire pendant quelque temps que l’Internationale était réellement morte en Italie, et morte pour toujours... Après les événements de 1874, l’Internationale italienne avait senti le besoin d’une phase de recueillement et de calme. Elle a fait l’épreuve de ses forces, elle s’est retrempée dans l’étude de ses insuccès, elle s’est préparée à une nouvelle période de lutte, pour faire un nouveau pas vers l’accomplissement de son programme ; et, pleine de vie, elle descend de nouveau dans l’arène publique, et s’apprête à montrer qu’elle existe, et qu’elle existe comme toujours afin de lutter pour la cause du genre humain foulé aux pieds... En vertu de l’article 8 du Pacte fédéral de Rimini, le Congrès régulier n’ayant pu se réunir en 1874 et en 1875, c’est à nous qu’est confiée la mission de pourvoir à la convocation d’un Congrès, qui, après avoir jugé de nos actes, procédera à l’élection d’une nouvelle Commission de correspondance. Une circulaire spéciale vous préviendra du lieu et de la date de ce Congrès, qui se réunira probablement dans le courant d’août...

Florence, 1er juillet 1876. La Commission de correspondance : Francesco Natta, Gaetano Grassi.

L’adresse de la Commission est : Francesco Natta, via Cavour, 2, Florence.


D’Angleterre, notre correspondant nous écrivait, dans les derniers jours de juin :

« Pour la première fois, et au grand scandale des ouvriers bien pensants, un meeting de Trade Unionistes a été tenu un dimanche ! Ce sont les employés du chemin de fer de Manchester qui ont donné cet exemple impie. Ils éprouvent le besoin de resserrer et de renforcer leur union, afin de résister aux voleries, aux violations impunies de contrat, aux infamies de toute espèce dont ils sont les victimes. — Ah ! si l’État s’emparait des chemins de fer, dira quelqu’un, tout irait bien autrement ! Ce serait le paradis sur terre peint d’une façon si séduisante par votre correspondant J. B. C.[38], apôtre du fonctionnarisme. À preuve : le service des postes fait par l’État ; le pays se sent fier de cette splendide administration qui, malgré les abaissements continuels de tarif, fait encore des bénéfices ! — Oui, et son procédé est bien simple : elle a le moins possible de facteurs ; elle les paie de 25 à 30 shillings (de 31 fr. 25 à 37 fr. 50) par semaine ; elle supplée à leur insuffisance en prenant des auxiliaires qu’elle paie 5 fr. 00 par semaine pour faire la distribution du matin, ou 17 fr. 50 par semaine pour travailler toute la journée. Au moment où un homme a le bonheur inappréciable de devenir ainsi fonctionnaire de l’État, on lui fait signer un long imprimé qu’il ne lit souvent pas, et où l’on spécifie, entre autres choses, qu’il n’aura ni avancement ni pension. Ces renseignements nous sont fournis par un affreux ingrat, qui reçoit ainsi depuis vingt ans 17 fr. 50 par semaine de l’État administrateur des postes.

« Une des choses qui tendent à faire croire à un certain nombre d’ouvriers anglais que l’on peut tout obtenir de réformes graduelles et paisibles, c’est qu’il leur a été donné de rencontrer, parmi les milliers de farceurs qui vivent à leurs dépens de la fonction d’inspecteurs officiels de toute espèce, quelques demi-douzaines de braves gens qui ont pris leur fonction au sérieux, qui osent dire la vérité au public, et que pour le moment l’État n’ose pas renvoyer. Voici ce que publie l’un d’eux sur les habitations fournies par le très noble marquis de Cholmondeley à ses vassaux : « Cinq personnes couchent dans une petite chambre, sept dans une autre encore plus petite. Il pleut à travers toutes les toitures. Une fenêtre de chambre à coucher ne s’ouvre pas, et la ventilation n’est obtenue que par ce qui semble être les trous de rats dans les murs et les toits, etc. » Voilà qui est fait, les ouvriers anglais le savent, voire même, grâce au Bulletin, les ouvriers suisses. Le noble lord et les quelques milliers d’autres détenteurs du capital n’en continueront pas moins, avec bien d’autres méfaits, à loger leurs gens beaucoup plus mal que leurs chiens.

« Je voudrais pouvoir donner presque in-extenso les conférences du Dr Richardson sur les métiers insalubres. Je ne puis que citer une partie de sa conclusion, par laquelle l’on verra de reste qu’il n’est pas l’un des nôtres : « C’est un fait établi » — dit-il — « que toute la classe industrieuse de l’Angleterre, composée de cinq millions d’êtres humains, est profondément malade physiquement, et, par suite, mentalement. Elle vit comme si elle était constamment à l’hôpital, subissant divers traitements, mais manquant des conditions sans lesquelles, à moins d’un miracle, si même elle était un moment guérie, elle ne saurait continuer à jouir de la santé du corps et de l’esprit. Dans cet état, les ouvriers sont, comme sont toujours les malades, fantaisistes, déraisonnables, malheureux, insouciants, irrités en se comparant aux autres ; sans confiance dans leurs médecins politiques, trompés par des ignorants qu’ils suivent, trop souvent poussés par le désespoir et par leurs folles prétentions. »

« Cela n’est-il applicable qu’au prolétariat de l’Angleterre ? »


À Lausanne, il existait une section de la Société internationale des ouvriers tailleurs, société adhérente à L’Arbeiterbund. En mai 1876, les patrons tailleurs de Lausanne exigèrent de leurs ouvriers l’engagement de ne plus faire partie de la Société internationale des ouvriers tailleurs ; les ouvriers refusèrent : alors, le 6 juin, les patrons décidèrent de fermer leurs ateliers, et envoyèrent des émissaires à Lyon pour y embaucher des ouvriers français. Quelques tailleurs lyonnais, abusés par de faux rapports, vinrent travailler à Lausanne : sur quoi la Société des ouvriers tailleurs fit appel à Rodolphe Kahn, que sa situation d’Alsacien d’origine et de Lyonnais de naissance mettait plus à même d’être entendu des nouveaux arrivés. Le dimanche 18 juin, Kahn, accompagné de Reinsdorf et de deux autres camarades, se rendit à l’hôtel du Léman, où logeaient les ouvriers lyonnais ; mais à peine avait-il commencé à causer avec eux, que sur la plainte d’un patron, M. Picard, qui était présent, la police arrêta Kahn, puis Keinsdorf, et les enferma à la prison de l’Évêché, où ils restèrent cinq jours au secret. Le juge informateur qui les interrogea le 22 juin, et consentit à les remettre en liberté provisoire, leur annonça qu’ils étaient poursuivis sur la plainte des patrons tailleurs pour atteinte à la liberté du travail, injures et menaces, et leur déclara que, quelle que fût l’issue du procès, ils seraient expulsés du canton de Vaud, « les autorités ne voulant pas garder des agitateurs à Lausanne, et n’y voulant pas non plus d’Internationale ».

L’arrestation arbitraire de Kahn et de Reinsdorf causa une grande agitation à Lausanne, et une assemblée ouvrière fut convoquée pour le dimanche suivant, 25 juin. Comme précédemment à l’occasion de l’arrestation des trois ouvriers charrons, un rapprochement s’opéra entre l’élément allemand et l’élément français, entre les adhérents de l’Arbeiterbund et ceux de l’Internationale : et le meeting du 25 juin applaudit à la fois Brousse, venu de Berne, Joukovsky, Kahn, Reinsdorf et Chevillard, et les hommes de l’Arbeiterbund et du Grütli, Hasenfratz et Krebser ; des télégrammes de Schaffhouse et de Winterthour affirmèrent les sentiments de solidarité des travailleurs de la Suisse allemande à l’égard de leurs frères de la Suisse romande. Le meeting vota une résolution affirmant « le droit illimité d’association, tant sur le terrain local que sur le terrain international »,

L’incident de Lausanne fit du bruit dans la Suisse entière ; d’autres assemblées de protestation eurent lieu dans différentes villes, à Berne, à Neuchâtel, à Genève, etc. Le Comité central de l’Arbeiterbund, voulant faire preuve de bonne volonté, adressa une pétition au « Haut Conseil fédéral » de la Confédération suisse, pour le prier de faire mieux respecter les lois et la constitution : naturellement, le Conseil fédéral mit la pétition au panier, en se déclarant incompétent. La démarche du Comité central ne fut pas approuvée, du reste, par tous les membres de l’Arbeiterbund ; ainsi, dans l’assemblée de protestation qui eut lieu à Genève, « plusieurs orateurs, membres de cette association, déclarèrent qu’il ne fallait pas s’adresser au Conseil fédéral dans des cas pareils, que c’était du temps perdu ; que les ouvriers devaient s’habituer à n’attendre leur salut que d’eux-mêmes, et s’organiser pour être un jour eu état d’opposer la force à la force » (Bulletin).

Le 20 juin, Spichiger répéta à Saint-Imier la conférence qu’il avait faite à la Chaux-de-Fonds le 9 mai ; et le 23 juin une assemblée générale de la Fédération ouvrière du district de Courtelary formula un programme indiquant divers points sur lesquels pourraient être tentées des réformes immédiates, utiles à l’industrie horlogère et aux intérêts généraux de la population. Mais le mouvement d’opinion que l’Internationale avait cherché à créer à la Chaux-de-Fonds et au Val de Saint-Imier à l’occasion de la crise ne devait pas aboutir à des résultats pratiques : la masse de la population resta indifférente.


Pendant que ces choses se passaient dans les Sections jurassiennes, Bakounine était malade à Berne sans qu’aucun de nous s’en doutât encore, ni en Suisse ni en Italie. On a raconté — mais ce récit est en contradiction avec ce qu’on lira plus loin dans la lettre d’Adolphe Reichel (pages 32 et 34) — que dès les premiers jours, le professeur Vogt avait reconnu que le cas était désespéré, et que, sur la demande formelle de son ami, il le lui avait dit. Il s’agissait d’une paralysie de la vessie, d’une inflammation chronique des reins, et d’une hypertrophie du cœur compliquée d’hydropisie ; bientôt l’urémie produisit ses conséquences fatales, le cerveau se prit, et le malade fut envahi par la somnolence.

Quoique, depuis le 25 septembre 1874, les relations directes entre Bakounine et moi ne se fussent pas renouées, j’avais reçu de ses nouvelles aussi longtemps que Cafiero avait habité la Baronata ; et j’en avais eu encore en mars 1876 par Ross, lorsque celui-ci était venu prendre congé de moi au moment de partir pour la Russie. Mais depuis trois mois je ne savais plus rien de ce qui se passait à Lugano. Lorsque, brusquement, une lettre de Brousse m’apprit la présence de Bakounine à Berne et sa maladie (voir p. 28), je demandai aussitôt, par télégramme, si je pouvais aller le voir : on me répondit qu’il avait déjà perdu connaissance, et que j’arriverais trop tard[39].

Je me sentis pénétré de douleur à la pensée que je ne pourrais plus dire à Bakounine, comme j’en éprouvais le besoin, combien j’avais souffert des pénibles incidents de 1874.

À peine avais-je eu le temps de communiquer la triste nouvelle à quelques amis, que le télégraphe me transmettait l’annonce de la mort, survenue à midi, et l’avis que les obsèques auraient lieu le 3 juillet.

Il existe une lettre écrite (en français) les 6 et 7 juillet 1876 par Adolphe Reichel à Carlo Gambuzzi, lettre qui donne, jour par jour, le détail de la maladie de Bakounine et de ses conversations. Cette lettre est trop longue pour que je la reproduise ici tout entière ; mais j’en transcrirai les passages essentiels :


Berne, Weissenbühl 52 b, le 6 juillet 1876.

Monsieur, Vous avez adressé à M. le Dr Vogt quelques lignes dans lesquelles vous exprimez le désir d’avoir des nouvelles détaillées sur les derniers moments de notre défunt ami Bakounine, M. Vogt étant très occupé m’a communiqué votre lettre en me priant de satisfaire à vos souhaits, ce que je fais d’autant plus volontiers qu’il m’est un besoin de me représenter encore une fois à moi-même le cours des derniers jours d’une vie si chère à nous tous. Je regrette seulement de devoir remplir cette tâche dans une langue dont je n’ai pas l’habitude et dans laquelle je m’exprimerai certainement fort mal ; vu encore que nos derniers échanges de paroles se faisaient en allemand.

Bakounine est arrivé ici de Lugano, après un voyage assez pénible, mercredi soir le 14 juin. M. Vogt l’ayant reçu à la gare l’a conduit de suite dans une maison de santé située au Mattenhof, hors de la ville, dans le voisinage de ma demeure. En rentrant le soir chez moi j’ai appris son arrivée et m’empressai d’aller le voir. Je le trouvai debout, entouré de MM. Vogt père et fils, de son compagnon de voyage (un Italien dont je ne sais pas le nom[40]), et de M. Hug, directeur de la maison. Notre accueil était gai et bruyant comme toujours, la conversation un peu sens dessus dessous, comme cela se fait à toute arrivée. Personne de nous ne craignait encore un développement si rapide et si bref de sa maladie, et les plaisanteries ne manquèrent pas. Vous savez peut-être que sa maladie consistait principalement dans une paralysie de la vessie à un tel point qu’il ne pouvait retenir l’eau et qu’il était forcé de porter déjà depuis quelque temps une machine. M. Vogt, voyant que celle-ci était bien insuffisante, parce qu’elle le menait à une tenue assez malpropre, lui promettait après la sonde (qui devait se faire le lendemain) une meilleure en disant : « Avant tout, mon cher, il faut te remettre à une vie plus ordonnée ». Sur quoi Bakounine ripostait : « Ah bah ! J’ai vécu toujours d’une façon désordonnée — eh bien ! on dira de moi : Sa vie était désordonnée, mais sa mort très ordonnée (Man soll sagen : Unordentlich gelebt, aber ordentlich gestorben ! »). Après cela je l’invitai à prendre le thé chez moi, ce qu’il fit volontiers et me suivit à notre demeure qui se trouve à peu près mille pas éloignée de la sienne. Aimant beaucoup la musique, il en demanda et on lui jouait quelques morceaux d’un trio, qu’il entendait attentivement malgré des douleurs qui ne le laissaient pas en place. Cependant déjà avant la troisième partie il disait : « C’est assez ! je souffre trop, je veux m’en aller et me coucher ». C’était son dernier séjour chez moi.

Le lendemain le 15 juin a eu lieu l’opération, c’est-à-dire la visitation de la vessie par la sonde. Lui-même soupçonnait d’avoir la pierre, mais le médecin, après avoir trois fois appliqué la sonde, a déclaré la maladie comme je vous l’indiquai plus haut. Je ne pus le voir que le soir en rentrant de mes occupations, et je le trouvai content et fier de sa nouvelle machine. Comme lecture il avait demandé un volume de la philosophie de Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung. Nous parlâmes là-dessus, et il me faisait la remarque bien juste, que toute notre philosophie part d’une base fausse, c’est qu’elle commence toujours à prendre l’homme comme individu et non, comme il faudrait, comme un être appartenant à une collectivité ; de là la plupart des erreurs philosophiques qui aboutissent ou à un bonheur aux nuages ou à un pessimisme comme Schopenhauer et Hartmann. Il serait trop long de vous redire toute notre conversation, mais ce jour-là Bakounine parla encore d’une clarté et d’une verve comme dans ses beaux jours...

Mercredi le 21 nous causâmes encore assez librement[41] ensemble ; et, en nous rappelant de beaucoup de faits de notre vie commune, et des personnes que nous avions rencontrées, je lui dis en passant : « C’est cependant dommage, Bakounine, que tu n’as jamais trouvé le temps d’écrire tes mémoires. — Pour qui veux-tu que je devrais les avoir écrits ? » était sa réponse. « Il ne vaut pas la peine d’ouvrir la bouche. Aujourd’hui les peuples de toutes les nations ont perdu l’instinct de la révolution. Ils sont tous trop contents de leur situation, et la crainte de perdre encore ce qu’ils ont les fait inoffensifs et inertes. Non, si encore je retrouve un peu de santé, je voudrais écrire une Éthique basée sur les principes du collectivisme[42], sans phrases philosophiques ou religieuses. »

Jeudi le 22, je le trouvai sur le canapé, et quand je lui demandai comment il allait, il me répondit : « Je suis stupide ». Je remarquai bientôt qu’une espèce de torpeur s’était emparée de lui...

Samedi (le 24) je ne pouvais pas le voir. Il fit prier ma femme de venir chez lui pour écrire sous sa dictée une lettre à sa famille à Lugano. Ma femme m’a raconté qu’elle l’avait trouvé en toute connaissance. Il lui a dicté la lettre en russe[43] en lui recommandant chaque virgule, chaque point. Dans cette lettre il exprimait l’espoir de revenir à Lugano dans quinze jours tout à fait remis. Quand je racontai ce fait à M. Vogt, celui-ci me disait : « Ta femme aurait dû faire un post-scriptum de sa part, que la guérison ne pouvait pas se faire si vite ». Mais la lettre était partie, et d’ailleurs Bakounine ne lui aurait pas permis un post-scriptum...

Lundi le 26, le soir, j’avais encore une conversation avec lui sur la musique. Il me demanda si Beethoven avait composé aussi des fugues, et ce que j’en pensais, et si moi j’en composais. Il a pu suivre mon explication là-dessus avec assez d’intérêt. Après cela nous parlions de la musique moderne, et il se laissait aller sur le compositeur Wagner en le jugeant bien sévèrement quant à son caractère et quant à sa musique[44]...

Le mercredi 28 je parlai avec M. Vogt et il me disait que la maladie tournait mal et qu’il désespérait de la ’guérison. Je fis écrire ma femme à la famille de Bakounine à Lugano pour la prévenir, mais ni nous ni le médecin crurent que sa fin allait être si prochaine. C’était mercredi aussi que subitement l’eau finissait de couler, comme aussi il n’allait plus à la garde-robe. En même temps sa somnolence augmentait. Il ne voulait plus prendre ses repas, et il était difficile de lui faire prendre un peu de bouillon. C’est aussi depuis mercredi qu’il n’a plus quitté le lit... Une fois au lit, il dormait de plus en plus. Comme je le priais de prendre un peu de bouillon, il me dit sans ouvrir les yeux : « Je n’ai besoin de rien, j’ai bien fini ma tâche ».

... Le jeudi le 29 matin, ma femme a été chez lui et lui avait demandé s’il n’aimait pas avoir du kacha[45], un mets national russe, qu’elle voulait lui préparer. « Oui, répondit-il en russe, fais-moi du kacha. » À midi j’étais chez lui ;... quand je voulus lui faire prendre un peu de bouillon, il se fâcha et me dit : « Faites bien attention à ce que vous faites avec moi, en voulant me faire manger. Je sais ce que je veux. » Après cela je lui demandai : « Mais n’est-ce pas, tu prendrais du kacha ? — Oui, dit-il, du kacha c’est autre chose », et tout cela avec pleine voix. Quand deux heures plus tard j’entrai avec le plat préparé par ma femme, je le lui montrai en disant : « Eh bien, Bakounine, kacha ! » Immédiatement il ripostait à haute voix : « Macha ! » (cela est le diminutif russe de Marie, le nom de ma femme), et il mangea plusieurs cuillerées de ce gruau.

Mais toujours son état allait de mal en pis, et vendredi matin (le 30) quand je venais avec ma femme et en le trouvant toujours plus ou moins sans connaissance, je télégraphiai à Lugano[46]. Déjà dans la nuit de jeudi à vendredi j’étais resté chez lui jusqu’à une heure, après quoi le jeune Vogt venait veiller pour la seconde partie de la nuit...

Samedi matin [1er juillet] à neuf heures je l’ai vu pour la dernière fois. Son état était peu changé. Ma femme y était à dix heures et le trouvait beaucoup plus tranquille et les traits de sa figure meilleurs. À onze heures M. Vogt était chez lui, et à midi moins 4 minutes il respirait pour la dernière fois ! On peut dire qu’il n’a pas eu ce qu’on nomme l’agonie...


Le 7 juillet.

... Je ne puis dire autrement que : Bakounine est mort comme il a vécu, en homme entier. Comme dans toute sa vie il s’est montré tel qu’il était, sans phrases et sans simulation, il s’en est allé aussi en toute connaissance de lui et de sa position. Au total, il me paraissait fatigué de la vie. Il a bien jugé le monde d’aujourd’hui, et, en sentant que le matériel nécessaire pour son espèce de travail lui manquait, il a sans regret fermé les yeux. C’est possible même qu’il a voulu mourir, malgré qu’il n’a jamais laissé échapper un mot qui indiquait cela.

... Il est mort auprès de ses deux amis personnels, M. Vogt et moi ; nous nous connaissions depuis plus de trente ans. Ni soins ni aide ne lui ont manqué. Un seul reproche peut tomber sur nous, c’est de ne pas avoir averti plus tôt la famille, et Mme Bakounine, qui depuis hier est ici, a été douloureusement frappée de cela[47]. Nous avons pour excuse seulement à dire, que nous-mêmes nous étions surpris par la rapidité avec laquelle la mort s’avançait dans les derniers jours, et que le défunt n’avait jamais laissé tomber un mot sur sa famille[48].

... En finissant ces lignes, je ne puis m’empêcher de vous tendre la main au nom de l’intérêt que vous portez à notre ami commun. On aime à dire que la mort désunit. Moi j’ai trouva toujours le contraire. C’est la vie qui désunit, pendant que la mort réconcilie tout et unit même ceux qui survivent[49]. Prenez donc, cher Monsieur, ces mots assez mal exprimés avec la même bienveillance comme ils sont écrits, et, si vous me vouliez rendre un service, faites-les parvenir à Monsieur Guillaume. De tous les jeunes amis de Bakounine, je le crois celui qui lui a été le plus près et le plus aimé. J’ai senti le besoin de lui parler encore et de lui faire communication des derniers moments de son ami ; mais il était parti de Berne[50] sans que je l’aie revu, et que je n’ai pas le temps à récrire tout ceci.

... En vous serrant la main je vous salue. Votre dévoué,

Adolf Reichel.


Comme on le voit par la demande adressée à Gambuzzi de me faire parvenir cette lettre, le récit écrit par Reichel m’était destiné tout autant, sinon plus, qu’à Gambuzzi lui-même. Celui-ci crut néanmoins pouvoir se dispenser de me le communiquer : il avait toujours eu de l’éloignement pour ceux que Reichel appelait les « jeunes amis de Bakounine », comme aussi, d’ailleurs, pour les « vieux amis » de notre Michel, — et les uns et les autres le lui rendaient bien. Si Reichel m’eût parlé de sa lettre, lorsque j’eus l’occasion de le revoir, nous aurions découvert le procédé si peu délicat de Gambuzzi à son égard et au mien ; malheureusement il n’en fit rien, persuadé, naturellement, que la lettre m’avait été envoyée ; et j’aurais à tout jamais ignoré l’existence de ce document si précieux pour moi, si Max Nettlau ne l’avait pas retrouvé à Naples en 1904 dans les papiers de Gambuzzi et n’en avait pas pris une copie qu’il m’a obligeamment communiquée en janvier 1905.




IV


Les funérailles de Bakounine et les manifestations de l’opinion.


J’emprunte au Bulletin le récit des funérailles de Michel Bakounine (numéro du 9 juillet) :


Lundi 3 juillet, des socialistes venus des différents points de la Suisse ont rendu les derniers devoirs à Michel Bakounine, mort l’avant-veille à Berne.

Le corps avait été transféré à l’hôpital de l’Île. À quatre heures du soir, le corbillard vint prendre le cercueil, et le funèbre cortège traversa les rues de la ville fédérale, pour se rendre au cimetière situé à quelque distance.

Sur la fosse plusieurs discours ont été prononcés. Adhémar Schwitzguébel a lu des lettres et télégrammes de divers amis ou sections de l’Internationale. Joukovsky a retracé la biographie de Bakounine, en insistant sur cette verdeur de sève, sur cette puissance de renouvellement qui caractérisaient celui qu’un écrivain russe a appelé « un printemps perpétuel ». James Guillaume a rappelé les calomnies dont la réaction a poursuivi le grand initiateur révolutionnaire, et les services qu’il a rendus à la cause socialiste[51]. Élisée Reclus a parlé des qualités personnelles de Bakounine, de la vigueur de son intelligence, de son infatigable activité. Carlo Salvioni[52] a rendu hommage à l’adversaire de Mazzini, au grand agitateur athée et anti-autoritaire, au champion du socialisme populaire en Italie. Paul Brousse a parlé ensuite au nom de la jeunesse révolutionnaire française, qui se rattache aux idées dont Bakounine a été le représentant le plus éloquent. Enfin un ouvrier de Berne, Betsien, a adressé en allemand un dernier adieu à celui dont la vie entière fut consacrée à la sainte cause de l’émancipation du travail.

Trois couronnes furent déposées sur le cercueil, au nom des trois sections de langue française, allemande et italienne que l’Internationale compte à Berne.


Adolphe Reichel, qui était présent, dit dans sa lettre des 6-7 juillet : « L’enterrement s’est fait lundi 3 juillet, quatre heures de l’après-midi. Beaucoup de députations de différentes sociétés socialistes ont été présentes. Près de sa tombe on a dit six ou sept discours, la plupart en langue française, un en italien et un en allemand. Beaucoup de Russes, même plusieurs étudiantes, suivaient le cercueil. »

Une étudiante russe, dans une lettre au Vpered de Londres, a raconté, elle aussi, les obsèques de son grand compatriote ; de cette lettre, j’extrais un passage qui donnera une idée de l’impression produite sur les assistants par cette émouvante manifestation de douleur et de sympathie :


Un petit groupe seulement avait eu le temps de se réunir. Il y avait là des anciens amis, abattus par le chagrin ; il y avait des hommes qui avaient partagé avec Bakounine des dangers à des moments divers et en divers lieux ; il y avait la jeunesse pour laquelle il avait été un maître ; il y avait des hommes qui ne partageaient pas ses opinions, qui se trouvaient dans le camp opposé, qui avaient lutté contre ses adhérents ; mais, dans cette minute, amis et étrangers, camarades des anciens combats et jeunes gens qui se précipitent vers des combats nouveaux, alliés et adversaires, tout cela était confondu ; il y avait seulement un groupe d’hommes qui ensevelissaient une force historique, le représentant d’un demi-siècle de mouvement révolutionnaire. Et ce petit groupe sentait derrière lui, invisible et innombrable, la masse des hommes de tout pays qui, en esprit, assistaient aux obsèques de celui dont la vie avait été mêlée à la vie universelle. Les discours commencèrent ; n’exigez pas que j’en fasse l’analyse ; vous les lirez probablement dans le Bulletin. Que sont d’ailleurs des paroles ? Il fallait être présent, il fallait sentir l’étincelle électrique qui se communiquait aux auditeurs. C’est l’état d’âme des assistants qui donnait aux discours leur pleine signification ; je pourrai vous en redire, brièvement et sèchement, les pensées essentielles : mais c’est à vous d’essayer de vous représenter, si vous pouvez, ce qu’on sentait et ce qu’on pensait : ce que sentaient ceux qui parlaient, et dont les larmes étouffaient quelquefois la voix ; ce que pensaient les auditeurs, devant lesquels repassait toute la vie de l’illustre mort.


Je reprends le récit du Bulletin, qui continue en ces termes :


Après la cérémonie, une réunion eut lieu au local du Sozialdemokratischer Verein. Là, un même vœu sortit de toutes les bouches, allemandes, italiennes, françaises et russes : l’oubli, sur la tombe de Michel Bakounine, de toutes les discordes purement personnelles, et l’union, sur le terrain de la liberté, de toutes les fractions du parti socialiste des deux mondes. Comme le marquèrent tout particulièrement les amis de Bakounine, ce n’est pas d’un baiser Lamourette donné dans un moment d’effusion et oublié le lendemain, ni d’une conciliation de dupes où une opinion s’effacerait devant une autre, qu’il s’agit ici : il doit être laissé à chaque groupe pleine liberté d’action et de propagande ; seulement de cette action et de cette propagande doivent être exclues les récriminations personnelles entre hommes qui au fond poursuivent le même but, les suspicions injustes, les insultes et les calomnies, qui ne font que déshonorer ceux qui les lancent. Il y a dans les statuts généraux de l’Internationale, revisés en 1873 par le Congrès de Genève, un article (l’art. 3) qui dit :

« Les fédérations et sections conservent leur complète autonomie, c’est-à-dire le droit de s’organiser selon leur volonté, d’administrer leurs propres affaires sans aucune ingérence extérieure, et de déterminer elles-mêmes la marche qu’elles entendent suivre pour arriver à l’émancipation du travail. »

C’est sur un terrain semblable, seulement, qu’un rapprochement est possible entre deux ou plusieurs organisations diverses, dont chacune suit la voie qu’elle croit la bonne, et qu’il serait chimérique de vouloir essayer de nouveau de fondre en une organisation unique et centralisée.

Une résolution exprimant les idées échangées de part et d’autre dans cette importante réunion a été votée à l’unanimité ; la voici :

« Considérant que nos ennemis communs nous poursuivent de la même haine et de la même fureur d’extermination ; que l’existence de divisions au sein des partisans de l’émancipation des travailleurs est une preuve de faiblesse nuisant à l’avènement de cette émancipation,

« Les travailleurs réunis à Berne à l’occasion de la mort de Michel Bakounine, et appartenant à cinq nations différentes, les uns partisans de l’État ouvrier, les autres partisans de la libre fédération des groupes de producteurs, pensent qu’une réconciliation est non seulement très utile, très désirable, mais encore très facile, sur le terrain des principes de l’Internationale tels qu’ils sont formulés à l’article 3 des statuts généraux revisés au Congrès de Genève de 1873.

« En conséquence, l’assemblée réunie à Berne propose à tous les travailleurs d’oublier de vaines et fâcheuses dissensions passées, et de s’unir plus étroitement sur la base de la reconnaissance des principes énoncés à l’article 3 des statuts mentionnés ci-dessus. »

Nous espérons que l’idée d’un rapprochement fraternel entre les différentes organisations socialistes ne restera pas à l’état de simple vœu, et que la voix de ceux qui, sur la tombe de Bakounine, ont déclaré abjurer toute rancune et tout grief personnels, sera enfin entendue.


Le Bulletin du 9 juillet publia en supplément une notice biographique sur Michel Bakounine, que j’avais écrite à la hâte : pour la période antérieure à 1849, je ne possédais que des renseignements incomplets ; aussi cette notice présente-t-elle plusieurs erreurs[53]. Elle est précédée d’un portrait de Bakounine gravé pour la circonstance par Georges Jeanneret, graveur sur bois, frère de mon ami Gustave Jeanneret.

En Italie, la mort de Bakounine fut l’occasion de touchantes manifestations de sympathie. La Fédération ouvrière de Naples nous adressa une communication datée du 2 juillet (Bulletin du 16 juillet), portant :


Dans la séance d’aujourd’hui, il a été donné lecture d’une dépêche annonçant la mort de Michel Bakounine, survenue à Berne. Plusieurs compagnons ont pris la parole à ce sujet, et ont donné des détails sur les écrits du défunt, sur ses travaux, sur les grands principes qu’il a énergiquement défendus... Il fut rappelé entre autres que c’est à Bakounine qu’est due la fondation du parti socialiste italien militant : dès 1866, il avait fondé à Naples un cercle de socialistes révolutionnaires, d’où sortit en 1869 la Section napolitaine de l’Association internationale des travailleurs, la première d’Italie, organisation qui depuis lors, soit publiquement, soit secrètement, n’a jamais cessé d’exister et de prospérer, malgré les persécutions de tout genre. Michel Bakounine était membre de la Fédération ouvrière napolitaine, et deux fois, aux Congrès de Bâle et de Saint-Imier [1869 et 1872], il fut représentant de l’une de ses sections ; il y était profondément estimé et fraternellement aimé... Il a été voté à l’unanimité : 1° De placer dans la salle de nos réunions le portrait de Michel Bakounine, avec une courte notice biographique ; 2° de rendre au défunt un témoignage public de notre deuil, par la voie de la presse ; 3° de convoquer un meeting pour honorer la mémoire de ce regretté champion du socialisme révolutionnaire….


Une lettre de Costa, signée Y. (Bulletin du 23 juillet), disait: « La perte de Michel Bakounine a été vivement sentie dans toute l’Italie, et les sections et fédérations de l’Internationale italienne ont publiquement manifesté leur deuil à cette occasion. Les journaux bourgeois eux-mêmes ont dû rendre hommage à l’illustre mort, et reconnaître qu’avec lui avaient disparu une haute intelligence et un grand cœur. Il laisse beaucoup d’écrits inédits ; et tous les socialistes d’Italie verraient avec plaisir que la rédaction du Bulletin voulût bien se charger de les recueillir en vue d’une publication. Tel était, ses amis le savent, le désir de Bakounine lui-même, et tel est aussi le nôtre, car nous croyons que le comité de rédaction de votre journal est plus en état que tout autre groupe d’accomplir ce pieux et important devoir, soit par les relations qu’il a eues avec le défunt et avec ses amis, soit par la qualité de ceux qui le composent. Nous espérons que ce vœu sera réalisé[54]. »

Enfin un entrefilet du Bulletin du 6 août dit ceci :


Les adresses votées par les sections italiennes de l’Internationale à l’occasion de la mort de Bakounine prennent le caractère d’une grande et générale manifestation du prolétariat italien. Chaque numéro de la Plebe et des autres journaux socialistes d’Italie nous en apporte de nouvelles : toutes rendent hommage au penseur et au lutteur qui a tant fait pour la cause de la Révolution.


Une lettre adressée au Bureau fédéral de l’Internationale par la Commission fédérale espagnole (Bulletin du 16 juillet) contient le passage suivant :


La triste nouvelle de la mort de notre cher compagnon Michel Bakounine nous a causé à tous un profond chagrin ; la perte de cet infatigable et courageux champion du collectivisme laisse un vide qu’il sera bien difficile de combler.


En Portugal, le journal le Protesto, bien qu’il ne fût pas des nôtres, publia un article de condoléance écrit en très bons termes : le Bulletin le reproduisit, en remerciant les socialistes portugais de leurs sentiments de fraternité, dans son numéro du 20 août. Voici ce qu’on lit dans ce numéro :


Le Protesto de Lisbonne, organe des socialistes portugais, appartient à l’école anglaise, et, lors du conflit qui a éclaté dans l’Internationale, à la suite du Congrès de la Haye, il s’était rangé du côté de Karl Marx et de ses partisans. Néanmoins, à l’occasion de la mort de Bakounine, il a adressé à la Fédération jurassienne des paroles de sympathie ; voici comment il s’est exprimé dans son n° 49 :

« Nous enregistrons avec regret la mort de Michel Bakounine, qui a joué un des premiers rôles dans le mouvement du prolétariat moderne.

« Sur sa tombe doivent se terminer les luttes qui ont eu lieu, durant les dernières années de sa vie, au sein du parti prolétaire, et, en exceptant quelques actes moins réfléchis de sa vie publique, nous devons nous affliger de sa mort comme de celle de l’un des plus énergiques révolutionnaires socialistes.

« Nous réservant de publier plus tard un résumé de sa biographie, nous témoignons à la Fédération jurassienne nos regrets de la mort de l’un de ses membres les plus énergiques, que la vieillesse et les dégoûts avaient fait depuis quelques années se retirer de la vie active. »

Nous remercions notre confrère le Protesto des sentiments de fraternité et de bienveillance dont cet article fait preuve à notre égard, et nous sommes heureux de constater que partout le besoin d’union est ressenti de même.


Un journal de tendances analogues à celles du Protesto, le Vorwärts de Bâle, organe d’un groupe de « démocrates » bâlois, consacra, lui aussi, à la mémoire de Bakounine un article convenable. Bien qu’il fût hostile à ses doctrines, il rendit hommage à son génie, et il le défendit contre l’ignoble calomnie qui l’avait représenté comme un « agent russe » ; il résuma en ces termes son jugement sur le grand révolutionnaire :


Bakounine, dont le physique était d’un athlète, était un géant par l’esprit. Seulement, dans son indomptable énergie, dans son ardeur dévorante, il manquait de sens pratique.

Avec Bakounine a disparu une puissante personnalité, comme il n’en apparaît que rarement dans l’histoire. S’il avait cédé aux séductions de ses confrères de l’aristocratie russe, et qu’il fût entré au service de l’État, il serait sans doute arrivé dans sa patrie, étant donné des circonstances analogues, à une position aussi élevée que celle que Bismarck occupe en Allemagne. S’il était resté dans l’armée, et qu’au lieu d’appliquer ses éminentes facultés à l’étude des questions philosophiques et sociales, il les eût consacrées aux choses militaires, il serait peut-être devenu un Moltke russe, et aurait fini ses jours dans la gloire et les honneurs officiels. Mais il ne recherchait pas les honneurs, il cherchait la science ; il ne désirait pas la gloire, il voulait la vérité. Et il lui est arrivé ce qui arrive à tous ceux qui ne recherchent pas leur profit personnel, mais qui veulent vivre pour l’humanité : il a dû errer de pays en pays, traqué et poursuivi comme une bête fauve par les grands de la terre. Il ne laisse pas des fruits durables de son action ; ses doctrines n’étaient pas faites pour en amener à maturité. Il restera dans l’histoire tel qu’un vieux sapin géant qui brave les orages, debout sur le sommet d’un rocher battu par la foudre: figure imposante, mais qui ne porte point avec elle de bénédiction.


En reproduisant ces lignes, le Bulletin ajouta :


C’est un adversaire qui parle, on le sent, mais au moins un adversaire loyal et généreux : et s’il est honorable pour Bakounine d’avoir arraché de pareils témoignages d’admiration à des bouches hostiles, la chose n’est pas moins honorable pour celui qui a su, malgré les différences d’opinion, rendre un hommage spontané au génie et à la vérité.


Mais il y eut des ennemis dont l’acharnement ne désarma pas, et qui continuèrent leur triste besogne de vulgaires injures ou d’infâmes insinuations. La Tagwacht — à laquelle nous avions tant de fois tendu la main de la conciliation — publia, une semaine après la mort de Bakounine, l’article suivant :


« Bakounine est mort à Berne. Il avait survécu à sa renommée, et l’époque où la jeunesse russe écoutait ses paroles comme celles d’un prophète est passée depuis longtemps. Bakounine a fait beaucoup de mal au mouvement ouvrier, jusqu’au moment où on l’a empêché de continuer. La brochure publiée par ordre du Congrès de la Haye[55], en dévoilant le complot bakouniste, donna le coup de mort au vieux machinateur. Il publia dans le Journal de Genève une déclaration par laquelle il annonçait qu’il se retirait entièrement de la vie publique, et il a tenu parole pendant ces trois dernières années.

« Bakounine était le type le plus accompli du conspirateur ; mais pendant toute sa vie il n’a jamais su au juste ce qu’il voulait, tombant de contradiction en contradiction, et produisant le plus affreux gâchis. Tandis que dans son Alliance secrète, par exemple, il avait établi une véritable dictature despotique à la russe, il combattait dans l’Internationale, comme « autoritaire », une organisation qui n’avait rien de rigoureux. Bakounine était regardé par plusieurs bons socialistes, hommes impartiaux, comme un agent russe ; cette suspicion — erronée sans doute — est fondée sur le fait que l’action destructive de Bakounine n’a fait que du mal au mouvement révolutionnaire, tandis qu’elle a beaucoup profité à la réaction. »


Voici la réponse que je fis dans le Bulletin (16 juillet) à l’odieux langage de Greulich :


Cet article-là n’est pas fait pour faciliter le rapprochement que des socialistes de diverses nations, amis ou adversaires de Bakounine, ont exprimé le souhait de voir s’accomplir. Et nous ne nous expliquons pas comment la Tagwacht a pu publier, immédiatement après ce triste entrefilet, le texte de la résolution votée à Berne, qui invite les travailleurs « à oublier de vaines et fâcheuses dissensions passées ».

Est-ce en répétant que « Bakounine n’a fait que du mal au mouvement révolutionnaire », qu’il a fait « beaucoup de mal au mouvement ouvrier » ; en rééditant contre lui la vieille calomnie, inventée par la police prussienne et par les préfets de M. Gambetta, que c’était un agent russe, et surtout en la présentant sous cette forme perfide et lâche qui consiste à dire que, pour son propre compte, le journaliste voudrait pouvoir regarder l’accusation comme erronée, mais que beaucoup de bons socialistes, gens impartiaux, y croient et ont à l’appui de leur opinion des motifs plausibles, — est-ce ainsi qu’on entend ramener dans le camp du travail la concorde et les sentiments de fraternité ?

Heureusement que le rédacteur de la Tagwacht ne représente pas l’opinion des ouvriers socialistes de langue allemande. Ceux que nous avons entendus à Berne, et qui appartenaient tous à l’Arbeiterbund, se sont exprimés d’une façon bien différente : ils ont tous rendu à la mémoire de Bakounine un hommage de respect et de reconnaissance ; ils ont déclaré qu’en face de cette tombe où ils venaient de déposer avec nous le vieux champion de la révolution internalionale, la calomnie n’oserait poursuivre son œuvre lâche et dissolvante (ils se trompaient, hélas !) ; ils ont dit enfin que le nom de Bakounine brillerait au Panthéon de l’histoire, comme celui d’un homme qui avait lutté et souffert toute sa vie pour la cause du prolétariat, et qu’il n’y avait que des misérables (« Schurken ») qui pussent être capables de vouloir réchauffer encore les vieilles inimitiés pour empêcher l’union des socialistes de s’accomplir. Nous prenons à témoins tous ceux qui étaient présents que tel a été le langage textuel des socialistes allemands dans la réunion de Berne.

Nous avons donc le droit de penser que l’article de la Tagwacht ne représente rien d’autre que le sentiment personnel de celui qui l’a écrit, et qu’il aura froissé les lecteurs de ce journal, lesquels, nous l’espérons, partagent tous le désir d’union fraternelle qui se manifeste en ce moment chez les socialistes de tous les pays du monde.


Greulich ne fut pas le seul, dans la Suisse allemande, à partir en guerre contre nous et contre tous ceux qui voulaient la concorde. Un certain Franz, qui avait rédigé autrefois le Proletarier d’Augsbourg, et qui maintenant gérait la librairie « socialiste » de Zürich, voulut opposer à nos paroles de paix un antidote, sous les espèces du dégoûtant pamphlet marxiste de 1873. Voici ce que dit à ce sujet le Bulletin (6 août):


Le citoyen Franz, gérant de la Volksbuchhandlung (librairie du peuple) à Zürich, a tenu à apporter aussi, à sa façon, sa pierre à l’édifice de la conciliation. Tandis que les socialistes de diverses nuances (y compris celle de l’Arbeiterbund), réunis à Berne le 3 juillet, ont déclaré unanimement qu’il fallait « oublier de vaines et fâcheuses dissensions passées », le citoyen Franz croit au contraire le moment opportun pour réchauffer les haines et remettre en lumière les injures et les calomnies dont nous ne voulions plus nous souvenir. Il possède, à ce qu’il paraît, dans quelque coin de sa boutique, un solde invendu d’un insipide pamphlet rédigé jadis par l’ex-proudhonien Longuet[56] sous la dictée de son beau-père Karl Marx, et qui a pour titre : L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs. Ce pamphlet est un ramas de calomnies à l’adresse, non seulement d’un certain nombre de socialistes qui ont fait leurs preuves de dévouement et d’honorabilité, mais de la Fédération jurassienne tout entière, ainsi que des internationaux d’Espagne et d’Italie. Eh bien, le citoyen Franz a trouvé à propos de faire insérer dans la Tagwacht du 2 août l’annonce suivante, que nous traduisons textuellement :

« Nous recommandons comme très instructif pour l’étude du mouvement ouvrier en général, et en particulier de la secte bakouniste qui vient de reparaître sur l’eau, l’écrit suivant, rédigé par Karl Marx et autres, sur l’ordre du Congrès de la Haye : L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs ; prix: 2 fr. 50. Nous avons le même écrit, traduit en allemand par Kokosky, sous ce titre : Ein Complott gegen die Internationale Arbeiter-Association : prix : 1 fr. 60.

« Volksbuchhandlung (J. Franz), Zürich. »


Nous prenons à témoin les socialistes du monde entier de l’acharnement sans nom avec lequel certains hommes poursuivent de leur inimitié ceux qu’ils persistent à appeler du nom absurde de bakounistes. Nous, les calomniés, les insultés, nous qui avons cherché l’union et toujours pratiqué la solidarité matérielle contre le capital envers ceux-là mêmes qui nous calomniaient, nous demandons la paix, nous tendons une main fraternelle à tous ceux qui se disent socialistes : nous écoute-t-on ? Point. Nous sommes généreux et loyaux ; ces gens-ià sont implacables. Ils disent : « Ah ! vous voudriez le rapprochement de toutes les fractions du socialisme ? nous saurons bien l’empêcher, nous avons là du venin tout prêt à vous jeter à la figure ! »

Eh bien, oui, vendez-le donc, votre pamphlet ; et au lieu de le coter à 2 fr. 50, ce qui est vraiment trop cher, donnez-le pour rien. Que tous les travailleurs le lisent, et qu’ils apprennent à connaître votre fiel et votre mauvaise foi. Ce ne sont pas les tristes écrits dont vous vous faites les propagateurs qui pourront empêcher nos principes de gagner du terrain ; et quant à notre conduite passée, ceux qui la connaissent savent que nous n’avons à rougir de rien, que tous nos actes n’ont tendu qu’à un but : l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, et que vos prétendues révélations ne sont que des inepties greffées sur les plus monstrueux mensonges.


Franz se sentit touché : il comprit qu’il se mettrait en fâcheuse posture aux yeux des membres de l’Arbeiterbund eux-mêmes, en continuant à recommander une marchandise tarée ; en conséquence, il écrivit au Bulletin qu’il était partisan de la paix, qu’il désirait de tout son cœur une réconciliation : « L’annonce de l’écrit L’Alliance de la démocratie socialiste, etc., a eu lieu — ajoutait-il — parce que j’ai estimé utile d’attirer l’attention de nos compagnons des deux côtés sur le matériel historique de la question, matériel qui n’est pas mensonger, si je ne me trompe pas moi-même ; mais je ne tiens pas tant à cela qu’à l’union de tous les socialistes dans l’Internationale ». Le Bulletin publia la lettre de Franz, et l’accompagna des observations suivantes :


En même temps que le citoyen Franz nous écrivait cette lettre, l’annonce dont nous nous étions plaints disparaissait des colonnes de la ' Tagwacht. Il eût mieux valu ne pas l’y mettre du tout, on n’aurait pas eu besoin de l’enlever ensuite ; mais quoiqu’il en soit, nous donnons acte au citoyen Franz de sa déclaration, et nous espérons, si chacun veut s’aider à l’œuvre d’apaisement, que l’union des socialistes pourra devenir bientôt une réalité.

Comme le citoyen Franz nous dit que, s’il a mis en vente le pamphlet où les socialistes de la couleur dite bakouniste sont si indignement calomniés, c’est parce qu’il a cru y voir un document historique digne de foi, nous lui offrons de le désabuser quand il voudra. Non pas que nous pensions utile d’engager un débat public sur cette question ; cela ne servirait probablement qu’à réchauffer des animosités qu’il faut laisser s’éteindre ; mais quand le citoyen Franz désirera des explications particulières, des éclaircissements qui ne laissent aucun doute sur le caractère mensonger des brochures L’Alliance de la démocratie socialiste, de Longuet et Karl Marx, et Die Bakunisten an der Arbeit, de Fr. Engels, nous sommes tout prêts à les lui fournir.


Le Vpered de Pierre Lavrof avait, lui aussi, mal parlé de Bakounine ; des révolutionnaires russes nous envoyèrent une protestation, à laquelle le Bulletin (10 septembre) s’associa par l’article suivant:


Nous avons reçu un document russe signé « Des membres du Parti du Peuple » ; c’est une protestation contre un article nécrologique sur Michel Bakounine qui a paru dans le Vpered, journal socialiste russe de Londres.

L’article du Vpered contenait, à côté de phrases élogieuses, des insinuations malveillantes, faites pour exciter l’indignation non seulement des amis du défunt, mais de tous les partisans sincères de la révolution[57]. Le document dont nous parlons, écrit sous la forme d’une lettre à M. Lavrof, rédacteur en chef du Vpered, relève avec sévérité ce qu’il y a de mesquin dans les sous-entendus, dans les restrictions ambiguës, dans les omissions calculées d’un article qui est censé représenter le jugement définitif du parti révolutionnaire russe sur le grand agitateur qui a rendu de si éclatants services à la propagande socialiste et qui a payé d’une longue captivité son dévouement à la cause populaire.

L’espace ne nous permet pas d’insérer tout au long cette protestation, trop étendue pour le format de notre journal ; mais nous tenons à dire que nous nous y associons complètement. Nous désirons, notre conduite l’a toujours prouvé, le rapprochement, dans la mesure du possible, de tous les groupes socialistes ; nous sommes prêts à tendre la main de la conciliation à tous ceux qui veulent lutter sincèrement pour l’émancipation du travail ; mais nous sommes bien décidés en même temps à ne pas laisser insulter nos morts.


Je ne puis résister au désir de placer à la fin de ce chapitre une lettre écrite à Alexandre Herzen par Jules Michelet, le 1er juillet 1855[58], au moment où Herzen venait de lui annoncer la prochaine publication de sa revue l’Étoile polaire ; on trouvera dans cette lettre, avec un magnifique éloge de Bakounine, — que Michelet avait connu personnellement, avant 1848, et beaucoup aimé, — des appréciations générales très remarquables sur la signification de la Révolution russe pour l’Europe et pour le socialisme :


Paris, 1er juillet 1855.

Vous demandez, cher Monsieur, si je ne sympathise pas à votre grand projet de l’Étoile du Nord[59], à moi qui, durant la terreur qu’inspirait la puissance russe, ai pu paraître injuste et dur pour votre grande nation.

Vous croyez que j’entre de cœur dans ces vues si généreuses, à la fois patriotiques et humaines.

Ah ! que vous avez raison !

Sachez, ami, que dans cette maison où je n’ai pas encore eu le bonheur de vous recevoir, la première place, à la droite de mon foyer de famille, est occupée par un Russe, notre Bakounine, image deux fois précieuse, deux fois tragique, deux fois chère, qui fut dessinée pour moi de la main mourante de Madame Herzen[60].

Sainte image, mystérieux talisman qui ranime toujours mes regards, qui remplit toujours mon cœur d émotion, de rêveries, d’un océan de pensées ! C’est l’Orient, c’est l’Occident, c’est l’alliance des mondes[61].

C’est l’Occident, la ferme épée et l’intrépide soldat qui, éveillé avant tous, avant l’heure de Février, écrivit d’une pointe d’acier, sur la table de la Réforme, le défi, l’appel en duel de Bakounine à Nicolas[62].

C’est l’Orient, la résistance légitime de la sainte et grande Russie au gouvernement bâtard qui la torture et la déprave ; c’est l’effort pour ramener ce peuple des voies machiavéliques où le traîne le tsarisme à sa mission naturelle de pacifique interprète entre l’Europe et l’Asie.

Ce portrait enfin, cher ami, c’est le gage de l’alliance, c’est le bon, le grand souvenir d’un dévouement qui embrasse le monde entier dans l’idée de la patrie. La Russie est, comme on le sait, opprimée par les Allemands ; mais le jour où le vieux cri germanique se fit entendre : « Qui veut mourir avec nous pour la liberté de l’Allemagne ? » un Russe se présenta, se jeta aux premiers rangs, et pas un patriote allemand n’y fut avant lui[63]. Quand l’Allemagne sera l’Allemagne, ce Russe y aura un autel.

En attendant, qu’il ait sa place au foyer, au cœur d’un Français ! qu’il habite chez celui qui, de tous, après vous, cher Herzen, fit la plus âpre guerre au tsar, guerre pour la France et la Pologne, et guerre surtout pour la Russie.

Que le drapeau de cette guerre soit planté dans votre Revue, le monde lui battra des mains.

Les plus simples sentent trop bien que la délivrance des Russes serait celle de toute la terre.

Les esprits réfléchis comprennent que les questions qui restent obscures, insolubles en Occident, trouvent dans la Révolution orientale un éclaircissement immense. Le problème du socialisme ne se résoudra qu’en famille, dans la grande famille des nations émancipées, par l’accession de la plus jeune qui, instinctivement, a rencontré des combinaisons partout ailleurs artificielles.

C’est la gloire de votre Pestel[64] d’avoir compris que, dans la variété infinie des besoins des peuples et de leurs vocations, votre pays représentait l’idée symétriquement opposée à celle de la société occidentale, et d’avoir puisé la Révolution et l’avenir dans les entrailles mêmes de l’antique Russie. C’est la commune qu’il a prise comme élément primitif et molécule originaire de la République, où la Russie, disait-il, est plus naturellement appelée qu’au tsarisme tartare ou au césarisme allemand.

Croyez-le donc, cher ami, nous savons quelles révélations nouvelles le monde doit recevoir tôt ou tard de la Révolution russe ; l’Étoile qui va se lever du pôle, elle luira pour nous tous avec cette vive scintillation, avec cette vierge lumière si pure qui, plus que le soleil même, semble le jour de la pensée... Je vous serre la main, cher ami, dans notre commune foi et notre immortelle espérance.

Jules Michelet.


« Quand l’Allemagne sera l’Allemagne, Bakounine y aura un autel », écrivait Michelet.

Ne réclamons d’autel pour personne, et disons tout simplement : « Quand le prolétariat allemand aura pris suffisamment conscience de lui-même, il ne permettra plus qu’on insulte Bakounine ».




V


De la première quinzaine de juillet 1876 jusqu’au Congrès jurassien
des 6 et 7 août 1876.


On commençait à se préparer, dans les diverses fédérations de l’Internationale, au Congrès général de 1876. La Commission fédérale espagnole adressa au Bureau fédéral, à la Chaux-de-Fonds, dans la première moitié de juillet, une lettre (publiée dans le Bulletin du 16 juillet) disant :

« Nous proposons pour l’ordre du jour du prochain Congrès général les deux questions suivantes : 1° De la solidarité dans l’action révolutionnaire ; 2° Revision des statuts généraux.

« Il serait très désirable, pour que la délégation espagnole, qui doit présenter au Congrès général le résultat des conférences comarcales, puisse être plus nombreuse, que ce Congrès fût retardé d’un mois et s’ouvrît seulement le premier lundi d’octobre. Nous croyons qu’il n’y aurait pas d’inconvénient à ce changement de date, d’autant plus que, l’ordre du jour n’ayant pas encore été publié, il est convenable qu’il soit laissé aux Fédérations régionales le temps nécessaire pour l’étudier. »

Les propositions de la Fédération régionale espagnole furent aussitôt transmises aux autres Fédérations régionales par le Bureau fédéral. Le Comité fédéral jurassien invita les Sections jurassiennes à lui faire connaître, avant la fin de juillet, leur opinion sur la proposition d’ajournement ; toutes les sections de la Fédération se prononcèrent pour l’affirmative (Bulletin du 6 août).


Une correspondance de Costa (signée Y.) donne au Bulletin (numéro du 23 juillet) les nouvelles suivantes de l’Internationale italienne :

« Le travail de réorganisation commencé en Italie marche grand train. La Commission régionale de correspondance vient de publier une circulaire (1er juillet) invitant les sections et fédérations à reprendre leurs relations interrompues, et à se préparer pour un prochain Congrès régional. Les sections et fédérations de la Romagne et de l’Émilie célébreront dans peu de jours leur second congrès provincial, qui sera suivi de ceux de la fédération des Marches et de l’Ombrie et de la fédération toscane.

« La désorganisation du parti républicain mazzinien est actuellement au comble, et cela facilite l’œuvre de l’Internationale. Ce parti est devenu maintenant, en grande partie, un appendice du parti monarchique constitutionnel ; attendu que, abandonnant le terrain révolutionnaire, il veut être désormais un parti d’ordre, un parti d’opposition légale. Le peuple, qui l’avait déjà abandonné, le prend maintenant en pitié. Les mazziniens purs peuvent à présent se compter sur les doigts ; et ce qui était jadis un grand parti national n’est plus qu’une étroite secte religieuse, dont les adeptes voient chaque jour leurs rangs s’éclaircir. La réorganisation de l’Internationale portera le dernier coup au mazzinianisme.

« Les journaux bourgeois mettent en œuvre tous les moyens possibles pour préparer au ministère de gauche le terrain pour de nouvelles persécutions contre les socialistes : ils parlent de bandes armées, qui n’existent que dans leur imagination, et cherchent à jeter la terreur dans les consciences timorées des honnêtes bourgeois, en les entretenant de pétrole ou de liquidation sociale. Le gouvernement donne la main à ces manœuvres, et fait faire des

        1. perquisitions minutieuses sur les voyageurs dans les trains de chemin de fer. Mais tout

le monde sait maintenant à quoi s’en tenir sur cette mise en scène, et on ne fait qu’en rire. Le socialisme, sans s’inquiéter de ces clameurs et de ces tracasseries, continue son œuvre de propagande et de groupement. »

Le Congrès provincial de la Romagne et de l’Émilie eut lieu le dimanche 16 juillet à Bologne. Entre autres résolutions, il décida la publication d’une Vie populaire de Michel Bakounine, et chargea de sa rédaction la fédération de Bologne[65]. Les sections et fédérations représentées à ce congrès étaient celles de Bologne, Forli, Forlimpopoli, San Leonardo, Sant’Andrea, Carpinello, San Pierino in Campiano, Campiano, San Zaccaria, San Stefano, coccolia, Sant’Arcangelo, Imola, Reggio d’Emilia, Modène, Budrio, Faenza, Persiceto, Ravenne, Rimini, Medicina, Castel Guelfo, Castel San Pietro, Mirandola. La commission fédérale pour la Romagne et l’Émilie fut placée à Imola. Le procès-verbal du congrès fut imprimé en une petite brochure, ainsi que celui du second congrès de la fédération toscane, qui se réunit à Florence le 23 juillet.

De ce second congrès, le Bulletin dit : « Les sections représentées étaient Florence (trois sections), Livourne, Pise, Sienne, Pontassieve, Prato, Montevarchi, Poggibonsi, Carrare, Pontedema et Cecina. La commission de correspondance pour les sections toscanes a été placée à Sienne, la commission de statistique et de propagande à Livourne. Un journal hebdomadaire, qui s’appellera le Nuovo Risveglio, et qui servira d’organe à la fédération toscane, va se publier à Livourne. »

Six autres fédérations encore s’étaient reconstituées ou étaient en voie de reconstitution : la fédération de la Sicile et de Naples, la fédération romaine, la fédération des Marches et de l’Ombrie, la fédération vénitienne, la fédération lombarde, la fédération sarde et piémontaise.


En juillet, on entendit parler du projet d’un Congrès ouvrier qui serait convoqué à Paris au retour de la délégation ouvrière envoyée à l’Exposition de Philadelphie. Nous accueillîmes l’idée avec sympathie : c’était la première manifestation publique d’une renaissance du mouvement socialiste dans la masse qui avait si longtemps paru inconsciente ou terrorisée. Bientôt fut publiée la circulaire convoquant le Congrès pour le 2 septembre: sur les dix signataires, un seul, le graveur Chabert, avait quelque notoriété. Le Congrès devait se composer « de délégués dûment mandatés de corporations et d’associations ouvrières de toutes les villes de France ». Parmi les huit questions formant l’ordre du jour figuraient : « les chambres syndicales », « les conseils de prudhommes », et « la représentation directe du prolétariat au parlement ».


De Belgique, notre Bulletin (29 juillet) donna la nouvelle suivante : « Un mouvement se produit à Gand, à Anvers, et dans d’autres villes flamandes, en faveur de la suppression du travail des enfants dans les fabriques. Il s’agit d’une pétition que les ouvriers sont invités à signer pour obtenir une loi sur cette matière. » Cette campagne de pétitionnement allait avoir un fâcheux résultat, celui de produire un déchirement dans l’Internationale belge : car les ouvriers socialistes de la Belgique wallonne ne voulurent pas s’associer à une démarche qui était en contradiction avec toutes leurs traditions révolutionnaires. Je reviendrai plus loin sur cette question.


De Russie, nous reçûmes en juillet et août une mauvaise et une bonne nouvelle.

Ross avait heureusement effectué son voyage de Russie ; et il était en route pour revenir en Suisse, lorsque, vers la fin de mai, il fut arrêté à la frontière russe à la suite d’une dénonciation, et conduit à Pétersbourg où il demeura en prison préventive jusqu’au procès des Cent quatre-vingt-treize. Dans le courant de mai et de juin, des télégrammes venant de Kiyef et de Iassy arrivèrent chez notre ami Alfred Andrié, monteur de boîtes, qui habitait alors Saint-Aubin (canton de Neuchâtel), et chez qui Ross avait déposé des papiers et le matériel de l’imprimerie russe ; ces télégrammes, signés « Démètre », parlèrent d’abord d’un paquet qui n’arrivait pas, puis annoncèrent la réception du paquet et demandèrent des instructions. Nous ne savions pas, et nous n’avons jamais su, de qui provenaient ces télégrammes, et s’ils n’étaient pas l’œuvre de la police. En juillet, le bruit commença à courir que Ross était arrêté, et bientôt la triste nouvelle fut confirmée. L’arrestation de cet infatigable et courageux propagandiste devait porter un coup fatal à l’organisation bakouniste en Russie.

Le 12 juillet (30 juin du calendrier russe), Pierre Kropotkine réussissait, avec le concours d’amis dévoués, à s’évader de l’hôpital où, atteint du scorbut et d’une maladie d’entrailles, il avait été transféré deux mois auparavant. Après être resté caché quelques jours dans un village des environs de Pétersbourg, il put gagner la Finlande, qu’il traversa tout entière du sud-est au nord ouest : arrivé au petit port de Vasa, sur le golfe de Botnie, il passa en Suède, puis en Norvège, attendit quelques jours à Christiania un bateau en partance pour Hull, et débarqua enfin en Angleterre environ un mois après son évasion. Entre le 10 et le 15 août, je reçus une lettre portant le timbre de Hull, et sur l’enveloppe de laquelle je reconnus avec une vive émotion l’écriture de Kropotkine : il m’annonçait qu’il venait d’échapper aux griffes de l’Ours de Pétersbourg, et que, dès qu’il le pourrait, il se rendrait en Suisse. Le Bulletin du 20 août publia un extrait de la lettre que Kropotkine m’avait adressée ; j’en reproduis le passage suivant : « La police, persuadée que son prisonnier n’avait plus que deux ou trois semaines à vivre, consentit à son transfert dans un hôpital militaire, ou plutôt dans une prison militaire annexée à l’hôpital. L’air frais (l’hôpital est situé hors de la ville) rétablit bientôt le malade, et on lui donna la permission de se promener dans la cour de l’hôpital, sous la garde de quatre sentinelles, deux armées et deux sans armes ; mais la porte de la cour restait ouverte, le prisonnier n’avait qu’à courir une trentaine de pas pour la gagner, et pas de sentinelle à la porte. Les amis de Kropotkiue se procurèrent un excellent cheval, et l’un d’eux, portant une casquette militaire, vint l’attendre dans la rue avec ce cheval et une voiture, à quelques pas de la porte cochère. Il y avait tout un système de signaux organisé dans les rues pour indiquer si le chemin était libre, ce qui, heureusement, était assez facile, l’hôpital étant dans un quartier très éloigné de la ville : c’est ainsi que Kropotkine a pu s’évader en plein jour, à quatre heures et demie de l’après-midi. »


La guerre avait éclaté entre la Turquie et la Serbie ; et le récit des atrocités commises par les Turcs eu Bulgarie remplissait les journaux du monde entier. Mais, en Serbie même, tous les journaux avaient cessé de paraître depuis le commencement de la guerre, excepté le journal officiel ; et voici l’explication de ce fait, donnée par notre Bulletin :

« La presse est libre en Serbie ; seulement, en temps de guerre, le gouvernement peut faire fusiller les journalistes sans nulle forme de procès. Ceci nous fait comprendre pourquoi, depuis deux mois, nous avons cessé de recevoir le journal socialiste Narodna Vola, qui se publiait à Smédérévo. Le gouvernement lui a laissé toute liberté de continuer sa publication ; mais il a prévenu ses rédacteurs qu’ils seraient fusillés si le journal paraissait. Recommandé à la prochaine Commune de Paris, comme un ingénieux moyen de concilier la liberté de la presse avec les égards dus aux journalistes réactionnaires. »


Une circulaire en date du 5 mars 1876, adressée par le « Conseil général » de New-York aux rares personnalités qui formaient ses derniers adhérents, avait convoqué pour le 15 juillet, à Philadelphie, une Conférence de délégués de « l’Internationale ». Nous n’eûmes des nouvelles de ce dernier acte de la comédie que six mois après, par l’analyse que le Vpered de Londres publia du compte-rendu officiel de cette Conférence. Voici le résumé qu’en donna le Bulletin (numéro du 18 février 1877) :

« La Conférence était composée comme suit : dix membres du Conseil général, et quatorze délégués de ce qui s’appelait la « Fédération nord-américaine » ; des délégués d’autres Sections internationales des États-Unis, qui avaient eu la naïveté de se présenter, ne furent pas admis. Un socialiste allemand, M. Otto Walster, récemment émigré en Amérique, était censé représenter les socialistes d’Allemagne ; et des mandats avaient été envoyés de Zürich et de Genève par Greulich et J.-Ph. Becker. Le secrétaire du « Conseil général », Schneider, lut à la Conférence un rapport officiel sur la situation de « l’Internationale » (c’est-à-dire des adhérents du « Conseil général ») : cette situation fut dépeinte comme très affligeante ; le « Conseil général » exprimait l’opinion « que l’Association ne doit pas être considérée comme existante, tant que sa reconstitution ne sera pas possible en France, et jusqu’à ce que les représentants réels (actual) des ouvriers en Allemagne manifestent le désir effectif d’y prendre part ». Le « Conseil général » ajoutait qu’il n’avait point reçu de cotisations depuis plusieurs années, autre preuve que « l’Internationale » n’existait plus. Il concluait en proposant la résolution suivante : Attendu que la situation politique de l’Europe met provisoirement obstacle à la reconstitution des liens extérieurs de l’Association, nous déclarons que le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs est dissous. Cette résolution fut adoptée à l’unanimité. »

Trente ans après, Sorge a écrit ce qui suit (p. 149 de son volume) sur cet épilogue de la burlesque histoire du « Conseil général de New York » :


Au milieu de juillet 1876 se réunit la Conférence de l’Association internationale des travailleurs. D’Europe il n’était venu personne. Les Allemands avaient seulement désigné Walster comme leur délégué ; les Suisses[66] avaient envoyé des mandats, mais qui n’arrivèrent qu’après la clôture des travaux. Le rapport du Conseil général fut adopté, ainsi que la proposition faite par lui de suspendre pour un terme indéfini l’organisation de l’Association internationale des travailleurs (die Organisation der Internationalen Arbeiterassoziation auf unbestimmte Zeit zu vertagen).


Sorge explique ensuite que les adhérents américains du Conseil général fusionnèrent avec le groupe des « Sozialdemokraten » et avec la « Illinois-Arbeiterpartei » pour former une organisation allemande sous le nom de « Arbeiterpartei der Vereinigten Staaten » (Parti ouvrier des États-Unis). Le premier acte du nouveau parti fut de prescrire à ses adhérents de s’abstenir de toute participation aux élections (vorläufig wurde den Parteiangehörigen dringend Wahlenthaltung empfohlen) : le marxisme américain aboutissait donc à cette abstention électorale dont la pratique — avait dit Hepner au Congrès de la Haye — « conduit directement au bureau de police » !


Deux grandes solennités organisées par la bourgeoisie suisse nous furent une occasion bienvenue d’opposer hautement les principes de l’Internationale aux vieux préjugés chauvins, aux haines nationales et à l’esprit militaire.

La première fut la célébration, par un « cortège historique », le 22 juin 1870, du quatrième centenaire de la « glorieuse » journée de Morat (22 juin 1476), où le patriciat vénal qui régnait sur les huit cantons suisses d’alors fit exterminer, par les brutes armées qu’il mettait, à prix d’or, au service des tyrans voisins, les troupes de l’ennemi du roi de France, le duc de Bourgogne Charles le Téméraire. Le Bulletin (9 juillet) publia ce qui suit au sujet de cette manifestation d’orgueil patriotique :


Le quatrième centenaire de Morat.

Qu’est-ce que les guerres de Bourgogne ? Le roi de France, Louis XI, cherchait à se débarrasser d’un voisin dangereux. Il s’adressa aux Suisses et, pour les mettre dans ses intérêts, fit distribuer de l’argent aux familles patriciennes. Les agents du roi réussirent à engager les Suisses à conclure une alliance offensive et défensive avec l’archiduc d’Autriche, leur ennemi séculaire, et à leur persuader d’envahir les États du duc de Bourgogne. Que tout cela se fit moyennant finances, les historiens suisses les plus disposés à tout voir en beau sont obligés d’en convenir. Le chef du parti français, à Berne, était l’avoyer de Diesbach, « homme ambitieux, entreprenant et cupide, qui ne répondit que trop bien aux avances de Louis XI » (Daguet) ; un prêtre lucernois, Jost de Sillinen, a qui aspirait à devenir évêque français de Grenoble, reçut vingt et une mille livres pour les distribuer aux Confédérés » (Daguet), etc., etc.

Ce furent ces mobiles héroïques qui engagèrent les Suisses à se jeter sur l’Alsace pour la conquérir au profit du duc d’Autriche ; à pénétrer ensuite dans la Haute-Bourgogne, qu’ils ravagèrent ; puis à envahir le pays de Vaud, allié du duc Charles. Là, ils montrèrent une intrépidité extraordinaire, c’est-à-dire qu’ils massacrèrent tout avec la férocité qui distinguait les Suisses de cette époque. « De grandes horreurs souillèrent cette rapide conquête. En beaucoup d’endroits, les habitants furent massacrés, les garnisons jetées par-dessus les créneaux... À Estavayer, les Suisses tuèrent les trois cents hommes de la garnison et treize cents habitants. Femmes, enfants, tout fut haché et chaplé, dit la chronique, ou contraint de se jeter dans le lac. » (Daguet.) Genève dut payer une rançon de vingt-huit mille écus d’or pour échapper à un traitement pareil.

Le duc accourut au secours de ses alliés et sujets. Vaincu à Grandson, il rassembla une nouvelle armée, et vint assiéger Morat, qui relevait de ses États et dont les Suisses s’étaient emparés. Là, il fut complètement défait par les Suisses, dans les rangs desquels combattaient tous les hobereaux allemands du voisinage ainsi que le duc René de Lorraine. « Les Suisses tuèrent à coups de flèches tous les malheureux fuyards ; ils n’accordèrent la vie qu’aux femmes perdues qui suivaient l’armée bourguignonne. Cruel comme à Morat fut un dicton longtemps populaire parmi les Suisses. » (Daguet.)

Le résultat politique des guerres de Bourgogne fut d’arracher définitivement les populations de langue française du versant oriental du Jura à l’alliance de leurs voisins de France, et de les placer pour des siècles sous le joug despotique et abrutissant de Messieurs de Berne et autres patriciens allemands. Il a fallu les guerres de la Bévolution française pour rompre enfin les chaînes de cette ignoble servitude.

Morat n’est donc point un anniversaire qui mérite de vivre dans la mémoire des amis de la liberté ; et, d’ailleurs, ce n’est pas en se grisant du souvenir de ses gloires militaires qu’un peuple montre de l’intelligence et du cœur. À la bourgeoisie suisse organisant une mascarade prétendue historique sur le champ de bataille de Morat, nous opposons le prolétariat parisien abattant la colonne Vendôme : l’avenir dira qui des deux a le mieux compris les sentiments modernes d’humanité et de fraternité.


Vint ensuite le « tir fédéral » qui, tous les deux ans, réunit en Suisse, avec des tireurs avides de décrocher des récompenses pécuniaires, et des orateurs de « cantine », une foule pour qui la « patrie » est un prétexte à se goberger et à boire. En 1876, le tir eut lieu à Lausanne (16-23 juillet). Voici comment le Bulletin salua la grande ripaille patriotique (numéro du 23 juillet) :


Le tir fédéral de Lausanne.

Les fêtes succèdent aux fêtes : après Morat, Lausanne. Des milliers de tireurs se sont donné rendez-vous au stand de la Pontaise, et surtout à la gigantesque cantine de Beaulieu. Favorisée par un temps magnifique, la fête est superbe, et les riches étrangers qui visitent Lausanne, voyant toute cette animation, répètent avec conviction le refrain stéréotypé : « Voilà un peuple heureux et libre ! »

Ils ne remarquent pas, ces touristes naïfs, qu’il y a en Suisse deux peuples différents, deux peuples ennemis. L’un d’eux peut être en effet appelé heureux et libre : car il a toutes les joies de la vie, toutes les jouissances, tous les loisirs, et aussi toutes les libertés inscrites dans notre constitution républicaine. C’est le peuple des propriétaires, des rentiers, des fabricants, du monde officiel : c’est celui qui s’amuse au tir fédéral.

Mais la Suisse a, comme les autres pays d’Europe, au-dessous de la population libre et heureuse, le peuple des esclaves et des misérables. Le prolétariat, chez nous, malgré les droits politiques dont le gratifie la lettre de la loi, a un sort aussi triste que partout ailleurs : la misère est aussi dure à supporter dans une république que dans une monarchie, et les gendarmes républicains ne sont pas plus tendres à l’ouvrier socialiste que ne l’étaient les sergents de ville de l’empire.

Pendant longtemps, toutefois, les ouvriers suisses se sont abusés sur leur situation. On les avait si bien endoctrinés, qu’ils se croyaient réellement les égaux de leurs maîtres ; et le pauvre diable logé dans une mansarde, sans feu l’hiver et ne buvant que de l’eau, que son patron peut laisser chômer et mourir de faim, et que son propriétaire peut jeter sur le pavé à son caprice, s’obstinait à se prendre pour un citoyen libre. Aujourd’hui il n’en est plus de même : le prolétariat ouvre les yeux. Il a compris que la république n’est faite que pour les riches, que la patrie ne protège que les propriétaires ; aussi est-il devenu indifférent aux manifestations patriotiques et républicaines qui l’enthousiasmaient jadis. Les prouesses que les tireurs accomplissent au stand de la Pontaise le laissent froid : il se souvient qu’il n’y a pas encore un an que des balles suisses ont assassiné les malheureux ouvriers de Göschenen. Les discours pompeux sur la liberté, qui se débitent à la cantine, le remplissent de colère : car il sait qu’à Lausanne même, en ce moment, des ouvriers se sont vu fermer la porte de leurs ateliers parce qu’ils ont voulu maintenir leur droit d’association, et que la police y a fait subir cinq jours d’emprisonnement à deux citoyens dont tout le crime était d’avoir voulu adresser paisiblement la parole à des compatriotes.

« — Vos fêtes bourgeoises ne servent qu’à nous faire sentir plus vivement notre misère et le mensonge de nos institutions républicaines !»

Voilà l’appréciation des ouvriers suisses sur le tir fédéral.


Nous voulûmes profiter du tir fédéral pour faire connaître l’Internationale, en distribuant à grand nombre, aux Suisses et aux étrangers — surtout aux Français — accourus à cette fête, un numéro du Bulletin (16 juillet) dont la première page était consacrée à un historique de notre Association et à l’exposé de ses principes. Voici le passage principal de cet article :


L’Internationale.

Le présent numéro du Bulletin se trouvera, à l’occasion du tir fédéral de Lausanne, entre les mains de nombreux lecteurs français pour lesquels, grâce à la loi Dufaure, l’Internationale est restée jusqu’à présent une chose connue de nom seulement, une énigme inexpliquée, et peut-être un épouvantail.

Il n’est donc pas hors de propos de rappeler en quelques mots ce qu’est l’Internationale, d’où elle vient et ce qu’elle veut.

[Suit un exposé du but de l’Internationale et de ses moyens d’action, après quoi le Bulletin continue ainsi :]

La guerre de 1870 apporta une profonde perturbation dans l’ordre économique et politique de l’Europe entière... Mais ni les rigueurs réactionnaires, ni les discordes intérieures, aujourd’hui apaisées, n’avaient pu tuer l’idée de l’Internationale. En Espagne, l’Association, supprimée en apparence à la suite du coup d’État de Pavia, n’en a pas moins gardé toute son organisation, et continué à tenir, quoique en secret, ses congrès [et ses conférences] périodiques ; en Italie, après deux ans de disparition forcée, l’Internationale recommence sa propagande au grand jour avec une nouvelle ardeur ; en Belgique, en Hollande, en Suisse, en Portugal, elle n’a jamais cessé d’exister, de lutter à ciel ouvert ; et dans les pays comme l’Angleterre, l’Allemagne, le Danemark, l’Amérique, où le mouvement ouvrier paraît n’avoir, jusqu’ici, qu’un caractère national, les socialistes comprennent très bien la nécessité de la solidarité internationale, et, en ce qui concerne l’Allemagne du moins, c’est l’arbitraire gouvernemental qui s’oppose seul à ce que ce sentiment de solidarité se traduise par un pacte effectif d’union des ouvriers allemands avec ceux des autres pays.

En France, malgré la loi Dufaure, de nombreuses sections de l’Internationale ont continué à exister clandestinement. Mais ce qui est une preuve plus frappante encore de la vitalité du principe international, et de la manière spontanée dont il s’impose à tous ceux qui veulent travailler à la cause de l’émancipation des classes laborieuses, c’est que ceux-là même qui, en France, acceptant la situation légale qui leur est faite, cherchent à en tirer le meilleur parti possible en créant les organisations pacifiques connues sous le nom de syndicats ouvriers, ceux-là même, disons-nous, quoique n’ayant peut-être jamais lu les statuts de l’Internationale, en mettent les principes en pratique : ils envoient des délégations ouvrières à l’Exposition de Philadelphie, ils manifestent hautement le désir d’un rapprochement amical entre les travailleurs de tous les pays du monde...

Lorsque furent rédigés pour la première fois les statuts généraux de l’Internationale, le préambule contenait cette phrase significative : « Le mouvement qui reparaît parmi les ouvriers des pays les plus industrieux de l’Europe, en faisant naître de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs, et conseille de combiner tous les efforts encore isolés ». La situation est aujourd’hui la même qu’alors, et ces paroles n’ont rien perdu de leur actualité. Un mouvement nouveau, un réveil plein d’ardeur s’opère parmi les ouvriers des principaux pays d’Europe. Ne retombons pas dans les vieilles erreurs ; unissons nos efforts à travers les frontières, et constituons un faisceau puissant, qui nous permettra de triompher un jour de nos oppresseurs, de la réaction monarchique et républicaine bourgeoise, qui déjà s’effraie aux approches de ce nouveau printemps révolutionnaire.


Le groupe de socialistes de langue allemande qui, à Berne, avait constitué le Sozialdemokratischer Verein, décida, sous l’impulsion de Brousse, de publier un journal qui fît, parmi les ouvriers de la Suisse allemande, la propagande des principes de la Fédération jurassienne. Ce journal, dont les principaux rédacteurs furent, avec Brousse, le typographe Émile Werner (qui traduisait les articles de Brousse en allemand), l’étudiant Kachelhofer, et parfois aussi Auguste Reinsdorf, s’appela l’Arbeiter-Zeitung : son premier numéro parut le 15 juillet 1876. Il fut mal accueilli par la Tagwacht. Quant au Bulletin, il lui souhaita la bienvenue dans l’article suivant :


Il vient de paraître à Berne un nouveau journal socialiste de langue allemande; il s’appelle Arbeiter-Zeitung (Journal des ouvriers). Nous lui souhaitons la bienvenue avec d’autant plus de plaisir que ce journal pose la question sociale d’une manière tout à fait carrée, et se prononce franchement pour la solution révolutionnaire.

La rédaction de la Tagwacht, par contre, a vu de mauvais œil que des socialistes se permissent de tenir aux ouvriers allemands un langage différent de celui auquel les ont habitués les prôneurs de la politique légale. Elle déclare que l’Arbeiter-Zeitung n’est qu’une édition allemande de notre Bulletin, et elle lui fait la guerre à propos de son article-programme.

Ce sera l’affaire de l’Arbeiter-Zeitung de répondre sur la question du programme ; mais quant à cette affirmation de la Tagwacht que le journal des socialistes de Berne ne serait qu’une édition allemande du Bulletin, elle n’a pas de sens ; en effet, si le Bulletin salue avec plaisir l’apparition d’un organe ouvrier qui défend le même programme que lui, il doit cependant reconnaître que cet organe a été la création d’un groupe parfaitement indépendant, et que nous ne croyons point disposé à s’inféoder à la rédaction d’un journal quelconque.

À ce propos, la Tagwacht croit bien faire de réchauffer les vieilles histoires de bakounisme. Elle engage ses lecteurs à relire et à méditer la brochure d’Engels contre la Fédération espagnole, Die Bakunisten an der Arbeit, et celle de Marx, Ein Complott gegen die Internationale. Il est naturel que des gens qui étudient l’histoire contemporaine dans ces tristes pamphlets, et qui acceptent comme paroles d’Évangile les mensonges dont ils fourmillent, ne se trouvent pas bien disposés à tendre ensuite la main de la conciliation à ceux qu’on leur a appris à regarder comme des mouchards ou des idiots.

Dans ce que dit la Tagwacht du sens que donnent les Allemands à leur activité parlementaire, et de l’absurdité qu’il y a à se figurer qu’une nouvelle société puisse éclore de toutes pièces en un seul jour de crise révolutionnaire, nous trouvons des choses parfaitement justes et vraies, que du reste nous avons toujours dites nous-mêmes. Aussi, quand on consentirait à mettre de côté les injures et les récriminations, pour discuter avec sang-froid et avec le désir sincère de comprendre ce que disent les adversaires, nous pensons qu’on arriverait facilement à s’entendre, et à s’apercevoir que, sans demander à aucune fraction le sacrifice de son organisation spéciale et de sa propagande, on peut vivre en paix et même s’entr’aider. Malgré tout, nous persistons à croire que les injures ne sont plus de saison ; que les journalistes qui, aujourd’hui, continuent encore à en écrire, s’apercevront enfin que leur montre retarde ; et que l’instant est plus proche qu’on ne le panse, peut-être, où ceux qui ont craché à la figure des soi-disant bakounistes tous les gros mots de leur vocabulaire, regretteront d’avoir si mal employé leur temps.


Le n° 2 de l’Arbeiter-Zeitung parut quinze jours après le premier, et voici un entrefilet du Bulletin à son propos :


Dans son second numéro, paru le 29 juillet, l’Arbeiter-Zeitung a répondu en très bons termes au compliment de bienvenue fort peu fraternel dont l’avait honoré le rédacteur de la Tagwacht ; et, de l’aveu des lecteurs des deux journaux dont nous avons pu consulter l’opinion, ce n’est pas la Tagwacht qui garde l’avantage dans cette polémique regrettable. Nous avons entendu beaucoup d’ouvriers allemands critiquer en termes fort vifs la manière dont la Tagwacht traite toute ce qui n’appartient pas à son petit cénacle, et le peu d’esprit de conciliation dont elle fait preuve.

Pour nous, nous le répétons, la conciliation est à nos yeux chose facile et ne demandant pas grands sacrifices : Qu’il soit convenu que chacun garde sa liberté d’action et le droit de propager le programme qui lui paraît le meilleur, sans qu’on lui en fasse un crime et qu’on le signale comme un traître, — et tout est dit.


Pour chercher à remédier aux effets de la propagande socialiste sur les ouvriers de langue italienne à Berne, quelques patrons de cette ville avaient fait venir de Lucerne un capucin qui, après avoir réuni un auditoire de maçons et de terrassiers tessinois et italiens, lui fit une conférence religieuse. Mais des membres de l’Internationale, qui attendaient les auditeurs à la sortie, les invitèrent à une contre-conféreuce, à laquelle le capucin n’osa pas se présenter : et l’effet de la prédication fut détruit. Le 15 juillet, les trois sections de Berne se réunirent en assemblée générale (c’était le jour de l’apparition de l’Arbeiter-Zeitung), et l’on put constater, par le nombre des assistants, les progrès que l’Internationale avait faits dans la ville fédérale.

La Section de Lausanne eut l’excellente idée d’ouvrir une souscription au profit de la délégation ouvrière de Paris à l’Exposition de Philadelphie, et d’inviter les ouvriers d’Allemagne à s’associer à cette œuvre de solidarité. Le secrétaire de la section écrivit à cet effet à Liebknecht pour lui demander s’il consentirait à prêter son concours à une manifestation de ce genre. Liebknecht répondit affirmativement ; il engagea la Section de Lausanne à rédiger un appel fait au nom des ouvriers de la Suisse et qui serait adressé aux ouvriers allemands ; il terminait sa réponse en disant : « Croyez, chers compagnons (Parteigenossen), que je ferai tout ce que je pourrai pour rétablir l’union du mouvement prolétaire ». La Section de Lausanne fit alors part de son idée à quelques ouvriers de Paris, et leur demanda si les ouvriers parisiens seraient disposés à accepter l’obole fraternelle des ouvriers allemands ; les Parisiens répondirent, à leur tour, que pour les ouvriers il n’existe pas de frontières ni de nationalités, il n’y a que l’humanité, et ajoutèrent : « Votre proposition a été discutée en assemblée générale des corporations ouvrières ; un ordre du jour extrêmement flatteur pour les ouvriers allemands, et où des sentiments de reconnaissance sont exprimés en réponse à leur proposition, a été voté à l’unanimité ». La Section de Lausanne rédigea, là-dessus, un Appel des ouvriers de la Suisse aux ouvriers allemands, le fit imprimer, et l’envoya à toutes les sections de l’Internationale en Suisse et aux divers groupes ouvriers dont elle put se procurer l’adresse en Suisse et en Allemagne. Cet Appel fut imprimé dans le Bulletin du 6 août. Les socialistes d’Allemagne, de leur côté, décidèrent la publication d’une brochure qui serait vendue au profit de la délégation parisienne à l’Exposition de Philadelphie (voir p. 71).

Le 31 juillet, le tribunal de police jugea la plainte des patrons tailleurs de Lausanne contre Kahn et Reinsdorf. L’avocat de la partie civile, M. Dubois, déclara qu’on avait raison de ne pas vouloir d’Internationale à Lausanne et en Suisse ; que la liberté ne devait pas exister pour elle ; qu’il y avait un article de la constitution fédérale qui permettait de la supprimer. Kahn fut condamné à vingt francs d’amende et aux frais ; Reinsdorf fut renvoyé des fins de la plainte[67]. Le préfet de Lausanne intima ensuite à Kahn l’ordre d’avoir à quitter le territoire vaudois dans le délai de huit jours : Kahn se fixa à Genève. Reinsdorf, également expulsé, quitta Lausanne pour la Chaux-de-Fonds, d’abord, et plus tard pour Genève.

Les socialistes zuricois de l’Arbeiterbund voulurent faire acte de solidarité à l’égard de nos deux camarades victimes des procédés arbitraires des autorités de Lausanne. Une assemblée populaire fut réunie à Zürich le samedi 5 août, et vota la résolution suivante, que publia la Tagwacht :

« Nous invitons les citoyens Kahn et Reinsdorf, qui ont été illégalement emprisonnés à Lausanne, à porter plainte pour ce fait auprès du Conseil fédéral[68] ; nous invitons également le citoyen Kahn à recourir au Conseil fédéral contre l’arrêté d’expulsion dont il a été l’objet. Nous nous déclarons solidaires avec ces deux citoyens pour tous les frais que pourraient occasionner ces démarches. »

Le Bulletin fit la réponse suivante à l’invitation de l’assemblée populaire zuricoise :


Les compagnons Kahn et Reinsdorf, en réponse à cette invitation, nous prient de déclarer qu’ils remercient l’assemblée populaire de Zürich pour l’esprit de solidarité dont elle fait preuve à leur égard, mais qu’ils sont parfaitement décidés à ne pas recourir au Conseil fédéral : d’abord parce que demander justice à une autorité, c’est reconnaître sa légitimité, et que des socialistes révolutionnaires ne peuvent se placer sur un terrain pareil ; et, en second lieu, parce que l’expérience a suffisamment démontré toute l’inanité d’une semblable manière de procéder. La seule chose qu’il y ait à faire, c’est de travailler énergiquement à l’organisation du parti socialiste, afin que, dans un avenir prochain, les ouvriers soient assez forts pour se faire justice eux-mêmes.


Dans son numéro du 16 juillet, le Bulletin put annoncer qu’ensuite d’une décision votée par la majorité des sections, le Congrès annuel de la Fédération jurassienne aurait lieu à la Chaux-de-Fonds les 6 et 7 août 1876.


Je n’ai pas parlé de ma situation personnelle depuis l’époque où j’avais quitté l’imprimerie G. Guillaume fils à la fin de 1872. Les années 1873 et 1874 furent très dures à traverser. Je réussis néanmoins à trouver un nombre à peu près suffisant de leçons particulières, entre autres dans un pensionnat de garçons (Dubied) et dans deux pensionnats de jeunes filles (Mlles Collignon et Mme Ruply) ; de temps à autre il me venait aussi quelque petit travail de traduction : c’est ainsi qu’à la demande du géologue Édouard Desor je fis une version française de sa brochure écrite en allemand, Die Moränenlandschaft, version qu’il publia sous son nom (Le Paysage morainique, 1875). En juin 1875 j’allai habiter, rue du Musée, n° 4, une maison où Charles Beslay occupait un petit appartement au troisième ; devenu ainsi son voisin immédiat, je le voyais souvent, et j’eus l’occasion de mieux apprécier son esprit original et l’aménité de son caractère. Dans l’été de 1876, la veuve de Proudhon vint passer quelques jours chez Beslay avec sa fille Catherine ; il les emmena toutes deux faire un tour dans l’Oberland bernois : je ne me doutais guère, à ce moment, que quelques années plus tard je retrouverais ces dames à Paris, que la fille de Proudhon deviendrait une amie de ma femme, et les petites-filles de Proudhon les compagnes d’études d’une de mes filles.

À partir de 1875, ma position matérielle s’améliora, grâce aux relations que je nouai avec un éditeur de Berne, pour lequel, en deux ans, je traduisis successivement, de l’allemand, deux romans de Mme Carlén, et, de l’anglais, un roman de Bret Harte.

Au printemps de 1876, reprenant le manuscrit que j’avais rédigé en 1874 pour nos amis italiens et que Cafiero m’avait rendu (voir t. III, p. 241), je me décidai à le publier, après en avoir retranché quelques pages qui visaient spécialement la situation de l’Italie ; mais, désirant qu’il fût autre chose que l’expression d’une simple opinion individuelle, je consultai un certain nombre d’amis, et revisai plusieurs points de mon essai conformément aux observations qu’ils m’adressèrent. Ce petit travail fut imprimé à la Chaux-de-Fonds, et parut au commencement d’août 1876 (il est annoncé comme étant sous presse dans le Bulletin du 16 juillet 1876), sous le titre d’Idées sur l’organisation sociale (imprimerie Courvoisier, 56 p. in-16). Il en fut publié une traduction italienne au commencement de 1877.



VI


Le Congrès jurassien de la Chaux-de-Fonds, 6 et 7 août 1876.


Les Sections suivantes se firent représenter au Congrès jurassien de la Chaux-de-Fonds :

Section de Lausanne ; Section de Vevey ; Section de Neuchâtel ; Section de la Chaux-de-Fonds ; Section de Sonvillier ; Section de Saint-Imier ; Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary ; Section de langue française de Berne ; Sozialdemokratischer Verein de Berne ; Section italienne de Berne ; Section de langue française de Bâle ; Section italienne de Bâle ; Section de langue française de Zürich ; Sozialdemokratischer Verein « Gleichheit » de Zürich ; Section de Porrentruy.

Le Bulletin ne donne pas la liste des délégués ; mais il note que, « outre les délégués, des internationaux appartenant à diverses sections, ainsi que des membres du Comité fédéral et de l’administration du Bulletin, assistaient au Congrès ».

Une séance préparatoire, le samedi 5, au soir, fut consacrée à la vérification


des mandats, à la fixation de l’ordre de jour, et à la nomination du bureau, qui fut ainsi composé : Ali Eberhardt, remonteur, délégué de Saint-Imier, président ; Voges, tailleur, délégué du Sozialdemokratischer Verein de Berne, vice-président ; Rodolphe Kahn, métallurgiste (non-délégué), de la Section de Lausanne, et H. Ferré, tapissier (non-délégué), de la Section de la Chaux-de-Fonds, secrétaires.


Séance du dimanche matin, 6 août.

Le rapport du Comité fédéral jurassien fut lu par James Guillaume, secrétaire d’intérieur du Comité. Le caissier fédéral, Louis Jenny, mécanicien, présenta ses comptes, et une commission fut nommée pour les vérifier.

L’administrateur du Bulletin présenta un rapport sur la situation de l’organe fédéral. Une commission fut nommée pour la vérification de la caisse et de la comptabilité du Bulletin.

Il fut ensuite donné lecture d’une série de propositions de la Section de Lausanne, relatives à des modifications dans la rédaction du Bulletin. Après une courte discussion, ces propositions furent renvoyées à l’examen d’une commission.

Une autre commission fut chargée d’étudier une question relative au journal en langue allemande récemment créé à Berne sous le nom d’Arbeiter-Zeitung.

Relativement au Congrès général de 1876, il fut donné connaissance au Congrès de la correspondance échangée à ce sujet par le Comité fédéral avec les diverses Fédérations régionales ; une commission fut nommée pour rapporter sur cette question.

Les deux Sections de Bâle proposaient de changer le nom de Fédération jurassienne en celui de Fédération suisse. Après une discussion générale, où tous les orateurs se prononcèrent contre la proposition de Bâle, cette proposition fut renvoyée à une commission spéciale, chargée de préparer un projet de résolution.

La Section de Neuchâtel proposait qu’une Adresse de sympathie fût envoyée au Congrès des socialistes allemands qui devait se réunira Gotha le 19 août. Cette proposition fut adoptée à l’unanimité, et une commission fut nommée pour rédiger un projet d’adresse.


Séance publique du dimanche après-midi.

Cette séance publique, qui eut lieu dans la grande salle de l’hôtel de ville, mise à la disposition de l’Internationale par la municipalité, s’ouvrit à deux heures. La question à discuter était : La pratique des libertés politiques en Suisse.

Adhémar Schwitzguébel, Rodolphe Kahn, Paul Brousse, James Guillaume, Auguste Spichiger parlèrent en français ; Görges, Voges et Betsien parlèrent en allemand.

Après les discours, la résolution suivante fut proposée à l’assemblée :


Considérant d’abord:

Que les libertés politiques sont violées en Suisse avec cynisme, que le droit d’association et la liberté individuelle viennent encore d’être foulés aux pieds à Lausanne, qu’un avocat a pu dire en plein tribunal, sans être contredit par les juges, que la suppression de l’Association internationale des travailleurs pourrait être légalement faite ;

Considérant ensuite :

Que toutes protestations ou pétitions envoyées aux assemblées nationales restent lettre morte ;

Considérant enfin : Que dans une société basée sur le principe de l’inégalité économique, aucune liberté véritable ne saurait exister,

La réunion d’aujourd’hui déclare qu’elle regarde l’établissement de libertés publiques sérieuses comme lié à l’accomplissement de la Révolution sociale.


Cette résolution, mise aux voix, fut adoptée par le public présent ; une seule main se leva à la contre-épreuve.


Le banquet familier (1 fr. 75 par tête) qui devait terminer cette journée eut lieu à l’hôyel du Guillaume Tell. Il comptait de nombreux convives ; l’élément féminin était représenté, et un groupe assez considérable d’ouvriers allemands s’était joint aux membres de l’Internationale, symptôme réjouissant des progrès de l’idée de conciliation. Les chanteurs du Deutscher Arbeiter-Verein de la Chaux-de-Fonds contribuèrent beaucoup à embellir la soirée par leurs chœurs socialistes.

Des télégrammes furent reçus de Lausanne, Porrentruy, Neuchâtel, etc. ; celui qui fut le plus remarqué venait de Genève, et était rédigé en allemand ; en voici le texte :


Kongress der Jura-Federation, grande salle Hôtel de Ville, Chaux-de-Fonds.

Genfer Socialisten senden herzliche Grüsse zu euern Berathungen. Ergreift energische Mittel wegen Lausanner Ungeheuerlichkeiten.

Gutsmann[69].


Le Congrès envoya à ce télégramme la réponse suivante :


Gutsmann, Deutscher Verein, rue Guillaume Tell, 5, Genève.

Le Congrès jurassien envoie un salut cordial aux socialistes allemands de Genève, et les remercie de leur témoignage de sympathie. Réunissons toutes les forces du prolétariat, et nous vaincrons.

Le bureau : Eberhardt, Kahn, Voges, Ferré.


Des adresses de félicitation envoyées par la Commission de correspondance de la Fédération italienne, à Florence, et par la Commission fédérale espagnole, furent lues également, et furent accueillies par de vifs applaudissements.

Une souscription fut faite au profit des ouvriers tailleurs de Lausanne, et le montant en fut remis au délégué de la section de cette ville.


Séance du lundi matin, 7 août.

La commission chargée de vérifier les comptes du caissier fédéral (rapporteur, Bobillier, délégué des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary) annonça qu’elle les avait reconnus justes, et en proposa l’approbation. Adopté.

La commission chargée de vérifier la caisse et la comptabilité du Bulletin (rapporteur, Exquis, délégué de Lausanne) proposa de donner décharge à l’administration, avec remerciements. Adopté.

La question relative à l’Arbeiter-Zeitung fit l’objet de la résolution suivante, qui fut votée à l’unanimité :


Considérant, d’une part,

Que les délégués des sections de langue allemande croient nécessaire que leurs groupes aient en langue allemande une feuille internationale pour publier leurs communications officielles et aider à la propagande dans leur milieu ; que ces délégués jugent l’Arbeiter-Zeitung propre à remplir ce rôle ; que les initiateurs de l’Arbeiter-Zeitung s’engagent à publier toute communication émanant des sections de langue allemande ; qu’en conséquence de ces faits une entente est intervenue entre l’Arbeiter-Zeitung et les délégués de ces sections ;

Considérant, d’autre part,

Que les délégués de toutes les sections représentées au Congrès croient en outre excellente l’existence d’une feuille allemande de l’Internationale,

Le Congrès recommande à tous les internationaux l’Arbeiter-Zeitung, journal fondé à Berne par un groupe de membres de l’Internationale, et mis par ce groupe à la disposition des sections internationales de langue allemande pour recevoir leurs communications officielles.


Relativement à la proposition de changer le nom de Fédération jurassienne en celui de Fédération suisse, le Congrès adopta la résolution ci-dessous à l’unanimité, moins la voix du délégué de Bâle, qui était lié par son mandat :


Considérant :

Que si, par la fondation de nouvelles sections en dehors du Jura, le nom géographique de Fédération jurassienne ne répond plus aux faits, le nom de Fédération suisse n’y répond pas davantage, puisque nous avons des sections situées en dehors du territoire helvétique, et qu’il y a d’autre part en Suisse des sections internationales qui ne font pas partie de notre Fédération ;

Considérant encore :

Que la création dans notre région de nouvelles sections de langue allemande et de langue italienne, dans la période de réveil où nous sommes, pourrait bien donner sous peu au mode de groupement une forme à laquelle ne répondrait pas un titre choisi prématurément par le Congrès,

Le Congrès pense qu’il y a lieu d’attendre et de laisser jusqu’à nouvel ordre les choses en l’état.


La commission nommée pour rédiger un projet d’Adresse au Congrès de Gotha (rapporteur, James Guillaume, de Neuchâtel) donna connaissance du projet qu’elle avait préparé, projet qui fut adopté à l’unanimité. On trouvera le texte de cette adresse à la page qui suit.

La Section de Sonvillier avait proposé que le Congrès s’occupât de l’organisation de la propagande socialiste pour l’année 1876-1877. Le délégué de cette section, Adhémar Schwitzguébel, lut un rapport dont les conclusions furent adoptées avec quelques adjonctions[70].

Le délégué de la Section de langue française de Berne, Paul Brousse, donna lecture du projet de publication populaire sur l’organisation de l’Internationale, dont la rédaction avait été confiée à la Section de Berne par le Congrès jurassien de Vevey en 1875. Il fut résolu que ce travail circulerait dans les sections pour y être étudié, et modifié le cas échéant.

Les Sections de Saint-Imier et de Sonvillier avaient proposé que le Congrès s’occupât de l’organisation de la solidarité matérielle dans la Fédération jurassienne. Après une assez longue discussion, le Congrès renvoya cette question à l’examen des sections.

La Section de langue française de Berne présentait les propositions suivantes : « 1° Que toute responsabilité publique, dans les sections, fût prise par des citoyens suisses ; 2° Que, pour être valable, tout vote du Congrès jurassien dût avoir été ratifié par les sections ». Le Congrès, considérant « que les principes contenus dans ces deux proposions ont déjà été reconnus et sont actuellement pratiqués », passa à l’ordre du jour.

Les deux Sections de Bâle et la Section de langue italienne de Berne proposaient au Congrès de s’occuper de la question suivante : « Recherche des moyens de créer le plus grand nombre possible de sections de langue italienne en Suisse ». Le Congrès prit à ce sujet quelques résolutions qu’il chargea le Comité fédéral de communiquer aux sections par voie de circulaire.


Séance du lundi après-midi.

La commission nommée pour examiner les propositions de Lausanne relatives au Bulletin (rapporteur, Aug. Spichiger, de la Chaux-de Fonds) en proposa le rejet. Ce rejet fut voté à l’unanimité, moins la voix du délégué de Lausanne. Diverses propositions destinées à déterminer nettement les obligations et les droits de la rédaction de l’organe fédéral furent ensuite adoptées ; le Congrès décida qu’elles seraient communiquées aux sections au moyen d’une circulaire.

La commission pour la question du Congrès général présenta le projet d’une circulaire à adresser aux autres Fédérations régionales par la Fédération jurassienne, qui se trouvait cette année chargée d’organiser le Congrès. La circulaire, qui recommandait l’adoption de la proposition espagnole d’ajourner le Congrès au premier lundi d’octobre (voir p. 47), fut adoptée, avec cette réserve que la ville où devrait se tenir le Congrès serait désignée ultérieurement[71].

L’ordre du jour étant épuisé, il ne restait plus qu’à fixer le siège du Comité fédéral et celui de l’administration du Bulletin pour l’année 1876-1877. À l’unanimité, la Section de Neuchâtel fut chargée d’élire dans son sein le Comité fédéral, et l’administration du Bulletin fut maintenue à Sonvillier.

Le président prononça ensuite la clôture du Congrès.

Le Bulletin (numéro du 13 août 1876) résuma en ces termes l’impression produite par cette réunion de délégués :


Les journées des 5, 6 et 7 août laisseront un bon souvenir à tous ceux qui ont assisté aux délibérations des délégués de l’Internationale jurassienne. Le sentiment général était celui d’un réveil puissant, dont les symptômes se manifestent chaque jour avec une force nouvelle. Pour la première fois, des délégués de Sections de langue italienne et de langue allemande assistaient au Congrès de la Fédération jurassienne, et il y avait aussi dans ce fait un heureux présage, celui d’un rapprochement entre les diverses fractions du parti socialiste. Puisse l’année prochaine ne pas démentir les espérances que nous fait concevoir la situation actuelle et le progrès rapide de nos idées.


Voici le texte de l’Adresse au Congrès des socialistes allemands à Gotha votée par le Congrès jurassien :


Adresse du Congrès de la Fédération jurassienne au Congrès
des socialistes allemands à Gotha.

Le Congrès de la Fédération jurassienne, composé de représentants de sections de langue française, allemande et italienne, et siégeant à la Chaux-de-Fonds, les 6 et 7 août 1876, a décidé d’envoyer un salut fraternel au Congrès des socialistes allemands à Gotha.

Nous savons que les lois actuelles ne permettent pas aux travailleurs de l’Allemagne de former avec leurs compagnons des autres pays une organisation internationale ; mais nous savons aussi que chez les travailleurs allemands le sentiment de la solidarité qui doit exister entre les prolétaires des diverses contrées est aussi vif que partout ailleurs. Si donc nous ne pouvons pas être unis par les liens d’une association formelle, nous pouvons au moins échanger des témoignages de sympathie et des vœux pour la réalisation de notre but commun.

Dans ces dernières années, des dissidences d’opinion, qui trop souvent ont dégénéré en querelles regrettables, ont existé, non seulement entre les groupes socialistes d’un pays à l’autre, mais encore entre des groupes du même pays. Cette division nuisait beaucoup au progrès de notre propagande. Vous avez, frères d’Allemagne, donné un grand exemple : les socialistes de l’Allgemeiner Deutscher Arbeiter-Verein et ceux du parti d’Eisenach, abjurant leurs inimitiés passées, se sont tendu la main. L’œuvre de conciliation que vous avez si heureusement inaugurée chez vous par ce rapprochement de deux fractions jadis hostiles peut et doit être continuée partout. Dans tous les groupes que nous représentons, le besoin en est vivement ressenti ; et les socialistes de diverses nations qui, le 3 juillet 1876, à Berne, sur la tombe de Michel Bakounine, ont recommandé l’oubli de vaines et fâcheuses dissensions passées, ont exprimé notre vœu le plus cher. Oui, nous croyons que, tout en gardant leur programme et leur organisation spéciale, les diverses fractions du parti socialiste peuvent établir entre elles une entente amicale, qui leur permettra à toutes de concourir plus efficacement à la réalisation de notre but commun : l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.

Nous sommes persuadés, compagnons, que vous recevrez la présente adresse avec les mêmes sentiments de sincère fraternité qui nous l’ont dictée, et nous vous présentons nos meilleurs souhaits pour la réussite des travaux de votre Congrès.

Salut et solidarité.
Au nom du Congrès jurassien,

Le bureau : Ali Eberhardt, Voges, R. Kahn, H. Ferré[72].


Le Bulletin du 20 août publia l’avis suivant : « La Section de Neuchâtel, dans sa séance du 14 courant, a accepté le mandat que lui a confié le Congrès de la Chaux-de-Fonds, d’élire le Comité fédéral jurassien pour l’année 1876-1877, et a composé ce Comité des cinq membres suivants : Gabriel Albagès, Auguste Favre, Auguste Getti, James Guillaume, Fritz Wenker ». — Dans sa première séance, le 17 août, les membres du Comité répartirent entre eux la besogne comme suit : secrétaire correspondant, G. Albagès ; secrétaire des séances, J. Guillaume ; caissier, F. Wenker ; caissier adjoint, Aug. Favre. Albagès, ayant quitté, en octobre, Neuchâtel pour la Chaux-de-Fonds, où il alla travailler comme peintre en bâtiment, fut remplacé au Comité par Gustave Jeanneret : je devins alors secrétaire correspondant, et G. Jeanneret secrétaire des séances. Getti quitta Neuchâtel en avril 1877, et fut remplacé par Henri Robert, faiseur de ressorts, qui avait été mon élève à l’École industrielle du Locle en 1868-1869.


VII


Du Congrès jurassien de la Chaux-de-Fonds au Congrès général de 1876.


En Espagne, les conférences comarcales qui devaient avoir lieu en juillet et août se réunirent ainsi qu’il avait été annoncé. Le Bulletin (10 septembre) dit à ce sujet : « Les conférences comarcales de l’Internationale espagnole ont eu lieu, et on a pu constater que l’organisation, que la persécution gouvernementale a contrainte à devenir secrète, a résisté victorieusement aux dures épreuves qu’elle a eu à traverser. Les conférences se sont occupées, entre autres choses, de la nomination de la nouvelle Commission fédérale espagnole et de la délégation à envoyer au Congrès général. » Et il ajoutait, un mois plus tard (15 octobre) : « Nous avons sous les yeux le compte-rendu imprimé (clandestinement, cela va sans dire) des conférences comarcales tenues cette année en Espagne. Nous voyons par ce compte-rendu que la Fédération régionale espagnole se compose en ce moment de cent douze fédérations locales, réparties en neuf fédérations comarcales. Chaque localité importante forme le centre d’un groupe (agrupacion) de sections, administré par une commission de groupe (comision de agrupacion) ; la réunion d’un certain nombre de groupes forme une comarque (comarca), administrée par une commission comarcale ; et l’ensemble de ces comarques forme la Fédération régionale, administrée par une Commission fédérale. Parmi les résolutions votées aux conférences comarcales, nous remarquons particulièrement les deux suivantes : « 1° Les conférences ont entendu avec satisfaction la lecture de la lettre du Comité fédéral jurassien[73], et déclarent que la Fédération espagnole, publique ou secrète, libre ou persécutée, travaillera toujours activement à l’émancipation du prolétariat ; 2° Les conférences ont appris avec un profond regret la mort de Michel Bakounine, et votent un souvenir à sa mémoire. »

Le Bulletin du 17 septembre donna de nouveaux détails sur les mauvais traitements infligés aux malheureux qui avaient été déportés sans jugement soit dans les bagnes d’Afrique (à Ceuta), soit dans les îles de l’Océanie (aux Philippines et aux Mariannes). « L’horrible situation où se trouvent ces pauvres gens ne peut être comparée qu’à celle que subissent en Nouvelle-Calédonie les martyrs de la Commune de Paris ; et de même qu’en France la voix populaire commence à s’élever pour flétrir les bourreaux versaillais, de même en Espagne, après deux ans d’un silence de mort, la conscience publique se réveille et réclame en faveur des victimes de l’atroce arbitraire du pouvoir. Un certain nombre de journaux espagnols ont accueilli des correspondances qui donnent des détails horribles sur la déportation. » Et notre organe traduisait deux articles extraits de la Gaceta de Barcelone et de l’Imparcial de Madrid.


L’Internationale avait été, en Portugal, fondée par l’initiative des ouvriers espagnols ; et si, lors des dissensions qui avaient suivi le Congrès de la Haye, les socialistes de Lisbonne s’étaient rangés du côté du Conseil général, ils n’avaient jamais rompu les liens de solidarité qui les unissaient à leurs frères d’Espagne. En 1876, au moment où allait se réunir de nouveau un Congrès général de l’Internationale, l’occasion parut propice à nos camarades espagnols pour faire une démarche amicale auprès des ouvriers portugais. « Le courant de rapprochement entre les socialistes appartenant à des nuances différentes — écrivait le Bulletin (1er octobre)[74] — se fait sentir aussi dans la presqu’île des Pyrénées. La fédération ouvrière de Cadix, qui appartient à l’Internationale espagnole, a adressé à l’organisation socialiste ouvrière du Portugal un appel destiné à signaler aux ouvriers portugais l’importance du prochain Congrès international de Berne et à les engager à s’y faire représenter par des délégués ou du moins à y envoyer une adresse d’adhésion. Cet appel est une nouvelle preuve de l’esprit de conciliation qui se fait jour de toutes parts. »

L’appel de la fédération de Cadix disait :


Compagnons de la région portugaise,

Depuis longtemps, et malgré les divisions qui malheureusement ont déchiré dans ces dernières années le sein du prolétariat, en nous plaçant dans des camps opposés, notre fédération locale, déplorant cette lamentable désunion et se souvenant seulement que nous combattons tous sincèrement pour atteindre le même but, l’émancipation des travailleurs par la révolution sociale, a toujours continué à entretenir avec vous des relations de bonne amitié, auxquelles de votre côté vous avez franchement répondu.

Les uns et les autres, nous avons nourri le constant désir de voir ces relations se resserrer et s’étendre à tous les révolutionnaires socialistes qui, s’ils ne se considèrent pas comme ennemis, n’en conservent pas moins dans le cœur des rancunes et de la méfiance. Une preuve de la conformité de vos sentiments avec les nôtres sur ce point, ce sont les lettres bienveillantes que vous avez adressées à nos compagnons prisonniers dans cette ville, et les déclarations publiées dans l’organe socialiste de votre région. Une preuve aussi de notre part, c’est le vœu de concorde entre toutes les fractions du parti socialiste, émis dernièrement dans la conférence des délégués de toutes les fédérations locales de la fédération comarcale à laquelle nous appartenons.

Mais nos vœux seraient inutiles, si nous ne pensions à leur donner une sanction pratique, en contribuant de toutes nos forces à jeter les bases d’une union solide et en formulant un pacte de solidarité admissible pour tous.

L’occasion est propice : bientôt, au mois d’octobre, se célébrera le Congrès général annuel des délégués d’une partie importante du prolétariat européen, et, si nous devons ajouter foi aux rumeurs lointaines que nous percevons, des courants de conciliation circulent parmi les masses ouvrières. À nous autres incombait le devoir, que nous venons remplir avec plaisir et pleins d’espoir, de vous inviter à aller à ce concert de paix confondre avec la nôtre votre note d’harmonie.

Oui, compagnons, que vos délégués se rendent à cette assemblée, et ils se convaincront que les représentants des fédérations libres, réunis pour discuter en commun les résultats d’une année d’étude et d’expérience, trop pénétrés de la grandeur de leur mission, ne voudront pas la rabaisser en apportant au sein du Congrès sacré du travail de tristes et mesquines passions.

Un accueil fraternel vous attend. L’intérêt de la Révolution sociale vous appelle. Et si, comme nous en avons la confiance, vous vous décidez à apporter votre concours à cette réunion, peut-être trouverez-vous là d’autres compagnons qui jusqu’ici ont lutté plus près de vous que de nous, accourus aussi pour sceller par une fraternelle accolade le rétablissement de l’union de tous les travailleurs.

Salut et Révolution sociale.

Le secrétaire de l’extérieur.

Cadix, 12 septembre 1876[75].


Dans son numéro du 22 octobre, le Bulletin publia une correspondance d’Espagne où on lisait : « Nous avons reçu avec beaucoup de plaisir la nouvelle que l’idée de conciliation entre les diverses fractions socialistes fait de grands progrès. Nous espérons que la Fédération espagnole se montrera favorable à la conclusion d’un pacte de solidarité entre les différentes organisations socialistes. » Le correspondant parlait ensuite d’un manifeste républicain signé par Ruiz Zorrilla et Salmeron, et expliquait que le parti républicain se trouvait divisé en quatre fractions, qui chacune de son côté se préparait à la révolution : les partisans de Castelar (modérés), ceux de Zorrilla et de Salmeron (unitaires), ceux de Pi y Margall (fédéralistes modérés), et les cantonalistes. Au moment où cette correspondance paraissait, les journaux annoncèrent la découverte d’un grand complot républicain : des centaines d’arrestations avaient été faites à Madrid et en d’autres villes ; le mouvement attendu, qui aurait sans doute remis Serrano à la tête du gouvernement, avec Zorrilla, Sagasta et Castelar comme ministres, se trouva de la sorte rendu impossible.


Le journal le Protesto, en Portugal, avait eu des paroles sympathiques à l’adresse de la Fédération jurassienne, à l’occasion de la mort de Bakounine. Lorsqu’eut été envoyée la circulaire du Bureau fédéral de l’Internationale convoquant le Congrès général pour le 26 octobre[76], le Protesto publia l’article suivant :


Congrès ouvrier international.

Le 26 courant s’ouvre à Berne un Congrès ouvrier international, auquel ont été invités les socialistes portugais. Ce Congrès est convoqué par les sections dissidentes de l’Association internationale des travailleurs, mais on assure qu’il y sera fait des propositions de conciliation. Nous souhaitons que nos compagnons puissent en finir avec toutes ces petites querelles, qui ont fait tant de mal à la classe des travailleurs. Est-ce que nous n’avons pas tous les mêmes intérêts et les mêmes aspirations ? Pourquoi donc sommes-nous divisés, et donnons-nous au monde ce triste spectacle ? Nos ennemis se réjouissent de notre désunion, et beaucoup d’ouvriers abandonnent à cause de cela les associations avec mécontentement.


À la suite de cet article, le Protesto reproduisit le programme du Congrès de Berne.


On a vu avec quelle ardeur et quel enthousiasme l’Internationale, en Italie, était rentrée dans l’arène publique. Le mouvement continuait et allait grandissant. Les journaux disparus reparaissaient ; de nouveaux journaux se fondaient, comme le Martello, à Fabriano, où écrivait Costa. Une fédération se constituait dans les Abruzzes, une autre en Sicile, une section était créée à Cagliari (Sardaigne). Le 20 août avait lieu à Iesi le Congrès de la fédération des Marches et de l’Ombrie : Costa, qui s’y était rendu, fut arrêté et conduit à Imola, où il reçut l’ammonizione. Le 1er septembre se réunit à Rome le Congrès de la Fédération romaine. De toutes parts on fondait des sections : chaque semaine en voyait surgir une demi-douzaine. À Florence fut formée une section de femmes, qui adressa un pressant appel à toutes les ouvrières d’Italie ; on y lisait : « Ce n’est pas l’émancipation bourgeoise de la femme que nous désirons, mais l’émancipation humaine, celle pour laquelle les ouvriers du monde entier s’associent aujourd’hui pour combattre demain ». Mais en même temps les persécutions gouvernementales et policières redoublaient : ammonizioni, emprisonnements, perquisitions, etc.

En septembre se tint à Gênes, avec une pompeuse mise en scène, le Congrès du parti mazzinien, hostile à l’Internationale ; la municipalité avait fait décorer la salle qu’elle avait mise à la disposition des délégués, et leur avait prêté sa musique : « on espère, dit à ce sujet le Bulletin, que l’année prochaine Sa Majesté le roi d’Italie leur fera accorder les honneurs militaires ». Les mazziniens luttaient avec acharnement contre les internationalistes ; à Fabriano, ayant appris que le Martello devait publier un article de polémique au sujet d’une lettre écrite par une notabilité du parti mazzinien, Campanella, ils intimèrent à la rédaction du journal la défense de faire cette publication, en déclarant que, si l’article paraissait, « ils descendraient dans la rue avec leurs carabines pour en finir avec les internationalistes ». L’article parut dans le Martello du 8 octobre, et les mazziniens, surpris de tant d’audace, jugèrent à propos de ne pas décrocher leurs carabines pour cette fois.

La Commission italienne de correspondance se trouvait empêchée, pour diverses raisons, de réunir le Congrès italien avant le dernier tiers d’octobre : elle écrivit en conséquence au Bureau fédéral, dans la première quinzaine de septembre, pour demander que le Congrès général, au lieu de s’ouvrir le premier lundi d’octobre, fût reculé jusqu’après le quatrième dimanche d’octobre. Lorsqu’elle eut reçu l’avis que le Bureau fédéral, d’accord avec elle pour ce nouvel ajournement, reportait la date d’ouverture au jeudi 26 octobre (voir plus loin p. 80), elle convoqua le Congrès de la Fédération italienne pour le dimanche 22 octobre à Florence. L’ordre du jour ne comprenait pas moins de dix-sept questions, proposées par diverses sections, parmi lesquelles se trouvaient celles-ci : « Doit-on encourager l’organisation de l’Internationale par corps de métiers ? (Naples.) — Est-il utile à l’Internationale de prendre part aux élections politiques, dans le but de faire affirmer par de purs socialistes les principes que défend notre grande Association, en face de la bourgeoisie qui siège au Parlement ? (Bari) — Les formes politiques sont-elles indifférentes au socialisme, ou doit-on aider à réaliser l’établissement d’une république possible? (Florence) — D’une organisation générale des caisses de résistance en Italie (Spolète). »

De nombreux délégués furent élus dans les diverses régions de l’Italie, pour se rendre à Florence. Afin que le Congrès pût terminer ses travaux avant l’ouverture du Congrès général, et que les délégués de l’Italie eussent le temps nécessaire pour faire le voyage de Florence à Berne, la Commission de correspondance avait prié les délégués des sections italiennes de se rencontrer à Florence dès le vendredi 20 octobre. Le gouvernement de M. Nicotera, que ce Congrès ennuyait, tenta alors un petit coup d’État : le jeudi 19 octobre il fit arrêter, à Florence, Costa et les deux membres de la Commission de correspondance, Natta et Grassi ; en outre, il fit occuper par la police et la troupe le local où devait siéger le Congrès et l’auberge où les délégués avaient leur rendez-vous, pensant empêcher par là le Congrès d’avoir lieu. Mais celui-ci n’en tint pas moins ses séances, et une lettre de Cafiero, publiée dans le Bulletin du 29 octobre, nous raconta en ces termes les incidents qui marquèrent la tenue du troisième Congrès de la Fédération italienne :


En arrivant en Florence, le vendredi soir 20 octobre, nous apprenons qu’Andrea Costa avait été arrêté la veille, ainsi que Natta et Grassi, et que le local où devait se tenir le Congrès était occupé par la police. Les compagnons qui nous racontèrent cela étaient eux-mêmes recherchés depuis plusieurs jours.

On voulait évidemment nous faire peur, pour nous empêcher de tenir le Congrès, qu’on n’avait pas osé interdire franchement. Toutefois, aucun des nombreux papiers concernant le Congrès n’était tombé entre les mains de la police ; et comme nous avions trouvé une autre localité pour nous réunir[77], nous résolûmes de nous y rendre sans perdre de temps. Il était minuit quand nous partîmes de Florence, à pied, par une pluie battante.

Je ne m’arrêterai pas à vous raconter les épisodes d’une marche de huit heures, faite en grande partie par des sentiers de montagne, au milieu de la plus profonde obscurité et sous un véritable déluge ; vous les comprendrez facilement, surtout en songeant que nous avions avec nous quelques compagnons d’un tempérament peu robuste, et que tous nous nous étions attendus à assister à un congrès pacifique et n’étions par conséquent pas préparés à entrer ainsi subitement en campagne.

Nous arrivâmes enfin au lieu de notre destination, un petit village sur une cime de l’Apennin. Après avoir pris une heure de repos, nous nous mîmes à l’ouvrage. Les mandats furent vérifiés, et toutes les questions de l’ordre du jour furent réparties sous ces quatre rubriques :

1° Points se rattachant à des questions de principe ;

2° Questions concernant la pratique révolutionnaire et le système à suivre sous ce rapport ;

3° Questions administratives de la Fédération ;

4° Questions diverses non comprises dans les trois rubriques ci-dessus.

Le soir du même jour, samedi 21, les commissions avaient achevé leur travail préparatoire. Alors, considérant que nous n’avions pas une minute à perdre si nous voulions achever notre besogne avant d’être surpris par la police[78], et la plus grande partie des délégués étant déjà présents, — quelques-uns d’entre eux, une dizaine, devaient encore nous rejoindre le même soir, — nous décidâmes de ne pas attendre davantage, et, de l’avis unanime des délégués présents, le troisième Congrès de la Fédération italienne de l’Association internationale des travailleurs fut déclaré ouvert.

Les discussions étaient déjà passablement avancées, lorsque nous reçûmes l’avis que les autres délégués, ceux que nous attendions encore, avaient été arrêtés tandis qu’ils étaient en route pour nous rejoindre ; qu’à Florence on avait fait de nouvelles et nombreuses arrestations, et que la police se disposait à se mettre à nos trousses.

Il n’y avait pas un moment à perdre.

Après nous être consultés, nous décidâmes de quitter la localité où nous nous trouvions et de profiter de la nuit pour nous rendre dans un endroit plus sûr. En moins d’une heure, nous étions déjà loin de tout chemin battu, au milieu d’une épaisse forêt. Là, nous nous trouvions en parfaite sécurité, et nous nous y installâmes pour continuer la séance. Comme vous le pensez, personne ne fit de longs discours ; les résolutions furent rédigées sans discussions byzantines et adoptées d’emblée : c’était au moins là un avantage de la persécution dont nous étions l’objet.

Le Congrès fut clôturé le lendemain dimanche 22, après une dernière séance dans une autre forêt ; puis les délégués prirent congé les uns des autres et s’éloignèrent par différents chemins.

Dans une prochaine lettre, je vous enverrai le texte des résolutions votées par le Congrès[79]. Pour le moment, je me bornerai à ajouter que deux délégués furent désignés pour représenter l’Italie au Congrès général de Berne. Grâce aux précautions qu’ils ont prises, nous espérons qu’ils auront pu arriver sans encombre à destination.


Les deux délégués en question étaient Cafiero et Malatesta. Le mardi 24 octobre, ils arrivaient en Suisse, à Bienne ; prévenu par télégramme, j’allai les rejoindre dans cette ville ; ils me narrèrent leur odyssée, et c’est alors que Cafiero rédigea pour le Bulletin la correspondance que je viens de reproduire.

Le lendemain ils se rendirent à Berne, où je les retrouvai le soir, avec les autres délégués venus pour le Congrès général.


Le Bulletin du 22 octobre annonça, sous la rubrique Grèce, que « un certain nombre de socialistes de ce pays envoyaient au Congrès de Berne une Adresse où ils exposaient leurs idées relativement à l’organisation du travail » ; et il ajoutait : « Ils ont chargé de la lecture de ce document le compagnon Andrea Costa, qui réside actuellement en Suisse ». Ces derniers mots étaient une feinte : Costa, qui était ammonito, et qui, malgré cela, venait de quitter Imola pour se rendre furtivement à Florence, avait voulu mettre la police italienne sur une fausse piste et lui faire croire qu’il s’était réfugié sur le territoire helvétique. Vain stratagème et tardif : la police savait fort bien où était allé Costa, et l’avait arrêté dès le 19. Cette arrestation priva le Congrès de Berne de la lecture de l’Adresse des socialistes grecs[80].


De France, le Bulletin publia (n°s 35, 36 et 30) deux lettres écrites, l’une par un détenu politique de la maison centrale de Thouars, l’autre par la veuve d’un détenu mort dans cette prison, lettres donnant des détails « sur le régime odieux auquel les gens de Versailles soumettent nos malheureux amis, coupables d’avoir combattu pour la liberté et l’égalité ». Je voudrais pouvoir en donner des extraits, mais je suis, à mon regret, obligé d’y renoncer.

Le Congrès ouvrier dont il a été question plus haut (p. 48) avait été retardé d’un mois : il s’ouvrit le 2 octobre, dans une salle de la rue d’Arras, à Paris. Un correspondant parisien disait dans le Bulletin (10 septembre) : « L'organisateur du Congrès est Pauliat, un bourgeois qui fait au journal la Tribune, depuis quelques mois, ce que Barberet fait au Rappel depuis cinq ans ; c'est-à-dire qu'en prenant la direction du mouvement socialiste, il s'arrange pour faire piétiner les ouvriers sur place sans avancer d'une semelle, tout en leur criant : Allons de l’avant, groupons-nous, marchons ! » Le Congrès de la salle d’Arras se composa de 105 délégués de la province et de 255 délégués de Paris. Optimiste, j’écrivis (Bulletin du 8 octobre) : « Ce que peuvent penser et dire les meneurs actuels nous préoccupe médiocrement : ils seront bientôt dépassés, et nous verrons les ouvriers parisiens, à mesure que la situation se dessinera mieux, marcher de l’avant avec les événements. En tout cas, le réveil qui se produit en France est des plus réjouissants. Qui l’eût osé espérer, que cinq ans après l’écrasement de la Commune les prolétaires de France auraient déjà relevé la tête au point d’aller s’affirmer en un Congrès à Paris ? C’est là un fait énorme. Le temps fera le reste. » Dans les séances, parfois tumultueuses, de ces « assises du travail », — comme disaient avec emphase les orateurs, — on vit paraître à la tribune les citoyens Gaillon, Dupire, Auguste Desmoulins, Barberet, Bolâtre, Chabert, le positiviste Finance, etc. : ils prononcèrent des harangues sonores et vides, que le Bulletin du 15 octobre apprécia ainsi : « Quand on se dit qu’il y a eu des Congrès de l’Internationale, dont les débats ont retenti dans le monde entier, et où toutes les questions sociales ont été étudiées ; qu’à ces Congrès de l’Internationale a jadis assisté l’élite du prolétariat parisien ; et qu’on voit maintenant patauger à l’aveugle les parleurs du Congrès de la rue d’Arras, on est forcé de s’avouer que la réaction a bien fait son œuvre ; qu’en écrasant l’insurrection du 18 mars, elle a véritablement décapité le prolétariat français, et qu’il faudra plusieurs années encore, peut-être, avant que les ouvriers du Paris actuel arrivent à comprendre la question sociale et à juger la situation de leur classe comme le faisaient les ouvriers socialistes de la fin de l’empire… Néanmoins, notre appréciation est demeurée la même qu’il y a huit jours : le Congrès de Paris reste, malgré tout, un fait important et réjouissant, non certes à cause des choses qui s’y sont dites, — car à ce point de vue il n’a rien ou presque rien produit de bon, — mais parce qu’en lui-même, et indépendamment de tout le reste, le fait seul d’avoir réuni des ouvriers en Congrès à Paris est une bonne chose. » Une nouvelle lettre de Paris (Bulletin du 5 novembre) résuma comme suit l’impression faite par le congrès sur cette portion du peuple des faubourgs qui restait fidèle au souvenir de la Commune et de l’Internationale :

« Le Congrès de Paris arrive toujours davantage à produire le résultat que désiraient les vrais socialistes, c’est-à-dire à faire rejeter les traîtres et les ambitieux en dehors du mouvement. Les principaux meneurs du Comité d’initiative, Pauliat, Guillon, et un ou deux autres, vont être expulsés de ce comité ; quelques amis, qui avaient cru sincèrement servir la cause en marchant à leur remorque, s’aperçoivent qu’ils font fausse route, et ont résolu de démasquer ces gens-là. La question de reddition des comptes a déjà soulevé des orages, car on y entrevoit des détails qui sont loin d’être propres. Les chambres syndicales, qui n’ont formé qu’une minorité au Congrès, protestent contre les agissements des meneurs, et prennent des dispositions pour que le prochain Congrès ne soit plus escamoté comme celui de Paris. Un groupe s’occupe activement de la création d’un journal socialiste ouvrier (je dis ouvrier, car il y en a tant qui se disent socialistes !). Je vous tiendrai au courant de ce qui se passera cet égard. »


De Belgique, un correspondant (Bulletin du 17 septembre) nous communiqua le texte de la pétition adressée à la Chambre des représentants contre le travail des enfants dans les fabriques, en disant qu’il ne pouvait l’approuver entièrement ; il nous annonçait en même temps qu’un Congrès de la Fédération belge allait se réunir pour s’occuper de la délégation au prochain Congrès général de l’Internationale.

Ce Congrès belge se réunit à Anvers le 1er octobre. Il désigna le Dr César De Paepe[81] pour représenter la Belgique au Congrès général. Il décida d’appuyer la pétition gantoise contre le travail des enfants : « Le délégué du Bassin de la Vesdre — nous écrivit notre correspondant (c’était Pierre Bastin) — a cru devoir donner sa voix à cette décision, parce qu’il faut, autant qu’il est possible, maintenir l’unité d’action entre les travailleurs ; mais je doute fort que cette opinion trouve un écho à Verviers ». (Bulletin du 15 octobre.) Enfin il adopta une proposition sur l’origine de laquelle je ne suis pas suffisamment renseigné : celle de la convocation d’un Congrès universel des socialistes, qui aurait lieu en Belgique en 1877. À ce Congrès universel seraient admis les délégués des diverses organisations socialistes, « que ces dernières fussent des branches de l’Internationale, ou qu’elles existassent en dehors de cette association ». Le but de ce Congrès serait « de cimenter, le plus étroitement possible, un rapprochement entre les diverses organisations socialistes et de discuter des questions d’un intérêt général pour l’émancipation du prolétariat ». Le Bureau fédéral de l’Internationale fut invité à inscrire cette proposition à l’ordre du jour du futur Congrès général ; et le délégué belge à ce Congrès reçut le mandat d’en recommander l’adoption à toutes les Fédérations qui y seraient représentées.

Lorsque j’appris ce qui s’était passé au Congrès d’Anvers, je ne vis, dans la proposition belge de réunir en un Congrès universel des délégués de toutes les organisations socialistes, qu’une tentative louable pour rapprocher les uns des autres tous les partisans de l’émancipation du travail, tentative inspirée, pensais-je, par le même esprit de conciliation qui avait porté les Jurassiens à tendre la main au Parti de la démocratie socialiste d’Allemagne. Je compris plus tard — plusieurs mois après le Congrès de Berne — qu’il y avait autre chose : l’attitude des meneurs du Parti socialiste flamand qui se constitua en 1877 m’ouvrit les yeux. Il y avait des gens qui voulaient détruire l’organisation de l’Internationale : et c’étaient ces gens-là qui avaient lancé l’idée du « Congrès socialiste universel », pour en faire contre l’Internationale une machine de guerre.


En Russie, le mouvement socialiste allait grandissant malgré les persécutions. Le journal Czas annonçait qu’en Ukraine, par exemple, le socialisme avait trouvé accès dans toutes les classes de la société : « les juges eux-mêmes en sont infectés, et des brochures spéciales répandent la doctrine subversive parmi les paysans ».

Deux ouvriers, Ossipof et Abramenkof, avaient été traduits devant le Sénat sous la prévention d’avoir propagé des écrits d’un contenu criminel : Ossipof fut condamné à neuf ans de travaux forcés ; l’autre accusé, contre lequel aucun fait ne put être établi, reçut quinze jours de prison. « Ce fut — écrivait un correspondant russe au Zeitgeist de Munich — le premier procès où les accusés et tous les témoins appartenaient exclusivement à la classe ouvrière, où nul représentant des classes dites cultivées ne se trouvait mêlé. L’attitude des accusés a été digne au plus haut point, et ils ont fait réellement honneur à leur cause. »

Les hostilités entre la Serbie et la Turquie, et les atroces massacres de Bulgarie, qui soulevèrent dans toute l’Europe, et spécialement en Angleterre, des protestations indignées, devaient amener, au printemps de 1877, le gouvernement russe à déclarer la guerre au sultan ; les événements d’Orient, en occupant les esprits en Russie, détournèrent pour quelque temps une partie de la jeunesse de l’action socialiste. Pierre Kropotkine, qui venait de s’installer provisoirement à Londres, nous adressa un article À propos de la question d’Orient, que publia le Bulletin du 24 septembre : « Nos socialistes russes, écrivait-il, ont aussi été entraînés par le mouvement. Je comprends cet élan. Il est impossible de lire quotidiennement le récit des massacres, et de savoir que ce peuple massacré comptait sur le soutien des Russes, sans être entraîné... Les journaux anglais sont remplis de comptes-rendus des meetings qui se tiennent chaque jour par dizaines pour exprimer leur horreur des massacres turcs et pour forcer le gouvernement anglais (tory) à changer d’attitude dans la question slave. C’est vraiment avec dégoût que je lis journellement ces comptes-rendus. Il n’y a rien de plus révoltant que de voir la manière dont un mouvement, né des sentiments les plus purs, les plus humains de la classe ouvrière, est exploité dans son propre intérêt égoïste par le parti bourgeois libéral. »

Notre correspondant d’Angleterre nous exprimait le même dégoût tant au sujet des manœuvres de Gladstone contre Disraeli (tout récemment créé Lord Beaconsfield) que du langage tenu par le premier ministre en réponse aux accusations des libéraux. « M. Gladstone cesse un moment de brochurer pour soutenir l’Église établie, et vient taper à coups de Turcs sur les conservateurs. À quoi Lord Beaconsfield répond par les flots d’une éloquence non moins pompeuse, en faisant intervenir les sujets mahométans de l’Inde anglaise et leurs sympathies pour le sultan… Les faiseurs ont organisé partout des meetings populaires, qui votent des résolutions, font des pétitions, et reçoivent en échange de l’eau bénite de cour. Le prix de niaiserie est mérité par la Ligue ouvrière de la paix, dont l’ex-membre du Conseil général Lucraft est l’âme. Elle veut que le gouvernement agisse par son influence morale, mais surtout se garde bien d’employer la force. La paix à tout prix ! »

À propos du Congrès annuel des Trade Unions, le même correspondant nous écrivait (Bulletin du 8 octobre) : « J’ai vraiment peu d’inclination à vous donner, comme les années précédentes, un compte-rendu de ce Congrès. Les officers (fonctionnaires) des Trade Unions en sont arrivés à la formation d’un petit gouvernement assez régulier, leur Comité parlementaire, lequel se trouve en termes fort passables avec le gouvernement légal du pays. Tous deux sont habiles à tempérer les exigences prématurées, et à donner à la marche du progrès la lenteur qu’ils jugent utile à leur sécurité. Ainsi les trois-quarts du Congrès se passent en compliments, et l’autre quart ne contient que l’aimable expression de l’espérance que le ministre tel ou tel voudra bien donner à telle ou telle loi le développement que ses promesses antérieures permettent d’attendre. Le Comité parlementaire aura une douzaine d’occasions d’aller faire visite à un ministre ; ils feront mutuellement échange de compliments sur leurs bonnes manières, et l’on se séparera réciproquement enchanté. »


En Allemagne, le Congrès de Gotha se réunit du 19 au 23 août, avec un ordre du jour dont les points principaux étaient : « Rapport sur l’activité des députés au Reichstag ; les prochaines élections au Reichstag, désignation des candidats socialistes ; l’organisation socialiste en Allemagne ». Le Congrès comptait 101 délégués, représentant 284 localités et 37,774 votants. Il fut décidé que les deux organes officiels du parti, le Neuer Sozial-Demokrat et le Volksstaat, seraient remplacés par un organe unique, qui prendrait le titre de Vorwärts (« En avant »), et qui paraîtrait à Leipzig ; les rédacteurs, élus par le Congrès, furent Hasenclever et Liebknecht. Le Comité central du parti fut placé à Hambourg, et composé de Derossi, Auer, Geib, Hartmann et Braasch.

Le Congrès décida, à la suite de l’initiative prise par les socialistes de Lausanne (voir pages 55-56), de publier une brochure dont le produit serait remis aux ouvriers français pour leur faciliter l’impression des rapports des délégués envoyés par eux à l’Exposition de Philadelphie. Cette brochure parut en effet en novembre à Leipzig, sous le titre : Für die französischen Brader (« Pour les frères français »).

Il faut noter en outre une décision du Congrès reconnaissant qu’en Alsace-Lorraine, c’était aux ouvriers du pays à déterminer eux-mêmes l’attitude qu’ils entendaient prendre au sujet des élections, soit qu’ils voulussent mettre en avant des Candidatures socialistes, soit qu’ils préférassent s’abstenir.

Le procès verbal officiel du Congrès rend compte en ces termes de l’accueil qui fut fait à l’Adresse de la Fédération jurassienne, dont Liebknecht donna lecture dans la séance du 21 août au matin, séance où furent aussi lues d’autres adresses envoyées de Portugal, de Belgique et d’Angleterre :

« L’Adresse votée par le Congrès jurassien, tenu à la Chaux-de-Fonds le 7 août, exprime le regret des divisions qui ont régné jusqu’à présent entre les ouvriers des divers pays, et la satisfaction produite par l’heureuse réussite de l’union des ouvriers allemands ; elle parle de la nécessité d’oublier les discordes passées et de grouper toutes les forces pour atteindre le but commun.

« Bebel prend alors la parole et s’exprime ainsi : C’est un symptôme réjouissant que de voir les ouvriers de tous les pays civilisés profiter de l’occasion de notre Congrès pour affirmer leur solidarité avec les ouvriers allemands. Dans une assemblée à laquelle l’orateur a assisté dernièrement à Berne, il a été question d’un rapprochement avec les socialistes russes, français, etc. Il a dû faire observer, il est vrai, que, dans la situation actuelle de l’Allemagne, une organisation internationale n’est pas possible. Mais ce qui peut très bien se faire, c’est d’établir une correspondance amicale entre les représentants des diverses organisations socialistes, et de profiter de quelque occasion pour avoir une entrevue, de façon à créer au moins un lien moral entre nous et nos frères des autres pays. L’orateur propose qu’il soit répondu dans ce sens aux adresses qui ont été lues.

« Cette proposition est adoptée. »

Ce fut Liebknecht qui rédigea et envoya la réponse du Congrès de Gotha au Congrès jurassien. Cette réponse (traduite en français) fut publiée dans le Bulletin du 10 septembre ; la voici, avec les quelques lignes dont nous la fîmes précéder et suivre :


On se souvient de l’Adresse au Congrès de Gotha, votée par le Congrès de la Fédération jurassienne. En réponse à cette adresse, nous recevons du compagnon Liebknecht la lettre suivante, que nous publions avec un vif plaisir :

« Chers compagnons,

« Le Congrès des socialistes allemands m’a chargé de vous exprimer sa joie que le Congrès de la Fédération jurassienne se soit prononcé en faveur de l’union de tous les socialistes.

« Sans doute la discorde dans les propres rangs du prolétariat est le seul ennemi que nous ayons à craindre ; et tout ce qui est en notre pouvoir sera fait pour mettre fin aux dissensions du passé.

« La brochure que nous publierons au profit des délégués parisiens à l’Exposition de Philadelphie paraîtra la semaine prochaine[82].

« Cette lettre vous aurait été transmise plus tôt, mais je n’avais pas l’adresse de votre comité.

« Salut et fraternité.

« W. Liebknecht. »

« Leipzig, 3 septembre 1876. »

Comme le prouvent les sentiments exprimés par cette lettre, l’œuvre d’apaisement commencée sur la tombe de notre cher et regretté ami Michel Bakounine est en bonne voie de s’accomplir ; et nous espérons que le Congrès général de l’Internationale, qui doit avoir lieu cet automne dans une ville de la Suisse, contribuera à faire faire aux diverses fractions du grand parti socialiste un nouveau pas dans la voie de l’union.


Ainsi qu’on l’a vu précédemment, nos relations avec l’organe des lassalliens, le Neuer Sozial-Demokrat, avaient toujours été cordiales ; il faisait régulièrement l’échange avec notre Bulletin, et il rendait compte des Congrès de l’Internationale autonomiste. Par contre, le Volksstaat nous avait traités en ennemis, et n’avait pas ménagé, en plus d’une circonstance, les outrages et les calomnies à nos militants. Aussi fut-ce une chose significative que la publication de cette ligne dans le Bulletin du 24 septembre :


Le Bulletin fait désormais l’échange avec le Volksstaat de Leipzig.


Plus significative encore la publication de l’entrefilet suivant dans un numéro du Volksstaat des derniers jours de septembre, où il était parlé avec sympathie d’un de nos amis russes :


La police russe en voyage. — Tout récemment, à ce que rapporte la Königsberger Hartung’sche Zeitung, un employé supérieur de la police de Pétersbourg a été à Königsberg, avec la mission de chercher à découvrir la résidence d’un dangereux socialiste, d’un prince russe, et de s’assurer si, comme on le croit en Russie, il a quitté le territoire russe. De Königsberg, l’employé de police a continué sa route vers l’intérieur de l’Allemagne. — Ce dangereux socialiste est probablement le prince Kropotkine, dont nous avons raconté il y a peu de temps l’heureuse évasion. Kropotkine et ses amis sauront, nous n’en doutons pas, faire ensorte de déjouer la tendre sollicitude avec laquelle la police russe veut bien s’occuper d’eux.


Au moment de disparaître pour faire place au nouvel organe qui devait leur succéder, le Volksstaat et le Neuer Sozial-Demokrat annoncèrent l’un et l’autre la réunion du prochain Congrès de l’Internationale. Le Volksstaat se borna à dire : « Dans ce Congrès sera discuté le rapprochement des fractions aujourd’hui divisées, et on travaillera à réaliser l’union de tout le parti ouvrier international ». Le Neuer Sozial-Demokrat parla d’une façon plus cordiale : « En octobre — écrivait-il — aura lieu à Berne le Congrès de l’Association internationale des travailleurs, autant que le permettront les persécutions dont cette Association est l’objet de la part des gouvernements. Comme l’annoncent les organes du parti, on attend de tous les pays des délégués et des compagnons. On parle en particulier de l’Italie, de l’Espagne, de la Belgique, de l’Angleterre, de la France, de la Hollande, de l’Amérique. Le journal socialiste Arbeiter-Zeitung, de Berne, dit à ce propos : « Si des compagnons d’Allemagne veulent venir au Congrès de Berne, n’importe auquel titre, la famille sera au complet ». Ce souhait se réalisera certainement. » Et dans son numéro suivant, le Neuer Sozial-Demokrat reproduisit in-extenso le programme du Congrès, d’après la circulaire lancée par le Bureau fédéral de l’Internationale.

On vient de voir que le Neuer Sozial-Demokrat annonçait que le souhait exprimé par l’Arbeiter-Zeitung, de voir venir au Congrès de l’Internationale des représentants de l’Allemagne, « se réaliserait certainement ». En effet, des pourparlers s’étaient engagés entre des socialistes allemands et des socialistes jurassiens, au sujet d’une participation éventuelle des Allemands au Congrès ; à la suite de ces premières négociations, une invitation formelle à se faire représenter à Berne fut adressée au Parti socialiste allemand : le Comité du Parti répondit (première quinzaine de septembre) qu’un socialiste d’Allemagne se rendrait au Congrès, s’il était possible que la date en fût renvoyée à la fin d’octobre ; et les Italiens ayant fait à ce moment, comme on l’a vu (p. 66), la même demande, le Bureau fédéral prit sur lui de reculer jusqu’au 26 octobre la date de l’ouverture du Congrès général (voir p. 80).


Les ouvriers socialistes autrichiens tinrent en septembre un Congrès à Wiener-Neustadt. Le journal Gleichheit, qui en rendit compte, fut saisi.

À Pest, le 24 septembre, une grande assemblée ouvrière adopta un « programme provisoire de la classe ouvrière de Hongrie », programme essentiellement politique, dont le premier article réclamait l’institution du suffrage universel.


Au commencement de septembre eut lieu à Copenhague une grande assemblée, à laquelle participèrent quinze mille ouvriers, pour s’occuper du manque de travail : elle décida de demander aux autorités de faire entreprendre immédiatement tous les travaux pour lesquels des crédits avaient été votés.

Quelques jours après, un des chefs du parti socialiste danois, Brix, fut emprisonné pour offense à l’armée, à cause d’un article paru dans le journal satirique Ravnen (le Corbeau).


Aux États-Unis, le manque de travail allait croissant. Sur une population d’environ cent mille ouvriers, à New York, il y en avait trente-sept mille d’inoccupés ; et aucun remède à la crise n’était entrevu, ni par la classe possédante, ni par la majorité de la classe salariée.

Au Mexique, le mouvement ouvrier prenait des allures plus décidées. « Nous remarquons avec plaisir, lit-on dans le Bulletin (8 octobre), que le mouvement ouvrier mexicain semble sortir de la période purement platonique, patriotique et sentimentale, pour entrer dans un courant d’idées plus prononcé. C’est ainsi que deux journaux de Mexico, le Socialista et la Bandera del Pueblo, ont commencé à publier en feuilleton la traduction espagnole des Esquisses historiques ; c’est ainsi que le Socialista pose maintenant la question sociale d’une manière plus conforme aux principes que professent les ouvriers d’Europe. » Et le Bulletin reproduisait un article de ce journal disant nettement que « ce n’est pas la politique, mais le socialisme qui peut faire triompher les droits du peuple» ; qu’avec l’inégalité économique, « la liberté civile est un mythe » ; et que, « quant à l’exercice des droits politiques, nous savons ce que cela signifie : le peon (ouvrier agricole) vote en faveur du candidat que patronne son maître, parce qu’il ne peut pas avoir de liberté propre, et, selon les ordres qu’il reçoit, il est alternativement tout ce qu’on veut, tant en politique qu’en religion ».


On a vu (p. 56) que Kahn et Reinsdorf, invités par une assemblée populaire zuricoise à s’adresser au gouvernement suisse, avaient répondu qu’ils ne demanderaient pas justice à une autorité dont ils ne reconnaissaient pas la légitimité. La Tagwacht prit texte de l’attitude de nos deux camarades pour nous faire la leçon. Notre organe reproduisit les observations du journal zuricois et y répondit. Voici l’article (Bulletin du 27 août 1876) :


Réponse à la « Tagwacht ».

La Tagwacht consacre un article au « socialisme des Jurassiens », à propos du refus des compagnons Kahn et Reinsdorf de recourir au Conseil fédéral suisse.

« Les Jurassiens — dit la Tagwacht — se figurent qu’il est possible d’en finir avec la vieille société au moyen d’un « coup de jarnac » donné au bon moment ; et qu’ensuite, sans autre, on verra régner la justice partout et s’installer une société nouvelle.

« Nous, au contraire, — ajoute le journal zuricois, — nous regardons la lutte pour l’émancipation du peuple travailleur comme une évolution dont il n’est possible de supprimer aucun degré, dans laquelle il faut avancer pas à pas et qu’on doit traverser tout entière, car l’émancipation sociale doit avoir pour base l’émancipation intellectuelle du peuple. C’est pourquoi nous prenons pour point de départ la situation actuelle, nous l’étudions et la critiquons, nous en mettons à découvert les points faibles, et nous y appliquons le levier. C’est ainsi que s’explique l’influence que nous avons acquise, et qu’on a pu constater lors de la discussion de la loi sur les fabriques. »

Et voici la conclusion vraiment inattendue à laquelle arrive la Tagwacht :

« Le socialisme des Jurassiens est une religion ; le nôtre est une science. »

Comment se peut-il qu’après des années de propagande publique, nous soyons encore si mal compris ? Le rédacteur de la Tagwacht reçoit notre Bulletin ; s’il le lit, il aura pu y voir cent fois notre programme clairement exposé. Prenons un exemple entre plusieurs. Le Bulletin du 3 octobre 1875, s’adressant précisément à la Tagwacht, à propos des élections au Conseil national, s’exprimait ainsi :

« Nous n’attendons rien des prétendues réformes que daignerait nous octroyer une assemblée législative bourgeoise ; nous attendons tout du mouvement révolutionnaire qui, dans un avenir plus ou moins prochain, soulèvera l’Europe et balaiera ses vieilles institutions. Nous ne pensons pas toutefois, comme nous le font dire ceux qui diffèrent d’opinion avec nous à ce sujets que les révolutions s’improvisent ; nous savons qu’elles veulent être préparées, et qu’il faut que le peuple soit disposé à les comprendre et à les accepter. Mais c’est justement parce que nous voulons préparer la révolution, que dès à présent nous cherchons à éclairer le peuple sur le vide et le charlatanisme des institutions parlementaires, et que nous disons aux ouvriers : Groupez-vous pour devenir une force. Ne formez pas des associations destinées à faire de la politique électorale ; elles ne peuvent servir qu’à élever au pouvoir quelques ambitieux ; formez des sociétés de métier, des sociétés de résistance, associez ensemble vos intérêts de travailleurs ; en vous organisant ainsi pour la lutte économique, vous créerez l’armée de la future Révolution. »

Voilà qui est clair, semble-t-il ? Eh bien, non. Le directeur de la Tagwacht n’en persiste pas moins à nous faire dire ce que nous n’avons jamais dit, et condamne dédaigneusement, au nom de sa propre science, ce qu’il appelle notre religion.

Il n’y a pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Toutefois, comme le devoir d’un organe de l’Internationale est de prêcher avec patience et persévérance ce qu’il regarde comme la vérité, — fût-ce à des sourds, — nous expliquerons une fois de plus ce que nous entendons par révolution ; et notre explication, nous l’emprunterons aujourd’hui au préambule d’une brochure publiée par l’un des nôtres.

Voici comment s’exprime à ce sujet l’auteur des Idées sur l’organisation sociale :

« Il ne manque pas de gens qui se disent socialistes, et qui prétendent que la transformation sociale doit s’opérer par degrés, sans brusques secousses ; l’idée d’une révolution qui se donnerait pour programme de changer du jour au lendemain les bases de l’ordre établi est contraire à la nature même des choses, disent-ils ; le progrès lent et continu, voilà la loi du développement humain, loi que nous enseigne l’histoire et à laquelle des impatients, avides de coups de théâtre et de changements à vue, se flatteraient en vain de soustraire la société moderne.

« Ceux qui raisonnent ainsi confondent deux choses très différentes.

« Certes, ce n’est pas nous, matérialistes, qui méconnaîtrons cette grande vérité, la base même de notre théorie sur le développement des êtres animés : à savoir que les changements, dans la nature, ne s’opèrent point par brusques sauts, mais par un mouvement continu et presque insensible. Nous savons que ce n’est pas en un jour que l’homme est sorti de l’animalité, et que tout changement, tout progrès demande du temps pour s’accomplir.

« Cette loi s’applique aujourd’hui même sous nos yeux : la société moderne subit une transformation lente ; des idées nouvelles s’infiltrent dans les masses, des besoins nouveaux réclament satisfaction, de nouveaux et puissants moyens d’action sont mis tous les jours à la disposition de l’humanité. Cette transformation s’accomplit peu à peu, c’est une évolution insensible et graduelle, tout à fait conforme à la théorie scientifique ; mais, chose dont ceux à qui nous répondons ici ne tiennent pas compte, l’évolution en question n’est pas libre ; elle rencontre une opposition souvent violente ; les intérêts anciens qui se trouvent lésés, la force de résistance qu’oppose l’ordre établi, mettent obstacle à l’expansion normale des idées nouvelles ; celles-ci ne peuvent se produire à la surface, elles sont refoulées, et leur opération, au lieu d’être complète, est forcément réduite à un travail de transformation intérieure, qui peut durer de longues années avant de devenir apparent. Extérieurement, rien ne semble changé ; la forme sociale est restée la même, les vieilles institutions sont debout ; mais il s’est produit, dans les régions intimes de l’être collectif, une fermentation, une désagrégation qui a altéré profondément les conditions mêmes de l’existence sociale, ensorte que la forme extérieure n’est plus l’expression vraie de la situation. Au bout d’un certain temps, la contradiction devenant toujours plus sensible entre les institutions sociales, qui se sont maintenues, et les besoins nouveaux, un conflit est inévitable : une révolution éclate.

« Ainsi, l’œuvre de transformation a été bien réellement graduelle et progressive; mais, gênée dans ses allures, elle n’a pu s’accomplir d’une façon régulière et modifier au fur et à mesure les organes sociaux ; elle reste forcément incomplète, jusqu’au jour où, les forces nouvelles se trouvant, par une accumulation successive d’accroissements constants, en état de surmonter la résistance des forces anciennes, une crise se produit, et les obstacles sont emportés.

« Ce n’est pas en un jour que le flot grossit au point de rompre la digue qui le contient : l’eau monte par degrés, lentement ; mais une fois qu’elle a atteint le niveau voulu, la débâcle est soudaine, et la digue s’écroule en un clin d’œil.

« Il y a donc deux faits successifs, dont le second est la conséquence nécessaire du premier : d’abord, la transformation lente des idées, des besoins, des moyens d’action au sein de la société ; puis, quand le moment est venu où cette transformation est assez avancée pour passer dans les faits d’une manière complète, il y a la crise brusque et décisive, la révolution, qui n’est que le dénouement d’une longue évolution, la manifestation subite d’un changement dès longtemps préparé et devenu inévitable[83]. »


Dans son numéro suivant (3 septembre), le Bulletin revenait sur la question du rapprochement entre les socialistes, en rappelant, et en démontrant par des citations, que ce n’était pas là de notre part une idée nouvelle, et que, depuis 1869, nous n’avions pas cessé de prêcher l’union et la paix. Voici l’essentiel de l’article :


Le rapprochement tant désiré entre les socialistes des diverses nuances, et spécialement entre ceux de la fraction dite anarchiste et ceux dont l’idéal est l’État populaire (Volksstaat), paraît être en bonne voie de s’opérer. Nous saluons avec la joie la plus vive ce fait important, qui aura pour résultat d’accroître considérablement les forces du parti révolutionnaire, en dissipant bien des malentendus, et en fournissant, à des hommes qui ne se jugeaient mutuellement que sur des ouï-dire, l’occasion d’apprendre à se connaître et à s’estimer.

Ce rapprochement, nous l’avons désiré et demandé même dans les instants où la lutte entre les deux fractions de l’Internationale était dans sa période la plus aiguë. Il ne sera pas inutile de faire voir, par quelques citations des divers journaux qui ont successivement servi d’organe aux socialistes du Jura, que toujours nous avons recherché l’union et la paix, et que la conciliation qui s’accomplit aujourd’hui n’est que la réalisation du vœu que nous n’avons cessé d’émettre pendant huit années.

À la fin de 1869, un groupe de socialistes zuricois venait de fonder la Tagwacht, qui entrait en lice avec un programme d’action très différent du nôtre sur bien des points. Le Progrès du Locle s’empressa (25 décembre 1869) de souhaiter la bienvenue au nouveau journal, et, après en avoir reproduit le programme et avoir constaté que la tactique qui y était tracée s’éloignait considérablement de celle adoptée par nous, il concluait en ces termes : « ...[84] »

Ainsi, de qui est partie la première proposition de grouper en un seul faisceau les forces du socialisme en Suisse, sans se laisser arrêter par des différences de détail ? Des Jurassiens.

L’année suivante, la Solidarité revenait sur cette même question, à propos d’un article de la Tagwacht où il était dit : « Ne serait-ce pas une belle tâche pour les internationaux des Montagnes jurassiennes de devenir le trait d’union entre les corps de métier de langue allemande et ceux de langue française ? » La Solidarité répondait : « Il y a cinq mois, le Progrès avait proposé une réunion de délégués de la Suisse romande et de la Suisse allemande, dans le but d’arriver à un rapprochement, à une union plus étroite. Cette proposition n’eut pas de suite. Nous pensons que le moment serait venu de songer sérieusement à une réunion de cette espèce, qui ne pourrait avoir que d’heureux résultats, puisque des deux côtés on est disposé à une action commune. » (Solidarité du 28 mai 1870.)

Une des questions qui avaient motivé, en 1870, la scission entre les deux fractions de l’Internationale dans la Suisse française — scission qui se propagea bientôt dans l’Internationale tout entière — était celle des candidatures ouvrières, ou de la participation des socialistes à la politique électorale.

La Solidarité, tout en défendant le point de vue des Jurassiens, déclara toujours que cette question-là était une question de tactique, qui pourrait être résolue de différentes façons suivant les pays et les circonstances. Voici quelques passages d’un article de ce journal qui ne laissera aucun doute sur la façon large, dépouillée de tout doctrinarisme, dont les Jurassiens traitèrent cette question dès le début de la querelle : « …..[85] »

Nous terminons, pour aujourd’hui, cette revue rétrospective en reproduisant l’appréciation de la Solidarité sur la presse socialiste en 1870. Si l’on se rappelle que les journaux de langue allemande, et particulièrement la Tagwacht et le Volksstaat, se livraient en ce moment même à une violente polémique contre les Jurassiens, on appréciera le sentiment d’impartialité qui poussait la Solidarité à engager les sections jurassiennes à s’abonner à tous les journaux socialistes sans distinction.

Après avoir énuméré tous les organes que comptait alors le parti socialiste en Europe, la Solidarité ajoutait : « … Nous voudrions qu’autant que possible chaque section fût abonnée à plusieurs journaux du dehors… Quant au journal allemand, il y a à choisir entre le Vorbote, la Tagwacht, le Volkswille et le Volksstaat. Le Vorbote (de Genève) est très bien écrit et contient des articles de doctrine dignes d’être lus, mais il ne paraît qu’une fois par mois… ; la Tagwacht (de Zürich) paraît toutes les semaines, mais elle ne s’occupe presque que de questions cantonales zuricoises ; du Volkswille (de Vienne) nous ne pouvons rien dire, ne l’ayant jamais reçu, quoique nous lui ayons envoyé régulièrement la Solidarité… Reste le Volksstaat, qui nous paraît à tous égards être le plus recommandable des journaux socialistes allemands, pour ceux qui veulent avoir chaque semaine une idée de ce qui se passe ; c’est d’ailleurs notre organe officiel en Allemagne. » (Solidarité du 20 juin 1870.)

Ainsi donc, au plus fort de la lutte entre marxistes et bakounistes, le journal des socialistes du Jura recommandait la lecture du Volksstaat : tant les Jurassiens étaient étrangers à tout esprit sectaire, tant ils désiraient la paix et la solidarité !


La Fédération jurassienne, après son Congrès des 6 et 7 août, se vit renforcée par de nouvelles adhésions, tandis qu’une activité pleine d’entrain continuait à se manifester au sein de ses sections. Une section de langue allemande se constitua à Lausanne (procès-verbal du Comité fédéral, du 17 août). Le ' Bulletin du 27 août annonce la reconstitution d’une section à Boncourt, localité du Jura bernois où avait été créée, en 1865, une des premières sections de l’Internationale en Suisse. Le 21 août avait eu lieu à la Chaux-de-Fonds une réunion où s’étaient rencontrés des ouvriers de langue allemande et de langue française ; Reinsdorf avait adressé aux ouvriers allemands un chaleureux appel, bien accueilli ; et Pindy avait exprimé, au nom des socialistes français, le plaisir que ceux-ci éprouvaient en voyant Allemands et Français accepter les mêmes principes et se grouper autour du même drapeau.

Dans la séance du Comité fédéral du 30 août, il fut donné lecture « d’une lettre datée de Lugano, et signée L. Nabruzzi, annonçant que la Section de Lugano cessait de faire partie de la Fédération jurassienne ». Mais dès le 1er septembre une autre section était formée dans le Tessin, à Bellinzona ; le procès-verbal du Comité fédéral du 7 septembre mentionne la lecture « d’une lettre de Bellinzona, signée Salvioni, annonçant la constitution dans cette ville d’une Section internationale, qui adhère à la Fédération jurassienne ».

À l’occasion de l’anniversaire de Sedan, une grande réunion eut lieu à Berne le 2 septembre, convoquée par le Sozialdemokratischer Verein de cette ville. « La grande salle de la brasserie Tonhalle était remplie d’un public très mélangé : ouvriers des sociétés bernoises, ouvriers du Deutscher Verein, membres français, italiens, allemands de l’Internationale, bourgeoisie libérale, représentants de l’aristocratie, se pressaient à l’envi pour entendre les orateurs de l’Association[86]. Le bureau était composé comme suit : Voges, passementier, président (Sozialdemokratischer Verein de Berne) ; Adhémar Schwitzguébel, graveur et officier de l’armée suisse, vice-président (Section de Sonvillier) ; traducteurs et secrétaires : Émile Werner, typographe (Sozialdemokratischer Verein), Élisée Reclus, géographe (Section de Vevey), Sommazzi, maçon (Section italienne de Berne). Tous les orateurs allemands, Betsien, Bremeyer, Rinke, ont protesté contre la guerre et affirmé la fraternité des peuples ; Schwitzguébel a étudié la guerre au point de vue des libertés suisses ; Brousse en a fait ressortir les profondes racines sociales et a démontré qu’elle ne disparaîtrait que par une transformation économique ; Élisée Reclus s’est surtout placé au point de vue de la libre formation des nationalités. » (Bulletin du 10 septembre.) Une résolution qui disait que « l’existence de la guerre étant liée à l’organisation de la société actuelle, il était nécessaire de travailler par tous les moyens à transformer cette société », fut votée sans qu’aucune main se levât à la contre-épreuve. Télégrammes, lettres et adresses avaient afflué à la réunion ; et l’impression produite sur les assistants par cette imposante manifestation fut profonde. — Le même jour, ou le lendemain dimanche avaient eu lieu des réunions analogues dans d’autres villes de la Suisse, entre autres à Neuchâtel, au local du Grütli, et à la Chaux-de-Fonds, à l’hôtel de l’Ours ; un international de cette dernière localité écrivit au Bulletin à ce propos : « Les membres de notre Cercle d’études sociales ont manifesté leur vive satisfaction de la manière dont leurs compagnons allemands s’exprimaient au sujet des guerres nationales et du chauvinisme ; nous n’avons pas été moins touchés de les entendre affirmer le désir de voir la concorde régner entre tous les socialistes. Il a été convenu de se voir de part et d’autre le plus souvent possible ; les membres du Deutscher Verein nous ont engagés à fréquenter leur local, ce que nous ne manquerons pas de faire. »

Le 3 septembre eut lieu à Saint-Imier une réunion des adhérents au projet d’organisation de la solidarité matérielle dans la Fédération jurassienne, — dont il avait été question au Congrès de la Chaux-de-Fonds, — pour délibérer sur l’application de ce projet. L’assemblée fut unanime à décider de commencer par la constitution d’une agence fédérale d’assurance mutuelle contre la maladie, et les Cercles d’études sociales de Sonvillier et de Saint-Imier furent chargés d’élaborer un projet de statuts. Ce projet fut publié dans le Bulletin du 17 septembre, pour être étudié et discuté dans les sections jurassiennes ; les adhérents au projet furent invités à se constituer en sections d’assurance mutuelle ; et dans le Val de Saint-Imier ces sections, promptement formées, — soit sections locales des différents métiers réunis, soit sections de métier, — se groupèrent en une fédération de district d’assurance mutuelle, qui tint sa première assemblée le 15 octobre, et décida de commencer son activité le 1er janvier suivant : les adhérents devaient verser une cotisation mensuelle de vingt centimes. Trois jours après, le 18, sur une proposition faite par la Section des graveurs et guillocheurs, l’assemblée générale de la fédération ouvrière du district de Courtelary se prononça pour l’adhésion à l’Internationale, sauf ratification de ce vote par les diverses sociétés ouvrières composant la fédération ; cette adhésion devait devenir définitive, comme on le verra, au milieu de 1877.

J’ai dit plus haut (pages 66 et 73) comment, à la suite de lettres échangées avec les Italiens et les Allemands, le Bureau fédéral de l’Internationale fut amené à reculer la date du Congrès général. La circulaire de convocation, datée du 15 septembre, et signée par L. Pindy, secrétaire-correspondant, fut expédiée non seulement aux Fédérations régionales, mais à diverses organisations socialistes et ouvrières existant en dehors de l’Internationale dans plusieurs pays ; elle parut dans le Bulletin du 24 septembre. Après avoir annoncé que le Congrès aurait lieu à Berne du jeudi 26 au dimanche 29 octobre, et avoir indiqué l’ordre du jour du Congrès (qui comprenait cinq questions, proposées par les Fédérations espagnole, belge et jurassienne), la circulaire se terminait ainsi :


Nous sommes heureux, compagnons, de vous apprendre que l’idée de conciliation entre les fractions naguère divisées du parti révolutionnaire socialiste a fait d’immenses progrès depuis quelque temps, et que des socialistes d’Allemagne assisteront à notre Congrès.

Comme mesure d’organisation, nous vous invitons à nous faire connaître à l’avance le nombre de délégués que vous enverrez au Congrès, afin que la Section de Berne puisse prendre toutes les mesures nécessaires pour leur assurer toutes facilités pendant leur séjour parmi nous.

Le Comité fédéral jurassien propose en outre, pour éviter les inconvénients qui se sont le plus souvent produits pour la publication du compte-rendu de nos précédents Congrès, que ce compte-rendu soit publié au fur et à mesure des séances du Congrès, et engage en conséquence les autres fédérations à indiquer à leurs délégués le nombre d’exemplaires qu’ils en devront prendre et à leur donner les fonds nécessaires au paiement de son impression[87].

Dans l’espoir, chers compagnons, que vous ferez, avec nous, tous vos efforts pour donner à ce huitième Congrès de l’Internationale une importance en rapport avec la situation générale en Europe, nous vous envoyons notre salut fraternel.


Je dois reproduire encore quelques articles du Bulletin qui donneront une idée plus précise de notre attitude à l’égard des socialistes d’Allemagne, et montreront clairement comment, tout en recherchant l’union des diverses fractions sur la base de l’autonomie, nous n’entendions abandonner aucun des principes que nous avions énergiquement défendus depuis 1869.

À l’occasion d’un éloge des socialistes allemands fait par le National suisse, journal radical de la Chaux-de-Fonds, j’écrivis ce qui suit (Bulletin du 17 septembre 1876) :


Le « National suisse » et les socialistes d’Allemagne.

Le National suisse a publié un article à la louange des socialistes d’Allemagne.

Le National reconnaît que le socialisme allemand est un mouvement digne d’intérêt ; qu’il a déjà obtenu des résultats brillants ; que ceux qui portent la parole en son nom sont des hommes éminents et qui ne manquent pas d’éloquence.

À la bonne heure !

Néanmoins le journal radical se montre fort incomplet dans son appréciation, et tombe même dans d’étranges erreurs.

Nous croyons utile de les relever.

« Les socialistes allemands — dit le National — sont en général des gens pratiques ; l’abstention, ce rêve creux, n’est pas leur affaire, et ils tiennent à commencer, comme on dit, par le commencement. »

C’est là, on le voit, une pierre jetée dans notre jardin. L’éloge accordé aux socialistes allemands est, pour le National, une manière indirecte d’attaquer les socialistes jurassiens et leur tactique abstentionniste, dédaigneusement traitée de rêve creux.

D’abord, nous avons toujours dit que, pour notre compte, nous ne songeons pas à blâmer la tactique que suivent chez eux nos amis d’Allemagne ; nous ajoutons même qu’à leur place, il est très probable que nous ferions exactement comme eux.

Il n’est pas moins probable que, s’ils se trouvaient placés dans les mêmes conditions que nous, ils agiraient comme nous. Ce qui nous le prouve, c’est que les socialistes d’Allemagne que les vicissitudes de la fortune amènent chez nous donnent leur approbation à la ligne de conduite que nous avons adoptée, dès qu’ils se sont mis au courant de notre politique.

Une autre preuve, c’est la résolution que le Congrès de Gotha a votée relativement à l’Alsace. Il y est dit textuellement : « Dans les circonscriptions d’Alsace-Lorraine où les socialistes du pays auront décidé l’abstention, nous respecterons cette décision ».

Puisque les socialistes allemands reconnaissent que c’est à la population ouvrière d’une région à décider elle-même si elle pratiquera l’abstention électorale, et s’engagent à respecter sa décision, il est bien évident qu’ils ne peuvent trouver mauvais que les socialistes jurassiens pratiquent ce que les ouvriers d’Alsace-Lorraine sont admis à pratiquer.

D’ailleurs, cette différence de tactique n’empêche pas les socialistes de l’un et de l’autre pays de s’entendre, et de proclamer leur solidarité dans la lutte contre l’ennemi commun : la lettre de Liebknecht que nous avons publiée dans notre dernier numéro en offre un éclatant témoignage[88].

Le National suisse traduit comme suit la résolution du Congrès de Gotha relative aux prochaines élections du Reichstag : « Le parti démocrate socialiste entrera avec énergie dans la lutte électorale. Le but de cette action est de propager autant que possible les principes du socialisme, et de prouver en même temps qu’il n’y a qu’un gouvernement socialiste qui puisse assurer aux masses la liberté et le bien-être matériel. »

La dernière partie de cette résolution est tout à fait mal traduite. Le texte original ne parle pas le moins du monde de gouvernement socialiste ; il dit que « la liberté et le bien-être ne peuvent exister que dans une société socialiste » (nur in der sozialistischen Gesellschaft), ce qui est bien différent.

La résolution de Gotha avait pour objet d’établir clairement que les socialistes n’envoient pas des députés au Reichstag avec la mission de chercher à y obtenir une part dans la confection des lois, et surtout qu’ils ne se flattent pas de l’espoir insensé d’y avoir jamais une majorité ; les socialistes allemands utilisent les élections comme moyen d’agitation ; la politique qu’ils font au Reichstag est purement négative, et consiste à dénoncer sans cesse au peuple les vices de la société bourgeoise, et à exposer du haut de la tribune les principes du socialisme.

Mais ce n’est pas tout. Le National, en annonçant qu’il poursuivra dans un prochain article ses études sur le parti socialiste allemand, dit, pour conclure :

« Ce mouvement est digne d’intérêt, car il démontre que le parti socialiste allemand va quitter le domaine de l’utopie et du rêve pour pénétrer dans la vie pratique et réelle, pour jouer son rôle dans la politique parlementaire, pour entrer enfin dans sa phase militante. »

Voilà des paroles qui prouvent combien le National connaît mal la chose dont il parle. Le parti socialiste allemand n’inaugure nullement une nouvelle phase de son existence ; depuis une douzaine d’années qu’il est constitué, il a toujours jugé à propos de se mêler aux luttes électorales. Par contre, il n’a jamais fait et ne fera jamais de la politique parlementaire, car c’est alors qu’il tomberait dans « le domaine de l’utopie et du rêve ». Les socialistes allemands ne se bercent pas de la naïve illusion que leur prête le National ; ils savent fort bien que la « politique parlementaire » ne mène à rien, et, s’ils profitent de la tribune du Reichstag pour donner plus de retentissement à leur propagande, c’est en parfaite connaissance de cause et en comprenant fort bien que les moyens légaux seraient à tout jamais impuissants à réaliser leur programme.


Dans son numéro du 1er octobre, le Bulletin consacra un article à commémorer l’anniversaire de la fondation de l’Internationale. En voici le début et la conclusion :


Le 28 septembre 1864.

Ce jour-là fut fondée à Londres, en un meeting tenu à Saint Martin’s Hall, l’Association internationale des travailleurs.

Le but de cette Association était clairement défini dans les statuts provisoires, dus à la plume de Karl Marx, et que le Conseil général de Londres publia cette même année.

Il y était dit que « l’assujettissement économique du travailleur aux détenteurs des moyens de travail est la cause première de sa servitude politique, morale et matérielle », et que « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

Le problème social était donc nettement posé : il ne s’agissait plus seulement d’un mouvement politique, destiné à remplacer une forme de gouvernement par une autre forme de gouvernement, la monarchie par la république ; il s’agissait de mieux que cela, d’une grande transformation sociale, qui devait arracher à la bourgeoisie le monopole de la possession du capital, et mettre ce capital (terre, instruments de travail, etc.) à la disposition du travailleur.

Mais plusieurs années devaient s’écouler avant que le prolétariat eût pris conscience des moyens par lesquels ce problème, si bien posé, devait être résolu.

[L’article indique ensuite comment les mutuellistes français préconisèrent d’abord le crédit gratuit par la mutualité ; comment l’idée de la propriété collective s’affirma pour la première fois en 1867, au Congrès de Lausanne, puis fut discutée, en 1868, au Congrès de Bruxelles ; comment enfin, en 1869, au Congrès de Bâle, elle réunit la presque unanimité des suffrages ; et le Bulletin termine ainsi : ]

Dès lors, le grand mouvement d’idées qui s’était fait depuis 1864 au sein de l’Internationale avait abouti à une formule claire : on savait à quelle condition les travailleurs peuvent obtenir leur émancipation.

Les années qui suivirent furent remplies de graves événements, qui parurent suspendre la marche de l’Internationale, et qui même, en contribuant à rendre plus aiguë la division qui éclata alors dans son sein, semblèrent la condamner à périr, plus encore par ses propres déchirements que par les persécutions que les gouvernements déchaînèrent contre elle après la défaite de la Commune de Paris.

Mais ces événements apportèrent aux socialistes un grand enseignement, en mettant en relief avec puissance une idée nouvelle, celle de l’autonomie des groupes, de la fédération des communes, de la suppression de l’autorité gouvernementale. Cette idée fit promptement son chemin, et devint le complément du principe voté au Congrès de Bâle, la propriété collective ; ensorte que, dès ce moment, la forme que les socialistes rêvèrent pour la société humaine, ce fut une libre fédération de groupes producteurs, d’associations industrielles et agricoles, basées sur la propriété collective, sans frontières et sans gouvernements.

Tel est aujourd’hui le programme que l’Internationale propage dans les masses, programme qui — malgré des dissidences sur des points de détail, dissidences se réduisant souvent à de simples questions de mots — est de plus en plus accepté par tous ceux qui s’occupent sérieusement de chercher les moyens d’améliorer le sort des travailleurs.

Le Bulletin de la Fédération jurassienne de l’Internationale se consacre à la propagande de ces principes, que l’Association dont il est un organe considère comme pouvant seuls sauver les peuples des crises économiques, des guerres nationales, des luttes religieuses, et fonder le règne de la liberté et de l’égalité pour tous.


Enfin, le 8 octobre, une étude sur le socialisme en Allemagne, publiée par Émile de Laveleye dans la Revue des Deux Mondes, fut commentée en ces termes par le Bulletin :


Un triomphe du socialisme.

L’économie politique vient, par l’organe d’un de ses maîtres les plus autorisés, de baisser pavillon devant le socialisme scientifique et de s’avouer vaincue.

Nous n’exagérons rien, on va le voir.

M. E. de Laveleye, dont nous avons mentionné précédemment (Bulletin du 4 mars 1876) les remarquables travaux sur la propriété (où il avait déjà fait des aveux très compromettants pour l’économie politique officielle), a publié dans la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1876 une étude sur le socialisme en Allemagne. Le morceau capital de cette étude est une analyse de la théorie économique de Karl Marx ; et, comme nos lecteurs le savent, cette théorie n’est autre chose que le programme socialiste admis par l’Internationale tout entière, dès le jour où au Congrès de Bâle, en 1869, elle a proclamé la nécessité de l’établissement de la propriété collective.

Il y a sans doute, dans les théories de Marx, des choses qui lui sont spéciales, et sur lesquelles il y a dissidence complète entre lui et de nombreux socialistes : nous voulons parler du moyen qu’il recommande pour opérer la transformation de la propriété (conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière[89]), et de l’organisation de la propriété collective et des services publics, qu’il conçoit d’une autre façon que les socialistes fédéralistes et anti-gouvernementaux. Mais ces points-là sont tout à fait en dehors du débat tel que le soulève M. de Laveleye : il ne s’agit en effet, pour l’économiste de la Revue des Deux Mondes, que de cette partie des théories de Marx qui est commune à tous les socialistes contemporains, et qui appartient à Lassalle, à Bakounine, à Tchernychevsky aussi bien qu’à l’auteur du livre das Kapital. Les questions que M. de Laveleye examine sont celles de la définition de la valeur, de la loi des salaires, et de la formation du capital : et, nous le répétons, sur ce terrain, tous les socialistes sont unanimes. Le jugement que M. de Laveleye porte sur la théorie de Marx s’applique donc en réalité au socialisme moderne dans son ensemble.

Eh bien, ce socialisme, que des journalistes, dont l’ignorance n’est égalée que par l’effronterie, essaient de persifler comme un enfantillage ou de dénoncer à l’indignation publique comme un crime, ce socialisme de l’Internationale, M. de Laveleye déclare qu’il est fondé de la manière la plus solide et la plus rigoureusement scientifique sur les principes posés par les pères de l’économie politique.

Nous citons textuellement ses paroles :

« Marx fonde son système sur des principes formulés par les économistes de la plus grande autorité, Adam Smilh, Ricardo, de Tracy, Bastiat et la légion de leurs adhérents. Presque tous les économistes, et M. Thiers, qui se fait en ce point l’organe de l’opinion aujourd’hui généralement reçue, soutiennent que l’origine légitime de la propriété est le travail. Si l’on admet ces prémisses, Marx prouvera, avec une logique irréfutable, que le capital est le produit de la spoliation. En effets si toute valeur vient uniquement du travail, la richesse produite doit appartenir entièrement aux travailleurs ; et si le travail est la seule source légitime de la propriété, les travailleurs doivent être seuls propriétaires. »

Qu’en dites-vous ? le capital est le produit de la spoliation, cela résulte du principe même posé par les économistes orthodoxes ! Et si l’on veut échapper à cette terrible conclusion, il n’y a qu’un moyen, un seul, nous dit M. de Laveleye : il faut renier cette vérité admise par tout le monde aujourd’hui, même par M. Thiers, que le travail est la seule source légitime de la propriété.

Laveleye, pour son compte, n’hésite pas : il jette par dessus bord Adam Smith, Ricardo, Bastiat, Carey et toute la troupe des économistes : il renonce à toute la tradition, il ne veut plus entendre parler des autorités. Mais cela ne lui servira de rien. Il se figure, en répudiant le principe que le travail est la source de la valeur, avoir échappé à la terrible logique du socialisme, avoir réussi à sauver les droits de ces capitalistes qui se voient proclamés spoliateurs, en vertu même des axiomes de M. Thiers et de ses maîtres ; mais il ne fait que tomber de Charybde en Scylla. En effet, que reste-t-il à un économiste qui va chercher l’origine de la propriété ailleurs que dans le travail ? il n’a plus d’autre argument à invoquer, pour légitimer la propriété, que le droit du plus fort, le droit de conquête, le droit divin. M. de Laveleye n’ose pas le dire, et peut-être n’ose pas le penser ; mais l’appel aux sentiments religieux, par lequel il termine son article, en renferme implicitement l’aveu.

Nous ne répondrons pas ici aux raisonnements par lesquels le défenseur des capitalistes a cherché à ébranler les affirmations du socialisme ; il nous faudrait donner à cette discussion des développements que ne comporte pas le cadre de notre journal ; d’ailleurs une revue spéciale, l’Économie sociale[90] de Bruxelles, a commencé une réplique à M. de Laveleye, et nous préférons lui laisser le soin de faire voir en détail combien les objections de ce critique tombent à faux et réussissent peu à entamer l’impénétrable armure du socialisme.


L’anniversaire du 28 septembre avait été fêté à Neuchâtel par une soirée familière, à l’occasion de laquelle se constitua une section de langue italienne, qui adhéra à la Fédération jurassienne.

Dans la première quinzaine d’octobre, les Sections jurassiennes s’occupèrent de l’élection de leurs délégués au Congrès général. Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans le Bulletin :

« Par un vote presque unanime, les sections de la Fédération jurassienne ont décidé qu’outre les délégués de sections, il serait envoyé au Congrès de Berne une délégation fédérale représentant l’ensemble de la Fédération : ces délégués fédéraux seront au nombre de trois[91]. Les sections suivantes ont fait des propositions de candidats pour la délégation fédérale : la Chaux-de-Fonds, Sonvillier, Saint-Imier, graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, Boncourt, Neuchâtel, Sozialdemokratischer Verein de Berne, Section française de Berne, Section italienne de Berne, Bellinzona. Ont été présentés les noms suivants : Brousse, Paul, à Berne ; Gevin, A., à Bâle ; Guillaume, James, à Neuchâtel ; Pindy, Louis, à la Chaux-de-Fonds ; Reclus, Élisée, à Vevey ; Reinsdorf, Auguste, à Genève ; Spichiger, Auguste, à la Chaux-de-Fonds ; un compagnon d’Alsace; un compagnon de Bellinzona. Adhémar Schwitzguébel, à Sonvillier, également présenté, a décliné la candidature à cause de ses occupations. »

Reclus refusa aussi la candidature par la lettre suivante : « À la rédaction du Bulletin. — D’impérieuses occupations m’empêchent absolument d’accepter le mandat de délégué au Congrès prochain. Pour que des voix ne s’égarent pas inutilement sur mon nom, je vous prie d’en donner avis aux sections. Salut cordial. Élisée Reclus, Vevey, 12 octobre 1876. »

Le vote des sections fut dépouillé dans la séance du Comité fédéral du 19 octobre. Sur les vingt sections formant la fédération, deux n’avaient pas encore répondu, celle de Moutier et celle des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary ; les deux sections de Lausanne avaient déclaré ne pas vouloir prendre part à l’élection ; seize sections avaient envoyé leurs votes, ainsi répartis entre les candidats : James Guillaume, 15 sections ; Paul Brousse, 14 sections ; Auguste Spichiger, 12 sections ; Auguste Reinsdorf, 4 sections ; Élisée Reclus, 2 sections ; A. Gevin, une section.

Dans les premiers jours d’octobre, il s’était constitué à Genève un « Club indépendant de socialistes », qui adressa au Bulletin (15 octobre) la communication suivante pour annoncer son existence : « Compagnons, Nous avons le plaisir de vous annoncer la formation à Genève d’un Club indépendant de socialistes. Étudier les différends qui divisent les diverses fractions socialistes ; amener toutes les nuances socialistes à un rapprochement : telle est la mission que se donnent les membres du Club. Composé de socialistes appartenant chacun à un groupe quelconque, il y a lieu d’espérer que le Club aura sa part d’action au profit de la cause révolutionnaire... Des conférences seront organisées, en français et en allemand. Le secrétariat. » Ce Club nomma un délégué au Congrès de l’Internalionale à Berne en la personne de Gutsmann, qui avait été trois ans auparavant (voir t. III, p. 131) président du Congrès d’Ollen, puis du Comité central de l’Arbeiterbund. Quelques jours avant le Congrès le Club publia, sous les signatures de Gutsmann et de Joukovsky (celui-ci résidait de nouveau à Genève), une Circulaire à toutes les sections de l’Association internationale des travailleurs et à toutes les sociétés ouvrières socialistes (reproduite dans le Bulletin du 29 octobre), qui affirmait la possibilité de l’union de tous les socialistes : « La discussion libre, disait-elle, va mettre de côté les malentendus, va rapprocher l’une de l’autre les nuances révolutionnaires, va nous animer tous pour l’union ».

Mais tandis que des socialistes allemands de Genève nous tendaient ainsi la main, quelques autres, menés par J.-Ph. Becker (le frère d’armes et le zélé correspondant de Sorge), publiaient contre nous une grossière diatribe, témoignage du déplaisir que leur causait l’apaisement tant souhaité par nous et dont le Congrès de Berne allait constater la réalisation. Voici ce qu’on lit dans le Bulletin du 22 octobre :


La Tagwacht du 17 courant publie une lettre datée de Genève, 11 octobre, et émanant d’un « Comité central du groupe des sections internationales de langue allemande (?) ». Cette lettre est une attaque violente contre l’Internationale anti-autoritaire, à laquelle on prête un programme absurde, afin de prouver par là qu’aucun rapprochement n’est possible entre les représentants du socialisme scientifique, comme s’intitulent modestement les auteurs de la lettre, et les cerveaux fêlés de l’Internationale bakouniste.

Ce n’est pas la peine de démontrer, point par point, que les idées ridicules qui nous sont attribuées, dans cette lettre, ne nous appartiennent pas, et n’existent que dans l’imagination de ceux qui ont intérêt à dénaturer nos principes. Bornons-nous à un seul exemple :

« Ils [c’est-à-dire l’Internationale anti-autoritaire] veulent l’anarchie comme moyen, au lieu de la vouloir comme but final à atteindre[92], et réclament une révolution immédiate sans se préoccuper d’aucun des préparatifs nécessaires ; tandis que nous [les socialistes scientifiques] nous voulons que la révolution soit provoqués par la réaction elle-même, et nous voulons préparer les masses prolétaires, en les groupant, en les instruisant, en les organisant et en les disciplinant, à opposer un jour avec succès la force à la force et à s’emparer du pouvoir. Eux regardent par conséquent la révolution comme un fait qui peut être produit à volonté et par leur propre initiative ; tandis que nous, nous la regardons, dans ses causes et ses effets, comme un produit historique fatal et surgissant pour ainsi dire spontanément. »

Voilà les baroques idées qu’on nous prête, et cela après que, tout dernièrement encore (numéro du 27 août[93]), le Bulletin a développé dans un long article, auquel nous renvoyons nos lecteurs, notre théorie sur les révolutions, qui est précisément le contraire de celle qui nous est attribuée par les auteurs de la lettre !

Nous ignorons quelles sont les personnalités qui forment ce soi-disant Comité central de Genève[94] ; mais nous espérons que les socialistes allemands n’écouteront pas leurs funestes conseils. Venir, au nom du socialisme scientifique, prêcher l’éternisation des discordes ; jeter le ridicule sur les tentatives faites pour rapprocher les diverses fractions du parti ouvrier ; représenter ces tentatives comme une manœuvre perfide des « bakounistes » ; et cela au moment où, d’Allemagne, les champions les plus connus de la démocratie socialiste de ce pays applaudissent à l’idée de la réconciliation, — tout cela révèle tant de fiel dans le cœur de ceux qui sont capables d’agir de la sorte, que nous les plaignons bien sincèrement.

Le parti socialiste, dans son ensemble, jugera entre eux et nous.

Nous, le jour même où nous venions d’accompagner au cimetière le cercueil d’un ami que la calomnie avait cherché à couvrir d’opprobre, nous votions cette résolution qui a été le point de départ du mouvement actuel de conciliation : « Considérant que nos ennemis communs nous poursuivent de la même haine... » [pour le texte complet de la résolution, voir ci-dessus p. 38].

Et voici comment nous répondent les auteurs de la lettre allemande venue de Genève et publiée dans la Tagwacht :

« Dans tout ce bourdonnement d’union et de conciliation, bien fait pour tromper la sentimentalité et égarer le cœur, nous voyons tout simplement les Bakounistes à l’œuvre[95] une fois de plus, pour venir, consciemment et inconsciemment, provoquer comme toujours et partout la discorde et la désorganisation, au lieu de l’organisation et de l’union, et apporter dans le mouvement ouvrier la division et la dispute au lieu de la conciliation et de la paix. » (Traduction textuelle.)

Il y a donc à Genève des irréconciliables. Tant pis pour eux. Ils n’empêcheront pas le Congrès de Berne d’affirmer la nécessité et de prouver la possibilité pratique du rapprochement désiré par tous les vrais amis de la cause du travail.


Dans son numéro suivant, le Bulletin ajoutait :


Notre dernier numéro était déjà imprimé lorsque la Tagwacht du 21 courant nous a apporté la seconde partie de la lettre du « Comité central du groupe des sections internationales de langue allemande ». Nous avons appris alors, par les signatures, que ce Comité se compose des citoyens J.-Ph. Becker, G. Wilhelm, et Warzner.

Comme notre numéro d’aujourd’hui (29 octobre) ne paraîtra qu’après le Congrès, c’est-à-dire après que la question de possibilité pratique du rapprochement des diverses fractions aura déjà reçu une solution, nous croyons inutile de nous occuper davantage de ce document.


Le Bulletin, toutefois, reparla un peu plus tard (le 31 décembre) de ce factum, dont J.-Ph. Becker venait de publier une édition française. Il en cita la phrase suivante, où était repoussée notre proposition de rapprochement : « Comment pourrions-nous, ayant des divergences d’opinion aussi profondes, faire de nous la risée du monde entier en voulant concilier l’eau et le feu, et laisser entraver notre marche en introduisant au milieu de nous des lumières trompeuses, capables d’introduire parmi nous l’erreur et la confusion !... Par conséquent, il faut mettre fin aussi promptement que possible à toutes ces velléités sentimentales de conciliation. » Le Bulletin ajoutait :


Dans ce document, le vieux patriarche Becker parle aussi de l’organisation d’une nouvelle Internationale, organisation dont il a modestement songé à prendre l’initiative. « Mais, ajoute-t-il, pour cette refonte de l’Internationale, les anciens débris ne peuvent plus servir. »

Vous allez peut-être croire que les anciens débris dont il est question, ce sont ces hommes d’un autre âge, dont les inoubliables rancunes, datant d’une époque où nous n’étions pas nés, ont fait tant de mal à notre cause ?

Pas du tout, les anciens débris, pour le papa Becker, ce sont les anti-autoritaires, les jeunes socialistes de 1876.

Bien trouvé, n’est-ce pas ?


Le Vorwärts, le nouvel organe des socialistes allemands, annonça la prochaine ouverture du Congrès de Berne en des termes qui nécessitèrent de notre part une rectification, afin d’éviter tout malentendu. Le Bulletin du 22 octobre publia donc les lignes suivantes :


Dans son numéro du 11 octobre, le Vorwärts de Leipzig, organe central du Parti socialiste d’Allemagne, s’exprime comme suit à propos du Congrès :

« Le Congrès ouvrier international convoqué par la Fédération jurassienne s’ouvrira le 26 octobre. »

Le Congrès de Berne ne sera pas simplement « un Congrès ouvrier convoqué par la Fédération jurassienne » ; ce sera le huitième Congrès général de l’Internationale. Ce Congrès n’est pas convoqué par la Fédération jurassienne : il a lieu ensuite d’un vote auquel ont participé les Fédérations espagnole, italienne, belge, hollandaise et jurassienne ; et si la circulaire de convocation est partie de la Chaux-de Fonds, c’est parce que le Bureau fédéral de l’Internationale siège actuellement dans la Fédération jurassienne, ensuite d’une décision votée en 1874 par le septième Congrès général (Congrès de Bruxelles) et confirmée une année plus tard par un vote des Fédérations régionales.

Dans son numéro du 13 octobre, le Vorwärts publie une lettre de la « Section internationale de Zurich », signée de Greulich et de quatre autres citoyens[96]. Cette lettre demande que le Congrès de Berne abandonne les statuts actuels de l’Internationale, statuts revisés par le Congrès de Genève en 1873, et en revienne aux anciens statuts de 1866[97].

... Nous avons proposé, à ceux des anciens membres de l’Internationale qui s’étaient séparés de nous lors du Congrès de la Haye (1872), un rapprochement « sur le terrain des principes de l’Internationale, tels qu’ils sont formulés à l’article 3 des statuts généraux revisés au Congrès de Genève de 1873 », c’est-à-dire sur la base de l’autonomie des groupes. Cette base nous semble assez large pour pouvoir satisfaire chacun. Nous n’avons nullement prétendu par là imposer aux dissidents l’obligation d’entrer dans l’organisation votée au Congrès de Genève, et d’accepter pour leur propre compte tous les articles des statuts de 1873. Nous avons voulu dire que l’Internationale, reconstituée en vertu des statuts de 1873, désire la fin des querelles entre socialistes, et propose, à ceux qui sont restes en dehors de notre organisation, non une fusion, mais un rapprochement amical.

Cet appel a trouvé de l’écho en Allemagne. Des socialistes allemands viendront à Berne, mais non comme délégués, — ils ne le pourraient pas pour deux raisons : d’abord parce que la législation allemande s’y opposerait ; et ensuite parce que l’organisation à laquelle ils appartiennent n’est pas la même que celle qui va se réunir en Congrès à Berne, et que des personnes étrangères à cette dernière ne sauraient siéger à ce Congrès comme délégués avec voix délibérative. Les socialistes allemands qui viendront à Berne y viendront comme hôtes, comme invités, comme amis : ils y viendront pour rencontrer les représentants de ces fédérations anti-autoritaires qui ont été pendant longtemps en butte aux attaques des amis de Karl Marx. Que sortira-t-il de ce rapprochement ? Une entente, espérons-le. Quant à une reconstitution de l’Internationale sur la base des statuts de 1866, il n’en a jamais été question : en effet, ce serait proposer aux huit Fédérations régionales qui ont fait les statuts de 1873 de se déjuger, et de rentrer dans la vieille ornière d’où elles sont définitivement sorties.


Le Vorwärts du 29 octobre prit acte de notre rectification, mais en soutenant que nous n’avions pas le droit d’appeler le Congrès de Berne « huitième Congrès de l’Internationale ». Le Bulletin répondit ce qui suit le 5 novembre, lorsque déjà le Congrès avait clos ses séances :


Le Vorwärts de Leipzig, du 29 octobre, contient l’entrefilet suivant :

« Le Bulletin de la Fédération jurassienne nous fait observer que le Congrès qui vient de s’ouvrir à Berne n’a pas été convoqué par la Fédération jurassienne seule, mais par les Fédérations espagnole, belge, italienne, et hollandaise.

« Nous acceptons cette rectification. Mais le Bulletin est dans l’erreur lorsqu’il prétend que ce Congrès est le huitième Congrès général de l’Association internationale des travailleurs. L’Association internationale des travailleurs n’a absolument rien à faire avec ce Congrès, qui a précisément pour mission de rechercher les moyens d’effectuer une reconstitution de cette Association, ou un rapprochement. »

Il faudrait pourtant s’entendre, et ne pas perpétuer les équivoques. Trois mots d’histoire vont établir clairement la situation.

[Le Bulletin rappelle ensuite que le cinquième Congrès général de l’Internationale fut celui de la Haye, en 1872. Les Fédérations anti-autoritaires tinrent l’année suivante un Congrès à Genève ; elles y abolirent l’institution du Conseil général et revisèrent les statuts : ce fut le sixième Congrès général. Le septième Congrès général fut celui de Bruxelles, en 1874, où furent représentées l’Angleterre, la Belgique, la France, la Suisse, l’Italie, l’Espagne, et des sections allemandes. En 1875, vu la situation critique où se trouvait le socialisme en Italie et en Espagne, le Congrès général fut supprimé à la demande des Espagnols. Donc, le Congrès qui s’est réuni à Berne en octobre 1876 a été le huitième Congrès général de l’Internationale. Il est vrai que les adhérents du Conseil général de New York avaient tenu de leur côté un Congrès à Genève en septembre 1873 ; mais, en présence de leur insuccès, ils avaient déclaré à l’avance qu’ils renonçaient à se réunir en 1874. En 1875, ils n’ont pas eu de Congrès ; l’année 1876 va finir, ils n’ont toujours pas eu de Congrès[98]. Et le Bulletin conclut ainsi :]

En présence de cet état de choses, en présence des renseignements positifs que nous possédons sur la situation des groupes qui composaient ou qui étaient censés composer la moitié « autoritaire » de l’Internationale, nous pouvons déclarer que la moitié autoritaire de l’Internationale n’existe plus.

Cette déclaration, elle a été faite par nous à Berne devant des hommes qui jadis avaient marché d’accord avec le Conseil général de New York, devant les citoyens Vahlteich, Greulich, Franz, Gutsmann.

Aucun d’eux n’y a contredit.

Il est donc constaté que la moitié « autoritaire » de l’Internationale n’existe plus.

Seule, la moitié anti-autoritaire existe encore ; bien loin d’être en décadence, elle fait preuve d’une énergique vitalité ; elle peut montrer à tous le terrain gagné et les progrès accomplis.

Puisque la moitié anti-autoritaire de l’Internationale existe seule aujourd’hui, puisqu’il elle seule elle constitue tout ce qui reste de l’Internationale, il est évident qu’elle a le droit de s’appeler l’Internationale, car il n’y a plus personne pour lui contester ce titre.

Voilà pourquoi le Congrès de l’ancienne moitié anti-autoritaire, moitié qui aujourd’hui, par la disparition de l’autre moitié, est devenue le tout, voilà pourquoi, disons-nous, notre Congrès, réunissant dans son sein tous les éléments qui appartiennent encore aujourd’hui à l’Internationale, a pu s’appeler légitimement le huitième Congrès de l’Association internationale des travailleurs.


Nous allons voir maintenant ce qui se passa dans les séances du Congrès de Berne.




VIII


Le huitième Congrès général de l’Internationale, à Berne (26-29 octobre 1876).


Une correspondance envoyée de Berne au Bulletin, le 26 octobre, parle en ces termes de l’ouverture et de la première journée du huitième Congrès général :

« Le restaurant dans lequel siège le Congrès est situé sur la rive droite de l’Aar, au lieu dit Schwellen-Mätteli. Pour y arriver, les délégués sont obligés de passer la rivière sur un bac, car il n’y a pas de pont à proximité. Il faut vous dire que tout local a failli nous manquer pour nos réunions. La commission que les trois sections de Berne avaient nommée pour l’organisation du Congrès s’était adressée à tous les propriétaires de salles en ville, elle n’a reçu que des refus systématiques : il paraît qu’un mot d’ordre avait été donné par la police bernoise, interdisant de louer des locaux aux internationaux, sous la menace qu’à l’avenir toute permission de nuit serait refusée pour des bals publics ou autres circonstances du même genre. Ce n’est qu’après des difficultés de toute espèce que la commission est parvenue à louer le local où nous sommes.

« La salle dans laquelle nous siégeons peut contenir environ deux cents personnes ; elle a été coquettement décorée par les soins de nos amis de Berne ; les parois sont recouvertes de rosaces contenant les noms des différentes fédérations qui composent l’Internationale ; chacune d’elles est entourée d’une couronne de verdure et surmontée de petits drapeaux rouges. Dans le fond de la salle on a disposé une mappemonde ceinte d’un ruban qui porte l’inscription : Association internationale des travailleurs... Le Congrès a tenu aujourd’hui [jeudi 26] deux séances administratives, l’une ce matin et l’autre cet après-midi. Parmi les invités figure un membre du Parti socialiste allemand, député au Reichstag; l’arrivée d’un deuxième nous est annoncée[99]. La plus cordiale fraternité règne parmi les délégués et en général parmi tous les assistants appartenant à l’Internationale... Au moment où je vous écris, [le soir,] nous tenons une [troisième] séance, publique, dans laquelle on discute de l’attitude des socialistes en présence de la guerre d’Orient. La salle est comble, d’un public très sympathique et très attentif ; les opinions émises sont très applaudies, la discussion est bien nourrie, et tous les orateurs, chacun à son point de vue, flétrissent les horreurs de la guerre... »

Un correspondant du journal radical de la Chaux-de-Fonds, le National suisse, rendant compte de cette séance publique du jeudi soir, s’exprima ainsi : « Aujourd’hui c’était réunion publique et familière, où il était loisible, à quiconque se sentait le goût de parler, de développer ses idées sur les questions du jour... On étouffait dans la salle, qui était trop petite. Tous les discours prononcés, généralement en langue française, et dont la substance était fort bien rendue en allemand par un traducteur qui n’est pas sans mérite, ont roulé sur la question de savoir quelle attitude doivent observer les internationalistes vis-à-vis de la guerre d’Orient... Bien que je ne nage pas dans les eaux de l’Internationale, j’ai trouvé qu’il s’était dit bien des choses sensées dans cette première réunion, et j’ai fait la réflexion que beaucoup de gens qui se prennent pour des personnes d’esprit, et qui déblatèrent contre les congrès ouvriers sans jamais avoir assisté à aucun d’eux, feraient mieux de s’y rendre, avant d’énoncer leurs jugements téméraires, pour écouter les idées raisonnables qui y sont émises. »

Dans la première séance du Congrès (privée), le jeudi matin 26, avait été nommée une commission de vérification des mandats, composée de César De Paepe, James Guillaume, et Carlo Cafiero. Voici la liste des délégués :


Fédération belge.

César De Paepe, délégué de la Fédération belge.


Fédération espagnole.

Antonio Sanchez [pseudonyme de Vinas]
Francisco Portillo [pseudonyme de Soriano]
} délégués de la Fédération espagnole


Fédération française.

Louis Pindy
Paul Brousse
} délégués de plusieurs Sections de France


Fédération hollandaise.

César de Paepe (déjà nommé), délégué de la Fédération hollandaise.


Fédération italienne.

Errico Malatesta
Carlo Cafiero
} délégués de la Fédération italienne.

Oreste Vaccari, délégué des Sections de Ferrare et de Città di Castello[100].

Ferrari, délégué des Sections de Palerme, de Trapani et de Termini-Imerese.


Fédération jurassienne.

James Guillaume
Paul Brousse (déjà nommé)
Auguste Spichiger
} délégués collectifs de la Fédération jurassienne.

Vial, délégué de la Section de langue française de Zürich.

Cafiero (déjà nommé), délégué de la Section de Bellinzona.

Henri Robert, délégué de la Section de langue française de Neuchâtel.

Rodolphe Kahn, délégué de la Section d’études et de propagande de langue allemande de Lausanne.

Debernardis, délégué du Circolo italiano de Berne.

G. Görges, délégué de la Section de langue allemande Gleichheit de Zürich.

Henri Soguel, délégué de la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary.

Auguste Reinsdorf, délégué du Sozialdemokratischer Verein de Berne.

Alcide Dubois, délégué des Sections de Saint-Imier et de Sonvillier.

Sommazzi, délégué de la Section de propagande de Berne.

Charles Perron, délégué de la Section de Vevey.

Auguste Getti, délégué de la Section de langue italienne de Neuchâtel.

Müller [pseudonyme d’Eugène Weiss], délégué d’une Section d’Alsace (Mulhouse).

Hugues, délégué de la Section de langue française de Lausanne.

André [pseudonyme de Gross], délégué des Sections de Porrentruy et de Boncourt.


Sections isolées.

Dumartheray, délégué du Cercle d’études sociales de Genève.

Nicolas Joukovsky, délégué de la Section de propagande de Genève.

Ferrari (déjà nommé), délégué de la Section du Ceresio (Lugano[101]).


Il fut procédé ensuite à la nomination du bureau. Trois délégués furent désignés pour présider les débats à tour de rôle : De Paepe, Perron et Cafiero (dans la séance de l’après-midi, De Paepe demanda à être remplacé par Müller, d’Alsace, ce qui fut adopté). Kahn, Soguel, Dubois, Teulière (ce dernier non-délégué) furent choisis comme secrétaires. Une commission de revision fut chargée de la publication du Compte-rendu du Congrès, et composée de N. Joukovsky, R. Kahn et J. Guillaume.

Le Congrès décida qu’il serait tenu chaque jour deux séances privées, le matin et l’après-midi, et chaque soir une séance publique.


Dans la seconde séance (privée), le jeudi après-midi, on s’occupa d’abord des questions d’organisation intérieure. Il y avait à décider quelle serait la situation des délégués (il y en avait trois) représentant des sections isolées qui avaient voulu rester en dehors de la Fédération de leur région. L’article 7 des statuts généraux disant que le vote, aux Congrès, se ferait par fédération, De Paepe conclut à refuser voix délibérative à ces délégués, tandis que Cafiero et Malatesta, au contraire, considérant que les votes n’avaient d’autre valeur que celle d’une statistique des opinions, proposaient de leur accorder le droit de voter. La majorité se rangea à l’avis exprimé par De Paepe ; Joukovsky déclara alors que, la situation qui lui était faite étant celle d’un simple invité et non d’un délégué, il refusait de faire partie d’aucune commission ; néanmoins, sur l’assurance qui lui fut donnée que la décision prise n’avait qu’un caractère de principe et n’était à aucun degré une mesure hostile à son égard, il consentit à revenir sur cette résolution.

Gutsmann, délégué du Club indépendant des socialistes de Genève, et Vahlteich, député au Reichstag allemand, venu au Congrès à titre d’invité, reçurent l’un et l’autre le droit de prendre part aux discussions.

L’ordre du jour du Congrès fut ensuite définitivement fixé : il comprit, outre les cinq questions annoncées dans la circulaire de convocation, une sixième question proposée par la Section de Vevey.

Les commissions pour l’étude des six questions de l’ordre du jour furent formées par inscription volontaire, comme dans les précédents Congrès.

Voici la liste des questions, avec les noms des membres des commissions :

1re question : Adjonction aux statuts généraux d’un article prévoyant le paiement d’une cotisation fédérale (proposition espagnole) : Sanchez [Vinas], Spichiger, Brousse, Reinsdorf, Kahn.

2e question : De la solidarité dans l’action révolutionnaire (proposition espagnole) ; Sanchez [Vinas], Guillaume, Malatesta, Gorges, Dumartheray, Vial.

3e question : Pacte de solidarité à établir entre les différentes organisations socialistes (proposition jurassienne) : Guillaume, Reinsdorf, De Paepe, Vaccari, Vial.

4e question : Convocation d’un Congrès socialiste universel en 1877 (proposition belge) : De Paepe, Perron, Reinsdorf, Kahn, Cafiero, Brousse, Müller [Weiss], Vial.

5e question : Des rapports à établir entre les individus et les groupes dans la société réorganisée (proposition jurassienne) : Görges, Malatesta, Spichiger.

6e question : De l’attitude de l’Internationale dans la guerre d’Orient (proposition de la Section de Vevey) : Perron, Guillaume, Cafiero, Joukovsky.


Le rapport du Bureau fédéral de l’Internationale fut lu par Auguste Spichiger. Quoiqu’il embrassât une période de deux ans, il était très court. En voici le texte :


Rapport du Bureau fédéral.

Le Congrès de l’Association réuni à Bruxelles en 1874 avait chargé la Fédération jurassienne de former le Bureau fédéral jusqu’au prochain congrès. En vous souhaitant la bienvenue, nous venons aujourd’hui nous démettre entre vos mains de nos fonctions.

Nous avons adressé notre circulaire de convocation pour le présent Congrès aux huit fédérations régionales composant l’Internationale, savoir : les Fédérations espagnole, italienne, belge, hollandaise, anglaise, américaine, française, et jurassienne. Nous avons reçu des réponses de six d’entre elles nous annonçant qu’elles enverraient des délégués : ce sont les Fédérations italienne, espagnole, belge, hollandaise, française et jurassienne. En outre, des adresses exprimant des vœux pour la prospérité de l’Internationale nous sont parvenues d’Angleterre et de Grèce.

L’époque de la réunion du Congrès avait été renvoyée d’abord au 1er octobre sur la demande des Espagnols, pour leur donner le temps, ainsi qu’aux Italiens, de se préparer à y participer. Plus tard cette date fut encore reculée, parce que, à la suite de pourparlers spontanés qui eurent lieu entre des membres du Parti socialiste allemand et des internationaux appartenant à la Fédération jurassienne, l’idée leur vint qu’on pourrait profiter de la réunion des délégués de l’Internationale pour avoir une explication fraternelle sur les points du programme sur lesquels ces deux fractions du grand parti socialiste universel n’étaient pas d’accord. À une invitation qui fut faite aux socialistes d’Allemagne d’assister à notre Congrès il fut répondu affirmativement, moyennant que la date de sa réunion fût renvoyée à la fin d’octobre.

Nous ne vous parlerons pas des événements qui ont surgi dans l’Internationale depuis le dernier Congrès. Les délégués des différents pays représentés ici devant nous faire un rapport sur ce qui s’est passé dans leurs fédérations respectives, nous nous bornerons à vous rappeler que le Congrès de 1870 fut supprimé d’un commun accord, sur la proposition de nos amis d’Espagne, à cause des persécutions dont les socialistes italiens et espagnols étaient alors l’objet tout particulier. Ajoutons que la situation en France était la même à peu près qu’aujourd’hui où ce pays ne peut encore se faire représenter qu’indirectement.

Nous n’avons donc à vous signaler que l’événement heureux dont nous vous parlions dans notre circulaire de convocation, le rapprochement avec nos frères d’Allemagne, après une séparation dont les ennemis du socialisme eussent été heureux de ne jamais voir la fin.

Nous espérons que de cette réconciliation tant désirée par tous les socialistes sincères va sortir une nouvelle phase d’agitation et d’action révolutionnaire, et que, tout en respectant mutuellement leurs convictions quant aux moyens à employer, ils marcheront tous vers le même but : l’abolition de l’exploitation du travail par le capital, l’avènement du prolétariat à la jouissance de tous ses droits.


Dans la même séance furent encore entendus les rapports des Fédérations italienne et espagnole.

Le rapport de la Fédération italienne fut présenté oralement par Malatesta. En voici le résumé, d’après le Compte-rendu :

« Malatesta annonce que le rapport italien, élaboré au Congrès de Florence, a été détruit par les compagnons qui en étaient porteurs, pour empêcher qu’il ne tombât entre les mains de la police : cependant la Fédération italienne a pris des mesures pour assurer l’impression de ce rapport, qui doit paraître dans peu de jours[102]. Puis il fait l’historique de l’activité des internalionalistes en Italie.

« C’est contre les soi-disant révolutionnaires mazziniens et garibaldiens que l’Internationale a eu la lutte la plus acharnée à soutenir.

« Au commencement de 1874, une très vive agitation se produisit sur différents points de l’Italie, par suite de la baisse des salaires et du renchérissement exorbitant des objets de consommation. Dans un grand nombre de localités les magasins furent pris d’assaut et mis au pillage. L’Internationale se trouvait par là dans la nécessité de repousser entièrement ces actes populaires ou de s’en déclarer solidaire ; c’est ce dernier parti qui fut pris. Malatesta pense que l’Internationale ne pouvait agir autrement : d’abord parce qu’il estime que si l’Internationale avait repoussé ces actes accomplis par le peuple, elle aurait perdu tous les partisans pratiques de la révolution ; puis parce qu’il croit que la révolution consiste bien plus dans les faits que dans les mots, et que, chaque fois qu’éclate un mouvement spontané du peuple, chaque fois que les travailleurs se lèvent au nom de leurs droits et de leur dignité, il est du devoir de tout socialiste révolutionnaire de se déclarer solidaire du mouvement.

« Le gouvernement italien, soupçonnant l’Internationale d’être l’instigatrice de toute cette agitation révolutionnaire, entreprit contre les membres de notre association une campagne de persécutions telle, qu’il devint nécessaire de transformer l’Internationale en organisation secrète. Une commission d’hommes de confiance[103] fut chargée de maintenir l’organisation et de faciliter les relations entre les groupes.

« Des hommes qui avaient été exclus de l’organisation secrète de l’Internationale[104] crurent le moment favorable pour essayer de se mettre à la tête du mouvement ouvrier, afin de l’exploiter à leur profit. Ces hommes eurent le triste courage de lancer des attaques et des insultes aux internationalistes qui étaient emprisonnés et persécutés de toute manière par le gouvernement.

« Mais depuis quelques mois, après le procès de Bologne, l’Association internationale a pu reprendre son action au grand jour, et tous ceux, mazziniens et autres, qui se croyaient les maîtres des forces populaires, ne tardèrent pas à être délaissés ; maintenant le nom de l’Internationale a rallié autour de lui toutes les forces révolutionnaires de l’Italie.

« La Congrès tenu dernièrement à Florence a pu donner une idée de la propagande socialiste faite en Italie. Dans toutes les régions se forment de nouvelles sections. Le Piémont, où l’Internationale n’avait jamais réussi précédemment à s’implanter, possède maintenant ses sections. A Gênes même, qui est le boulevard du mazzinianisme, une section vient d’être fondée. Le Congrès a reçu des communications de diverses localités avec lesquelles l’Internationale n’avait pas encore eu de rapports.

« Malatesta raconte ensuite les persécutions qui ont été dirigées contre les internationalistes à propos du Congrès de Florence... Mais ces sortes de persécutions n’ont jamais fait en Italie qu’avancer l’œuvre de la propagande socialiste révolutionnaire. »

Le rapport de la Fédération espagnole, lu par Sanchez [Viñas], occupe huit pages du Compte-rendu. Je ne l’analyserai pas ; la plupart des faits qu’il contient ont déjà été mentionnés à leur date. J’en extrais seulement deux passages, dont le premier indique la force numérique de la Fédération espagnole dans l’été de 1876 : « La fédération comarcale de Catalogne comprend 23 fédérations locales ; la fédération comarcale de Valencia, 10 fédérations locales ; celle de Murcie, 4 ; celle de l’Andalousie de l’Est, 21 ; celle de l’Andalousie de l’Ouest, aussi 21 ; celle de l’Estrémadure, 10 ; celle d’Aragon, 2 ; celle de Vieille-Castille, 7 ; celle de Nouvelle-Castille, 10 ; total, 112 fédérations locales. » Le second passage donne l’opinion des internationalistes espagnols sur les grèves et sur la coopération : « Les ouvriers d’Espagne, malgré la dictature qui les opprime, ont soutenu plusieurs grèves importantes... Celles des tonneliers et des teinturiers ont coûté à l’organisation corporative plus de 50,000 duros (250,000 francs) ; si ces ressources eussent été employées au développement de l’organisation révolutionnaire, on eût pu obtenir de grands et féconds résultats. Les tailleurs de pierre de Barcelone ont réussi à faire réduire à sept heures la journée de travail. La plus importante des grèves actuelles est celle des serruriers de Barcelone, qui absorbe 300 duros (1500 fr.) par semaine. Les ouvriers de fabriques (clases de vapor) gaspillent aussi en grèves presque toutes leurs ressources. Toutefois l’esprit gréviste perd du terrain, à mesure que l’esprit d’action révolutionnaire en gagne[105].

« Le système de coopération de production, si hautement préconisé par quelques socialistes, a produit des résultats funestes, en particulier pour la fédération des tonneliers. Les ateliers coopératifs ont doté cette fédération d’une douzaine de bourgeois nouveaux, et lui ont occasionné une perte de cinq à six mille duros (vingt-cinq à trente mille francs). En présence de cet échec, le cinquième Congrès de l’Union des tonneliers a résolu, à la presque unanimité, la dissolution des ateliers coopératifs. La coopération de consommation a produit des résultats réguliers, et elle fournit un moyen commode pour permettre de réunir publiquement un nombre considérable d’ouvriers. »

Quand la lecture du rapport espagnol fut achevée, la séance fut levée.


Presque immédiatement après s’ouvrit, dans la même salle, devant une nombreuse assistance, la troisième séance (publique) qui fut présidée par Müller [Weiss], et consacrée à un débat sur cette question : « L’attitude de l’Internationale dans la guerre d’Orient ». Prirent la parole : Joukovsky, Gutsmann, Perron, De Paepe ; la citation que j’ai faite (p. 92) d’une correspondance publiée par le National suisse indique l’impression produite sur l’assistance par les discours prononcés.


La quatrième et la cinquième séances (privées), le vendredi matin et le vendredi après-midi, furent remplies par l’audition de la suite des rapports des Fédérations, et de communications des invités.

Le premier rapport lu le vendredi matin fut celui de la Fédération jurassienne, très court, et indiquant sommairement le développement pris par la Fédération depuis le dernier Congrès général. Il exprimait, en terminant, la joie que nous avait causée l’appel à la conciliation lancé par un groupe de socialistes à l’occasion des funérailles de Bakounine, et la certitude que, « si on voulait chercher loyalement à réaliser une entente amicale, on y réussirait ».

De Paepe présenta ensuite un double rapport, sur la Belgique et sur la Hollande.

Le rapport expliquait qu’en Belgique la situation s’était insensiblement modifiée, « par les éléments nouveaux qui entrent dans le mouvement ouvrier socialiste et par la nouvelle ligne de conduite que les ouvriers belges veulent suivre en ce moment. En parlant d’éléments nouveaux, nous voulons dire que dans beaucoup de sections de l’Internationale les anciens membres ont disparu en assez grande partie, pour faire place à des hommes nouveaux, et notamment à des jeunes gens qui n’étaient que des enfants lors des premiers Congrès de l’Internationale ; nous voulons dire aussi que le mouvement paraît se déplacer, en ce sens que dans le pays wallon beaucoup de sections ont disparu ou ont décliné, tandis que dans le pays flamand les sections sont en voie de progrès et se livrent à une propagande active. Et en parlant de nouvelle ligne de conduite, nous faisons allusion à l’initiative prise par les Sections de Gand et d’Anvers, reprise à Bruxelles par la Chambre du Travail[106], de s’adresser à la législature pour obtenir une loi sur le travail des enfants ; ce mouvement est un premier pas sur le terrain de la politique, qui sera probablement suivi d’autres manifestations ou d’autres mouvements de politique ouvrière. » Pour montrer que, dans le pays wallon, l’Internationale était en recul, De Paepe ajouta : « La fédération de Charleroi, qui contenait des sections très nombreuses, a disparu ; celle de Liège également ; dans le Borinage, une seule section a survécu, celle de Jemappes[107] ; la fédération de la vallée de la Vesdre, par contre, s’est maintenue ; à Verviers, les sections, toujours animées du même esprit révolutionnaire, sont devenues moins nombreuses, mais donnent toujours à l’Internationale un contingent très respectable ». À l’égard du mouvement politique préconisé par les ouvriers flamands, le rapport disait : « Beaucoup de socialistes belges étaient imbus des idées de Proudhon sur la non-intervention de l’État et sur l’an-archie ; un journal très bien rédigé et savamment écrit, la Liberté de Bruxelles, propageait les idées proudhoniennes parmi les travailleurs les plus instruits : et l’on peut dire que, en se combinant avec la politique abstentionniste qui fut alors notre ligne de conduite, elles devinrent à un moment donné l’opinion dominante de la plupart de nos sections de langue française et wallonne, et surtout de la fédération de la vallée de la Vesdre (Verviers). L’influence plus grande qu’ont prise aujourd’hui les sections flamandes au sein de la Fédération belge, et l’entrée dans ces sections de l’élément jeune dont nous avons parlé, ont notablement modifié cette attitude anti-politique. Les pétitions adressées au Parlement par nos sections de Gand… ; un manifeste émané des mêmes Gantois, qui revendique les droits politiques et émet des idées analogues à celles des socialistes allemands ;… l’échange d’idées qui s’opère entre nos compagnons flamands et les ouvriers d’Allemagne et d’Angleterre par l’intermédiaire du Werker d’Anvers ;… tout cela fait que le temps n’est pas loin, pensons-nous, où les travailleurs belges commenceront une agitation politique, mais en n’oubliant pas, cependant, que cela ne doit pas constituer un but définitif, mais seulement un des nombreux moyens propres à hâter l’émancipation économique et sociale du prolétariat… Nous devons ajouter que les sections de la vallée de la Vesdre ont conservé l’ancienne attitude abstentionniste : ce fait vient de se confirmer encore par le manifeste publié il y a peu de jours par des ouvriers verviétois, à propos de la question du travail des enfants dans les manufactures, manifeste dans lequel on combat le mouvement parti de Gand, d’Anvers et de Bruxelles[108]. » Et le rapport conclut en ces termes au sujet de la Belgique : « En résumé, voici la méthode que suit actuellement le mouvement socialiste en Belgique : Organisation de sociétés corporatives de résistance ; fédération de ces sociétés ; affiliation de ces sociétés à l’Internationale, ou, pour le moins, accord entre elles et les sections sur le terrain des idées et de la propagande par les meetings ; à côté ou au sein de ce groupement économique, fondation de cercles d’études sociales, de bibliothèques populaires, d’associations rationalistes, en un mot développement des idées philosophiques et socialistes ; enfin, revendication des droits politiques, protestation contre des lois spéciales dont souffre plus particulièrement la classe ouvrière, etc. En un mot, faire au système bourgeois, sur le triple terrain économique, religieux et politique, une guerre incessante, livrer des combats de chaque jour, qui nous apparaissent comme des moyens de nous préparer et de nous aguerrir pour la grande bataille de l’avenir, pour la révolution sociale. »

À l’égard de la Hollande, le rapport de De Paepe s’exprimait ainsi : « Il y avait jadis dans ce pays des sections de l’Internationale dans les principales villes ; plusieurs corporations ouvrières y marchaient avec l’Internationale… Tout ce mouvement se rattachant à l’Internationale est à peu près disparu ; il ne reste que quelques petites sections internationales dans quelques villes, qui ont pour organe le Werkman. De ce que nous disons là, il ne faudrait pas conclure qu’il n’existe plus de mouvement ouvrier ou socialiste en Hollande. Loin de là. Il existe une fédération ouvrière, le Nederlandsche Arbeidersbond, qui s’étend sur toute la Hollande… De plus, les ouvriers hollandais, qui ont déjà obtenu une loi sur les fabriques, se préparent à un mouvement politique en faveur du suffrage universel. Enfin, sur le terrain de la propagande philosophique et sociale, les travailleurs hollandais ne sont pas non plus sans faire de progrès. À la tête de ce mouvement intellectuel se trouvent plusieurs écrivains philosophes aux allures les plus indépendantes et dont les plus célèbres sont le Dr Feringa et Douwes-Dekker (Multatuli) ; au point de vue de la propagande socialiste, notre ami Gerhard, d’Amsterdam, a publié dans le courant de cette année un beau travail, qui a été imprimé par les ouvriers de Gand, et qui est un véritable manifeste du communisme hollandais... Donc, sur le terrain politique, économique et intellectuel, la Hollande apporte son contingent au progrès social. Mais tout cela se fait en dehors de l’Internationale... Ajoutons que ce qui distingue encore le mouvement ouvrier hollandais du mouvement ouvrier belge, c’est que le premier n’a rien du souffle révolutionnaire qui anime les Belges, lorsqu’ils arborent le drapeau rouge. »

Le rapport se terminait ainsi : « Nous pourrions dire, pour terminer par une comparaison, que — sauf les proportions — le mouvement actif des Belges tend de plus en plus à prendre l’attitude des socialistes allemands (hormis sur le terrain électoral, où nous ne pouvons les suivre, n’ayant pas le droit de vote), tandis que le mouvement ouvrier des Hollandais semble se rapprocher davantage de la méthode des ouvriers anglais ».

Après De Paepe, je pris la parole pour compléter le rapport de la Fédération jurassienne, dont j’avais donné lecture au début de la séance, par quelques observations orales, qui sont résumées en ces termes par le Compte-rendu :


Tout à l’heure, De Paepe a parlé de la tactique des Belges, qui consiste à faire à la bourgeoisie, en attendant la grande lutte révolutionnaire, une guerre quotidienne sur toutes les questions d’un intérêt relativement secondaire qui peuvent se présenter. La Tagwacht aussi, dans un article où elle opposait la tactique du Schweizerischer Arbeiterbund à celle des Jurassiens, s’exprimait de la même façon, et disait qu’il fallait disputer le terrain pied à pied à la bourgeoisie, profiter de toutes les occasions pour la battre en détail et lui arracher pièce à pièce son influence. Il ne faudrait pas croire que sur ce point les Jurassiens se trouvent le moins du monde en désaccord avec les Belges et le Schweizerischer Arbeiterbund. Au contraire, ils suivent, eux aussi, cette tactique ; ils font, eux aussi, à la bourgeoisie cette guerre de détail et d’escarmouches. Ceux qui représentent les Jurassiens comme des théoriciens dédaigneux de la lutte quotidienne, vivant dans les nuages et attendant impassibles le jour de la grande révolution, ceux-là font un portrait de fantaisie inspiré par la malveillance. Les socialistes jurassiens profitent de toutes les circonstances propres à intéresser le peuple pour faire de l’agitation, pour intervenir dans la vie publique comme parti ayant son drapeau spécial, pour dénoncer la tactique hypocrite des partis soi-disant libéraux ; ils se mêlent à toutes les questions du jour et ne laissent jamais passer une occasion d’organiser une manifestation populaire.

Seulement, la façon dont ils interviennent dans la vie publique ne peut pas être la même que celle qu’ont adoptée les socialistes flamands et ceux de la Suisse allemande. Les questions de suffrage universel, d’abolition de la conscription, et autres semblables, au moyen desquelles on peut faire de l’agitation dans les Flandres, ne signifient plus rien chez nous, puisque nous vivons dans une république et n’avons pas d’armée permanente. De même, les questions qui paraissent préoccuper les ouvriers de la Suisse allemande, telles que la législation directe par le peuple, la séparation de l’Église et de l’État, la loi sur les fabriques, etc., ne nous offriraient aucune occasion de faire de la propagande socialiste parmi les ouvriers de notre région : en effet, ces questions-là forment chez nous, dans presque toute la Suisse française, le programme du parti radical bourgeois ; si nous voulions nous en occuper, nous renoncerions par là même à notre existence comme parti socialiste indépendant, pour devenir une simple annexe du radicalisme bourgeois. Or, comme notre tâche doit être tout au contraire de séparer les ouvriers de tous les partis politiques bourgeois, qui ne forment à nos yeux qu’une seule masse réactionnaire, et de les amener à se constituer en un parti socialiste du travail, nous avons dû, étant donné notre position spéciale, adopter une tactique spéciale. Cette tactique consiste, pour le moment, à dire aux ouvriers : « Cessez de vous laissez exploiter politiquement par les partis bourgeois, cessez de leur donner vos suffrages et de vous laisser embrigader par leurs agents électoraux ; organisez-vous tout d’abord sur le terrain économique du corps de métier ; sur ce terrain- là, vous vous apercevrez bien vite que le bourgeois qui, au sein du parti radical, vous apparaissait comme un allié et un coreligionnaire, est en réalité votre ennemi ».

Il ne faudrait pas croire que les Jurassiens aient pour la candidature ouvrière, envisagée comme moyen de propagande et d’agitation, l’invincible répugnance qu’on leur prête. Au contraire, ils ne seraient pas éloignés d’en essayer, ne fût-ce que pour démontrer expérimentalement, à ceux qui croient à la possibilité de transformer la société par la voie de simples réformes législatives, qu’ils se font des illusions. Mais la candidature ouvrière socialiste, chez nous, n’est pas pratiquement possible, pour faire élire leurs candidats, les socialistes seraient obligés d’accepter l’alliance des radicaux, et c’est ce que nous ne voulons pas. Du reste, les débats de nos Grands-Conseils cantonaux ont si peu d’intérêt pour la population ouvrière, que la propagande qu’il serait possible d’etîectuer par l’élection de députés socialistes serait presque absolument nulle. En Allemagne, Bebel et Hasselmann, parlant à la tribune du Reichstag, s’adressent au peuple entier et en sont entendus ; dans les petits parlements cantonaux de la Suisse française, la voix des députés socialistes n’aurait pas d’écho au dehors ; pour être entendu des ouvriers, il faut aller les trouver dans les assemblées populaires : c’est là seulement que peut se faire chez nous une propagande efficace.

La Suisse française, quoique unie politiquement à la Suisse allemande, n’est point rattachée à celle-ci par une communauté de sentiments nationaux et d’intérêts économiques. Chez nous, l’impulsion intellectuelle vient de la France ; nos socialistes ont le regard dirigé vers Paris, non vers Berne ou Zürich. Nous sommes les fils de la Révolution française et de la philosophie française du dix-huitième siècle ; et ce sera seulement quand le prolétariat de la France se sera réveillé et aura livré contre sa bourgeoisie une bataille victorieuse et définitive, que chez nous l’émancipation du travail pourra devenir à son tour une réalité.


Pour terminer la séance, Brousse fit un rapport au nom des groupes français représentés par lui et Pindy. Voici le résumé de ce qu’il dit (Compte-rendu) : « Il n’y a pas en France, comme il y a en Allemagne, un parti ouvrier qui, tout en adoptant l’agitation légale comme moyen de propagande, proclame cependant la nécessité d’une révolution sociale. Ceux des ouvriers français qui font de l’action légale ne sont pas des gens qui se couvrent de cette légalité comme d’un masque, tandis qu’au fond ils viseraient un but révolutionnaire ; non : ceux-là ne veulent réellement rien de plus que ce qu’ils disent publiquement. Ainsi, par exemple, les orateurs du récent Congrès ouvrier de Paris sont des hommes qui ne songent en aucune façon à quitter une fois le terrain de la légalité ; toutes les mesures qu’ils désirent sont exclusivement des réformes légales. Mais les membres des sections secrètes de l’Internationale française ont un programme différent et se placent sur un autre terrain ; leur activité principale s’exerce en dehors de la légalité, elle a pour but d’organiser les ouvriers pour la révolution. Cela ne les empêche pas d’ailleurs, à côté de cette action secrète, de se mêler publiquement aux organisations pacifiques ; tout en travaillant en secret à leur organisation propre, ils entrent dans tous les groupements publics, et ils y apportent leur propagande socialiste révolutionnaire. »


Dans la séance de l’après-midi, Greulich, représentant du Schweizerischer Arbeiterbund et d’une section internationale de Zürich, et J. Franz, membre du Schweizerischer Arbeiterbund, demandèrent à être admis au Congrès au même titre que l’avaient été la veille Gutsmann et Vahlteich. À l’unanimité, l’admission fut votée.

Les rapports des Fédérations italienne, espagnole, belge et hollandaise furent résumés en langue allemande par Werner, membre du Sozialdemokratischer Verein de Berne.

Vahlteich, membre du Parti socialiste d’Allemagne, prit ensuite la parole : « Je ne suis pas venu ici, dit-il en débutant, comme représentant officiel de la démocratie socialiste allemande ; mais je crois cependant que vous pouvez, sans crainte de vous tromper, regarder ce que j’ai à vous dire comme l’expression du sentiment et des opinions des socialistes allemands à l’égard de l’Internationale ; en effet, leur programme dit que, bien que leur action s’exerce pour le moment dans des limites nationales, ils reconnaissent le caractère international du mouvement ouvrier, et sont résolus à remplir tous les devoirs qu’impose aux ouvriers ce caractère, pour que la fraternité de tous les hommes devienne une vérité. » Il fit ensuite en peu de mots l’histoire du mouvement socialiste en Allemagne, raconta comment s’était opéré le rapprochement entre les lassalliens et la fraction d’Eisenach, et exposa l’organisation et la pratique du parti. Il dit que ce à quoi la démocratie socialiste s’appliquait, c’était « à faire l’éducation du prolétariat jusqu’ici écrasé et opprimé, et à le rendre capable d’exercer le gouvernement ; car il ne s’agit pas seulement de détruire l’État actuel et la forme régnante de la société ; on doit aussi se préoccuper de former, en nombre suffisant, des intelligences capables de donner une organisation durable à l’État socialiste que nous voulons réaliser ». Abordant ensuite la question d’un rapprochement entre l’Internationale et le Parti socialiste d’Allemagne, il s’exprima ainsi :


En ce qui concerne l’attitude de la démocratie socialiste d’Allemagne à l’égard des fédérations socialistes des autres pays, il y a eu quelques attaques dirigées d’Allemagne contre telle ou telle personnalité, attaques qui ont produit une dissonance. Je puis vous assurer que la masse des socialistes allemands est restée indifférente à ces manifestations ; il n’y a chez nous ni marxistes ni dühringiens[109] ; et les lassalliens d’autrefois se sont joints sans arrière-pensée au mouvement général. Il n’existe donc en Allemagne aucune antipathie contre les personnes ou les tendances des socialistes des autres pays ; on n’y prend pas parti (sauf peut-être quelques exceptions individuelles) pour les uns ou pour les autres ; au contraire, on y professe pour tous également la plus vive sympathie, comme l’ont démontré, par exemple, l’attitude des socialistes allemands pendant la guerre franco-allemande, et tout récemment le vote du Congrès de Gotha établissant que, pour les élections au Reichstag, les socialistes d’Alsace-Lorraine auront à décider eux-mêmes la tactique qu’ils veulent suivre.

Quant aux discordes qui existent actuellement parmi les socialistes en Suisse, la démocratie socialiste d’Allemagne ne peut que garder une attitude expectante, sans renier d’ailleurs ses sentiments d’amitié pour ses vieux compagnons d’armes de la Suisse allemande. Elle exprime le souhait que, dans ces luttes, les socialistes se traitent réciproquement avec ménagement, afin que, si l’union n’est pas actuellement possible, on puisse du moins établir une certaine entente, chacun suivant en paix sa propre voie (friedliches Nebeneinandergehn). Puisse le souvenir des fautes précédemment commises en Allemagne servir d’exemple et d’avertissement, et aider à réaliser notre devise commune : Prolétaires de tous les pays, unissez- vous !


Enfin, Greulich, représentant du Schweizerischer Arbeiterbund, fit l’historique du mouvement ouvrier dans la Suisse allemande depuis 1867[110] . Il rappela que des sections de l’Internationale avaient été créées à Zürich et à Bâle ; mais la guerre de 1870 arrêta le développement commencé, et il ne fut plus possible ensuite de reprendre l’organisation sur le terrain international ; c’est alors qu’en 1873, au Congrès d’Olten, fut fondé le Schweizerischer Arbeiterbund, qui se plaça sur le terrain national, et se donna un programme de politique légale. Greulich entra ensuite dans quelques détails sur la tactique adoptée par l’Arbeiterbund et sur les services que celui-ci rendait aux idées socialistes, en les faisant pénétrer dans des milieux qui leur étaient demeurés jusques-là complètement inaccessibles.


La série des rapports des Fédérations et des diverses organisations socialistes se trouvait épuisée. Le Congrès suivit à son ordre du jour en abordant la discussion de cette question : « De la solidarité internationale dans l’action révolutionnaire ». Il fut entendu que les détails du débat ne figureraient pas au procès-verbal. Le Compte-rendu résume cette dernière partie de la séance par ces simples lignes : « Sanchez, Reinsdorf, Ferrari, Joukovsky prennent successivement la parole. La suite de la discussion est renvoyée au lendemain matin. »


Il y eut le vendredi soir, à huit heures et demie, une seconde séance publique. Comme la veille, la salle était comble. Au nom de la commission chargée de rapporter sur la guerre d’Orient, Perron lut un projet de Manifeste adressé aux travailleurs d’Europe. Ce manifeste montrait l’hypocrisie des libéraux anglais qui se lamentaient sur le massacre des Bulgares, mais qui n’avaient rien dit quand les soudards de Versailles avaient mitraillé les Parisiens par milliers ; celle des libéraux russes qui avaient aidé à faire l’ordre dans Varsovie, et qui n’avaient par conséquent pas le droit de protester contre ceux qui faisaient l’ordre en Bulgarie. Il se terminait ainsi : « Parce que nous aimons les Slaves, ils ne nous feront pas haïr les Turcs ; parce que nous sympathisons avec les paysans bulgares qu’on opprime, nous n’avons aucune malveillance contre les ouvriers et artisans turcs, victimes, eux aussi, de la tyrannie... Nous crions aux peuples qu’on fait s’entr’égorger : Comprenez donc que vos tsars et vos sultans, que vos empereurs et vos rois ne sont et ne peuvent être que vos ennemis... ; laissez-les à leurs guerres et continuons la nôtre. Restons sur notre champ de bataille, qui est celui du droit contre l’injustice, de la morale contre le crime, du travail contre le vol. » Ce projet de Manifeste fut adopté.

Il fut ensuite donné lecture des lettres et adresses parvenues au Congrès, savoir :

Une adresse de la Société démocratique de Patras, Grèce ;

Une adresse de la Section internationale de Montevideo, Amérique du Sud ;

Une adresse d’un groupe de socialistes révolutionnaires de Paris ;

Une adresse du Conseil central du Parti socialiste de Portugal, signée Azedo Gnecco, etc. ;

Une adresse du Comité central du Parti ouvrier socialiste du Danemark, signée Louis Pio, etc.[111] ;

Une adresse du Cercle tchèque de Londres ;

Une adresse d’un groupe de socialistes allemands habitant Londres, signée Sapesz et Kaufmann ;

Une adresse d’un groupe de socialistes russes habitant Londres, signée Goldenberg, Lieberman, etc. ;

Une lettre de la Section internationale de Lausanne ;

Diverses lettres d’Angleterre.

Puis la discussion fut ouverte sur cette question : « Des rapports à établir entre les individus et les groupes dans la société réorganisée » (proposition jurassienne).

Cette discussion remplit tout le reste de la séance, qui ne fut levée qu’à minuit ; elle continua dans la séance du samedi soir ; elle occupe, pour les deux séances, plus de trente-huit pages du Compte-rendu. Elle roula sur la conception de l’État socialiste et sur celle de la libre fédération des libres associations. Malgré l’intérêt que peuvent offrir ces débats au point de vue théorique, je dois renoncer à les reproduire in-extenso. Sur les dix orateurs qui prirent successivement la parole, un seul, J. Franz (vendredi), représenta l’opinion strictement étatiste : il expliqua qu’après la destruction de la domination capitaliste, il faudrait, comme aujourd’hui, des lois et un gouvernement ; seulement ces lois seraient votées directement par le peuple, et ce gouvernement serait élu par le suffrage universel. De Paepe (vendredi), reprenant les idées qu’il avait exposées en 1874 dans le rapport de la Section bruxelloise sur les services publics, déclara qu’il ne tenait pas au mot État, et qu’il était prêt à employer celui d’administration publique si on le désirait ; il expliqua que, « dans l’avenir, l’État serait, selon toute probabilité, en partie la représentation des groupes corporatifs [la Chambre du travail], ayant pour mandat de servir de lien entre ces groupes pour tout ce qui regarde la production en particulier et les faits économiques en général ; et en partie la fédération des groupes locaux ou communes, ayant pour mandat de servir de lien entre les communes pour tous les intérêts généraux qui nous regardent en tant qu’hommes et non plus en tant que producteurs : Chambre régionale du travail et Fédération des communes, tels nous semblent donc être les deux aspects de l’État dans l’avenir ». Tous les autres, moi-même (qui parlai le premier), Gutsmann, Brousse, Reinsdorf, Malatesta, Joukovsky, Betsien, Werner, se montrèrent, avec des nuances diverses, anti-étatistes. — Je m’exprimai ainsi (vendredi) : « On a prétendu que les anarchistes ou les bakounistes (c’est ainsi qu’on nous appelle) voulaient supprimer entre les hommes tout lien social, toute action collective ; qu’ils voulaient non seulement la destruction des institutions politiques, armée, magistrature, police, clergé, etc., mais encore la suppression de ce qu’on appelle services publics. Comment a-t-on pu nous prêter des absurdités pareilles ?… L’abolition de l’État, c’est pour nous l’abolition du gouvernement d’une classe… La conception d’avenir que nous autres collectivistes, c’est-à-dire communistes anti-autoritaires, nous opposons à l’idée du Volksstaat, de l’État populaire, est celle de la libre fédération des libres associations industrielles et agricoles, sans frontières artificielles et sans gouvernement. » — Malatesta dit (samedi), en termes presque identiques, les mêmes choses : « On a presque laissé supposer que nous voulions détruire la poste, le télégraphe, les chemins de fer et tous les autres services qui ont besoin d’une organisation unique et centralisée… Nous aussi, nous voulons le fonctionnement de ce qu’on appelle les services publics ; bien plus, nous croyons que, par le développement du principe de solidarité et l’universalisation du travail collectif, la production et l’échange dans tous les domaines deviendront des services publics. Mais ces services ne devront pas être organisés d’en haut, par l’État ; ils sont la conséquence spontanée, naturelle, nécessaire de la vie sociale, du progrès de la science, du développement des besoins ; et de même que la circulation et la respiration dans la vie animale, ils ont leur raison d’être et trouvent leur moyen d’action dans le corps même de la société… Il me semble que nos contradicteurs confondent l’État avec la société. La société n’est pas l’agrégation artificielle, opérée par la force ou au moyen d’un contrat, d’individus naturellement réfractaires : c’est au contraire un corps organique vivant, dont les hommes sont les cellules concourant solidairement à la vie et au développement du tout ; elle est régie par des lois immanentes, nécessaires, immuables comme toutes les lois naturelles. Il n’existe pas un pacte social, mais bien une loi sociale. Que peut donc représenter l’État au sein de cet organisme ? Il ne peut avoir qu’une mission de résistance, un rôle d’oppression et d’exploitation… Nous voulons la destruction radicale de toutes les institutions bourgeoises et autoritaires d’aujourd’hui, et la prise de possession, par tous, de tout ce qui existe… Mais ensuite, comment s’organisera la société ? Nous ne le savons pas et nous ne pouvons pas le savoir. Nous aussi, sans doute, nous nous sommes occupés de projets de réorganisation sociale, mais nous ne leur accordons qu’une importance très relative. Ils doivent être nécessairement erronés, peut-être même complètement fantastiques… Par dessus tout, nous devons détruire, détruire tous les obstacles qui s’opposent aujourd’hui au libre développement des lois sociales, et nous devons empêcher que, sous n’importe quelle forme, ces obstacles puissent se reconstituer ou qu’il s’en crée de nouveaux. Ce sera au fonctionnement libre et fécond des lois naturelles de la société à accomplir les destinées de l’humanité… S’il en est qui éprouvent le besoin d’enrayer et de ralentir le mouvement social, à nous la marche en avant de l’humanité ne nous paraît pas plus semée de périls que ne l’est le cours des astres. »

Naturellement, le Congrès n’avait pas de décision à prendre sur une question d’une nature purement théorique ; aussi aucune résolution ne fut-elle votée.


Le samedi, la séance du matin, ouverte à neuf heures, fut consacrée tout entière à la continuation de la discussion sur la question : « De la solidarité dans l’action révolutionnaire » ; la discussion n’étant pas épuisée à une heure, la suite en fut renvoyée à la séance de relevée.

Dans la séance de l’après-midi, ouverte à deux heures et demie, la discussion fut reprise. Un projet de résolution, résumant les opinions émises dans le débat, fut présenté par Perron, Portillo [Soriano], Sanchez [Viñas], Brousse, Joukovsky, Malalesta, Cafiero, Ferrari. Ce projet, amendé ensuite par Franz, fut mis aux voix et adopté à l’unanimité en la teneur suivante :


Considérant que le respect réciproque relativement aux moyens employés dans les différents pays par les socialistes pour arriver à l’émancipation du prolétariat, est un devoir qui s’impose à tous et que tous acceptent,

Le Congrès déclare que les ouvriers de chaque pays sont les meilleurs juges des moyens les plus convenables à employer pour faire la propagande socialiste. L’Internationale sympathise avec ces ouvriers en tous cas, pour autant qu’ils n’ont pas d’attaches avec les partis bourgeois quels qu’ils soient.


On vient de voir que le texte de cette résolution avait été rédigé, en sa forme définitive, non par un membre de l’Internationale, mais par un membre du Schweizerischer Arbeiterbund (Franz). Le Bulletin (5 novembre) fit ressortir en ces termes cette particularité caractéristique :


La discussion sur cette question conduisit le Congrès à voter, à l’unanimité, une résolution manifestant la sympathie des socialistes de tous les pays pour les prolétaires que la tyrannie de leur gouvernement oblige à tenter des mouvements révolutionnaires[112]. Eh bien, le texte de cette résolution, exprimant la communauté de principes qui unit les diverses organisations ouvrières et le lien qui les rattache les unes aux autres malgré la différence du mode d’action qu’elles doivent adopter dans les divers pays, le texte de cette résolution, disons-nous, a été présenté au Congrès par le citoyen Franz, qui y assistait, comme le citoyen Greulich, à titre de membre de l’Arbeiterbund. Nous tenons à faire ressortir cet incident caractéristique, qui indique clairement que l’entente amicale — ou ce que les Allemands appellent friedlisches Nebeneinandergehn — s’est réellement établie entre l’Arbeiterbund et nous.


L’ordre du jour appelait ensuite la discussion sur la question : « Institution d’une cotisation régulière à verser entre les mains du Bureau fédéral » (proposition espagnole). La résolution suivante, proposée par la commission, fut votée à l’unanimité :


Le Congrès décide :

1° De repousser l’établissement d’une caisse mise à la disposition du Bureau fédéral ;

2° D’établir une caisse internationale de propagande, dont le Bureau fédéral serait simplement dépositaire et dont il ne pourrait pas se servir ;

3° Une partie de cette caisse sera mise à la disposition de la Fédération qui le demandera, si les autres Fédérations, consultées par l’intermédiaire du Bureau fédéral, y consentent.


Le taux de la cotisation à payer à la caisse internationale fut fixé à trois centimes par mois et par membre.


Le Congrès, ensuite, s’occupa de la question : « Convocation d’un Congrès socialiste universel en 1877 » (proposition belge).

De Paepe annonça que la commission n’avait pu présenter un projet de résolution sur cette question, vu les divergences de vues qui s’étaient produites dans son sein. Il donna lecture du mandat qu’il avait reçu à cet égard de la Fédération régionale belge, et qui était ainsi conçu :

« Le Congrès des fédérations belges charge le compagnon De Paepe, son délégué au Congrès international de 1876 à Berne, de proposer à ce dernier Congrès l’adoption des clauses suivantes :

« 1° Le Congrès international de Berne adhère à l’organisation d’un Congrès socialiste universel, à tenir en 1877, et auquel seraient admis les délégués des diverses organisations socialistes, que ces dernières soient des branches de l’Internationale, ou qu’elles existent en dehors de cette association ;

« 2° Ce Congrès aurait pour objet de cimenter, le plus étroitement possible, un rapprochement entre les diverses organisations socialistes, et de discuter des questions d’un intérêt général pour l’émancipation du prolétariat ;

« 3° Ce Congrès devrait être convoqué, non pas uniquement au nom de l’Internationale, mais en même temps au nom des autres organisations socialistes qui auront adhéré à l’idée du Congrès ;

« 4° Le Congrès socialiste de 1877 aura lieu en Belgique.

« Si, par une raison ou l’autre, le Congrès de Berne pense que le susdit Congrès socialiste ne peut avoir lieu en Belgique, nous proposons la Suisse. »

Voici, d’après le Compte-rendu, un résumé de la discussion :

Brousse dit qu’en principe tout le monde est favorable à l’idée d’un Congrès ; mais qu’il faut d’abord savoir de façon plus précise ce que serait ce Congrès, par qui et sur quelles bases de représentation il serait convoqué, quelles questions y seraient discutées, et ce qu’en espèrent ceux qui ont mis cette question à l’ordre du jour.

Perron dit qu’il a mandat d’appuyer la proposition belge ; mais il faut, ajoute-t-il, que nous prenions des précautions pour assurer, dans cette tentative de rapprochement, le maintien de notre autonomie et l’indépendance de nos principes.

Guillaume pense que le Congrès proposé ne peut avoir pour but de créer une nouvelle organisation. Il a été question, dans certains journaux, de reconstituer l’Internationale ; mais l’Internationale n’a pas besoin d’être reconstituée, elle existe. Peut-on songer à faire adhérer à l’Internationale certaines organisations nationales, comme celle du Parti socialiste allemand, qui, tout en partageant les principes de l’Internationale, ont une existence à part ? Non, cela est impossible pour le moment. Par conséquent, le seul résultat pratique qu’on puisse attendre du Congrès socialiste universel proposé par les Belges serait l’établissement de relations amicales et d’une correspondance régulière entre les diverses organisations qui s’y feraient représenter. Chacune des organisations participant au Congrès aurait naturellement à faire des propositions pour l’ordre du jour ; et l’Internationale devrait s’occuper dès maintenant des questions qu’elle demandera à faire inscrire au programme des délibérations. En conséquence, il dépose la proposition suivante :


Le Congrès de Berne propose aux Fédérations régionales d’établir, pour le projet de Congrès universel des socialistes à tenir en 1877 , les bases suivantes :

Les diverses Fédérations régionales se feront représenter à ce Congrès comme Fédérations appartenant à l’Internationale.

Elles demanderont l’inscription à l’ordre du jour de ce Congrès des questions suivantes :

1. Pacte de solidarité à conclure entre les diverses organisations ouvrières socialistes ;

2. De l’organisation des corps de métier ;

3. De l’attitude du prolétariat à l’égard des divers partis politiques ;

4. Des tendances de la production moderne au point de vue de la propriété.

S’il est voté sur les questions de principe, ce vote n’aura qu’un caractère de statistique des opinions, et ne sera pas regardé comme destiné à constituer une opinion officielle du Congrès sur ces questions.


Gutsmann exprime l’avis qu’une organisation internationale nouvelle, sous quelque nom que ce soit, ne saurait êre établie pour le moment : ni l’Allemagne, ni les syndicats ouvriers français ne pourraient en faire partie, les lois s’y opposent.

Portillo [Soriano] dit que le Congrès proposé ne pourrait pas avoir d’utilité pour nous. Nous ne pourrions pas y aller avec l’idée de faire des concessions pour rallier à nous certaines organisations : l’Internationale ne peut rien céder de ses principes. Le seul résultat pratique qu’on puisse attendre du Congrès proposé par les Belges, nous l’avons déjà obtenu ici : c’est un rapprochement amical entre des organisations différentes. Il paraît donc inutile de convoquer à cet effet un Congrès spécial.

Reinsdorf dit que le Congrès universel de 1877 nous ferait faire un grand pas dans la voie d’un rapprochement, qui pourrait plus tard amener à une union complète des diverses fractions du grand parti socialiste.

De Paepe dit que le Congrès de 1877 n’eût-il d’autre résultat que celui dont vient de parler Reinsdorf, ce serait déjà beaucoup. On a dit que l’ancienne Internationale de 1866 ne pouvait plus être reconstituée. C’est là une affirmation hasardée ; nous ne savons pas quels événements politiques pourraient se produire dans un avenir peut-être prochain, et si ces événements n’auraient pas pour résultat une extension de la liberté d’association dans certains pays. La Fédération belge n’attend pas un grand résultat de ce premier Congrès ; mais il pourra être suivi d’autres, et plus tard pourra sortir de ces réunions la reconstitution d’une Internationale nouvelle qui groupera, comme autrefois celle de 1866, les socialistes de tous les pays. Il n’est pas prouvé qu’on ne puisse pas créer, dès l’année prochaine, une organisation où trouveraient leur place les partis socialistes d’Allemagne, de Danemark, de Portugal, l’Arbeidersbond de Hollande, l’Arbeiterbund suisse, etc.; il y aurait seulement à examiner, pour l’Allemagne, la question des difficultés légales. Toutefois, il est possible qu’une autre raison empêche le groupement en un seul faisceau de toutes les organisations socialistes : ce serait la différence radicale qui existe, au point de vue de la tactique, entre le mode d’action adopté par les socialistes des pays latins et celui qui est suivi par les socialistes des pays germaniques. Peut-être cette divergence amènera-t-elle la création de deux Internationales ; mais s’il devait y avoir une Internationale du Nord et une Internationale du Midi, ce ne seraient pas deux organisations hostiles l’une à l’autre, ce seraient au contraire deux associations unies par une communauté de but et de principes, et il serait possible de maintenir entre elles des relations d’amitié et de pratiquer la solidarité. Aujourd’hui, peut-être les inimitiés, les rancunes personnelles sont-elles encore trop vives pour que rien de tout cela puisse se réaliser immédiatement ; eh bien, alors le Congrès universel de 1877 sera au moins un jalon sur la voie qui doit nous conduire à une Association réellement internationale de tous les travailleurs socialistes.

Joukovsky dit que le Congrès proposé semble avoir un double but : le rapprochement de tous les groupes socialistes pour une étude commune des questions de théorie ; et l’organisation d’une nouvelle Internationale. Il n’y a rien à dire contre le rapprochement des groupes : nous l’avons toujours désiré ; il est déjà fait, du reste, la présence parmi nous du citoyen Vahlteich en est une preuve. Quant à l’organisation d’une nouvelle Internationale, Joukovsky ne s’explique pas comment il pourrait en être question. L’Internationale est faite, elle est ouverte à tous les travailleurs ; elle sauvegarde toute leur liberté d’action, en ne leur imposant aucune théorie. Le Congrès de 1877 peut-il demander davantage ? Que les groupes socialistes entrent en relations avec nous, notre Bureau fédéral est organisé pour correspondre avec eux, et le rapprochement tant désiré par nous tous se fera de plus en plus ; c’est ainsi que nous arriverons à la possibilité d’un pacte, et, si nous n’arrivons pas à la fusion complète des forces du prolétariat dans l’Internationale, nous vivrons du moins en paix et entreprendrons une action commune dans la mesure du possible.

La discussion fut interrompue à huit heures du soir, et trois quarts d’heure après s’ouvrit la troisième séance publique, dans laquelle s’acheva le débat sur la question : « Des rapports à établir entre les individus et les groupes dans la société réorganisée », débat qui a déjà été analysé plus haut (p. 104).


Une dernière séance fut tenue le dimanche matin, à neuf heures.

On y termina d’abord la discussion relative au Congrès socialiste universel.

Franz déclara qu’il était partisan d’une reconstitution de l’Internationale, mais que les bases proposées par Becker, dans la Tagwacht, pour cette reconstitution, lui paraissaient tellement vagues que tous les groupes possibles pourraient y entrer, sociétés de secours mutuels, sociétés politiques, etc. Franz trouve que l’entrée de pareilles sociétés dans l’Internationale serait non-seulement inutile, mais nuisible, car elle empêcherait l’Association d’aller de l’avant. L’Internationale doit rester une sorte d’avant-garde des masses travailleuses, le groupement des socialistes conscients, des propagandistes.

Greulich dit que l’Internationale telle que Franz venait de la définir serait une véritable aristocratie. La masse des travailleurs manque d’instruction théorique, mais elle n’en marche pas moins dans la véritable voie du socialisme : à preuve les Trade Unions anglaises et les syndicats parisiens. Tout mouvement qui part des travailleurs est bon et doit être respecté, quelque imparfait qu’il puisse paraître au début.

Reinsdorf répondit à Greulich que l’Internationale n’était pas une aristocratie, mais qu’elle ne pouvait, sans renoncer à son programme socialiste, admettre pêle-mêle chez elle tous les éléments, même les éléments réactionnaires. L’Internationale devra se faire représenter au Congrès universel pour faire mieux connaître ses idées et tâcher de les faire prévaloir.

De Paepe constata que Franz et Reinsdorf parlaient d’une Internationale qui lui paraissait n’être pas tout à fait celle d’autrefois. En effet, ils semblent mettre comme condition d’entrée dans l’Internationale l’adhésion à une doctrine sociale déterminée ; il n’en était pas ainsi dans les premières années, et rien, dans les considérants des statuts généraux, ne permet une aussi étroite interprétation. S’il en était autrement, nous ne serions plus l’Association internationale des travailleurs, mais celle des initiateurs. Chaque fois qu’une association ouvrière demande à entrer dans l’Internationale, il faut l’accepter. De Paepe ajouta que, quant à lui, il se ralliait complètement à la proposition de Guillaume, et qu’il pensait seulement qu’on pourrait ajouter, aux questions qui y étaient contenues, celle qui a été proposée par les socialistes du Danemark, l’établissement d’un bureau international de correspondance et de statistique.

Vahlteich se déclara d’accord avec De Paepe, ajoutant qu’il espérait qu’il serait possible de reconstituer, sur les bases d’autrefois ou sur d’autres, l’ancienne Internationale, à laquelle les socialistes d’Allemagne se joindraient volontiers de nouveau.

Malatesta s’exprima ainsi : « À notre point de vue, à nous autres Italiens, l’Internationale ne doit pas être une association exclusivement ouvrière ; le but de la révolution sociale, en effet, n’est pas seulement l’émancipation de la classe ouvrière, mais l’émancipation de l’humanité tout entière ; et l’Internationale, qui est l’armée de la révolution, doit grouper sous son drapeau tous les révolutionnaires, sans distinction de classe. En Italie, ce n’est pas par le trade-unionisme qu’on pourra jamais obtenir aucun résultat sérieux ; les conditions économiques de l’Italie et le tempérament des ouvriers italiens s’y opposent. Du reste, je tiens à déclarer que les Trade Unions, telles que les offre l’Angleterre et que De Paepe les préconise, sont à mes yeux une institution réactionnaire. »

Guillaume répondit : « Je ne puis m’associer au jugement que vient de porter Malalesta sur les Trade Unions. Ce n’est pas l’institution des Trade Unions, prise en elle-même, qui est réactionnaire : cette institution, qui n’est autre chose que la solidarisation des intérêts des ouvriers d’un même métier, est un fait économique naturel, nécessaire ; et c’est précisément sur la base de ces corporations ouvrières nées du développement de l’industrie moderne que devra s’élever un jour la société du travail affranchi. Ce qui est vrai et ce que Malatesta a probablement voulu dire, c’est que l’esprit d’un très grand nombre d’ouvriers des Trade Unions est encore un esprit réactionnaire. Dans le Jura, nous partageons l’opinion exprimée par De Paepe, c’est-à-dire que nous pensons qu’il faut chercher à faire entrer les associations ouvrières dans l’Internationale. Quand la chose n’est pas possible, nous ne demandons pas une adhésion collective formelle ; nous nous contentons de tâcher de faire entrer individuellement dans l’Internationale les hommes les plus actifs des associations ouvrières, de manière à amener, par leur intermédiaire, la propagande des idées socialistes au sein de ces associations. Ce n’est pas là constituer, de propos délibéré, une aristocratie socialiste : c’est tout simplement accepter la situation telle qu’elle est, et chercher à en tirer le meilleur parti possible. Relativement à la proposition faite par les socialistes de Danemark, je pense qu’en répondant à leur lettre nous pourrions les engager à présenter eux-mêmes leur proposition au Congrès universel dont nous discutons le projet. »

Brousse, tout en acceptant l’idée du Congrès universel ainsi que les questions proposées par Guillaume pour l’ordre du jour, signala un danger de division pour l’Internationale : la Fédération belge, par exemple, peut se trouver attirée, d’une part, par sympathie historique, vers l’Internationale existante, et d’autre part, par les tendances à l’action légale, vers celle que quelques-uns parlent de former. Brousse, lui, n’admet que l’Internationale existante, qui est assez large pour que toutes les organisations socialistes puissent y trouver place.

Portillo [Soriano] répéta que le Congrès proposé lui paraissait inutile, car, si les organisations constituées en dehors de l’Internationale veulent se rapprocher de nous, elles ont un moyen bien simple : entrer dans l’Internationale, où elles conserveront leur entière liberté d’action.

La proposition que j’avais formulée, relativement à l’ordre du jour du Congrès universel de 1877, fut ensuite mise aux voix : elle fut adoptée par les délégués des Fédérations belge, française, hollandaise et jurassienne ; ceux des Fédérations espagnole et italienne s’abstinrent.

Il fut ensuite voté sur la proposition de la Fédération belge : adhésion à l’idée d’un Congrès universel des socialistes à tenir en 1877. Cette proposition fut adoptée par les délégués des Fédérations belge, française, hollandaise et jurassienne ; ceux des Fédérations espagnole et italienne s’abstinrent.

« Après quelques explications échangées entre les délégués espagnols et italiens, d’une part, De Paepe et Guillaume d’autre part, les délégués italiens déclarent qu’ils se sont abstenus parce que la proposition présentée au Congrès leur paraît susceptible de produire des équivoques ; mais ils ajoutent qu’ils la voteront néanmoins, sous la condition de faire insérer au procès-verbal la déclaration suivante :

« Pour nous, l’Internationale est l’unique organisation existante qui représente véritablement le socialisme populaire ; par conséquent, nous croyons que notre association doit se faire représenter au Congrès socialiste, non pour s’y fondre dans une organisation nouvelle, mais seulement pour défendre ses principes et ses moyens d’action, et chercher à attirer à elle les organisations ouvrières qui ne sont pas encore entrées dans ses rangs. »

« Sanchez [Viñas] se rallie à cette déclaration ; Portillo [Soriano] persiste dans son abstention. »

Il restait une question à l’ordre du jour, celle du « Pacte de solidarité à établir entre les différentes organisations socialistes ». De Paepe proposa que cette question fût renvoyée au Congrès universel à tenir en 1877, et demanda que, en attendant, le Congrès de Berne exprimât le vœu de voir un rapprochement plus grand s’opérer entre les diverses fractions du parti socialiste. Sa proposition fut votée à l’unanimité.

Pindy, secrétaire du Bureau fédéral, présenta ensuite les comptes de ce Bureau. Ils furent approuvés par le Congrès, et la répartition des frais fut faite séance tenante entre les Fédérations régionales.

Il y avait encore à désigner la Fédération qui devait remplir les fonctions de Bureau fédéral pendant l’année 1876-1877. La Fédération belge fut proposée. Mais ensuite, prenant en considération le fait que les socialistes de Belgique seront chargés de la convocation et de l’organisation du Congrès universel des socialistes, le Congrès décida, à l’unanimité, de confier de nouveau les fonctions de Bureau fédéral de rinternationale à la Fédération jurassienne.

Une commission, chargée de reviser ceux des procès-verbaux qui n’avaient pas encore été lus, et de répondre, au nom du Congrès, aux diverses lettres qui avaient été adressées à celui-ci, fut ensuite nommée. Elle fut composée de Cafiero, Brousse, Kahn, Guillaume et Malatesta.

Puis le huitième Congrès général de l’Association internationale des travailleurs fut déclaré clos, et la séance fut levée à midi et trois quarts.


Le dimanche après midi, les délégués, qui n’avaient pas eu un seul moment de répit depuis le jeudi matin, s’accordèrent quelques heures de farniente consacrées à la causerie ou à la promenade. Pour moi, je me rappelle que Soriano, qui voulait m’entretenir en particulier, m’entraîna au jardin du Petit-Rempart ; là, assis sur un banc, nous parlâmes longuement des affaires d’Espagne, et aussi de ses affaires personnelles. Il me parut très exalté, et je m’efforçai — sans y réussir, d’ailleurs — de le ramener à des idées un peu plus calmes.

Le dimanche soir, un banquet réunit, dans la salle où avait eu lieu le Congrès, les délégués et un certain nombre de socialistes et de membres de l’Internationale.

Ce fut De Paepe qui ouvrit la série des toasts, en rappelant la mémoire des socialistes morts pour la défense de la Commune de Paris, et particulièrement celle de Varlin, qui, après avoir participé, comme délégué, à plusieurs Congrès de l’Internationale, a scellé de son sang son inébranlable attachement à ses convictions.

Je portai la santé d’Andrea Costa, qui eût dû être au Congrès un des représentants de l’Italie, si la police de M. Nicotera ne l’eût replongé dans la prison d’où il venait à peine de sortir ; et à Costa j’associai tous ceux qui, en Italie, luttaient et souffraient pour la défense de nos principes.

Viñas buta la santé d’Alerini, l’un des combattants de la Commune de Marseille en 1870 et en 1871, l’un des représentants de l’Espagne au Congrès général de 1873, et qui depuis plus de deux ans était enfermé dans les prisons de Cadix avec d’autres martyrs de la cause socialiste ; il rappela en même temps le souvenir de ces nombreux travailleurs que la bourgeoisie espagnole avait déportés ou exilés, ou qu’elle tenait en captivité dans ses cachots, pour le seul crime d’avoir appartenu à l’Internationale,

Schwitzguébel — qui était venu passer le dimanche à Berne — but aux déportés de Nouvelle-Calédonie, et rappela que ce n’était pas d’une amnistie qu’il fallait attendre leur délivrance, mais seulement d’une révolution victorieuse.

Cafiero but aux socialistes allemands, qui fournissent aussi leur contingent de martyrs et paient aussi, dans les prisons de Bismarck, leur dette à la cause de la Révolution sociale.

Enfin De Paepe, reprenant la parole, but à la mémoire de Michel Bakounine, qui, après une vie consacrée tout entière à la cause de la Révolution, était venu terminer sa longue et douloureuse carrière dans la ville même où le Congrès était réuni.

Le compte-rendu donné par le Bulletin (5 novembre) s’achève par ces lignes : « Au moment où le banquet se terminait eut lieu un incident que nous croyons devoir mentionner, pour prévenir toute fausse interprétation. Deux membres de la Fédération jurassienne[113] protestèrent avec vivacité contre la présence au banquet du citoyen Greulich, demandant comment ce citoyen, après avoir publié contre le Congrès et une partie des délégués les calomnies qui ont paru dans la Tagwacht, pouvait avoir l’hypocrisie de venir fraterniser avec les hommes qu’il a insultés. Cette proteslation eût pu, selon notre opinion, revêtir une autre forme ; mais nous tenons à bien constater qu’elle était dirigée, non point contre le représentant de l’Arbeiterbund, — car entre l’Internationale et l’Arbeiterbund, comme associations, il ne peut et ne doit exister que des relations fraternelles, — mais exclusivement contre la personne du citoyen Greulich. »

Le Bulletin fit ressortir la signification du Congrès dans l’article suivant (5 novembre) :


Les résultats du Congrès de Berne.

On attendait du Congrès de Berne un double résultat.

Il devait, en première ligne, manifester l’énergique vitalité de l’Internationale, malgré les persécutions acharnées dont les socialistes sont l’objet en France, en Espagne et en Italie.

En second lieu, il devait fournir aux socialistes de l’Internationale et à ceux de diverses organisations ouvrières qui ont une existence à part, comme par exemple le Schweizerischer Arbeiterbund et le Parti socialiste d’Allemagne, l’occasion de se voir et de s’expliquer, et d’examiner la possibilité d’un rapprochement amical.

À ce double point de vue, le Congrès de Berne a rempli et même dépassé notre attente.

L’Internationale, tout d’abord, s’est affirmée d’une manière éclatante. Six Fédérations régionales s’étaient fait représenter. On a pu constater publiquement qu’en Espagne, cent douze fédérations locales sont encore groupées autour du drapeau du socialisme révolutionnaire ; qu’en Italie, la Fédération italienne a rallié autour d’elle toute la portion véritablement avancée du prolétariat de ce pays ; qu’en France, les ouvriers des villes, malgré la loi Dufaure, continuent à rester secrètement affiliés à notre Association ; qu’en Suisse, l’Internationale a gagné beaucoup de terrain depuis deux ans ; qu’en Belgique et en Hollande, où l’action socialiste s’exerce sous une forme un peu différente de celle qu’elle prend dans les pays du Midi, l’Internationale se trouve dans une période de transformation qui lui prête des forces nouvelles.

L’influence de l’Internationale n’est pas restreinte aux pays où notre Association est régulièrement constituée ; cette influence s’étend — et le Congrès en a fourni la preuve — à des contrées où le mouvement socialiste ne fait que de naître ; la Grèce, le Mexique, l’Amérique du Sud saluent déjà dans l’Internationale la messagère d’un meilleur avenir.

Quant au rapprochement amical qu’on espérait établir entre l’Internationale et les organisations formées en dehors d’elle, il a été réalisé.

Le Schweizerischer Arbeiterbund s’était fait représenter à Berne par un délégué. Ce délégué eût pu être mieux choisi, car la conduite que le citoyen Greulich a tenue comme rédacteur de la Tagwacht a soulevé dans les rangs des internationaux une juste réprobation, et a attiré à ce citoyen, en plein Congrès, de la part d’un délégué étranger à l’Internationale, une exécution sévère, mais méritée[114] ; toutefois, malgré l’indignité personnelle du représentant, la démarche de l’Arbeiterbund a été accueillie comme une preuve que cette Association était disposée à pratiquer, envers l’Internationale, la solidarité que celle-ci, en vertu de ses statuts, pratique de son côté à l’égard de toutes les organisations ouvrières...

Le citoyen Vahlteich, député au Reichstag, était venu au Congrès de Berne comme membre du Parti socialiste d’Allemagne, que les lois existantes l’empêchaient de représenter officiellement. Il a exprimé, de la façon la plus franche, les sympathies des socialistes allemands pour l’Internationale, et les dispositions amicales où ils se trouvent à l’égard des socialistes d’autres pays, dont la tactique est différente de la leur. Il est résulté des explications échangées au Congrès à ce sujet, que de même que les Italiens et les Espagnols, obligés chez eux, par les circonstances, à procéder révolutionnairement, reconnaissent que la propagande légale adoptée par les Allemands est actuellement la seule tactique qui puisse convenir à l’Allemagne ; de même les socialistes allemands, tout en suivant leur tactique à eux sur le terrain national, reconnaissent que les socialistes d’Espagne et d’Italie sont seuls juges de la ligne de conduite qu’ils ont à tenir de leur côté.

Des lettres amicales du Conseil central du Parti socialiste de Portugal et de l’Association ouvrière socialiste de Danemark témoignèrent également des sentiments de solidarité que professent les ouvriers danois et portugais à l’égard de leurs frères des autres pays.

Un Congrès socialiste universel, auquel seront invitées toutes les organisations ouvrières socialistes d’Europe et d’Amérique, quel que soit le nom qu’elles se donnent, sera convoqué l’année prochaine, par les soins d’un groupe de socialistes belges. À ce Congrès, l’Internationale se fera représenter ; elle pourra entrer ainsi directement en contact avec les organisations ouvrières d’Allemagne, d’Angleterre, de Danemark, de Portugal, etc. ; et de ce rapprochement sortira sans doute une entente complète.


Le lundi 30 octobre, les délégués reprirent le chemin de leurs foyers, excepté Cafiero et Malatesta, qui devaient prolonger leur séjour en Suisse pendant quelques semaines encore.



IX


Du Congrès de Berne à la fin de 1876.


En Espagne, malgré l’arrestation de divers chefs de la conspiration républicaine Zorrilla-Salmeron, la fermentation révolutionnaire continuait, et on s’attendait à un soulèvement qui serait probablement appuyé par un pronunciamiento d’une partie de l’armée. En décembre, la Revista social de Barcelone publiait un tableau de la lamentable situation du pays : misère croissante, crise commerciale et industrielle générale, détresse du trésor public obligé de contracter des emprunts à des taux fantastiques ; ainsi, dans l’emprunt de Cuba, « pour treize millions que le gouvernement a reçus, il faudra que dans l’espace de dix ans il rembourse deux cent deux millions ». Et le journal socialiste concluait : « Allons toujours. Qui vivra verra ! Il est certain qu’un jour ou l’autre seront appliqués des remèdes énergiques, pour guérir la gangrène qui corrompt et détruit la société. »

La Commission fédérale espagnole adressa à la fin de novembre, aux autres Fédérations de l’Internationale, une lettre faisant appel au sentiment de la solidarité en faveur des familles des déportés, des prisonniers, des exilés. Il y avait là de si nombreuses infortunes à soulager, que les ressources des travailleurs espagnols ne pouvaient y suffire : « La cotisation régulière qu’ils versent à cet effet est malheureusement insuffisante ; ils s’adressent par conséquent à leurs frères des autres pays, en les priant de leur venir en aide par des souscriptions ou par des prêts remboursables ». Une souscription fut aussitôt ouverte dans la Fédération jurassienne ; le Bulletin (10 décembre) écrivit : « Puisse, malgré la misère qui pèse, en ce moment plus que jamais, sur les ouvriers de notre région, cet appel être entendu ; puisse l’obole des travailleurs jurassiens témoigner une fois de plus, dans cette circonstance, que chez nous la solidarité est comprise et pratiquée ».


Dans son numéro du 20 octobre, le Vorwärts avait commis une erreur, en confondant, à propos d’un télégramme adressé au Congrès ouvrier de Paris du 2 octobre par M. Filipperi, membre du comité central de l’Association ouvrière mazzinienne à Rome, les mazziniens avec les socialistes. Cafiero et Malatesta envoyèrent de Berne, où ils se trouvaient à ce moment, à ce journal une lettre de rectification, écrite sur le ton de la cordialité, où ils disaient :

« Ne savez-vous pas que les mazziniens sont en Italie les adversaires acharnés du socialisme, et que les sociétés ouvrières qui suivent encore le drapeau de Mazzini sont l’équivalent, dans le mouvement ouvrier de notre pays, des sociétés dirigées en Allemagne par MM. Hirsch et Duncker ? »

Cependant les quelques intrigants (Zanardelli, Nabruzzi, Gnocchi-Viani, Ingegneros, etc.) qui combattaient la Fédération italienne de l’Internationale cherchaient des appuis à l’étranger : ils étaient entrés en relations avec la rédaction de la Tagwacht, et Greulich vit en eux des alliés dont il accepta aussitôt le concours, comme le « patriarche » Becker avait, en 1873, recherché celui de Terzaghi (voir t. III, p. 138) ; par Malon, ils avaient obtenu accès auprès de la rédaction du Mirabeau, et ce journal, durant quelques mois, allait servir, dans l’ignorance où étaient nos amis de Verviers de l’état réel des choses, d’instrument à nos adversaires. La campagne de mensonges qui, commencée dès 1874, paraissait devoir continuer, décida Cafiero et Malatesta à écrire la lettre suivante, que publia le Bulletin du 3 décembre :


Compagnons, Par suite de quelques inexactitudes et de quelques omissions dans le Compte-rendu officiel du Congrès de Berne, certains journaux ont tiré, du rapport présenté par nous sur la situation et sur les principes de l’Internationale en Italie, des conclusions qui ne sont pas tout à fait conformes à la vérité. Nous vous prions en conséquence de bien vouloir insérer dans votre journal la déclaration suivante :

1° Nous n’avons jamais rien dit qui put faire supposer qu’en Italie l’Internationale fût divisée en deux branches suivant deux courants d’idées différents. Toute la grande majorité des socialistes italiens est groupée autour du programme anarchique, collectiviste et révolutionnaire de la Fédération italienne ; et le petit nombre de ceux qui jusqu’à présent, dupes d’intrigues et de mensonges, étaient restés en dehors, commencent à entrer tous dans notre organisation. Nous ne voulons pas parler d’un petit groupe qui, s’inspirant de vues personnelles et de buts réactionnaires, cherche à faire une propagande qu’il appelle « graduelle et pacifique » : ceux-là sont déjà jugés dans l’opinion des socialistes italiens, et ne représentent rien qu’eux-mêmes ;

2° La Fédération italienne croit que le fait insurrectionnel, destiné à affirmer par des actes les principes socialistes, est le moyen de propagande le plus efficace, et le seul qui, sans tromper et corrompre les masses, puisse pénétrer jusque dans les couches sociales les plus profondes et attirer les forces vives de l’humanité dans la lutte que soutient l’Internationale ;

3° La Fédération italienne considère la propriété collective des produits du travail comme le complément nécessaire du programme collectiviste, le concours de tous pour la satisfaction des besoins de chacun étant l’unique règle de production et de consommation qui réponde au principe de solidarité. Le Congrès fédéral de Florence a démontré éloquemment l’opinion de l’Internationale italienne sur ce point ainsi que sur celui qui précède.

Salut et solidarité.

Les délégués fédéraux italiens au Congrès de Berne : Errico Malatesta, Carlo Cafiero.


La nouvelle nous parvint, en novembre, que Costa avait été condamné, par le préteur d’Imola, à un mois de prison et à six mois de surveillance pour contravention à l’ammonizione. Mais, le 22 novembre, le tribunal correctionnel de Bologne, auquel le condamné en avait appelé, cassa la sentence du préteur et prononça l’acquittement de Costa. L’accusé s’était défendu lui-même, et le nombreux public accueillit son discours par de tels applaudissements que le président menaça de faire évacuer la salle. À sa sortie, Costa reçut de la foule une ovation enthousiaste. « C’est ainsi — ajoutait l’un des journaux bourgeois qui racontèrent le procès — que le zèle intempestif des autorités politiques a valu au jeune apôtre des idées de l’Internationale une seconde apothéose. »

La presse socialiste italienne continuait infatigablement son œuvre de propagande. Le Risveglio de Sienne venait de reparaître (novembre). Le Martello, de Fabriano, transporté à Iesi, luttait non seulement contre le gouvernement, mais contre les endormeurs qui, s’occupant de « science sociale », prêchaient la « modération » et attendaient tout du temps et d’une lente évolution ; le Bulletin (10 décembre) traduisit un article intitulé Poco a poco (Peu à peu), écrit par Costa, où étaient fouaillés ces « sages », ces « apôtres de la conciliation et de l’équivoque ». Ils veulent, disait Costa, que l’on marche lentement sur la route du progrès : « Et ils ont bien leurs motifs. Sans cela, en effet, que deviendraient-ils, eux et leurs journaux ? Pour eux, le champ des fécondes études et des profondes observations sur les phénomènes de la vie industrielle se trouverait fermé. Pour les journalistes, le moyen de gagner de l’argent aurait également disparu. Adieu la vanité, alors, adieu les ambitions des hommes graves et modérés, des professeurs au petit pied, des docteurs improvisés, dont tout le désir est uniquement d’éterniser la grande question, afin d’avoir l’avantage de l’examiner dans tous ses détails et de la discuter jusqu’à la consommation des siècles... Ils craignent la révolution populaire qui viendra les démentir, et s’efforcent anxieusement d’en éloigner la date. Trouvant la satisfaction de leurs propres aspirations dans l’état de misère actuel, ils finissent par devenir, souvent sans le vouloir, profondément égoïstes et mauvais, race trompeuse dont le visage est ami, mais dont le cœur est perfide. Tout en se disant socialistes, ils sont plus dangereux que les ennemis déclarés de la cause populaire. »

Un nouveau journal annonça son apparition pour le 15 décembre, à Florence, sous le titre de l’Anarchia. Son programme disait: « Nous ne sommes pas des Katheder-Socialisten ; nous parlerons un langage simple, afin que le prolétariat comprenne une bonne fois quel est le chemin qu’il doit suivre pour arriver à sa complète émancipation. L’Anarchia combattra sans trêve non seulement la bourgeoisie exploitante, mais aussi les nouveaux charlatans du socialisme : car ces derniers sont les ennemis les plus dangereux de la classe ouvrière. » Mais la publication de l’Anarchia dut être ajournée : le journal ne parut que huit mois plus tard, à Naples.

La conduite équivoque de la Plebe, à Milan, et ses procédés indélicats en matière de journalisme, nous dégoûtaient. Perdant patience, je lui dis son fait dans le Bulletin du 17 décembre, à propos du démarquage de nos articles, en ces termes :


Le journal milanais la Plebe publie de prétendues correspondances particulières de Paris ; ces correspondances sont tout simplement fabriquées par la rédaction en se servant des lettres parisiennes que publie notre Bulletin. Quand la Plebe (comme elle l’a fait dans presque tous ses derniers numéros) nous emprunte nos articles de fond et les publie comme siens, sans nous nommer, nous ne nous plaignons pas : au contraire, nous sommes bien aises de voir nos idées reproduites et propagées. Mais fabriquer de fausses correspondances au moyen des correspondances authentiques que reçoit un autre journal, c’est un procédé qui nous déplaît, et qui devrait être banni de la presse socialiste. Le Vorwärts de Leipzig a reproduit la lettre de Paris publiée dans notre numéro du 26 novembre, mais il l’a reproduite telle quelle, et en indiquant qu’il l’empruntait au Bulletin : voilà comme il faut agir entre confrères.


La Plebe, naturellement, ne fut pas contente ; elle riposta par des injures. Le Bulletin, alors, l’exécuta dans l’article suivant (numéro du 14 janvier 1877) :


La Plebe est furieuse que nous ayons dévoilé la supercherie au moyen de laquelle elle a fabriqué la prétendue correspondance de Paris publiée dans son numéro du 4 décembre.

Nous pouvons estimer un adversaire, malgré la différence des opinions, lorsqu’il nous combat franchement, mais nous haïssons et méprisons la duplicité. Que penser d’un journal dont l’unique préoccupation, cela est clair pour nous maintenant, est de tromper les uns et les autres ? d’un journal qui, pour amuser certains de ses lecteurs, ouvre une souscription pour ériger un monument à Bakounine ; se déclare révolutionnaire, se range au nombre des impatients, annonce avec sympathie la réapparition du Martello, « une vieille connaissance qui n’a pas besoin de recommandation », et adresse, à l’occasion, des flagorneries à certains membres connus de l’Internationale italienne, Costa, Faggioli, Malatesta, Natta, etc. ? d’un journal qui, pour plaire à une autre catégorie de lecteurs, glisse dans la petite poste de sa troisième page des méchancetés à l’adresse des hommes qu’il nomme avec éloges à sa deuxième page ; reproduit les attaques d’un autre journal contre les délégués italiens au Congrès de Berne ; cherche à semer la désunion dans les rangs des socialistes d’Italie, et se dit partisan de la propagande pacifique pour rassurer ceux qui auraient pu prendre au sérieux ses déclarations révolutionnaires ?

Mais c’est trop nous occuper de ces manœuvres de boutique. Nous n’avons du reste jamais pris la Plebe au sérieux, même quand elle ouvrait toutes grandes ses colonnes aux articles qu’elle demandait à nos amis ou qu’elle empruntait sans façon au Bulletin. Nous la laisserons continuer à annoncer à son de trompe, à sa 3e et à sa 4e pages, son Eau merveilleuse pour teindre les cheveux et la barbe, son cosmétique, sa poudre de riz, ses boîtes à musique, son Extrait de Kumys, ses billets de théâtre et ses brochures prétendues socialistes, et nous entretiendrons à l’avenir nos lecteurs de choses plus sérieuses.


À la fin de novembre eut lieu à Florence le Congrès des sociétés ouvrières de la Toscane : trente et une sociétés y furent représentées par cinquante délégués. Ce Congrès donna son adhésion au programme de l’Internationale. Une circulaire de la Commission italienne de correspondance, en date du 15 décembre, annonça qu’elle avait transféré son siège à Naples, et que son adresse était désormais : Gaetano Grassi, tailleur, Vico 2e Porta Piccola Montecal vario, n° 12, Naples.

Dans leur lettre publiée par le Bulletin du 3 décembre 1876, Malatesta et Cafiero avaient écrit : « La Fédération italienne croit que le fait insurrectionnel, destiné à affirmer par des actes les principes socialistes, est le moyen de propagande le plus efficace ». Cette déclaration significative était le témoignage d’un état d’esprit qui, chez les socialistes italiens, allait bientôt se manifester autrement que par des paroles. Nos amis d’Italie étaient arrivés à cette conviction que, dans leur pays du moins, la propagande orale et la propagande écrite étaient chose insuffisante, et que, pour se faire comprendre clairement des masses populaires, et plus particulièrement des paysans, il fallait leur montrer ce que tous les enseignements théoriques ne pouvaient rendre vivant et réel ; qu’il fallait leur enseigner le socialisme par des faits, en le leur faisant voir, sentir, toucher. Et ils conçurent le projet d’apprendre aux paysans italiens, par une leçon de choses, ce que serait la société si l’on se débarrassait du gouvernement et des propriétaires : il suffirait, pour cela, d’organiser une bande armée, assez nombreuse pour pouvoir tenir quelque temps la campagne, et qui irait de commune en commune réaliser, sous les yeux du peuple, le socialisme en action.

Après le Congrès de Berne, nos deux amis prolongèrent, comme je l’ai déjà dit, leur séjour en Suisse durant plusieurs semaines. Ce fut pendant ce temps que l’idée prit corps, et ils s’occupèrent tout d’abord à se procurer les ressources pécuniaires nécessaires à sa réalisation. Elles furent fournies principalement par une socialiste révolutionnaire russe, Mme Smelskaïa, qui donna quatre mille francs, et par Cafiero, qui consacra à cette affaire le dernier argent, cinq à six mille francs, qu’il put tirer de la liquidation de son héritage. Vers la fin de décembre, Malatesta et Cafiero retournèrent en Italie et s’installèrent à Naples ; là, ils s’occupèrent pendant tout l’hiver des préparatifs de l’entreprise, à laquelle s’intéressèrent de nombreux camarades de différentes parties de la péninsule.

Nos amis avaient choisi le massif montagneux qui touche à la province de Bénévent pour théâtre de l’action ; ils comptaient que les préparatifs, conduits dans le plus profond mystère, seraient achevés de façon à permettre à la bande d’entrer en campagne au mois de juin 1877 : ce n’est qu’à cette époque de l’année, en effet, que la neige a disparu des sommets du Matèse et que les bergers remontent dans les pâturages des régions élevées.

Malatesta et ses amis de Naples connaissaient un certain Salvatore Farina, ancien garibaldien, qui avait été employé autrefois à la répression du brigandage dans le Samnium, à l’époque où les partisans des Bourbons avaient organisé, contre le gouvernement de Victor-Emmanuel, un banditisme politique. Farina était familier avec la région choisie, et y avait conservé des relations ; il pouvait rendre des services : on voulut l’utiliser. Nos amis lui firent des ouvertures qui furent accueillies ; quelques-uns d’entre eux, le plus souvent Malatesta, se rendirent avec lui dans divers villages et y enrôlèrent des paysans pour le mouvement.

Un auxiliaire inattendu se joignit à eux : c’était Kraftchinsky, dont Malatesta avait fait la connaissance l’année précédente, à l’occasion des affaires de la Hertségovine. À la fin de 1876 ou au commencement de 1877, Kraftchinsky se rendit de Paris à Naples, en compagnie de Mme Volkhovskaïa, qui, phtisique au dernier degré, devait passer l’hiver en Italie, et d’une autre jeune femme russe dont je ne sais pas le nom. On le mit au courant du projet, et il s’y associa ; il écrivit même, à l’usage des révolutionnaires italiens, un petit manuel exposant la tactique de la guerre de bandes[115]. Nos amis, qui n’avaient songé d’abord qu’à faire acte de propagande, en vinrent-ils, à un certain moment, à se figurer que de leur mouvement pourrait sortir une insurrection générale ? il est difficile de le dire ; peut-être plusieurs d’entre eux se bercèrent-ils de ce rêve. La calme réflexion a beau la contredire, il arrive qu’on prête l’oreille, en dépit de tout, à la voix d’une illusoire espérance.

Ainsi se passa l’hiver ; Naples était le centre où les organisateurs du futur mouvement avaient leur quartier-général ; et un certain nombre d’affiliés, en Romagne, en Émilie, en Toscane, dans les Marches et l’Ombrie, se tenaient prêt à partir pour rejoindre leurs camarades aussitôt que le signal de l’action leur aurait été donné.


Coïncidence remarquable : tandis qu’en Italie on songeait à faire de la propagande sous la forme de mouvements insurrectionnels, en Russie une idée analogue s’était fait jour dans certains groupes socialistes[116]. Quelques révolutionnaires résolurent, pour frapper l’imagination populaire, d’organiser une démonstration dans la rue, en plein Pétersbourg, avec déploiement du drapeau rouge. Et les Russes devancèrent les Italiens dans la réalisation de leur plan. Ils prirent pour prétexte une manifestation de sympathie en faveur de Tchernychevsky, déporté en Sibérie depuis 1864 : on choisit le jour de la fête du saint dont il portait le nom (la Saint-Nicolas, 6-18 décembre 1876), et, dans l’église de Notre-Dame-de-Kazan, à Pétersbourg, une foule nombreuse d’étudiants, d’étudiantes et d’ouvriers se réunit pour assister à un service religieux commémoratif. À l’issue du service, la foule — un millier de personnes environ — se groupa sur la place devant l’église ; un jeune homme, un étudiant, prononça un discours pour rappeler les noms de ceux qui avaient souffert pour la cause populaire, en ajoutant : « Nous nous sommes rassemblés pour manifester ici, devant la Russie tout entière, notre solidarité avec ces hommes ; notre drapeau est leur drapeau ; il porte la devise : Terre et liberté ! » Un drapeau rouge sur lequel se lisaient les mots Terre et liberté fut alors déployé aux acclamations de la foule et aux cris répétés de : « Vivent la terre et la liberté ! Vive le peuple ! Mort au tsar ! » Mais bientôt arrivèrent la police et les cosaques, et on en vint aux mains. La police ne put réussir à s’emparer de l’étudiant qui avait parlé (c’était Georges Plekhanof, alors âgé de dix-neuf ans, qui depuis… !), mais elle arrêta une vingtaine d’hommes et onze femmes, qui, deux mois après, furent condamnés, les uns aux travaux forcés, les autres à l’exil en Sibérie. Quant à Plekhanof, il parvint à quitter Pétersbourg, à franchir la frontière, et se réfugia à Genève.

Le Vorwärts de Leipzig publia, au sujet de cette manifestation, une appréciation malveillante : il déclara que la démonstration du 18 décembre était « ou bien un coup monté par la police, ou bien un enfantillage », et que « ceux qui y avaient pris part n’étaient en tout cas pas des socialistes ». Quelques ouvriers et étudiants adressèrent alors à l’organe officiel du Parti socialiste allemand une lettre de rectification ; ils se plaignaient que la rédaction du Vorwärts eût emprunté ses renseignements aux organes du gouvernement russe, et la priaient d’insérer un récit exact des faits, qu’ils lui envoyaient. Le Vorwärts publia le récit, mais en ajoutant « qu’il persistait dans sa première appréciation ».


Dans son numéro du 12 novembre, le Bulletin publia l’entrefilet suivant au sujet de Gambetta :

« Dans le discours qu’il a récemment prononcé à Belleville, en une réunion privée, Gambetta a dit que la Commune était un crime. Ce qui n’a pas empêché ce charlatan d’aller, trois jours après, à l’enterrement de la sœur de Delescluze, du plus criminel parmi les hommes de la Commune... Est-ce que tous les moyens ne sont pas bons pour se faire de la popularité ? Le discours de Belleville était destiné aux oreilles de la bourgeoisie ; mais comme il y a des électeurs ouvriers et socialistes, qu’il faut amadouer aussi, on trouve habile de se faire passer à leurs yeux pour un admirateur de Delescluze. Et les majorités qui vont à l’urne électorale sont si bêtes, que ces trucs grossiers réussissent toujours. »

Notre correspondant de Paris nous envoyait des détails sur la misère qui régnait dans cette ville par suite du chômage croissant : « Les politiqueurs parlent avec épouvante de la guerre qui va peut-être éclater en Orient, et de la possibilité de voir la Russie s’établir sur le Bosphore et fermer ainsi à l’industrie de l’Occident d’importants débouchés, — comme s’il était indispensable à la prospérité de la France de transporter au loin ses produits, pour les faire consommer en Asie, tandis que dans Paris seul plus de quatre cent mille bouches réclament une consommation qu’on leur refuse, et offrent huit cent mille bras pour reproduire l’équivalent des produits qu’ils auraient consommés ! »

Le même correspondant appréciait ainsi le caractère du mouvement ouvrier parisien : « Bien que le mouvement actuel des corporations ouvrières parisiennes n’en soit encore qu’à sa phase préparatoire, qu’il ne soit en quelque sorte qu’ébauché, et que beaucoup d’idées arriérées s’y mêlent aux aspirations socialistes, il y a cependant un fait que nous constatons avec plaisir : c’est que ce mouvement est anti-gouvernemental, anti-étatiste si l’on peut se permettre cette expression barbare. Le programme des corporations parisiennes est en cela précisément l’opposé du programme des ouvriers anglais ou allemands : tandis que ces derniers réclament l’intervention de l’État, et se posent pour idéal d’avenir un État populaire, un État-Providence qui prendrait en mains la gestion du travail social, les ouvriers parisiens repoussent le concours de l’État : ils ne veulent pas entendre parler d’une organisation du travail qui aboutirait à ériger le gouvernement en patron ou en capitaliste commanditaire des associations ouvrières. L’organe le plus répandu des sociétés ouvrières de Paris, la Tribune, s’exprime à ce sujet de la façon la plus catégorique dans son numéro du 6 décembre...

« Qu’on remarque bien une chose. Du temps de l’empire, lorsque les internationaux déclaraient qu’ils ne voulaient rien avoir à faire avec l’État, il pouvait rester quelque place à un malentendu, à une interprétation erronée : on pouvait prétendre que ce qu’ils repoussaient, ce n’était pas l’État en lui-même, mais seulement l’empire. Mais aujourd’hui les choses ont changé : l’empire n’est plus là, la France est en république démocratique, le peuple est souverain ; en s’adressant à l’État, les ouvriers ne mendieraient plus les faveurs d’un gouvernement usurpateur, ils réclameraient l’appui du gouvernement élu par le peuple lui-même. Et cependant les ouvriers témoignent autant de répugnance pour l’État-république que pour l’État-empire : ce qui signifie clairement qu’ils ne veulent pas du socialisme d’État, du socialisme autoritaire. »

Le 17 décembre, le Bulletin publia une lettre de Ferdinand Gambon signalant les mauvais traitements dont les détenus politiques étaient victimes dans la prison de Belle-Isle-en-Mer.

Dans le courant de décembre, le ministère Dufaure fit place à un ministère Jules Simon, dont le Bulletin salua l’avènement en ces termes : « Grande nouvelle ! Le ministre Dufaure, l’auteur de la loi contre l’Internationale, est renversé du pouvoir, et il est remplacé à la présidence du Conseil par un membre de l’Internationale ! Oui, par un membre de l’Internationale, reçu dans l’association en février 1865, sous le n° 606, ainsi que le constatent les registres du bureau de Paris. Voilà ce qui s’appelle un triomphe du socialisme, ou je ne m’y connais pas ! — Malheureusement, le n° 606 s’appelle Jules Simon, généralement connu dans le monde politique sous le nom de « Judas Sinon », un traître et un fourbe. Consolons-nous, ce n’est pas des ministres que le peuple ouvrier attend son salut. »


J’ai dit que Malon avait réussi à surprendre la bonne foi des rédacteurs du Mirabeau, et qu’il se servait de ce journal pour diriger des attaques contre les révolutionnaires de France et d’Italie. En décembre, il lit envoyer au Mirabeau, par son factotum le cuisinier Joseph Favre, je ne sais plus quel article où étaient pris à partie Pindy et Brousse. Le Bulletin publia à ce sujet les lignes suivantes (7 janvier 1877) : « Les délégués français au Congrès de Berne nous prient d’annoncer que les sections qu’ils ont représentées à ce Congrès datent de 1872, et ont déjà voté au Congrès général de 1873 d’une manière collective, comme Fédération française. Ceci en réponse à une ineptie signée Favre, qui a paru dans un numéro du Mirabeau. »


On a vu que notre correspondant de Belgique avait écrit au Bulletin, après le Congrès belge du 1er octobre, qu’il doutait qu’à Verviers on fût disposé à appuyer la pétition gantoise relative au travail des enfants dans les fabriques. En effet, quelques socialistes verviétois publièrent dans le courant d’octobre une brochure[117] où ils disaient que « la question telle qu’elle était posée dans la pétition en circulation ne changerait rien au sort du prolétariat, et que c’était une illusion que de demander des réformes à la bourgeoisie, attendu que celle-ci ne ferait jamais que ce qui lui serait imposé par la force[118] ». Toutefois, à une lettre de la fédération anversoise de l’Internationale demandant qu’un meeting fût tenu à Verviers pour discuter la question, et annonçant qu’elle y enverrait des délégués, le Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre répondit en acceptant la proposition et en fixant le meeting au 26 novembre. Le meeting eut lieu, et réunit quelques centaines de travailleurs. Un délégué d’Anvers y fit un appel chaleureux aux ouvriers du bassin de la Vesdre, en déclarant que si la pétition, après qu’elle aurait obtenu l’adhésion des travailleurs wallons, était repoussée par la Chambre, les Flamands alors s’uniraient aux Wallons pour lutter par la force contre l’ennemi commun. « Je vous demande, dit-il, encore un dernier effort, la main dans la main, un dernier essai avant de nous lancer définitivement dans les voies violentes. » Ce langage, qui n’était pas dépourvu d’habileté, fut vigoureusement applaudi. Mais P. Bastin et G. Gérombou combattirent le pétitionnement ; et lorsque, après une longue discussion, ou passa au vote, 27 mains seulement se levèrent en faveur de la pétition, 4 se levèrent contre ; tout le reste des assistants s’abstint. « Les ouvriers du bassin de la Vesdre, écrivit Émile Piette dans une lettre que publia le Bulletin, sont restés ce qu’ils étaient et n’ont aucunement changé d’idée : socialistes et révolutionnaires, ils ne peuvent et ne sauraient pactiser avec les partis bourgeois… La pétition sera mise au panier, et on s’occupera, comme du passé, de choses plus sérieuses que les pétitionnements. »

Notre Bulletin rappela aux Belges ce que le Volksstaat avait écrit en 1874 à propos d’une pétition analogue à la leur, que l’association autrichienne Volksstimme avait adressée à la Chambre des députés d’Autriche. « Nous pensons — avait dit le journal de Liebknecht et de Bebel — qu’après avoir vu leur pétition enterrée avec si peu de cérémonie, les ouvriers autrichiens comprendront une fois pour toutes que, par la voie parlementaire, ils ne peuvent pas même obtenir une minime amélioration de leur sort, à plus forte raison une amélioration radicale, et que ceux qui engagent la classe ouvrière à continuer dans cette voie sont, ou bien des hommes incapables et sans intelligence, ou bien des spéculateurs malhonnêtes et égoïstes. » (Voir t. III, p. 173.) Mais les meneurs des ouvriers flamands étaient bien décidés à faire la sourde oreille.

À Verviers, il s’était constitué, le 1er novembre, un cercle avant pour but « l’étude et la propagation des idées socialistes » ; il se donna pour nom l’Étincelle, cercle d’économie sociale. Ses fondateurs furent des ouvriers qui pendant des années avaient, dans le Mirabeau, lutté énergiquement pour la cause prolétarienne. Ce journal, à la suite d’intrigues dont je ne connais pas exactement le détail, était maintenant dominé par des influences qui tendaient à le transformer en un organe hostile à nos tendances ; une partie de ceux qui y avaient tenu ferme le drapeau du socialisme révolutionnaire, des hommes comme Émile Piette, Gérard Gérombou et quelques autres[119], s’étaient vus mis à l’écart : on refusait leurs articles, et on accueillait ceux de Sellier, un professeur français réfugié en Belgique, appartenant à la secte « positiviste », et qui, sous l’anagramme de Resille, attaquait et calomniait nos amis[120]. Le cercle l’Étincelle, fondé pour tenir tête à cette intrigue réactionnaire, fut un actif foyer de propagande ; et, grâce à son action, grâce aussi à l’intervention des Jurassiens et des Italiens, on verra, au cours de l’année 1877, les idées révolutionnaires reconquérir droit de cité dans le Mirabeau.

Le 10 décembre eut lieu à Bruxelles une réunion de délégués de différentes associations ouvrières. Cette réunion-conférence, qui avait été convoquée par la Chambre du travail de Bruxelles, donna son appui au pétitionnement en faveur d’une loi sur le travail des enfants ; elle approuva en outre l’idée de créer en Belgique une fédération de toutes les corporations du pays, qui prendrait le nom d’Union ouvrière belge. « Si ce mouvement, dit à ce propos le Bulletin (24 décembre), doit amener à l’Internationale, par une voie indirecte, celles des sociétés ouvrières belges qui jusqu’à présent étaient restées indifférentes, nous nous en féliciterons, quoique le programme pratique développé dans la réunion de Bruxelles ne soit pas le nôtre. »

Mais les initiateurs de la conférence de Bruxelles n’avaient nullement l’intention d’amener les sociétés ouvrières belges à l’Internationale ; tout au contraire, leur but secret — Louis Bertrand l’a raconté dans son Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique — était de la supplanter.

Qu’était-ce que la Chambre du travail de Bruxelles ?

Ce groupement avait été fondé un an auparavant par Gustave Bazin[121], ouvrier bijoutier, et par le jeune Louis Bertrand, secrétaire de la chambre syndicale des ouvriers marbriers de Bruxelles, qui tous deux faisaient partie de la Section bruxelloise de l’Internationale. « Dans des conversations particulières, — raconte Louis Bertrand (t. II de son Histoire, p. 294), — après les séances de l’Internationale, Bazin et quelques autres parlaient souvent de l’utilité qu’il y aurait de fédérer les quelques sociétés ouvrières de Bruxelles, afin de donner au mouvement socialiste un centre d’action et de propagande. De Paepe, consulté par nous, approuvait fort l’idée, bien qu’elle dût déplaire aux anciens de l’Internationale, qui semblaient craindre la création d’un autre groupe fédératif que le leur, qui n’existait du reste plus que de nom[122]. C’est ainsi que le 4 janvier 1875 fut fondée la Chambre du travail, fédération des sociétés ouvrières bruxelloises. Son programme était bien modeste : elle voulait simplement fédérer les groupes professionnels ouvriers, dans le but de défendre les intérêts qui étaient communs à tous les travailleurs. Voilà ce qui se disait ouvertement dans les appels adressés aux associations ouvrières. Mais les initiateurs de ce nouveau groupement avaient une ambition plus grande : ils voulaient créer un centre d’action et de réveil socialiste qui se bornerait à travailler Bruxelles pour le moment, mais qui devait, dans la suite, s’étendre au pays entier et en faire sortir un Parti socialiste belge. À peine constituée, la Chambre du travail eut à subir un double assaut. Les membres de la Section bruxelloise de l’Internationale protestèrent contre cette organisation nouvelle qui, dans leur pensée, devait remplacer leur groupement. D’un autre côté, dans les sociétés ouvrières dont on sollicitait l’affiliation, on déclarait que la Chambre du travail était en réalité l’Internationale ressuscitée sous une autre forme, et on ne voulait pas en entendre parler. »

Les fondateurs de la Chambre du travail de Bruxelles s’étaient mis en rapport avec le groupe des socialistes gantois, à la tête duquel était alors Edmond Van Beveren, ouvrier peintre en bâtiment, qui, ayant « étudié la littérature socialiste allemande, fut bientôt acquis à la méthode sociale-démocratique des marxistes allemands » (L. Bertrand). Les Gantois prétendaient imposer d’emblée leur tactique à toute la classe ouvrière belge, tandis que les Bruxellois, plus prudents, ne voulaient procéder que par degrés ; mais les uns et les autres étaient d’accord pour mettre au rancart l’Internationale, comme une machine usée. Et c’est ainsi que la Chambre du travail avait convoqué pour le 10 décembre la réunion de laquelle elle espérait faire sortir une organisation ouvrière nationale. Louis Bertrand explique en ces termes ce qui se passa :

« Ce n’était pas chose facile. Les anciens de l’Internationale, à Bruxelles surtout, Brismée, Steens, Verrycken, Standaert et d’autres, conservaient l’espoir de voir revivre la grande Association et regardaient comme sacrilège le fait de tenter l’organisation d’un autre groupement embrassant tout le pays. De Paepe, qui, tout en étant encore membre de l’Internationale, nous encourageait dans nos tentatives, fut blâmé fortement et faillit même être exclu de la Section bruxelloise. D’un autre côté, la méthode nouvelle, c’est-à-dire l’action à la fois politique et économique des ouvriers, n’avait pas encore obtenu l’adhésion de tous les travailleurs organisés, et il y eut là encore bien des résistances à vaincre. Il fallut donc se montrer très prudent, ne pas mécontenter les internationalistes et ne pas affirmer trop vigoureusement la tendance nouvelle, et ce pour réunir le plus d’adhésions possible... On voulait grouper en une seule organisation toutes les associations ouvrières et socialistes belges : mais quels seraient le programme et les statuts du parti nouveau ? Les Flamands, Gantois et Anversois, préconisaient l’adoption du programme du Parti socialiste allemand ; les Bruxellois étaient, en majorité, du même avis ; mais les Wallons de Verviers, du Centre et de Charleroi montraient encore quelque répugnance à faire de l’agitation politique et à inscrire la revendication du suffrage universel en tête du programme... Nous proposâmes, en guise de conciliation, que l’accord existerait sur le but économique et social commun à tous, mais que la participation au mouvement politique serait facultative pour les groupes qui ne voulaient pas encore en entendre parler. Cette proposition fut mal accueillie par les socialistes flamands, et l’on se sépara sans avoir rien fait de bien sérieux. »

Mais la question devait être reprise l’année suivante.


L’Angleterre subissait une crise industrielle. « Les quatre grandes industries du pays, fer, acier, houille, et coton, vont mal », nous écrivait le correspondant du Bulletin. « Mais les patrons ne veulent aucunement renoncer aux gros bénéfices qu’ils réalisaient : en conséquence, on diminue le salaire de l’ouvrier. Les diminutions se font de 10, 15, et même parfois de 25 pour cent. Tout ce qui avait été gagné pendant ces vingt dernières années par des grèves se perd donc au premier ralentissement de l’industrie. »


Dans son numéro du 3 décembre, le Bulletin raconta une émeute qui avait eu lieu sur le domaine de Zazonskowa, près de Neumarck (Prusse) : un certain nombre de paysans, irrités des procédés de l’inspecteur, le menacèrent et le battirent ; le propriétaire et son beau-frère vinrent à son secours, et le beau-frère tua un paysan d’un coup de feu ; mais les deux seigneurs durent alors se réfugier dans leur maison, où ils furent assiégés ; l’émeute finit par l’arrestation de deux paysans désignés comme meneurs. « Ce fait — conclut le Bulletin — prouve que le tempérament révolutionnaire n’est pas propre seulement aux têtes brûlées d’Espagne et d’Italie, et que, malgré le programme légal et la tactique parlementaire prônés dans d’autres pays, on le trouve partout où il y a des exploités qui ont intérêt à un changement immédiat de l’ordre de choses actuel. »


La commission de correspondance du Congrès de Berne avait envoyé à l’Association démocratique de Patras le Compte-rendu du Congrès. Celle-ci répondit, en décembre, par une lettre disant : « Si nous avons bien compris votre pensée, nous sommes persuadés qu’il y a complète harmonie entre nos idées et les principes de votre programme. Ayant grand désir d’établir des relations plus intimes avec vous, nous commencerons dès ce jour avec vous une correspondance régulière. »


La Section internationale de Montevideo, qui n’avait pu être prévenue en temps utile de la date exacte du Congrès de Berne, avait adressé au Comité fédéral jurassien un mandat qui n’arriva qu’au commencement de décembre. La lettre d’envoi disait entre autres : « Veuillez nous envoyer l’adresse des organes de l’Association internationale, afin que nous puissions nous y abonner. Recevez un salut fraternel de la part d’hommes qui désirent fortifier notre Association par la solidarité et établir des relations régulières avec vous, afin que nous marchions unis et d’accord pour la grande œuvre que vous avez entreprise et à laquelle nous voulons travailler avec vous. »


La situation de l’industrie horlogère, dans le Jura neuchâtelois et bernois, ainsi qu’à Genève, apparaissait de plus en plus compromise ; et aux maux de la crise présente, dont souffraient si fort les ouvriers, se joignaient les menaces de l’avenir. Un industriel neuchâtelois, M. Favre-Perret, qui avait fait partie du jury international à l’Exposition de Philadelphie, et avait recueilli des renseignements sur la fabrication de la montre aux États-Unis, fit à son retour une tournée de conférences à Neuchâtel, au Locle, à la Chaux-de-Fonds, à Saint-Imier, pour raconter ce qu’il avait vu, et indiquer ce qui lui paraissait l’unique moyen de sauver, en Suisse, l’industrie horlogère en péril. Les Américains ont établi d’immenses fabriques, dans lesquelles la montre se fait d’un bout à l’autre à la machine : ces fabriques distribuent à leurs actionnaires de gros dividendes, qui se sont élevés jusqu’à 40 %, et qui, en 1875, malgré la crise, étaient encore de 12 % pour la fabrique de Waltham. Il faut donc que, en Suisse aussi, des sociétés d’actionnaires se constituent, que des « fabriques » de montres s’installent à la Chaux-de-Fonds, au Locle, à Saint-Imier, à Bienne, à Porrentruy. Les actionnaires pourront se partager, dans les années de crise, des dividendes de 12 % ; quant à la population ouvrière, elle ira, pour une partie, peupler ces fabriques ; l’autre partie, inemployée, devra trouver d’autres moyens d’existence, ou émigrer, ou mourir de faim. Telles étaient les perspectives ouvertes par les révélations de M. Favre-Perret aux « établisseurs » (c’est-à-dire aux petits patrons), aux chefs d’atelier, et aux salariés de l’industrie horlogère.

Ces conférences produisirent une grande émotion dans le pays. Au Val de Saint-Imier, la Commission d’organisation de la Fédération ouvrière du district de Courtelary convoqua une grande assemblée populaire, qui eut lieu à Saint-Imier le 18 décembre. L’assemblée, où furent représentées diverses nuances d’opinion, adopta à l’unanimité, après discussion, le texte d’un Manifeste aux populations horlogères, qui fut imprimé. La situation y était clairement exposée, et la solution indiquée en ces termes[123] :


L’industrie horlogère, comme beaucoup d’autres industries importantes, subit les lois de la production moderne ; elle entre dans la phase de la production centralisée dans les mains de compagnies financières, elle assiste à la disparition de la classe moyenne pour ne laisser en haut que quelques riches entrepreneurs, et en bas un prolétariat.

Appropriation de tout au profit de quelques-uns, transformation des conditions de l’industrie au profit d’une minorité qui se réduira toujours, tel est le mot de la situation.

L’Internationale a posé la question autrement. Nous sommes pour la science, pour le perfectionnement de l’outillage, pour l’emploi des machines, pour la production sur une grande échelle, mais à condition que ces progrès soient au bénéfice de tous, et non au profit exclusif de quelques-uns.

Ouvriers ! Il faut choisir entre les deux solutions : consentir à n’être que des machines vivantes dans l’immense engrenage industriel, ou vouloir être des hommes donnant leur part de travail, mais jouissant aussi de leur part légitime des fruits de la production collective.

Suivant la solution à laquelle vous vous rattacherez, vous vous prêterez à l’abaissement moral et physique des populations ouvrières, ou vous contribuerez à préparer un avenir de réparation et de justice.


La Fédération jurassienne témoignait d’une énergique vitalité et d’une force d’expansion croissante. À Genève, à la suite de l’expulsion d’Auguste Reinsdorf de la Société typographique de la Suisse romande, prononcée par le Comité central de cette société[124], il se constitua, le 14 novembre, une Section internationale de typographes, qui, déclarant poursuivre le but de l’Internationale, adhéra à la Fédération jurassienne. Quinze jours plus tard, dans la même ville. était formée une Section de propagande de langue allemande, qui envoya également son adhésion au Comité fédéral jurassien.

Le dimanche 12 novembre eurent lieu dans le canton de Genève les élections pour le Grand-Conseil : les listes radicales passèrent tout entières dans les trois collèges, sauf un seul nom ; il y eut donc 119 députés radicaux et un député conservateur élus. Les radicaux avaient placé sur leurs listes neuf candidats ouvriers, pour s’assurer les voix des travailleurs. Ce résultat fut annoncé par la dépêche suivante, que publia la Tagwacht : « Victoire complète de la liste radicale. Neuf candidats ouvriers élus. Notre travail a été récompensé. Grande allégresse. Becker, Gehrig. » Le Bulletin, par la plume d’un correspondant genevois, commenta ainsi cette nouvelle :


La Tagwacht publie sous la signature des socialistes Becker et Gehrig un télégramme qui est un indicible cri de joie, de triomphe, d’enthousiasme et d’espoir, pour célébrer la grande victoire électorale remportée dimanche 12 novembre... Eh bien, ce beau succès nous laisse froids ; cet enthousiasme nous cause la plus pénible impression... Nous sommes partisans de l’abstention des travailleurs en matière électorale ; nous croyons que la participation directe ou indirecte des ouvriers dans l’élaboration des lois d’un État n’est pas le meilleur chemin à suivre pour renverser le colosse qui perpétue la misère humaine. Mais, si telle est notre conviction, nous ne saurions toutefois refuser nos sympathies et même notre concours à ceux qui choisissent cette voie pour arriver au but que nous nous proposons tous. Pourtant, c’est à une condition : c’est qu’à l’exemple de nos frères d’Allemagne, cette participation de la classe ouvrière aux luttes politiques se fasse sans être souillée par des compromissions avec l’ennemi... Il est de fait que les ouvriers de Genève veulent prendre part aux luttes politiques. Eh bien, soit ! mais que du moins ils le fassent avec dignité, qu’ils se constituent en parti à part, indépendant de toute attache bourgeoise. Il y a plus de cinq mille ouvriers électeurs à Genève : que ne s’entendent-ils entre eux ? Une telle force na plus besoin du concours des bourgeois, elle n’a qu’à s’organiser pour être absolument maîtresse du collège de la ville. Alors ce ne serait plus une maigre et stérile représentation de neuf députés, concédée par grâce, que posséderaient les travailleurs de Genève ; ils auraient dans l’assemblée législative quarante-trois sièges qu’ils ne devraient qu’à eux-mêmes... Ce jour-là, nous nous associerons de grand cœur à l’enthousiasme de la victoire remportée par les ouvriers genevois sur la bourgeoisie de toute nuance ; mais jusque-là on comprendra notre réserve en face de résultats stériles honteusement obtenus par des compromis de dupes.


Dans une réunion qui eut lieu, en décembre, au Deutscher Arbeiterverein, à Genève, on échangea des explications sur la véritable signification de ces élections. Deux des candidats ouvriers élus, Lichtenberg et Hoferer, étaient présents. Lichtenberg déclara qu’il considérait les élections à la fois comme moyen de propagande et comme moyen d’émancipation pour les ouvriers : en Suisse, dit-il, on possède la liberté de la presse, le droit de réunion et d’association ; aucun obstacle n’empêcherait donc le peuple suisse d’établir immédiatement la République sociale ; il ne lui manque que la compréhension des choses. Hoferer expliqua la nécessité d’une alliance des ouvriers avec les radicaux : « Nous n’avions, dit-il, le choix qu’entre ces deux alternatives : ultramontains ou radicaux ; nous avons donné la préférence à ces derniers, parce qu’ils offraient à notre parti dix sièges ; c’est là une faveur que les radicaux nous ont faite, car sans notre concours leur liste aurait passé tout de même ».

Kachelhofer et Franz publièrent dans la Tagwacht, au nom d’un groupe de membres de l’Arbeiterbund, un article blâmant l’alliance électorale conclue à Genève. « Une alliance de ce genre, dirent-ils, ne peut qu’enraciner dans les ouvriers suisses la triste habitude de tirer les marrons du feu pour la bourgeoisie, et gâter d’avance le terrain pour la constitution d’un parti ouvrier indépendant… Si les ouvriers veulent participer aux élections, ils doivent toujours avoir leurs listes de candidats à eux. L’important, ce n’est pas de gagner quelques sièges dans les assemblées, c’est d’éveiller chez les ouvriers la conscience de leur existence comme classe spéciale… Nous sommes bien résolus, de ne pas permettre plus longtemps, en ce qui nous concerne, que le mouvement ouvrier suisse soit exploité, à dessein ou inconsciemment, pour en faire un marche-pied à l’un ou à l’autre des partis bourgeois. »

Le Bulletin reproduisit une partie de cet article, en ajoutant :

« Bravo ! voilà qui s’appelle parler. Avec des hommes qui pensent de la sorte, nous pourrons marcher d’accord, quelles que soient d’ailleurs les divergences théoriques qui nous séparent sur des questions d’avenir. »

Mais la Tagwacht avait supprimé, en la remplaçant par une ligne de points, une phrase de l’article de Franz et de Kachelhofer, et cette suppression fut relevée par le Bulletin en la façon qu’on verra au chapitre suivant (p. 152).

Dans ce même mois de novembre, les membres de l’Arbeiterbund furent appelés à voter sur le choix d’un rédacteur pour la Tagwacht. Un parti voulait le maintien du rédacteur Greulich ; d’autres, mécontents de la direction donnée à la Tagwacht, désiraient remplacer Greulich par une autre personnalité, et avaient proposé J. H. Staub[125], de Glaris. Au vote, Greulich obtint 1401 voix, Staub 416. Nous apprîmes, par ces chiffres (qui nous révélaient en même temps la faiblesse numérique de l’association), que près d’un quart des membres de l’Arbeiterbund avaient des velléités d’indépendance.

Le 24 décembre, le Comité central de l’Arbeiterbund, siégeant à Winterthour, adressait au Comité fédéral jurassien une lettre signée Herter, où l’on nous proposait de nous communiquer mutuellement et de publier les nouvelles concernant les accidents du travail. « Veuillez, disait la lettre, publier dans votre Bulletin tous les accidents d’ouvriers dont vous aurez connaissance de la part de vos sections, ainsi que ceux que nous publierons de notre côté dans la Tagwacht. Nous ferons de même. Nous trouverons là un excellent moyen, non seulement de montrer à nos législateurs combien leurs discours sur le bonheur des ouvriers sont vrais, mais encore de montrer aux ouvriers eux-mêmes combien il est nécessaire, au lieu de se quereller et de se diviser pour des principes théoriques, de s’entr’aider et de marcher unis sous le drapeau du prolétariat. »

En publiant cette lettre, et en remerciant le Comité de l’Arbeiterbund pour son initiative, notre Bulletin (31 décembre) fit cette observation : « Combien ce langage est différent de celui de la fameuse lettre de J.-Ph. Becker, si haineuse, si pleine de fiel et de mauvaise foi, dont l’auteur rejetait la conciliation proposée par nous... Le citoyen Becker n’a heureusement pas été écouté de tout le monde ; et la lettre du Comité de l’Arbeiterbund prouve une fois de plus que, tout en différant sur des questions théoriques et sur des points de tactique très essentiels, on peut se rapprocher et marcher d’un commun accord sur tous les terrains où l’entente est possible. »

Dès son premier numéro de 1877, le Bulletin ouvrit une rubrique que nous intitulâmes Aubaines et profits des travailleurs en Suisse, titre emprunté à l’organe des internationaux parisiens de 1870, le Socialiste.


Dans le Bulletin du 26 novembre, une lettre de Saint-Imier signalait ce fait que, lors des fêtes et des réunions familières, « le choix, soit de chansons, soit de morceaux de déclamation ayant un caractère socialiste, présentait des difficultés sérieuses » : en conséquence, le correspondant proposait qu’on entreprit la publication d’un recueil de chansons et de pièces de vers. Cette idée reçut un accueil favorable ; les sections et les groupes socialistes furent invités à envoyer au Comité fédéral jurassien les pièces qu’ils jugeraient convenable de proposer pour être admises dans le recueil. Mais la chose traîna en longueur, et le recueil ne fut pas publié.

Le groupe qui, en 1874, avait édité à Genève pendant quelques mois la Revue socialiste, publia à la fin de 1876 un almanach socialiste pour 1877, intitulé la Commune. Cet Almanach, dont les collaborateurs avaient été recrutés avec un éclectisme intentionnel, fut imprimé à l’imprimerie du Rabotnik, 26, Chemin de Montchoisy ; il contient les articles suivants : L’avenir de nos enfants, par Élisée Reclus ; Paris sous la Commune, par Arthur Arnould ; La liberté, par Paul Brousse ; Stenko Razine, par Alexandre Œlsnitz ; De la justice en France, par Élie Reclus ; Aux travailleurs des communes de France, par F. Gambon ; De l’antagonisme des classes, par Adhémar Schwitzguébel ; Les délégations ouvrières aux Expositions internationales, par Adolphe Clémence ; Le parti socialiste en Russie, par Z. Rall i; Études de socialisme rationnel, par Un ouvrier parisien.

Dans son numéro du 29 novembre, la Tagwacht publia une « lettre ouverte » adressée à César De Paepe par la Section du Ceresio (Zanardelli, Nabruzzi, etc.), dans laquelle cette Section se plaignait que son délégué Ferrari n’eût pas été admis au Congrès de Berne. C’était une erreur : on a vu au contraire (p. 93, note) que le mandat délivré par la Section du Ceresio n’avait pas été contesté. Cette réclamation aussi injustifiée qu’intempestive appela de nouveau l’attention sur le petit groupe des dissidents de Lugano, et le Bulletin du 17 décembre publia l’entrefilet suivant :


Un membre de l’Internationale nous écrit de Lugano en date du 13 courant : « Si la Section dite du Ceresio existe, il faut qu’elle soit clandestine. Personne ici n’en parle ou ne veut en entendre parler. Elle a réussi d’autre part à discréditer le travail socialiste dans cette ville ; car tous les Luganais qui en ont fait partie en sont sortis dégoûtés ; et maintenant, confondant le Ceresio avec l’Internationale et le socialisme, ils croient que tous les socialistes sont des brouillons et que l’Association internationale est une machine à escroquer de l’argent. »


Sept semaines plus tard (4 février 1877), on put lire encore dans le Bulletin cet autre entrefilet :


Le Mirabeau du 28 janvier a publié une lettre signée Joseph Favre, chef de cuisine, et émanant de la Section dite du Ceresio (ou de Lugano). Cette lettre prétend que l’entrefilet publié par le Bulletin dans son numéro du 17 décembre passé, et dans lequel un membre de l’Internationale émettait un jugement défavorable sur la prétendue Section du Ceresio, — que cet entrefilet, disons-nous, bien que daté de Lugano, a été fabriqué à Neuchâtel.

La rédaction du Bulletin déclare que l’entrefilet en question, dont le texte original en italien est encore entre ses mains, lui a été envoyé de Lugano par le citoyen Malatesta.

Quant aux diverses injures, calomnies et insinuations qui forment le reste de la lettre signée Favre, nous n’y répondrons pas.


Favre et son ami Malon empochèrent sans souffler mot le démenti de Malatesta.




X


De janvier 1877 à la veille du 18 mars 1877.


En Espagne, il ne se passa rien d’important pendant les trois premiers mois de 1877. Je ne vois à relever que quelques passages d’une correspondance insérée dans le Bulletin du 4 février 1877 ; on y lisait : « Avant de terminer leur session, les Cortès ont voté la suppression du régime dictatorial ; comme conséquence, on eût dû mettre en liberté tous ceux qui avaient été arrêtés par ordre du gouvernement ; mais, malgré la loi, on n’a rendu la liberté qu’à un seul individu, à l’ex-favori de la mère du roi (Parfori). — À Ceuta seulement, il y a plus de 200 déportés catalans. Dans l’île de Fernando-Po (côte de Guinée) se trouvent aussi un nombre considérable de déportés : mais quoique ceux-là aient été amnistiés, le gouverneur de l’île leur refuse les moyens de revenir en Europe... — Le procès de nos compagnons d’Alcoy va bien lentement. Le 21 décembre, le juge a notifié aux accusés qu’ils eussent à choisir un défenseur dans le délai de dix jours ;... on comptait, pour la défense, sur l’ex-président de la République Pi y Margall : mais il a refusé, disant qu’on l’avait calomnié en voulant le rendre complice des événements d’Alcoy, et que, s’il se chargeait du rôle de défenseur, on ne manquerait pas d’y voir une confirmation de cette accusation calomnieuse. Pauvre homme ! Il est bon de prendre note de cette déclaration : il faut qu’il soit bien constaté que c’est en effet contre lui et contre ses agents que les internationaux d’Alcoy et d’ailleurs se sont soulevés. »


Le Conseil central du Parti socialiste de Portugal avait envoyé, comme on l’a vu (p. 103), une adresse de sympathie au Congrès de l’Internationale à Berne. Le 27 janvier 1877, ce Conseil écrivit au Comité fédéral jurassien une lettre signée de son secrétaire, Azedo Gnecco, pour lui annoncer que les 2, 3 et 4 février aurait lieu à Lisbonne le premier Congrès ouvrier socialiste en Portugal. Le Bulletin (28 janvier) publia la lettre, en la faisant suivre de ces mots : « C’est avec le plus vif plaisir que nous félicitons les socialistes portugais à l’occasion de leur premier Congrès ; nous espérons qu’il portera de bons fruits, et contribuera efficacement au développement de l’organisation ouvrière en Portugal ».

Par suite d’une interruption qui s’était produite dans la réception du journal portugais le Protesto, le Bulletin ne put rendre compte du Congrès de Lisbonne que dans son numéro du 22 avril. Ce Congrès avait réuni des délégués d’associations ouvrières d’Alcantara, de Lisbonne et de Porto, des délégués de six cercles ou groupes appartenant au Parti socialiste de Portugal, en formation, et des délégués de quatre associations coopératives de production. Ce Congrès constitua définitivement le Parti socialiste de Portugal, par l’adoption d’un programme et d’un règlement ; par 14 voix, contre 5 abstentions, le Congrès déclara que ce Parti entendait former une branche de l’Association internationale des travailleurs. À l’égard du Congrès universel des socialistes qui devait se tenir en Belgique, les socialistes portugais décidèrent de s’y faire représenter par un délégué ou un message, et se déclarèrent « solidaires, par leurs aspirations, des ouvriers socialistes du monde entier ». Le Congrès portugais avait reçu une lettre de félicitation de la Fédérations jurassienne, une autre de la Commission fédérale espagnole, une autre signée Karl Marx, F. Engels, F. Lessner, Paul Lafargue et Maltman Barry, et une autre venant du Comité central du Parti socialiste d’Allemagne.


En Italie, le Martello, le vaillant petit journal qui s’était publié successivement à Fabriano et à Iesi, avait dû suspendre un moment sa publication vers la fin de 1873 ; mais il annonça qu’il reparaîtrait le 6 janvier 1877, à Bologne cette fois, et il tint parole ; le programme de la nouvelle rédaction était signé par Andrea Costa, Augusto Casalini et Alceste Faggioli. Pendant la trop courte existence du Martello (il disparut après le 18 mars 1877), nous fûmes, grâce à lui, tenus régulièrement au courant du mouvement italien, de la formation des nouvelles sections, de l’activité de nos camarades. Parmi les faits caractéristiques qu’il signalait dans son premier numéro, je note celui-ci : « Les paysans de la commune de Mentana, province de Rome, avaient occupé des terrains abandonnés et incultes pour les cultiver en commun ; mais un escadron de carabinieri accourut bien vite ; on enleva aux paysans leurs bêches et leurs pioches, et plusieurs arrestations furent faites ».

À Florence, le 26 janvier, devait avoir lieu une grande démonstration en l’honneur du ministre Nicotera, l’ancien ami de Pisacane : les partisans du gouvernement avaient organisé un cortège qui, précédé d’une musique, devait parcourir les principales rues de la ville ; mais, au débouché de la Via dei Calzolai, une foule compacte accueillit les manifestants par les cris de À bas Nicotera! Vive le socialisme, vive le prolétariat, mort à la bourgeoisie ! La foule se porta ensuite devant la préfecture, demandant Du pain et du travail ! « La manifestation commencée en l’honneur de Nicotera, dit un correspondant du Martello, se trouva dissoute comme par enchantement au milieu des cris de la foule, qui ne voulait plus entendre parler de ministres, et criait À bas les charlatans de tous les partis ! »

Au commencement de janvier 1877 mourut Giuseppe Fanelli. Le Bulletin consacra à la mémoire de ce vétéran du socialisme italien, dont nous avions fait la connaissance personnelle au Congrès de Saint-Imier en septembre 1872, les lignes suivantes :


Fanelli avait d’abord combattu dans les rangs du parti mazzinien ; il prit part à l’expédition de Sapri, avec Pisacane, et à celle des Mille, avec Garibaldi ; mais ayant vu à quoi avaient conduit l’indépendance et l’unité de l’Italie, il embrassa le socialisme, sans renoncer à ses anciennes habitudes de conspirateur. Il fut avec Bakounine l’un des fondateurs de l’Alliance de la démocratie socialiste en 1868 ; il fit comme délégué de cette association un voyage de propagande en Espagne, et c’est à lui qu’est due la fondation dans ce pays des premières sections de l’Internationale. Dans ces dernières années, il s’était tenu à l’écart du mouvement actif, mais sans pour cela renoncer à ses principes. « Parmi nous autres Italiens, dit le Martello, il représentait en quelque sorte la prudence et la modération ; ses conseils et la connaissance qu’il avait des hommes ont été souvent utiles. Député au Parlement, il siégea à l’extrême gauche, mais il ne prit jamais de part active à la politique parlementaire. Austère et délicat en même temps, — délicat même au point d’en paraître quelquefois affecté, — il fut du petit nombre de ces députés qui répudièrent toujours tout commerce avec le pouvoir et n’intriguèrent jamais pour s’élever. Il avait sans doute aussi ses défauts : mais n’est-il pas dans la nature humaine d’en avoir ? » Fanelli repose maintenant dans le cimetière de Naples, à côté de Vincenzo Pezza, cet autre champion dévoué du socialisme italien, enlevé à la cause révolutionnaire en 1873.


Nos amis d’Italie avaient décidé la publication d’une biographie populaire de Michel Bakounine : ce fut Costa qui se chargea de l’écrire ; elle devait paraître eu livraisons, et former le premier volume d’une série intitulée « Biblioteca del Martello ». La première livraison parut à la fin de janvier (Bulletin du 4 février), et fut suivie de deux autres ; mais la saisie du Martello, motivée par son numéro du 18 mars, amena la disparition de ce journal, et, comme conséquence, le non-achèvement de la biographie de Bakounine.

Il parut également, en février ou mars, une traduction italienne de ma brochure Idées sur l’organisation sociale ; et le Risveglio, de Sienne, fut saisi pour en avoir publié un extrait (Bulletin du 18 mars).

Mais le groupe des intrigants dont j’ai parlé à plusieurs reprises continuait ses manœuvres. Le journal d’Ingegneros, le Povero de Palerme, publia contre nos amis un article anonyme qui fit scandale ; voici ce qu’on lit à ce sujet dans le Bulletin (numéro du 25 février) :


Un journal de Palerme, le Povero, a récemment écrit un article d’injures contre les socialistes italiens qui ont pris part aux mouvements insurrectionnels d’août 1874. Cette attaque, dictée uniquement par des arrière-pensées personnelles, a soulevé l’indignation des sections italiennes de l’Internationale ; nous trouvons dans le Martello du 17 février de nombreuses protestations contre la rédaction du Povero ; la Section de Florence entre autres s’exprime ainsi : « Le mode d’agir des rédacteurs du Povero n’est pas celui de socialistes honnêtes, mais bien celui de dignes imitateurs d’un Terzaghi, lequel, au moment où sévissaient les arrestations et les persécutions contre les socialistes italiens, s’est servi du même langage qu’emploie aujourd’hui le Povero ». Les tentatives qui ont été faites sur divers points de l’Italie pour faire dévier le mouvement socialiste révolutionnaire resteront impuissantes, nous en sommes certains : elles n’auront fait que discréditer leurs auteurs. Le prolétariat italien n’est pas de ceux que les ambitieux puissent exploiter au profit d’une candidature parlementaire : chez lui, l’instinct révolutionnaire est trop développé pour que les artifices de tous les diplomates puissent réussir à l’étouffer.


Dans son numéro du 11 mars, le Bulletin ajoutait :


L’article indigne du Povero a soulevé de toutes parts une véritable tempête de protestations ; le Risveglio, de Sienne, exprime son « profond mépris » pour le lâche qui a, dans un journal prétendu socialiste, insulté les vaincus du mouvement d’août 1874. « Les mouvements de 1874, dit le Risveglio, ont porté des fruits excellents. Qui oserait le nier ? Si les prisons étaient pleines de prisonniers politiques, le socialisme en revanche se propageait partout, était discuté dans les masses, et finissait presque toujours par être accepté. Nous ferons du tribunal une tribune, avait dit Costa ; et il a dit vrai. Les mouvements d’août 1874 furent utiles ; et la preuve, nous l’avons dans ce fait que, dans toutes les localités de la Romagne et de la Toscane, là où il n’y a pas une section de l’Internationale, il y a du moins un noyau socialiste.


Enfin, dans le numéro suivant (18 mars), le Bulletin publiait ceci :


Il paraît que l’article outrageant du Povero de Palerme — cet article dans lequel étaient lâchement insultés les socialistes qui ont pris part aux mouvements d’août 1874 — est dû à la plume de Benoit Malon[126] ! Le Martello du 10 mars, qui nous apprend cette nouvelle, contient en même temps une énergique réplique, dans laquelle il flétrit vivement l’hypocrite et odieuse conduite de Malon dans cette affaire. Pour nous, nous nous bornons à faire connaître le fait à nos lecteurs, qui sauront bien en tirer les conséquences[127]. Il y a longtemps que nous avons signalé les intrigues de ce petit groupe de vaniteux ou de mouchards, les Bignami, les Terzaghi, les Nabruzzi, les Ingegneros, qui, tout en se déchirant entre eux, s’unissent dans un touchant accord pour attaquer la Fédération italienne de l’Internationale.


Il s’était fondé en Lombardie, au cours de l’année 1876, à l’instigation de Bignami et de quelques autres, un groupement qui avait pris le nom de Fédération de la Haute-Italie ; c’était une machine de guerre destinée à battre en brèche la Fédération italienne. Un Congrès de délégués de ce groupement fut annoncé pour la fin de février 1877 ; la Section de Pavie, qui avait d’abord accepté de marcher avec ces gens-là, mais qui venait d’ouvrir les yeux, donna à son délégué un mandat dont les considérants disaient que « la Fédération de la Haute-Italie s’était mise, par sa marche tout autre que révolutionnaire, en contradiction avec les aspirations du prolétariat italien » ; le délégué devait proposer que le groupement fit immédiatement adhésion à la Fédération italienne, et, si la proposition était rejetée, il devait se retirer. Le Bulletin du 11 mars annonça que la proposition de la Section de Pavie avait été rejetée par le Congrès : « en conséquence, la Section n’a pas voulu rester davantage dans un groupe dont les directeurs, bourgeois déguisés en socialistes, répudient le programme révolutionnaire de la Fédération italienne ». Dans ce même numéro, un ouvrier lombard donnait des détails sur la misère qui régnait dans la région. Le pain était à 54 centimes le kilo ; par contre, la journée des ouvriers était de 1 fr. 20, et celle des terrassiers de 80 centimes. « Et pendant que le prolétariat de Lombardie gémit dans cette situation atroce, ces messieurs de la Plebe font des congrès socialistes, où des messieurs en gants noirs et en chapeau de soie parlent de la nécessité d’améliorer le sort du peuple par l’instruction, la coopération, le suffrage universel et autres blagues. »

Je l’ai déjà dit, ces « messieurs en gants noirs et en chapeau de soie » étaient eu coquetterie réglée avec le socialisme allemand. L’un d’eux adressa au Vorwärts une correspondance que ce journal publia ; le Bulletin du 25 mars releva le fait en ces termes :


Le Vorwärts du 16 mars a publié une correspondance d’Italie pleine de grossières injures contre des socialistes qui se permettent de penser autrement que Marx et son école. Cette correspondance ne fait honneur ni à ceux qui l’ont écrite, ni au journal qui l’a accueillie. C’est tout ce que nous avons à dire à ce sujet : on ne discute pas avec des insulteurs.


Le Vorwärts, à partir de ce jour, cessa l’échange avec le Bulletin[128].


En France, le maréchal Mac-Mahon supportait impatiemment le ministère Jules Simon, et on parlait d’un prochain coup d’État ; le maréchal déclarerait que, l’ « essai loyal » n’ayant pas donné les résultats désirés, l’expérience était terminée, et que la République avait vécu. « Il est certain, écrivait le correspondant parisien du Journal de Genève (13 mars), que le chef de l’État est l’objet des plus pressantes sollicitations... Les républicains se sont constamment abusés sur le compte du suffrage universel, oubliant que quand on le tient, en France, on peut, moitié par force, moitié par adresse, lui faire dire ce qu’on veut. »

Il n’y eut pas, comme quelques-uns s’y étaient attendus, un coup de force militaire : mais le 16 mai allait montrer bientôt le parti monarchiste et clérical jouant sa dernière partie.


La tournure prise par le mouvement ouvrier dans quelques régions de la Belgique attirait notre attention. On a vu que De Paepe s’était déclaré d’accord avec les pétitionnaires gantois. Cette modification dans ses idées sur la tactique n’altéra en rien nos rapports personnels, qui sont toujours restés ceux d’une franche camaraderie[129]. En janvier 1877, il m’écrivit une longue lettre pour m’expliquer sa façon de comprendre les choses, en ajoutant qu’il ne serait pas fâché d’en voir publier dans le Bulletin quelques passages, « avec ou sans critique ». Nous accédâmes très volontiers à son désir. Voici ce qui fut publié de sa lettre (Bulletin du 4 février) :


Si jamais mouvement est sorti spontanément des masses ouvrières, sans être venu d’un mot d’ordre quelconque, parti soit d’une coterie bourgeoise, soit d’un groupe de révolutionnaires, soit de quelques leaders (dirigeants) ouvriers, c’est bien ce mouvement-là. C’est de Gand que le premier mouvement est parti, et il y est né, comme je l’ai déjà dit au Congrès de Berne, à la suite de plusieurs accidents d’usines où des petits enfants ont été tués ou mutilés pendant le travail. Vous comprenez tout de suite qu’il y a là, en dehors de toute théorie socialiste ou autre, une double question qui a dû empoigner les ouvriers : une question d’humanité, envers les enfants mutilés, et une question d’intérêt, c’est-à-dire de salaire et de chômage, puisque ces enfants viennent dans la fabrique faire à vil prix, pour quelques centimes par jour, la besogne de l’ouvrier (en partie et imparfaitement).

Quant à nous socialistes, vieux membres de l’Internationale, nous savons bien — aussi bien que le Bulletin jurassien — que la réglementation du travail des enfants par voie législative ne serait qu’un palliatif. Et néanmoins, à l’exception de quelques Verviétois, nous avons tous, Flamands et Wallons, — à Gand, à Anvers, à Bruxelles, dans le Centre, dans le Borinage, à Huy, à Seraing, à Verviers, — pris la décision de seconder le mouvement. Pourquoi cela ? Je vais vous en dire les raisons :

1° Ce palliatif, s’il était appliqué (même imparfaitement appliqué), aurait des effets utiles, tant pour la génération nouvelle, qui serait moins rachitique et moins ignare, que pour les ouvriers adultes qui seraient moins mal payés, et pourraient plus facilement s’affilier à nos sections, acheter nos journaux et nos brochures, etc., sans compter que l’extrême misère abaisse les caractères, enlève toute énergie, et fait de nos masses ouvrières — nous l’avons vu trop souvent — de vils troupeaux de mendiants : la fièvre de famine, maladie qui a plusieurs fois régné épidémiquement dans nos Flandres, rend les populations imbéciles et leur ôte toute volonté, toute énergie ;

2° Ce mouvement en entraîne d’autres à sa suite ; nous y voyons le réveil de nos populations, dont l’abstentionnisme politique (à part chez quelques hommes de principes, anarchistes par conviction, et dont le nombre est rare chez nous) n’était au fond que de l’indifférence, que de l’apathie, que de l’indolence ;

3° Ce mouvement entretient dans le pays une agitation salutaire ; il donne lieu à des meetings, à des réunions de tout genre, à la formation d’associations nouvelles, etc. Dans ces meetings, dans ces réunions diverses, en même temps qu’on proteste contre le travail des enfants, on fait la propagande du socialisme, on parle à des gens qui sans cela ne vous auraient pas écouté ou ne vous auraient pas donné l’occasion de leur parler ; en deux mots, ce mouvement nous procure de nouveaux moyens de propagande et de groupement. Et notez qu’à ce point de vue, il importe peu que le mouvement réussisse, c’est-à-dire aboutisse à une loi ou non, car l’agitation, la propagande et le groupement auront eu lieu, quel que soit le résultat au point de vue législatif. Dans ce mouvement, à côté de citoyens qui, comme moi, désirent que la législation sur les fabriques et notamment sur le travail des enfants soit votée en Belgique, et qui le désirent à la fois dans l’intérêt des enfants et dans celui des ouvriers adultes, il y a d’autres citoyens qui sont contents que ce mouvement ait lieu, mais désirent que la législature bourgeoise fasse la sourde oreille, pour que le peuple soit encore plus irrité contre ses maîtres sans entrailles et devienne, par sa propre expérience, plus révolutionnaire, plus convaincu qu’entre la bourgeoisie et le prolétariat c’est une guerre sans merci, sans quartier.

Quant à la forme pétitionnement, elle n’est qu’un des divers moyens de ce mouvement, comme le meeting ou réunion publique, comme la discussion dans la presse, comme les manifestations publiques dans la rue, etc. Le pétitionnement est une indignité, a-t-on dit. Mais pardon, cela dépend du ton de la pétition. Si celle-ci est conçue en termes fiers et dignes, il n’y a pas d’humiliation ni d’indignité. Et puis, le droit de pétitionnement est inscrit dans la constitution belge à côté du droit de réunion, d’association, de presse, etc. Puisque nous ne croyons pas indigne de nous de faire usage de certains de ces droits octroyés par la révolution bourgeoise de 1880, pourquoi serait-il mauvais de faire usage des autres, si c’est pour un but louable, honorable, juste, humanitaire ?


Le Bulletin fit suivre la lettre de De Paepe des observations suivantes :


Une première observation se présente à notre esprit, à propos du dernier passage de cette lettre. Il nous paraît que l’assimilation établie entre ce qu’on appelle le droit de pétitionnement, d’une part, et la liberté de la presse et de réunion, d’autre part, est parfaitement inexacte. Quand des citoyens adressent une pétition à une autorité législative, ils se placent volontairement, vis-à-vis de cette autorité, dans la condition de sujets dociles, et leur acte est une reconnaissance officielle de la légalité de l’autorité à laquelle ils demandent la confection d’une loi. Mais quand des socialistes parlent, écrivent, s’assemblent, c’est bien autre chose : ils usent d’un droit naturel, non d’un droit octroyé ; les lois bourgeoises peuvent les laisser faire ; mais elles peuvent aussi les persécuter, et alors les socialistes n’en font pas moins ce que bon leur semble, à leurs risques et périls. Le pétitionnement, c’est du parlementarisme ; le fait de ne pas craindre d’exprimer sa pensée ou de former des associations, c’est un fait qui n’a, par lui-même, aucun caractère légal ou constitutionnel.

La lettre de De Paepe nous apprend une chose qu’il est bon de noter : c’est que, parmi les socialistes belges qui ont consenti à donner leur appui au mouvement, il en est qui désirent que le mouvement n’aboutisse à aucun résultat, que la législature bourgeoise fasse la sourde oreille, afin que le peuple devienne plus révolutionnaire.

Nous sommes heureux de constater que le sentiment révolutionnaire n’est pas éteint chez les ouvriers de Belgique, et qu’une partie d’entre eux, en prenant part au pétitionnement, croient travailler pour la révolution. Mais nous craignons qu’ils ne se fassent des illusions : une fois qu’on a mis le doigt dans l’engrenage parlementaire, il n’est plus facile de revenir en arrière. Les Flamands, au contraire, de chez qui le mouvement est parti, sont logiques ; ils veulent aller jusqu’au bout, et le pétitionnement n’est à leurs yeux qu’un premier pas pour arriver à faire élire à la Chambre des députés socialistes. Une lettre de la Section internationale de Gand, adressée l’autre jour au Vorwärts de Leipzig et publiée par ce journal, le dit clairement : « Nous, ouvriers de Belgique, lit-on dans cette lettre, nous voulons suivre l’exemple de nos frères allemands, et nous espérons, dès que nous aurons conquis le suffrage universel, commencer aussi chez nous la lutte contre la bourgeoisie » (dans le Parlement, évidemment).

Un membre de la Fédération jurassienne, le citoyen Élisée Reclus, auquel la lettre de De Paepe a été communiquée par la personne à qui elle est adressée, écrit à ce sujet : « La lettre intéressante de De Paepe ne m’a pas convaincu. Autre chose est d’observer un mouvement et de l’utiliser au besoin, autre chose est d’y prendre part. Quand on s’engage dans la voie du pétitionnement, il est difficile de rentrer dans celle de la Révolution. »

Naturellement, nous n’avons pas la prétention de faire la leçon à nos frères de Belgique ; nous reconnaissons pleinement leur droit de choisir eux-mêmes les moyens qu’ils croient les meilleurs pour arriver à l’émancipation du travail. Mais en même temps nous estimons avoir, de notre côté, le droit de dire toujours notre opinion, non seulement sur ce qui se fait chez nous, mais aussi sur le mouvement ouvrier des pays voisins ; et nous pensons que des discussions de la presse socialiste, pourvu qu’elles soient conduites dans un esprit de bienveillance réciproque, il ne peut sortir que du bien.


Lorsque Pierre Kropotkine, en janvier 1877, se rendit de Londres en Suisse, pour s’y joindre à la Fédération jurassienne (voir plus loin p. 140). il traversa la Belgique, et s’arrêta quelques jours à Verviers, où il avait des amis depuis son voyage de 1872[130]. Son but était d’apprendre quelles causes avaient pu éloigner les uns des autres les hommes qui avaient formé pendant des années le groupe du Mirabeau, et de tâcher de ramener l’union dans ce milieu où la discorde était entrée. Il revit les ouvriers avec lesquels il s’était lié cinq ans auparavant : mais il n’obtint pas un résultat immédiat ; le Mirabeau resta pour le moment sous l’influence de Sellier ; et ce fut seulement quelques mois plus tard que ceux des Verviétois qui s’étaient laissé égarer finirent par ouvrir les yeux.

Le Bulletin du 4 mars publia ce qui suit : « Nous voulons mettre sous les yeux de nos lecteurs quelques lignes que nous avons trouvées dans l’avant-dernier numéro du Werker d’Anvers, et qui nous ont paru assez curieuses. Ce journal a ouvert une souscription socialiste permanente, et il publie chaque semaine la liste des sommes versées. Les souscripteurs ont l’habitude, au lieu d’écrire leur nom, de joindre à leur offrande une devise ou une phrase caractéristique, que le journal imprime en regard de la somme versée, ce qui donne à la liste de souscriptions un aspect original, moins monotone que celui des listes ordinaires. Or, dans le Werker du 18 février, nous trouvons une liste de souscriptions venant toutes de Bruxelles, et voici ce que nous y lisons entre autres :

« Un internationaliste convaincu           fr.                     0,40
« L’Internationale, c’est la formule révolutionnaire           ——                     0,25
« Hors de l'Internationale point de salut pour le prolétariat, le mouvement politique aidant           ——                     0,25
« Vive la Commune et le pétrole !           ——                     0,25
Un fédéraliste           ——                     0,10
« Plus d’autorité !           ——                     0,10
« Plus de centralisation !           ——                     0,10
« Autonomie des groupes           ——                     0,10
Égalité et liberté pour tous           ——                     0,10
« Un communiste           ——                     0,10
« Plus d’anarchie, ni d’autorité, mais l’égalité et la liberté par l’organisation des groupes économiques et la législation directe           ——                     0,10
« Vive l’État populaire, délégation des Communes fédérées !           ——                     0,10

« Ce petit tableau nous paraît représenter assez bien l’état actuel des esprits au sein du mouvement ouvrier belge. Les uns sont restés anti-autoritaires et fédéralistes, et disent : Plus d’autorité, plus de centralisation, autonomie des groupes ! D’autres se déclarent franchement communistes, c’est-à-dire autoritaires et gouvernementaux, et veulent appeler le mouvement politique au secours de l’Internationale. D’autres enfin essaient une synthèse impossible entre des termes qui s’excluent : ils voudraient nous faire avaler l’État populaire en le représentant comme la délégation des Communes fédérées ; ou bien, repoussant à la fois l’anarchie et l’autorité, ils prétendent concilier l’organisation des groupes économiques (programme jurassien) avec la législation directe (programme de la Tagwacht).

« Cela prouve en tout cas que les têtes travaillent, que l’esprit révolutionnaire vit encore, et que le nouveau courant parlementaire et pacifique n’a pas encore tout entraîné avec lui. »


La lettre suivante de notre correspondant « D. » (Paul Robin) donne une caractéristique intéressante du mouvement ouvrier en Angleterre (Bulletin du 18 février) :

« La grande affaire des Trade Unions, maintenant, c’est l’échange de discours aimables avec un certain nombre de clergymen de l’Église « établie ». Nous verrons d’ici peu, comme preuve de bonne entente, des pasteurs daigner accepter les fonctions de présidents des Unions, et par leur haute autorité morale arriver à étouffer les mauvais germes d’impiété ou d’esprit révolutionnaire qui se sont parfois montrés. Messieurs les unionistes, déjà fort bien élevés pour la plupart, deviendront tout à fait gentlemen. Et ce sera au tour des vrais prolétaires à s’organiser et à démolir ce quatrième état[131] en même temps que les trois autres.

« Du reste, cela n’augmentera pas beaucoup la besogne ; ce quatrième état se dissout, et continuera à se dissoudre encore plus vite. Les meneurs et sous-meneurs entreront encore plus franchement dans la bourgeoisie exploitante. La plèbe, affaiblie par l’annulation de l’ouvrier en présence du perfectionnement des machines, par l’énervement résultant de l’invasion de la prêtraille, ira grossir le nombre des malheureux qui souffrent en silence — ou renforcer le groupe révolutionnaire.

« L’histoire présente des Trade Unions anglaises pourrait bien être l’histoire future de ceux qui les admirent de loin. Le gouvernement belge a toujours su juste à temps donner des preuves de sagacité. L’abaissement spontané du cens en 1848 et bien d’autres choses valurent au roi Léopold Ier le nom de Sage. Que les Flamands grondent un peu fort, on leur fabriquera quelque loi qui restera lettre morte, on leur donnera même le moyen d’avoir un ou deux représentants soi-disant sortis de leurs rangs. La question est de savoir si ces représentants conserveront leurs sentiments révolutionnaires ?

« Le Beehive, journal des Trade Unions, est mort ; mais, comme le phénix, il renaît de ses cendres. Le nouveau ressemble à l’ancien à s’y méprendre : même décence, même cordialité dans les rapports avec Messieurs les patrons, même horreur pour les moyens violents, pour les révolutionnaires. Il n’y a que deux changements : au lieu de Beehive, lisez Industrial Review : au lieu de un penny, lisez (et payez) deux pence. »

Le 4 mars mourut à Londres le cordonnier George Odger, qui avait joué pendant une vingtaine d’années un rôle assez marquant dans le mouvement ouvrier anglais. Lors de la fondation de l’Internationale, il fit partie, avec d’autres politiciens anglais, du Conseil général (sa signature figure au bas des statuts provisoires) ; mais il s’en retira ensuite, après la Commune, ses amis et lui trouvant les théories de l’Internationale « trop avancées ». Son but était d’arriver à se faire élire à la Chambre des communes comme candidat ouvrier : trois fois il affronta les chances du scrutin, trois fois il échoua. Lorsqu’il était encore membre de l’Internationale, il vint au Congrès de la paix à Genève, en 1867, avec son collègue Cremer, comme délégué de la Reform League (voir tome Ier, pages 41, 42, 43, 54).

Le mercredi 10 janvier eurent lieu en Allemagne les élections pour le Reichstag. Au premier tour, neuf socialistes furent élus : à Berlin, Fritzsche et Hasenclever ; en Saxe, Auer (Auerbach-Reichenbach), Bebel (Glauchau-Meerane), Demmler (Leipzig-campagne), Liebknecht (Stollberg-Schneeberg), Most (Chemnitz), Motleler (Zwickau-Crimmitschau) ; dans la principauté de Reuss, branche aînée, Blos. Hasenclever fut également élu à Altona ; il opta pour Berlin ; et au second tour de scrutin, le siège d’Altona fut perdu pour les socialistes.

Au scrutin de ballotage, Rittinghausen fut élu à Solingen, et le charpentier Kapell à Heichenbach-Neurode (Silésie); Bebel fut élu une seconde fois, à Dresde : il opta pour cette ville, et Bracke le remplaça à Glauchau-Meerane. Par contre, trois des députés socialistes au Reichstag précédent, Geib, Hasselmann et Vahlteich, ne furent pas réélus.

Les socialistes avaient obtenu douze sièges, tandis qu’aux élections de 1874 ils n’en avaient eu que neuf. Le gain n’était pas considérable ; mais le nombre des voix données aux candidats socialistes avait presque doublé : ce nombre, qui était de 360,000 en 1874, était maintenant de plus de 650,000.

De Mulhouse, on nous écrivit : « Le candidat patriote à Mulhouse était le célèbre philanthrope et industriel Jean Dollfuss, l’ancien candidat bonapartiste de 1869... Dans une réunion d’ouvriers tenue le 5 janvier, la majorité fut pour l’abstention ; un appel aux ouvriers en ce sens fut rédigé, et euvoyé aux trois journaux d’ici, mais aucun ne le publia, pas même le journal officiel, — preuve que les Prussiens aiment encore mieux voir les ouvriers voter pour un candidat de la protestation que s’abstenir. Sur 14,700 électeurs inscrits, 6,500 ont voté, et tous, sauf une cinquantaine, ont donné leur voix à M. Dollfuss. Ainsi, les Allemands ont voté pour le candidat français plutôt que de s’abstenir !... Nos soi-disant républicains recommandaient de voter pour leur ancien adversaire, et trop d’ouvriers s’y sont encore laissé prendre. Mais ils ont vu clair ensuite. Dans les fabriques du candidat, on n’a pas travaillé le 10 janvier pendant une demi-journée, pour que tout le monde pût aller voter : eh bien, une fois Jean Dollfuss nommé, à la paie du 13 janvier on a retenu à tous les ouvriers la demi-journée où ils sont allés voter pour leur patron. C’est bien fait ! »

Dans son numéro du 4 février, le Vorwärts publia les réflexions suivantes sur les élections :

« Nos adversaires confessent leur défaite morale, leur banqueroute intellectuelle, en s’occupant anxieusement de rechercher, par la modification des lois actuelles, un moyen d’arrêter le mouvement socialiste ou au moins d’en briser momentanément la pointe. On propose d’apporter des restrictions au suffrage universel, de rendre le code pénal plus sévère, d’étendre de trois ans à sept ans la durée d’une législature, et par conséquent de renvoyer jusqu’en 1884 les prochaines élections du Reichstag, qui sont déjà un objet de terreur pour nos ennemis. Mais ce sont là les dernières branches auxquelles s’accroche un homme qui se noie, et elles ne peuvent le sauver de la mort inévitable. Nous aussi, nous ferons ce que nous devons faire, et nous terminons par ces paroles, que nous avons dites une fois déjà à nos adversaires : Plus vous croirez nous faire de mal, et plus vous nous ferez de bien. »

Le même jour, notre Bulletin disait, de son côté :


Maintenant que les socialistes allemands, au lieu d’avoir perdu du terrain, comme le prétendait auparavant la presse bourgeoise, ont prouvé qu’ils avaient en trois ans doublé leurs forces, on parle de supprimer en Allemagne le suffrage universel.

Nous avons toujours dit que ce serait la conséquence infaillible de tout succès électoral considérable du parti socialiste. Ce que la réaction a fait jadis en France par la loi du 31 mai 1850, la réaction le répétera en Allemagne quand le moment lui paraîtra venu. Sera-ce déjà cette fois, ou attendra-t-on encore trois ans ? Nous le saurons bientôt.

Une fois le suffrage universel aboli, les socialistes allemands seront obligés de chercher d’autres moyens d’action. Et alors...


Au commencement de mars mourut le vétéran de la démocratie allemande, le Dr Johann Jacoby, de Königsberg. Le Bulletin lui consacra les lignes suivantes :


Après avoir débuté dans les rangs de la démocratie bourgeoise, il avait, comme Fanelli en Italie, compris l’impuissance de ce parti, et, déjà vieux, il s’était rattaché au socialisme. C’est lui qui a prononcé cette parole célèbre : « Quand la postérité écrira l’histoire du dix-neuvième siècle, la fondation de la moindre société ouvrière aura pour elle plus d’importance que la bataille de Sadowa ». Lors des élections de 1874, il avait refusé de se laisser de nouveau porter comme candidat ; élu malgré lui, il donna sa démission. Parti de la démocratie bourgeoise pour arriver au socialisme, il avait fini par dépasser le socialisme parlementaire, qui domine encore aujourd’hui en Allemagne, et par se déclarer comme nous, bien qu’avec certaines différences de programme, socialiste révolutionnaire.


En Danemark, le socialiste Brix, qui avait été condamné à six mois de prison pour un article paru dans le journal le Ravnen, fut frappé en janvier d’une nouvelle condamnation, à quatre ans de détention cette fois, pour crime de lèse-majesté.

Une grande assemblée populaire eut lieu le 5 février à Copenhague pour aviser aux moyens de remédier au chômage dont souffrait la classe ouvrière. Une résolution présentée par Louis Pio fut adoptée à l’unanimité ; elle disait que, « l’organisation sociale existante empêchant les ouvriers de s’occuper eux-mêmes de corriger les abus sociaux, c’était au gouvernement et à la Chambre à indiquer les moyens de faire cesser le malaise qui pèse sur les producteurs » ; et elle demandait en outre que « l’État accordât une somme de 200,000 couronnes, destinée à aider les ouvriers sans travail qui voudraient émigrer en Amérique pour y fonder une colonie ». Une députation fut nommée pour présenter immédiatement cette résolution au président du Conseil des ministres et au président de la Chambre. Notre Bulletin, en relatant cette nouvelle, ajouta : « On nous permettra de penser et de dire que les travailleurs danois ne sont pas en ce moment sur la bonne voie ».


En Russie, le procès de ceux des manifestants de l’église Notre-Dame-de-Kazan qui avaient été arrêtés eut lieu en janvier 1877 : il y avait vingt et un accusés, dont quatre paysans et quatre jeunes filles ; la plupart des autres étaient des étudiants. Tous furent condamnés : trois d’entre eux, Bogolioubof, Bibergal et Tcherniavsky, à quinze ans, et deux autres, Botcharof et Guervasi, à dix ans de travaux forcés.

Le Vorwärts de Leipzig, après avoir rendu compte du procès, termina par cette réflexion :


Espérons que cette affaire servira à la jeunesse révolutionnaire de Russie d’exemple propre à l’effrayer (Hoffentlich lässt sich die revolutionäre Jugend in Russland diese Affaire zum abschreckenden Beispiel dienen).


Le Bulletin (25 février 1877) releva comme elle méritait de l’être cette attitude du Vorwärts :


Nous le demandons, est-ce là le langage d’un journal socialiste ? Quoi donc ! le Vorwärts espère que les actes barbares du gouvernement russe réussiront à intimider la jeunesse révolutionnaire, et que cette jeunesse ne fera plus de ces démonstrations « irréfléchies » qui déplaisent aux membres du Reichstag allemand ? Voilà donc où conduit le parlementarisme ? On en vient à ne plus comprendre, chez un peuple voisin, un mode d’action différent de celui qu’on pratique soi-même ; et, si on ne donne pas son approbation formelle à la répression brutale, ou trouve au moins qu’elle aura un résultat salutaire, celui d’effrayer les révolutionnaires !

Et c’est ce même Vorwärts pourtant qui, il y a quelques mois, constatait lui-même que la propagande pacifique est impossible en Russie ; c’est lui qui, à propos de la condamnation des paysans Ossipof et Abramenkof, accusés d’avoir distribué des brochures socialistes, s’écriait que pour les juges qui avaient rendu cet arrêt, la lanterne serait trop d’honneur, et faisait appel à la vengeance populaire.

Ajoutons que les journalistes qui aujourd’hui condamnent si dédaigneusement des mouvements dont ils paraissent ne pas comprendre la signification réelle, ne prennent pas seulement la peine de s’informer exactement des faits qu’ils apprécient. Ainsi le Vorwärts parle de la manifestation du 18 décembre comme ayant été faite à Kazan (il dit : Die Folgen der ganz unäberlegten und zwecklosen Démonstration in Kazan) : il ne sait même pas qu’elle a eu lieu à Petersbourg, devant une église qui s’appelle l’église de Kazan.

Encore une fois, ce n’est pas d’une pareille façon que la presse socialiste doit juger les actes accomplis par les révolutionnaires d’un pays voisin, même quand ces actes lui paraissent irréfléchis et téméraires.


Un groupe de douze émigrés russes envoya une protestation au Vorwärts. Ce journal ne la publia pas ; mais elle parut dans les colonnes du Bulletin (25 mars) ; en voici les principaux passages :


Monsieur le rédacteur du Vorwärts, à Leipzig.

Diverses circonstances ont empêché les soussignés de protester plus tôt contre un article paru dans le Vorwärts... Après un court récit du procès intenté aux participants de la démonstration, le Vorwärts conclut comme suit : « Il est à espérer que cette affaire servira de leçon salutaire (zum abschreckenden Beispiel) à la jeunesse révolutionnaire russe ».

C’est avec un profond sentiment d’indignation que nous avons lu ces lignes dans l’organe central des socialistes allemands. Une consolation nous reste cependant, c’est la certitude que nous avons que ce jugement, formulé par l’organe central du Parti socialiste démocratique, ne représente pas l’opinion générale de ce parti, mais bien seulement l’opinion personnelle du rédacteur du Vorwärts. Quoi qu’il en soit, nous considérons comme un devoir de protester contre une pareille attitude...

Nous sommes les partisans et les défenseurs du principe d’autonomie, et nous reconnaissons avant tout aux partis socialistes de chaque contrée une entière liberté d’action. Nous pouvons critiquer, dans des discussions théoriques, le plus ou moins de valeur de leurs moyens d’action, de leur tactique ; mais pourvu qu’ils reconnaissent les principes du vrai socialisme ouvrier, principes qui font la base du programme de l’Association internationale des travailleurs, nous voyons en eux des frères, des compagnons dans la lutte contre notre ennemi commun. Nous ne nous permettrons jamais d’unir notre voix à la voix des ennemis calomniant nos frères socialistes d’autres pays ; jamais nous ne leur jetterons une pierre qui vienne grandir l’édifice de pierres et de boue dont leurs ennemis essaient de les couvrir ; — et cependant, c’est ainsi que vous avez agi.

Quand les journaux bourgeois ont apporté la première nouvelle de la démonstration de Saint-Pétersbourg, vous, sans un mot de compassion pour ceux qui venaient de succomber, vous avez dédaigneusement déclaré que ce n’était qu’une comédie policière ou un enfantillage sans portée. Vous n’avez pas voulu rétracter vos paroles, alors même que vous avez reçu le récit véridique de tout ce qui s’était passé, que vous avaient fait parvenir quelques socialistes russes[132] ; même devant l’arrêt féroce des juges du gouvernement russe, vous avez joint froidement, dédaigneusement votre condamnation à celle des bourreaux !

Quelle qu’ait été votre opinion sur la démonstration de Saint-Pétersbourg, sa valeur pratique, son utilité réelle, vous n’ignoriez pas que c’était une démonstration faite par des socialistes ; vous saviez que la démonstration était faite par des hommes qui délibérément, tranquillement, marchaient à une perte presque certaine ; vous saviez qu’au moment même où votre article s’imprimait, ces hommes étaient torturés dans les prisons, outragés, condamnés par les tribunaux...; vous saviez tout cela, et vous n’avez pour y répondre que des paroles dignes des journaux bourgeois. Eux aussi ont raillé ces martyrs ; eux aussi, ainsi que vous, ont exprimé l’espoir que le sort affreux des condamnés servira de leçon salutaire à la jeunesse russe.

Où est donc la solidarité révolutionnaire ? Comment pourrons-nous distinguer nos ennemis de nos amis ?

Nous le répétons encore, nous n’avons jamais eu la pensée de demander votre approbation sur le mérite en principe de cette démonstration ; mais vous eussiez pu garder le silence au milieu du chœur de perfides insinuations de la presse russe ; vous eussiez même pu critiquer la démonstration, mais, tout en critiquant le principe, vous eussiez dû respecter des hommes qui risquaient leur vie pour une cause que vous-mêmes vous prétendez servir.

... Encore deux mots avant de terminer... Nous savons que la démonstration de Saint-Pétersbourg n’est pas restée sans résultats, et que, organisée sur la demande expresse de nombreux ouvriers, elle a amené dans les rangs des socialistes de nouveaux révolutionnaires qui, sortis du sein de la classe ouvrière, doubleront et tripleront le nombre de ceux qui seront appelés à remplacer ceux qui ont héroïquement succombé dans cette affaire.

Nous espérons, Monsieur le rédacteur, que vous ne vous refuserez pas à insérer ces explications dans un des plus prochains numéros de votre journal.

Agréez, Monsieur, nos salutations révolutionnaires.

Nathan Steinberg. — Zemphiry Ralli. — Alexandre Œlsnitz. — Simon Lourié. — W. Tcherkézof. — Victor Ornorsky. — Prokop Grigorieff. — Ivan Stenouchkine. — Woldemar Tessere. — Nicolas Joukovsky. — Pierre Kropotkine. — Siméon Jémanof.


À peine le procès des manifestants de Saint-Pétersbourg était-il terminé, que commença celui d’une société secrète qui avait fait de la propagande dans les fabriques de Moscou, Ivanovo, Toula, Kiyef, Saratof et Odessa, et dont les membres comparurent devant le Sénat pour être envoyés en masse aux travaux forcés ou en exil. Cette affaire porte, dans l’histoire, le nom de Procès des Cinquante. Les principaux accusés s’appelaient Djébadari, Tchékoïdzé, Lucaszewicz, Gamkrélidzé, le prince Tsitsianof, les paysans Pierre Alexéief et Agapof, l’étudiant Alexandrof, et de nombreuses jeunes filles, Mlles Sophie Bardina, Lydia Figner, Olga et Véra Lioubatovitch, Barbe Alexandrova, Horjevskaïa, Toporkova, Helfmann, Toumanova. C’est dans ce procès que fut révélée pour la première fois cette coutume du « mariage fictif » qui, pendant un temps, fut fréquemment en usage chez les propagandistes russes : il y en avait eu deux, cette fois, conclus entre Mlle Toumanova et Gamkrélidzé, et entre Mlle Horjevskaïa et le prince Tsitsianof ; ils avaient pour but, le premier, de permettre à Mlle Toumanova de recevoir sa dot, pour la verser dans la caisse de la société, et l’autre de rassurer les parents de Mlle Horjevskaïa sur le sort de leur fille. Sur les cinquante accusés, cinq furent condamnés aux travaux forcés dans une forteresse ; dix (dont six femmes) aux travaux forcés dans les mines de Sibérie ; dix-neuf (dont cinq femmes) à l’exil perpétuel en Sibérie ; quatre (dont deux femmes) à l’emprisonnement ; neuf à des peines moins sévères. Trois furent acquittés.


Au Mexique, à la fin de 1876, le président Lerdo de Tejada avait été remplacé par Porfirio Diaz. Le journal le Socialista, dont quelques numéros nous parvinrent au commencement de 1877 après une longue interruption, nous apprit que l’édifice de l’ex-collège de San Gregorio, qui avait été concédé à la classe ouvrière de Mexico par le gouvernement antérieur, et où les ouvriers avaient installé un cercle et des écoles professionnelles, avait été occupé par les troupes à la suite de la guerre civile ; mais que la commission du cercle ouvrier ayant réclamé auprès de Porfirio Diaz, celui-ci avait consenti de très bonne grâce à faire évacuer l’édifice et à loger ses soldats ailleurs. « Voilà, disait le Bulletin (18 mars), tout ce que nous savons de la situation actuelle du socialisme au Mexique. Les malheureux Mexicains, sans cesse troublés dans leur travail et dans leur industrie par des révolutions militaires, ne semblent guère en état de pouvoir constituer chez eux un parti socialiste sérieux. »


Dans son premier numéro de 1877 (7 janvier), le Bulletin fit la déclaration suivante :


Le Bulletin de la Fédération jurassienne entre dans sa sixième année d’existence.

Il continuera à défendre les intérêts des travailleurs, en se plaçant, comme il l’a fait jusqu’ici, à un point de vue totalement opposé à celui des organes des différents partis politiques.

Les partis politiques prétendent que la population de notre pays se compose de citoyens égaux, qui se divisent en partis tels que radicaux, libéraux, conservateurs, ultramontains.

Nous disons, nous, que la population, chez nous comme partout, se divise en deux classes ennemies, la classe bourgeoise et la classe ouvrière ; nous disons que la première de ces classes vit en exploitant la seconde; que dans la société actuelle, il n’y a de vraie liberté que pour les bourgeois, et que les institutions politiques qui sont censées garantir la liberté et les droits de tous les citoyens sans exception ne sont qu’une hypocrisie. Nous ne prenons pas parti pour les radicaux contre les conservateurs, ou pour les ultramontains contre les libéraux ; nous nous moquons des partis politiques, dans lesquels nous ne voyons que des coteries bourgeoises, rivales les unes des autres, qui se disputent le pouvoir dans des buts intéressés, et qui sont toutes également ennemies du peuple travailleur. Nous prenons parti pour les ouvriers contre tous les partis politiques, quelle que soit leur couleur, parce que ceux-ci ne forment à nos yeux qu’une seule masse bourgeoise et réactionnaire.


Pendant les mois d’hiver de 1877, une vie très intense continua de se manifester dans les sections de la Fédération jurassienne.

À Porrentruy, un petit groupe de militants, dont j’avais fait la connaissance à la fin de 1872 déjà, à l’occasion d’un voyage dans cette ville, voulait organiser une réunion de propagande : il m’adressa un appel, ainsi qu’à Adhémar Schwitzguébel et à Paul Brousse, et nous acceptâmes de nous rendre tous les trois dans le pays d’Ajoie[133]. On convoqua une grande assemblée populaire pour le dimanche 7 janvier, à deux heures après midi, dans la salle du Tirage, avec cet ordre du jour : « Exposé des principes socialistes » ; les journaux annoncèrent que « amis et adversaires étaient invités à cette réunion ». Nous nous donnâmes rendez-vous, Adhémar, Brousse et moi, le samedi à Sonceboz, pour aller d’abord, par la voie ferrée récemment ouverte, à Moutier : dans ce grand village horloger, il y avait eu autrefois une Section de l’Internationale, qui avait fait partie de la Fédération jurassienne, mais qui depuis la fin de 1873 avait cessé d’exister ; nous voulions profiter de l’occasion pour essayer de ranimer un peu l’ardeur socialiste de ces ouvriers, isolés dans leur étroit vallon de montagnes, entre deux gigantesques « cluses », et nous avions annoncé pour le samedi soir 6 janvier une réunion publique. Le Bulletin du 14 janvier mentionne notre passage à Moutier en ces termes : « La veille du meeting de Porrentruy a eu lieu à Moutier, à la maison d’école, une réunion assez nombreuse. Brousse, Guillaume et Schwitzguébel y ont exposé le programme de l’Internationale, et ont été écoutés avec sympathie. Il y a eu ensuite soirée familière à la Société de consommation. » Le résultat de notre visite fut la reconstitution d’une section à Moutier.

Le dimanche matin, le chemin de fer nous conduisit à Delémont, où nous prîmes la diligence pour Porrentruy ; je me rappelle comment, par une belle et claire matinée d’hiver, nous montâmes à pied, pour soulager les chevaux, la longue et rude côte sur la pente de laquelle la route s’élève dans la direction du nord-ouest. À Porrentruy, nous déjeunâmes chez le communard Rougeot, qui, marié avec une indigène, était fixé depuis trois ou quatre ans dans ce pays, et qui nous fit fête. À deux heures, nous nous rendîmes au « Tirage », dont la grande salle était déjà remplie d’une foule compacte, ouvriers et bourgeois mêlés ; les « adversaires » étaient représentés par M. Friche, directeur de l’école normale, et par un avocat, M. Dupasquier. J’eus le plaisir de retrouver là un camarade que j’avais bien connu au Locle, un républicain socialiste français, Georges Plumez, ouvrier faiseur d’échappements, travailleur sérieux, bon père de famille ; émigré du Locle à Porrentruy, il s’était laissé élire, dans cette petite ville, membre du Conseil communal : ce fut lui que nous choisîmes pour présider l’assemblée. Le meeting fut tout à fait amusant : Brousse était en verve ; nos contradicteurs, Friche et Dupasquier, étaient d’une naïveté si diverissante qu’ils semblaient le faire exprès ; nous n’eûmes pas de peine à bousculer leur pauvre argumentation et à mettre les rieurs de notre côté. Je transcris ce qui suit du compte-rendu du Bulletin :


Les socialistes qui ont pris la parole n’ont guère rencontré de contradicteurs sérieux. Mentionnons cependant M. Friche, moins pour la valeur des arguments dont il s’est servi qu’à cause de la position qu’il occupe à Porrentruy, où il remplit les fonctions officielles de directeur de l’école normale, et les fonctions non officielles d’apôtre ou de « grand-prêtre » du catholicisme libéral. Ce grand-prêtre, interrogé publiquement sur ses croyances religieuses, a répondu qu’il n’admettait ni l’inspiration des Saintes-Écritures, ni même la divinité de Jésus-Christ. Il n’en persiste pas moins à aller à la messe, et à vouloir y faire aller les autres. Voilà la logique de certains libéraux !

La journée a été bonne pour l’Internationale. L’impression dominante du public bourgeois, nous a-t-on dit, était celle de l’étonnement ; on se figurait que des socialistes ne pourraient dire que des bêtises, et qu’il suffirait du premier Friche ou du premier Dupasquier venu pour réduire à néant leurs théories insensées ; et l’on s’est aperçu, au contraire, que les socialistes savaient raisonner, et même raisonner serré.

Il s’est vendu, pendant le meeting, un nombre considérable de brochures de propagande, et cent exemplaires du Bulletin ont été distribués.

Le Pays (le journal clérical de l’endroit) a trouvé mauvais que le citoyen Georges Plumez, ouvrier horloger et membre du Conseil communal de Porrentruy, ait rempli les fonctions de président du meeting. « On s’étonnait généralement, dit ce journal, de voir un membre du Conseil communal se mettre ainsi en évidence à la tête d’une manifestation socialiste. » Qu’il nous soit permis de dire au Pays, qui probablement l’ignore, que le citoyen Plumez est un socialiste de vieille date, et que, longtemps avant de siéger dans un Conseil communal quelconque, il était membre de l’Internationale, qu’il a contribué à fonder au Locle en 1866. Il est resté fidèle à ses convictions : cela lui fait honneur. Et si cela déplaît au Pays, tant mieux.


Le lendemain de l’assemblée. Brousse, qui avait affaire en France, où il voulait visiter des sections de l’Internationale, devait traverser la frontière à pied. Porrentruy avait alors pour préfet un radical très rouge, nommé Stockmar, qui faisait volontiers des avances et des politesses aux communards. Ayant appris, je ne sais comment, le projet de Brousse, il lui proposa, pour mieux dépister la police versaillaise, de le faire accompagner jusqu’à la limite du territoire suisse par un gendarme, qui lui indiquerait les sentiers les plus sûrs. Ce fut donc sous la bienveillante conduite d’un « Pandore » bernois habillé en civil, et plein de sollicitude pour le propagandiste révolutionnaire, que Brousse, pour la première fois depuis 1872, franchit, le 8 janvier 1877, la frontière du pays où régnait Mac-Mahon.

Quant à Adhémar et à moi, nous quittâmes Porrentruy par la diligence qui passait à Sainte-Ursanne, Undervelier, Bellelay, Tramelan, pour regagner Sonceboz, où nous nous séparâmes. Nous eûmes pour compagnon de voyage un monsieur fort aimable et fort instruit, avec qui nous causâmes de mille choses diverses : c’était M. Auguste Favrot, — juge au tribunal cantonal bernois, et beau-frère de l’ « historien national » Alexandre Daguet (lequel avait été le prédécesseur de M. Friche à l’école normale de Porrentruy), — qui se rendait à Berne. L’ancienne abbaye de Bellelay, où s’arrêta le postillon pour changer de chevaux, m’intéressait à cause des écoles qu’y avait fondées dans le dernier tiers du dix-huitième siècle l’abbé philosophe Nicolas Deluze : et cela nous amena à échanger tous les trois des vues sur l’éducation. Lorsque M. Favrot prit congé de nous, nous lui dîmes qui nous étions, et je crus m’apercevoir qu’il n’en fut pas médiocrement étonné.


Quinze jours plus tard, pour relever un peu leur prestige sensiblement atteint, les libéraux de Porrentruy convoquaient à leur tour une assemblée pour y traiter de la question sociale. L’éminent pédagogue Friche y présenta un rapport que publia le Progrès de Delémont, et que le Bulletin discuta en ces termes :


Nous remarquons entre autres, dans le rapport de M. Friche, ce passage : « Pourquoi la plupart des porte-drapeau des études sociales actuelles se restreignent-ils à ne considérer que les rapports du patron et de l’ouvrier, que le seul prolétariat, quand il y en a de bien plus graves et qui ont une portée morale bien plus attentatoire à la dignité humaine, par exemple les rapports du confesseur et des confessés, de l’usurier et du débiteur, du bienfaiteur et de l’ingrat, de la bonne mère et du mauvais fils, du geôlier et du prisonnier, du corrupteur et de la prostituée ? N’y a-t-il pas là des ulcères sociaux autrement hideux et gangrenés que celui que l’Internationale se plait à nommer le prolétariat, les revendications des travailleurs[134] ?... Aussi devons-nous avoir une légitime crainte de l’étroitesse de vues, et d’une facile partialité de ceux qui placent leurs misères au-dessus de toutes les autres. »

M. Friche trouve donc que l’Internationale se trompe, lorsqu’elle affirme que la question économique, la question de l’organisation de la propriété et du travail, est la question vitale d’où dépend tout le reste... Nous avions cru que tous les hommes intelligents, aujourd’hui, avaient compris cette vérité : que les institutions religieuses et politiques d’une société, sa morale, ses mœurs, ses arts, ne sont autre chose que des produits de sa situation économique. Laissez subsister les bases des institutions économiques, vous ne pourrez apporter aucun changement sérieux dans les relations sociales ; modifiez, au contraire, les bases de l’organisation économique : du même coup, vous modifiez tout le reste.

M. Friche fait, dans un autre endroit de son rapport, un portrait fort réussi du socialiste : « Il n’aime ni le thème, ni les pédagogues ; l’orthographe est pour lui un non-sens, la religion une duperie, la police une tyrannie, l’État un escamotage, l’érudition de l’humanité un bagage d’asservissement. Son école est le cabaret : c’est là qu’il étudie la quintessence de la science morale, dont le programme semble être : agir. »

Il y a là dedans quelques vérités. Va pour la religion, la police et l’État, que nous apprécions en effet de cette façon ; va même quelquefois pour le cabaret, bien que nous connaissions pas mal d’ivrognes dans les rangs des libéraux. Mais pour ce qui est de l’orthographe, parlez pour vous, Monsieur Friche.


Comme conclusion, M. Friche avait recommandé aux ouvriers de s’organiser en sociétés coopératives de production et en sociétés de consommation, et avait proposé la fondation d’une banque d’épargne et de prêts. De son côté, M. le préfet Stockmar demanda que la Société libérale d’Ajoie adhérât à une demande de revision de la constitution bernoise, à ce moment agitée dans la presse, revision dans laquelle M. Stockmar voyait « non pas la solution de la question sociale, mais le moyen de réaliser des améliorations dans le domaine politique et social ». Trois orateurs socialistes répondirent aux porte-paroles du parti libéral en développant le point de vue de l’Internationale.

Les conclusions de MM. Friche et Stockmar furent de nouveau discutées dans une assemblée réunie le 4 février, et les socialistes les combattirent énergiquement.


À Saint-Imier, la Fédération du district de Courtelary avait organisé des réunions publiques périodiques, tous les quinze jours, le lundi, dans la grande salle du Lion d’Or. Celle du 8 janvier eut pour ordre du jour : « Les partis religieux » ; celle du 22 : « Le programme et l’organisation de la fédération du district de Courtelary ». Le 5 février eut lieu, dans le même local, une assemblée générale de la fédération. En outre, le dimanche 14 janvier se réunit, dans la grande salle du Buffet de la gare, une assemblée populaire convoquée par la fédération, où fut discutée la question de la revision de la constitution bernoise ; l’assemblée adopta un « Manifeste au peuple du canton de Berne », que publia le Bulletin (21 janvier) ; ce Manifeste disait au peuple : « Au lieu de reviser la constitution cantonale, d’opérer des réformes législatives, de changer le personnel gouvernemental et administratif, organise-toi pour la transformation de la propriété, de la production, de la consommation ; au lieu de la liberté sur le papier, veuille la liberté dans les faits ».

La Section du Grütli de Saint-Imier convoqua de son côté une assemblée populaire pour le dimanche 4 février ; les Grutléens voulaient la revision immédiate, tandis que les grands chefs du parti radical étaient d’avis de l’ajourner à des temps plus opportuns ; l’assemblée devait fournir aux uns et aux autres l’occasion de s’expliquer. Quelques socialistes décidèrent de s’y rendre pour y exposer leur point de vue. Du côté des radicaux-libéraux parlèrent M. Jolissaint, ex-conseiller d’État (qui avait été président du Congrès de la paix et de la liberté à Genève en 1867), et M. Frossard, conseiller d’État, ancien membre de l’Internationale ; ils recommandèrent l’ajournement. Le Grutléen Brückmann réclama au contraire la revision immédiate, et parla contre l’opportunisme intéressé des « gros Messieurs ». Schwitzguébel, Brousse et Spichiger défendirent les idées de l’Internationale. « M. Jolissaint, dit le Bulletin, s’est prononcé avec une haine bien marquée contre les tendances collectivistes et anti-autoritaires de l’Internationale, et toutes les nuances du parti libéral ont applaudi ses discours avec passion, tandis que les répliques des orateurs socialistes étaient non moins vigoureusement applaudies par les ouvriers. » Au vote, la proposition de M. Jolissaint (revision dans un moment plus opportun) obtint 50 et quelques voix ; la proposition des Grutléens (revision immédiate) obtint 90 et quelques voix ; l’assemblée comptait 400 personnes, dont 250 s’abstinrent de voter.

Les radicaux-libéraux de l’une et l’autre nuance, tant Grutléens qu’opportunistes, restèrent consternés de ce résultat : avoir convoqué à son de trompe une assemblée du parti, une assemblée pour laquelle s’étaient dérangés tout exprès les grands orateurs gouvernementaux Jolissaint et Frossard, et n’avoir pu récolter en tout que cent cinquante voix pour les uns et pour les autres ! Quel piteux échec !

La Tagwacht, mal renseignée, ou de mauvaise foi, prétendit que l’échec avait été pour nos amis. « Les communes industrielles du Val de Saint-Imier, dit-elle, sont habitées par une population ouvrière dont la profession (horlogers, graveurs, etc.) produit déjà par elle-même un certain développement de l’intelligence. Cette région pourrait être pour la Suisse ce qu’est la Saxe pour l’Allemagne, sous le rapport du socialisme. Les socialistes pourraient y être les maîtres, — s’ils n’étaient malheureusement pas des anarchistes. Pour nous, si nous avions eu une assemblée comme celle du 4 février, nous en aurions été complètement les maîtres, — sans avoir besoin de faire venir aucun renfort du dehors, — tandis que les anarchistes n’ont pu qu’y jeter la confusion. »

Le Bulletin répondit :


Quelques mots suffiront pour rétablir les faits. L’assemblée du 4 février n’était pas une réunion socialiste, mais bien une réunion libérale[135] convoquée par la Section du Grütli de Saint-Imier, et à laquelle on avait invité les principaux hommes politiques du parti radical bernois. Un certain nombre de socialistes décidèrent de se rendre à cette assemblée, voulant profiter de l’occasion pour démolir, sous les yeux mêmes du public libéral et bourgeois, l’argumentation des orateurs radicaux. C’est ce qui eut lieu. Les socialistes présents étaient une centaine. Les libéraux, qui avaient mis sur pied le ban et l’arrière-ban de leurs forces, étaient environ cent cinquante. Le reste de l’assemblée se composait d’indécis. À la fin de la discussion, lorsqu’on se compta par le vote, on put constater que, bien que l’assemblée eût été convoquée au profit des libéraux, la discussion avait tourné à l’avantage des socialistes. En effet, 50 voix se prononcèrent pour la proposition Jolissaint, 90 pour la proposition du Grütli ; le reste de l’assemblée, 250 personnes, suivit le conseil donné par les socialistes, et s’abstint de voter. Et voilà la Tagwacht, dans son mauvais vouloir à l’égard des Jurassiens, qui trouve moyen de transformer l’éclatante défaite infligée à MM. Jolissaint, Frossard et Cie par les socialistes, en un insuccès pour nous ! Quelle bonne foi !

La Tagwacht insinue que les socialistes avaient fait venir des renforts du dehors. Nous déclarons que le nombre des socialistes n’habitant pas le Val de Saint-Imier, qui s’étaient rendus à l’assemblée du 4 février, n’atteignait pas une dizaine. Voilà à quoi se réduisent ces renforts qu’on a l’air de nous reprocher.

Du reste, la Tagwacht a dit dans ce même passage une chose très juste, sans réfléchir que son aveu allait se retourner contre elle. « Cette région, dit-elle en parlant du Val de Saint-Imier, pourrait être pour la Suisse ce qu’est la Saxe pour l’Allemagne, sous le rapport du socialisme. » C’est là, ajouterons-nous, non-seulement ce qui pourrait être, mais ce qui est. Le Jura est effectivement le foyer le plus intense du socialisme en Suisse. Mais puisqu’il en est ainsi, et puisque chez les ouvriers du Jura l’intelligence est plus développée qu’ailleurs (c’est la Tagwacht qui le dit), par quelle contradiction vient-on prétendre que le socialisme des Jurassiens est quelque chose d’absurde, de puéril, de barbare ?

Comment donc ! les Jurassiens, qui, d’après la Tagwacht, forment la population ouvrière la plus intelligente de la Suisse, seraient en même temps les plus ignorants et les plus arriérés en fait de théories socialistes ? Et les ouvriers de la Suisse allemande, moins cultivés, moins développés, auraient pourtant le privilège d’être plus avancés que nous !

Nous nous arrêtons sur cette belle conclusion, en laissant à nos lecteurs le soin d’apprécier eux-mêmes la logique de nos adversaires.


Je reparlerai du Val de Saint-Imier un peu plus loin.

À la Chaux-de-Fonds, la Section avait décidé de faire donner au public ouvrier quelques leçons d’histoire, comme commentaire de notre programme socialiste ; et elle s’adressa à moi à cet effet. La première leçon eut lieu le 11 janvier, et le Bulletin (14 janvier) en rendit compte ainsi : « Jeudi dernier la Section de la Chaux-de-Fonds a inauguré une série de conférences historiques, dont elle a chargé le citoyen James Guillaume, de Neuchâtel. Ces conférences se font à l’amphithéâtre du Collège ; un public assez nombreux assistait à la première, où le professeur a parlé de la formation des communes au moyen âge, d’Étienne Marcel et de la Jacquerie. » Les leçons se continuèrent ainsi pendant six jeudis, jusqu’au milieu de février.

Il arriva, en janvier, à nos camarades de la Chaux-de-Fonds, un renfort précieux en la personne de notre ami Pierre Kropotkine. Celui-ci, je l’ai dit (p. 108), avait résolu, dès son arrivée en Angleterre, de se rendre en Suisse aussitôt qu’il le pourrait. Étant devenu, à Londres, collaborateur du journal scientifique Nature, il trouva, par l’entremise du secrétaire de la rédaction de ce périodique, M. Keltie, un assez gros travail — travail qu’il pouvait exécuter n’importe où — à faire pour un dictionnaire géographique anglais (un Gazetteer) alors en préparation : il fut chargé de la Russie et de la Sibérie. Il vint une première fois à Neuchâtel passer quelques jours, au commencement de décembre 1876, pour s’orienter, et il s’y rencontra avec Cafiero et Malatesta, dont je lui fis faire la connaissance ; il retourna ensuite à Londres mettre ses affaires en ordre ; puis en janvier 1877 il transporta définitivement ses pénates parmi nous. Voici comment il a raconté lui-même la chose dans ses mémoires :


Mon séjour en Angleterre ne fut pas de longue durée. Je correspondais activement avec mon ami James Guillaume, de la Fédération jurassienne, et dès que j’eus trouvé un travail de géographie permanent, que je pouvais faire en Suisse aussi bien qu’à Londres, je me rendis en Suisse : j’y devins membre de la Fédération jurassienne de l’Association internationale des travailleurs, et, suivant le conseil de mes amis suisses, je me fixai à la Chaux-de-Fonds.

De toutes les villes de Suisse que je connais, la Chaux-de-Fonds est peut-être la moins attrayante. Elle est située sur un haut plateau presque entièrement dénué de végétation arborescente, exposé en hiver aux vents glacés ; la neige y est aussi épaisse qu’à Moscou, elle y fond et tombe de nouveau aussi souvent qu’à Saint-Pétersbourg. Mais il était important de répandre nos idées dans ce centre, et de donner plus de vie à la propagande locale. Il y avait là Pindy, Spichiger, Albarracin[136], les deux blanquistes Ferré[137] et Jeallot[138], et de temps en temps je pouvais rendre visite à Guillaume à Neuchàtel, et à Schwitzguébel au Val de Saint-Imier.

Une vie pleine d’une activité telle que je l’aimais commença alors pour moi. Nous tenions de nombreuses réunions, distribuant nous-mêmes nos convocations dans les cafés et dans les ateliers[139]. Dans les séances de la section, qui avaient lieu une fois par semaine, les discussions étaient des plus animées, et nous allions aussi prêcher l’anarchisme[140] aux assemblées convoquées par les partis politiques[141]. Je voyageais fréquemment pour visiter d’autres sections et les aider.

Pendant cet hiver nous gagnâmes les sympathies d’un grand nombre ; mais notre travail régulier était fort contrarié par une crise dans l’industrie horlogère. La moitié des ouvriers étaient sans travail ou occupés seulement une partie du temps, en sorte que la municipalité fut obligée d’ouvrir des cuisines fournissant des aliments à bas prix. L’atelier coopératif établi par les anarchistes à la Chaux-de-Fonds[142], dans lequel les gains étaient divisés également entre tous les membres, avait une grande difficulté à se procurer de l’ouvrage, malgré sa haute réputation, et Spichiger dut à plusieurs reprises, pour gagner sa vie, avoir recours à un tapissier qui l’occupait à carder de la laine[143].


Un révolutionnaire russe, qui avait quitté la Russie en 1874 en même temps que Kraftchinsky, avait rejoint Kropotkine à la Chaux-de-Fonds, et y résida quelque temps avec lui : nous le connaissions sous le nom de Lenz, et Kropotkine lui-même se faisait appeler Levachof.

À Lausanne, il y eut le samedi 20 janvier une assemblée ouvrière, présidée par le cordonnier Exquis, dans laquelle Joukovsky et Œlsnitz, exposèrent les principes de l’Internationale. D’autres réunions du même genre eurent lieu les samedis suivants.

À Neuchâtel, outre les séances régulières de la Section, on organisa chaque mois, autant que possible, une conférence publique. La première fut faite le lundi 22 janvier, par Joukovsky, sur la « question d’Orient ». Les années précédentes, les conférences socialistes avaient eu lieu au Cercle du Grütli ; mais la Section du Grütli ayant eu à renouveler son bail, le propriétaire de l’immeuble, un patricien bernois, M. de Bonstetten, profita de la circonstance pour introduire dans le bail un article portant qu’il était interdit à la Société du Grütli de prêter son local à d’autres sociétés [lisez : à l’Internationale). Il fallut donc se rabattre, en 1877, sur le local, moins vaste et moins commode, du Cercle des ouvriers, rue des Moulins.

À Vevey, Joukovsky répéta le 29 janvier sa conférence sur la question d’Orient. La Section de Vevey, où se trouvaient Élisée Reclus et Perron, remuait beaucoup d’idées. En décembre, à la suite de discussions sur les meilleurs moyens à employer pour propager l’instruction dont les masses populaires avaient besoin, elle avait adressé aux autres sections de la Fédération jurassienne une circulaire (publiée dans le Bulletin du 10 décembre 1876) où on lisait :


Nous sommes bien loin de nous être assuré l’instruction qui nous est nécessaire pour lutter avec avantage contre les oppresseurs. Par une sanglante ironie du sort, c’est à eux qu’il nous faut même demander ce que nous apprenons. La plupart d’entre nous sont encore forcés d’envoyer leurs enfants dans des écoles où des hommes, aux gages de la bourgeoisie, travaillent à pervertir le bon sens et la morale en enseignant non les choses de la science, mais les fables impures du christianisme, non les vertus de l’homme libre, mais les pratiques de l’esclave.


Et elle soumettait aux membres de la Fédération les questions suivantes :


1° Quels sont les ouvrages d’éducation déjà existants, rédigés avec science et droiture, et qu’il convient de recommander à nos amis, aux professeurs de nos écoles et à ceux d’entre nous qui étudient seuls ?

2° Quels sont dans notre littérature socialiste révolutionnaire les vides à combler ? Quels sont les livres d’enseignement qu’il faut rédiger à tout prix, sous peine de manquer à notre devoir de propagande ?

3° Quelles mesures faut-il prendre pour assurer à nos enfants une éducation vraiment scientifique, en dehors de toute influence religieuse, nationale, politique ?


À Saint-Imier, dans la réunion publique du 12 février, au Lion d’Or, où l’ordre du jour fut « L’éducation », on s’occupa des questions posées par Vevey ; et une correspondance adressée à ce propos au Bulletin (numéro du 18 février) dit entre autres :


Ce qui nous paraît faire défaut, au point de vue de l’éducation populaire, ce sont, dans les différentes branches de l’enseignement, des livres écrits d’une manière claire. Si, par exemple, des spécialistes entreprenaient, pour chacune de ces branches, des publications exécutées dans l’esprit qui caractérise les Esquisses historiques de notre ami James Guillaume, ce serait certainement une œuvre utile. Il nous paraît également nécessaire d’attirer l’attention des hommes compétents sur le côté du sentiment humain, qui devrait être cultivé davantage dans la littérature socialiste ; quelques romans socialistes exposant la vie populaire dans toute sa réalité, des pièces de déclamation, des chansons socialistes, pourraient faire beaucoup dans l’œuvre de propagande.


La réunion publique du 20 février, à Saint-Imier, fut consacrée à un débat sur « l’enseignement intégral ».

La Section de la Chaux-de-Fonds s’occupa également de la question soulevée par la Section de Vevey, et sa réponse engagea nos amis de Vevey à lui écrire une lettre qu’ils firent insérer au Bulletin (numéro du 4 mars). Cette lettre disait aux camarades de la Chaux-de-Fonds :


Nous sommes entièrement de votre avis lorsque vous dites que « toute organisation sérieuse pour l’instruction de l’enfant est subordonnée à la révolution sociale ». Aussi la formation d’écoles où un enseignement intégral et rationnel puisse être donné nous paraît-elle jusque-là absolument irréalisable. Mais n’y a-t-il pas quelque chose à faire ? ne pouvons-nous pas du moins préparer les voies ?... Il importe que nous ayons tous entre les mains les éléments d’une instruction primaire bien coordonnée, en un mot exclusivement scientifique. Aucun de nous ne doit être privé de cette arme indispensable dans la lutte que nous avons entreprise contre la vieille société. D’ailleurs, notre projet avait déjà, depuis longtemps, reçu un commencement d’exécution, grâce aux deux premières séries des études populaires sur l’histoire, publiées par notre ami James Guillaume. C’est dans le même esprit et sous une forme analogue que nous voudrions posséder un ouvrage élémentaire pour chaque science spéciale... Ce livre est bien nôtre ; et nous regrettons d’autant plus que la publication en soit interrompue...

Une fois l’ouvrage de James Guillaume mis en bonne voie d’achèvement, nous nous proposons d’en faire un second, les Esquisses géographiques. Il s’agirait d’exposer clairement, dans ce second ouvrage, les lois qui régissent la planète, d’étudier les espèces qui la peuplent, les races qui se la disputent et dont elle est la propriété commune. Le plan de ces Esquisses a déjà été tracé par quelques compagnons, et, dès que les ressources financières leur seront assurées, ils pourront se mettre à l’œuvre. Plus tard, d’autres ouvrages du même genre pourront être proposés pour toutes les autres parties de l’enseignement.

... Maintenant il nous reste à répondre à votre proposition de publier une Histoire des mouvements populaires[144]. Nous pensons comme vous que cet ouvrage serait d’une grande utilité ; mais il sortirait de notre cadre actuel, et nous voudrions, pour le moment, le remplacer par un recueil de chants et de poésies révolutionnaires, qui serait aussi une histoire des souffrances du peuple et de ses revendications, et qui aurait un avantage, celui d’être facilement composé. Du reste, le Bulletin a déjà appelé notre attention sur ce point[145].


Élisée Reclus et Joukovsky étant venus ensemble aux Montagnes, au commencement de mars, faire des conférences dont il sera parlé tout à l’heure (p. 151), ce fut une occasion d’agiter de nouveau la question des publications populaires. À Saint-Imier, après la conférence (samedi 3 mars), il y eut, raconte dans le Bulletin notre correspondant du Vallon, « une réuuion familière dans laquelle les compagnons Reclus et Joukovsky développèrent le projet de reprendre la publication des Esquisses historiques, et de continuer cette publication populaire par des Esquisses géographiques. Ce projet fut vivement approuvé par tous nos compagnons, et il fut décidé que le produit de la tombola organisée pour la soirée familière du 25 courant serait affecté au fonds à créer pour assurer matériellement la possibilité de ces publications ». À la Chaux-de-Fonds, la conférence, qui eut lieu le lendemain dimanche 4, était payante, et un nombreux public, attiré par la célébrité d’Élisée Reclus, y assistait : « On nous annonce, écrit le Bulletin, que la recette doit être consacrée à aider à la publication de la troisième série des Esquisses historiques ».

J’adressai au Bulletin une lettre destinée à expliquer quelle circonstance avait amené l’interruption de la publication de mes Esquisses. « La vente de la Première série — écrivais-je — s’est faite dans des conditions satisfaisantes de régularité, et avait suffi pour couvrir tous les frais ; mais, pour la Seconde série, les choses ont marché tout autrement. Un libraire de Bruxelles, qui avait pris la moitié de l’édition, n’a jusqu’à présent répondu que par un silence obstiné à toutes les lettres qui le priaient de régler son compte... Grâce à l’initiative prise par Élisée Reclus et Joukovsky, — dont je leur témoigne ici ma reconnaissance, — il faut espérer que les ressources financières indispensables finiront par se trouver ; alors je me remettrai à l’œuvre ; et peut-être avant la fin de l’année, la Troisième série des Esquisses historiques aura-t-elle pu voir le jour. »

La destinée en ordonna autrement : la publication des Esquisses historiques ne fut pas reprise, et celle des Esquisses géographiques — qui aurait pu doter notre littérature populaire d’un chef-d’œuvre si Elisée Reclus y avait mis la main — ne fut jamais commencée.

À la Chaux-de-Fonds, la Section décida qu’un de ses membres prendrait la parole dans la grande assemblée populaire qui se tenait chaque année pour la célébration de l’anniversaire de la révolution du 1er mars 1848 ; Auguste Spichiger fut désigné. Une lettre que j’écrivais à Kropotkine le lundi 26 février contient le passage suivant : « Je vous prie de bien vouloir remettre, pour économiser un port, le projet ci-joint de discours pour le 1er mars à Spichiger ; vous en discuterez avec lui et les amis. Je suis fort curieux de voir ce que produira la fête du 1er mars ; toutefois je n’en attends pas beaucoup ; tout au plus arriverons-nous à forcer le National Suisse à parler enfin des socialistes. » Je me trompais en n’attendant que peu de chose de cette intervention d’un socialiste dans une fête officielle, devant un auditoire de trois mille personnes : l’effet produit fut considérable ; voici comment en rendit compte le correspondant du Bulletin :


La première partie de la réunion n’a rien offert de remarquable. Les toasts habituels ont été portés par les orateurs ordinaires du parti radical : M. Henri Morel[146] substitut du procureur général, a bu à la République et à la patrie ; M. Vuithier, avocat, a porté le toast aux autorités fédérales ; M. Forestier, juge d’instruction, le toast aux autorités cantonales et municipales ; M. Soguet, le toast aux autorités scolaires. La musique et les chœurs alternaient avec les harangues patriotiques. C’est à ce moment que le compagnon Spichiger, ouvrier guillocheur, a demandé la parole ; et on peut dire, sans exagérer, que son discours a été l’événement de la journée. Dès qu’on l’a entendu prononcer le mot de socialisme, il s’est fait un grand silence, chose qui n’avait pas eu lieu pour les orateurs précédents, qui parlaient au milieu du bruit ; des applaudissements ont éclaté à diverses reprises, et l’impression paraît avoir été considérable sur une partie du public.

Le National suisse, organe des radicaux, a immédiatement demandé une copie du discours de Spichiger pour l’imprimer, et nous n’avons pas cru devoir refuser ; plus le discours recevra de publicité, et mieux cela vaudra pour nous.

Ce soir, on ne parle que de cela dans les cafés, et l’expérience a montré que la tactique que nous avons adoptée est bonne : puisque les radicaux ne veulent pas venir à nos assemblées, nous irons dans les leurs, et nous démolirons sous les yeux de leurs propres partisans leurs théories politiques et économiques[147].


J’achève ici ce qu’il faut dire au sujet des conférences.

À Saint-Imier, Brousse, venu de Berne, fit le samedi 17 février une conférence sur « la propriété », et montra la nécessité de la propriété collective aussi bien pour les objets de consommation que pour les instruments de production, terre et machines. « Une fois la nécessité de la propriété collective établie, — écrit le correspondant du Bulletin, — le conférencier passe en revue les arguments bourgeois en faveur de la propriété individuelle, et indique par quels arguments Proudhon les a réduits à néant. Il touche ensuite à l’organisation anti-étatiste de la propriété collective, et, passant en revue les moyens de détruire la propriété individuelle pour arriver à la propriété collective, il ne reconnaît qu’un moyen sérieusement pratique, la révolution sociale. »

Le 5 février avait eu lieu une assemblée générale de la nouvelle fédération ouvrière. Le 22 février il y eut une réunion des comités des différentes sociétés ouvrières du district de Courtelary, en vue de la convocation d’une assemblée générale de toutes les sociétés ouvrières du Vallon, où il serait délibéré sur « le programme du parti ouvrier » ; cette assemblée fut fixée au dimanche 25 mars, dans la grande salle du Buffet de la gare ; le soir, il devait y avoir soirée familière avec tirage d’une tombola. Le samedi 3 mars, Élisée Reclus fit à Saint-Imier la conférence publique dont il a été parlé plus haut (p. 149) ; le sujet traité fut « l’anarchie et l’État ». « Il expliqua, — dit le correspondant du Bulletin — la signification scientifique du mot anarchie » ; et Joukovsky, après lui, « réfuta les principaux arguments qui sont invoqués par nos adversaires contre la liberté ».

De la conférence faite le lendemain, à la Chaux-de-Fonds, par Reclus et Joukovsky, le Bulletin parle en ces termes : « Le dimanche 4 mars, Élisée Reclus et Joukovsky, venant de Saint-Imier où ils avaient parlé la veille, ont donné à la Chaux-de-Fonds, à l’amphithéâtre du nouveau Collège, une conférence sur la question d’Orient. Reclus a traité le sujet au point de vue géographique, Joukovsky au point de vue historique. Le National suisse du samedi avait annoncé cette conférence comme « une bonne fortune pour le public de la Chaux-de-Fonds ». Or les deux conférenciers, qui sont des membres de l’Internationale, ont purement et simplement développé à l’amphithéâtre du Gollège, sous une autre forme, le même programme que Spichiger avait affirmé, quatre jours auparavant, devant l’assemblée populaire du 1er mars. » J’ai dit plus haut que la recette de cette conférence, qui était payante, devait être affectée à la publication de la suite des Esquisses historiques.

À Berne, il y avait aussi des réunions de propagande. Le Bulletin (3 février) annonça celle du 10 février en ces termes : « La Section de propagande organise pour le samedi 10 février une soirée familière. La soirée commencera par une conférence du compagnon Montels, de Genève, sur cette question : « De la situation de la femme » ; elle se terminera par une tombola socialiste. Quelques délégués de sections voisines doivent aussi apporter leur concours. »

À Neuchâtel, le mardi 27 février, conférence par Émile Werner, en allemand et en français, sur « le socialisme en Allemagne ». Le public, fort nombreux, était composé au moins pour moitié d’ouvriers allemands. Werner, « après avoir donné un juste tribut d’éloges à la persévérance et au courage des agitateurs socialistes en Allemagne, signala les lacunes et les côtés faibles du mouvement, et insista particulièrement sur la théorie erronée de l’État populaire (Volksstaat), dont il fit la critique en se plaçant au point de vue anti-autoritaire. Cette critique a été écoutée avec beaucoup d’intérêt et de curiosité par les ouvriers allemands présents, qui entendaient pour la première fois un anarchiste développer dans leur propre langue des théories qui ne leur étaient jusqu’alors connues que par les calomnies de la Tagwacht. Une discussion s’engagea auprès la conférence. Une membre de l’Arbeiterbund, le citoyen Lutz, essaya de combattre, non point les idées spéciales émises par le conférencier, mais le programme même du socialisme, où il déclara ne voir que de belles utopies : il faut, dit-il, tâcher de répandre l’instruction ; c’est seulement quand le peuple sera assez instruit que sa position économique pourra s’améliorer. Guillaume et Werner répondirent à Lutz, et démontrèrent que celui-ci, bien que membre de l’Arbeiterbund, se plaçait absolument sur le même terrain que les réactionnaires allemands tels que les Schulze-Delitzsch et les Max Hirsch. » (Bulletin.)

J’étais fort souffrant ce jour-là, et j’avais dû aller, par une bise glaciale, attendre à la gare Werner, qui venait de Berne : cela redoubla mon mal, au point qu’à dix heures du soir je fus contraint de quitter le local où avait lieu la conférence, sans attendre la fin du débat. Pendant les quinze jours qui suivirent, je fus martyrisé par des névralgies atroces, que rien ne pouvait calmer, et qui m’empêchaient de travailler. Le Bulletin du 4 mars contient l’avis suivant : « Une indisposition du membre du Comité fédéral jurassien chargé de la rédaction du Bulletin nous empêche de publier cette fois-ci divers articles et comptes-rendus qui auraient dû paraître. On voudra bien nous excuser si nous sommes obligés, pour achever la composition du journal, de donner autre chose que des actualités. » En effet, les colonnes des numéros des 4 et 11 mars sont occupées en partie par un extrait des Ours de Berne de Bakounine et un extrait de mon travail, écrit en 1873, sur le socialisme de Proudhon[148].

Le Comité central des sections genevoises de l’Arbeiterbund proposa, dans une lettre signée Wilhelm, que publia la Tagwacht, que le Congrès de cette Association, qui devait avoir lieu à la Pentecôte (20 mai), se tînt à Neuchâtel. « Une raison essentielle en faveur de ce choix, — disait la lettre, — c’est que les délégués de la Suisse allemande auront, en allant à Neuchâtel, l’occasion de se convaincre de l’insignifiance d’une association[149] dont les chefs, dit-on, résident précisément dans ce canton. » Le Bulletin répondit : « Nous serons enchantés, pour notre part, que l’Arbeiterbund tienne un Congrès à Neuchâtel... Il sera fort utile que les délégués de la Suisse allemande puissent juger sur place des conditions faites chez nous au socialisme. Nous sommes persuadés qu’une bonne partie de leurs préjugés contre les prétendus bakounistes tomberont dès qu’ils verront ceux-ci de près. »

Un socialiste de la Suisse allemande, animé d’autres sentiments à notre égard que ceux dont faisait profession le citoyen Wilhelm, protesta dans la Tagwacht contre la phrase où celui-ci avait parlé de l’insignifiance de la Fédération jurassienne, et contre « l’esprit querelleur » qui avait inspiré sa lettre. Il montra qu’il était chimérique, de la part de l’Arbeiterbund, d’espérer attirer à lui les ouvriers de la Suisse française, parce que « le grand nombre de ces ouvriers reste jusqu’à présent indifférent, et que le petit nombre de ceux qui ne sont pas indifférents appartiennent à la Fédération jurassienne, organisation qui, bien que tendant au même but que nous, ne peut pas s’accommoder de l’organisation plus centraliste de notre Arbeiterbund ».

On vota, dans les sections de l’Arbeiterbund, sur le choix de la ville, et Neuchâtel obtint la majorité. Chose curieuse, et que fit remarquer le Bulletin (25 février) : les trois sociétés ouvrières de Neuchâtel, toutes trois allemandes (les tailleurs, les cordonniers, et le Bildungsverein), qui prirent part au vote, s’étaient prononcées contre le choix de cette ville.

J’ai parlé (p. 125) d’une phrase que le rédacteur de la Tagwacht avait supprimée dans une lettre de Kachelhofer et de J. Franz, où ces deux citoyens, au nom d’un groupe de membres de l’Arbeiterbund, avaient blâmé l’alliance électorale contractée par les ouvriers « socialistes » de Genève avec les radicaux. Le Bulletin du 28 janvier revint sur la question :


Cette suppression — écrivit-il — avait piqué la curiosité de certains lecteurs : ils se demandaient quel blasphème avaient bien pu écrire les signataires de la lettre, pour que la rédaction de la Tagwacht se fût crue obligée de le remplacer par une ligne de points.

Cette curiosité a été satisfaite. Le Vorwärts de Leipzig a publié la lettre de Kachelhofer et Franz, et il l’a publiée, lui, sans coupure. Le dernier alinéa, celui qui avait été « châtré », contenait cette phrase :

« On pourra, si l’on veut, nous appeler bakounistes ; nous aimerions mieux, s’il n’y avait pas d’autre alternative, mériter réellement cette épithète, plutôt que de continuer plus longtemps à permettre que le mouvement ouvrier suisse soit exploité — consciemment ou inconsciemment — — pour en faire un marche-pied à l’un ou à l’autre des partis bourgeois. »

Voilà donc le pot-aux-roses découvert ! La rédaction de la Tagwacht n’avait pas voulu permettre à des membres de l’Arbeiterbund de déclarer publiquement qu’entre les révolutionnaires de la Fédération jurassienne et certains hommes dont tout le socialisme consiste à embrigader les ouvriers au profit du parti radical, leur choix était fait.

Mais on aura beau vouloir mettre l’éteignoir sur les aspirations de ceux dont la pensée se rapproche de la nôtre. Tous les éléments sérieux et sincères du socialisme en Suisse finiront par s’entendre, et alors le règne des pécheurs en eau trouble sera fini.


Le Journal de Genève ayant constaté, en citant les déclarations mêmes des députés ouvriers genevois, qu’il y avait eu avant les élections alliance entre les socialistes de Genève et le comité électoral radical, le Petit Genevois (20 janvier), organe des radicaux, protesta : « Le mot de socialisme, dit-il, n’a pas même été prononcé dans le comité radical-libéral, et aucun candidat ne s’est présenté et n’a été soutenu comme candidat du socialisme ». Le Bulletin reproduisit ce désaveu, d’où il résultait que les candidats « ouvriers » avaient été élus à titre de candidats « radicaux » tout simplement, et ajouta : « Que devient dès lors la victoire dont se sont glorifiés si mal à propos J.-Ph. Becker et ses amis ? »


Voici quelques extraits d’articles du Bulletin relatifs aux réformes politiques, à la tactique électorale, et à l’attitude de l’Arbeiterbund.

Le 21 janvier, notre organe publiait ceci à propos du referendum, de l’initiative, de l’élection du gouvernement par le peuple, et autres « progrès démocratiques » :


Les réformes politiques et les ultramontains.

Une preuve que les réformes politiques que réclament dans la Suisse allemande les ouvriers socialistes ne sont point, comme ceux-ci se l’imaginent, un moyen véritable d’émancipation pour le peuple, c’est que les ultramontains, qui certes ne veulent pas de la liberté et de l’égalité réelles, sont très disposés à s’accommoder de ces prétendus progrès, et même les inscrivent sur leur programme !

Dans le canton de Saint-Gall, le parti ultramontain vient en effet de publier un programme politique qui contient les points suivants :

« Referendum obligatoire sur toutes les lois et tous les décrets. — Droit d’initiative : le Grand-Conseil est tenu de soumettre au vote du peuple toute proposition émanant de l’initiative populaire, lorsque six mille citoyens le demandent. — Lorsque six mille citoyens demandent la révocation soit du Grand-Conseil, soit du pouvoir exécutif, cette demande doit être soumise au peuple. — Le peuple élit directement les membres du gouvernement cantonal, ainsi que les députés au Conseil des États. »

Ceci devrait démontrer une fois pour toutes, à ceux des ouvriers qui croient encore à l’efficacité des réformes politiques, deux choses :

1o Que ces réformes ne sont pas des progrès réels, puisque les ultramontains les demandent tout comme les radicaux, mais seulement une façon ingénieuse de perpétuer le système actuel de gouvernement de la bourgeoisie en en renouvelant certains ressorts usés ;

2o Que les ultramontains et les radicaux se valent, parce que les uns et les autres désirent la domination, et cherchent à l’obtenir par les mêmes moyens, — tandis que les socialistes seuls veulent la vraie liberté.


À propos de la résolution prise en 1876 par le parti socialiste ouvrier, aux États-Unis, de s’abstenir de participer aux luttes électorales, le Bulletin traita de nouveau la question de l’abstention dans les élections politiques. Voici une partie de son article (28 janvier 1877) :


La tactique de l’abstention électorale.

... Si l’on veut examiner les choses sans parti pris, avec le désir sincère de les voir telles qu’elles sont, voici comment apparaît, à l’heure qu’il est, l’état de la question dans le débat entre les socialistes de langue allemande et nous, relativement à la politique électorale :

En Allemagne, la participation aux élections paraît être, pour le moment, un puissant moyen de propagande. Les socialistes allemands emploient donc cette arme, la plus efficace, disent-ils, dont ils puissent disposer aujourd’hui ; et loin de les blâmer, nous applaudissons à leurs succès ;

En Alsace, il a été reconnu par le Congrès de Gotha de 1876 que la question de savoir s’il fallait, oui ou non, prendre part au scrutin devait être laissée à l’appréciation des socialistes alsaciens eux-mêmes. Ceux-ci se sont décidés pour l’abstention. Nous les approuvons ; et les socialistes d’Allemagne les avaient approuvés d’avance ;

Aux États-Unis, les socialistes ne veulent pas se mêler des tripotages électoraux. Nous pensons qu’ils ont raison ; les socialistes d’Allemagne partagent notre manière de voir, et la Tagwacht elle-même se rallie à cette opinion.

Ainsi, dans ces trois cas, Allemands et Jurassiens sont d’accord sur la tactique à suivre. Ils disent les uns et les autres :

Aux États-Unis, il faut s’abstenir ;

En Alsace, c’est aux socialistes alsaciens à déterminer eux-mêmes leur ligne de conduite ;

En Allemagne, le vote est un puissant moyen de propagande.

Mais il est un point où l’accord cesse : c’est lorsqu’il est question de la Suisse.

Nous ne croyons pas, nous, à l’efficacité de la participation au vote, en Suisse, ni comme moyen de propagande, ni surtout comme moyen d’émancipation.

Les ouvriers de langue allemande, par contre, pensent presque tous qu’en Suisse le vote peut être utilement employé, comme simple moyen de propagande, disent les uns ; comme moyen à la fois de propagande et d’émancipation, disent les autres.

Qui a raison ?

Jusqu’à présent, il nous semble que l’expérience a prononcé en notre faveur. Mais, sans rentrer en ce moment dans le fond du débat, nous nous contentons de prier nos contradicteurs de prendre note de ce point :

Si l’on veut nous convaincre que nous avons tort, et que la tactique que nous recommandons pour la Suisse est mauvaise, il ne faut pas nous offrir l’Allemagne en exemple, et nous dire que, puisque les socialistes allemands vont voter, nous devons aller voter aussi ; car nous aurions un autre exemple à citer, et nous répondrions : « Les socialistes des États-Unis (et il y a beaucoup d’Allemands parmi eux) ne vont pas voter, et vous dites qu’ils ont raison ».

Pour argumenter contre nous, il faudrait nous prouver qu’en Suisse, et tout spécialement dans les cantons où existe la Fédération Jurassienne, notre tactique a produit de mauvais résultats, et qu’au contraire la tactique opposée a porté ou aurait porté de bons fruits.

La participation des ouvriers au scrutin, en Suisse, disons-nous, n’a jamais abouti qu’à des alliances de dupes avec l’un ou l’autre des partis bourgeois.

Qu’on nous démontre qu’il peut en être autrement ; qu’on nous démontre que l’élection de candidats réellement socialistes est possible en Suisse sans compromis avec la bourgeoisie, et que cette élection n’aurait pas pour résultat de fortifier le régime gouvernemental et autoritaire ; qu’on nous démontre que par ce moyen nous arriverions plus vite à détacher le peuple ouvrier des partis bourgeois et à le préparer à la révolution sociale, que nous ne pouvons le faire par la presse, par les meetings et par l’organisation corporative, — et dans ce cas nous sommes prêts à aller voter.


Dans le numéro du 25 février, le Bulletin notait la différence de procédés, à notre égard, entre certains membres de l’Arbeiterbund, qui se montraient courtois et conciliants, et d’autres membres de la même association, qui nous poursuivaient de leur inimitié. Voici le passage essentiel de l’article :


Les deux courants dans l’Arbeiterbund.

De plus en plus on peut constater, au sein de l’Arbeiterbund, une divergence entre deux courants. Certains hommes, pensant autrement que nous sur divers points importants, paraissent néanmoins désirer un rapprochement amical ; d’autres, poussés par des passions haineuses, ne cessent de nous combattre avec acharnement, et travestissent déloyalement nos idées dans la polémique. Aux yeux de ces derniers, une conciliation avec les Jurassiens serait un crime, un déshonneur : On peut faire alliance avec les partis bourgeois, disent-ils ; mais avec les socialistes du Jura, jamais !

L’esprit de rapprochement amical qui caractérise le premier courant paraît dominer dans le Comité central de l’Arbeiterbund, qui a son siège à Winterthour ; nous en trouvons à chaque instant des symptômes dans les communications officielles de ce Comité que publie la Tagwacht. En voici un exemple. Dans la Tagwacht du 3 février, [à propos de la lutte politique,] le Comité central... donne son appréciation sur le programme et la tactique des Jurassiens. Nous traduisons le passage :

« ... L’idée fondamentale des Jurassiens, c’est un Bureau fédéral, qui s’occupe d’administration et de statistique, mais qui ne doit point faire de politique. Mais il faut remarquer à ce sujet que, dans la forme sociale anti-autoritaire, personne ne fait de politique, pas même la Fédération des communes et des producteurs : car dans une société dont tous les membres sont placés sur le pied de l’égalité économique et vivent heureux, on n’a plus besoin de politique. La bourgeoisie n’a besoin en effet de la politique que pour maintenir l’inégalité économique ; et, par conséquent, nous n’avons besoin de notre côté de faire de la politique que jusqu’au moment où l’égalité sera établie. C’est ici que la tactique des Jurassiens et la nôtre se séparent ; car les Jurassiens disent : « La bourgeoisie se sert de la politique pour maintenir l’inégalité, par conséquent nous ne devons et nous ne pouvons pas employer ce même moyen, la politique, pour détruire l’inégalité ». Il y a là matière à réflexions, mais nous n’y voyons aucun motif de nous combattre les uns les autres. »

Comme on le voit, le Comité central de l’Arbeiterbund pense comme nous sur la question d’avenir : son idéal est une société anti-autoritaire, dans laquelle on ne fera plus de politique, parce que la politique n’a sa raison d’être que dans une société fondée sur l’inégalité[150]. Dès que ce principe est admis, la question de tactique devient en effet secondaire : les uns pensent qu’il faut battre la bourgeoisie avec l’arme même qu’elle emploie contre nous, avec la politique ; les autres, les Jurassiens, disent, non pas — comme on le leur fait dire — qu’il ne faut pas faire de politique, mais qu’à la politique bourgeoise on ne peut opposer d’autre arme efficace que la révolution sociale. Il y a là une question de tactique à débattre : mais il n’y a pas de quoi se traiter en adversaires, — bien au contraire !

Il est naturel qu’une pareille manière de poser la question, de la part du Comité central de l’Arbeiterbund, ne pouvait convenir au rédacteur de la Tagwacht, dont on connaît les sentiments à l’égard des Jurassiens. Aussi s’empressa-t-il d’ajouter à l’article du Comité central une note où on lisait :

« Il est à peine nécessaire de faire remarquer que l’appréciation du Comité central relativement aux Jurassiens est en contradiction complète avec la nôtre. On peut consulter à cet égard l’article que nous publions sous le titre : L’État. »

Cet article L’État est une longue amplification, [écrite par Greulich[151], et] qui a paru, par tranches indigestes, dans six numéros consécutifs de la Tagwacht. L’auteur a eu la prétention de faire une réfutation en règle de notre théorie de l’État. Nous ne songeons pas à répondre à cet article dans les colonnes du Bulletin : ce serait entamer une polémique tout à fait inutile, puisque les lecteurs du Bulletin n’ont pas lu la Tagwacht. Nous laisserons donc ce soin à l’Arbeiter-Zeitung.


Dans le même numéro, le Bulletin signalait un « Appel aux citoyens suisses » publié à Berne, en allemand, par un groupe de membres de l’Arbeiterbund, à l’occasion d’un acte arbitraire commis par un patron envers deux ouvriers. Cet « Appel », dont l’auteur était Karl Moor, contenait la diatribe suivante contre la Fédération jurassienne et ses doctrines :

« Tout ceux qui connaissent tant soit peu l’état des choses, savent qu’il existe en Suisse deux fractions socialistes, les Sozial-Demokraten, qui comptent six à sept mille adhérents formant l’Arbeiterbund, et les anarchistes du Jura, qui ont aussi à Genève, à Berne, etc., quelques ramifications isolées, et qui cherchent à dissimuler leur petit nombre et leur complète insignifiance dans le mouvement ouvrier vivant, en faisant d’autant plus de bruit. Ici à Berne, ils comptent environ cinquante adhérents, tandis que les membres de l’Arbeiterbund y sont au nombre de sept à huit cents[152]. Or la tactique des feuilles bourgeoises — qu’elle provienne d’une crasse ignorance ou d’une mauvaise foi voulue — a toujours été d’imputer à notre parti les tirades déclamatoires de quelques personnages d’ailleurs parfaitement inoffensifs, et de mettre dans le même sac les Sozial-Demokraten et les anarchistes, afin de discréditer aux yeux de nos concitoyens nos tendances, qui, de même que celles des Sozial-Demokraten d’Allemagne, n’ont absolument rien de commun avec les rêves creux des utopistes...

« En opposition à la doctrine anarchiste, qui veut supprimer non-seulement le mode actuel de production, mais encore l’État lui-même, l’école socialiste allemande — suivie en cela par les socialistes autrichiens, danois, hollandais, belges, anglais, américains, serbes, par une partie des socialistes russes, par une grande partie des socialistes français, et par la très grande majorité des socialistes suisses, tandis que la théorie anarchiste a ses adhérents principalement en Italie, en Espagne, en partie parmi les Russes, et dans le Jura suisse — l’école socialiste allemande, disons-nous, enseigne que l’idée du véritable État, de l’État populaire démocratique (des demokratischen Volksstaats), n’a jamais encore été réalisée jusqu’ici. L’État n’a pas seulement à remplir des fonctions de police, il n’a pas seulement à garantir l’ordre juridique extérieur, à faire le gendarme ; il a une mission plus élevée, morale, civilisatrice. L’État, en lui-même, n’est pas quelque chose qui nous soit hostile ; ce n’est pas, comme le prétend la triste école de Manchester, quelque chose qui soit en dehors de nous et à qui il faut demander de nous déranger le moins possible (laisser faire, laisser passer). Non, l’État est quelque chose de vivant, d’animé, l’État c’est nous-mêmes. La réalisation pratique de cette idée forme le programme des Sozial-Demokraten[153]. »

Le Bulletin, après avoir reproduit cette citation, ajouta ce qui suit :


Nous ne nous arrêterons pas à discuter, à cette place, cette définition, erronée à notre avis, de l’État et de son rôle social. Ce que nous voulons relever, c’est, de la part de citoyens que nous avons toujours traités en alliés, en Parteigenossen, pour employer le terme allemand, cette singulière façon de comprendre et de pratiquer la solidarité. Les mêmes hommes dont est censé émaner l’Appel que nous venons de citer étaient présents, si nous ne nous trompons, à cette réunion qui eut lieu à Berne il y a sept mois à l’occasion des funérailles de Bakounine, et dans laquelle, à l’unanimité, tout en réservant pour chacun l’entière liberté de ses théories, on vota l’oubli « des vaines et fâcheuses dissensions passées ». Aussi croyons-nous que les passages hostiles à la Fédération jurassienne expriment, non pas tant le sentiment des ouvriers de Berne qui appartiennent à l’Arbeiterbund, que les rancunes de quelques personnalités malveillantes, dont le métier semble être d’empêcher tout rapprochement entre des groupes qui devraient vivre en paix et s’entr’aider.


Enfin, dans son numéro du 18 mars, le Bulletin revenait encore sur cette question :


Le conflit intérieur dans l’Arbeiterbund.

Il est intéressant de suivre, dans l’Arbeiterbund, le conflit intérieur qui paraît s’accentuer toujours davantage.

Dans une circulaire du Comité central de Winterthour (Tagwacht du 24 février), nous trouvons quelques passages qui sont une critique indirecte de la ligne politique adoptée par les « Arbeiterbundiens » de Genève, Berne, Bâle, et divers autres lieux : tactique qui consiste, comme on sait, à se mettre docilement à la remorque du parti bourgeois dit libéral, démocratique ou radical, et à voter pour ses candidats et pour ses projets de loi.

Le Comité central déclare que, selon lui, les socialistes suisses doivent former un parti « indépendant » (selbstständig), et, entre autres arguments, il met en avant celui-ci :

« Le Congrès des internationaux, à Berne, en octobre dernier, a voté la résolution suivante, à laquelle se sont associés aussi les délégués de l’Allemagne et de l’Arbeiterbund : « L’Internationale sympathise avec les ouvriers de tous les pays, pour autant qu’ils n’ont pas d’attache avec les partis bourgeois quels qu’ils soient ».

« Ce Congrès, il est vrai, ne nous concerne pas directement, mais la chose n’en a pas moins son importance pour nous, attendu qu’au prochain Congrès universel, en Belgique, les diverses associations seront appréciées de ce point de vue-là... L’Arbeiterbund doit former un parti pour son propre compte... Il est indispensable que les socialistes marchent seuls, s’ils veulent que leur cause triomphe... »

Comme on le voit, il y a dans ces lignes un sentiment vrai de la dignité du parti socialiste. Ceux qui ont écrit cette circulaire pensent, comme nous, qu’il vaut mieux se trouver peu nombreux, mais n’avoir avec soi que des hommes convaincus, des socialistes sérieux, que de remporter de prétendus triomphes électoraux comme ceux des Genevois, achetés au prix d’une alliance de dupes avec un parti bourgeois...

Pendant que quelques hommes, à Winterthour et ailleurs, se prononcent en faveur de l’indépendance (Selbstständigkeit) du parti socialiste, et recommandent en même temps une entente amicale avec la Fédération jurassienne, les Allemands de Genève se montrent toujours plus furieux contre ces Jurassiens, qui percent à jour leurs menées politiques. Dans la Tagwacht du 10 mars, le Comité de l’Arbeiterbund genevois proteste contre l’idée d’inviter les Jurassiens au prochain Congrès de l’Arbeiterbund.

« Nous ne comprenons pas, écrivent ces dignes politiciens, à quoi pourrait servir une invitation adressée à ce groupe... Y a-t-il aucun symptôme qui indique que les Jurassiens soient disposés à marcher d’accord avec l’Arbeiterbund, par exemple sur le terrain politique ? Il suffit de rappeler l’assemblée de Saint-Imier[154], et les articles de l’Arbeiter-Zeitung et du Bulletin contre la législation directe. Nous recommandons en conséquence à tous nos amis de rejeter la proposition d’inviter les Jurassiens, et d’accepter par contre celle d’inviter la Société du Grütli. »

Est-ce assez clair ? Et les socialistes flamands, par exemple, qui paraissent se faire en ce moment une idée assez inexacte de ce qui se passe en Suisse, ouvriront-ils cette fois les yeux ? Les politiqueurs de Genève repoussent la Fédération jurassienne, parce qu’elle est socialiste, internationale et révolutionnaire ; ils recherchent l’alliance de la Société du Grütli (composée uniquement de Suisses allemands), parce que cette Société est politique, nationale et bourgeoise. Qui se ressemble s’assemble !


Dans un autre article du même numéro, le Bulletin signalait l’attitude prise par le Comité de l’Arbeiterbund de Berne dans la question, soumise au peuple bernois, du rachat de la ligne de chemin de fer Berne-Lucerne :


C’est là une de ces circonstances où, comme le dit Proudhon, le vote populaire, quand on le consulte, répond inévitablement par une sottise. Si l’électeur vote non, il laisse une ligne de chemin de fer aux mains d’une compagnie privée, — chose mauvaise ; s’il vote oui, il livre cette ligne de chemin de fer à l’État bourgeois, — chose également mauvaise.

Le Comité de l’Arbeiterbund de la ville de Berne, par un appel signé Karl Moor et S. Lustenberger, a cru devoir toutefois recommander aux électeurs de voter oui ; et comme il se trouvait, en cette circonstance, en contradiction avec la décision de principe votée par les socialistes allemands au Congrès de Gotha l’an dernier, il a cherché à justifier sa manière d’agir en prétendant que ce qui est mauvais dans un État monarchique cesse de l’être dans un État républicain.

Le Congrès de Gotha s’est prononcé contre le rachat des chemins de fer allemands par l’État, en déclarant que « si l’Empire devenait propriétaire des voies ferrées, il s’en servirait pour favoriser les intérêts de l’État de classe et militaire (Klassen- und Militärstaat) ; que les revenus en seraient dépensés pour des buts improductifs ; que ce serait donner au gouvernement une arme de plus contre le peuple, et fournir une nouvelle occasion aux spéculateurs de s’enrichir aux dépens de la fortune publique ».

Est-ce que tous ces arguments ne sont pas applicables à la Suisse aussi bien qu’à l’Allemagne ? Les hommes de l’Arbeiterbund, à Berne, en sont-ils donc venus à ce point, de ne plus voir dans la Confédération suisse un Klassenstaat, un « État de classe » où la bourgeoisie gouverne en souveraine ? Est-ce que le militarisme n’existe donc pas chez nous ? Est-ce que le gouvernement n’est pas, ici comme partout, le représentant des intérêts bourgeois, et par conséquent l’ennemi des travailleurs ? Est-ce que les affaires de chemin de fer ne sont pas, en Suisse comme partout, un objet de scandaleuses spéculations financières ?

Des esprits naïfs disent : « Mais il vaut mieux que les chemins de fer soient possédés par l’État plutôt que par une compagnie d’actionnaires ; de cette manière ils appartiendront au peuple (!), et seront administrés dans son intérêt ». Nous répondons : État ou compagnie, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. L’État bourgeois n’est lui-même qu’une vaste compagnie privée, qui exploite au profit d’une minorité privilégiée le capital social et le travail collectif, en faisant jouer plus ou moins adroitement les ressorts ingénieux qu’on appelle représentation nationale, suffrage universel, et législation directe.

Il n’y a donc plus de logique, paraît-il, dans les têtes des hommes qui représentent à Berne l’Arbeiterbund ? Quand on lit leurs raisonnements, quand on voit leurs actes, on arrive à cette conclusion forcée : Ces hommes sont, sciemment ou inconsciemment, les agents du radicalisme bourgeois.


Il reste à parler des préparatifs faits dans la Fédération jurassienne en vue de la célébration de l’anniversaire du 18 mars.

L’année précédente, — indépendamment des réunions locales, — des représentants des diverses sections de la Fédération, ainsi que de nombreux réfugiés de la Commune, s’étaient donné rendez-vous en un point central, à Lausanne, pour commémorer ensemble le mouvement insurrectionnel du peuple parisien. L’idée fut émise de procéder de même en 1877, et les sections de Berne demandèrent que leur ville fût choisie comme siège de la fête commune. Il s’agissait, dans la pensée des internationaux de Berne, d’une manifestation qui serait une revanche : le 18 mars 1876, le cortège organisé par le Sozial-demokratischer Verein avait été attaqué et dispersé, et le drapeau rouge déchiré ; nos amis, les membres des deux sections de l’Internationale à Berne[155], voulaient, en organisant à leur tour un cortège, affirmer le droit, garanti par la constitution bernoise, de déployer le drapeau rouge dans la rue ; et, au cas où ce drapeau serait de nouveau l’objet d’une agression, ils étaient décidés à le défendre de la façon la plus énergique.

Une réunion privée, entre camarades, eut lieu à la Chaux-de-Fonds, dans le courant de février, pour parler de la manifestation projetée. Je m’y trouvai. Brousse y prit la parole : il déclara qu’une semblable démonstration aurait une importance capitale pour l’avenir de l’Internationale dans la ville fédérale ; et il insista pour que, de toutes les sections de la Fédération jurassienne, de nombreuses délégations s’y rendissent. Je fis quelques objections : il me semblait que nos amis de Berne se préoccupaient un peu trop d’une exhibition de parade, et perdaient de vue le but essentiel de la réunion du 18 mars, qui devait être la propagande du principe fédéraliste et communaliste ; je fis observer en outre qu’en provoquant un conflit dans la rue avec les assommeurs à gages de la bourgeoisie bernoise, on s’exposait à aboutir à l’une ou l’autre de deux alternatives également regrettables : ou bien voir de nouveau le drapeau rouge déchiré et le cortège dispersé ; ou bien, si nous devions l’emporter sur nos agresseurs probables, acheter trop cher cette satisfaction d’amour-propre, en risquant de faire couler le sang, et peut-être de sacrifier des vies humaines ; donner sa vie dans une lutte révolutionnaire, disais-je, cela peut être, à un certain moment, un devoir inéluctable ; mais il serait désastreux que, pour une simple manifestation, il y eût mort d’homme. Brousse revint à la charge : il était bruyant (uproarious, comme l’a écrit Kropotkine en crayonnant son portrait), il avait l’oreille des plus jeunes et des plus exaltés ; sa verve méridionale l’emporta. Voyant que j’étais seul de mon avis, je n’insistai pas, et déclarai que je m’inclinais devant la volonté générale.

Il fut ensuite convenu entre nous que l’initiative, pour la proposition d’une réunion commune, ne partirait pas de Berne, et que ce seraient nos camarades du Val de Saint-Imier qui la prendraient. À cet effet, le comité de la Fédération ouvrière du district de Courtelary adressa une circulaire aux sections ; la plupart de celles-ci répondirent en annonçant qu’elles acceptaient la proposition : et les sections de Berne furent alors chargées d’organiser la manifestation.

Le Bulletin du 11 mars annonça la fête par l’avis suivant :


Fête anniversaire du 18 mars 1871.

La Fédération ouvrière du district de Courtelary vient de proposer aux sections de la Fédération jurassienne, par une circulaire, de fêter en commun, cette année encore, l’anniversaire du 18 mars. La même fédération propose la ville de Berne comme lieu de réunion.

Toutes les sections qui ont répondu (et la majorité des sections l’a fait) acceptent la proposition de la Fédération du district de Courtelary. De plus, les sections de Berne ont envoyé leur enthousiaste adhésion. Il ne reste plus que les détails d’organisation à régler.

Dès aujourd’hui donc nous invitons instamment tous les membres de l’Internationale, les proscrits, et les citoyens sympathiques au mouvement populaire du 18 mars 1871, à se rendre à Berne le dimanche 18 mars 1877.

Les sections de Berne auront des délégués à l’arrivée de tous les trains pour recevoir et conduire les invités ; dans tous les cas, toute la matinée du dimanche 18, on pourra s’adresser au bureau de l’Arbeiter-Zeitung, rue des Fontaines, 2, second étage, Berne. Il est indispensable que tous les citoyens qui viendront du dehors soient déjà rendus à Berne dans la matinée du dimanche pour la réunion préparatoire.


Le numéro du dimanche 18 mars publia en tête de ses colonnes l’article que voici :


Anniversaire du 18 mars.

Les délégués des Sections jurassiennes et les proscrits de la Commune se réunissent aujourd’hui à Berne, pour fêter ensemble le souvenir de la révolution accomplie il y a six ans par le peuple parisien. Une réunion publique aura lieu à deux heures de l’après-midi, et le soir, dans une nouvelle assemblée, pourra s’engager une discussion de principes analogue à celle qui a eu lieu l’an dernier à Lausanne.

À cette heure plus que jamais, il est important de raviver les sentiments généreux qui dictèrent au prolétariat de Paris l’insurrection du 18 mars, et de populariser, par une active propagande, le programme de la Commune et de l’Internationale. L’horizon se couvre de nuages ; la situation politique, en France, devient chaque jour plus précaire ; et tout fait prévoir qu’avant peu les exploiteurs du peuple français lui fourniront une nouvelle occasion de revendiquer ses droits. Une révolution victorieuse à Paris serait pour l’Europe le signal d’une guerre générale. Ainsi, veillons et étudions, tâchons de nous rendre un compte exact de ce que nous voulons, et de savoir où nous allons.

Une circonstance particulière a fait choisir Berne, plutôt qu’une ville de la Suisse française, pour le lieu de la réunion générale : c’est l’espoir, disons mieux, c’est la certitude de pouvoir y fraterniser avec un certain nombre de socialistes de langue allemande, qui, dégoûtés de la politique tortueuse et des vues étroites de certains membres du Schweizerischer Arbeiterbund, se sont ralliés franchement à l’Internationale. La réunion de Berne permettra de constater que l’Internationale, qui, pendant assez longtemps, n’avait pu se développer en Suisse que dans la partie française du pays, a désormais pris pied aussi dans les cantons allemands, où elle saura grouper tous les éléments sérieux et véritablement socialistes.

Dans notre prochain numéro, nous rendrons compte de la réunion de Berne, qui aura été, nous y comptons, une éclatante revanche de l’outrage infligé il y a un an, par la bourgeoisie bernoise, au drapeau de la Commune et de l’Internationale.


Au chapitre suivant le récit de ce qui se passa le 18 mars 1877 à Berne.



XI


La journée du 18 mars 1877 à Berne et ailleurs.


La manifestation du 18 mars à Berne eut un grand retentissement à l’époque. Vue à trente ans de distance, elle ne paraît plus qu’un incident assez insignifiant, qui ne méritait pas qu’on en fît tant de bruit. C’était déjà mon opinion en 1877, et je pensais que ce genre de propagande n’était pas celui qui convenait le mieux au milieu où militait la Fédération jurassienne.

Le comité d’organisation de Berne prévint le préfet du district, M. de Wattenwyl, de son intention d’organiser un cortège avec le drapeau rouge. Le préfet, à ce que m’écrivit Brousse, répondit au comité que la manifestation projetée était parfaitement légale, et que, si des fauteurs de désordre voulaient essayer d’attaquer le drapeau, la police interviendrait pour faire respecter le droit des manifestants[156]. Ceci était une troisième éventualité que je n’avais pas prévue : la police bernoise se faisant la protectrice du drapeau rouge ! M. de Wattenwyl me parut un habile homme, et je répondis à Brousse que cet intelligent magistrat avait trouvé le meilleur moyen de rendre la manifestation ridicule.

Le dimanche 18 mars, je partis pour Berne dès le matin, seul ; aucun camarade de Neuchâtel, même le révolutionnaire italien Getti, n’avait jugé à propos de m’accompagner. Je m’attendais à une journée absolument pacifique, et je n’avais pas même pris une canne. À Berne, je me rendis au local où nous nous étions donné rendez-vous, place de l’Ours, pour une réunion préparatoire. Parmi les camarades que je trouvai là, je citerai Brousse, Werner, Rinke, Kachelhofer, Simonin, Eggenschwyler, Paggi, Honegger, Pittet, Gleyre, résidant à Berne ; Adhémar Schwitzguébel, Adolphe Herter, Ulysse Eberhardt, Adhémar Chopard, Joseph Lampert, Jules Lœtscher, Alcide Dubois, Henri Eberhardt, venus du Val de Saint-Imier ; Auguste Spichiger, Fritz Huguenin (graveur), Pindy, Jeallot, Ferré, Baudrand, Kropotkine, Lenz, venus de la Chaux-de-Fonds ; Chautems, venu de Bienne ; Buache, venu de Lausanne ; Perron, venu de Vevey. Genève nous avait aussi envoyé quelques amis désireux de participer à la manifestation : parmi eux se trouvaient plusieurs Russes, entre autres le jeune Georges Plekhanof, récemment arrivé de Saint-Pétersbourg, et qui avait tenu à profiter de cette occasion pour se rencontrer avec les militants de la Fédération jurassienne. Il y avait également des camarades de Moutier, Porrentruy et Fribourg.

Après la réunion préparatoire, où l’on convint des dernières mesures d’organisation, nous déjeunâmes ensemble, — ceux d’entre nous qui étaient venus du dehors, — entre midi et une heure, à la mode bernoise d’alors, avec du café au lait, du pain et du fromage. Vers une heure et demie, les membres des deux Sections, française et allemande, de l’Internationale à Berne commencèrent à affluer au local où nous étions réunis, et d’où le cortège devait partir. Brousse, ayant remarqué que je n’avais pas de canne, me dit que j’avais eu tort de n’en pas apporter, car, malgré les intentions paternelles de la police, il pourrait se produire çà et là quelques bagarres : il m’offrit une badine, que j’acceptai en riant.

Au procès, cinq mois plus tard, on lut une lettre que Kachelhofer avait adressée au Comité de l’Arbeiterbund de Berne, pour inviter cette association à prendre part à la manifestation (elle refusa d’y participer) ; il y disait que le drapeau rouge pourrait être de nouveau attaqué, et que, « pour éviter le retour d’une scène aussi honteuse que celle de l’an dernier, il serait bon que les manifestants fussent armés, non de fusils et de sabres, mais de bonnes cannes, de Schlagringe (« coups de poings »), de casse-têtes, et autres choses semblables ».

En réponse à une demande de renseignements que je lui ai adressée en vue de la rédaction du présent chapitre, Pindy m’a écrit, le 12 avril 1908 : « De la Chaux-de-Fonds, nous avions emporté une collection de « coups de poings » américains et de casse-tête en plomb fabriqués chez moi, et que nous distribuâmes à ceux des compagnons du Vallon qui en désiraient. Brousse nous avait envoyé sa chanson du Drapeau rouge, mais nous ignorions l’air : ce n’est que depuis Sonvillier jusqu’à Berne que, en wagon, nous répétâmes le chant en question. »

Le Drapeau rouge était une chanson de circonstance que Brousse venait de composer, et dont voici le refrain :

Le voilà, le voilà, regardez !
……..Il flotte, et, fier, il bouge.
Ses longs plis au combat préparés.
……..Osez le défier.
Notre superbe drapeau rouge.
Rouge du sang de l’ouvrier !

Cela se chantait sur l’air d’une chanson patriotique suisse : Armons-nous, armons-nous, armons-nous, Enfants de l’Helvétie !

Je laisse maintenant la parole au Bulletin, qui publia, dans son numéro du 25 mars, le récit suivant de la journée :


Le 18 mars à Berne.

Le dimanche matin, vers dix heures, les membres des deux Sections internationales de Berne (langue allemande et langue française), ainsi qu’un certain nombre d’internationaux venus du dehors pour participer à la manifestation annoncée dans nos deux derniers numéros, se sont réunis au local de l’Internationale, restaurant du Soleil, [place de l’Ours,] pour une séance préparatoire. Cette réunion avait pour but de fixer définitivement le programme de la journée. Il y fut décidé qu’un meeting public serait tenu, à deux heures, dans la vaste salle du restaurant Jeangros, à la Länggasse (un peu hors de ville), qui avait été louée à cet effet ; que les internationaux s’y rendraient en cortège, précédés du drapeau rouge ; et qu’en passant devant la gare, le cortège s’arrêterait pour recevoir une délégation de Zürich et de Bâle, qui devait arriver par le train de 1 heure 55.

Conformément à cet arrangement, les internationaux se réunirent de nouveau, vers une heure et demie, au restaurant du Soleil, d’où devait partir le cortège. Celui-ci s’organisa et se mit en marche. Il était précédé d’une musique: puis venait le drapeau rouge[157], porté par le compagnon Adhémar Schwitzguébel. Le cortège était fort nombreux ; outre les membres des deux Sections de Berne, on y voyait des délégations des localités suivantes : Saint-Imier, Sonvillier, Bienne, Moutier, Porrentruy, la Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, Fribourg, Lausanne, Vevey et Genève. Fait caractéristique, et sur lequel nous devons insister en présence des allégations de certains journaux qui prétendent (comme d’habitude) que la manifestation a été faite par des étrangers : le cortège était presque exclusivement composé de citoyens suisses, et parmi ceux-ci la majorité étaient des Bernois ou des Suisses domiciliés dans le canton de Berne.

Le cortège traversa tranquillement, aux sons de la musique, la place de l’Ours, la place des Orphelins, et la rue d’Aarberg ; puis il tourna à gauche dans la direction de la gare. Sur son passage, une foule nombreuse s’était amassée et le regardait paisiblement défiler. Il y avait certainement dans cette foule des éléments hostiles ; mais ces gens-là se souvenaient sans doute qu’un jugement de tribunal a condamné, l’an dernier, les agresseurs brutaux qui avaient déchiré le drapeau rouge dans une occasion semblable ; aussi trouvaient-ils prudent de se tenir tranquilles. En outre, en voyant le nombre des participants au cortège et leur air résolu, ils devaient se dire que les internationaux ne se laisseraient pas impunément attaquer.

Il n’y eut qu’une seule démonstration effective d’hostilité : au milieu de la rue d’Aarberg, un gros homme, debout sur le seuil d’une porte, se mit à vociférer en patois [allemand] bernois en voyant passer le drapeau rouge. Sa colère burlesque ne fit qu’exciter le rire des socialistes. On nous a dit que ce colérique personnage était un de ceux qui l’an dernier avaient attaqué la manifestation du Sozialdemokratischer Verein.

Un correspondant du Journal de Genève prétend qu’en voyant passer les internationaux, la foule criait : « Vous feriez mieux de travailler ! » Ce correspondant, en inventant ce détail, d’ailleurs assez heureusement imaginé, n’a oublié qu’une chose : c’est que c’était un dimanche.

Arrivé devant la gare, le cortège s’arrêta pour attendre le train de Zürich. Cette halte ne dura que trois ou quatre minutes : on vit bientôt paraître, à la porte de sortie, le groupe des délégués zuricois et bâlois, qui apportaient avec eux un second drapeau rouge. Un chaleureux hourrah les accueillit ; le drapeau de Zürich vint prendre place en tête du cortège, à côté de celui que portait Schwitzguébel ; le cri En avant ! retentit dans les rangs, et le cortège voulut se remettre en marche[158].

C’est à ce moment que le préfet de Berne, M. de Wattenwyl, accompagné de l’inspecteur de police, M. de Werdt, et d’un détachement de gendarmerie, parut tout à coup devant le front du cortège, et s’approcha de Schwitzguébel. Il lui dit que la présence des drapeaux rouges pourrait devenir une cause de désordre, et demanda qu’on les fît disparaître. Schwitzguébel répondit qu’il n’y avait pas eu le moindre désordre jusqu’à ce moment, que les manifestants étaient complètement dans leur droit, et qu’ils avaient l’intention de poursuivre leur route, drapeaux rouges en tête, jusqu’au local du meeting, situé à quelque distance. Selon le témoignage de tous ceux qui ont entendu cette conversation, M. de Wattenwyl paraissait renoncer à insister, lorsque tout à coup, tandis que le préfet s’entretenait tranquillement avec Schwitzguébel, trois gendarmes, qui s’étaient placés derrière celui-ci, lui arrachèrent par surprise le drapeau d’entre les mains[159]. Aussitôt les internationaux les plus rapprochés se jetèrent sur les agresseurs pour leur reprendre le drapeau, les autres gendarmes s’élancèrent au secours de leurs confrères, et en un clin-d’œil une lutte acharnée s’engagea.

Les gendarmes qui avaient enlevé l’un des drapeaux s’étaient sauvés avec leur proie dans une ruelle à droite : ce fut cette ruelle qui devint le théâtre de la bataille. D’un côté se trouvaient les gendarmes, qui avaient tiré leurs sabres ; un détachement d’artilleurs, qui venait d’arriver par le train, et qui, aussitôt requis de prêter main-forte à la police[160], dégaina également ; un certain nombre de portefaix, et trois ou quatre bourgeois plus belliqueux que les autres ; de l’autre côté, les internationaux, au nombre d’environ deux cents. La bagarre ne dura que deux ou trois minutes, mais elle fut sanglante ; ceux des assaillants qui avaient tiré le sabre furent désarmés par les socialistes, et la police essuya une défaite complète. Les journaux bourgeois de Berne donnent les noms de six gendarmes grièvement blessés[161].

Dans le tumulte et le désordre d’une agression tout à fait inattendue, il n’avait pas été possible aux internationaux de se rendre un compte exact de ce qui se passait[162]. Quand la police eut été mise en déroute, on s’aperçut que, si l’un des drapeaux rouges avait été sauvé[163] l’autre manquait : quelques gendarmes, paraît-il, avaient réussi à l’emporter en s’enfuyant[164].

Au milieu de la cohue, on ne pouvait pas songer à reformer un cortège régulier ; d’ailleurs, les socialistes avaient aussi des blessés, qu’il fallait soigner, et dont plusieurs avaient reçu des coups de sabre. Le gros de la manifestation reprit sa marche, et arriva au bout de quelques minutes au local du meeting. Une foule compacte envahit aussitôt la salle et les galeries, et le drapeau rouge (celui de Zürich) fut reçu par d’enthousiastes acclamations.

Le bruit s’était répandu que la police avait réussi à faire quelques arrestations parmi les traînards ; aussi le premier soin du meeting fut-il de nommer une commission de quatre membres, chargée de s’enquérir s’il y avait oui ou non des socialistes arrêtés, et, en cas d’affirmative, de réclamer leur mise en liberté.

Cette commission se rendit en ville, et apprit bientôt que deux socialistes avaient été arrêtés et se trouvaient détenus au poste de gendarmerie : c’étaient les compagnons Ulysse Eberhardt, guillocheur, de Saint-Imier, et Rinke, serrurier, de Berne. Ces deux compagnons, ayant remarqué un groupe de gendarmes qui se sauvaient avec le drapeau rouge [de Schwitzguébel] dont ils avaient réussi à se saisir, les avaient poursuivis, et bientôt, se trouvant éloignés de leurs camarades et seuls aux prises avec ce groupe, ils s’étaient vus prisonniers. La commission chercha inutilement à voir le préfet, et, après une course infructueuse, elle revint au local du meeting.

Là, comme on prétendait que le préfet se trouvait dans le public, le président de l’assemblée pria M. de Wattenwyl, s’il était présent, de bien vouloir passer dans une salle voisine, pour que les membres de la commission pussent conférer avec lui. Cette invitation n’eut aucun résultat. Mais, une heure plus tard, quelques-uns des nôtres ayant découvert le préfet dans le voisinage du local du meeting, il fut enfin possible à la commission de l’aborder.

Dans cet entretien, M. de Wattenwyl reconnut formellement que les gendarmes qui avaient assailli Schwitzguébel pour lui arracher le drapeau rouge avaient agi sans ordres[165], et que rien ne motivait leur agression, puisqu’à ce moment même Schwitzguébel et lui causaient tranquillement. Quant aux deux prisonniers, il déclara qu’il ne pourrait les relâcher que le lendemain, après qu’ils auraient subi un interrogatoire ; mais il donna à la commission l’autorisation écrite de communiquer avec les deux captifs, qui avaient l’un et l’autre reçu un coup de sabre.

Un membre de la commission rappela au préfet que, ainsi que l’a fait constater un récent procès, les gendarmes de Berne ont l’ignoble habitude de battre leurs prisonniers dans l’intérieur du poste, et il exprima des inquiétudes sur la sécurité des deux ouvriers arrêtés. Le préfet protesta que pas un cheveu de leur tête n’avait dû être touché, et que c’était faire injure aux gendarmes que de les croire capables d’une pareille lâcheté.

Là-dessus, deux membres de la commission se rendirent au poste de gendarmerie, munis d’une autorisation écrite du préfet ; ils virent les prisonniers, dont l’un, Eberhardt, leur raconta qu’à son arrivée au poste il avait été roué de coups de poing et de coups de pied par les gendarmes, — en dépit des affirmations optimistes de M. de Wattenwyl.

À ce moment survint le préfet, qui avait changé d’avis nous ne savons pour quel motif : renonçant à retenir les prisonniers jusqu’au lendemain, il ordonna leur mise en liberté immédiate.

Pendant ce temps, le meeting continuait à la Länggasse. De nombreux orateurs se succédaient, racontant les détails de la bagarre, protestant contre l’agression de la police, et constatant que, malgré cette agression, les socialistes avaient maintenu jusqu’au bout leur droit. La foule qui se pressait dans l’enceinte était énorme ; les discours des orateurs étaient accueillis par des applaudissements enthousiastes, auxquels se mêlaient quelques sifflets partant d’un groupe hostile installé sous une galerie. Vers six heures l’assemblée fut close, et une réunion familière des socialistes fut annoncée pour huit heures dans le même local.

Parmi les discours prononcés au meeting, nous devons mentionner celui du citoyen Karl Moor, qui parla au nom de l’Arbeiterbund de Berne. Il dit que l’Arbeiterbund, bien que se séparant de l’Internationale sur beaucoup de points théoriques et pratiques, croyait cependant, en présence de ce qui s’était passé, devoir protester aussi contre la conduite de la police de Berne.

Faisons remarquer que l’Arbeiterbund avait été invité, par les Sections internationales de Berne, à participer à la manifestation, et à fêter en commun avec nous le 18 mars, et qu’il s’y était refusé. Bien mieux, il avait organisé une contre-manifestation, c’est-à-dire une réunion publique, le soir, sans cortège, dans un autre local, — contre-manifestation qui du reste a passé inaperçue, toute l’attention s’étant concentrée sur l’Internationale. Dans un appel publié à cet effet la veille, le Comité bernois de l’Arbeiterbund s’exprimait ainsi, en faisant allusion à la manifestation projetée par l’Internationale :

« Nous voulons, répudiant toute manifestation inutile, tout charlatanisme et toute recherche de l’effet, nous réunir ce jour-là comme les membres d’une même famille, pour nous entretenir de nouveau des tendances élevées de la démocratie socialiste. (Wir wollen, ferne von allen unnöthigen Demonstrationen, ferne von aller Marktschreierei und Effekthascherei, uns, etc). »

Et cependant, — qu’on note ce détail, — les hommes qui ont les premiers promené le drapeau rouge dans les rues de Berne, au 18 mars de l’an dernier, étaient des membres de l’Arbeiterbund ; les internationaux, sauf deux ou trois, n’étaient pas là, ils avaient leur réunion à Lausanne. Ces hommes de l’Arbeiterbund avaient promis solennellement de relever à Berne le drapeau rouge l’année suivante ; l’un d’eux, le citoyen Lustenberger, avait dit : « Nous montrerons le rouge au taureau jusqu’à ce qu’il s’y soit habitué ». Mais au dernier moment, quand il fallut agir, on ne se souvint plus de ses déclarations ; on préféra qualifier dédaigneusement de Marktschreierei (charlatanisme) et d’Effekthascherei (recherche de l’effet) une manifestation dont on avait soi-même donné l’exemple ; et on laissa aux seuls internationaux le périlleux honneur d’arborer le drapeau rouge et de tenir tête à la brutale agression de la police.

Après cela, il est permis de trouver un peu tardive la déclaration de solidarité faite par le citoyen Moor après la bataille[166].

Ajoutons que les journaux bourgeois de Berne, le Bund, l’Intelligenz-Blatt, ont comblé l’Arbeiterbund d’éloges bien mérités. Ils ont vanté sa sagesse, sa modération, et n’ont pas manqué de reproduire, pour s’en faire une arme contre nous, les termes de l’appel que nous avons cité plus haut. Puisse cette sympathie, outrageante pour eux, de la presse bourgeoise, de la presse ennemie du socialisme, faire comprendre aux membres de l’Arbeiterbund qu’ils font fausse route.

La soirée familière, qui dura de huit heures à minuit, ne présenta pas d’incidents nouveaux. Des discours, des chants, des déclamations, de la musique alternèrent avec la lecture de nombreux télégrammes et d’adresses de sympathie, dont plusieurs venaient de France, et une d’Espagne.

Le lendemain, les socialistes venus du dehors reprirent le chemin de leurs différentes localités, et retournèrent à leur travail. La ville de Berne ne présentait plus de traces de l’agitation de la veille ; mais la presse bourgeoise commençait sa malpropre besogne, et annonçait aux quatre vents des cieux le nouvel « attentat » commis par l’Internationale.

La manifestation du 18 mars n’aura pas été inutile ; elle contribuera à la diffusion de nos idées. Calomniez-nous, messieurs les bourgeois, il en restera toujours quelque chose : une propagande involontaire que vous aurez faite pour notre compte.


Dans la presse suisse, les journaux ultramontains et libéraux et une partie des journaux radicaux nous couvrirent d’injures. Le Journal de Genève dit : « Le drapeau rouge représente tous les excès sanglants de la première révolution. Le peuple suisse n’en veut pas. » L’Intelligenz-Blatt de Berne annonça que le Conseil communal avait invité le gouvernement à prendre des mesures pour « réprimer énergiquement ces honteux attentats contre l’ordre et la sécurité publique », c’est-à-dire les manifestations socialistes. Le Handels-Courier de Bienne (radical) nous appela « excroissances de la société humaine » ; le Progrès de Delémont (radical) qualifia le drapeau rouge de « loque » ; le Petit Genevois (radical) nous infligea une « flétrissure », en ajoutant qu’il approuvait « la répression qui nous avait été infligée ». Par contre, le Confédéré de Fribourg (radical) prit notre défense, et déclara que les socialistes étaient pleinement dans leur droit en arborant le drapeau rouge ; le Journal du Locle (radical), après avoir blâmé la conduite de la police bernoise, ajouta : « Il faut espérer que l’incident de dimanche aura pour résultat une réclamation à l’autorité supérieure, qui voudra bien nous apprendre de quelle couleur doivent être les drapeaux et les opinions politiques pour trouver grâce et faveur devant elle et ses agents ».

Un journal religieux protestant, l’Union jurassienne, constata les progrès de l’Internationale et sa force morale. Parlant des « procédés sommaires » de la police à notre égard, il dit : « Il faudra mieux que cela pour vaincre l’audacieux parti qui menace de bouleverser la société et commence par mettre en question les bases mêmes sur lesquelles elle repose. Ne le cachons pas, ce parti est une puissance : tantôt nombreux et compact, tantôt épuisé et presque mourant, il reparaît et ressuscite, organisant ses sections, y établissant une discipline sévère, développant ses théories dans des conférences publiques, et, comme ces mystérieux fléaux qui s’avancent dans l’ombre, marchant, avec une confiance et une conviction qui manquent à bien d’autres, à la conquête de l’avenir. »

La Tagwacht nous traita en ennemis. Le Bulletin parle en ces termes de l’attitude de ce journal :

Le premier numéro de la Tagwacht qui a paru après l’affaire du 18 mars contenait, en tête du journal, un court résumé des événements, suivi de l’observation suivante, sur laquelle une main indicatrice appelait l’attention spéciale du lecteur :

« ——> Les sections bernoises du Schweizerischer Arbeiterbund n’ont pas pris part à ce scandale, et elles ont célébré le 18 mars le soir, dans un autre local. »

Ne craignez rien, digne rédacteur de la Tagwacht, il n’y a pas de risque que l’on confonde vous et les vôtres avec les véritables socialistes.


Dans son numéro du 31 mars, revenant sur ce sujet, la Tagwacht se moqua de ce qu’elle appelait « les démonstrations insensées de la rue, dont l’issue peut être prévue par toute personne raisonnable (unsinnige Strassendemonstrationen, deren Ausgang von jedem Vernünftigen vorausgesehen werden kann) ».

Le Vorwärts, lui, parla au contraire de nous avec sympathie[167]. Le Bulletin cita et commenta en ces termes son appréciation des faits :


Le Vorwärts de Leipzig s’exprime comme suit, dans son numéro du 30 mars, à propos de la manifestation de Berne :

« À l’occasion de la fête du 18 mars, il y a eu de nouveau à Berne de honteux excès de la part de la police et de la clique des défenseurs de l’ordre [Ordnungspöbel). Nous avons différé jusqu’à présent d’en parler, parce que les nouvelles étaient très contradictoires. Mais maintenant il est bien constaté que nos camarades de la tendance bakouniste (unsere Parteigenossen bakunisticher Richtung) étaient complètement dans leur droit, et qu’on ne peut pas leur faire le moindre reproche [und dass sie auch nicht der entfernteste Vorwurf treffen kann). Nous tenons à faire cette déclaration, parce que certains adversaires essaient de séparer de la nôtre la cause des socialistes qui ont été à Berne les victimes d’un brutal attentat ( Wir erklären dies ausdrücklich, weil man gegnerischerseits den Versuch macht, die Sache der Sozialisten, welche in Bern das Opfer eines pöbelhaften Attentats geworden sind, von der unsrigen zu trennen). »

Voilà le langage que nous aurions voulu voir tenir à l’organe de l’Arbeiterbund ; mais, bien loin de faire une semblable déclaration de solidarité, la Tagwacht a tenu à séparer publiquement et nettement notre cause de la sienne.

Le Vorwärts nous appelle « unsere Parteigenossen bakunistischer Richtung » ; la Tagwacht nous traite en ennemis.

Nous constatons une fois de plus qu’il y a, entre les socialistes de l’Allemagne et ceux de l’Arbeiterbund, une différence bien tranchée.


Voici encore quelques entrefilets du Bulletin, du 1er avril au 20 mai, relatifs à la manifestation :


L’Arbeiter-Zeitung du 25 mars insiste, et avec raison, sur deux détails caractéristiques qui prouvent jusqu’à l’évidence que la population de Berne n’était point, dans sa masse, hostile au drapeau rouge, et qu’en tout cas elle ne songeait nullement à une agression :

1° Lorsque le train de Zürich arriva, le délégué qui portait le drapeau venu de cette ville put traverser seul la foule curieuse amassée devant la gare, sans recevoir la moindre insulte ;

2° Après la bagarre, les trois compagnons qui avaient repris le drapeau de Zürich[168] firent seuls le trajet de la gare jusqu’au restaurant Jeangros (dix minutes environ), au milieu d’une foule considérable, tout le long de la Länggasse ; et la bannière déployée qu’ils portaient ne leur attira pas la moindre attaque, pas la moindre injure de la part du public.

Une enquête judiciaire s’instruit sur les événements du 18 mars à Berne. Plusieurs de nos compagnons ont été appelés devant un juge d’instruction, chacun dans son canton respectif. Comme on le verra plus loin, ceux des membres de la Fédération ouvrière du district de Courtelary qui se trouvaient à Berne le 18 mars, et qui ont participé à la défense du drapeau rouge contre l’agression de la police, ont décidé de demander tous à être compris dans le procès qui se prépare.

Voici ce que dit la constitution du canton de Berne, du 13 juillet 1846, à l’article 76 :

« La liberté de communiquer ses pensées par paroles, par écrit, par la presse, et par des emblèmes, est garantie.

« La loi détermine les peines qu’entraînent les abus de cette liberté.

« La censure ou toute autre mesure préventive est à jamais interdite. »

On nous écrit de Saint-Imier :

« La Fédération du district de Courtelary, réunie en assemblée générale le 2 avril, a résolu de donner son approbation à la manifestation du 18 mars à Berne, et de se déclarer solidaire des conséquences qui peuvent résulter de cette manifestation.

« Deux de nos compagnons ont été appelés devant le juge d’instruction du district de Courtelary, pour être entendus à propos des faits qui ont eu lieu le 18 mars à Berne.

« Après cet interrogatoire, les membres de notre Fédération qui ont pris part à la manifestation ont résolu d’adresser à M. le juge d’instruction une lettre par laquelle ils l’informent de leur participation à cette manifestation et demandent à être compris dans l’enquête et éventuellement dans le procès ouvert à propos de cette affaire. »

Des Suisses de différents cantons, membres des Sections de Berne, viennent, par une lettre adressée au juge d’instruction de Berne, de se déclarer solidaires de leurs camarades accusés, et demandent à être poursuivis.

Le compagnon Deiber[169], apprenant qu’un de ses amis était accusé, pour les affaires du 18 mars, d’avoir frappé l’inspecteur de police M. de Werdt, vient d’écrire au juge pour être appelé devant lui. Appelé, il s’est aussi dit solidaire de ses camarades, et a déclaré que c’est lui qui a frappé l’inspecteur.

Les tribunaux bourgeois ont rarement vu de semblables coupables et de pareils accusés.

Le procès intenté aux internationaux jurassiens à propos de la manifestation du 18 mars à Berne est encore dans les limbes de l’enquête. La Tagespost, journal libéral de Berne, publiait à ce sujet, le 13 mai, les lignes suivantes :

« On annonce que le juge d’instruction de Berne n’a pas encore pu achever l’enquête sur l’affaire du drapeau rouge, parce que tous les jours des membres de la Fédération jurassienne continuent à se dénoncer volontairement comme coupables. Cela montre combien ces gens sont exaltés, et comme ils aspirent à la couronne du martyre. »

La couronne du martyre n’a rien à voir là-dedans ; les internationaux du Jura font acte de solidarité, voilà tout[170].

Pendant que les autorités républicaines du canton de Berne prétendent dénier aux socialistes le droit d’arborer le drapeau de leur parti, on fait librement dans la Belgique monarchique et cléricale ce qui est interdit à Berne.

À l’occasion du Congrès ouvrier belge de Gand, qui a eu lieu le dimanche de Pâques, un cortège de dix mille ouvriers a parcouru les rues de la vieille cité gantoise, drapeau rouge en tête, et personne n’a songé à contester aux manifestants le droit d’arborer la couleur qui leur est chère.

Oh, nos sublimes libertés républicaines !


Voici mon sentiment personnel sur le résultat produit par la manifestation de Berne, tel que je le retrouve dans une lettre écrite par moi de Neuchâtel à Kropotkine le 27 mars :


Ici, l’impression produite par l’affaire de Berne me semble plutôt mauvaise que bonne ; cela paraît avoir intimidé plusieurs de nos membres. Quant aux Allemands de l’Arbeiterbund, ils jettent feu et flamme contre nous ; ils ne regrettent qu’une chose, c’est qu’on ne nous ait pas tous sabrés à Berne comme nous le méritions.

Théoriquement, je doute qu’avec une population comme la nôtre, des manifestations de ce genre aident à la propagande. À Neuchâtel, du moins, elles nous font plutôt reperdre le peu de terrain que nous avions gagné. Il est vrai que ce terrain était si peu sûr, que ce n’est pas grand dommage.


Robin, de son côté, le 20 mars, écrivait de Woolwich ce qui suit à Kropotkine, avec lequel il s’était lié pendant le séjour de celui-ci à Londres :


Nous attendons avec impatience de vos nouvelles[171]. J’espère bien en recevoir autrement que par le Bulletin, qui nous arrivera mardi ou mercredi prochain. J’ai lu la dépêche du Times[172], que j’ai envoyée à Guillaume avec un bout de copie et tout ce qui n’est pas annonce dans l’Industrial Review, me figurant que vous seriez encore à Neuchâtel. J’ai peur surtout pour Guillaume, qui est bien connu, qui doit être la bête noire des bourgeois et sans doute spécialement signalé aux gendarmes et aux vauriens auxquels vous aurez eu affaire. Dites-lui, quand vous le verrez, toute ma sympathie, et soyez notre intermédiaire puisqu’il est malade et écrasé par la besogne. J’espère cependant que ses névralgies ne durent pas...


Le 2 avril, Robin écrivait de nouveau :


Malgré votre enthousiasme, de votre récit, de celui du Bulletin, et de celui du Radical (que je vous envoie), il résulte pour moi une impression pénible. Bien des détails de la mise en scène me choquent... c’est difficile à écrire et peut-être très présomptueux de la part d’un animal aussi loin de la lutte que je le suis. Vous savez que je ne suis pas à priori pour la théorie des émeutes de détail ; leur succès pourrait seul me convaincre, et je ne vois pas le succès dans le cas actuel... Tenez, je n’aime pas ces réclamations paisibles à un préfet à qui, dans une révolution sérieuse, on aurait, le pistolet sur la tempe, fait rendre ses prisonniers, et à qui on aurait restitué avec gros intérêts les coups de bottes que les autres avaient reçus, et ces coups de sabre auxquels il est heureux, dites-vous, qu’on n’ait pas répondu par des coups de revolver ! Enfin tant mieux si je me trompe, si cela fait un effet utile pour la propagande ; mais je crains que beaucoup ne voient dans cette affaire qu’une rixe, une poussée, une bagarre, là où il fallait une vraie bataille révolutionnaire ou rien.


Une lettre de Brousse à Kropotkine, du 6 avril, donne un autre son de cloche :


J’ai mis, mon cher ami, un certain retard à répondre à votre lettre du 29 mars. Vous ne m’en voudrez pas si vous réfléchissez à l’avalanche d’affaires qui depuis le 18 mars me croule sur la nuque. La propagande commence à se dessiner à Berne, et en somme nous devons être assez satisfaits. D’abord l’impression générale est bonne. Dès le mardi 20 nous sommes allés dans un café que les ouvriers du pays fréquentent chanter le Drapeau rouge, et des applaudissements assez fournis nous ont accueillis ; nous sommes allés ensuite au café fréquenté par les bourgeois : ils chuchotaient à voix basse et semblaient terrifiés. Nous avons donc inspiré aux gros bonnets de la bourgeoisie une terreur salutaire et conquis les sympathies de la masse[173]. Passons à la réalisation pratique de la propagande du 18 mars à Berne. Tandis que la Section de langue française a littéralement doublé le nombre de ses membres (plus de quinze Vaudois ou Fribourgeois se sont inscrits), le Sozialdemokratischer Verein a conquis à peine quelques élément nouveaux, deux ou trois[174]. Pour les ouvriers allemands, le fruit de notre affaire se borne à une assez vague sympathie ; pour les Velches, c’est un véritable enthousiasme. L’effet produit en France est bon, très bon.


Si les rodomontades de Brousse font sourire, il faudrait se garder, toutefois, de tomber dans un autre extrême, et de ne voir, comme la Tagwacht, dans la manifestation de Berne qu’une démonstration vaine et stérile, qu’un enfantillage. On constatera, par le contenu de l’article suivant du Bulletin (22 avril), que le résultat produit dans les sphères gouvernementales pouvait être envisagé comme un réel succès pour l’Internationale, et que j’avais eu tort, dans la réunion privée de la Chaux-de-Fonds, de me montrer trop sceptique :


La manifestation de Berne, toute « puérile » qu’elle ait pu paraître à certaines personnes, a eu pour résultat de faire comprendre à nos adversaires bourgeois que le socialisme est une puissance avec laquelle il faut compter. Dans nos sphères officielles, on affectait d’ignorer l’Internationale ; il était de bon ton, parmi nos hommes politiques, de feindre de ne pas la prendre au sérieux. Et maintenant, quel changement ! Le Grand-Conseil du canton de Berne se réunit le 9 avril, et le président de ce corps[175] ouvre la session législative par un discours dans lequel il consacre aux socialistes un paragraphe spécial, que voici :

« Il est un point sur lequel nous désirons qu’on tienne ferme avant tout dans ce temps-ci : le gouvernement doit, ainsi qu’il l’a fait jusqu’ici à la presque unanimité[176], s’appuyer sur les sympathies et le bon sens de cette partie de la population qui travaille honnêtement, et non pas sur les idées déplorables et malsaines d’une classe qui heureusement n’est pas fortement représentée dans notre canton, et qui veut fonder son existence sur les ruines des institutions actuelles et vivre heureuse sans travailler. »

Voilà donc, chose inouïe chez nous précédemment, l’Internationale jugée digne de figurer dans le « discours du trône » du président du Grand-Conseil bernois ! Et notez que ce représentant d’un peuple républicain parle du socialisme absolument dans le même style que l’empereur Guillaume ou les ministres du tsar.

Mais voici qui est bien plus significatif encore.

Un membre du Conseil d’État bernois, M. Frossard, s’était prononcé contre les mesures prises par la police le 18 mars. Ce libéralisme relatif a si fort irrité contre lui la majorité du Grand-Conseil, que M. Frossard s’est vu forcé d’offrir sa démission, laquelle a été immédiatement acceptée. La formule officielle par laquelle le Grand-Conseil accepte la démission d’un membre du gouvernement contient ces mots : « avec remerciements pour les services rendus ». Un membre de la majorité, un certain Gerber, a proposé de retrancher ces mots, et d’accepter la démission de M. Frossard sans remerciement aucun ; sur quoi le Grand-Conseil, par 50 voix contre 36, s’est déclaré de l’avis de M. Gerber.

Voilà donc un membre du gouvernement mis brutalement à la porte, pour le simple fait d’avoir blâmé la violation, commise par la police à l’égard des socialistes, des droits garantis par la constitution bernoise.

À quand la suppression de l’Internationale ?


À la suite de la manifestation du 18 mars à Berne, plusieurs ouvriers de cette ville furent congédiés par leurs patrons, pour le crime d’avoir accompagné le drapeau rouge. Une souscription fut ouverte, pour venir à leur aide, dans les colonnes du Bulletin et de l’Arbeiter-Zeitung ; en quelques semaines, elle produisit 221 fr. 05 ; après quoi elle fut close pour faire place, à la fin d’avril, à une souscription en faveur des internationalistes qui venaient d’être arrêtés en Italie (voir p. 190).


Dans toutes les sections de la Fédération jurassienne, des réunions particulières avaient eu lieu le 18 mars. Dans celle de Lausanne, Adolphe Clémence fit lecture de la préface d’un livre que Charles Beslay allait publier sur la Commune. Cette lecture provoqua, de la part des auditeurs et de Clémence lui-même, des commentaires que résuma une correspondance adressée au Bulletin : Beslay parlait, dans sa préface, d’une réconciliation entre le peuple et la bourgeoisie, comme de la condition nécessaire pour une réorganisation sociale ; l’Internationale ne croit pas à la possibilité de cette réconciliation : « Il n’y a aucune alliance possible — déclara Clémence — entre ceux qui ne produisent rien et détiennent ce qui ne leur appartient pas, et ceux qui travaillent sans pouvoir jamais s’appartenir eux-mêmes ». Charles Beslay répondit par une lettre qu’inséra le Bulletin (15 avril) ; il y disait : « S’il est un point d’honneur auquel nous tenons par dessus tout, nous autres socialistes, c’est celui qui nous porte à exposer librement, en pleine indépendance, au grand jour, les solutions que nous considérons comme vraies... À ce point de vue, j’ai le droit de dire que je me tiens dans la ligne droite de l’Internationale, qui discute sans imposer aucun joug, qui cherche sans enchaîner les esprits... Trouver une loi nouvelle, trouver un nouveau contrat entre le travail et le capital, voilà manifestement et de toute évidence la solution du problème et la voie à suivre. Pour vous, cette solution n’existe que dans l’appropriation collective du capital et la négation de l’élément qui détient injustement le produit du travail... Mais le communisme est fondamentalement irréalisable, comme organisation sociale : il n’a jamais existé dans le passé, et rien ne le montre possible dans le présent. » La Section de Lausanne répliqua (Bulletin des 29 avril et 6 mai) par l’exposé des idées économiques et sociales de ses membres ; repoussant toute conception communiste autoritaire et étatiste, ils préconisaient le principe de l’équivalence des fonctions, la constitution de groupes communaux, régionaux, nationaux et internationaux, subdivisés eux-mêmes en groupes de producteurs et de consommateurs, et l’organisation d’un vaste système d’assurances fédéralisées.


En France, il y eut commémoration, en de nombreuses réunions privées, de l’anniversaire de la révolution communaliste. On lit dans le Bulletin (25 mars) :


L’anniversaire du 18 mars a été célébré à Paris par plusieurs banquets clandestins, la police ayant interdit ceux qui avaient été publiquement annoncés. Le Radical (successeur des Droits de l’homme), répondant à la Liberté qui prétendait qu’aucun banquet n’avait eu lieu, dit :

« Nous nous contentons de répondre que, outre les deux banquets interdits, trois autres, à l’un desquels cent cinquante personnes étaient présentes, ont eu lieu sans encombre ; quant à dire où, la Liberté ne nous croit vraisemblablement pas assez naïfs pour cela. »

En outre, un correspondant du Radical lui écrit de Montpellier en date du 19 mars :

« Hier ont eu lieu dans notre ville un certain nombre de banquets, qui se sont tous terminés aux cris de : Vive l’amnistie !

« La plupart des convives portaient l’immortelle rouge à la boutonnière.

« Mêmes manifestations à Cette et à Béziers. Les baraquettes où se sont réunis les républicains socialistes de la première de ces communes étaient pavoisées. »

Nous savons, par nos renseignements particuliers, que dans un très grand nombre d’autres localités ont eu lieu des réunions privées pour commémorer le 18 mars.


La manifestation de Berne trouva un écho dans plusieurs parties de la France, comme l’avait écrit Brousse à Kropotkine. Dans le Bulletin du 20 mai, on lit ceci : « Deux Sections françaises de l’Internationale (E, 1, et J, 1) viennent d’adresser à la Fédération jurassienne des lettres de félicitation au sujet de son attitude dans l’affaire du drapeau rouge à Berne ».




XII


Des derniers jours de mars au milieu de juillet 1877.


Pour les choses que j’ai à raconter dans ce chapitre, il me faudra renoncer à parler des divers pays séparément et successivement. Les faits s’enchevêtrent, et la répercussion s’en fait sentir aussitôt d’un pays à l’autre : je les relaterai dans l’ordre où ils se présentent, avec leurs contre-coups internationaux.

On a vu (pages 121-122) qu’une tentative faite en décembre 1876, dans une conférence tenue à Bruxelles, pour constituer, en dehors de l’Internationale, une Union ouvrière belge, n’avait pas donné de résultats, à cause de l’intransigeance des Flamands. Mais la tentative fut reprise aux printemps de 1877 : un Congrès ouvrier fut convoqué à Gand pour le 1er avril, et les délégués des associations wallonnes s’y rendirent aussi bien que ceux des associations flamandes. La tactique des Flamands, qui voulaient absolument faire de la politique parlementaire, ne plaisait pas aux Wallons ; mais ceux-ci estimaient qu’il fallait faire les plus grands efforts pour conserver, en Belgique, l’unité du mouvement ouvrier : aussi se montraient -ils pleins de tolérance, ne demandant aux Flamands qu’une chose, de ne pas leur imposer une ligne de conduite qui leur était antipathique, et se déclarant prêts à reconnaître le droit des Flamands à choisir leur méthode de lutte. Un délégué de Verviers, Fluse, avec lequel nous étions en correspondance régulière[177], nous renseigna sur les délibérations de ce Congrès, et c’est de sa lettre que sont extraits les détails donnés par le compte-rendu suivant, que publia le Bulletin :


La plus importante des questions dont le Congrès eut à s’occuper était celle de la participation au mouvement politique. Tous les délégués flamands se sont prononcés pour l’affirmative. « Si nous ne faisons pas de la politique, disaient-ils, nous n’avons pas de motif pour nous associer, et notre mouvement, si beau, si grandiose, tombera à plat infailliblement ; en effet, les ouvriers flamands ne comprennent qu’une chose pour le moment : la revendication des droits politiques. » D’autre part, les délégués de Verviers ont contesté l’utilité de l’agitation politique : « Là où le suffrage universel existe, ont-ils dit, le pain est au même prix que là où il n’existe pas. La politique est un leurre. La Belgique a déjà vu des socialistes siéger dans son Parlement, témoins Castiau et De Polter ; et l’action parlementaire de ces députés est restée parfaitement inutile. »

Un débat s’est engagé au sujet du mouvement socialiste d’Allemagne, dont les délégués d’Anvers et de Gand vantaient l’excellence et les résultats, et qu’ils proposaient comme modèle à suivre. Aux objections de quelques délégués wallons, un délégué d’Anvers répondit en disant : « Vous ne connaissez pas le mouvement allemand. — Nous le connaissons parfaitement bien, répliquèrent les délégués de Verviers, nous l’avons étudié sous toutes ses faces, et c’est pour cela que nous ne voulons pas l’imiter. »

La discussion close, le président du Congrès, Van Beveren, de Gand, fit une proposition autoritaire qui devait obliger toutes les corporations à faire de la politique : du coup, il excluait par là dix-sept corporations représentées au Congrès. Mais il fut convenu que cette motion ne serait pas mentionnée ; Bertrand, de Bruxelles, dit : « Ceux qui ne veulent pas faire de la politique peuvent et doivent quand même faire partie de l’Union ouvrière belge, et c’est pourquoi je fais la proposition suivante : Le Congrès ouvrier belge reconnaît l’utilité de l’agitation ouvrière sur le terrain politique, et croit que toutes les associations ouvrières y adhérentes en comprendront la nécessité et y participeront ». La majorité se rallia à cette proposition.

Ensuite le Congrès décida que l’organisation qu’il avait pour mission de constituer définitivement prendrait le nom d’Union ouvrière socialiste belge.

Une vive discussion s’engagea sur les conditions d’admission dans l’Union ouvrière. Les délégués d’Anvers et de Gand voulaient que les bourgeois sympathiques au socialisme pussent en faire partie, parce que, disaient-ils, leur concours est précieux et souvent indispensable, et qu’en Allemagne, par exemple, Lassalle a rendu de très grands services à la classe ouvrière. Les délégués de Bruxelles et de Verviers demandèrent que l’élément ouvrier fût seul admis dans l’Union, et le Congrès se rallia à leur opinion, en votant une proposition de Fluse, de Verviers, ainsi conçue : « Nul ne pourra faire partie de l’Union ouvrière socialiste belge s’il n’est salarié ».

Le Congrès n’ayant pas eu le temps de discuter les statuts de l’Union, cette discussion sera reprise dans un prochain Congrès, qui aura lieu [en juin] à Bruxelles.


Nos adversaires, à Zürich et à Leipzig, ne comprirent pas d’abord la véritable signification des votes du Congrès de Gand ; ils ne se doutèrent pas que leurs amis, les politiciens flamands, y avaient été battus. La Tagwacht et le Vorwärts publièrent des commentaires que le Bulletin dut rectifier ; il le fit en ce termes (29 avril) :


La Tagwacht, en rendant compte du Congrès de Gand, est tombée dans une méprise bien divertissante. À propos de la décision du Congrès qui stipule que « nul ne pourra faire partie de l’Union ouvrière socialiste belge, s’il n’est salarié », le journal de M. Greulich dit que, par cette résolution, le Congrès a voulu fermer la porte « aux braillards anarchistes qui n’appartiennent pas à la classe ouvrière ». Or, voici les faits réels : La résolution en question a été proposée par un anarchiste[178], Fluse, délégué de Verviers, dans l’intention expresse, comme il l’a dit lui-même, d’éloigner les intrigants bourgeois qui cherchent à entraîner les ouvriers sur le terrain de la politique parlementaire pour se faire d’eux un marche-pied à leur ambition. Par contre, la proposition a été combattue par les délégués flamands, dont elle dérangeait les projets. On le voit donc : bien loin d’être dirigée contre les anarchistes, la résolution a été proposée par un délégué de Verviers qui avait mandat exprès de voter contre la participation à la politique bourgeoise.

Le Vorwärts a fait suivre la correspondance peu claire qu’il a publiée sur le Congrès de Gand d’une note qui prouve que sa rédaction n’a pas compris le véritable sens du vote du Congrès relativement à la politique. [Le Bulletin rappelle les explications données dans la lettre de Fluse relativement à la proposition de Van Beveren et à celle de Bertrand, et ajoute ensuite :] Ainsi la proposition de Bertrand, bien loin d’avoir été, comme le prétend le Vorwärts, « une défaite complète pour les abstentionnistes », a été une défaite pour les politiciens flamands qui voulaient rendre l’action politique obligatoire. N’ayant pas réussi à faire accepter la résolution Van Beveren, ils ont dû se contenter de celle de Bertrand, qui reconnaît aux abstentionnistes aussi bien qu’aux politiciens droit de cité dans l’Union ouvrière belge.

C’est si bien là la signification réelle du vote du Congrès de Gand, que le Mirabeau, malgré les sympathies avouées de la plupart de ses rédacteurs pour les politiciens, le reconnaît. Voici ce qu’on lit dans son numéro du 22 avril : « Malgré ses tactiques et ses expédients, le parti politique n’a pu aboutir qu’à ce vote piteux : « Le Congrès reconnaît l’utilité », etc. (Suit la reproduction de la proposition Bertrand). » Un vote piteux ! Voilà à quoi se réduit la victoire célébrée par le Vorwärts et la Tagwacht.


Les chefs flamands furent très mécontents des résolutions du Congrès de Gand. Ils résolurent de passer outre, et de convoquer pour la Pentecôte (20 mai), à Malines, un Congrès exclusivement flamand, où ils procéderaient à la fondation d’un « Parti démocrate socialiste belge ».

Je place ici une lettre que j’écrivais le 30 avril à Pierre Kropotkine pour lui dire mon sentiment sur la situation en Belgique :


Mon cher ami, après avoir lu le Mirabeau d’hier, l’idée m’était venue d’écrire à Fluse pour lui dire différentes choses. Mais j’ai réfléchi qu’il valait mieux que ces choses-là ne lui fussent pas dites par moi, et que vous seriez mieux placé pour le faire. Voici, en substance, ce que je voulais lui écrire :

D’abord, féliciter le Mirabeau d’avoir accueilli votre article[179], et exprimer le désir de voir ce journal, mieux rédigé, renoncer à certains collaborateurs, par exemple à ce stupide rodomont de Cluseret, qui s’est si mal conduit à Lyon et à Marseille en 1870. En même temps, demander qui est le collaborateur qui signe Saint-Thèse ; n’est-ce point Sellier sous un nouveau déguisement ?

En second lieu, parler du Congrès spécial que les Flamands, mécontents de ce que la politique n’a pas été rendue obligatoire au Congrès de Gand, vont convoquer[180]. Et j’aurais fait ressortir ceci : On a dit aux Wallons : « L’union avec les Flamands est indispensable ; pour atteindre ce but, il faut faire des concessions » ; — et les Wallons ont fait concessions sur concessions, à ce point que le Mirabeau a entièrement changé de programme et qu’on ne le reconnaît plus. Et maintenant que les Wallons ont tout fait pour arriver à constituer l’Union ouvrière, qu’ils ont même beaucoup trop fait, voilà les Flamands qui ne sont pas encore contents, et qui déclarent vouloir faire bande à part ! Eh bien, qu’on les laisse donc aller ! Est-ce que les Wallons ont besoin des Flamands ? L’union avec les Flamands ne peut que paralyser le mouvement, le fausser, bien loin de lui donner de la vie. D’ailleurs, se figure-t-on que lorsque l’émancipation du travail se réalisera, ce sera dans le cadre de la Belgique politique actuelle, et qu’à cet effet Flamands et Wallons devront marcher d’accord pour tâcher d’avoir une majorité à la Chambre ? Non : l’émancipation sera le résultat d’une révolution partie de Paris ; au signal de cette révolution se lèveront les peuples et fragments de peuple qui ont le feu révolutionnaire : la Suisse française, la Belgique française ; quant aux Flamands, ils feront comme les Suisses allemands[181] ; ils nous regarderont tranquillement nous battre.

Qu’on cesse donc de prêcher aux ouvriers belges l’union entre Wallons et Flamands comme l’unique moyen de salut. Sans doute, cette union sera bonne, si elle peut se faire sans que le parti révolutionnaire soit obligé de sacrifier son programme, et si elle a pour résultat de faire progresser les Flamands ; mais il ne faut pas crier : Union à tout prix ! La lettre de Louis Bertrand, dans le Mirabeau d’hier, montre qu’il y a des gens qui sont tellement entichés de cette union avec les Flamands, qu’ils sont prêts à tout sacrifier pour cela, principes, dignité, etc. Cela résulte jusqu’à l’évidence des phrases entortillées par lesquelles il donne à entendre aux Flamands qu’ils ont eu tort de perdre patience, et que le Congrès de Bruxelles, en juin, leur fera la concession que n’a pas faite le Congrès de Gand.

Il faudrait faire sentir tout cela bien clairement à Fluse ; lui faire comprendre que dans une alliance où on sacrifie ses principes, on ne gagne pas de la force, tout au contraire on en perd. Dès maintenant, les ouvriers wallons devraient dire résolument aux Flamands : « Organisez-vous comme vous l’entendrez, et laissez-nous nous organiser aussi à notre guise ». Cela n’empêcherait pas les deux organisations de vivre en paix et de s’entr’aider à l’occasion. Du reste, il me semble que la différence des langues empêchera toujours en Belgique une organisation unique d’exister sérieusement : si on voulait absolument créer cette organisation unique, l’un des deux éléments prendrait infailliblement le dessus et l’autre serait sacrifié : et celui qui serait sacrifié serait très probablement l’élément wallon.


Il y avait à Genève un groupe assez hétérogène de réfugiés français et de réfugiés russes, personnalités remuantes et susceptibles qui, tout en se disant de l’Internationale, boudaient plus ou moins la Fédération jurassienne. C’est ce groupe qui avait publié à la fin de 1876 l’almanach dont j’ai parlé p. 120. Lorsque Kropotkine vint en Suisse, il fit un voyage à Genève pour y voir quelques compatriotes : on chercha à le retenir dans cette ville, et à le prévenir contre les socialistes des Montagnes. Sa perspicacité lui fit bien vite démêler les causes vraies de certains mécontentements ; mais, avec son caractère bienveillant, il essaya d’abord de jouer le rôle de conciliateur. Son ami Lenz et lui avaient conçu le projet de publier un Dictionnaire socialiste, dans lequel serait expliquée la terminologie du socialisme, afin « de permettre à chacun de se rendre compte de la valeur historique et idéologique des mots qui composent cette terminologie » ; ce dictionnaire aurait contenu aussi des notices biographiques, un exposé des institutions sociales primitives des peuples, une étude des solutions de la question du travail, etc. Le groupe de propagande qui avait publié l’almanach patronna l’idée du dictionnaire, et lança, en mars 1877, un prospectus. Ce même groupe annonça, presque en même temps, l’intention de publier une revue mensuelle en langue française, qui devait paraître à l’imprimerie du Rabotnik. Ces projets éveillèrent chez quelques-uns, dans le Jura, des méfiances dont la nature est expliquée dans le passage suivant d’une lettre de Brousse à Kropotkine, du 6 avril :

« Il me reste à vous parler d’une chose dont nous causerons plus longuement, car j’espère aller sous peu à la Chaux-de-Fonds. Quelques amis de Genève, Kahn, Joukovsky, Ralli, etc., sont en train d’organiser une revue destinée à la Suisse et à la France ; une revue publique en Suisse et secrète en France ! C’est une machine dirigée, en Suisse, contre le Bulletin, en France contre nos amis. Ils m’avaient déjà parlé, d’abord, d’un almanach : j’y ai collaboré ; ensuite, d’un dictionnaire socialiste : je leur ai promis ma collaboration ; il s’agit maintenant d’une revue, demain il sera question d’un journal : je leur refuse catégoriquement et par lettre tout concours.

« Pensez-vous que le camarade russe [Lenz] que j’ai vu avec vous à la Chaux-de-Fonds, et ceux qui sont venus à Berne, donnent dans le piège sans y voir clair ? dans ce cas, vous nous rendriez un véritable service de les avertir. Seraient-ils capables de prêter leur concours à de semblables manœuvres, à une propagande théorique dans laquelle Gambon (Jacobin) écrit avec Reclus (anarchiste) et Lefrançais (De Paepiste) ? Serait-il impossible de les écarter de cette voie ? »

Brousse ne connaissait encore Kropotkine que fort peu : il s’adressa à moi pour savoir quels étaient exactement les sentiments de celui-ci. Voici un billet de moi à Kropotkine, du 13 avril, que je remis à Mlle Landsberg[182] pour lui servir d’introduction :

« Mon cher ami, Mlle Landsberg, étant venue ici pour affaires, m’a parlé de vous, et m’a demandé si vous étiez en relations de solidarité avec les Russes du Rabotnik. .le lui ai dit que non, et qu’au contraire vous vous sépariez d’eux nettement. Pour qu’elle puisse mieux juger de vos sentiments à leur égard, je l’ai engagée à aller vous voir en retournant à Berne. Je profite de l’occasion pour vous serrer cordialement la main. »

Dans une lettre du lendemain, je lui disais encore :

« Hier, Mlle Landsberg a dû aller vous voir, avec un mot de moi. Si je pouvais vous voir, je vous expliquerais beaucoup de choses, que du reste vous devez savoir, au moins en partie. Elle vous en aura dit quelques-unes. Quand vous verrez Brousse[183], parlez-lui aussi, et tâchez de vous expliquer à fond avec lui au sujet des hommes du Rabotnik, et au sujet de certains réfugiés français tels que Kahn et quelques autres. »

Il n’était pas inutile, je crois, de signaler en passant ces dissonances, — dont il sera encore parlé plus loin, — qui, en ce qui concerne les hommes du Rabotnik, remontaient au conflit de 1873 avec Bakounine, et, pour certains réfugiés de la Commune, avaient leur source dans des incompatihilités d’humeur ou des froissements d’amour-propre, plus encore que dans des dissidences doctrinales.

Il faut remarquer d’ailleurs que ces désaccords n’effleurèrent jamais les socialistes des Montagnes, entre lesquels l’entente demeura toujours complète.

Les réunions continuaient à se tenir, nombreuses et régulières, dans les sections, à la Chaux-de-Fonds, à Neuchâtel, à Berne, à Porrentruy ; le Val de Saint-Imier était le foyer le plus actif. On avait annoncé, pour le dimanche 25 mars, à Saint-Imier, une assemblée générale de toutes les sociétés ouvrières du district de Courtelary, convoquée par les comités réunis des diverses sociétés, avec cet ordre du jour : « Délibération sur le programme du parti ouvrier » : l’assemblée devait être suivie d’une soirée familière avec tombola : mais aucun compte-rendu de cette réunion ne se trouve au Bulletin. Il y eut ensuite, à Saint-Imier, le lundi 2 avril, une assemblée générale de la fédération du district de Courtelary, et le 9 avril une réunion publique de discussion, avec ce sujet à l’ordre du jour : « L’hygiène ».


Le mardi 10 avril, des dépêches publiées par les journaux quotidiens annoncèrent un mouvement insurrectionnel dans l’Italie méridionale. Brousse m’écrivit ce jour-là le billet que voici :


Je pense que tu as vu dans les journaux que nos amis d’Italie sont en campagne. En tout cas, voici ce que je sais : Près de Naples, province de Bénévent, deux bandes d’internationaux se sont montrées. L’une d’elles (30 hommes) a pris l’hôtel de ville d’un village, Pielino (?) près de Piedimonte d’Alife, et a brûlé les archives. Attaquée, elle a été, disent les feuilles bourgeoises, dispersée (pour moi, elle est allée se réunir plus loin ). On annonce que sûrement il y a des blessés de part et d’autre. Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’on annonce « qu’un certain Cafiero a été pris ». Ce n’est pas gai si c’est vrai ! Communique cette note aux amis de la Chaux-de-Fonds.

P. Brousse.


Il faut expliquer comment le mouvement insurrectionnel que nos amis italiens préparaient pour le mois de juin, s'était transformé brusquement en la prise d’armes prématurée et inattendue que le télégraphe venait de signaler.

J’ai parlé (p. 116) du concours qu’avait promis d’apporter au mouvement projeté l’ancien garibaldien Salvatore Farina, par l’intermédiaire duquel de nombreux paysans avaient été enrôlés. Il se trouva que cet homme était un traître. Il avait de grands besoins d’argent ; et, après en avoir tiré de nos camarades le plus qu’il put, il imagina de s’en faire donner aussi par le gouvernement italien. Il vendit donc au ministre Nicotera, qu’il avait connu autrefois, ce qu’il savait du complot, dénonça les paysans affiliés, qui furent tous arrêtés vers la fin de mars, puis disparut[184]. Les internationalistes qui étaient à la tête de l’organisation se tenaient sur leurs gardes ; ils réussirent à se mettre en sûreté, et la police ne put se saisir d’eux. Mais la trahison de Farina plaça nos amis en présence de cette alternative : ou bien abandonner complètement leur projet, ou bien, s’ils voulaient tout de même tenter quelque chose, agir sur-le-champ. La saison n’était pas encore assez avancée pour que les montagnes fussent praticables ; mais, d’autre part, si on attendait, on risquait, maintenant que l’éveil était donné, de voir tous les conjurés arrêtés l’un après l’autre. On opta donc pour l’action immédiate. Kraftchinsky (qui avait un passeport au nom de Roublef, négociant à Kherson) se rendit au commencement d’avril, avec la jeune femme russe dont je ne sais pas le nom (voir p. 117), à San Lupo, bourgade de la province de Bénévent, et y loua une maison destinée à servir de dépôt d’armes ; et avis fut donné aux affidés des diverses régions de l’Italie d’avoir à se rendre immédiatement à San Lupo pour s’y équiper. Le 5 avril, la police, trouvant suspectes les allées et venues d’un certain nombre d’inconnus dans la petite bourgade, tenta d’arrêter quelques-uns des internationalistes qui venaient d’y arriver : des coups de fusil furent échangés, et la bande des révolutionnaires, avant d’avoir pu s’organiser complètement, dut s’éloigner et prendre la campagne. Telles sont les circonstances d’où sortit cette invraisemblable expédition, coup de tête juvénile d’une poignée d’intrépides. Nous n’avions pas été tenus au courant de ces choses, on ne nous avait pas communiqué la résolution précipitamment prise, et nous ignorions absolument tout de ce qui venait de se passer.

Je reproduirai, ici et plus loin, dans l’ordre où le Bulletin les publia, les nouvelles, fausses et vraies, ainsi que les appréciations des amis et des ennemis.

On lit ce qui suit dans le Bulletin du 15 avril :

« Il paraît, d’après les journaux, qu’un mouvement socialiste armé a éclaté dans la province de Bénévent (ancien royaume de Naples), au cœur même des Apennins. N’ayant reçu jusqu’à présent de nos correspondants d’Italie aucun renseignement direct, nous ne pouvons que reproduire, sous toutes réserves, les nouvelles données par la presse bourgeoise.

« Les dépêches du 9 courant disaient que c’était à Cerreto, province de Bénévent, que les internationaux armés avaient fait leur apparition, et qu’ils s’étaient divisés en deux bandes. L’une de ces bandes, forte d’une trentaine d’hommes, et commandée par Cafiero, serait entrée le 8 dans le petit bourg de Letino, près de Piedimonte d’Alife, [province de Caserte,] aurait occupé la mairie et mis le feu aux archives. L’Opinione annonçait que cette bande avait été ensuite mise en déroute, et qu’on lui avait fait plusieurs prisonniers, parmi lesquels son chef Cafiero.

« En outre, la police, disait-on, aurait arrêté le 8, à Pontemolle près de Rome, dix-huit internationaux qui paraissaient vouloir se former en bande et tenir la campagne.

« Le lendemain, la nouvelle donnée par l’Opinione, que la bande apparue à Cerreto avait été défaite, était démentie,

» L’Italie annonçait, le 10, que cette bande, après avoir brûlé les archives de Letino, était allée à Gallo, où elle a pillé la caisse du percepteur et brûlé la maison commune ; elle s’est ensuite dirigée sur Capriati ; mais, la population ayant pris les armes pour lui résister, les insurgés se sont retirés.

» Outre Cafiero, disent les dépêches du 10, Malatesta et Ceccarelli font aussi partie de cette bande. Elle a cherché à faire des recrues en offrant de l’argent (???), mais personne n’a voulu se joindre à elle (???). La force publique garde tous les passages, et il est impossible que la bande s’échappe (???).

« Une dépêche de Milan, du 13, nous annonce que l’agitation augmente, que les bandes comptent actuellement des centaines d’hommes, et que des troupes sont envoyées contre elles sous le commandement du général de Sauzet. Une autre dépêche prétend que la bande de Cerreto serait capturée.

« Nous engageons nos lecteurs à se méfier de toutes les nouvelles que pourra apporter le télégraphe, et à attendre, pour se former un jugement, que des renseignements sérieux et dignes de foi nous soient parvenus. »


Tandis que j’étais sous le coup de l’émotion produite par ces nouvelles, Brousse fut victime, chez moi. d’un grave accident qui aurait pu avoir des suites fatales. Il avait fait le 14 avril, à Saint-Imier, une conférence sur « le 18 mars à Berne ». Le lendemain dimanche, il était allé à la Chaux-de-Fonds, et y avait répété sa conférence dans la grande salle de l’hôtel de ville, devant un auditoire qui comptait beaucoup d’ouvriers de langue allemande, membres du Demokratischer Verein ; la conférence fut traduite en allemand, après quoi une intéressante discussion s’engagea dans les deux langues. « L’heure étant avancée, un membre de l’Internationale annonça qu’une prochaine séance publique de la Section serait spécialement consacrée à exposer et à discuter, devant nos amis allemands, les principes défendus par la Fédération jurassienne. » Le lundi après-midi 16, Brousse arriva à Neuchâtel, où il devait, le soir, faire une troisième fois sa conférence, au Cercle des ouvriers ; Kropotkine l’avait accompagné. Mais pendant qu’ils étaient chez moi, Brousse fut pris d’une hémorragie nasale (il y était sujet, lorsqu’il se trouvait fatigué par les veilles et le surmenage), que nous eûmes beaucoup de peine à arrêter. Il nous parut prudent de renoncer à la conférence du soir ; j’exhortai Brousse à rentrer à Berne, et, suivant mon conseil, il prit avec Kropotkine le chemin de la gare. Mais quelques minutes plus tard, tous deux sonnaient de nouveau à ma porte : l’hémorragie venait de recommencer de plus belle. Brousse nous dit que, lorsque le saignement de nez ne s’arrêtait pas spontanément, il avait recours à un enveloppement de tout le corps dans un drap mouillé, moyen infaillible, affirmait-il. Nous lui appliquâmes ce remède héroïque, qui cette fois se montra impuissant ; l’hémorragie persistait. Très inquiet, je courus chercher un médecin : celui-ci (c’était le vieux Dr Reynier) fit mettre le malade au lit, et essaya sans succès, pendant des heures, d’arrêter le sang par divers moyens ; il annonça enfin qu’il allait être obligé de procéder au tamponnement des narines. Pendant que nous préparions, Kropotkine et moi, aidés de ma femme, les tampons de coton, attachés à des ficelles, le sang cessa enfin de couler, et l’on put renoncer à l’emploi de cette ressource suprême. Mais la situation restait critique ; un rien, un mouvement, une toux légère, une parole, pouvait détacher les caillots, et ramener l’hémorragie. La nuit était venue, et le pauvre Brousse, épuisé par la perte de son sang, aurait voulu s’assoupir ; mais le médecin nous déclara qu’il faudrait absolument l’empêcher de dormir, parce que, pendant le sommeil, sa respiration détacherait certainement les caillots des narines ; il nous donna donc la barbare consigne de tenir le malade éveillé toute la nuit. Nous passâmes la nuit entière au chevet de Brousse, nous relayant d’heure en heure, Kropotkine et moi, pour surveiller sa respiration, et lui pinçant le bras pour l’empêcher de sommeiller, malgré la pitié que nous inspirait le martyre du patient. Enfin, au matin, le médecin revint ; il permit à Brousse de prendre du lait, et de dormir un peu durant la journée. Il fallut continuer à observer de grandes précautions pendant deux ou trois jours encore. Vers la fin de la semaine, le malade put commencer à se lever ; et le samedi 21 il était assez bien pour qu’il fût possible de le conduire en voiture à la gare, d’où, accompagné toujours par l’excellent Pierre, il prit le train pour Berne. Le lendemain ou le surlendemain, Kropotkine put le quitter et rentrer à la Chaux-de-Fonds.


Pendant la semaine que Brousse et Kropotkine avaient passée chez moi, j’avais reçu les premières nouvelles un peu détaillées du mouvement tenté par Cafiero, Malatesta et leurs amis, nouvelles contenues dans une lettre que m’écrivit Costa à la date du 14 avril. Mais Costa n’avait pas de renseignements directs et c’était dans les journaux qu’il avait puisé les détails qu’il m’envoyait. Voici sa lettre, que publia le Bulletin du 22 avril :

« Vous avez déjà lu dans les journaux que ces jours passés une bande armée de socialistes a fait son apparition dans une des provinces méridionales de l’Italie. Je voudrais pouvoir vous donner des renseignements précis sur ses faits et gestes ; mais il faut que je me contente de ce que rapportent les journaux bourgeois, en faisant la part de ce que leurs récits ont d’exagéré, de partial et de calomnieux.

« C’est à San Lupo (près de Cerreto, province de Bénévent), le 5 courant, que la bande s’est montrée pour la première fois ; mais, surprise prématurément et peut-être à l’improviste par les carabiniers, elle les a reçus par une décharge de coups de feu, qui en a blessé deux ; puis elle s’est retirée du côté des montagnes du Matèse.

« Je dis « prématurément et à l’improviste », car autrement je ne m’expliquerais pas la retraite de la bande vers les montagnes et la saisie de quelques armes opérées par les carabiniers sur le lieu même, — indice que d’autres compagnons devaient être attendus à cet endroit, probablement fixé pour le rendez-vous. Et, en effet, quatre des compagnons qui devaient s’y rendre ont été arrêtés peu après, dans les environs de Solopaca, tandis qu’ils étaient en route pour rejoindre la bande ; quatre autres furent arrêtés à Pontelandolfo.

« Ayant pris la route des montagnes, la bande pénétra ensuite [le 8] à Letino, province de Caserte, et y brûla les papiers qui composaient les archives communales. Voici comment un journal de Naples raconte cet événement :

« La bande ne comptait pas plus de trente hommes[185], et était commandée par Carlo Cafiero, Errico Malatesta et Cesare Ceccarelli.

« S’étant rendus à la maison commune, ils contraignirent le secrétaire à leur remettre tous les papiers qui s’y trouvaient, excepté ceux de la congrégation de charité, parce que ces derniers, dirent-ils, intéressaient le peuple. Ces papiers, ainsi que le portrait du roi, furent brûlés sur la place publique.

« L’un des trois chefs, Cafiero, parla ensuite au peuple pendant une heure environ, dans le sens de l’Internationale. Il parla contre les riches, contre l’impôt de la mouture, et autres choses du même genre. Cafiero n’a pas plus de trente ans[186] ; c’est un bel homme à la barbe châtaine, et il a produit une certaine impression.

« Il n’est pas le seul qui ait discouru ce jour-là. Un prêtre aussi, le signer Fortini, fut obligé de prêcher la fraternité évangélique[187].

« Dans l’auto-da-fé dont nous avons parlé, on devait brûler aussi les registres de l’étude d’un notaire ; mais on ne put mettre la main ni sur l’homme, ni sur ses papiers.

« Après tout cela, vint l’heure du dîner. Ceux qui composaient la bande se firent donner à manger, mais en payant tout. Puis la bande se mit en route pour la petite bourgade de Gallo. »

« Dans cette bourgade, les archives furent aussi brûlées, et l’argent qu’on trouva au bureau du receveur des impôts fut distribué au peuple,

« Il paraît que dans l’une de ces deux localités les bureaux du sel et du tabac furent envahis par les insurgés, et que le contenu en fut aussi distribué au peuple[188].

« Mais, dans l’intervalle, la police s’était donné beaucoup de mouvement ; et des détachements d’infanterie, des compagnies de bersagliers et des escadrons de cavalerie, outre les carabiniers, furent envoyés contre la bande.

« Ces dispositions militaires ne furent que trop bien couronnées de succès, car la bande, surprise dans une ferme, fut cernée, et ceux qui la composaient furent arrêtés au nombre de vingt-six, le soir du 11 avril, après avoir tenu la campagne pendant six jours[189].

« Ainsi, une fois de plus les armes de la bourgeoisie ont eu raison de nous... Quoique l’événement de Letino puisse paraître peu de chose, ce n’en est pas moins un fait d’une grande signification : en effet, c’est la première fois que, sans « décrets » et sans toute la mise en scène révolutionnaire habituelle, la révolution anarchique s’est affirmée sur le terrain de l’action.

« Vous ne pouvez vous imaginer quelles espérances cet événement avait fait naître dans notre camp ! quel désir ardent de la lutte ! et quelle frayeur dans la bourgeoisie ! On a fait des arrestations en masse à Rome, à Bologne, à Naples, à Florence ; dans beaucoup de localités on a pris des précautions aussi inusitées que si la révolution eût été aux portes.

« Malgré cela, tout n’est pas fini ; quelques débris de la bande parcourent encore les montagnes, et l’on entend partout comme une sourde rumeur de révolte.

« La semaine prochaine, je vous écrirai de nouveau pour vous donner d’autres détails. »


Il existait à Paris un journal que nous regardions comme sympathique à notre cause, et dans lequel écrivaient de temps à autre quelques-uns de nos amis : c’était le Radical. Quelle ne fut pas notre surprise et notre indignation de lire dans le Radical un article où Cafiero et Malatesta étaient insultés, et de constater que l’insulteur était Jules Guesde !

Je signalai l’incroyable article du Radical dans le Bulletin en ces termes :


M. Jules Guesde, collaborateur du Radical de Paris, raille agréablement les socialistes italiens qui ont osé, pour la première fois, tenter un mouvement sérieux et essayer de soulever les paysans contre leurs propriétaires et contre l’État. Il les appelle les fuyards de Cerreto, et cherche à faire croire que la majorité des socialistes d’Italie répudie toute solidarité avec eux.

« On sait — dit M. Guesde — que l’Internationale en Italie était depuis longtemps divisée en deux fractions, l’une aussi sérieuse, aussi ouvrière et aussi nombreuse, que l’autre laissait à désirer sous le double rapport du nombre et du sens, et que cette dernière seule s’était laissé entraîner à prendre la campagne. »

Ainsi, la Fédération italienne de l’Internationale, à laquelle appartiennent les insurgés, n’existe pas pour M. Guesde, ce n’est qu’un groupe insignifiant « qui laisse grandement à désirer sous le rapport du nombre et du sens » ; et il lui oppose une fraction « aussi sérieuse, aussi ouvrière et aussi nombreuse que l’autre l’est peu ».

Cette fraction sérieuse et ouvrière dont parle M. Guesde est si peu sérieuse et si peu ouvrière, que la Fédération italienne a dû la repousser, parce qu’elle ne se compose que d’intrigants vaniteux, de Messieurs qui tiennent des Congrès en gants noirs et en chapeau de soie, d’avocats et de journalistes en passe de devenir députés, formant une coterie dont M. Guesde doit se souvenir d’avoir fait partie lui-même durant son séjour en Italie.

Par une singulière contradiction, dans le numéro précédent du Radical, M. Guesde avait fait l’éloge des socialistes russes récemment condamnés, et les avait défendus contre le journal de M. Gambetta. La République française ayant raillé ces « princes » qui se font « ouvriers », ces « princesses qui se placent comme cuisinières », ces « filles nobles qui entrent dans des manufactures », etc., et les ayant traités de « pauvres personnages », de « gens de peu de cervelle », dont « les procédés, les projets dépassent en absurdité tout ce que le socialisme a pu produire ailleurs, et ce n’est pas peu dire ». — M. Guesde lui avait fort bien répondu : il avait mis en relief tout ce qu’il y a de sérieux et d’admirable dans un mouvement qui, pour employer ses propres paroles, « sous la formule Terre et Liberté, ne vise à rien de moins qu’à fonder la liberté sur la seule base qui en fasse une réalité : la restitution de la terre et de tous les instruments de travail à ceux qui les mettent en valeur ».

M. Guesde n’a pas compris, à ce qu’il paraît, que le mouvement des socialistes italiens est absolument identique à celui des socialistes russes ; il ne sait pas, semble-t-il, que tous deux sont également réprouvés par les socialistes parlementaires de l’école de Marx ; il ne voit pas que louer l’un et blâmer l’autre, c’est tomber dans une inconséquence qui n’est pas permise à un homme sérieux, et que l’écrivain du Radical injuriant les « fuyards de Cerreto » est aussi odieux que l’écrivain de la République française persiflant les « gens de peu de cervelle » que le gouvernement russe envoie aux travaux forcés.


Le Bulletin du 29 avril compléta le récit de Costa, publié dans son numéro du 22, par quelques renseignements supplémentaires, extraits, comme ceux de Costa lui-même, de la presse italienne :

« Voici les nouveaux détails que nous trouvons dans divers journaux italiens sur le mouvement insurrectionnel des internationaux. Naturellement, ces détails étant tous empruntés à des organes de la bourgeoisie, nous ne pouvons en garantir l’authenticité.

« Le 2 avril, un monsieur et une dame, que l’on prit à leur langage pour des Anglais[190], vinrent louer à San Lupo (bourgade de quinze cents habitants, près de Cerreto, dans la province de Bénévent, à l’extrémité orientale de la chaine de montagnes appelée les monts du Matèse) une petite maison, éloignée des habitations ; puis ils partirent, disant qu’ils reviendraient le 10 avril. Le lendemain soir arriva un char, portant deux grandes caisses, qui furent déposées dans le logement de la soi-disant famille anglaise[191]. En outre, des inconnus commencèrent à arriver isolément dans la localité, et prirent pour lieu de rendez-vous la taverne Jacobelli, à une portée de fusil de la bourgade. Cela donna l’éveil à la police. Le soir du 5, un détachement de carabiniers[192] rencontra, dans le voisinage de l’habitation des soi-disants Anglais, cinq individus qui voulurent s’éloigner lorsqu’ils aperçurent la force publique ; la patrouille les somma de faire halte ; ils répliquèrent par une décharge, qui blessa deux carabiniers.

« À ce moment, parait-il, la bande était en formation à quelque distance ; les cinq individus qui ont tiré sur les carabiniers étaient venus s’équiper au dépôt d’armes établi dans la maison louée par les époux « anglais », pour rejoindre ensuite leurs camarades.

« Après la fusillade, la bande, accompagnée de trois mulets portant les bagages, prit le chemin de la montagne, son intention n’étant point de tenter un mouvement à San Lupo même, qui n’était que son lieu de rendez-vous et d’organisation, mais de se jeter dans les montagnes et de courir le pays pour tâcher de soulever les paysans. Un inspecteur de police, accompagné de soldats et de sergents de ville, se rendit alors à la maisonnette : elle était déserte. On enfonça la porte, et on trouva des provisions de bouche, vingt-cinq fusils, des haches, des substances incendiaires, etc.

« Les internationaux qui devaient former la bande devaient arriver à San Lupo par petits groupes ou isolément. Il en résulta qu’une fois l’éveil donné, une partie de ceux qui n’avaient pas encore atteint le lieu du rendez-vous, et qui par conséquent n’avaient point d’armes, furent arrêtés chemin faisant, quatre dans le voisinage de Solopaca[193], et quatre autres à Pontelandolfo[194].

« Ces détails montrent clairement que la bande n’a pas eu le temps de s’organiser ; qu’elle a dû, l’éveil donné, quitter San Lupo avant de se trouver au complet ; que la rencontre avec les carabiniers a été le fait, non de la bande entière, mais de cinq hommes qui venaient de s’armer et qui s’éloignaient pour rejoindre leurs camarades ; et qu’il est ridicule de représenter la bande comme ayant « pris la fuite » (style de M. Guesde) après cette rencontre, puisque, en quittant San Lupo pour gagner les montagnes, elle ne faisait qu’exécuter un plan arrêté d’avance.

« Sur l’apparition de la bande à Letino et à Gallo (le dimanche 8, le troisième jour après le départ de San Lupo), nous n’avons pas de nouveaux détails. Au sujet de la fâcheuse issue de l’expédition, voici ce que nous écrit un international italien :

« La localité où a commencé le mouvement (San Lupo) offrait à nos amis certaines facilités pour s’armer et s’équiper ; mais la région de Letino et de Gallo, qu’ils traversèrent ensuite, ne présentait pas d’éléments favorables pour une insurrection, la province de Caserte (ou Terre de Labour) n’étant en aucune façon révolutionnaire. Ils avaient sans doute prévu cela, et ils ont tenté ensuite, en franchissant les monts du Matèse, de passer dans une province voisine (celle de Campobasso, dans les Abruzzes), où un soulèvement était certain[195] ; mais le gouvernement, qui avait compris leur idée, les enferma, par un grand déploiement de forces, dans un cercle de fer, dont il leur fut impossible de sortir, malgré une marche forcée de 56 kilomètres, accomplie dans une seule journée (celle du mercredi 11). »

« Les troupes qui ont surpris la bande, dans la nuit du 11 au 12, tandis qu’elle se trouvait dans une ferme sur la montagne, sont un bataillon du 50e régiment d’infanterie et un détachement du 5e de bersagliers. Nul journal ne donne le moindre détail sur cette surprise, qui reste jusqu’à présent inexplicable pour nous. Nous espérons que, lorsque la vérité sera connue sur la conduite de nos amis, elle réfutera victorieusement les injures que leur adresse une presse éhontée, au premier rang de laquelle se distingue le Povero de Palerme. »


La « presse éhontée », ce n’était pas — qui s’y fût attendu ? — la presse bourgeoise, laquelle se montra en général réservée, et même véridique ; c’étaient des journaux qui se disaient socialistes. Après le Radical, nous vîmes entrer en ligne le Vorwärts. Je copie ce qui suit dans le même numéro du Bulletin :


Le Vorwärts de Leipzig a publié sur le mouvement insurrectionnel italien l’étonnant entrefilet que voici :

« Les journaux bourgeois de tous les pays rapportent à propos de l’Italie une bourde des plus stupides (eine höchst einfältige Schirindefgeschichte). Les internationaux auraient fait une insurrection près de Rome. Le télégramme suivant, qu’on a pu lire dans presque tous les journaux allemands, est du plus haut comique : « La police a arrêté dimanche, à Pontemolle près de Rome, dix-huit membres de l’Internationale, qui paraissaient vouloir se former en bande ». La Vossische Zeitung est du reste assez honnête pour reconnaître que toute cette histoire est une manœuvre de police. Les gens arrêtés n’ont rien à faire avec l’Internationale, ce sont de simples malfaiteurs comme il s’en trouve continuellement en Italie pour se livrer au brigandage (es ist einfaches Raubgesindel, welches in Italien immerswährend sein Unwesen treibt). Le ministre Nicotera a dit lui-même que les émeutiers appartiennent aux classes les plus basses de la population ; or celles-ci, comme on le sait, se tiennent en Italie tout à fait à l’écart de l’Internationale. Ainsi, des mensonges, et toujours des mensonges, pour tâcher de calomnier ces rouges que l’on déteste. »

Voilà tout ce que le Vorwärts a dit à ses lecteurs, jusqu’à cette heure, sur les événements d’Italie. Et cet entrefilet a paru le 18 avril, alors que toute l’histoire de la bande de Letino, y compris les noms de Cafiero et de Malatesta, délégués au dernier Congrès international de Berne, avait déjà fait le tour de la presse. Après un tel monument d’ignorance ou de mauvaise foi, il faut tirer l’échelle.


Je crus devoir montrer — en regard des injures de certaine presse socialiste (!) — sur quel ton, bien différent, quelques organes de la bourgeoisie avaient parlé de nos amis emprisonnés, et je publiai ce qui suit :


Dans certains journaux radicaux ou soi-disant socialistes, quelques hommes, poussés uniquement par la haine personnelle, ont lancé les plus basses injures contre les socialistes italiens insurgés, et particulièrement contre nos amis Cafiero et Malatesta. À ces procédés ignobles, — l’injure contre des vaincus qui ont payé de leur personne, ce que n’ont jamais fait leurs insulteurs, — nous opposons, à la honte de ces journaux prétendus socialistes, deux extraits de journaux bourgeois, qui leur donneront une leçon de convenance et de pudeur.

Voici comment s’exprime, au sujet de Cafiero, le Giornale di Padova, reproduit par le Pungolo de Milan ;

« Carlo Cafiero est fils d’un riche propriétaire de Barletta. Il fit ses études à l’université de Naples. Mais, très jeune encore, il quitta l’Italie pour voyager dans presque toute l’Europe.

« Il séjourna longtemps en Suisse, où il donna toujours et généreusement l’hospitalité, dans une maison qu’il avait achetée, aux principaux internationalistes du monde entier, — et aux escrocs qui vivaient à ses dépens[196].

« Il fut en relations avec Marx, avec Jacoby, avec Bakounine et les hommes les plus connus de son école, particulièrement avec des socialistes russes.

« Il a un peu plus de trente ans : il est très distingué de manières, poli, doux, humain et généreux ; il parle bien l’anglais, le français et le russe[197] ; il professe des opinions si audacieuses, qu’elles ne pourraient être appliquées sans bouleverser les fondements de la société moderne. D’un caractère très résolu, c’est un homme de profondes convictions. »

Le correspondant italien des États-Unis d’Europe, journal paraissant à Genève, parle en ces termes des insurgés et de celui qui paraît avoir été à leur tête :

« La bande se composait, non de brigands, comme certains journaux prétendaient le faire croire, mais d’ouvriers et d’étudiants, tous conscients de ce qu’ils faisaient, mais illusionnés sur le résultat pratique de cette levée de boucliers.

« Ce mouvement paraît avoir été guidé par le citoyen Charles Cafiero, bien connu par ses opinions ultra-révolutionnaires, mais d’une honorabilité sans tache. M. Cafiero a sacrifié toute sa vie et une grande fortune à la cause du socialisme intransigeant[198]. Ami intime de Bakounine, dont il avait embrassé les doctrines, Cafiero a cru de son devoir de prendre l’initiative de l’action, quoiqu’il ne pût se faire illusion sur l’issue d’une pareille tentative. On peut ne point partager ses opinions, mais on doit respecter ceux qui paient de leur personne pour les soutenir, surtout lorsqu’ils sont vaincus et dans l’impossibilité de repousser les attaques et les calomnies dont une certaine presse se plaît à les accabler. »

Apprenez, Messieurs du Povero, du Vorwärts et du Radical, apprenez, en lisant le langage que nos ennemis tiennent en parlant de leurs ennemis, à rougir de vos procédés de polémique, et constatez que votre loyauté et votre délicatesse n’atteignent pas à celles d’un correspondant de la presse bourgeoise.

Il y avait encore, dans ce numéro du Bulletin, une nouvelle lettre de Costa, du 21 avril, que voici :

« Les socialistes qui composaient la bande insurgée sont détenus dans les prisons de Santa Maria Capua Vetere[199]. On croit que leur procès aura lieu très prochainement, le ministère voulant profiter de la panique que l’apparition de cette bande avait répandue dans la bourgeoisie, pour obtenir une condamnation solennelle. On a déjà exploité cette panique pour faire condamner à Florence quelques socialistes qui, assistant à une réunion publique contre le blasphème, organisée par des cléricaux, avaient protesté aux cris de « Vive l’Internationale ! vive le socialisme ! »

« Comme échantillon des mesures prises par la bourgeoisie terrifiée, je vous dirai qu’à Imola, par exemple, les soldats ne dormaient plus dans leurs casernes, mais campaient sur les places publiques, comme si la ville eût été en état de siège ; des patrouilles de carabiniers, d’agents de police, de soldats, parcouraient sans cesse la ville et les environs, allant parfois jusqu’à Dozza, petit village à sept milles de là, près des montagnes.

« De Forli on avait envoyé des soldats à Rocca San Casciano, craignant que des bandes armées ne pénétrassent de la Romagne en Toscane, ou vice-versa.

« À Bologne, beaucoup ont été arrêtés : quelques-uns ont été relâchés après avoir reçu l’ammonizione, d’autres ont été retenus en prison ; plusieurs ont réussi à échapper aux recherches. Jeudi soir 19 courant, on a fait des perquisitions au domicile de beaucoup de socialistes ; et les lâches qui nous gouvernent, croyant qu’une visite policière pouvait effrayer nos compagnons, voulaient les obliger à signer un papier par lequel ils auraient déclaré qu’ils ne faisaient pas partie ou qu’ils renonçaient à faire partie de l’Internationale.

« Les journaux publient un décret du gouvernement, qui déclare dissous toutes les sections et fédérations, cercles et groupes de l’Internationale, ordonne la fermeture de leurs locaux et la saisie des objets leur appartenant. Les journaux ont soin de nous informer en outre que les ministres ont été unanimes pour rendre ce décret, chose dont nous n’avons pas douté du reste.

« Nous voilà donc de nouveau hors la loi ; mais les socialistes italiens ne s’arrêteront pas pour cela, soyez-en certains. Les persécutions font l’office d’éperon.

« Aujourd’hui même doit être jugé définitivement, devant le tribunal de Pérouse, le procès pour contravention à l’ammonizione intenté à Costa. Ni lui ni son avocat ne pourront être présents ; Costa, recherché avec acharnement par la police, a dû se cacher ; et naturellement il sera condamné. »

Une lettre de Brousse à Kropotkine, du 1er mai, contient le passage suivant : « Nous aurons bientôt des nouvelles d’Italie, car je viens de recevoir une lettre de Costa qui m’annonce sa venue à Berne ; nous verrons à nous arranger pour que vous causiez aussi avec lui ». Dans une autre lettre, sans date, écrite vers le 10 mai, il dit : « Costa est ici. Comme renseignements il n’en sait pas plus que nous, sinon que l’organisation en Italie ne sera en rien entamée par les choses de Bénévent[200] »


Revenant à la Fédération jurassienne, je note, le 28 avril et le 9 mai, des assemblées de la fédération du district de Courtelary ; en tête du Bulletin du 29 avril, l’annonce de la mise en interdit d’un atelier de menuiserie à Zürich, publiée à la demande de la corporation des ouvriers travaillant le bois (Holzarbeiter) ; et dans le même numéro, l’ouverture, sur l’initiative de la Section de langue française de Lausanne et de la Section allemande de propagande de Genève, d’une souscription en faveur des internationaux italiens arrêtés et de leurs familles.

Les élections triennales pour le renouvellement du Grand-Conseil neuchâtelois eurent lieu le dimanche 6 mai. À cette occasion, un correspondant de Neuchâtel fit remarquer qu’une partie des membres de la Section du Grütli de cette ville avaient voté ouvertement pour les candidats conservateurs : « Et voilà des hommes qui prétendent organiser chez nous un parti ouvrier, en concurrence avec l’Internationale ! » À la Chaux-de-Fonds, on n’avait pas renouvelé la comédie de la « Jeune République », au moyen de laquelle, en 1874, les agents des conservateurs ou verts avaient essayé d’enlever des voix à la liste radicale ; les faux socialistes avaient jeté le masque, et se faisaient sans le moindre déguisement les alliés des réactionnaires. « Les anciens coullerystes, — ces hommes qui ont combattu avec acharnement la Fédération jurassienne et les « bakounistes », et qui au Congrès de la Haye avaient envoyé un mandat de délégué, remis par Marx au blanquiste Vaillant et que celui-ci eut la loyauté de refuser, — les anciens coullerystes, disons-nous, ont marché ouvertement dans les rangs des conservateurs ; et leur chef Coullery figurait sur la liste verte. »

Le Bulletin du 13 mai 1877 publia à ce sujet l’article suivant, qui contient un document dont j’ai promis la reproduction (voir t. Ier, p. 62) :

À propos de M. Coullery, la presse radicale neuchâteloise a publié récemment un document authentique qui prouve que dès 1868 ce digne personnage était un agent du parti conservateur : c’est une lettre confidentielle adressée par Coullery à M.  Favarger, notaire à Neuchâtel[201]. L’original de cette lettre est déposé dans les bureaux du journal le Réveil [de Cernier] : en voici le contenu :

« Chaux-de-Fonds, 8 septembre 1868.
« Monsieur et ami,

« J’ai reçu votre lettre. Je vous remercie. Avez-vous déjà envoyé l’autre ?

« Je vous recommande le porteur de ces ligues, le citoyen D.-H. C’est un jeune homme très capable sous tous les rapports ; il rédige l’article de journal admirablement. Si l’Union libérale[202] n’est pas pourvue, il peut faire son affaire ; veuillez donc le présenter à ces Messieurs du Comité de rédaction.

« Le 12 je vous verrai.

« Votre dévoué
Pierre Coullery. »

Voilà donc quel était l’homme qui s’était coalisé, il y a quelques années, avec les meneurs du Temple-Unique à Genève (MM. Grosselin, Henri Perret, Outine, J.-Ph. Becker, etc.), pour combattre chez nous le parti socialiste révolutionnaire ! Voilà quel était l’homme qui, en avril 1870, dix-huit mois après avoir écrit la lettre qu’on vient de lire, siégeait encore parmi les délégués de l’Internationale autoritaire et marxiste, à ce Congrès de la Chaux-de-Fonds où la scission éclata !

Qui sait quelles révélations l’avenir nous réserve encore, au sujet d’autres personnages qui aujourd’hui, couverts d’un masque socialiste, continuent dans d’autres cantons une œuvre analogue à celle de Coullery[203] ?

On se rappelle que la Fédération jurassienne avait dû continuer à remplir pendant une nouvelle année encore, à la demande du Congrès de Berne, les fonctions de Bureau fédéral de l’Internationale ; le siège de ce Bureau fut placé dans la Section de la Chaux-de-Fonds, par une décision de la majorité des Sections jurassiennes, prise à la fin d’avril. Au commencement de mai, le Bureau fédéral adressa aux Fédérations régionales une circulaire relative au Congrès général à tenir en 1877 ; la voici :

Circulaire aux Fédérations régionales.
Compagnons,

L’article 4 des statuts généraux prévoit que le Congrès annuel de l’Association internationale des travailleurs doit se réunir le premier lundi de septembre ; l’article 8 ajoute que les questions que l’on désire placer à l’ordre du jour doivent être transmises, trois mois à l’avance, au Bureau fédéral.

En exécution de ces deux articles, nous invitons les Fédérations régionales :

1o À faire des propositions concernant le pays et la ville où doit se réunir le Congrès de cette année ;

2o À nous transmettre, avant la fin du mois courant, les questions qu’elles désirent voir figurer à l’ordre du jour de ce Congrès, afin que nous puissions les porter à la connaissance de toutes les Fédérations.

Salut et solidarité.

Les membres du Bureau fédéral permanent pour 1877 :
G. Albagès, peintre en bâtiment ; Aug. Spichiger, guillocheur ; Louis Pindy, fondeur, secrétaire-correspondant.

Chaux-de-Fonds (Suisse), 8 mai 1877.

Adresse : Louis Pindy, rue Fritz Courvoisier, 36, Chaux-de-Fonds, canton de Neuchâtel (Suisse).

On a vu qu’une « Société démocratique » de Patras avait fait parvenir une adresse de sympathie au Congrès de Berne. Un membre de cette association, Denys Ambelikopoulo, nous envoya au printemps de 1877 une « Étude sur le socialisme en Grèce », que nous publiâmes dans le Bulletin du 8 avril. Le mois suivant, une lettre de Patras nous apporta le programme de l’ « Union démocratique du Peuple » (Δημοκρατιϰοϛ Σὑνδεσμος τοῦ Λαοῦ, Dimokratikos Syndesmos tou Laou), que le Bulletin publia également. Ce programme disait :

« Considérant que de la pauvreté et de l’ignorance dérivent toutes les misères sociales ; que, par conséquent, l’émancipation du peuple de la pauvreté et de l’ignorance doit être le grand but de tous ceux qui veulent travailler sincèrement pour la patrie ; que l’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même ; considérant que cette émancipation dépend en grande partie de l’émancipation politique, basée sur notre histoire ;

« Nous avons fondé l’Union démocratique du peuple, afin de travailler unis pour la réalisation de la démocratie sur les bases suivantes : A. Pleine décentralisation et complète autonomie des communes ; B. Pleine liberté des individus ; C. Toute autorité doit disparaître devant la souveraineté du peuple.

« L’Union démocratique du Peuple regarde comme ses ennemis tous ceux qui veulent maintenir l’état actuel de la société ; elle reconnaît pour sa loi la Vérité, la Justice et la Morale ; elle accepte pour membres tous les groupes et les individus qui approuvent son programme. »

Cette tentative pour implanter l’Internationale sur le sol hellénique, avec des formes appropriées aux conditions spéciales du pays, devait bien vite, comme on le verra plus loin, attirer sur ses auteurs les rigueurs du gouvernement.


En tête du Bulletin du 22 avril se trouve un avis ainsi conçu :



Nous recevons le télégramme suivant de Lisbonne, 20 avril :

Les mouleurs de Lisbonne sont en grève. Veuillez aviser la Belgique et la France. — Gnecco.

Le Comité fédéral jurassien, qui remplit provisoirement les fonctions de Bureau fédéral de l’Internationale[204], a immédiatement fait parvenir cette nouvelle à ses correspondants de France et de Belgique, avec prière d’avertir les ouvriers mouleurs de ces deux pays de ne pas aller à Lisbonne.


L’envoi de ce télégramme par les socialistes portugais nous fut particulièrement sensible : nous y vîmes une preuve palpable que, malgré les divergences sur des questions d’organisation et de tactique, la solidarité dans la lutte économique pouvait être pratiquée, et nous sûmes gré au Comité de Lisbonne d’en avoir fourni la démonstration pratique.

Dans ce même numéro du Bulletin se lit cet autre article :


Danemark. — Les deux principaux meneurs du Parti socialiste danois, MM. Louis Pio et Paul Geleff, ont filé pour l’Amérique en emportant la caisse du parti et en laissant des dettes considérables. Voilà ce que disaient il y a quinze jours les journaux bourgeois. Bien que nous n’ayons jamais pris très au sérieux le mouvement socialiste danois, et que la personne de M. Louis Pio, en particulier, ne nous inspirât, d’après les renseignements que nous avaient donné des amis, qu’une très médiocre confiance, nous n’avons pas ajouté foi au premier abord à la nouvelle de la fuite de ces deux personnages. Mais la Tagwacht du 18 courant nous apporte la confirmation du fait, en ajoutant que le Vorwärts de Leipzig contient des détails relatifs à cette colossale escroquerie. Comme le Worwärts a cessé depuis le commencement de ce mois — nous ne savons pour quel motif — de nous envoyer le numéro d’échange[205], nous ne pouvons pas, pour le moment, communiquer à nos lecteurs les détails auxquels fait allusion la Tagwacht. Quoi qu’il en soit, les ouvriers danois sont punis par où ils ont péché : un parti qui se donne des chefs mérite d’être trahi et volé par eux.


Encore dans le même numéro, le Bulletin publiait pour la première fois une correspondance de Montevideo ; c’était une lettre écrite par le Comité de la « Société internationale des ouvriers ». On y lisait entr’autres : « Malgré la crise dont nous souffrons, les ouvriers de Montevideo continuent leur mouvement d’association. La société des ouvriers maçons et celle des charpentiers de rivière sont aujourd’hui des faits accomplis. Le 19 mars les ouvriers charpentiers se sont réunis ; à la suite de cette assemblée, ils ont décidé qu’une réunion de tous les ouvriers qui travaillent le bois aurait lieu prochainement pour créer une association qui, nous l’espérons, formera une section de notre Société. Nous recevons régulièrement le Bulletin, et nous avons bien reçu aussi le Compte-rendu du Congrès international de Berne. Nous vous prions de nous faire adresser quelque bon journal socialiste italien. Quant à des relations avec le Mexique, il ne nous est pas possible d’y songer pour le moment. Le seul but que notre Société puisse se proposer jusqu’à nouvel ordre, c’est de compléter l’organisation ouvrière dans la république de l’Uruguay. »

À la fin de mai, la Fédération espagnole fit parvenir aux autres Fédérations, par l’intermédiaire du Bureau fédéral, la proposition d’envoyer un délégué « pour propager les principes et l’organisation de l’Association internationale des travailleurs dans les républiques de l’Amérique du Sud » ; elle offrait de se charger des frais de cette délégation. Je ne me rappelle pas quelle suite fut donnée à cette idée.

Enfin, toujours dans le même numéro, il y avait une communication de la Communauté icarienne du comté de Corning, Iowa, États-Unis, qui proposait la fondation d’une association, l’Union sociale, destinée à mettre en rapport les uns avec les autres tous les groupes de toutes les écoles socialistes. Cette communication fut suivie d’une autre : une lettre, en date du 23 avril, du président de la Communauté icarienne, qui n’était autre que notre camarade Sauva, ancien délégué des sections américaines 2, 29 et 42 au Congrès de la Haye. La lettre accompagnait une brochure de propagande intitulée Icarie, — que le Bulletin analysa avec sympathie[206], — et s’achevait par ces mots qui nous firent grand plaisir :


Si ces quelques lignes tombent sous les yeux des compagnons Guillaume et Schwitzguébel, qu’ils reçoivent les félicitations de leur co-délégué au Congrès de la Haye pour la part qu’ils ont prise dans la célébration du 18 mars à Berne. Salut fraternel. A. Sauva, président de la Communauté icarienne.


Les députés socialistes allemands n’étaient pas encore assez nombreux au Reichstag pour pouvoir déposer des projets de loi : le règlement exigeait que les projets fussent signés par quinze membres, et les socialistes n’étaient que douze. Ils avaient dû en conséquence chercher des alliés pour signer avec eux, et ils en avaient trouvé : démocrates, ultramontains, et danois. Mais les projets qu’ils présentèrent n’avaient aucune chance d’être adoptés, de l’aveu du Vorwärts.

Le Congrès des socialistes allemands fut convoqué, cette année-là comme la précédente, par les députés du parti, sous le prétexte de rendre compte de leur activité parlementaire ; le lieu de réunion fut de nouveau Gotha, et la date choisie le dimanche 27 mai.


En Belgique, Paul Janson, ancien rédacteur de la Liberté, posa sa candidature à la députation. « Espérons, nous écrivit-on, qu’il sera élu, et que l’ouvrier belge verra ce que devient à la Chambre un ancien membre de l’Internationale. » Janson fut élu en effet, à Bruxelles, comme candidat de l’Association libérale ; et la Gazette de Bruxelles eut soin de souligner le fait que le brillant orateur qui entrait au Parlement avec les voix de 5600 boutiquiers, industriels et rentiers, y entrait non comme socialiste, mais comme libéral. « Voilà — fit observer le Bulletin — qui doit singulièrement encourager les ouvriers flamands à se lancer dans la voie de la politique parlementaire. »

Louis Bertrand, le jeune et remuant secrétaire de la Chambre du travail de Bruxelles, avait adressé une lettre au Bulletin pour préciser à sa façon le caractère de la proposition qu’il avait présentée au Congrès de Gand (voir pages 177-178). Bertrand nous écrivait : « Le Congrès n’a pas donné à la motion que j’ai présentée le caractère que vous lui attribuez. Toutes les associations ouvrières représentées reconnaissaient la nécessité de l’agitation politique. Les délégués de Verviers même l’ont reconnue, quoique voulant se cacher derrière une tactique que je n’ai pas comprise, quand ils disaient qu’ils voulaient faire de la politique, mais de la politique négative. La motion présentée par Van Beveren, tendant à l’obligation politique, a été repoussée non parce que les associations ne voulaient pas faire de politique, mais parce qu’elles ne veulent pas y être obligées. »

Le Bulletin répondit (13 mai) :


L’observation du citoyen Bertrand ne modifie en rien notre appréciation. L’obligation de faire de la politique, réclamée par les Flamands, a été rejetée ; le Congrès a reconnu aux abstentionnistes aussi bien qu’aux politiciens droit de cité dans l’Union ouvrière belge : c’est là ce que nous avions dit, et c’est là ce qui reste acquis après comme avant la prétendue rectification qu’on vient de lire.

Quant à la tactique des délégués de Verviers, disant qu’ils veulent bien faire de la politique, mais de la politique négative, le citoyen Bertrand prétend qu’il ne l’a pas comprise. Pour nous, il nous semble que nous la comprenons : la politique négative dont parlent nos amis de Verviers, c’est précisément la tactique que nous préconisons nous-mêmes : l’abstention des intrigues électorales, des bavardages parlementaires ; l’organisation et la fédération des corps de métier ; la propagande active des principes socialistes, la critique des actes de la bourgeoisie gouvernante, et, quand l’occasion se présentera, la réalisation, par la révolution et par la destruction des gouvernements, des revendications du prolétariat. Voilà la politique négative telle que nous la comprenons et telle qu’on la comprend aussi à Verviers, croyons-nous.

Le citoyen Bertrand termine ainsi sa lettre :

« Il serait à désirer que, pour les questions qui nous divisent, nous mettions moins de fiel dans nos discussions. Je veux bien que vous trouviez absurde que nous fassions de la politique, quoique[207] vous approuviez le mouvement des bandes insurgées des socialistes italiens, mouvement que je trouve insensé pour ma part. Mais je ne voudrais pas combattre le mouvement de nos frères italiens, comme je voudrais que vous n’attaquiez pas le nôtre : n’a-t-il pas été admis dans l’Internationale que chaque pays était libre de choisir lui-même la ligne de conduite qu’il veut suivre ?

« Je finis cette lettre en vous annonçant que Paul Janson a été nommé député de Bruxelles, avec 3000 voix de majorité sur le candidat réactionnaire. Il est probable, et même certain, que les intérêts ouvriers trouveront un défenseur dans la personne du citoyen Janson. »

Cette dernière partie de la lettre du citoyen Bertrand demande de notre part quelques mots de réponse.

Oui, certes, il a été voté au dernier Congrès international de Berne une résolution affirmant que chaque pays est libre de choisir lui-même la ligne de conduite qu’il veut suivre. Cette résolution non seulement a été votée par l’unanimité des délégués de l’Internationale, mais elle a reçu l’adhésion de Vahlteich, délégué du Parti socialiste d’Allemagne, et de Greulich, délégué du Schweizerischer Arbeiterbund.

Les organes officiels, tant du Parti socialiste d’Allemagne que de l’Arbeiterbund ont néanmoins, au mépris de cette déclaration acceptée par leurs représentants, déversé l’injure sur les révolutionnaires russes et italiens.

Pour nous, nous nous sommes au contraire strictement conformés à la ligne de conduite qui nous a été tracée par la résolution votée au Congrès de Berne.

Nous n’avons ni approuvé ni désapprouvé le mouvement insurrectionnel t’es socialistes italiens, nous l’avons raconté avec sympathie.

Nous n’avons ni approuvé ni désapprouvé les conspirations des socialistes russes, nous avons reproduit avec sympathie les détails qui nous ont été communiqués sur leur dévouement et leurs souffrances.

Nous n’avons ni approuvé ni désapprouvé les candidatures socialistes au Reichstag allemand : nous avons simplement raconté avec sympathie l’élection des douze députés socialistes.

Mais quant à la Belgique, nous avons blâmé et nous blâmons, dans le mouvement politique inauguré par quelques personnalités, des tendances qui nous paraissent anti-socialistes.

La résolution de Berne dit que l’Internationale sympathise avec les ouvriers de tous les pays et dans tous les cas, pour autant qu’ils n’ont pas d’attaches avec les partis bourgeois quels qu’ils soient.

Eh bien, la tendance qu’on nous paraît chercher à imprimer au mouvement ouvrier belge, et que nous blâmons, c’est précisément de lui créer une attache avec un parti bourgeois.

La preuve ? il n’est pas nécessaire d’aller la chercher bien loin. Le citoyen Bertrand parle, à la fin de sa lettre, de la nomination de M. Janson, candidat officiel du parti libéral bourgeois, élu par des voix bourgeoises, comme il parlerait d’un triomphe du parti socialiste !

Pour nous, si nous sympathisons avec tous les mouvements purement ouvriers et purement socialistes, quelle que soit du reste la tactique qu’ils adoptent, nous ne sympathiserons jamais avec ceux qui, sous prétexte de faire entrer des socialistes au Parlement ou au Grand-Conseil, acceptent non seulement l’alliance, mais plus encore, l’étiquette officielle d’un parti bourgeois.


Le Bulletin du 6 mai, qui parut au moment où déjà Costa avait annoncé à Brousse qu’il se réfugiait en Suisse et allait arriver à Berne, contient la correspondance suivante envoyée d’Italie :

« La plupart des socialistes arrêtés à Bologne ont dû être remis en liberté, la police n’ayant pu trouver aucun fait à leur charge. Le Martello n’a pu reparaître, son principal rédacteur, Costa, ayant du se cacher pour échapper au mandat d’arrêt lancé contre lui.

« Le Risveglio, de Sienne, a été saisi trois fois en un mois. La dernière saisie a été motivée par un article intitulé « Bulletin de l’insurrection », dans lequel ce journal exprimait ouvertement ses sympathies pour les socialistes de la bande de San Lupo.

« Le Povero de Palerme joue en ce moment, à l’égard des socialistes révolutionnaires italiens, le rôle que Terzaghi a joué en 1874, après l’affaire de Bologne. Terzaghi était un mouchard ; que sont les gens du Povero ? L’avenir se chargera de nous l’apprendre. »

Le Bulletin disait n’avoir pas reçu de nouveaux détails sur le mouvement insurrectionnel ni sur le sort des prisonniers détenus à Santa Maria Capua Vetere ; et il ajoutait :


Le Vorwärts de Leipzig est revenu, dans son numéro du 27 avril, sur les affaires d’Italie, pour déclarer de nouveau que l’insurrection n’avait rien de commun avec l’Internationale. Et pour faire bien voir sa profonde connaissance des affaires italiennes, il place cette fois l’insurrection en Romagne ! Il faudrait, avant de vouloir juger d’une chose, prendre au moins la peine de s’en informer avec exactitude.


Il n’y a plus rien sur l’Italie dans le Bulletin pendant tout le mois de mai. Nous étions sans nouvelles autres que celles de la presse bourgeoise, qui nous apprit l’arrestation, à Naples, de notre ami Emilio Covelli ; Costa, arrivé à Berne, et que j’étais allé voir, n’en savait pas plus que nous. C’est seulement dans le premier numéro de juin que le Bulletin publia de nouveau quelques lignes concernant nos amis italiens ; je copie :


Les internationaux arrêtés près de Letino, et actuellement détenus dans les prisons de Santa Maria Capua Vetere, ont tous déclaré, à l’exception d’un seul[208], avoir pris les armes pour provoquer la révolution sociale. La santé des prisonniers est bonne. On leur permet de lire et d’étudier. Quant à l’époque où se fera leur procès, nous n’avons aucun renseignement.

Faisons remarquer en passant que, dans son dernier numéro, la Tagwacht de Zürich, rédigée, comme on sait, par un certain Greulich,... insinue que Cafiero, Malatesta et leurs compagnons sont des agents provocateurs (Tagwacht du 30 mai, p. 8, 1re col., ligne 34) : quelques lignes plus bas, l’honnête Greulich se livre à un rapprochement entre les internationaux italiens et les blouses blanches de l’empire.

Nous recommandons au mouchard Terzaghi de s’assurer la collaboration de M. Greulich pour la première ordure qu’il imprimera ; la prose du rédacteur de la Tagwacht est digne de figurer dans les colonnes du Re Quan Quan[209].


Mais nous allions enfin pouvoir, dans le numéro suivant, donner des nouvelles authentiques, car je venais de recevoir, le 2 juin, une lettre que Malatesta m’avait fait parvenir de la prison (voir p. 211).


On a vu que le président du Grand-Conseil bernois, M. Sahli, avait, dans son discours d’ouverture, stigmatisé « les idées déplorables et malsaines d’une classe qui veut fonder son existence sur les ruines des institutions actuelles et vivre heureuse sans travailler ». Les membres de l’Arteiterbund de Berne, en cette occurrence, tinrent à bien séparer, devant le public, leur cause de celle des Jurassiens, et à constater que les paroles de l’homme d’État bernois s’appliquaient à l’Internationale et rien qu’à l’Internationale. Par une lettre que publia la Tagwacht (28 avril), les « Arbeiterbundiens » bernois affirmaient que seule une presse ignorante ou de mauvaise foi avait pu mettre dans le même sac les Jurassiens et l’Arbeiterbund ; que c’étaient les Jurassiens seuls qui avaient fait le cortège du 18 mars, à Berne ; que l’Arbeiterbund, qui a l’honneur de compter au nombre de ses membres M. le conseiller d’État Frossard et plusieurs députés, s’était bien gardé d’y prendre part. Les signataires de la lettre s’étonnaient d’ailleurs que M. Sahli eût pu s’occuper, dans son discours, de ces Jurassiens dont l’Arbeiterbund combat depuis un an « avec succès » les principes et l’influence, et qui sont aussi insignifiants sous le rapport du nombre que sous celui des principes et de la tactique ; et ils terminaient en priant le président du Grand-Conseil bernois de vouloir bien expliquer clairement le sens des paroles prononcées par lui, et de dire si elles s’appliquaient, à un degré quelconque, aux membres de l’Arbeiterbund.

M. Sahli s’empressa de répondre et de tranquilliser les dignes citoyens qui l’interpellaient ainsi. Ses paroles, dit-il, ne s’appliquaient à aucun degré à l’Arbeiterbund ; il n’avait voulu parler que des anarchistes, c’est-à-dire des membres de la Fédération jurassienne, qui avaient arboré le drapeau rouge le 18 mars. Et il ajoutait : « Vous trouvez incompréhensible que le président du Grand-Conseil ait pu faire mention de ces anarchistes, qui vous paraissent insignifiants par leur nombre, leurs principes et leur tactique. Mais je vous renvoie d’abord à votre propre déclaration d’après laquelle vous combattez depuis un an les principes et l’influence des anarchistes. Pourquoi cela était-il nécessaire, s’ils sont aussi insignifiants que vous le prétendez ? Il me semble que, sur ce point, vous et moi nous avons tendu au même but. Je suis bien persuadé, sans doute, que jamais les anarchistes n’obtiendront dans notre patrie une influence prépondérante ; mais cela n’empêche pas qu’ils pourraient, avec le temps, devenir assez forts pour amener sur nos belles vallées des malheurs incalculables. »

L’Arbeiterbund bernois avait obtenu ce qu’il désirait : le président du Grand-Conseil lui avait délivré un certificat de patriotisme, et avait constaté qu’il était l’allié de l’autorité dans sa lutte contre les anarchistes. Aussi le Bulletin (6 mai), après avoir rapporté ces choses édifiantes, put-il dire à M. Karl Moor et à ses amis :


Continuez, braves gens, votre propagande déloyale contre nous, pendant que la police bernoise nous assommera et que les tribunaux bernois nous condamneront : on peut espérer qu’en unissant leurs efforts, l’Arbeiterbund et le gouvernement, qui tendent tous les deux au même but, comme le dit si bien M. Sahli, finiront par extirper du sol suisse l’Internationale et ses principes, et alors M. Sahli s’écriera du haut de son fauteuil de président : « Gloire à l’Arbeiterbund ! grâce à lui, nous avons triomphé des hommes de désordre qui voulaient vivre sans travailler sur les ruines de nos institutions ! »


Dans le canton de Zürich, une réunion de propriétaires de filatures avait résolu d’organiser une demande de referendum contre la loi sur les fabriques votée par les Chambres fédérales : il ne s’agissait pour cela que de recueillir trente mille signatures. Si la loi était soumise au vote populaire, Messieurs les fabricants se tenaient pour assurés qu’elle serait rejetée. Les sociétés politiques ouvrières zuricoises, qui savaient bien, elles aussi, les résultats qu’on pouvait craindre de cette manœuvre, décidèrent de s’opposer énergiquement à la demande de referendum, et convoquèrent, à cet effet une grande assemblée de protestation pour le dimanche 13 mai. M. Salomon Vogelin, professeur et membre du Conseil national[210], consentit, à la demande des organisateurs, à prononcer un discours dans cette assemblée, — en y mettant pour condition qu’il n’y aurait dans le cortège aucun drapeau rouge. Le Comité d’organisation accepta, mais beaucoup d’ouvriers protestèrent. La Section de langue française de l’Internationale à Zürich (adhérente à la Fédération jurassienne) décida de se rendre à la manifestation avec le drapeau rouge, et de quitter le cortège si le Comité lui défendait formellement de porter ce drapeau. Un membre de la Section zuricoise envoya au Bulletin, au lendemain de la manifestation, un récit de ce qui s’était passé le 13 mai ; il disait :


Le dimanche donc, notre Section, plus la corporation des tailleurs, celle des typographes, et la gemischte Gewerkschaft (société des métiers divers), se réunirent à la Meierei pour se rendre ensemble sur la place de la Caserne, où devait se former le grand cortège. Nous étions environ trois cents, précédés du drapeau rouge, et beaucoup de membres du Deutscher Verein et de la corporation des menuisiers se joignirent à nous. Lorsque notre colonne arriva près de la caserne, M. Greulich s’avança vers nous. et dit à celui qui portait le drapeau (tout à fait comme le préfet à Berne) : « Au nom du comité d’organisation, et sur l’ordre du Comité central, je vous commande de faire disparaître ce drapeau rouge ». Immédiatement la colonne fit demi-tour à gauche et s’éloigna avec son drapeau. Nous avions parcouru la moitié de la ville, sans qu’aucun désordre se fût produit, preuve que les craintes puériles de voir la manifestation troublée, si le drapeau rouge y paraissait, n’avaient aucun fondement sérieux[211].


Le Bulletin ajouta :


Nous livrons ces détails, sans commentaires, aux réflexions de nos amis de l’extérieur. Ils leur feront connaître l’esprit qui anime, à cette heure, les meneurs du Schweizerischer Arbeiterbund.


Quant au motif pour lequel la manifestation avait été organisée, — une protestation contre une demande de referendum, — le Bulletin fit remarquer qu’en agissant ainsi, les politiciens zuricois se mettaient en contradiction avec leurs propres principes :


Qu’il nous soit permis de faire remarquer aux ouvriers de l’Arbeiterbund et du Grütli ce qu’il y a de peu logique dans l’attitude que les circonstances les ont engagés à prendre en cette affaire.

Ils n’avaient cessé, jusqu’ici, de prôner la législation directe, le vote des lois par le peuple (le referendum). C’était, selon eux, le meilleur ou plutôt l’unique moyen, dans une république, pour que le peuple parvînt à son émancipation. Car, disaient-ils, une fois que le peuple votera lui-même sur les lois, il est clair qu’il repoussera toujours celles qui sont contraires à ses intérêts, et qu’il adoptera au contraire celles qui assureront sa liberté et son bien-être.

Et que devient maintenant, dans la pratique, cette excellence théorique du referendum ? D’où vient que ceux qui l’ont tant vanté cessent d’avoir confiance en lui dès qu’il s’agit de l’appliquer ?

Voilà une loi faite dans l’intérêt des ouvriers, la loi sur les fabriques : elle a pour but, disent ses auteurs, de protéger les ouvriers, de diminuer leurs fatigues, de rendre leur existence plus humaine. S’il est une loi qui doive pouvoir compter sur les suffrages des travailleurs, certes c’est bien celle-là.

Et pourtant, que se passe-t-il ?

Les fabricants, voulant faire échouer la loi, n’imaginent pas de meilleur moyen que de demander qu’elle soit soumise au vote populaire.

Et les socialistes de l’Arbeiterbund, se rendant parfaitement compte du danger que courrait la loi sur les fabriques si le peuple était appelé à se prononcer à son sujet, se voient contraints de se mettre en contradiction avec leurs propres théories politiques, et de protester contre la demande de vote populaire faite par les fabricants !

Ainsi, fabricants et socialistes de l’Arbeiterbund comprennent très bien, les uns et les autres, que, dans les conditions économiques qui régissent la société actuelle, le vote populaire, loin d’être un levier d’émancipation, est un instrument de réaction entre les mains des capitalistes et des intrigants politiques et religieux.

Seulement, tout en se prononçant, dans le cas particulier, contre une demande de referendum, la plupart des ouvriers de Zürich persistent à voir dans ce même referendum, considéré en théorie, l’arme qui doit les affranchir et leur donner la victoire.

N’ouvriront-ils pas les yeux bientôt ? ne s’apercevront-ils pas, après quelques expériences du genre de celle-ci, que leurs chefs politiques leur font faire fausse route ?


Les fabricants zuricois n’eurent pas de peine à réunir les trente mille signatures nécessaires pour que la loi sur les fabriques fût soumise au referendum, et le gouvernement fédéral fixa au 21 octobre la date du vote populaire à intervenir.


Dans la Fédération jurassienne, la même vie intense continuait ; outre les réunions mentionnées par la Bulletin (Neuchâtel, 7, 14 et 21 mai ; Chaux-de-Fonds, 16 mai ; fédération du district de Courtelary, 16 mai, et séances d’études chaque mardi à Saint-Imier et chaque jeudi à Sonvillier), il y avait partout ailleurs, à Berne, à Moutier, à Porrentruy, à Bâle, à Zürich, à Fribourg, à Lausanne, à Vevey, etc, des réunions et des conférences. À Genève, outre la section des typographes et la Section allemande de propagande, adhérentes à la Fédération jurassienne, il s’était reconstitué une Section française de propagande, qui tint quatre réunions dans le courant de mai ; dans la quatrième (26 mai), Brousse, venu de Berne, fit une conférence sur l’État et l’anarchie. En outre, nous écrivait-on de Genève, « quelques membres de la Fédération jurassienne ont pris l’initiative de donner des conférences, tous les dimanches, aux paysans des villages du canton de Genève et surtout de la Savoie : la première conférence de ce genre a eu lieu le 20 mai dans un village distant de deux cents mètres de la frontière française ; environ quatre-vingts ouvriers des champs s’étaient entassés dans une petite salle d’auberge ; ils ont attentivement écouté la causerie qui leur a été faite sur ce sujet : Les paysans avant et après 1789 ; bonne journée pour la propagande, si nous en jugeons par les cris chaleureux de Vive la Commune ! Vive la Sociale ! par lesquels se termina la soirée. Nos nouveaux amis nous ont fait promettre de revenir dimanche prochain. »

Le Congrès de l’Arbeiterbund eut lieu, comme il avait été annoncé, à Neuchâtel, le dimanche de la Pentecôte (20 mai) et les deux jours suivants. Après délibération dans ses sections, l’Arbeiterbund avait décidé que la société du Grütli recevrait l’invitation d’assister à son Congrès, mais que par contre la Fédération jurassienne de l’Internationale ne serait pas invitée. Le Congrès eut lieu dans la salle du Grand-Conseil, mise à la disposition de l’Arbeiterbund par le gouvernement neuchâtelois. « Environ quatre-vingts délégués, tant de l’Arbeiterbund que du Grütli, y ont assisté, tous Allemands ou Suisses allemands, sauf une seule exception, M. Stœcklin, de Fribourg ; et celui-là n’était pas un ouvrier : M. Stœcklin a dit en plein Congrès que la société qu’il représentait s’était jointe à l’Arbeiterbund parce qu’elle ne veut pas de l’Internationale. Quant au public, il ne s’est guère montré : une cinquantaine de personnes garnissaient les tribunes le dimanche après-midi, et cet auditoire était presque exclusivement allemand ; nous n’y avons aperçu, en fait d’auditeurs de langue française, que quelques membres de l’Internationale et le président du Conseil d’État de Neuchâtel (Aug. Cornaz) ; le lundi, il n’y avait plus qu’une douzaine de curieux ; le mardi matin enfin, le public s’était réduit à un seul auditeur, et encore cet auditeur était-il un étranger venu exprès à Neuchâtel pour suivre les débats du Congrès[212]. »

L’acte essentiel du Congrès fut la constitution d’une organisation politique socialiste, qu’on baptisa Sozialdemokratische Partei ; le soin de rédiger un projet de programme pour cette organisation nouvelle fut remis aux sections de l’Arbeiterbund à Berne. Il fut en outre voté une décision portant que, désormais, un ouvrier qui appartiendrait à une organisation dont le programme ou la tactique sont en contradiction avec ceux de l’Arbeiterbund ne pourrait pas faire partie de cette dernière association : cette décision était dirigée spécialement contre l’Internationale, car jusqu’alors un certain nombre de membres de l’Arbeiterbund étaient en même temps membres de la Fédération jurassienne ; ces membres se trouvèrent ainsi mis en demeure d’avoir à opter entre l’une ou l’autre des deux organisations. Enfin le Congrès décida, malgré une vive opposition, d’envoyer, au nom de l’Arbeiterbund, un délégué au Congrès universel des socialistes qui devait se tenir en Belgique, et nomma ce délégué en la personne de Greulich.

Pendant la durée du Congrès, des réunions publiques eurent lieu chaque soir, au local du Grütli. Dans ces réunions, Kachelhofer et moi prîmes plusieurs fois la parole. Je racontai aux délégués de l’Arbeiterbund comme quoi une partie de leurs coreligionnaires, les Grutléens de Neuchâtel, avaient voté pour les conservateurs aux dernières élections : là-dessus Greulich, ne pouvant démentir le fait (une partie des Grutléens présents venaient de s’en glorifier eux-mêmes), déclara que l’alliance avec un parti bourgeois est légitime lorsqu’on n’a pas l’espoir de triompher tout seul, et que les Grutléens de Neuchâtel avaient été parfaitement libres de choisir celui des partis qui leur inspirait le plus de sympathie. Puis, pour faire diversion, Greulich s’avisa de reprocher aux Jurassiens d’être des adversaires de la loi sur les fabriques. Kachelhofer répondit que, bien que membre de la Fédération jurassienne, il était, pour son compte, partisan de cette loi, et qu’il connaissait bon nombre de Jurassiens pensant comme lui. Je dis que, pour moi, j’étais adversaire de la loi ; « mais, ajoutai-je, quoique je ne partage pas sur ce point l’opinion de Kachelhofer, cela ne nous empêche pas d’appartenir tous les deux à la même organisation, parce que nous sommes d’accord sur le but, et que, lorsqu’il y a dissidence sur le choix des moyens, nous pensons qu’il vaut mieux s’éclairer par une discussion amicale que de s’excommunier réciproquement ». Plusieurs délégués firent observer que le langage tenu par les Jurassiens les surprenait beaucoup, et qu’ils s’étaient fait d’eux une tout autre idée : à quoi je répondis que, les délégués de l’Arbeiterbund n’ayant connu jusqu’alors les Jurassiens que par les caricatures qu’en avait faites la Tagwacht, il était naturel qu’ils éprouvassent un certain étonnement en s’apercevant que les Jurassiens réels étaient bien différents de ce que prétendaient leurs adversaires.

Le résultat du Congrès de l’Arbeiterbund, au point de vue de la propagande que cette organisation avait espéré faire à son profil, fut tout à fait négatif, et le Bulletin le constata en ces termes :


Depuis des années, l’Arbeiterbund s’efforce d’attirer à lui les ouvriers de langue française ; il a créé à Genève, dans ce but, un petit journal que personne ne lit, le Précurseur (rédigé en français par un Allemand, J.-Ph. Becker) ; et, parmi les motifs qui avaient fait choisir Neuchâtel pour siège du Congrès de cette année, on avait fait valoir tout spécialement celui-ci, que les ouvriers de langue française feraient ainsi connaissance avec l’Arbeiterbund, et que ce serait un puissant moyen de les attirer dans les rangs de cette association.

Eh bien, qu’est-il arrivé ? Le Congrès de Neuchâtel a-t-il réalisé, sur ce point, les espérances qu’on avait manifestées ? Tout au contraire ; et nous avons entendu, de la bouche de nombreux délégués, l’aveu qu’il n’y avait décidément rien à faire pour eux avec l’élément ouvrier de langue française, et que celui-ci, lorsqu’il n’est pas réactionnaire, n’est pas accessible à une autre propagande que celle de l’Internationale.


Tout le monde sait ce que fut le Seize Mai : le coup d’État parlementaire de Mac-Mahon appelant la droite au pouvoir sous les espèces du duc de Broglie, de M. de Fourtou et de M. Numa Baragnon, chargés de « faire marcher la France » ; la Chambre des députés ajournée, puis dissoute, et les Trois cent soixante-trois adressant au pays leur fameux manifeste. « La situation est très tendue, disait notre Bulletin, et on s’attend à de graves événements. » Dans le numéro suivant, une lettre datée de Paris, 22 mai, mais écrite en réalité par Brousse, apprécia ainsi l’événement :

« Le maréchal a fait connaître... qu’il revenait à ses premières amours. Il n’en a pas fallu davantage pour faire crouler tout le joli château de cartes parlementaire que ces bons députés avaient si laborieusement édifié, et nous voilà à la veille d’un coup d’État probablement orléaniste. Qu’importe, à ceux qui n’ont plus rien à perdre, la chute d’un régime plus odieusement réactionnaire que l’empire auquel il a succédé ! L’expérience aura été faite une bonne fois, et elle aura prouvé, à ceux qui tiennent encore et par-dessus tout à la forme politique de l’État, que l’étiquette importe peu à la chose, et que, en dehors des transformations économiques, il n’y a rien à attendre d’un gouvernement, de quelque nom qu’il se décore. »

Depuis quelque temps, les hommes qui avaient réorganisé des sections de l’Internationale en France, et fédéré ces sections entre elles, songeaient à donner un organe à cette Fédération. Le moment était venu où cet organe — un journal qui s’imprimerait en Suisse, et qui pénétrerait en France par des voies clandestines — allait être créé. Pendant les quelques jours de sa convalescence à Neuchâtel, Brousse s’en était entretenu avec Kropotkine et moi. Le 30 avril il écrivait à Kropotkine : « Je vous annonce que la feuille dont je vous ai parlé pour la France commencera à paraître décidément le 13 mai. D’après vos conseils, j’ai proposé aux membres de la Commission fédérale [française] de modifier le titre, et deux d’entre eux se rallient déjà au titre plus simple : Bulletin de la Fédération française. Que Pindy, à qui vous pouvez en parler, soit de cet avis, et le changement de titre est chose faite. De plus, on est convenu de vous charger de la rédaction de l’article « bulletin international ». Ce bulletin, qui sera le premier article du journal, doit décrire chaque quinzaine, en deux colonnes au plus, le mouvement ouvrier universel. Votre connaissance de toutes les langues vous rend très propre à cette besogne. »

Au moment où Brousse écrivait ces lignes, le groupe qui fondait la revue mensuelle dont il a été parlé p. 180 venait de lancer le programme de cette publication ; la revue devait s’appeler le Travailleur, et s’imprimer chez les Russes du Rabotnik sous la direction d’un comité de rédaction composé d’Élisée Reclus, d’Œlsnitz, Ch. Perron et Joukovsky ; le premier numéro devait paraître le 20 mai. Brousse écrivait à ce propos à Kropotkine, dans cette même lettre du 30 avril : « Vous devez certainement avoir reçu le programme de la revue. Je tiens donc à vous faire remarquer surtout un passage qui mérite d’attirer notre attention. Combattre « l’État, sous toutes ses formes politiques, juridiques, religieuses, » c’est combattre de nos jours contre des moulins à vent. La forme étatiste qui est aujourd’hui en question, c’est la forme de l’État-services publics, de l’État administration centralisée, que De Paepe préconise. Cette forme de l’Etat a été défendue à Lausanne, le 19 mars 1870, par Lefrançais et Joukovsky, et combattue par Reclus et moi. Et de cette forme, pas un mot ! pas le plus petit « etc. » qui nous laisse de l’espoir ! Enfin ne cherchons pas les puces ; elles se montreront bien toutes seules, et assez tôt. Appliquons-nous à la feuille française qui va paraître, et tâchons de viser les deux catégories de nos lecteurs : l’étudiant parisien, qui veut de la théorie, et l’ouvrier du Midi, qui erre entre les syndicats, Gambetta, et l’Internationale. »

Dans les premiers jours de mai, Brousse écrit à Kropotkine : « Mon cher. Les hommes de la revue se montent le coup, ou, en français poli, se trompent : ma conférence à Genève était fixée au 12 mai bien avant qu’ils pensassent à leur tombola ; mais elle a été depuis longtemps renvoyée au 26[213]. Vous pouvez donc tranquilliser Lenz[214]. D’ailleurs Kahn m’a écrit une lettre échevelée a ce sujet[215], et je lui ai répondu d’être tranquille. Notre journal français paraîtra seulement le 20[216] ; nous n’avons pas encore toutes les adresses. »

Le Travailleur parut le 20 mai ; le Bulletin mentionna son apparition en ces termes : « Le premier numéro du Travailleur, revue socialiste mensuelle que nous avions annoncée il y a quelque temps, vient de paraître à Genève : c’est une brochure de 32 pages in-8o, qui contient le programme de la nouvelle revue, un bulletin de la situation, des articles sur la république bourgeoise en France, sur la guerre d’Orient, sur la Hongrie, des correspondances de Paris, de Lyon, de Verviers, de Berlin, de Leipzig, un bulletin bibliographique et une tribune libre. L’adresse de l’administration du Travailleur est 26, chemin de Montchoisy, à Genève[217]. »

Le 28 mai, deux jours après la conférence qu’il était allé faire à Genève, Brousse écrivait à Kropotkine :

« J’arrive de Genève, et je m’empresse de vous écrire pour vous prier de rédiger le plus vite possible votre bulletin international, et pour vous donner quelques renseignements qui vous feront plaisir. Samedi soir 26, très bonne soirée : au moins cent cinquante personnes, et public très mélangé ; au fond de la salle, une poignée de grands hommes de la Commune, Avrial, Gaillard et Cie ; à droite, une poignée de nos amis les ennemis, comme parlait Béranger, parmi lesquels les amateurs de l’administration centrale à la commune pour les services publics, de la participation au vote dans la commune, comme Lefrançais ; tous les autres, bons et braves ouvriers manuels, membres en partie de la Section de propagande. Personne n’a répondu à ma conférence, où cependant, après avoir renversé ce moulin à vent de l’État politique, j’ai attaqué de toutes mes forces le fameux État-services publics, quiproquo sur lequel se fonde le Travailleur, comme le prouve la lettre que publie Arthur Arnould.

« Dimanche après-midi, conférence à cinquante paysans français, aux frontières de la Savoie. De leur part, enthousiasme indescriptible.

« Enfin, ce matin lundi, j’ai causé avec deux délégués de la Section de Macon. L’un m’a fait l’effet d’être un peu poseur, mais l’autre m’a paru un excellent élément. Après une discussion qui a été assez longue, il a été convenu que l’Avant-garde (nom définitivement adopté) paraîtra dimanche prochain. Je me charge de tout le reste du journal, mais, je vous en prie, faites-moi le plus vite que vous pourrez le bulletin international[218].

« Avant de poser la plume, je dois vous dire deux mots de mon attitude en présence de nos amis les ennemis, afin qu’une nouvelle calomnie ne s’entasse pas sur les autres. Ralli n’était pas à Genève ; Kahn est venu à ma conférence, et nous nous sommes parlé amicalement ; il m’a demandé une explication pour le dimanche matin vers onze heures ; je la lui ai promise, et je suis allé à cet effet à l’imprimerie, où, devant Lefrançais et Steinberg, nous avons causé de choses et autres. Il me demandait un second rendez-vous pour le soir : mais, devant revenir à onze heures du soir de la frontière française, je n’ai pu le lui promettre.

« Maintenant que vous voilà renseigné, je vous serre cordialement les mains.

« P. Brousse. »


D’Angleterre, les correspondances de Robin ne nous apportaient plus guère de nouvelles intéressantes. Il nous parlait, faute de mieux, des tricheries des compagnies de chemin de fer ; des logements insalubres, à propos desquels « des docteurs philanthropes font de beaux rapports que personne ne lit, et qui n’ont d’autre destination que d’être reliés avec luxe et rangés pour l’éternité dans les bibliothèques officielles » ; des ouvriers agricoles dupés par leur meneur, le pasteur Arch, qui prêchait maintenant la conciliation avec les fermiers, parce que ceux-ci pourraient, par leurs votes, lui permettre d’entrer au Parlement.

En Bohème, à Asch, on signalait un conflit sanglant entre des ouvriers et la police (14 mai) : les ouvriers d’une fabrique, auxquels on avait refusé une légère augmentation de salaire, s’étant mis en grève, la gendarmerie apparut, et fit feu à plusieurs reprises sur les grévistes : il y eut un mort et sept blessés.

De Russie, on nous annonçait l’évasion dramatique, d’une prison d’Odessa, du socialiste révolutionnaire Kostiourine, qui traversa la ville, le revolver au poing, dans un cabriolet conduit par un camarade, au milieu d’une foule qui n’essaya pas de l’arrêter[219].

On se rappelle la protestation envoyée au Vorwärts par treize émigrés russes (voir p. 188) au sujet de la manifestation de Notre-Dame-de-Kazan. Le Vorwärts en avait accusé réception le 6 avril, en annonçant qu’il la publierait et la commenterait dans un de ses prochains numéros : mais il ne tint pas sa promesse.

Le Bulletin écrivit ce qui suit à ce sujet (27 mai) :


Sept semaines se sont écoulées, et le Vorwärts, malgré sa promesse, n’a rien publié. Par contre, il a profité du procès des socialistes de Moscou (voir ci-dessus pages 139-140) pour tâcher de raccommoder les choses sans vouloir convenir de ses torts, et en cherchant à opposer les socialistes récemment condamnés aux travaux forcés pour crime de société secrète et de propagande, à ceux qui ont fait la manifestation de Notre-Dame-de-Kazan. À cet effet, il a publié en feuilleton, sous le titre de : Une héroïne, la traduction d’un discours prononcé devant le Sénat, lors du procès des Cinquante, par Sophie Bardina (qui a été condamnée à neuf ans de travaux forcés) ; et, après avoir fait l’éloge du dévouement de cette jeune femme et de ses co-accusés, il ajoute :

« Nous avons là devant nous une femme qui prend part, avec conviction et avec parfaite conscience de ses actes, au mouvement révolutionnaire actuel. Nous n’avons pas besoin de dire à nos lecteurs qu’une pareille façon d’agir, en opposition aux émeutes de la rue (Strassenkrawallen) et aux échauffourées à coups de fourches (Heugabelputsche), est d’une haute importance. »

Si cette phrase amphigourique veut dire quelque chose, elle doit signifier que Sophie Bardina et ses amis étaient opposés à ce que le Vorwärts appelle si noblement les « émeutes de la rue » et les « échauffourées à coups de fourches ».

Or il n’en est rien, et l’opposition que le Vorwärts voudrait établir entre les socialistes de Moscou et ceux de Pétersbourg n’existe pas ; les uns et les autres ont le même programme, et les amis des cinquante condamnés de Moscou se sont joints aux amis des manifestants de Pétersbourg pour signer la protestation contre le Vorwärts. Bien plus, les statuts du Cercle de Moscou dont Sophie Bardina faisait partie disent expressément que « la propagande faite par ses membres a pour but de pousser le peuple au mouvement ; que, pendant que les uns feront la propagande dans les campagnes et les fabriques, d’autres tâcheront d’organiser des bandes armées, pour faire de la propagande armée ». Nous avons publié dans le Bulletin du 6 mai un extrait de ces statuts, où se trouve textuellement ce passage.

On voit que le Vorwärts a un nouveau mensonge sur la conscience ; mais ses rédacteurs sont devenus si coutumiers du fait, qu’on finira par ne plus y prendre garde.


Le 20 mai, deux Congrès eurent lieu simultanément en Belgique : à Jemappes se réunirent les délégués de la Fédération belge de l’Internationale, à Malines s’assemblèrent des délégués flamands, qui voulaient travailler à la constitution d’un « Parti ouvrier belge ».

Le Congrès de Jemappes s’occupa d’abord du choix de la ville où aurait lieu le Congrès universel des socialistes ; le délégué de la fédération de la vallée de la Vesdre proposa Verviers, mais la majorité, par esprit de conciliation, se prononça pour Gand. Une section de Bruxelles avait fait mettre à l’ordre du jour cette question : « De l’attitude de l’internationale en face du mouvement qui se fait dans le pays » : la résolution prise à ce sujet fut que « l’Internationale appuierait tout mouvement populaire, mais ne ferait pas de politique parlementaire » ; et que « la Fédération belge de l’Internationale continuerait d’exister vis-à-vis de l’Union ouvrière socialiste belge ».

Le Congrès flamand de Matines, composé de vingt-huit délégués, fut présidé par Ph. Coenen, d’Anvers. L’ordre du jour portait : « Formation d’un Parti ouvrier belge ». Une discussion s’engagea sur le point de savoir si l’organisation qu’il s’agissait de fonder devait s’appeler Union ouvrière socialiste belge, comme l’avait décidé le Congrès de Gand, ou Parti ouvrier socialiste belge, comme le demandaient les politiciens flamands. Cette discussion, en apparence insignifiante, avait en réalité une certaine importance ; le délégué des Tisserands réunis, De Wachter, dit qu’il avait mandat impératif de voter pour le nom d’Union, et il insista pour que ce nom fût conservé, parce qu’il craignait, sans cela, une scission entre Wallons et Flamands. Néanmoins, la majorité du Congrès (14 délégués) se prononça en faveur du nom de Parti. Il y avait évidemment un mot d’ordre auquel on obéissait[220]. Un télégramme fut reçu du Congrès de l’Arbeiterbund suisse, réuni au même moment à Neuchâtel ; il disait : « Frères, nous saluons la constitution du Parti socialiste dans la Belgique flamande ». Un projet de statuts pour le Parti socialiste belge fut discuté et adopté, et les Flamands s’engagèrent à le défendre au Congrès qui devait se réunir à Bruxelles en juin[221].


À la fin de mai, nous recevions la lettre suivante :


Prisons de Patras, 15/27 mai 1877.

À la rédaction du Bulletin.

Les suivants : Denys Ambelikopoulo, Constantin Bobotis, Alexandre Efmorphopoulo, Constantin A. Grimani. nous sommes en prison à cause de la publication du premier numéro de notre journal Helliniki Dimokratia (Ἐλληνικἢ Δημοϰϱατία), duquel vous recevrez un exemplaire.

Salut et solidarité.                   Constantin A. Grimani.


En publiant cette lettre, le Bulletin ajouta :

« Nous avons reçu effectivement le premier numéro de l’Helliniki Dimokrati (la Démocratie hellène). Ce numéro contient le programme de l’Union démocratique du peuple, que nous avons déjà reproduit (p. 192) ; une adresse de l’Union démocratique au peuple grec, au sujet de la question d’Orient ; quelques nouvelles locales ; un article sur la Commune de Paris ; et le compte-rendu, d’après les nouvelles données par le Bulletin, de la tentative insurrectionnelle de Cafiero et de ses amis.

« Le gouvernement grec a vu dans cette publication un péril pour l’ordre social, et a emprisonné les rédacteurs de la Démocratie hellène. À merveille : il les jette, qu’ils l’aient désiré ou non, dans la voie révolutionnaire. Nous envoyons, pour notre part, l’expression de notre plus chaleureuse sympathie aux hommes courageux qui les premiers, au sein du peuple hellène, ont levé le drapeau du socialisme moderne. »


Je reviens au Jura.

Le Bulletin du 20 mai publia l’avis suivant : « Fédération du district de Courtelary. Séance d’études et de discussion, mercredi 23 courant. Ordre du jour : La fusion des deux fédérations. » Cette fusion, déjà votée en principe à la fin de 1876 par l’assemblée générale, de l’ancienne fédération, qui s’était prononcée pour l’adhésion à l’Internationale (voir p. 80), allait devenir une réalité ; elle s’accomplit, comme on le verra, le 30 juin 1877.

Le 27 mai, la Section française de propagande de Genève adressait au Comité fédéral jurassien une lettre où on lisait : « En présence des attaques multiples dont la Fédération jurassienne est l’objet, persuadée en outre que l’isolement est toujours mauvais, la Section de propagande de Genève a décidé, dans sa séance du 14 mai, de vous demander son admission dans la Fédération jurassienne. Nous venons vous communiquer cette décision, en vous annonçant en même temps que la Section s’est reconstituée à nouveau. Vous connaissez du reste ses principes : elle est anarchiste révolutionnaire depuis sa fondation. — La Commission de correspondance : Jules Montels, A. Getti, Rouchy, Charles Van Woutherghem. »

Un correspondant de Genève (c’était Montels) nous écrivit que la conférence de Brousse, du 26 mai, sur l’État et l’anarchie, avait eu un grand succès : « La soirée a été magnifique ; la salle était comble. Il y a un réveil marqué parmi les ouvriers du bâtiment, qui, dans les belles années 1867-1869, formaient l’élément révolutionnaire dans l’Internationale genevoise. Cent numéros du Bulletin, qui avaient été envoyés pour être vendus dans l’auditoire, ont été enlevés, et on en aurait vendu bien davantage s’il y en avait eu. La tombola qui a suivi la conférence a été très fructueuse. Elle nous permettra de faire venir le samedi 9 juin le compagnon Costa, pour nous donner une conférence en français sur ce sujet : la Propagande par le Fait[222]. Nous profiterons de la circonstance pour réunir le lendemain tous les ouvriers italiens qui travaillent dans les ateliers et chantiers de notre ville, et nous espérons pouvoir vous annoncer sous peu que Genève possède sa Section de langue italienne. »

L’Arbeiter-Zeitung, à Berne, continuait sa propagande ; les lettres de Brousse à Kropotkine montrent que ce dernier en était devenu un collaborateur actif. Les articles rédigés en français étaient traduits en allemand par Émile Werner ; et, lorsque le journal manquait d’argent, c’était la dévouée Mlle Landsberg qui en fournissait ; elle avait recours, pour ces opérations financières, à Charles Beslay, qui l’aidait à négocier des billets (c’est de lui que je le tiens), et qui, secouant la tête, lui répétait à chaque fois : « Mon enfant, vous avez tort ; vous mourrez sur la paille ». Les ouvriers allemands qui se groupaient autour de l’Arbeiter-Zeitung voulaient se constituer en un parti nouveau, nettement distinct de la Sozialdemokratische Arbeiter-Partei d’Allemagne ; dans le courant d’avril ils élaborèrent, de concert avec Kropotkine, les statuts de ce parti ; Kropotkine fut chargé de mettre les idées communes par écrit, et il rédigea un projet qu’il envoya à Berne à la fin d’avril. Brousse lui écrit à ce propos, le 1er mai : « En ce qui concerne le programme du parti nouveau allemand, je l’étudierai avec soin, mais la chose me sera impossible avant deux ou trois jours. Au moment où je trace ces lignes, nous recevons à ce sujet une lettre de Reinsdorf[223], que Landsberg trouve bonne et qu’elle va vous envoyer dès qu’elle m’en aura traduit le contenu. » Werner écrit à Kropotkine, le 4 mai (en allemand) : « J’ai reçu votre lettre du 28 avril ; Rinke et moi nous nous sommes entendus pour partir ensemble dimanche par le premier train. Rinke voudrait que l’assemblée pût avoir lieu le dimanche après-midi, pour qu’il pût rentrer le même soir, car la semaine prochaine le jeudi est encore un jour férié (l’Ascension), et il est un peu pressé par le travail… Quant au projet envoyé par vous, je ne l’ai pas encore vu ; j’espère pouvoir le lire et le discuter avec Rinke avant dimanche… En ce qui concerne le nom, il me semble que « Parti anarchiste communiste de langue allemande » (anarchische kommunistische Partei deutscher Sprache) vaudrait mieux que « Parti anarchiste communiste allemand » (deutsche anarchische kommunistische Partei), parce que cette dernière expression semble enfermer le parti dans les frontières d’une nationalité politique, ce que je trouve fâcheux. » Une fois que le projet eut été adopté par les initiateurs, on l’imprima en une feuille volante (dont je possède un exemplaire), sous le titre de Statuten der deutschredenden anarchisch-kommunistischen Partei : il comprend huit articles, dont le premier est ainsi conçu (je traduis) : « Pour réunir les éléments épars, de langue allemande, qui reconnaissent le principe anarchiste-communiste, il est fondé un Parti anarchiste-communiste de langue allemande, qui appartient à l’Association internationale des travailleurs ». Un bureau de correspondance, formé de trois membres élus chaque année par les membres du parti, devait faciliter les relations entre les adhérents.


Le Congrès du Parti socialiste allemand, je l’ai dit, devait s’ouvrir à Gotha le 26 mai. Brousse et ses camarades allemands avaient engagé Reinsdorf à s’y rendre ; dans une lettre à Kropotkine, écrite le 22 mai, Brousse dit : « J’ai écrit à Reinsdorf en lui envoyant cinquante francs et en lui faisant un devoir d’aller à Gotha. Après tout, il a assez voyagé par caprice pour qu’une fois par hasard il perde son travail et voyage pour la cause. » Le 23, Brousse récrit : « Reinsdorf écrit qu’il ne peut pas aller à Gotha. C’est déplorable ! la seule occasion où nous pouvions nous créer des aboutissants dans le parti opposé aux autoritaires allemands ! Ne connaitriez-vous aucun Russe en Allemagne qui pût relativement faire notre affaire ? » Nous eûmes un correspondant (j’ai oublié qui c’était) qui assista au Congrès et nous fit part de ses impressions. À propos d’une discussion sur les agitateurs (propagandistes) salariés par le Parti, ce correspondant écrivait : « Le délégué Hartmann a dit entre autres que beaucoup d’agitateurs, qui reçoivent un salaire de deux thalers et demi (9 fr. 35) par jour, ne veulent pas, pour ce prix, aller parler dans des réunions en dehors de leur circonscription électorale ; si on veut obtenir d’eux ce service, ils réclament alors trois thalers (11 fr. 25) par jour. Les questions de personnes et d’argent jouent dans cette affaire un rôle prépondérant. » Plus loin, il notait ce détail : « Lecture est faite d’une adresse de Bruxelles, signée de De Paepe et d’un autre ; elle déclare qu’il y a entente complète, tant sur la tactique que sur les principes, entre les signataires et le parti socialiste d’Allemagne ». — Il y eut un incident Engels-Dühring : Engels avait commencé dans le Vorwärts la publication d’une série d’articles contre Dühring et sa doctrine, « articles à la fois pédantesques et injurieux, inintelligibles pour l’immense majorité des lecteurs du journal ». Or, dit le Bulletin dans son compte-rendu du Congrès, « malgré le culte que l’un professe généralement parmi les socialistes allemands pour Engels et Marx, malgré l’esprit de discipline inculqué au parti, il se trouva que les articles en question déplurent à beaucoup, et qu’on se promit de profiter de l’occasion du Congrès pour manifester son mécontentement ». Most et Vahlteich demandèrent que le Vorwärts ne continuât pas à publier les articles d’Engels ; Vahlteich dit : « La façon en laquelle Engels endoctrine son monde est très indigeste pour la plus grande partie des lecteurs socialistes[224]. Marx et Engels ont rendu beaucoup de services au socialisme, et il faut espérer qu’ils lui en rendront encore ; mais on doit en dire autant de Dühring ; toutes les forces diverses doivent être également employées dans l’intérêt du parti. Mais quand les professeurs se querellent, le Vorwärts n’est pas l’arène où de pareils débats doivent être vidés. » Tout ce que Bebel et Liebknecht purent obtenir, c’est que la suite des articles d’Engels serait publiée en brochure. « Ce vote, dit le Bulletin, a été un échec pour la coterie marxiste. Tout en défendant les articles d’Engels en principe, Bebel et Liebknecht n’ont pu tenir tête au courant qui en exigeait la disparition des colonnes du Vorwärts, et ils ont dû céder sur ce point. » — Il y eut aussi un incident Hasselmann. Cet ancien lassallien avait été le rédacteur du Neuer Sozial-Demokrat, et maintenant il publiait à Barmen une brochure périodique intitulée le Drapeau rouge, qui servait de supplément à la Bergische Volksstimme (l’un des organes du parti, rédigé par Hasselmann), au succès de laquelle ce supplément contribuait beaucoup. Certaines personnes reprochaient au Drapeau rouge de « flatter les mains calleuses » et de les « exciter contre les intellectuels ». Hasselmann plaida sa cause avec beaucoup de fermeté ; mais il ne put empêcher le Congrès d’adopter une résolution présentée par Bebel, et ainsi conçue : « Dès que la Bergische Volksstimme sera en état de faire ses frais toute seule, M. Hasselmann sera tenu de renoncer à la publication du Drapeau rouge ».

Le Congrès décida d’envoyer un délégué au Congrès universel des socialistes qui devait se tenir en Belgique, en remettant le choix de ce délégué au Comité central électoral. Liebknecht, à ce sujet, prit la parole en ces termes :


« Je prie le Comité central d’agir avec beaucoup de circonspection dans le choix d’un délégué : car je crains que le parti bakouniste et anarchiste, qui en ce moment se manifeste de nouveau avec force, ne domine dans le Congrès en question. Dans ce cas, le Congrès ne pourrait que nuire au mouvement ouvrier général. »


En rapportant ces mots, le Bulletin les fit suivre de ce commentaire :


Personne n’a répondu à Liebknecht, en sorte que ces paroles doivent être regardées comme l’expression des sentiments du Congrès de Gotha.

Cela ne ressemble guère à ce que nous écrivait ce même Liebknecht, il n’y a pas encore un an, au nom du Congrès des socialistes allemands tenu également à Gotha cette année-là. Dans cette lettre, que le Bulletin a publiée, Liebknecht disait : « Chers compagnons, le Congrès des socialistes allemands m’a chargé de vous exprimer sa joie de ce que le Congrès de la Fédération jurassienne se soit prononcé en faveur de l’union de tous les socialistes ».

Autre temps, autre tactique, autre langage.


Des conférences furent faites, en allemand, à la Chaux-de-Fonds, le 29 mai, et à Saint-Imier le 30 mai, par Kachelhofer, sur le programme et la tactique de l’Internationale. Ses auditeurs de langue allemande l’écoutèrent avec beaucoup d’attention, et ne lui ménagèrent pas les applaudissements ; à la Chaux-de-Fonds, l’un d’eux prit la parole pour exprimer ses sympathies envers les Jurassiens, et pour protester contre la manière d’agir du comité d’organisation de la manifestation de Zürich et contre la résolution prise au Congrès de Neuchâtel d’exclure de l’Arbeiterbund les membres de l’Internationale.

Une Section de l’Internationale se fonda à la fin de mai à Fleurier (Val de Travers), et fit adhésion à la Fédération jurassienne.

Je dois signaler un article écrit par Kropotkine pour le Bulletin (10 juin), dans lequel il citait l’opinion d’un journal socialiste américain, le Labour Standard de New York, sur les lois de réforme ouvrière. Une loi votée par le Congrès des États-Unis avait réduit à huit heures la journée de travail dans tous les ateliers de l’État ; mais la Cour suprême ruina par un simple arrêt l’autorité de cet acte législatif, en décidant que la loi des huit heures n’était qu’un avis donné par le gouvernement à ses agents, et qu’elle ne devait nullement empêcher ceux-ci de contracter des engagements aux termes desquels la journée de travail serait de plus ou de moins (!) de huit heures :


« Ceci, dit le Labour Standard, apprendra aux ouvriers à ne pas se fier au Congrès, et à n’avoir confiance que dans leurs propres efforts. Aucune loi du Congrès ne saurait être d’aucune utilité pour l’ouvrier, s’il n’est pas organisé pour pouvoir l’imposer de force. Et, si les ouvriers sont assez forts pour faire cela, s’ils arrivent à constituer solidement la fédération de leurs organisations de métiers, alors ils pourront non-seulement forcer les faiseurs de lois à faire des lois efficaces sur les heures de travail, sur l’inspection, etc., mais ils pourront alors faire la loi eux-mêmes, en décidant que désormais aucun ouvrier du pays ne travaillera plus de huit heures par jour[225] »

C’est le bon sens pratique d’un Américain qui dit cela, et il a raison. Mais alors l’ouvrier — et c’est ce que le journal américain oublie de dire — imposerait encore autre chose que la journée de huit heures ; il imposerait l’article du programme du parti ouvrier américain qui dit : « Nous exigeons que tous les instruments de travail (terre, machines, chemins de fer, télégraphes, canaux, etc.) deviennent la propriété commune de tout le peuple », article que les chefs du parti américain, absorbés par leur propagande pour les buts soi-disant pratiques, commencent déjà à oublier, comme a oublié la partie révolutionnaire de son programme le parti ci-devant socialiste allemand.


Dans les premiers jours de juin, grâce à la propagande faite par Costa parmi les ouvriers italiens travaillant à Berne, il se reconstitua dans cette ville une Section de langue italienne[226].

De la conférence faite par Costa le 9 juin à Genève, le correspondant genevois du Bulletin n’a malheureusement pas rendu compte ; il s’est borné à cette mention : « Le compagnon Costa a admirablement développé son sujet, la Propagande par le fait. Cette conférence, spirituellement et humoristiquement faite, (en français), est une des meilleures que nous ayons jamais entendues. »


Le premier numéro de l’Avant-Garde venait de paraître[227]. Brousse rendit rendit en ces termes à Kropotkine, le 8 juin, des impressions qui lui avaient été communiquées : « De ce numéro, Guillaume très content ; Costa trouve pas assez vif ; Montels, Dumartheray très contents ; Lenz comme ci comme ça, il me semble. Des autres, pas de nouvelles encore. »

Le Mirabeau, qui subissait alternativement l’influence de nos amis et celle de nos adversaires, avait accueilli et publié, vers le milieu de mai, une correspondance de Malon, dictée par la haine, calomnieuse et injurieuse pour nos amis italiens emprisonnés. Costa, indigné, rédigea une réponse, et Brousse s’adressa à Kropotkine pour l’inviter à obtenir du Mirabeau qu’il l’insérât : « Costa vous supplie, lui écrivit-il (22 mai), de faire tous vos efforts pour que la correspondance ci-jointe paraisse au Mirabeau. Si elle n’y paraît pas, nous la ferons insérer dans le Bulletin. » Kropotkine écrivit à Fluse, et le Mirabeau s’exécuta. Là-dessus, grande colère de Malon, qui envoya une nouvelle correspondance au journal de Verviers. Costa répliqua de nouveau, et ce fut lui, comme on le verra (pages 214 et 251), qui eut le dernier mot.


Le Congrès de Bruxelles eut lieu le 3 juin. Il comptait quatre-vingt-huit délégués représentant douze villes, et fut présidé par Fluse, de Verviers. Les Flamands furent battus : le Congrès refusa d’adhérer au Parti démocrate-socialiste fondé à Malines, et décida de maintenir le vote du Congrès de Gand, laissant aux associations ouvrières affiliées à l’Union ouvrière socialiste belge la latitude de prendre ou de ne pas prendre part à l’agitation politique. La Chambre du travail de Bruxelles fut chargée de préparer, en opposition au projet de statuts élaboré à Malines, un contre-projet, qui serait présenté à un nouveau Congrès à convoquer avant la fin de l’année. — Mais, comme on le verra, le Congrès projeté ne devait pas avoir lieu, les Flamands ayant décidé de maintenir leur organisation particulière.


Le pauvre Albagès (Albarracin) Espagnol de descendance mauresque, habitué à l’ardent soleil de Valencia, avait beaucoup souffert des rigueurs de l’hiver à la Chaux-de-Fonds ; et maintenant que le printemps était revenu, les travaux pour lesquels il avait été embauché étant terminés, l’entrepreneur Dargère ne pouvait plus l’occuper. Il chercha inutilement de l’ouvrage comme plâtrier-peintre dans d’autres villes, en particulier à Berne (les lettres de Brousse parlent de ses démarches). Nous convînmes alors que le mieux pour lui serait qu’il retournât en Espagne, et nous engageâmes nos amis de Barcelone à le rappeler : ils lui écrivirent, et, pour le décider, lui parlèrent d’un mouvement qui se préparait. Albagès crut découvrir une contradiction entre deux lettres qu’il avait reçues ; il me les communiqua, ainsi qu’une lettre qu’il écrivait à Barcelone et qu’il me priait de faire parvenir à destination, en y joignant un mot. Je savais — et pour cause — que la contradiction dont parlait Albagès n’existait nullement, et que ses amis espagnols tenaient très sérieusement à ce qu’il revînt. Kropotkine, averti du projet de départ d’Albagès, s’enflamma aussitôt à l’idée qu’on allait peut-être se battre là-bas, et m’annonça qu’il voulait partir aussi pour l’Espagne ; je lui écrivis la lettre suivante pour le dissuader (3 juin) :

« Mon cher ami, j’ai déjà répondu à Albagès, en lui disant que je ne découvrais pas dans les deux lettres d’Espagne les contradictions qu’il y voyait ; que, s’il veut partir, il doit partir tout de suite ; et, par conséquent, je n’ai pas expédié sa lettre à Barcelone.

«Quant à vous, je pense que, ne parlant pas l’espagnol, vous ne pourriez rendre des services que comme combattant ; or, ils n’en sont pas à avoir besoin d’un fusil de plus ; sans cela, ce ne serait pas la peine de commencer. Mon avis est donc que vous n’y alliez pas. La France est le seul pays où des éléments révolutionnaires étrangers puissent rendre réellement des services.

« En restant ici, vous nous aidez à lutter contre un ennemi tout aussi dangereux que le gouvernement espagnol, — contre l’intrigue marxiste.

« Naturellement, la décision vous appartient ; mais mon idée est que, pendant que vous restez en Occident, vous devriez, vous occuper essentiellement de propagande el d’organisation ; si vous voulez vous battre, vous avez un champ de bataille plus convenable que l’Espagne, — alors rentrez en Russie et formez-y une bande.

« Malatesta vient de me faire parvenir hier, par une voie sûre, un récit de leur expédition et de leur arrestation. Ce récit paraîtra dans huit jours au Bulletin. En attendant, je vous en extrais la fin ; le mystère de cette arrestation sans combat se trouve enfin expliqué : « Finalement, comme je te le disais en commençant, l’eau et la neige nous ont perdus. Nous étions cernés de tous côtés. » [suit la traduction de tout le passage final de la lettre de Malatesta, se terminant ainsi :] … « nos armes n’auraient pas pris feu dans une fournaise. Maintenant nous sommes en prison, etc. » (voir à la page suivante).

« Salut cordial.           J. Guillaume, 3 juin 1877. »

Le Bulletin du 10 juin publia en effet, sous la rubrique Italie, ce qui suit :


Nous avions été jusqu’à présent sans aucune nouvelle directe de la tentative révolutionnaire faite par une trentaine d’internationaux (Cafiero, Malatesta, etc.) dans le Bénévent. Enfin nous venons de recevoir des renseignements authentiques et dignes de foi. La Commission de correspondance de la Fédération italienne nous adresse le récit suivant, recueilli de la bouche de l’un des insurgés[228]. Nous le reproduisons, en conservant les termes mêmes employés par le narrateur[229] :

« Mille causes ont concouru à notre insuccès ; mais plus que toutes les autres, deux y ont contribué tout particulièrement : 1° le fait de n’avoir pas eu le temps de compléter notre organisation ; 2° la mauvaise saison, la neige et la pluie qui nous ont paralysés.

« En effet, il n’était encore arrivé qu’un quart à peine des amis que nous attendions, lorsque la troupe, précédée d’une avant-garde de carabiniers, vint pour nous surprendre[230] : nous fûmes obligés de gagner les montagnes sans attendre les autres. C’était de nuit ; le lendemain matin, nous apprîmes par des paysans que, dans une rencontre survenue pendant la nuit, deux carabiniers avaient été blessés. Quelques amis, par un heureux hasard, réussirent encore à nous rejoindre ; mais ils étaient sans armes, et nous dûmes partager avec eux celles que nous avions. Nous sommes restés en campagne six jours, et nous avons fait le plus de propagande possible. Nous sommes entrés dans deux communes[231] : nous y avons brûlé les archives, les registres d’impôt, et tous les papiers officiels sur lesquels nous avons pu mettre la main ; nous avons distribué au peuple les fusils (hors d’usage, il est vrai) de l’ex-garde nationale, les haches séquestrées aux paysans pendant une longue série d’années en punition de délits forestiers, et le peu d’argent que nous avons trouvé dans la caisse du receveur d’une de ces communes. Nous avons brisé le compteur mécanique de l’impôt sur la mouture ; après quoi nous avons expliqué au peuple, qui s’était réuni enthousiasmé sur la place, nos principes, qui furent accueillis avec la plus grande sympathie. Nous n’avons pu faire davantage, faute de temps et faute des forces nécessaires : Nicotera avait lancé contre nous tout un corps d’armée, qui a fait tous ses efforts pour nous enfermer dans un cercle de fer. Nous avions foi dans les instincts populaires et dans le développement de la révolution ; et nos espérances n’eussent pas été déçues, si nous avions réussi à tenir la campagne pendant quelques mois.

« Le peuple des campagnes nous a témoigné une vive sympathie, malgré que nos paysans aient été rendus défiants par les mille tromperies dont ils ont été victimes de tout temps. Déjà la fermentation commençait à se manifester : une commune d’une certaine importance avait été envahie par les paysans aux cris de : « Nous voulons du pain et de l’argent », et on leur en a donné ; dans d’autres communes on criait : « Le temps des signori est fini, celui des pauvres commence ». De l’aveu des journaux du gouvernement eux-mêmes, dans les deux provinces qui ont été le champ d’action de notre bande, il est resté des traces profondes de commotion sociale. Le peuple de Letino et de Gallo (les deux communes que nous avons occupées), invité par nous à mettre en commun les propriétés, l’aurait fait de grand cœur : « Mais », nous a-t-on répondu, « la commune n’est pas en état de se défendre, la révolution ne s’est pas encore propagée sur une assez grande échelle ; demain la troupe viendrait nous massacrer, » etc. Et nous ne pouvions pas leur donner tort.

« Plusieurs fois nous nous sommes trouvés à la portée des soldats ; mais ils n’ont jamais osé nous attaquer sur les montagnes.

« Finalement, comme je le disais en commençant, l’eau et la neige nous ont perdus. Nous étions cernés de toutes parts ; une seule voie de retraite sûre nous restait : c’était par une montagne très élevée et couverte de neige ; après l’avoir franchie, nous nous serions trouvés dans une autre province[232], où le gouvernement ne s’attendait probablement pas du tout à nous voir paraître. Nous cheminions sous la pluie depuis le matin ; vers le soir, nous arrivâmes au pied de cette montagne et il pleuvait toujours ; nous montons pendant une heure, avec de la neige jusqu’aux genoux, et il pleuvait toujours ; notre guide ne connaissait pas bien la montagne ; les moins robustes d’entre nous commençaient à rester en arrière ; puis il y en eut qui déclarèrent qu’il leur était impossible de faire un pas de plus[233]. Là-dessus, la neige se met à tomber ; nous sommes forcés de revenir sur nos pas et d’entrer dans une bergerie (masseria) pour nous refaire un peu. Nous étions tout ruisselants d’eau ; et ce qu’il y a de pis, nos fusils et nos munitions ruisselaient d’eau également. Que nous ayons été trahis ou non, la troupe arrive, et nous fait prisonniers sans que nous ayons pu faire une seule décharge ; nos armes n’auraient pas pris feu même dans une fournaise ardente[234].

« À cette heure nous sommes en prison. Il paraît qu’on veut nous faire promptement notre procès ; et nous nous en promettons beaucoup de bien et une grande propagande. Nous avons déjà déclaré au juge d’instruction que nous avions pris les armes pour provoquer la révolution. »

Ainsi s’explique enfin le mystère de ce dénouement qui paraissait si singulier. On se demandait comment les insurgés avaient pu se rendre sans combat, puisqu’ils étaient armés ; et, d’autre part, on se disait que si leur attitude avait témoigné d’un manque de bravoure, les journaux bourgeois n’auraient pas manqué d’exploiter cette circonstance : or, la presse n’avait rien dit, et s’était bornée à rapporter l’arrestation, sans donner de détails, et sans faire de commentaires. Maintenant nous savons la vérité : si la bande internationaliste, qui était composée en majorité d’hommes familiers avec la guerre et ayant déjà fait leurs preuves sur plusieurs champs de bataille, ne s’est pas servie de ses armes contre la troupe, c’est que ses armes étaient hors de service ainsi que ses munitions. Nous n’avons jamais, quant à nous, douté de nos amis ; et nous savions d’avance que, lorsque la lumière se ferait sur les circonstances de leur arrestation, leur honneur en sortirait sain et sauf.

Le procès, qui ne se fera pas attendre longtemps, nous en apprendra encore davantage, et nous sommes certains que l’attitude des insurgés devant la justice bourgeoise ne démentira pas le caractère digne et résolu que nous leur connaissons.

Un certain nombre de républicains d’Italie, nous écrit-on, ont fait parvenir de l’argent à la prison de Santa Maria Capua Vetere, à titre de secours pour les plus pauvres parmi les détenus socialistes. Les prisonniers, d’un commun accord, ont refusé cet argent, en répondant aux donateurs, par une lettre très polie, qu’ils ne pourraient accepter de dons que comme témoignage de complète solidarité envers leurs principes et leurs actes, chose qui ne pouvait être le cas de la part de républicains bourgeois.

La circulaire de la Commission de correspondance de la Fédération italienne, qui accompagne le récit traduit ci-dessus, se termine par ces paroles que nous nous faisons un devoir de reproduire :

« Et maintenant, amis, que vous avez lu le récit véridique des faits, quel jugement porterez-vous sur ceux qui n’ont pas eu honte de crier haro sur des hommes qui ne pouvaient répondre ?

« Quel jugement porterez-vous sur ces journaux qui pourtant se disent socialistes, et qui n’ont eu que des injures pour nous, bien que leurs rédacteurs présents au Congrès de Berne l’an dernier, eussent promis d’appuyer et de seconder les efforts qui seraient faits dans chaque pays, soit pour propager nos idées, soit pour nous émanciper effectivement[235] ?

« Voilà donc les preuves de solidarité qu’ils nous donnent !

« Est-ce là la conduite qu’ils devaient tenir à notre égard ?

« Non.

« Chaque fois qu’eux, par l’emploi de moyens qui ne sont pas les nôtres, ont remporté quelque succès ou ont tenté quelque expérience, nous en avons parlé toujours avec respect et avec sympathie : jamais, nous pouvons le dire, nous ne les avons ridiculisés ou traités avec mépris.

« Et eux ? Ouvrez le Vorwärts, la Tagwacht, le Mirabeau[236], le Radical, et vous verrez. Des journaux italiens, nous n’en parlons pas.

« Mais jetons un voile sur toutes ces misères, et espérons que l’avenir nous apportera des choses meilleures.

« En attendant, compagnons, que ni les persécutions du gouvernement ne puissent vous lasser, ni les ruses des adversaires vous abuser. Peuple, restons avec le peuple ; révolutionnaires, soyons fidèles à la révolution. L’Internationale est mise au ban de l’Europe officielle et officieuse : Vive l’Internationale ! »


Le numéro suivant du Bulletin (17 juin) contient cet entrefilet :


Le Vorwärts a fini par s’exécuter, et par reconnaître publiquement que le dernier mouvement révolutionnaire italien n’était pas l’œuvre de la police, comme il l’avait fait croire à ses lecteurs. Il est vrai que c’est de bien mauvaise grâce qu’il fait amende honorable, et il a soin de prétendre à cette occasion, en s’appuyant sur le Povero de Palerme et sur une correspondance du Mirabeau, qu’il existe en Italie de nombreuses fédérations, telles que la vénitienne, la napolitaine, la sicilienne, la ligurienne, l’émilienne, qui sont hostiles à la « prétendue » Fédération italienne. Costa a déjà, dans sa réponse au correspondant du Mirabeau, réduit à sa juste valeur cette affirmation absurde, « qui ferait rire les pierres », pour employer son expression.

Nous ne nous amuserons pas à chercher à démontrer au Vorwärts que les renseignements qu’on lui fournit sur l’Italie sont fantastiques. Un journal dont les rédacteurs en sont encore à se figurer que le mouvement insurrectionnel tenté à Letino, à quelques lieues de Naples, par Cafiero et ses amis, a eu lieu en Romagne (!), nous paraît destiné à gober toutes les bourdes que des correspondants sans scrupules trouveront bon de lui faire avaler, — et qu’il trouvera lui-même utile à sa cause de paraître prendre au sérieux.


Autre entrefilet du Bulletin (24 juin) :


Un des rédacteurs du Radical de Paris (sans doute M. Jules Guesde) attaque de nouveau ceux de nos amis italiens qui sont actuellement détenus à la suite du mouvement révolutionnaire de la province de Bénévent. Sous prétexte de citer la récente circulaire de la Commission italienne de correspondance (reproduite par nous il y a quinze jours), il la tronque perfidement, et fait preuve, envers des hommes dont tout le tort est de ne pas appartenir à la coterie doctrinaire Guesde-Malon-Bignami, d’une malveillance qui n’a d’égale que son ignorance profonde des conditions réelles du socialisme populaire en Italie.

Nous n’engagerons pas avec l’écrivain du Radical une polémique qui serait dépourvue d’intérêt pour nos lecteurs : un socialiste italien se chargera de répondre, dans les colonnes même du journal parisien, aux déloyales attaques de ce jésuitique adversaire.


Enfin, dans le numéro du 1er juillet, dernier entrefilet relatif au Radical :


Nous avions dit, dans notre dernier numéro, qu’un socialiste italien allait se charger de répondre, dans les colonnes mêmes du Radical de Paris, aux déloyales attaques publiées par ce journal contre les insurgés du Bénévent.

La chose n’est plus possible, le Radical ayant cessé de paraître à la suite d’un procès de presse.

Nous savons du reste que les articles du Radical contre les socialistes italiens ont produit sur les ouvriers français la plus mauvaise impression. Voici, par exemple, ce qu’écrit à un proscrit de la Commune un ouvrier de Paris : « J’aurais voulu voir relever comme il le mérite un article du Radical avant sa disparition (n° 119), qui insultait les internationaux du Bénévent, en les traitant, presque en propres termes, de niais et d’imbéciles ».

M. Jules Guesde et son doctrinarisme n’auront pas plus de succès auprès des ouvriers parisiens qu’ils n’en ont eu auprès des socialistes d’Italie.


Il se constitua à Liège (Belgique), en juin, une Section de l’Internationale, qui nous fit part de sa fondation par une lettre insérée au Bulletin du 1er juillet.


Un nouveau procès de socialistes fut jugé à Saint-Pétersbourg dans le courant de juin : celui des membres de l’ « Union ouvrière de la Russie méridionale ». Les quinze accusés furent condamnés, les six premiers aux travaux forcés pour un temps allant de cinq à dix ans ; les neuf autres à la déportation, à l’envoi dans une compagnie de discipline, ou à la prison. Tous les condamnés étaient des paysans ou des ouvriers, sauf deux, Saslavsky et Ribitsky, qui étaient des nobles.

Kropotkine écrivit en juin pour le Bulletin un article sur la guerre d’Orient, qui parut dans les numéros des 17 et 24 juin : il y expliquait la façon dont, en Orient, la question de nationalité primait toutes les autres, et continuerait à les primer aussi longtemps que les populations slaves et grecques de la Turquie resteraient sous le joug d’un conquérant étranger. Voici sa conclusion :


Nous ne pouvons sympathiser ni avec les armées turques, ni avec les armées russes : toutes deux s’égorgent pour les intérêts de leurs despotes. Mais nous voulons l’émancipation complète des provinces slaves et grecques, et nous avons, par suite, toutes nos sympathies pour leurs insurrections, pourvu qu’elles restent populaires. Nous croyons aussi que la révolution sociale ne sera possible que lorsque les diverses nationalités de la péninsule seront libres de tout joug extérieur. C’est pourquoi nous voudrions voir toute la péninsule prendre feu, s’insurger sans attendre l’arrivée des armées russes, les populations se grouper librement, sans se laisser imposer les lois de leurs sauveurs, et en finir une fois pour toutes avec ce préambule nécessaire de la révolution sociale dans la péninsule, le démembrement de l’empire ottoman.


Chose incompréhensible pour nous, le Vorwärts, l’organe du Parti socialiste allemand, était, lui, nettement turcophile, et faisait des vœux pour le maintien de l’intégrité de l’empire ottoman. À Londres, Karl Marx s’agitait beaucoup pour gagner des partisans à la cause turque[237] ; il s’alliait aux tories anglais contre le slavophile Gladstone, et menait dans la presse — en se cachant, bien entendu — toute une campagne en faveur du sultan. Il a raconté lui-même ses manœuvres dans une lettre à son ami Sorge (27 septembre 1877), à qui il écrivait : « Maltman Barry est ici mon factotum : c’est par son canal que j’ai dirigé pendant des mois, incognito, un feu croisé contre le russomane Gladstone dans la presse fashionable de Londres (Vanity Fair et Whitehall Review), ainsi que dans la presse provinciale anglaise, écossaise et irlandaise ; que j’ai dévoilé son intrigue (Mogelei) avec l’agent russe Novikof, avec l’ambassade russe à Londres, etc. ; c’est aussi par lui que j’ai agi sur des parlementaire anglais de la Chambre des Communes et de la Chambre des Lords, qui lèveraient les bras au ciel s’ils savaient que c’est le docteur de la terreur rouge (Red-Terror Doctor), comme ils m’appellent, qui a été leur souffleur dans la crise d’Orient. Cette crise marque un nouveau tournant de l’histoire européenne. La Russie était déjà depuis longtemps à la veille d’un bouleversement, dont tous les éléments sont prêts. Les braves Turcs auront avancé l’explosion de plusieurs années, par les coups qu’ils ont portés non pas seulement à l’armée russe et aux finances russes, mais encore à la dynastie commandant l’armée, dans les augustes personnes du tsar, du prince héritier et de six autres Romanof. Le bouleversement commencera, secundum artem, par des amusettes constitutionnelles, et il y aura un beau tapage[238]. Si la mère nature ne nous traite pas trop défavorablement, nous assisterons encore à la fête. Les bêtises que font les étudiants russes (das damne Zeug, das die russischen Studenten machen) n’est qu’un symptôme, sans valeur en soi (ist nur Symptom, an sich selbst werthlo). Mais c’est un symptôme. »

En juin, Bebel fut condamné à neuf mois de prison pour la publication d’une brochure de propagande, et Liebknecht fut incarcéré à Leipzig pour y purger une condamnation à deux mois de prison. En même temps, on annonça que Dühring était menacé de se voir retirer le droit d’enseigner : un certain nombre d’étudiants de l’université de Berlin signèrent aussitôt une adresse disant leur sympathie et leur respect pour un homme qui avait « toujours courageusement exprimé et défendu son opinion au milieu des circonstances les plus difficiles ». La mesure de révocation n’en fut pas moins prise : le motif officiellement donné fut que la Faculté de philosophie de l’université avait relevé, dans deux ouvrages de Dühring, Kritische Geschichte der Prinzipien der Mechanik, et Der Weg zur höheren Berufsbildung der Frauen, des passages condamnables. Les étudiants de l’université de Berlin, unis à ceux des Écoles supérieures d’arts et métiers, d’architecture, des mines, firent une assemblée de protestation (29 juin) ; les étudiants de l’université de Leipzig envoyèrent une adresse de félicitation et de sympathie au « Privat-docent » révoqué. Le Bulletin écrivit à ce sujet : « Pauvre Dühring ! voilà tous les pédagogues révoltés contre lui ! Engels, le pédagogue d’un État, — l’État ouvrier, — a essayé de l’exécuter moralement ; et ses collaborateurs, les pédagogues de l’autre État, l’ont fait exécuter matériellement ».


De la Chaux-de-Fonds, on écrivit au Bulletin : « Samedi passé 16 juin, nous avons eu une réunion publique organisée par notre Cercle d’études sociales. Après avoir échoué deux fois à convoquer le public par des annonces, nous avons distribué dans les cafés des feuilles volantes, où nous invitions les ouvriers de la localité à songer à la triste position qui leur est faite par la crise toujours croissante, et à venir prendre part à nos discussions politiques. La salle cette fois a été pleine. Le public nous a été généralement sympathique, et plusieurs des assistants ont promis de revenir aux réunions, qui dorénavant auront lieu tous les quinze jours. »

À Berne, une Section de plâtriers-peintres se constitua le 17 juin ; une Section de menuisiers et de charpentiers se fonda le surlendemain 19.

La Section de Fribourg, qui s’était vue réduite pendant quelque temps au chiffre de trois membres, par suite de la fermeture de la fabrique de wagons, se réorganisa dans la dernière semaine de juin. Ainsi, en quatre semaines, sept nouvelles sections s’étaient constituées ou reconstituées : Cercle d’études sociales de Fleurier-Sainte-Croix, Section italienne de Berne, Section française de propagande de Genève, Section italienne de Genève, Section des plâtriers-peintres de Berne, Section des menuisiers et charpentiers de Berne, et Section de propagande de Fribourg.

Le 30 juin, enfin, dans une assemblée générale de toutes les sociétés ouvrières du Val de Saint-Imier, la fusion, préparée depuis plusieurs mois, des deux fédérations ouvrières du district de Courtelary devint un fait accompli ; les deux fédérations s’unirent en une seule organisation, qui adhéra à la Fédération jurassienne, et dont les statuts furent publiés dans le Bulletin. L’Internationale se trouva grouper désormais sous son drapeau toutes les associations ouvrières du Vallon.

Dans son numéro du 1er juillet, le Bulletin publia l’article suivant :


Il y a un an aujourd’hui que Michel Bakounine est mort à Berne. Ceux dont il avait combattu les doctrines autoritaires espéraient bien que le bakounisme — pour employer leur langage — allait disparaître du monde avec le vieux révolutionnaire descendu dans la tombe. Ils se sont trompés : le parti révolutionnaire anarchiste est plus fort et plus vivant que jamais ; et même en Suisse, dans le pays le moins favorable à son développement, il a grandement gagné du terrain depuis un an. C’est qu’il n’y a jamais eu, quoi qu’aient pu dire nos adversaires, de bakounisme ni de bakounistes : il y a eu et il y a encore des hommes unis par un programme commun et par la passion de la justice et de l’égalité, et dont l’existence est vouée à la propagande et à la réalisation de leurs idées. Le parti qui s’est formé autour d’un homme ne survit pas au chef auquel il devait l’existence. Il en est autrement du parti qui s’est formé autour d’une idée : un individu peut mourir, le parti reste, il continue à vivre, à grandir et à lutter jusqu’à la victoire.


Dans ce même numéro, le Bulletin annonçait le « Congrès universel des socialistes » et publiait la circulaire de convocation. Il écrivait :


Ce Congrès, dont l’initiative a été prise par l’Internationale à son Congrès de Berne de l’an dernier, mais dont l’organisation a été remise aux socialistes belges sans distinction de groupes, s’appellera Congrès général et universel des socialistes en 1877. Les socialistes belges ont désigné la ville de Gand, le centre ouvrier le plus important du pays flamand, pour siège du congrès, et ils ont choisi la date du dimanche 9 septembre, qui permettra aux délégués de l’Internationale de se rendre, après le congrès spécial de leur Association, qui aura eu lieu durant la semaine précédente, au Congrès universel des socialistes, où ils se rencontreront avec les délégués d’organisations n’appartenant pas à l’Internationale, telles que le Parti démocrate socialiste d’Allemagne, le Parti démocrate socialiste de Danemark, l’Arbeiterbund suisse, le Parti démocrate socialiste flamand, etc.


La circulaire de convocation, adressée « Aux socialistes de tous les pays », disait : « Plus que jamais il est temps que nous établissions l’union entre tous ceux qui veulent l’émancipation du prolétariat. Si notre ligne de conduite peut différer, si nos moyens peuvent être divers, notre but à tous n’est-il pas le même ? Ne voulons-nous pas tous que les fruits du travail appartiennent à ceux qui les produisent, et que le bien-être et la justice règnent sur le monde ? » Cette circulaire portait les trois signatures suivantes : « Pour le Parti socialiste belge[239], le secrétaire du Parti, E. Van Beveren, à Gand ; — Pour l’Union ouvrière belge, le secrétaire de la Chambre du travail de Bruxelles, L. Bertrand ; — Pour la Fédération belge de l’Association internationale des travailleurs, le secrétaire du Conseil régional, Ph. Coenen, à Anvers ».

Après avoir reproduit la circulaire, le Bulletin ajoutait :


Sans fonder de trop vives espérances sur les résultats de ce Congrès universel, et sans nous figurer, comme quelques-uns, qu’il doive en sortir une « nouvelle Internationale » (chose d’ailleurs parfaitement superflue, puisque l’Internationale existe, qu’elle se porte à merveille, et que son cadre est assez vaste pour que tous les hommes de bonne volonté et toutes les organisations ouvrières puissent y entrer), nous voulons espérer que la rencontre de délégués appartenant à des fractions diverses, dont plusieurs, dans ces derniers temps, se sont trouvées en état d’hostilité réciproque, pourra contribuer à éclaircir certains malentendus, à apaiser certaines irritations, et à mettre fin, de la part des journaux de langue allemande, au système d’injures et de calomnies qu’ils ont adopté à l’égard des socialistes révolutionnaires des autres pays... Si le Congrès de Gand pouvait opérer, d’une manière efficace, cet apaisement que nous avions attendu déjà l’an dernier, mais en vain, des explications échangées au Congrès de Berne, nous ne lui en demanderions pas davantage.


Quelques jours après, le Bureau fédéral de l’internationale, à son tour, adressait aux Fédérations régionales formant l’Association la circulaire suivante qui parut en tête du Bulletin du 8 juillet :


Association internationale des travailleurs.

Le Bureau fédéral de l’Internationale aux Fédérations régionales.

Compagnons,

La Fédération jurassienne propose aux autres Fédérations régionales que le Congrès général de notre Association se réunisse cette année dans la ville de Verviers, en Belgique. En outre, la Section de Vevey propose qu’au lieu de s’ouvrir le lundi 3 septembre, le Congrès ne s’ouvre deux ou trois jours plus tard, de manière à ce que sa clôture coïncide avec la date d’ouverture du Congrès universel des socialistes à Gand, qui s’ouvrira le dimanche 9 septembre. De cette façon, les délégués de l’Internationale pourraient se rendre d’un Congrès à l’autre sans perte de temps.

Veuillez nous communiquer, avant la fin du mois courant, votre opinion sur cette double proposition.

La Fédération espagnole nous transmet les deux questions suivantes, pour être portées à l’ordre du jour du Congrès :

1° « Des moyens propres à réaliser le plus vite possible l’action révolutionnaire socialiste, et étude de ces moyens » (proposition de la Fédération de Nouvelle-Castille) ;

2° « Dans quelque pays que triomphe le prolétariat, nécessité absolue d’étendre ce triomphe à tous les pays  » (proposition de la fédération d’Aragon).

Si quelque fédération désire nous transmettre d'autres questions pour l'ordre du jour, il serait nécessaire de ne pas tarder davantage, afin que nous puissions porter au plus vite l'ordre du jour complet à la connaissance de toutes les Fédérations.

Nous avons à vous faire part d'une bonne nouvelle. Un certain nombre de sections existant en France se sont constituées en Fédération française, et nous ont demandé, par lettre en date du 1er juin dernier, leur entrée à ce titre dans l'Internationale. À teneur de l'article 11 des statuts généraux, ce sera au Congrès à prononcer sur cette demande, et vous voudrez bien donner à cet effet à vos délégués les instructions nécessaires.

Recevez, compagnons, notre salut fraternel.

Pour le Bureau fédéral permanent :
Le secrétaire correspondant, L. Pindy,
rue Fritz Courvoisier, 31.

La Chaux-de-Fonds (Suisse), 6 juillet 1877.


Cette circulaire fut complétée, quatre semaines plus tard, par celle-ci (en date du 1er août) :


Nous venons réparer une omission de notre dernière circulaire, en vous annonçant l'adhésion à l'Internationale de la Fédération de Montevideo, république de l'Uruguay (Amérique du Sud). Cette adhésion remonte après d'un an déjà, et durant ces derniers mois nous avons été en correspondance régulière avec les ouvriers de Montevideo ; mais comme nos statuts exigent, pour l'admission définitive d'une Fédération nouvelle, le vote du Congrès général, nous vous prions de donner à vos délégués au prochain Congrès les instructions nécessaires pour qu'ils puissent se prononcer sur la demande d'admission de la Fédération de Montevideo.


Ayant renoncé à aller en Espagne, Pierre Kropotkine projetait de faire un voyage à Paris. Il y avait là des groupements secrets, qui faisaient partie de l'Internationale ; il était utile d'aller les voir, pour se mieux entendre au sujet de la rédaction et de la distribution de l’Avant-Garde ; on projetait aussi de réunir, en une conférence ou en un Congrès, des délégués de la Fédération française nouvellement fondée[240], et il y avait des idées à échanger à ce propos. Mais au moment où Kropotkine se préparait à se rendre à Porrentruy pour passer la frontière, il reçut de Ralli une lettre le prévenant que la police française avait connaissance du voyage projeté, et que s’il mettait le pied sur le territoire français il serait sûrement arrêté. Nous fûmes reconnaissants à Ralli de cet avis amical. Dans un billet que j’écrivais à Kropotkine le 7 juillet, je lui disais : « Je reçois à l’instant ta lettre[241]. Puisque tu ne peux pas aller en France, le plus simple serait de rester à la Chaux-de-Fonds, si tu y retrouves une chambre[242]… C’est bien heureux que l’avertissement de Ralli soit arrivé à temps. » Mais Brousse, lui, se méfia. Il écrivit à Kropotkine, le 12 juillet :

« … J’ai été d’avis que tu n’ailles pas à Paris, par précaution ; mais il m’est impossible de ne pas me figurer la lettre de Ralli comme un simple truc. Ils auront appris, par Lenz ou d’autres, ton voyage, et, comme il menace leurs intérêts, ils ont tout fait pour l’empêcher. Je désire me tromper, mais je crains de deviner juste. — Remets vite à Pindy les pièces ci-jointes ; qu’il en prenne connaissance et me les retourne au plus tôt. Il devrait, je crois, écrire avec soin à la citoyenne Hubertine[243], qui me paraît un excellent élément ; lui envoyer tous les numéros de l’Avant-Garde ; l’inviter à cacher dans le groupe qu’elle a formé une section de l’Internationale, et l’inviter, dussions-nous lui payer le voyage, à se faire déléguer par sa section, quand elle l’aura créée, à la conférence que nous projetons. D’autre part, qu’il se hâte de toucher, sur ce dernier sujet, Rallivet, George, Jeallot (de Paris), et Besançon. Si Landsberg reçoit l’argent qu’elle pense avoir, la conférence aurait lieu. Je proposerais, comme siège de la conférence, la Chaux-de-Fonds. Quant à la date, nous verrons. À la Chaux-de-Fonds, Spichiger pourrait servir de témoin, James, toi et Adhémar animer un peu la fête. »

Voici une autre lettre de Brousse, du 15 juillet :

« Mon cher ami, le bruit d’invasion de la Savoie est ridicule. Je ne pense pas que Montels se permît jamais de rien tenter sans demander conseil aux amis. Tu verras dans l’Avant-Garde que lui-même se moque beaucoup du projet qu’on lui prête. Dis à Pindy que je regarde toutes ces nouvelles venues de Delle[244] et de Genève comme des manœuvres ayant pour but de nous entraver à fond[245].

« Envoie-moi vite deux mois explicatifs de ta dépêche, que je puisse envoyer à Genève. Je leur ai promis de leur communiquer ta lettre, et celle que je viens de recevoir de toi ne se peut communiquer.

« Quant à ton voyage à Paris, il vaut mieux le renvoyer après le Congrès[246]. Alors il y aura les élections, le coup d’État peut-être, et un homme sûr à Paris nous sera indispensable. Qu’en penses-tu ? »


Je termine par quelques chiffres

Le procès-verbal des séances du Comité fédéral du 4 juin 1877 fournit le renseignement suivant sur la situation de notre Bulletin :


« Le caissier du Bulletin[247] communique les comptes suivants :

Le total des recettes du premier trimestre de 1877 s’élève à

fr. 692,65
Dépenses fr. 743. 25
-------
Déficit fr. 50,60 »


Les comptes de la souscription en faveur des internationaux arrêtés en Italie, publiés dans le Bulletin du 17 juin, font voir qu’à cette date les sommes souscrites s’élevaient à 230 fr. 15. Le Bulletin du 1er juillet annonce ceci : « Une somme de 200 fr., prise sur les 230 fr. 15 qui ont été recueillis jusqu’ici dans la Fédération jurassienne en faveur des internationaux italiens, a été envoyée par les soins du Comité fédéral jurassien à la Commission italienne de correspondance ».


J’avais grand besoin de repos : ma santé avait été sérieusement ébranlée au printemps de 1877. Il fut décidé que j’irais passer, en juillet, deux ou trois semaines à la montagne, dans les Alpes : c’était la première fois que je pouvais m’accorder des vacances de cette espèce. On venait de m’offrir un travail de traduction mieux payé que d’habitude, travail que je pourrais exécuter n’importe où, et qui devait me permettre de gagner quotidiennement, en trois heures de travail, les dix francs nécessaires au paiement de ma pension et de celle de ma femme et de ma fillette. Mais il fallait prendre des arrangements pour que la rédaction du Bulletin ne souffrît pas de mon absence. Je donne quelques extraits d’une lettre de moi et de lettres de Brousse à Kropotkine qui montreront comment se fit la chose. Le 7 juillet, j’écrivais à « Levachof » : « À présent, tout est arrangé pour le Bulletin à Neuchâtel[248]. Ci-joint une lettre arrivée de Berne pour toi. Je pars lundi (9 juillet), et ai encore énormément à écrire ; je ne puis donc allonger ma lettre. Ne manque pas de faire la « Variété » pour le Bulletin, et de l’expédier à Brousse de façon à ce qu’il la reçoive au plus tard dimanche 15 courant. » De Brousse à Kropotkine, le 10 : « Il résulte d’une lettre de James que je dois m’occuper du Bulletin. Il a tout préparé pour ça. Il fait lui-même l’article « Variétés » ; donc ne le fais pas. Mais comme cette semaine j’ai à rédiger l’Arbeiter-Zeitung, l’Avant-Garde, le Bulletin, il faut que tu m’aides. Envoie-moi, pour que je les reçoive dimanche matin au plus tard, une masse de choses ; ce que tu voudras : entre-filets, nouvelles de l’extérieur, etc. Je te quitte pour brasser la besogne. Commande à Pindy vingt casse-gueules pour Berne[249]. Poignées de main. » — Du même à Kropotkine, le 12: « Landsberg me traduit ta lettre. Entendons-nous pour ne pas faire ou des bêtises ou un travail inutile. Pour l’Avant-Garde, tout est fait. Ce numéro (le n° 2) sera emmerdant comme la pluie ; une seule lettre de Paris sera intéressante. Prépare ton bulletin international (toujours pour l’Avant-Garde) en vue du prochain numéro. Pour le Bulletin, comme je te l’ai dit, James fait les « Variétés ». Ne t’en occupe donc pas, mais envoie-moi le plus tôt possible un article de fond. J’ai fait les correspondances de France et d’Espagne, et un article sur la Belgique ; Costa fera une correspondance d’Italie, Werner ou moi des articles sur l’Allemagne et l’Autriche. Si tu as le temps, fais-en sur l’Amérique, l’Angleterre et la Russie. Mais surtout, avant tout, fais-moi un long article de fond. Tout ce qui concerne le Bulletin doit être rendu à Neuchâtel lundi (16) ; il faut donc que je le reçoive assez tôt pour pouvoir le corriger un peu : et samedi et dimanche il m’est impossible de beaucoup bûcher, car j’ai Adhémar qui vient à Berne pour faire une conférence. » — Du même à Kropotkine, 17 juillet : « J’ai expédié ta lettre à Genève, et je te réexpédie la fin de ton article afin que tu me le renvoies ; la première partie paraîtra dans le prochain numéro du Bulletin. Je te prierais seulement de m’envoyer cette fin d’article plus tôt que la semaine passée tu n’as envoyé le commencement : il faut en effet que je copie tout cela sur papier petit format pour me rendre compte de la place que ça tient, et le samedi je suis toujours horriblement occupé. À propos, le dernier numéro de l’Avant-Garde est mauvais, d’accord : mais que penses-tu sur le sens de l’article « Pacte de solidarité » ? Es-tu de mon avis ? et, si oui, ne pourriez-vous pas à la Chaux-de-Fonds prendre texte de cet article pour rédiger une circulaire aux intimes, et discuter, avant le Congrès jurassien, ce qui concerne l’attitude et le programme de la Fédération jurassienne au Congrès universel ? »

Pendant mon absence de Neuchâtel, je reçus la lettre suivante :

« Genève, le 14 juillet 1877. — Citoyen, Après l’arrestation de Ross, il a dû, croyons-nous, rester entre vos mains le matériel d’une imprimerie, puisque en vous seul il avait une entière confiance. L’imprimerie du Rabotnik ayant actuellement de nombreux travaux socialistes à exécuter, et n’ayant pas un matériel suffisant, voudrait bien pouvoir se servir de l’instrument de travail qui entre vos mains reste sans utilité pour la cause révolutionnaire. Nous nous adressons donc à vous pour cet objet, vous offrant, si vous pouvez nous remettre ce matériel, avec la garantie et sous la responsabilité de Lenz, Joukovsky, Ralli, Tcherkézof, et peut-être de Kropotkine, de vous remettre ce dit matériel dès que vous aurez à exécuter les conditions auxquelles on vous l’a remis en dépôt, soit pour le faire tenir à Ross, soit à ceux à qui il vous autorisera à cet effet, — ce matériel ne devant, dans les circonstances actuelles, rester en possession de l’imprimerie du Rabotnik que jusqu’au moment où vous aurez à en disposer. Étant très pressés, nous vous prions de nous répondre le plus tôt possible. Recevez, citoyen, mes salutations. — Z. Ralli. »

Je fis demander à Ross — alors enfermé à Pétersbourg dans la maison de détention préventive — l’autorisation nécessaire, et il me l’envoya : par quels moyens pûmes-nous correspondre ? j’en ai oublié le détail. Le groupe russe de Genève au nom duquel Ralli m’avait écrit fut donc, du consentement exprès de Ross, mis en possession du matériel de l’ancienne imprimerie russe du groupe socialiste révolutionnaire de Zürich, qui était déposé chez Alfred Andrié, à Saint-Aubin.




XIII


Du milieu de juillet 1877 au neuvième Congrès général de l’Internationale.


Je passai les trois dernières semaines de juillet à la montagne. Nous nous installâmes, ma femme et moi, avec notre fillette, à Champéry (Val d’Illiez, Valais), au pied des Dents du Midi, dans une chambre rustique que nous loua un paysan[250] ; nous prenions nos repas à l’hôtel de la Croix-Fédérale. J’avais apporté avec moi le volume anglais que je devais traduire pour M. Aimé Humbert, secrétaire général de la Fédération britannique et continentale pour l’abolition de la législation réglementant la prostitution (association fondée par Mme Joséphine Butler) : tous les matins, je traduisais un nombre déterminé de pages, et, mon pensum quotidien achevé, nous nous trouvions libres d’aller nous asseoir dans quelque pâturage. À l’hôtel, nous fîmes une rencontre tout à fait inespérée : celle de Mme Adèle Joukovsky, à ce moment en séjour à Champéry avec sa mère et quatre jeunes garçons, dont deux étaient ses fils et deux ses neveux (les fils de Mme Olga Levachof). J’eus beaucoup de plaisir à faire la connaissance de la mère de Mme Joukovsky, la générale Zinovief, dame âgée fort aimable et spirituelle, fille du général Jomini[251] : sa conversation était des plus intéressantes pour moi ; si, comme on peut bien le penser, nous n’étions pas souvent d’accord, je trouvais profit à voir mes idées passées au crible de sa critique ; son esprit alerte et caustique, toujours en éveil, m’obligeait à mieux me rendre compte du fort et du faible d’un raisonnement. Avec les quatre jeunes gens, qui étaient de fort gentils garçons, je fis quelques courses de montagne, au col de Coux[252], à Bonavaux et au pas d’Encel, etc. ; nous allions parfois allumer du feu dans quelque endroit solitaire, pour griller des pommes de terre sous la cendre, ce qui faillit un jour nous faire dresser contravention par l’autorité, le règlement de police interdisant de faire du feu dans les champs. Nous nous offrions aussi des distractions musicales : il y avait, dans l’église du village, un petit orgue ; payant d’audace, j’allai demander au curé une autorisation qui me fut gracieusement accordée ; et grâce à la complaisance de mes jeunes collaborateurs, qui manœuvraient les soufflets, je pus donner à un auditoire bénévole un concert improvisé dont la messe en sol de Mozart et l’Alleluia du Messie formaient le programme ; malheureusement, à une seconde séance, je risquai des morceaux d’opéra italien, imprudence qui me fit retirer l’autorisation.

Ces quelques jours de trêve et de détente me rendirent une nouvelle vigueur, et à la fin de juillet j’allai reprendre mon poste. Mme Zianvief, sa fille et ses petits-fils insistaient amicalement pour m’engager à prolonger mes vacances : mais je devais me trouver le 4 août à Saint-Imier pour le Congrès jurassien, et j’étais cité à comparaître le 16 août à l’audience du tribunal correctionnel de Berne pour l’affaire du 18 mars ; il m’était donc impossible de rester plus longtemps à Champéry. Ma femme, avec l’enfant, se rendit à Sainte-Croix chez sa sœur pour y passer le mois d’août, et je revins à Neuchâtel le mardi 31 juillet.

Le jeudi 2 août, Paul Robin, qui depuis des années projetait de faire un voyage en Suisse, arrivait à Neuchâtel avec sa femme et ses trois enfants ; ils y passèrent deux jours avec moi, et le samedi 4 nous montâmes ensemble au Val de Saint-Imier, où la famille Robin devait s’installer pour un mois.

Pendant mon absence, le Bulletin, imprimé par les soins de Brousse, avait publié deux grands articles de Kropotkine (n°s 29 et 30, des 22 et 29 juillet). Dans le premier, l’auteur attaquait les sophismes par lesquels on essayait d’intéresser les ouvriers à la politique parlementaire, et mettait à nu, avec une impitoyable logique, le mensonge des politiciens :


À quel prix parvient-on à amener le peuple aux urnes ? Ayez la franchise de l’avouer, messieurs les politiciens : C’est en lui inculquant cette illusion, qu’en envoyant des députés au Parlement il parviendra à s’affranchir et à améliorer son sort, c’est-à-dire en lui disant ce que l’on sait être un absolu mensonge. Ce n’est certes pas pour le plaisir de faire son éducation que le peuple allemand donne ses sous pour l’agitation parlementaire ; c’est parce que, à force de l’entendre répéter chaque jour par des centaines d’ « agitateurs », il finit par croire que vraiment par ce moyen il pourra réaliser, en partie du moins, sinon complètement, ses espérances. Avouez-le donc une fois, politiciens d’aujourd’hui, ci-devant socialistes, pour que nous puissions dire tout haut ce que vous pensez tout bas : « Vous êtes des menteurs ! » Oui, des menteurs, je maintiens le mot, puisque vous mentez au peuple lorsque vous dites qu’il améliorera son sort en vous envoyant au Parlement ; vous mentez, car vous-mêmes vous avez assez répété, il y a quelques années à peine, absolument le contraire.

Réussirez vous comme tactique ? Nous le saurons bientôt, lorsque le peuple, après s’être battu pour améliorer sa position économique, ne verra se produire qu’un changement de gouvernement : lorsqu’il verra, au gouvernement nouveau, vous-mêmes, qui, par la force même des conditions dans lesquelles vous vous placez d’avance, serez forcément à votre tour traîtres à la cause du peuple.


Le second article expose « les éléments constitutifs du socialisme révolutionnaire », qui sont : 1° l’affirmation que chacun devrait jouir du produit intégral de son travail, au lieu que, dans l’ignoble ordre de choses actuel, une poignée d’oisifs vit de la misère de millions de travailleurs ; 2° la conviction profonde que cet ordre de choses ne peut continuer d’exister, qu’il est possible de l’abolir et de le remplacer par un meilleur ; 3° le plus essentiel, enfin, le sentiment de répulsion envers l’injustice, l’esprit de révolte. Cet esprit de révolte, ce n’est pas par la participation à la politique parlementaire qu’on le développera ; ce qui le fera naître et croître dans les masses, ce sont les protestations énergiques contre la tyrannie, c’est l’habitude de faire suivre les paroles pur les actes. Aussi nos maîtres ne s’y méprennent pas : « Dès son apparition, ils le poursuivent, cet esprit de protestation : C’est, disent-ils, un premier pas vers l’émeute ». Mais cela n’est encore que la révolte individuelle, et c’est la révolte collective qu’il nous faut. Nous l’aurons, quand les masses ne se laisseront plus égarer par les endormeurs :


Nous croyons au bon sens du peuple. Il comprendra que l’on n’arrive qu’à ce à quoi l’on vise, et qu’encore on n’y arrive pas d’un bond… Il comprendra que ce ne sont plus les droits du citoyen, mais les droits du travailleur que nous avons à proclamer. Il comprendra qu’une fois la conviction acquise, que sans liberté économique il n’y a pas de liberté politique, cette conviction ne saurait rester un vain mot… Il ne nous reste donc qu’à proclamer franchement l’émancipation économique, à dire que, hors de l’expropriation et de la suppression de la bourgeoisie, de la démolition de l’État et de toutes les institutions bourgeoises, il n’y a pas de salut, il faut saisir chaque occasion de réaliser ce programme, ne fût-ce que pour un jour.


Dans le no 31 (5 août) parut un troisième article (auquel Brousse a évidemment collaboré, comme le montrent certaines phrases, ou qu’il a peut-être même écrit en entier), intitulé : La Propagande par le fait. En voici les passages principaux :


Depuis quelque temps on parle souvent, dans la Fédération jurassienne, d’une chose dont le nom au moins est nouveau : la Propagande par le fait. Il peut ne pas être inutile d’en dire un mot, ne fùt-ce que pour ceux de nos lecteurs qu’on a trompés sur la portée des manifestations de Notre-Dame-de-Kazan, de Bénévent et de Berne. Les explications que nous allons donner nous paraissent d’autant plus utiles qu’il existe près de nous des partis dont les chefs (ces partis ont des chefs), autrefois socialistes, ne l’étant plus guère aujourd’hui que de nom, ne veulent plus rien exposer dans les émeutes populaires, et ont prit la résolution non-seulement d’étouffer celles que leurs propres amis, cinglés par la misère, pourraient tenter, mais aussi de rire et de se moquer de celles que défendent les hommes qui, n’ayant pas changé, croient que le peuple en sait plus qu’eux et le suivent fidèlement même dans ses tentatives les plus insignifiantes en apparence.

Nous avons à supporter aujourd’hui le spectacle dégoûtant dont nos pères furent témoins en France à l’époque des Blanqui, des Barbès, et dont nous avons été témoins nous-mêmes pendant les dernières annés de l’empire, alors que Flourens vivait. Les radicaux français, qui voulaient bien être députés de la république, mais qui étaient peu jaloux de mourir pour elle, blâmaient les tentatives insurrectionnelles de Barbès, de Blanqui. riaient des « barricades en carton » de Flourens, de ces « folies » qu’ils avaient au moins la pudeur d’appeler « héroïques ». C’est cependant grâce à ces émeutes et à l’émotion qu’elles ont produite, que l’idée républicaine a pénétré les masses françaises, que la république va être établie, et que les mêmes radicaux vont pouvoir se partager le gâteau. La preuve, c’est que, dans la mansarde ou dans la chaumière, on voit les portraits de Barbès ou de Flourens, et qu’on ne trouve presque jamais ceux des républicains qui réussissent, ce qui ne prouve pas que le peuple réussisse avec eux, soit dit en passant.

De même, aujourd’hui, les socialistes révolutionnaires cherchent, par des émeutes dont ils prévoient parfaitement l’issue, à remuer la conscience populaire, et ils y arrivent. Les socialistes opportunistes blâment ces émeutes, ils les appellent des Putsch ; ils en rient, les tournent en ridicule à la grande joie de la bourgeoisie qui les craint, au moment même où ceux qui y ont pris part partent pour la Sibérie, ou passent devant les tribunaux, pour s’entendre condamner parfois à la prison perpétuelle. Les radicaux français et italiens leur donnent des leçons de convenance.

Mais laissons aux remords de leur conscience les socialistes opportunistes, et demandons-nous le sens qu’il faut attribuer à ces actes : Kazan, Bénévent, Berne. Les hommes qui ont pris part à ces mouvements espéraient-ils faire une révolution ? Avaient-ils assez d’illusions pour croire à la réussite ? Non, évidemment. Dire que telle était leur pensée serait les mal connaître, ou, les connaissant, les calomnier. Les faits de Kazan, de Bénévent, de Berne, sont des actes de propagande tout simplement.



L’article passe ensuite en revue les moyens de propagande qu’ont employés précédemment les socialistes : la propagande d’individu à individu, la propagande par la réunion publique ou la conférence, la propagande par le journal, la brochure ou le livre. Ces moyens ne sont adaptés qu’à la propagande théorique ; en outre, ils deviennent de plus en plus difficiles à employer d’une façon efficace, en présence de ceux dont la bourgeoisie dispose, avec ses orateurs formés au Barreau et sachant enjoler les assemblées populaires, avec sa presse vénale qui calomnie et travestit tout. Il a fallu trouver autre chose :


De quoi se composent les masses ? De paysans, d’ouvriers travaillant la plupart du temps onze et douze heures par jour. Ils rentrent au logis si exténués de fatigue, qu’ils ont peu envie de lire des brochures ou des journaux socialistes : ils dorment, se promènent, ou consacrent leurs soirées à la famille.

Eh bien, s’il y avait un moyen d’attirer l’attention de ces hommes, de leur montrer ce qu’ils ne peuvent pas lire, de leur apprendre le socialisme par les faits, en le leur faisant voir, sentir, toucher ?… Quand on a raisonné de la sorte, on a été sur le chemin qui conduit, à côté de la propagande théorique, à la propagande par le fait.

La propagande par le fait est un puissant moyen d’éveiller la conscience populaire. Prenons un exemple. Qui connaissait en France, avant la Commune de Paris, le principe de l’autonomie communale ? Personne. Et cependant, Proudhon avait écrit de magnifiques ouvrages. Qui lisait ces livres ? une poignée de lettrés. Mais quand l’idée eut été posée au grand soleil, en pleine capitale, sur les marches de l’hôtel de ville, qu’elle eut pris corps et vie, elle alla secouer le paysan dans sa chaumière, l’ouvrier à son foyer, et paysans et ouvriers durent réfléchir devant ce point d’interrogation immense dressé sur la place publique. Maintenant l’idée a fait son chemin. En France, dans le monde entier, pour ou contre, chacun a pris parti. Pour ou contre, on est fixé.

C’est une émotion populaire semblable que nos amis ont voulu produire à l’église de Notre-Dame-de-Kazan, et ils ont réussi.

Mais il ne suffit pas d’un fait qui excite l’attention populaire. Cette attention excitée, il faut lui fournir un aliment. Le fait doit donc contenir au moins un enseignement.

Prenons comme exemple la manifestation du 18 mars à Berne.

La bourgeoisie suisse entretient dans l’esprit de l’ouvrier suisse ce préjugé qu’il jouit de toutes les libertés. Nous, nous lui répétons à satiété : « Pas de liberté publique sérieuse sans égalité économique ; et qu’est-ce qui maintient l’inégalité ? c’est l’État ! » Le peuple comprend peu ces abstractions ; mais donnez-lui un fait palpable, il le saisit. Montrez-lui l’article de constitution qui lui permet de sortir un drapeau rouge, et sortez ce drapeau : l’État, la police l’attaqueront ; défendez-le ; au meeting qui suivra, la foule accourra : quelques mots bien clairs, et le peuple a compris. Le 18 mars 1877 a été la démonstration pratique faite au peuple ouvrier suisse, en pleine place publique, qu’il n’a pas, comme il le croyait, la liberté.

Nos amis de Bénévent ont fait mieux. Ils ne se sont pas bornés à démontrer ainsi au peuple une seule chose. Ils ont pris deux petites communes, et là, en brûlant les archives, ils ont montré au peuple le respect qu’il faut avoir de la propriété. Ils ont rendu au peuple l’argent des impôts, les armes qu’on lui avait confisquées : en faisant cela, ils ont montré au peuple le mépris qu’il faut faire du gouvernement. Il n’est pas possible que ce peuple n’ait pas dit : « Nous serions bien plus heureux si ce que ces braves jeunes gens veulent s’accomplissait un jour ! » De là à les aider il n’y a qu’un pas facile à franchir.

On peut faire plus.

Que l’on s’empare une fois d’une commune, que l’on y réalise la propriété collective, que l’on y organise les corps de métier et la production, les groupes de quartier et la consommation ; que les instruments de travail soient dans les mains ouvrières, les ouvriers et leurs familles dans les logements salubres, les fainéants dans la rue ; attaqués, que l’on lutte, que l’on se défende, que l’on soit vaincu, peu importe ! L’idée sera jetée, non sur le papier, non sur un journal, non sur un tableau, elle ne sera plus sculptée en marbre, ni taillée en pierre, ni coulée en bronze : elle marchera, en chair et en os, vivante, devant le peuple.

Le peuple la saluera au passage.


Au moment où le Bulletin publiait cette série d’articles, arrivaient des États-Unis des nouvelles qui excitèrent une vive émotion. « À la suite d’une grève des machinistes du chemin de fer Baltimore-Ohio, — dit le Bulletin du 29 juillet, — une insurrection populaire a éclaté dans les États de Maryland, de Virginie Occidentale, de Pensylvanie et d’Ohio. Si à Martinsburg (Virginie Occidentale) les ouvriers ont été vaincus par la milice, à Baltimore (Maryland), ville de 300,000 habitants, ils ont été victorieux ; ils se sont emparés de la gare et l’ont brûlée eu compagnie de tous les wagons de pétrole qui s’y trouvaient. À Pittsburg (Pensylvanie), ville de 100,000 habitants, les ouvriers sont à l’heure qu’il est maîtres de la ville, après s’être emparés de fusils et de canons... La grève s’étend aux chemins de fer voisins et gagne la ligne du Pacifique. Une grande agitation règne à New-Vork. On annonce que les troupes se concentrent, que Sheridan est nommé pour les commander, et que les États de l’Ouest ont offert leur concours. » Dans le numéro suivant, un article détaillé, écrit par Kropotkine, raconta le dénouement de la crise, la reprise de Pittsburg, où deux mille wagons chargés de marchandises avaient été brûlés, la répression, le désarroi des grévistes par suite de la trahison de misérables faux-frères, et l’avortement final du mouvement. Mais s’il y avait eu, dans cette tentative de soulèvement populaire, des côtés faibles qui en avaient amené l’échec, Kropotkine louait avec raison les qualités dont le peuple ouvrier américain venait de faire preuve : « Ce mouvement aura certainement frappé profondément le prolétariat de l’Europe et excité son admiration. Sa spontanéité, sa simultanéité sur tant de points distants ne communiquant que par le télégraphe, l’aide apportée par les ouvriers de divers métiers, le caractère résolu du soulèvement dès le début, attirent toutes nos sympathies, excitent notre admiration, et réveillent nos espérances... Mais le sang de nos frères d’Amérique n’aura pas coulé en vain. Leur énergie, leur ensemble dans l’action, leur courage, serviront d’exemple au prolétariat de l’Europe. Mais puisse aussi ce noble sang versé prouver encore une fois l’aveuglement de ceux qui amusent le peuple avec le jouet du parlementarisme, lorsque la poudrière est prête à prendre feu, à leur insu, à la chute de la moindre des étincelles. »


Le Bulletin du 29 juillet publia ce qui suit :


Les membres de la Fédération jurassienne connus pour avoir pris une part active à la manifestation du 18 mars, à Berne, viennent de recevoir la pièce suivante :

Ordre de comparution.

Le président du tribunal correctionnel de Berne

Ordonne

« X... de paraître le jeudi 16 août 1877, à huit heures avant midi, à l’audience du tribunal correctionnel, dans la maison du Conseil d’État, rue de l’Arsenal, pour assister aux délibérations orales publiques, à l’enquête et au jugement qui peut être rendu contre vous : a) pour participation à une rixe avec usage d’instruments pouvant donner la mort ; b) pour résistance, avec l’emploi de la force, aux employés de la police.

(Suit la signature du président.)

Berne, le 17 juillet 1877.


La Fédération ouvriere du district de Courtelary, qui réunissait désormais en une seule organisation, adhérente à l’Internationale, les deux fédérations restées longtemps distinctes, avait tenu une assemblée le 7 juillet. Par une lettre datée du 10 (Bulletin du 22 juillet), le secrétaire correspondant de la Commission d’organisation, Jules Lœstscher, annonça au Comité fédéral jurassien que trois sections de métier venaient de se constituer d’après le programme de l’Internationale, et avaient donné en même temps leur adhésion à l’assurance de secours mutuels pour les cas de maladie ; c’étaient : une section d’horlogers, comprenant toutes les parties qui se rattachent au mouvement de la montre ; une section de mouleurs de boîtes et faiseurs de secrets ; une section de peintres-émailleurs[253]. Le Bulletin du 29 juillet annonça que les ouvriers du bâtiment, dans le district de Courtelary. avaient aussi constitué une section de la Fédération ouvrière (sous le nom de section des métiers réunis).

Le 21 juillet, à Genève, un groupe d’ouvriers plâtriers-peintres se constitua en Section de la Fédération jurassienne (Bulletin du 5 août).

Dès son numéro du 8 juillet, le Bulletin avait annoncé que « le Congrès annuel de la Fédération jurassienne aurait lieu à Saint-Imier dans les premiers jours d’août : ainsi vient de le décider la majorité des sections ; » et il publiait l’ordre du jour provisoire du Congrès. Dans le numéro suivant parut une circulaire adressée aux. sections par une commission d’organisation, composée d’Alcide Dubois, faiseur de secrets, Camille Châtelain, peintre, et Adhémar Schwitzguébel, graveur ; cette circulaire indiquait les mesures prises pour la réception et l’entretien des délégués et des adhérents, ainsi que le programme des séances et des réunions diverses. Enfin, en tête du numéro du 19 juillet parut l’appel suivant :


Samedi 4 août, à cinq heures du soir, s’ouvrira à Saint-Imier le Congrès annuel de la Fédération jurassienne. Dans la soirée du samedi, trois conférences auront lieu, et dans l’après-midi du dimanche la séance du Congrès sera publique. Tous les membres des sections jurassiennes connaissent le caractère d’intimité de nos congrès ; tandis que les autres sociétés tiennent les leurs législativement, parlementairement, suivant toutes les règles posées par les professeurs du système représentatif, le premier membre venu, délégué ou non, peut parler au cours des nôtres. Les congrès jurassiens sont surtout de véritables assemblées générales de la Fédération.

Cette année, les membres de l’assurance mutuelle pour les cas de maladie seront présents : la mise à l’ordre du jour du procès du 18 mars exige aussi la présence d’un grand nombre de membres ; nous avons l’espérance que tous ceux qui pourront venir à Saint-Imier le feront, et que le Congrès de cette année sera une immense fête de famille. Nous engageons donc tous nos amis à venir passera Saint-Imier au moins la journée du dimanche.

Quant aux détails d’organisation, nous renvoyons nos lecteurs à la circulaire de la fédération du district de Courtelary que nous avons publiée dans un précédent numéro.


Pour raconter le Congrès de Saint-Imier, j’emprunterai le compte-rendu publié dans le Bulletin (numéro du 12 août), compte-rendu que je rédigeai, aussitôt rentré chez moi. dans les journées des mardi et mercredi 7 et 8 août :


Le Congrès de Saint-Imier.

Le Congrès des 4, 5 et 6 courant a été l’un des plus beaux qu’on ait jamais vus dans la région jurassienne : il a admirablement réussi, et a laissé dans le cœur de tous ceux qui y ont pris part d’impérissables souvenirs, en même temps qu’il contribuera puissamment, sans doute, au progrès de l’organisation socialiste dans le Jura et particulièrement au Val de Saint-Imier.

La première séance, tenue le samedi après-midi, fut consacrée à la vérification des mandats et à la fixation de l’ordre du jour. La vaste salle du Buffet de la gare, où siégeait le Congrès, avait été élégamment décorée de guirlandes de verdure ; quelques tableaux représentant des sujets socialistes ornaient les parois : on remarquait entre autres deux groupes représentant, l’un, la Propriété individuelle, l’autre la Propriété collective. Ces dessins, dus au crayon d’un ouvrier graveur de Sonvillier, ont obtenu un grand succès, et tous ceux qui les ont vus ont exprimé le vœu qu’ils fussent reproduits par la lithographie et répandus dans le public, comme moyen de propagande[254].

Le soir, les trois conférences simultanées annoncées par le programme du Congrès furent données : l’une par James Guillaume, dans la salle du Congrès, devant un nombreux public ; la seconde (en allemand) par Kachelhofer, dans la grande salle du café Schuppach, devant une réunion d’ouvriers allemands ; la troisième (en italien) par Costa, au local de la Fédération du district de Courtelary, au Lion d’Or, devant une réunion relativement fort nombreuse d’ouvriers de langue italienne.

Après les conférences, il y eut soirée familière au local de la Fédération du district de Courtelary, et la franche cordialité qui régnait entre tous les délégués et les membres de la fédération locale fit bien augurer à chacun des délibérations du lendemain.

La séance du dimanche matin, 5, fut employée à la discussion des diverses questions de l’ordre du jour ; puis, après un dîner[255] pris en commun au Lion d’Or, un cortège fut improvisé pour se rendre à la séance publique. Si les ouvriers de Saint-Imier eussent été prévenus qu’il y aurait un cortège, ils seraient certainement accourus en grand nombre pour en grossir les rangs ; mais, comme nous venons de le dire, le cortège fut improvisé, et ne se composa que des compagnons présents au local de la Fédération. La colonne socialiste, précédée de la musique de Sonvillier, n’en offrait pas moins un aspect imposant ; et lorsque parut le drapeau rouge, qui prit place en tête du cortège, la bannière du prolétariat socialiste fut acclamée par des centaines de poitrines. Le cortège, drapeau rouge déployé, parcourut la ville de Saint-Imier dans toute sa longueur pour se rendre au Buffet de la gare, où devait avoir lieu la séance publique. Pas un sifflet, pas un cri hostile ne se fit entendre pendant tout le trajet ; et la foule qui remplissait les rues témoigna, par son attitude, sa sympathie pour la liberté de manifestation et sa réprobation pour la stupide et brutale conduite de la police de Berne au 18 mars[256].

Les discussions de la séance publique, qui durèrent de deux à sept heures, furent écoutées par un public nombreux et attentif : on trouvera plus loin quelques détails sur ces débats. Mais le plus grand succès de la journée, ce fut la soirée populaire qui la termina. Dès huit heures, ouvriers et ouvrières accoururent par centaines dans le local du Congrès, qui, malgré ses vastes dimensions, était trop étroit pour une foule pareille, si pressée qu’on eut pu marcher sur les têtes ; cette foule, en venant applaudir les orateurs qui la haranguaient du haut de l’estrade où flottait le drapeau rouge, témoignait de la façon la plus éclatante des dispositions sympathiques de la population ouvrière de Saint-Imier envers le socialisme. M. le rédacteur du Jura Bernois avait annoncé, quelques jours auparavant, que la population de Saint-Imier verrait le Congrès de l’Internationale avec la plus complète indifférence : si ce journaliste eût assisté à la soirée populaire, il eût été bien étonné, sans doute, de voir que cette population ne s’était pas conformée à sa prophétie, et montrait un enthousiasme qui entraînait les plus froids. Les discours et les chants furent un moment interrompus pour permettre la répartition d’une tombola dont le produit couvrira à lui seul les deux tiers des frais du Congrès. Ajoutons qu’une bonne partie du succès de cette splendide soirée revient à la vaillante musique de Sonvillier, qui, alternant avec les chanteurs et les orateurs, joua jusqu’à minuit les plus beaux morceaux de son répertoire... On nous dit que le bruit court déjà que l’allocation annuelle de 200 fr. que la municipalité de Sonvillier accorde à la société de musique lui sera retirée à cause de sa participation à la fête de l’Internationale ; si le fait se réalisait, nous sommes sûrs qu’on n’aurait point réussi à intimider par là nos amis les musiciens : ce n’est pas par des mesures de ce genre qu’on peut faire changer d’idée à des hommes qui ont le sentiment de leur dignité.

La journée du lundi fut entièrement absorbée par les travaux intérieurs du Congrès, dont la dernière séance put être close à six heures du soir. Dans la soirée, ceux des délégués qui étaient encore présents se rendirent à Sonvillier, où une réunion familière couronna les travaux du Congrès par une franche et cordiale expansion de fraternité.

En somme, le Congrès de Saint-Imier a été plus qu’un congrès ordinaire : il a été une grande manifestation populaire et socialiste, revanche significative de l’outrage fait au drapeau rouge par la police de Berne ; il a été aussi une fête ouvrière, dans laquelle bon nombre de ceux qui ne marchent pas encore dans les rangs des socialistes organisés sont venus fraterniser avec eux et apprendre à les connaître : ils ont remporté de ce rapprochement, nous le croyons, des sentiments d’estime et d’amitié pour les hommes qui luttent en faveur de l’émancipation de la classe des travailleurs.


Après avoir résumé à grands traits la physionomie du Congrès et indiqué sa portée et sa signification, nous allons donner le plus brièvement possible un aperçu des travaux de ses cinq séances.

Les sections représentées étaient au nombre de vingt et une : elles avaient envoyé trente délégués. En voici la liste :

Berne (française) : Jean Pittet et Ch. Capt ;

Berne (allemande) : Utto Rinke ;

Berne (italienne) : Andréa Costa et Gippa ;

Berne (plâtriers-peintres) : Bernasconi et Durand ;

Berne (charpentiers-menuisiers) : Bruno ;

Graveurs et guillocheurs du district de Courtelary : Bichet et Alfred Jeanrenaud ;

Monteurs de boîtes et faiseurs de secrets du district de Courtelary : Émile Bourquin et Alcide Dubois ;

Horlogers du district de Courtelary : Georges Rossel et Virgile Favre ;

Métiers réunis [du bâtiment] du district de Courtelary[257] : Adhémar Schwitzguébel et Brætschi ;

Groupe des adhérents individuels du district de Courtelary[258] : Paggi et Émile Chatelain ;

Chaux-de-Fonds : Auguste Spichiger ;

Neuchâtel : James Guillaume et Fritz Robert[259] ;

Fleurier et Sainte-Croix : Henri Soguel[260] ;

Porrentruy : J. Libeaux, Gentilini et Joseph Verne ;

Section de Lausanne et Section de Vevey : Bouvard ;

Genève (Section de propagande et Section des plâtriers-peintres) : Jules Montels ;

Genève (italienne) : Andrea Costa (déjà nommé) et Fioromi ;

Zürich (allemande) : Kachelhofer[261] ;

Section d’Alsace (Mulhouse) : Louis Pindy.

La Section de Fribourg avait délégué J. Meekler, qui s’est trouvé empêché au dernier moment.


Un certain nombre de membres des sections les plus rapprochéees, la Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, Berne, assistaient en outre au Congrès.

Le bureau fut composé comme suit : Montels, président ; Kachelhofer, vice-président ; Alcide Dubois, Bichet, Herri Soguel et Costa, secrétaires.

Dans la première séance, ouverte le samedi 4 août à quatre heures, le rapport du Comité fédéral[262] constata que la Fédération jurassienne avait fait, dans cette année, des progrès réjouissants : elle comptait, au commencement d’août, vingt-neuf sections.

Les délégués présentèrent ensuite à tour de rôle un rapport sur la marche de leurs sections.

Dans la seconde séance, le dimanche matin, le Congrès aborda la discussion des diverses questions formant l’ordre du jour.

I. — Mode de représentation de la Fédération jurassienne aux Congrès généraux. — La résolution suivante fut adoptée :


« La représentation de la Fédération jurassienne aux Congrès généraux est composée de l’ensemble des délégués des sections. Plusieurs sections pourraient s’entendre pour envoyer à frais communs un délégué collectif. Chaque délégué aura autant de voix qu’il représentera de section. L’ensemble de ces voix formera la voix collective de la Fédération jurassienne. »


2. — Du droit de vote des sections isolées dans les Congrès généraux. — Cette question avait été tranchée provisoirement au Congrès général de Berne, l’an passé. La résolution suivante fut adoptée, pour être proposée au nom de la Fédération jurassienne au prochain Congrès général :


« Considérant que les Congrès de l’Internationale ne sont pas des corps législatifs, et que leurs décisions ne sont exécutoires que pour les sections et fédérations qui les ont acceptées ;

« Considérant en outre que les votes desdits Congrès n’ont qu’une importance de statistique ;

« Nous proposons que les délégués des sections isolées soient admis à siéger dans les Congrès avec voix délibérative. »


3. — Procès relatif à l’affaire du 18 mars à Berne. — Brousse donna lecture d’un rapport présenté par la Commission d’enquête pour le 18 mars. Il fut décidé :


« que le solde de la souscription en faveur des ouvriers de Berne renvoyés à la suite de l’affaire du 18 mars, solde qui s’élève à 167 fr. 80, sera appliqué à couvrir les frais du procès intenté à vingt neuf membres de la Fédération jurassienne, qui sont cités à comparaître le 16 courant devant le tribunal correctionnel de Berne :

« 2° Que le compte-rendu du procès sera publié sous la forme d’un supplément au Bulletin. »


4. — Organisation de l’assurance mutuelle dans la Fédération jurassienne. — Après une assez longue discussion, la question fut renvoyée à une commission composée de Bouvard, Bichet, Gentilini, Schwitzguébel et Spichiger. Cette commission présenta le lendemain un projet de statuts en 23 articles, qui fut adopté[263].

5. — Du programme, de l’attitude et de la délégation de la Fédération jurassienne au Congrès universel de Gand. — Cette question fut discutée dans la séance publique du dimanche après-midi, après le cortège où avait été arboré le drapeau rouge. Brousse parla sur le 1er point du programme du Congrès de Gand : « Pacte de solidarité entre les diverses organisations ouvrières socialistes » ; Schwitzguébel sur le 2e point : « De l’organisation des corps de métier » ; Montels sur le 3e point : « De l’attitude du prolétariat à l’égard des divers partis politiques » : Costa sur le 4e point : « Des tendances de la production moderne au point de vue de la propriété ». Deux orateurs de langue allemande, MM. Christen et Brürkmann, menbres, croyons-nous, l’un de l’Arbeiterbund, l’autre de la section du Grütli de Saint-Imier, prirent la parole pour recommander la participation à la politique parlementaire : l’un d’eux combattit l’idée communiste et collectiviste, en déclarant que la classe moyenne (Mittelstand) était le nerf de la société, et que si on voulait mettre les biens en commun, l’inégalité n’en renaîtrait pas moins dès le lendemain de la révolution, etc.. etc. Une discussion à laquelle prirent part, outre les rapporteurs déjà nommés, Spichigger, Bichet, Werner, Guillaume, Rinke, Kachelhofer, et quelques autres, s’engagea à ce sujet, et les deux champions de l’Arbeiterbund et du Grütli purent constater que la très grande majorité du public se rangeait du côté de l’Internationale.

Une commission composée de Brousse, Costa et Guillaume fut chargée de résumer, sous forme de résolution, les idées émises dans la discussion relativement au programme du Congrès de Gand. La résolution suivante, présentée par elle le lendemain, fut adoptée à l’unanimité :


« Relativement à la conduite que la Fédération jurassienne tiendra au Congrès de Gand, la commission est d’avis que la Fédération jurassienne doit d’abord chercher tous les moyens de se mettre d’accord avec les autres Fédérations qui composent l’Internationale. Mais comme elle ne peut pas effectuer cet accord sans avoir entendu les délégués des autres Fédérations, la commission est d’avis que la conduite de la Fédération jurassienne ne pourra s’établir définitivement qu’après le Congrès général de l’Internationale, qui aura lieu probablement à Verviers.

« Toutefois, comme il est urgent de donner à nos délégués un mandat, voici les bases de la conduite que, suivant nous, les délégués jurassiens devraient tenir eux-mêmes et proposer à ceux des autres Fédérations.

« S’inspirant des principes consacrés dans nos statuts, la Fédération jurassienne reconnaît que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème local ou national, mais humain, dont la solution n’est pas possible sans le concours théorique et pratique des travailleurs de tous les pays ;

« Que ce concours doit être direct, c’est-à-dire que l’émancipation à laquelle il aboutira doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, et non pas le résultat d’un contrat ou d’un compromis quelconque avec les partis bourgeois, fait par l’intermédiaire de délégués officiels ;

« Que sur ce terrain du concours direct, quels que soient du reste les moyens employés pour arriver au but, la Fédération jurassienne croit de son devoir d’affirmer sa solidarité avec tous les travailleurs, chaque fois que par un acte quelconque ils protesteront contre l’organisation actuelle de la société, et auront en vue leur émanciption ;

« Mais que vis-à-vis d’un mouvement qui, bien que se proposant en apparence l’émancipation du travail, ne fait en réalité que prolonger par le moyen du parlementarisme la situation existante, la Fédération jurassienne réserve toute sa liberté d’action ;

« Elle envisage ce mouvement comme la dernière phase du mouvement national, comme un moment historique nécessaire peut-être, particulièrement chez certains peuples ; mais elle ne pourra jamais le considérer comme un moyen véritable d’émancipation du travail.

« En conséquence elle se réserve le droit de le combattre non-seulement chez elle, mais aussi dans les pays où ce mouvement peut rallier le plus grand nombre des ouvriers ; et cela en vertu de son autonomie et de son droit à la propagande sans bornes de tous les principes collectivistes et anti-autoritaires.

« Conformément à ces principes, les délégués de la Fédération jurassienne devraient donc exposer eux-mêmes ou présenter un manifeste exposant clairement les principes, le but et les moyens de la Fédération ; accepter la discussion sur ce programme et sur ces moyens, sans toutefois accepter, en vue d’une apparente utilité pratique, aucune transaction, et sans faire aucune concession. Ils ne doivent absolument pas permettre, si ce n’est de la critique raisonnée, aucune attaque ni aucune offense contre les organisations qui auraient déjà commencé à mettre en pratique ce programme avec les moyens susdits.

« Si un pacte de solidarité est proposé au Congrès, ils ne devront l’accepter que s’il laissait à chaque organisation, dans chaque pays, sa complète autonomie, et n’empêchait pas la propagande de nos principes même dans les pays où des principes et des moyens différents prévaudraient ; ce ne devrait être qu’un pacte de solidarité économique, dans tous les cas où les travailleurs, directement, par un acte quelconque, soit par une grève, soit par une lutte ouverte, attaquent les institutions existantes. Dans le cas de lutte légale, sur le terrain national, en vue de la conquête du pouvoir politique, se réserver toute sa liberté.

« Quant à la constitution d’un centre de correspondance et de statistique, et à la formation éventuelle d’une nouvelle organisation, la commission est d’avis que l’Internationale, avec ses statuts tels qu’ils ont été revisés au Congrès de Genève (1873), est l’organisation la plus capable d’embrasser les diverses manifestations de la vie ouvrière.

« Telles sont les bases de la conduite que, suivant nous, la Fédération jurassienne devrait tenir au Congrès de Gand. Nous sommes en outre d’avis de laisser à nos délégués une certaine liberté, soit dans la discussion, soit dans les résolutions particulières à prendre, les résolutions des congrès n’étant obligatoires que pour les sections et fédérations qui les auront acceptées, en sorte que nous conserverons notre plein droit de les repousser si elles ne sont pas conformes à nos convictions. »


Un dernier point du programme du Congrès de Gand, « La valeur et la portée sociale des colonies communistes, etc. », donna lieu, dans la séance du lundi après-midi, à une discussion qui aboutit au vote de la résolution suivante :


« Le Congrès jurassien considère les colonies communistes comme incapables de généraliser leur action, étant donné le milieu dans lequel elles se meuvent, et, par suite, de réaliser la révolution sociale. Comme action de propagande, le fait de ces colonies communistes n’a pas d’importance à cause des échecs qu’elles sont trop souvent sujettes à subir dans la société actuelle, et reste inconnu des masses tout comme les nombreux essais de ce genre déjà faits à d’autres époques. Le Congrès n’approuve donc pas ces expériences, qui peuvent éloigner de l’action révolutionnaire les meilleurs éléments. Cependant il croit de son devoir d’exprimer sa sympathie envers les hommes qui, à force de sacrifices et de luttes, ont cherché à réaliser pratique ment le socialisme au moyen de ces tentatives. »


Sur la question de la délégation au Congrès de Gand, le Congrès, s’en référant à la résolution votée relativement au mode de représentation de la Fédération jurassienne dans les Congrès généraux, décida de laisser aux sections le soin de s’entendre entre elles pour l’envoi d’un ou de plusieurs délégués : l’ensemble de ces délégués de sections formera la délégation jurassienne. Les résolutions votées par le Congrès jurassien relativement aux questions du programme du Congrès de Gand ne sont qu’un préavis, que les sections sont engagées à prendre pour base du mandat qu’elles donneront directement à leurs délégués.

6 et 7. — Organisation des corps de métier et Organisation de la statistique. — Sur ces deux questions, discutées le lundi matin, le Congrès vota la résolution suivante :


« Considérant que le développement des corps de métier est d’une grande importance comme moyen d’organisation des masses populaires ;

« Que ce mouvement tend à prendre ces temps-ci, par l’initiative des sections de la Fédération jurassienne, une marche nouvelle dans plusieurs de nos localités ;

« Que des renseignements statistiques seraient d’une grande utilité dans les rapports à établir entre les différentes organisations de métier ;

« Que la statistique du travail ne pourra cependant être réalisée pratiquement que lorsque le mouvement d’organisation des sections aura pris un caractère réellement populaire ;

« Le Congrès recommande à toutes les sections de consacrer une activité incessante au groupement des ouvriers par corps de métier adhérents à la Fédération jurassienne de l’Association internationale des travailleurs.

« Le Congrès invite en outre les sections de métier à commencer la réalisation pratique de l’idée de la statistique du travail.

« Les sections qui s’occupent de cette statistique devraient établir entre elles des rapports, de façon à généraliser les renseignements locaux. »


8. — Publication de détails aussi exacts que possible sur les récents événements d’Amérique (grève des employés de chemin de fer et insurrection populaire). — La Section allemande de Zürich, auteur de cette proposition, n’avait pas expliqué s’il s’agissait de la publication d’une brochure, ou simplement d’articles de journaux. Le Congrès, après avoir reconnu que des notices à insérer dans le Bulletin suffiraient, vota la résolution suivante :


« Le Congrès exprime toutes ses sympathies pour le soulèvement populaire qui a eu lieu dernièrement dans plusieurs villes des États-Unis. Il admire l’unité toute spontanée avec laquelle ce soulèvement s’est produit, et le mode d’action énergique en lequel le peuple a attaqué ses oppresseurs.

« Désirant avoir des renseignements précis sur les diverses phases du mouvement, et surtout sur les causes qui ne lui ont pas permis de prendre une plus grande extension, non plus que de poser plus nettement les principes de la révolution sociale, le Congrès engage le Bureau fédéral de l’Internationale à faire les démarches nécessaires pour se procurer des renseignements exacts sur ce mouvement, et, s’il y réussit, à publier un manifeste exposant les causes et la marche du soulèvement[264]. »


9. — Ne serait-il pas possible de publier une fois par an dans le Bulletin une revue du mouvement socialiste général pendant l’année ? (proposition de Zürich). — Il fut décidé que le Bulletin publierait autant que possible chaque trimestre une revue générale des faits accomplis dans le domaine du mouvement socialiste.

10. — Les Sections jurassiennes ne devraient-elles pas rédiger un compte-rendu annuel de leurs travaux, compte-rendu qui serait publié ? (proposition de Porrentruy). — La résolution suivante fut votée :


« Le Congrès invite toutes les sections à prendre en sérieuse considération la question de correspondances locales à envoyer au Bulletin, sur les événements qui peuvent avoir quelque importance comme renseignement pour la Fédération tout entière. »


11. — De l’attitude que doit prendre l’Internationale en présence des événements actuels et des suites qu’ils peuvent avoir (proposition de Lausanne). — Après une courte discussion, il fut passé à l’ordre du jour sur cette question.

12. — La Section de Fribourg, récemment reconstituée, demandait de ne pas être astreinte à payer la cotisation fédérale des six premiers mois de 1877. — Il fut décidé qu’une nouvelle section, entrée dans la Fédération jurassienne après le commencement de l’année, n’aurait pas à payer la cotisation de l’année entière, mais seulement celle des trimestres pendant lesquels elle aurait fait partie de la Fédération, le trimestre dans le courant duquel elle serait entrée devant être compté en plein.


Le Congrès, s’occupant des moyens d’activer la propagande, vota l’impression d’un recueil de chansons socialistes, ainsi que de petits écrits à un sou. [En vue du recueil projeté, les compagnons qui possédaient des chansons socialistes (paroles et musique) furent invités à en envoyer copie à l’administration du Bulletin dans le plus bref délai possible[265]]

Il fut décidé que le solde non distribué de la souscription de Göschenen (161 fr. 45) serait, si aucun souscripteur n’y faisait d’objection, versé en faveur des familles des internationalistes emprisonnés en Italie[266].

Les commissions de vérification nommées pour examiner les comptes du caissier fédéral et de l’administration du Bulletin ayant présenté leurs rapports, ces comptes furent approuvés.

Neuchâtel fut désigné pour siège du Comité fédéral, et Sonvillier pour siège de l’administration du Bulletin, durant l’année 1877-1878.


Des saluts télégraphiques furent reçus des Sections de Bâle et de Zürich. Il vint en outre, de Leipzig et de Berlin, deux télégrammes de sympathie qui furent accueillis avec le plus grand enthousiasme. La dépêche de Leipzig était ainsi conçue :


« Buffet de la gare. Saint-Imier, Suisse. Ouvriers de Leipzig envoient salut fraternel et solidarité. Mauff, Klopfer, Rosenberg, Winkler, Schulze


Le Congrès répondit par le télégramme suivant :


« Le Congrès jurassien de Saint-Imier remercie ouvriers de Leipzig de leur salut fraternel, et y voit un gage de prochain succès dans notre lutte commane contre l’État bourgeois et contre l’État ouvrier. J. Montels, Kachelhofer, Costa. »


Voici la traduction de la dépêche de Berlin :


« Congrès de la Fédération jurassienne, Saint-Imier. Salut fraternel. Continuez à marcher de l’avant sur votre voie. Au nom d’une réunion de socialistes de Berlin, Steinberg. »


À cette dépêche, le Congrès répondit par la lettre suivante :


« Aux anarchistes de Berlin. Compagnons. Le Congrès de la Fédération jurassienne réuni à Saint-Imier les 5 et 6 août 1877 vous remercie cordialement du télégramme de sympathie que vous lui avez adressé.

« Nous constatons avec bonheur le réveil qui se produit dans les masses allemandes en faveur de la libre fédération des groupes et de l’abolition de tout État.

« Continuez, compagnons, à combattre les vieilleries jacobines désormais inutiles, et bientôt l’Allemagne aura, elle aussi, son parti anarchiste révolutionnaire avec lequel il faudra compter. — Montels, Kachelhofer, Costa. »


Au Congrès de Saint-Imier, pour la première fois, le programme anarchiste et collectiviste a été développé devant le public sur tous ses points et dans toute son étendue : la manière dont ce programme a été reçu a été un véritable triomphe pour l’Internationale jurassienne. Espérons que l’an prochain, dans une autre localité ouvrière, nous enregistrerons un triomphe nouveau.


Dans un numéro ultérieur (16 septembre), le Bulletin publia cet écho du Congrès de Saint-Imier, qu’il faut reproduire ici pour compléter la physionomie de ces belles journées :


Au Congrès de Saint-Imier, les délégués ont entendu chanter, par des ouvriers italiens de Berne et de Saint-Imier, deux chansons qui sont populaires parmi les socialistes de la Romagne, mais que les socialistes jurassiens entendaient pour la première fois, et qui ont été très applaudies. Chantées en chœur le dimanche 5 août, quelques instants avant la formation du cortège qui allait arborer le drapeau rouge, par les voix mâles de nos amis italiens, ces deux chansons étaient, en cet instant solennel, d’un effet saisissant : leur mélodie et leurs paroles resteront associées, pour tous ceux qui se trouvaient là, au souvenir d’un de ces moments d’enthousiasme sacré qui laissent une impression ineffaçable dans le cœur[267].

Nous donnons ici, à la demande de beaucoup de nos lecteurs, les paroles italiennes de ces deux chansons. Elles sont imitées de chansons populaires plus anciennes, dont les paroles ont été modifiées[268]. Voici la première :


I ROMAGNOLI
(Aria : « Noi siam poveri Romagnoli...
Ma a Roma vogliamo andar ».)


1.
Noi siam poveri Romagnoli,
Ma siam tutti d’un sentimento :
Moriremo di fame e stento,
Ma vogliam l’emancipazion.


Ritornello :

O borghesi prepotenti,
E finita la cuccagna :
I plebei della Romagna
Sono stanchi di soffrir.


2.
Sono stanchi di soffrire,
E ben presto lo mostreranno,
Quando l’armi impugneranno
E giustizia si faran.
espaceO borghesi, ecc.
 

3.
Avanti, avanti, o giovanotti,
La bandiera rossa è spiegata,
E quando l’ora sia suonata
Combattiamo come un sol uom.
espaceO borghesi, etc.


Voici la seconde chanson :


ADDIO, BELLA, ADDIO !
(Aria : « Addio, bella, addio, L’armata se ne va ».)


1.
Addio, bella, addio,
Alla morte incontro si va ;
E se non partissi anch’ io,
Anch’ io, sarebbe una vittà !


2.
Ci hanno tanto martoriato,
Tanto fatto ci hanno soffrir,
Che morire di fame o di piombo,
Di piombo o di fame, è tutt’ un morir.
 
3.
La bandiera è gia spiegata,
Ne mai più la ripiegherem :
con essa olterrem la vittoria,
O intorno ad essa noi morirem.

4.
Non pianger, mio tesoro,
Se alla morte incontro si va :
Non moriamo per nuovi padroni,
Moriamo invece per l’umanità !


Le lundi soir, je l’ai dit, la plupart des délégués s’étaient rendus à Sonvillier, où nous passâmes la nuit.

Le mardi matin, retournant à Neuchâtel, je pris le chemin des Convers, en compagnie de Kropotkine, qui rentrait à la Chaux-de-Fonds avec quelques camarades, et de Robin, qui nous faisait la conduite. Arrivés aux Convers, en attendant l’heure de mon train, nous nous assîmes à la lisière de la forêt, sous les sapins ; la journée était magnifique, et rarement la nature jurassienne, qui a tant de charmes pour mon cœur, m’avait paru si belle ; j’enviais Kropotkine, qui allait gagner la Chaux-de-Fonds à pied, en traversant la montagne, et Robin, qui retournait à Sonvillier, tandis que moi je redescendais dans le pays du vignoble, que brûle en août une chaleur torride. Mais je ne pouvais prolonger mon séjour aux Montagnes : le devoir m’appelait, il fallait aller faire le journal. Je pris congé de mes amis, et montai dans le train, qui s’engouffra dans le noir tunnel des Loges. Elles étaient maintenant derrière moi, les belles journées du Congrès de Saint-Imier, — le dernier Congrès jurassien auquel j’aie eu le bonheur d’assister.


Dix jours après le Congrès de Saint-Imier, une partie des délégués se retrouvaient à Berne, en compagnie d’autres camarades, pour paraître à l’audience du tribunal correctionnel. Sur vingt-neuf prévenus, il n’y avait que six étrangers à la Suisse ; de ces six étrangers, cinq (Rinke, Brousse, Werner, Deiber, Voges) avaient été poursuivis parce que, habitant la ville de Berne, leur présence à la manifestation du 18 mars était de notoriété publique, de sorte qu’il n’avait pas été possible d’empêcher la police d’en être avertie ; le sixième, Albert Graber, graveur, Allemand, habitant Sonvillier s’était dénoncé lui-même. Quant à ceux des participants étrangers qui n’habitaient pas le canton de Berne, nous avions voulu qu’ils ne fussent pas poursuivis, et le secret fut bien gardé sur leur participation : la police ignora les noms de Kropotkine, de Pindy, de Ferré, de Jeallot. de Baudrand, de Gevin, de Lenz, de Plekhanof, etc. On a vu plus haut que, pour la plupart de ceux de nos camarades suisses qui furent impliqués dans le procès, leurs noms ne furent connus du juge d’instruction que parce qu’ils avaient demandé eux-mêmes à être compris dans les poursuites.

L’audience du tribunal devant s’ouvrir à huit heures du matin, je me rendis à Berne dès la veille, le mercredi 15 août, et la plupart de mes co-accusés firent de même. Nous soupâmes ensemble dans un restaurant où nous nous étions donné rendez-vous ; et j’eus l’agréable surprise d’y rencontrer la jeune comtesse silésienne Gertrude von Schack, que je connaissais depuis quelques années et qui allait, deux mois après, devenir ma belle-sœur ; elle avait désiré assister au procès pour s’initier aux idées socialistes, dont elle se fit, quelques années plus tard, l’active propagandiste en Allemagne et en Angleterre. Il avait été entendu que nous nous défendrions nous-mêmes, sans avoir recours à l’éloquence d’aucun avocat. Mais, pour nous orienter dans le maquis de la procédure, nous pouvions avoir besoin de consuller un juriste : le gendre d’Adolphe Vogt, le jeune avocat Édouard Müller, que je connaissais depuis 1873 (voir tome III, p. 141), nous offrit ses services, et nous les acceptâmes.

Le compte-rendu du procès est imprimé tout au long dans un numéro double du Bulletin (no 33-34), qui porte la date du 20 août[269]. Je ne puis songer à le reproduire ici : je me bornerai à mentionner quelques épisodes saillants.

Sur les vingt-neuf prévenus cités, quatre n’étaient pas présents : Voges, passementier, et Tailland, menuisier, l’un et l’autre domiciliés précédemment à Berne, et qui avaient quitté cette ville depuis plusieurs mois ; le Dr Reber, de Saint-Imier, qui avait changé de résidence et auquel la citation n’était pas parvenue ; et Henri Eberbardt, graveur, de Saint-Imier, qui faisait défaut.

Des vingt-cinq prévenus présents, dix habitaient Berne, un Zürich, six Saint-Imier, quatre Sonvillier, un Bienne, un la Chaux-de-Fonds, un Neuchâtel, et un Lausanne.

« Le tribunal, composé de cinq membres, — dit le Bulletin, — est présidé par M. Haggi. L’organe du ministère public est M. Wermuth. M. Sahli, président du Grand-Conseil bernois, se présente comme avocat de quatre gendarmes (Lengacher, Lerch, Corbat et Wenger) et de deux bourgeois (Gortner et Kolb), qui se portent partie civile et réclament des dommages-intérêts. Un certain nombre de prévenus ne parlant pas l’allemand, un interprête est chargé de traduire.

« Vu le nombre considérable des prévenus et celui plus grand encore des témoins, les débats ont lieu, non dans la salle ordinaire des audiences de la police correctionnelle, mais dans la grande salle des assises, au Standesrathhubs. Un nombreux public se presse dans la partie de l’enceinte qui lui est réservée.

« Sur une table devant le tribunal sont placés, comme pièces de conviction, le drapeau rouge de Berne brisé dans la lutte, une canne à épée, des assommoirs, des Schlagringe (coups de poing), un couteau de poche, un pistolet Flobert. »

La journée du jeudi 10 août, de huit heures du matin à midi et demi et de deux heures à six heures, fut consacrée à l’audition des rapports du préfet et de l’inspecteur de police, à celle de la partie civile, puis à celle d’une partie des témoins. Je détache du compte rendu trois passages. Le premier est relatif à une assertion des gendarmes Lerch et Lengacher, qui avaient reçu, le premier, un coup de stylet, le second une blessure à la tête, et qui se portaient partie civile :


Le gendarme Lerch réclame des dommages-intérêts pour un coup de stylet qu’il a reçu à la poitrine. Ce coup, à ce que lui a affirmé un gendarme, lui a été porté par un des deux individus qui ont été incarcérés (Ulysse Eberhardt ou Rinke).

Ulysse Eberhardt. Il me semble que le gendarme Lerch doit avoir vu celui qui lui a porté le coup de stylet. Il prétend qu’on lui a dit que c’était Rinke ou moi ; je lui demande s’il m’a vu le frapper ?

Lerch. Je n’ai pas vu l’individu qui m’a porté le coup : seulement on m’a dit ensuite que cet individu avait été arrêté.

Le gendarme Lengacher… est sûr que le coup de stylet reçu par le gendarme Lerch a été donné soit par Rinke, soit par Eberhardt.

James Guillaume. Comment Lengacher peut-il affirmer qu’il est sûr que le coup de stylet a été donné soit par Rinke, soit par Eherhardt ? Voilà une étrange sorte de certitude. Ou bien il a vu celui qui tenait le stylet, et dans ce cas il doit préciser ; ou bien il n’a rien vu, et alors il ne doit pas chercher à diriger le soupçon sur tel ou tel prévenu.

Lengacher. Je n’ai pas vu moi-même, mais il viendra après moi des témoins qui expliqueront ça.


Le second passage contient les dépositions caractéristiques de trois membres de la Fédération jurassienne, Schwitzguébel, Spichiger, et Capt :


Adhémar Schwitzguébel comparaît ensuite. C’est lui qui portait l’un des drapeaux rouges au cortège. Il déclare être très étonné d’avoir été appelé comme témoin, lui qui s’attendait à figurer au banc des prévenus ; car il a, lui aussi, fait résistance à la police en refusant de livrer son drapeau. Ce drapeau lui a été arraché de force, par derrière et par surprise, tandis qu’il discutait avec le préfet ; en se retournant, il a vu trois gendarmes qui tenaient le drapeau, et quelques-uns de ses camarades qui essayaient de le leur reprendre ; aussitôt les gendarmes ont tiré le sabre.

Le président. Avez-vous frappé vous- même ?

Schwitzguébel. Non, je n’ai pas pu : j’ai été bousculé et séparé de mes compagnons.

Le président. C’est pour cela que vous n’avez pas été rangé au nombre des prévenus. Est-il à votre connaissance que les membres de l’Internationale avaient reçu l’ordre de venir à Berne avec des armes ?

Schwitzguébel. Rien de semblable n’a été dit. Si nous avions convenu de nous armer, j’aurais eu moi-même une arme, mais je n’en avais point.

Auguste Spichiger, membre de l’Internationale, déclare comme Schwitzguébel qu’il ne comprend pas pourquoi on l’a appelé comme témoin, tandis qu’il devrait être au banc des prévenus. Lorsque les gendarmes ont saisi les drapeaux, il a fait ses efforts pour leur en arracher un, sans y réussir.

Le président. Avez-vous frappé ?

Spichiger. Non, je n’avais pas de canne ; mais j’ai essayé de reprendre un des drapeaux.

Le président. Puisque vous n’avez pas été cité devant le tribunal à titre de prévenu, mais seulement à titre de témoin, je ne puis pas changer votre position. Y a-t-il eu entre les socialistes entente préalable pour prendre des armes ?

Spichiger. Non.

Le témoin est congédié.

Ch. Capt, membre de l’Internationale, ouvrier à l’usine à gaz, à Bienne. J’étais au cortège, j’ai vu les gendarmes attaquer les drapeaux, je les ai défendus, je me suis ensuite déclaré solidaire de mes camarades : je m’étonne de n’être ici que comme témoin.

Le président. Avez-vous pris une part active à la lutte ?

Capt. Sans doute ; j’ai frappé, et j’ai été frappé aussi.

Le président. Qui a commencé les voies de fait ?

Capt. La police ; avant qu’aucun de nos camarades eût bougé, j’ai vu des sabres en l’air.

Le ministère public. Le témoin Capt ayant déclaré qu’il a frappé, je requiers sa mise en accusation immédiate.

Après une courte discussion entre le président, le ministère public et l’avocat Sahli au sujet de la légalité de cette manière de procéder, le tribunal se retire pour délibérer. Il rentre bientôt avec un arrêt qui transforme le témoin Capt en prévenu.

Capt. Tant mieux ! (Applaudissements.)

Le témoin va prendre place au banc des prévenus. Ceux-ci se trouvent ainsi au nombre de trente[270].


Enfin, dans le troisième passage, un témoin revient sur l’incident du coup de stylet, et prétend connaître celui qui l’a porté :


Steiner, cocher, dépose que pendant la bagarre il a vu un individu, armé d’une canne à épée ou d’un stylet, frapper un gendarme. Cet individu est Rinke, le témoin le reconnaît très bien.

Kachelhofer. Le témoin est-il disposé à confirmer sa déposition sous serment ?

Steiner. Oui, je le jurerai si on le demande.

Guillaume. Je demanderai au témoin s’il connaît les conséquences légales d’un faux serment ? Tout à l’heure, quand les prévenus seront interrogés, il sera démontré clair comme le jour que ce n’est pas Rinke qui a manié un stylet, et que le témoin se trompe ; je l’engage donc à ne pas affirmer à la légère.

Steiner. Je suis prêt à jurer que c’est Rinke.

Le président annonce au témoin que le serment lui sera déféré après l’interrogatoire des prévenus.


Nous savions quel était celui de nos camarades qui avait frappé le gendarme Lerch ; nous savions que lorsque son tour serait venu de parler, il dirait la vérité, et que ce serait un coup de théâtre. Aussi nous faisions-nous un malin plaisir d’entendre un témoin affirmer avec tant d’assurance une chose dont la fausseté devait être démontrée de façon éclatante ; et nous fûmes encore plus contents, le lendemain, d’entendre deux autres témoins venir s’enferrer à leur tour, comme on va le voir.

Toute la matinée du vendredi 17 fut encore employée à entendre divers témoignages. Je ne citerai que les deux dépositions dont je viens de parler, relatives au coup de stylet :


Le témoin Hermann, employé à la gare, prétend avoir vu Rinke un stylet à la main. Il est prêt à l’affirmer sous serment, si les prévenus le demandent.

Le président annonce au témoin qu’il sera rappelé plus tard pour confirmer sous serment sa déposition.

Le gendarme Brülhardt raconte aussi que l’un des membres du cortège avait à la main un stylet ou canne à épée. Le président l’ayant invité à chercher à reconnaître parmi les prévenus la personne en question, le gendarme se retourne, et désigne Guillaume. (Éclat de rire général.)

Guillaume. Le témoin est-il prêt à confirmer sa déclaration par serment ?

Brülhardt. Oui. (Nouveaux rires.)

Guillaume. L’interrogatoire des accusés fera juger de la véracité des témoins qui attribuent, les uns à Rinke ou à Eberhardt, les autres à moi, l’usage d’une canne à épée dont aucun des trois ne s’est servi.


L’interrogatoire des prévenus occupa l’après-midi, de deux heures à six heures. Les réponses furent de deux sortes : les uns n’avaient pu frapper, faute de canne ou pour quelque autre raison, et le regrettaient ; les autres déclaraient avoir frappé de leur mieux sur les gendarmes ou autres individus qui attaquaient le cortège Mais on attendait le coup de théâtre que j’ai annoncé ; il se produisit lorsque le président interrogea Lampert :


Joseph Lampert, graveur, vingt-deux ans, résidant à Sonvillier.

À l’appel de ce nom, un certain mouvement se produit parmi les prévenus : ils savent que la déclaration de Lampert va réduire à néant les affirmations des témoins qui prétendent avoir vu Rinke, Eberhardt ou Guillaume manier la canne à épée qui figure parmi les pièces de conviction. Lampert s’assied sur la sellette sur laquelle on fait placer le prévenu pendant l’interrogatoire.

Le président. Quelle part avez-vous prise à l’affaire du 18 mars ?

Lampert. Une bonne.

Le président. Racontez ce que vous avez fait.

Lampert se lève, va à la table du tribunal, et y prend parmi les pièces de conviction la canne à épée.

— Cette canne à épée, dit-il, est à moi ; c’est moi qui m’en suis servi et qui ai blessé le gendarme Lerch.

Ce mouvement de noble franchise est salué par des bravos que la sonnette du président cherche inutilement à réprimer.

Lampert raconte ensuite qu’assailli par trois gendarmes qui avaient le sabre nu, il s’est défendu avec sa canne : dans la chaleur de la lutte, la gaine du stylet est tombée, la lame lui est restée à la main, et il en a frappé l’un de ses assaillants.

La déclaration de Lampert produit visiblement une profonde impression sur l’auditoire, peu habitué à voir des prévenus parler avec tant de sincérité et accepter aussi résolument la responsabilité de leurs actes.


Cinq prévenus furent encore interrogés après Lampert.


L’interrogatoire étant terminé, le président annonce que les trois témoins auxquels le serment a été déféré vont être rappelés.

Les prévenus annoncent alors que, la déclaration de Lampert ayant fait connaître au tribunal et au public la vérité sur le coup de stylet, ils renoncent à l’assermentation des témoins en question, ne voulant pas les exposer aux conséquences pénales d’un parjure juridique.


La séance s’acheva par la plaidoirie de l’avocat Sahli pour la partie civile. Le majestueux président du Grand-Conseil de Berne, après avoir flétri les démagogues et les révolutionnaires, et félicité les gendarmes d’avoir fait leur devoir, « car, si la police a des armes, c’est évidemment pour s’en servir à l’occasion », exposa en ces termes la doctrine républicaine bernoise :


Toutes les libertés garanties par la constitution sont des libertés essentiellement limitées ; l’État ne peut en tolérer l’exercice qu’à la condition que cet exercice ne constitue pas une provocation envers l’opinion de la majorité des citoyens ; aussi, le drapeau rouge étant antipathique à la majorité des habitants de Berne, l’autorité a-t-elle raison de ne pas permettre de le déployer dans la rue. Le premier devoir du citoyen est d’obéir aux ordres de la police. S’il estime que la police viole la loi, il ne lui appartient pas pour cela de résister : il doit obéir d’abord, et réclamer ensuite auprès des autorités compétentes.


Le Cicéron de la cité des Ours, après nous avoir divertis pendant une demi-heure, conclut en réclamant pour le gendarme Lengacher une indemnité de 1535 fr., pour le gendarme Lerch une indemnité de 321 fr., et diverses autres sommes pour ses autres clients. Après quoi l’audience fut levée.

Nous voici au troisième et dernier jour du procès. Le matin à huit heures, réquisitoire du ministère public. M. Wermuth (oh, combien amer !) déclare qu’il partage la théorie de M. le président du Grand-Conseil sur les libertés restreintes : l’autorité avait le droit d’interdire le port du drapeau rouge, qui offusque les regards de la majorité des citoyens. Les prévenus ayant, de leur propre aveu, fait résistance à la police, il y a lieu de leur appliquer divers articles du Code pénal, et, pour plus d’équité, de les diviser, selon une énumération dont M. Wermuth donne lecture, en catégories que frapperont des peines graduées, savoir soixante, cinquante, quarante, trente, vingt, et dix jours de prison. Ensuite, le président accorde successivement la parole à tous les prévenus pour leur défense.

Le Bulletin contient le résumé des paroles prononcées par Rinke, Adhémar Chopard, Paul Brousse, Kachelhofer, James Guillaume, Deiber, Honegger, Wer-ner, Chautems et Buache. Les autres prévenus, à mesure que vint leur tour de parole, se bornèrent à déclarer qu’ils n’avaient rien à ajouter à ce qu’avaient dit leurs compagnons, et qu’ils acceptaient la solidarité pleine et entière de ce qui s’était fait le 18 mars.

Brousse discuta l’article de la constitution bernoise garantissant la liberté de communiquer sa pensée, non seulement par la parole et par la presse, mais par des emblèmes ; et il montra ensuite, en ces termes, qu’un article du Code pénal bernois reconnaissait formellement le droit du citoyen à résister à un acte illégal de l’autorité :


Paul Brousse (chimiste, trente-trois ans, Français, résidant à Berne)... Le ministère public et l’avocat de la partie civile nous ont dit qu’il fallait d’abord se soumettre à l’autorité, et protester ensuite. Nous connaissons en France cette théorie. Elle nous a conduits droit au coup d’État. La théorie républicaine dit au contraire qu’il faut, sous sa responsabilité, résister à l’acte de l’autorité qu’on juge illégal. Le Code pénal bernois a la même manière d’envisager le droit du citoyen, puisqu’il dit, à l’article 76 : « Tout individu qui résiste sans droit (rechtswrideiger Weise) à une autorité sera puni, etc. »


On me permettra de citer, d’après le Bulletin, ce que je dis au tribunal, non pour ma défense personnelle, mais pour exposer, au nom de mes camarades, qui me l’avaient demandé, notre conception théorique :


James Guillaume (professeur, trente-trois ans, citoyen suisse, résidant à Neuchâtel). La doctrine des libertés restreintes, émise par M. Sahli et par l’organe du ministère public, donne raison à notre manière d’envisager l’État. Si l’État était réellement capable de garantir à tous la liberté complète, les critiques que nous adressons à ce mode d’organisation politique et sociale ne seraient pas fondées ; et, d’ordinaire, les défenseurs du régime actuel cherchent à prouver qu’en effet nous sommes dans l’erreur. Mais cette fois on nous a accordé d’emblée ce que nous affirmons : c’est que l’État, étant une organisation de combat destinée à maintenir au pouvoir une classe de privilégiés ou une majorité, est obligé, pour assurer sa propre existence, de ne pas accorder à certaines catégories de citoyens la liberté qu’il concède seulement à ceux dont il pense n’avoir rien à redouter. Cette démonstration pratique est pour nous l’intérêt essentiel de ce procès. — Quant à la résistance à l’autorité, Chopard a déjà relevé la singulière contradiction qu’il y a entre les théories républicaines généralement admises chez nous, et celles du ministère public et de M. Sahli[271]. Quoi ! on enseigne, dans nos écoles publiques, à admirer la conduite des paysans suisses qui, au quatorzième siècle, se sont révoltés contre l’autorité d’alors ; on nous apprend, en théorie, que la résistance à l’oppression est un droit et un devoir ; votre Code pénal bernois lui-même dit expressément : « Wer sich rechtswidriger Weise einer Behörde widersetzt, wird bestraft u. s. w. », en sorte qu’il distingue nettement entre une résistance illégitime et une résistance qui peut être légitime si elle est fondée sur le droit ; et on vient nous prêcher ici la doctrine de l’obéissance passive ! le citoyen doit courber la tête, lors même que la violation de son droit est évidente, — quitte à réclamer plus tard, après que le mal est fait et qu’il est peut-être irréparable ! Je comprends qu’on applique une théorie pareille dans une caserne, puisque aussi bien la servitude est l’essence du système militaire ; dans la vie civile, alors qu’il s’agit, non de soldats enrégimentés, mais de citoyens que vous déclarez libres et souverains, votre doctrine est la plus complète négation de toutes vos libertés républicaines. — Comme on vous l’a déjà fait remarquer, l’article 76 de la constitution bernoise, non-seulement garantit à tout citoyen le droit de manifester son opinion par la parole, par la presse, par des emblèmes ; mais il ajoute que « la censure ou toute autre mesure préventive est à jamais interdite ». Or, nous savons, par les aveux de M. de Wattenwyl, que le directeur de justice, agissant comme représentant du gouvernement bernois, avait ordonné à la police d’empêcher le déploiement du drapeau rouge, c’est-à-dire de prendre des mesures préventives contre l’exercice d’un droit constitutionnel ! Quel bizarre renversement des rôles ! nous, qui nous soucions fort peu, lorsqu’il s’agit d’exercer un droit naturel, de savoir s’il est ou non inscrit dans une constitution, nous nous trouvons néanmoins être restés dans les limites du droit légal ; et le gouvernement de Berne, qui est le gardien de la loi, a commis une violation de la constitution qu’il est tenu de respecter et de faire respecter ! — Ne croyez pas, du reste, qu’en nous intentant ce procès, vous aurez réussi à nous intimider ou à nous déconsidérer ; vous aurez beau refuser de vous occuper du côté politique de la question, vous aurez beau vous entêter à nous poursuivre uniquement pour rixe accompagnée de coups et blessures : l’opinion publique ne s’y trompe pas, elle sait qu’il s’agit ici d’un procès politique, et que les hommes qui sont sur ces bancs ne sont point des prévenus correctionnels ordinaires, mais sont les représentants d’un grand parti qui, en Suisse aussi, est devenu assez fort pour mériter d’attirer sur lui la rigueur des gouvernements. On ne pourra plus affirmer, connue on le faisait autrefois, que l’Internationale en Suisse ne se recrute que parmi les étrangers, car, sur les trente prévenus qui ont été pris au hasard parmi les participants à la manifestation du 18 mars, il se trouve vingt-quatre citoyens suisses. Dans tous les pays, tous les partis ont passé à leur tour sur les bancs de la police correctionnelle, et ne s’en sont pas plus mal portés ; et si vous nous condamnez, si votre conscience vous permet d’affirmer que la police et le gouvernement ont eu raison contre nous, vous pouvez être certains que votre sentence n’aura fait que servir notre propagande.


Je termine ces extraits en reproduisant les paroles prononcées par quatre prévenus qui parlèrent après moi :


Deiber (tailleur, vingt-trois ans. Alsacien, résidant à Berne). Je me rallie à ce qui a été dit par mes camarades, et j’ajouterai seulement ceci : Cette fois, je n’avais qu’un casse-tête ; j’ai fait tout ce que j’ai pu et j’aurais voulu pouvoir faire davantage ; mais maintenant que je sais à quels brigands j’ai affaire, je prendrai la prochaine fois d’autres précautions.

Le président. À qui le prévenu applique-t-il l’épithète de brigands ?

Deiber. À ceux qui nous ont lâchement attaqués le 18 mars.

Gaspard Honegger (tailleur, vingt-deux ans, citoyen suisse, résidant à Berne). Au 18 mars dernier, je n’étais pas encore membre de l’Internationale, mais je m’étais joint au cortège, parce que c’est un acte parfaitement légal de porter le drapeau rouge aussi bien que tout autre drapeau. Mais comme j’ai fait à cette occasion l’expérience de quelle sorte de liberté nous jouissons en Suisse, je suis entré ensuite dans l’Internationale. Je n’avais pas d’armes, je n’ai pu prendre aucune part active à la lutte : néanmoins le ministère public réclame contre moi trente jours de prison ; je les ferai avec plaisir, s’il le faut, comme témoignage de solidarité envers mes compagnons. J’ajoute que l’attitude calme et sympathique que garde le public présent dans cette salle prouve que ceux qui ont représenté la population de Berne comme si hostile à notre égard n’ont pas dit la vérité.

F. Chautems (graveur, vingt-huit ans, citoyen suisse, résidant à Bienne). Une des choses les plus divertissantes dans ce procès, c’est le taux auquel le gendarme Lengacher évalue son égratignure : 1535 francs, rien que ça ! Il est évident qu’il y a là une ingénieuse spéculation ; ce gendarme a dû se dire : Si on m’accorde cette indemnité, je n’ai qu’à attaquer encore trois ou quatre fois le drapeau rouge, et j’aurai alors gagné assez d’argent pour pouvoir me retirer du corps et monter un commerce d’épicerie. (Hilarité générale.)

A. Buache (télégraphiste, dix-neuf ans, citoyen suisse, résidant à Lausanne). Après ce qu’ont dit avant moi mes camarades, je ne saurais qu’ajouter pour ma défense personnelle, car je n’ai pas à me justifier de la part que j’ai prise à la manifestation du 18 mars. Et d’ailleurs, devant qui me justifierais-je ? Devant vous, messieurs ? Non, car vous êtes les représentants de la force légalisée par l’abrutissement du peuple. C’est donc au peuple seul que je dois ma justification, et le peuple sera avec nous : j’ai foi dans l’avenir. Vive la révolution sociale !


Il était midi. Le président annonça que la séance était levée, et que l’audience serait reprise à trois heures pour le prononcé du jugement.

Je copie le Bulletin pour le compte-rendu de la dernière audience :


À trois heures, une foule énorme se presse dans la salle. Les accusés ont grand peine à arriver jusqu’à leurs bancs, où s’asseoient, pêle-mêle avec eux, des dames qui n’ont pas trouvé de place ailleurs. Enfin, à quatre heures, les juges font leur apparition, une escouade de gendarmes se range en ligne sur un côté de la salle, et le président donne lecture de l’arrêt.

Le tribunal n’a pas voulu envisager le procès comme ayant un caractère politique : il ne s’agit, à ses yeux, que d’une simple rixe, aggravée par le fait qu’il y a eu résistance à la police.

Le système des catégories, proposé par le ministère public, a été admis par le tribunal, mais ces catégories ont été remaniées, de façon à gratifier la plupart des prévenus d’un emprisonnement plus long que celui qu’avait réclamé le ministère public.

Sont condamnés à soixante jours de prison : Lampert et Deiber ;

À quarante jours : Rinke, Ulysse Eberhardt, Adhémar Chopard. Alcide Dubois, Bræuschi, Camille Châtelain, Herter, Kachelhofer, James Guillaume, Fritz Huguenin, Lœtscher, Buache, Capt, Pittet, Henri Eberhardt, Tailland ;

À trente jours : Graber, Reber, Brousse, Werner, Voges ;

À dix jours : Simonin, Eggenschwyler, Paggi, Honegger, Gleyre, Zurbuchen, Chautems.

En outre, Rinke, Brousse, Werner, Deiber, Graber et Voges, étant étrangers à la Suisse, sont bannis pour trois ans du canton de Berne.

Tous les prévenus sont condamnés solidairement aux frais de la partie civile, fixés à 150 francs, et au paiement des frais du procès, dont le montant n’est pas encore connu. Les condamnés des deux premières catégories sont de plus solidairement responsables du paiement des dommages-intérêts suivants : 300 fr. au gendarme Lengacher, 50 fr. au gendarme Lerch. 50 fr. au gendarme Corbat, 10 fr. au gendarme Wenger, 30 fr. à Gurtner et 30 fr. à Kolb.

L’audience est levée. Les condamnés et le public se retirent paisiblement

Les condamnés ont dix jours pour se constituer prisonniers, avec faculté, si le gouvernement bernois y consent, d’obtenir un délai plus considérable.


Le numéro suivant du Bulletin compléta ce compte-rendu par ce post-scriptum :


Les frais du procès correctionnel, que nous n’avions pu indiquer dans notre dernier numéro, ont été liquidés à 753 fr. 40. Avec les frais de la partie civile et les indemnités aux quatre gendarmes et aux deux bourgeois, cela forme un total de 1373 fr. 40.

Que dites-vous de ce gouvernement paternel qui, dans un moment de crise comme celui-ci, n’imagine rien de mieux, pour prouver sa sympathie aux ouvriers de Berne et du Val de Saint-Imier, que d’en mettre un certain nombre sous les verroux et de leur faire payer près de 1400 fr. ? C’est ça qui va mettre du beurre dans les épinards !

Nous apprenons que le gouvernement bernois a décidé de prolonger jusqu’au 15 octobre prochain le délai légal qui est accordé aux internationaux condamnés pour se constituer prisonniers.


Immédiatement après le procès, des assemblées populaires furent réunies à Berne, à Saint-Imier et à Sonvillier. Dans ces deux dernières localités, les assemblées votèrent le publication d’un Appel au peuple, qui, rédigé par une commission composée de citoyens appartenant aux différents partis politiques, fut répandu dans toute la partie française du canton de Berne : on y protestait énergiquement contre « la grave atteinte portée aux libertés du peuple bernois » par « des procédés dignes des tribunaux monarchistes, mais qui couvrent d’infamie un tribunal républicain ». À Genève, une assemblée convoquée pour le 15 août par les trois sections que la Fédération jurassienne avait dans cette ville, ne put avoir lieu parce que la police interdit la pose des affiches ; une autre assemblée se réunit néanmoins le 29 août ; Costa y fit un rapport sur le procès de l’Internationale à Berne, et l’assemblée adhéra ensuite à le protestation déjà votée par les assemblées de Saint-Imier et de Sonvillier.

Dans les derniers jours d’août eut lieu à la Chaux-de-Fonds cette conférenee des délégués français dont Brousse avait parlé dans sa lettre du 12 juillet. Le Bulletin du 2 septembre en rendit compte en ces termes :


Le premier Congrès de la Fédération française de l’Internationale a eu lieu, dans le courant du mois passé, dans une petite ville de la frontière. Les principaux centres ouvriers de la France étaient représentés. Le Bureau fédéral de l’Internationale avait délégué à ce Congrès l’un de ses membres, qui a pu vérifier les mandats, et s’assurer de la réalité et du sérieux de l’organisation.

Les débats du Congrès n’étaient pas, on le comprend, destinés à la publicité. Toutefois nous croyons pouvoir, sans inconvénient, reproduira le texte des résolutions suivantes, adoptées par lui et qui nous sont communiquées.


Ces résolutions, au nombre de six, étaient relatives aux cotisations, à la propagande, au mode d’organisation, à la représentation de la Fédération française au Congrès général de l’Internationale et au Congrès de Gand, à la participation aux mouvements populaires, et aux grèves. Voici le texte des deuxième, cinquième et sixième résolutions :


2° résolution — Le Congrès, considérant que les moyens de propagande varient avec les milieux dans lesquels s’agitent les sections, et respectant le principe d’autonomie proclamé dans le programme, laisse à chaque groupe le soin de choisir le moyen de propagande qui lui convient. Cependant il recommande à l’attention des sections les moyens suivants : Pour les villes, une active propagande par le livre, le journal, la brochure ; pour les campagnes, l’entrée, dans les métiers qui voyagent, de socialistes dévoués ; partout, dès que la force de l’organisation rendra la chose possible, la propagande par le fait.

5° résolution. — La Fédération française décide qu’elle profitera de tous les mouvements populaires pour développer dans les limites du possible son programme collectiviste et anarchiste, mais elle invite les groupes qui la composent à ne pas compromettre leurs forces au profit de la victoire d’un parti bourgeois.

6° résolution. — Dans le cas où des grèves éclateraient dans les contrées où les sections françaises ont de l’influence, les sections de la Fédération française devront profiter de la circonstance pour donner à la grève un caractère socialiste révolutionnaire, en engageant les grévistes à faire disparaître leur situation de salariés par la prise de possession de vive force des instruments de travail.


Albagès (Albarracin) était parti pour l’Espagne en juin. Une fois arrivé, il nous donna des nouvelles de ce qui se préparait. Il m’écrivait le 3 juillet (en français) : « Les affaires pour lesquelles je suis revenu ici vont toujours le même train. Les politiques constatent leur impuissance s’ils ne comptent avec nous, et c’est pour ça qu’ils ne sont pas encore décidés. Malgré tout, ils seront forcés d’agir, ne serait-ce que pour conserver la chaleur parmi leurs partisans. Quand je suis arrivé, les affaires avaient passé par une période très aiguë : des délégués furent envoyés, de notre côté, à différents endroits, et ils ont pu constater partout que l’ouvrier est disposé à faire quelque chose de bien, au moins à ne pas se mettre à la remorque des politiques. À Madrid, le mouvement politique sera probablement dominé par les nôtres. En général, ce que nous nous proposons est de nous servir du mouvement pour faire de la propagande, pour nous procurer des moyens, et en même temps pour empêcher la constitution d’un régime démocratique bourgeois qui puisse paralyser le mouvement vraiment révolutionnaire. — Nous n’oublions pas la lutte à soutenir en Belgique au mois de septembre, et nous nous préparons déjà. On ne peut pas désigner à présent les délégués qui seront envoyés, ni savoir leur nombre ; les circonstances décideront. Si ta chose est déjà faite à ce moment, les délégués seront nombreux ; mais si nous nous trouvons toujours dans l’expectative, ou fera le possible pour envoyer au moins un ou deux délégués. Nous voudrions connaître les résolutions prises par vous concernant le Congrès, afin de nous en tenir aux mêmes, s’il est possible ; et nous ne déciderons rien de définitif jusqu’à ce qu’elles soient arrivées. » — Une lettre postérieure, à Pindy, non datée, dit : « Notre affaire n’est pas tout à fait manquée, mais elle est ajournée au mois d’août. Les politiciens ont peur de notre intervention après l’avoir demandée ; mais ils comprennent en même temps leur impuissance sans nous, et ils se disent résolus à aller de l’avant. » — Le 10 août, lettre à Kropotkine : « Mon ami, ta lettre m’a causé une grande surprise, car je le croyais à Paris, d’après ce que m’avait dit Pindy. Je vois avec plaisir que vous continuez la propagande avec plus de résultats qu’auparavant, et je pense que si vous continuez, et la crise aussi, ces Suisses finiront par ouvrir les yeux. Vorwärts ! — J’attends des nouvelles du Congrès [de Saint-Imier], que tu m’as promises, si toutefois tu n’as pas eu la tête cassée. Surtout je voudrais savoir les résolutions concernant les prochains Congrès. » — Le 20 août, autre lettre à Kropotkine : « J’attendais ta lettre avec impatience, seulement pour savoir le résultat du Congrès, car je craignais qu’on vous casserait la tête à cause du drapeau rouge ; mais je vois avec plaisir que la chose s’est bien passée. Le numéro du Bulletin qui doit parler du Congrès n’est pas encore arrivé. Je vous souhaite beaucoup de chance au procès de Berne, et surtout beaucoup de scandale. On ne sait pas encore qui ira aux Congrès de Belgique, car les conférences comarcales ne sont pas encore finies : mais d’après quelques renseignements que j’ai, on peut croire que les délégués seront deux, et bons garçons. — Et l’Avant-Garde, vit-elle encore ? depuis le n° 4 je crois, nous ne l’avons plus reçue. — Le calme continue par ici : le roi est en voyage, et les politiques se baignent ; ils ont bien besoin de se nettoyer, ou bien d’être nettoyés. On verra. »


Dans le Bulletin du 22 juillet, une correspondance d’Italie (écrite par Costa : voir la lettre de Brousse du 12 juillet, p. 221) dit : « La première circulaire de la Commission de correspondance, qui exposait les faits du Bénévent[272], a produit partout une bonne impression. Des listes de souscription en faveur de nos amis emprisonnés circulent parmi les membres de la Fédération italienne ; chaque international tient à y inscrire son nom et à apporter son obole à ces amis qu’il estime et qui pendant longtemps peut-être seront privés de leur liberté... Notre Commission de correspondance vient de publier une nouvelle circulaire, où elle annonce la date des deux prochains Congrès qui se tiendront en Belgique. On espère que, malgré les difficultés de l’heure présente, la Fédération italienne pourra envoyer quelques délégués... Au moment de cacheter ma lettre, j’apprends la mise en liberté de notre ami Emilio Covelli et de quelques autres de nos compagnons qui avaient été arrêtés comme complices à propos de l’affaire du Bénévent. »

Je place ici une lettre écrite (en français) par Kraftchinstky, de la prison de Santa Maria Capua Vetere[273], à ses amis russes séjournant en Suisse ; cette lettre se trouvait parmi les papiers laissés par Kropotkine à Gustave Jeanneret :


Carceri giudiziarie li Luglio 17.
di
Santa Maria Capua Vetere Vitto
--------
Corrispondenza Detenuti. pel Direttore
Giudicabili S. Persa
Mes chers amis et amies,

Il ne faut pas, je crois, vous écrire combien vos lettres me sont intéressantes. Mais dans les questions de politique un journal est toujours plus intéressant. Vu les exigences du procurât (sic), je vous prierais de bannir les contestations politiques qui empêchent, comme vous savez, de recevoir les lettres à temps. Cherchez plutôt des sujets domestiques et personnels. Je comprends que pour Lenz, défenseur zélé des libertés slaves, partageant tous les chagrins et les espérances de nos frères, c’est assez dur, mais mon opinion est que nécessité fait vertu. Puisque nous sommes prisonniers, il faut que nos lettres s’y conforment.

J’ai reçu avec plaisir mon Marx, Comte et Ferrari, en un mot toute ma petite bibliothèque. Quelle que soit la société, on a des tendances bouquinistes en prison. Moi j’ai retenu cette prédisposition faite pendant mes longues années d’études, et maintenant j’en suis bien aise. Cela forme ma principale sauvegarde contre l’ennui Notre correspondance avec Marie[274] s’est établie ; j’ai reçu durant la semaine passée des lettres dictées par Marie, assez lisibles. Ainsi nous n’aurons plus à jouer malgré nous à la mosca cieca[275] d’un genre nouveau. Quant à ma santé, soyez complètement tranquilles. Mon système, soutenu avec rigueur, aura chassé bien vite toute langueur et indisposition.

Notre correspondance avec Lenz doit acquérir un intérêt beaucoup plus grand en cessant d’être toute particulière. Déjà depuis longtemps je prie Pierre et A. de m’écrire quelque chose. J’espère qu’à présent au moins ma prière sera entendue.

Au revoir, chers amis. .J’attends avec impatience votre réponse.

Votre A. Roubleff

Cette lettre est destinée pour Pierre aussi, comme les précédentes.


Des membres de la section de Reggio d’Emilia, qui comparurent en cour d’assises, en juillet, pour avoir publié un manifeste révolutionnaire, furent acquittés au milieu de l’enthousiasme général. À Cesena, des internationaux avaient soutenu une lutte contre la police qui voulait leur enlever un drapeau rouge quatre furent acquittés, et un cinquième condamné à un mois de prison : « L’ours de Berne, écrivit le Bulletin (26 août), a la patte plus lourde que les juges de l’Italie monarchique ».


Dans son numéro du 29 juillet, le Bulletin publia une lettre que lui écrivaient les rédacteurs de l’Helliniki Dimokratia de Patras pour annoncer leur mise en liberté sous caution. Une seconde lettre, publiée le 26 août, contenait cette déclaration : « Nous sommes convaincus que la solution de la question sociale n’est pas possible sans la révolution sociale, et que ceux qui pensent autrement se trompent ». Le Bulletin ajouta : « Des sections de l’Union démocratique du peuple sont en formation à Athènes, à Syra, à Nissi, à Vostizia, à Filliatre, à Céphalonie. Espérons qu’avant peu la Grèce formera l’une des Fédérations régionales de l’Internationale. »

De Russie, on annonça, vers la fin d’août, un procès monstre intenté à deux cent huit paysans de Tchiguirine à la suite d’une émeute agraire ; en même temps, des socialistes détenus pour la plupart depuis 1874, au nombre de cent quatre-vingt-treize, venaient de recevoir leur acte d’accusation.

Une lettre de Pétersbourg, publiée dans le Bulletin du 2 septembre, raconta que le chef de la police, Trépof, avait fait fouetter dans la cour de la maison de détention préventive un détenu socialiste, Bogolioubof. On sait comment, cinq mois plus tard, le pistolet de Véra Zassoulitch devait faire justice du bourreau.


J’ai dit (p. 210) que, dans les colonnes du Mirabeau, le dernier mot était resté à Costa contre Malon. Voici ce qu’on lit à ce sujet dans le Bulletin du 22 juillet (article écrit par Brousse) :

« Le Mirabeau, organe des Sections wallonnes, a publié plusieurs correspondances à propos des récentes affaires d’Italie. Les unes émanaient d’un Français, B. Malon, et cherchaient à noircir les membres de la Fédération italienne et leurs actes ; d’autres émanaient d’un Italien, le compagnon Costa, qui avait vécu au milieu des événements et au sein des organisations italiennes, et s’efforçaient de rétablir hommes et choses sous leur jour véritable. On comprend si les amis de la propagande légale, pacifique, parlementaire, à reculons, les ennemis de tout acte d’énergie révolutionnaire, puisaient à pleines mains dans les correspondances hostiles aux hommes de Bénévent ! Heureusement leur joie paraît devoir être de courte durée. À la suite d’une dernière lettre du compagnon Costa, le Mirabeau se déclare édifié en ces termes :

« Note de la rédaction. — Nous sommes heureux d’être au courant du mouvement de nos amis d’Italie, et de connaître enfin la vérité sur cette propagande active qui a toutes nos sympathies. ».

« Qu’en dites-vous, Tagwacht, poule mouillée, ma mie ?

« Nous savions bien que, mieux informés, les révolutionnaires de la vallée de la Vesdre donneraient leurs sympathies plutôt aux hommes qui, en plein soleil, en face de tous, sur la place publique, déploient le rouge drapeau de l’humanité, à Notre-Dame-de-Kazan, à Bénévent, à Berne, qu’à ceux qui, comme le rédacteur de la Tagwacht, M. Greulich, le chasseur à Zürich des manifestations ouvrières pour plaire à un député radical. »

En même temps, le Mirabeau publiait une résolution votée par le cercle l’Étincelle dans sa séance du 6 juillet, par laquelle les membres de ce cercle se déclaraient « solidaires du mouvement insurrectionnel de Bénévent (Italie), aussi bien que de celui de Kazan, et de tous les mouvements révolutionnaires faits en faveur de la cause des travailleurs ».


On a vu (p. 218) la circulaire que le bureau fédéral avait adressée, à la date du 6 juillet, aux Fédérations régionales de l’Internationale, pour leur communiquer la proposition de la Fédération jurassienne : que le Congrès général de l’Association se réunit à Verviers, et qu’au lieu de s’ouvrir le premier lundi de septembre (3 septembre), date statutaire, il commençât seulement deux ou trois jours plus tard, afin que sa clôture coïncidât avec la date de l’ouverture du Congrès universel des socialistes à Gand (9 septembre). L’exemplaire de cette circulaire destiné à la Fédération belge avait été adressé au secrétaire correspondant du Conseil régional belge. Ph. Coenen, à Anvers, le rédacteur du Werker. Celui-ci, au lieu de communiquer la circulaire aux sections belges, comme c’était son devoir, la garda dans sa poche (ainsi qu’il avait déjà fait, apprîmes-nous, de la circulaire du Bureau fédéral du 8 mai : voir p. 192), en sorte que les sections de l’Internationale en Belgique ne furent pas avisées par leur Conseil régional qu’il dût se tenir en 1877 un Congrès général de l’Association, et que la ville proposée pour la tenue de ce Congrès fût Verviers. Il y avait, dans cette attitude de Coenen, une manœuvre dont nous ne comprîmes toute la portée et toute la perfidie que plus tard. Les Flamands, alliés aux hommes de la Chambre du travail de Bruxelles, étaient devenus les adversaires de l’Iternationale, qu’ils voulaient remplacer en Belgique par un Parti ouvrier politique et parlementaire[276] ; en conséquence, ils profitaient de ce que le Conseil régional belge était entre leurs mains pour tâcher d’empêcher, autant que la chose dépendait d’eux, la réunion du Congrès général de l’Association, en laissant ignorer aux sections de Belgique la convocation de ce Congrès. Ce furent des lettres de Verviers qui nous apprirent, vers la fin de juillet, les manigances auxquelles s’étaient livrés les peu scrupuleux membres du Conseil régional, et leur tactique d’abstention et de silence. Mais il était encore temps de déjouer la manœuvre : le Bureau fédéral, avisé de ce qui s’était passé, envoya directement des exemplaires de ses circulaires du 8 mai et du 6 juillet au Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre. Cet incident acheva d’édifier les internationaux de Verviers sur les intentions de ceux qui avaient voulu les conduire où ils ne voulaient pas aller, et qu’on avait laissés, pendant des mois, mener dans le Mirabeau une campagne sournoise contre l’Internationale révolutionnaire. Les deux circulaires dont Coenen avait dissimulé l’existence furent publiées dans le Mirabeau ; et le Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre écrivit au Bureau fédéral, à la Chaux-de-Fonds, une lettre annonçant que, si l’Internationale décidait de tenir son Congrès général à Verviers, les ouvriers de cette ville seraient heureux de recevoir parmi eux les délégués de l’Association et leur feraient l’accueil le plus fraternel. Le 12 août, un Congrès des sections et corporations de la vallée de la Vesdre, réuni à Verviers, vota à l’unanimité d’accepter la proposition de la Fédération jurassienne de tenir dans cette ville le Congrès général de l’Internationale.

J’ai retrouvé une lettre de Pierre Fluse à Kropotkine, sans date, mais qui doit être de la fin de juillet, et qui est relative aux incidents que je viens de mentionner ; Fluse écrivait :


Mon cher Levachof, veuillez, s’il vous plaît, transmettre la lettre ci-jointe au Bureau fédéral[277]. Vous verrez, par cette lettre que j’ai arrangé la chose telle que vous me l’aviez demandée. Mes amis du Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre ont tout de suite approuvé ma manière de voir, qui est la vôtre.

N’oubliez pas de m’envoyer le Drapeau rouge (chanson) et de m’annoncer quand Guillaume sera de retour à Neuchâtel, j’ai hâte de lui écrire[278].

J’ai aussi écrit notre résolution au Conseil régional belge relativement au Congrès.

J’espère que vous viendrez au Congrès à Verviers, et là nous nous verrons longuement...

Une bonne poignée de main de votre ami Pierre Fluse.


La manœuvre de Coenen ayant échoué, et ceux, des socialistes belges qui ne reniaient pas l’Internationale s’étant déclarés d’accord avec nous, le Bureau fédéral lança la circulaire suivante aux Fédérations régionales (Bulletin du 20 août) :


Association internationale des travailleurs.

Le Bureau fédéral de l’Internationale aux Fédérations régionales

Compagnons,

La proposition de la Fédération jurassienne de tenir cette année le Congrès général de l’Internationale à Verviers (Belgique), et d’en reculer de deux ou trois jours la date réglementaire afin de permettre aux délégués de l’Internationale de se rendre ensuite plus facilement au Congrès de Gand, a reçu un accueil favorable auprès de toutes les Fédérations qui nous ont répondu. De plus, la Fédération de la vallée de la Vesdre a tenu le 12 août un Congrès où les représentants de cette fédération ont déclare à l’unanimité accepter de recevoir à Verviers le Congrès de l’Internationale, auquel ils promettent l’accueil le plus fraternel.

En conséquence, compagnons, nous convoquons pour le jeudi 6 septembre prochain le Congrès général de l’Internationale à Verviers, et nous engageons les délégués à se rencontrer dès la veille dans cette ville.

Le local de l’Internationale à Verviers est situé Cour Sauvage, 23, place du Martyr.

Au dernier moment, nous recevons encore de la Fédération napolitaine la demande de placer à l’ordre du jour du Congrès général la question suivante : « De la conduite des socialistes révolutionnaires anarchistes vis-à-vis des partis politiques soi-disant socialistes »,

Salut et solidarité.

Au nom et par ordre du Bureau fédéral :

Le secrétaire correspondant, L. Pindy.

Chaux-de-Fonds (Suisse), 25 août 1877.


La Fédération jurassienne, après le procès de Berne, s’était accrue de deux nouvelles sections : une section qui se reconstitua à Bienne ; et une section italienne qui fut formée parmi les ouvriers de langue italienne travaillant à Saint-Imier, et qui adhéra à la fédération ouvrière du district de Courtelary. Le nombre des sections de la Fédération jurassienne se trouva ainsi porté à trente et une.

Le Congrès de Saint-Imier avait décidé qu’en ce qui concernait la délégation aux Congrès de Verviers et de Gand, il serait laissé aux sections le soin de s’entendre entre elles pour le choix d’un ou de plusieurs délégués. La Section de la Chaux-de-Fonds me désigna pour son délégué, et, par une circulaire du 20 août, proposa aux autres sections de s’associer à elle pour l’envoi du même délégué. Le délai pour la réponse était court, et vingt et une sections seulement eurent le temps de se réunir et d’écrire. Toutes celles qui écrivirent répondirent affirmativement. Je reçus donc le mandat de représenter, aux Congrès de Verviers et de Gand, vingt-deux sections de la Fédération jurassienne, savoir : Fédération du district de Courtelary, six sections ; Berne, cinq sections ; Genève, deux sections ; Lausanne, Vevey, Porrentruy, Fribourg, Boncourt, Fleurier-Sainte-Croix, Neuchâtel, Chaux-de-Fonds, Zürich (langue française)[279]. Les sections qui ne figurent pas dans cette liste, soit parce qu’elles n’eurent pas le temps de répondre à la circulaire de la Chaux-de-Fonds, soit (pour deux ou trois d’entre elles) parce qu’elles donnèrent des mandats à Rinke ou à Werner, sont : Genève (typographes), Genève (langue italienne), Lausanne (langue allemande), Bienne, Moutier, Bâle (langue française), Bâle (langue italienne), Mulhouse, Zürich (langue allemande).


Pendant que la Fédération jurassienne, plus prospère et plus vivante que jamais, s’apprêtait ainsi à faire représenter ses idées au Congrès général et au Congrès de Gand, le Bulletin (2 septembre) publiait une lettre de Genève où il était parlé en ces termes de l’ancien secrétaire perpétuel de ce qui fut la Fédération romande, le triste sire Henri Perret :


Ils vont bien, les meneurs de l’ancienne coterie marxiste à Genève !

Encore un de ses membres les plus en vue qui vient, sans doute pour être utile au peuple, de faire un plongeon dans la police. Le personnage en question, qui n’est autre que M. Henri Perret, ex-secrétaire de la Fédération romande, a été nommé secrétaire de commissaire de police avec 2400 fr. d’appointements.

Ah, nous comprenons maintenant pourquoi ces Messieurs combattaient l’abstention politique et tenaient à glisser au pouvoir leurs amis ! Grâce à cette tactique, tous les chefs de file sont convenablement assis : députés, commissaires cantonaux, agents des mœurs, agents de la sûreté. Espérons qu’ils vont faire notre bonheur, et, en attendant, signalons à leur bienveillante sollicitude tous ceux qui souffrent.


La rédaction du Bulletin ajouta à cette lettre la note suivante :


M. Grosselin, ancien orateur des meetings de l’Internationale, est député au Grand-Conseil avec jetons de présence, commissaire cantonal à la gare, et maire appointé de Carouge[280] ; M. Josseron, qui fut délégué au Congrès marxiste de 1873, est aujourd’hui agent de la police des mœurs ; M. Mermilliod, récemment décédé, et qui fut longtemps l’un des principaux meneurs de la coterie, était devenu agent de la police de sûreté ; enfin M. Henri Perret, à son tour, vient de recevoir sa part des honneurs que lui méritait si bien le rôle malfaisant qu’il a joué dans l’Internationale. Et voilà la clique avec laquelle les rédactions du Vorwärts, de la Tagwacht, du Werker d’Anvers, sont en ce moment en pleine coquetterie !


En Italie, nos amis les prisonniers de la bande révolutionnaire arrêtée le 11 avril sur les pentes du mont Matèse ne se désintéressaient pas de ce qui allait se passer en Belgique, et il leur vint une idée originale : à la veille du Congrès de Gand, s’étant constitués en section dans leur prison, ils envoyèrent le mandat ci-après à Andréa Costa, qu’ils chargeaient de les représenter (Bulletin du 9 septembre) :


À Andrea Costa, Berne.
Cher ami,

Après que les circonstances qui te sont sans doute connues sont venues empêcher la lutte que nous avions voulu provoquer, nous avons cherché à reprendre, du fond de notre prison, la propagande par la parole et par la plume, en attendant le moment où il nous sera possible de recommencer celle beaucoup plus efficace des actes.

Chaque fois que nous réussissons à tromper la vigilance de nos geôliers, nous tentons de participer à la vie socialiste ; et c’est ainsi qu’aujourd’hui, en t’annonçant notre constitution en section de l’Internationale, nous te donnons le mandat de nous représenter au prochain Congrès socialiste universel, et d’y soutenir en notre nom les idées exprimées par le dernier Congrès de la Fédération italienne et défendues par les délégués de cette fédération au Congrès de Berne.

… Nous croyons inutile de développer nos idées relativement aux questions qui sont à l’ordre du jour, ainsi que sur l’attitude de l’Internationale relativement au Congrès et à la nouvelle organisation qui pourrait en sortir, parce que tu les connais et que tu sauras t’en faire l’interprète. Dans le cas où tu ne pourrais te charger toi-même du présent mandat, nous t’autorisons à le remettre à quelque personne de confiance.

Salut et solidarité.

Prisons de Santa Maria Capua Vetere, le 20 août 1877


Pour la section la Banda del Matese :
Blanchi, Alamiro          Domenico Ceccarelli,
Papini, Napoleone          Bianchini, Giovanni,
Errico Malatesta,          Bennati, Giuseppe
Pietro Cesare Ceccarelli,          Castellari, Luigi,
Guglielmo Sbigoli,          Poggi, Luigi,
Carlo Cafiero          Poggi, Domenico
Facchini, Ariodante,          Ginnasi, Francesco,
Rubleff, A.,          Bezzi, Domenico,
Cornacchia, Antonio,          Cellari, Sauto,
Volpini, Giuseppe,          Lazzari, Angelo
Carlo Pallolla,          Coati, Ugo
Buscarini, Sislo          Lazzari, Uberto.
Gualandi, Carlo,          Antonio Starnari.


Kropotkine devait aller aux Congrès de Verviers et de Gand pour y représenter divers groupes russes ; Montels et Brousse y allaient comme délégués de la Fédération française ; Costa, comme délégué de nombreuses sections de la Fédération italienne, ainsi que des socialistes de la Grèce et de ceux d’Alexandrie d’Égypte. Voici une lettre de Brousse à Kropotkine. — la dernière, — du 27 août :


Mon cher ami, Nous comptons sur toi à Berne pour nous faire la conférence du samedi 1er septembre. Si tu veux, nous partirons ensuite tous les deux pour Verviers, le dimanche 2 septembre. Voici quel serait notre itinéraire :

Départ de Berne, 4 h. 40 matin. Arrivée à Mulhouse, où nous descendons chez mon ami Weiss, 9 h. 14 du soir[281] ;

Départ de Mulhouse, 3 septembre 7 h. du matin. Arrivée à Metz, où nous couchons, à 6 h. 50 du soir ;

Départ de Metz, 4 septembre 9 h. 2 du matin. Arrivée à Verviers 4 septembre 5 h. 15 du soir.

Ainsi ordonné, le voyage sera moins fatigant, moins ennuyant si nous sommes deux, et nous aurons deux jours presque, pour aider les Verviétois.

Si tu acceptes, écris-le-moi pour que je prévienne Weiss. En tous cas, il me sera impossible de venir le 2 aux Convers[282]. Prie Pindy d’en avertir les amis. Tibi. P. Brousse.


Le Bulletin du 2 septembre publia l’article suivant :


Le Congrès de l’Internationale.

Comme on l’a vu par la circulaire du Bureau fédéral publiée dans notre dernier numéro, le Congrès général de l’Internationale s’ouvrira à Verviers, en Belgique, le jeudi 6 septembre.

Le Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre a pris, pour l’organisation pratique du Congrès, les mesures suivantes, que nous fait connaître le Mirabeau du 26 août :

Le Congrès aura lieu au local de l’Internationale, 23 cour Sauvage, place du Martyr.

L’ordre des séances est fixé comme suit :

Mercredi 5, à huit heures du soir, soirée familière et réception des délégués. À cette occasion, les Socialistes réunis (société de chant) viendront chanter les trois plus beaux chœurs de leur répertoire.

Jeudi 6, vendredi 7, samedi 8, séances administratives, à huit heures du matin et à deux heures après midi. Tous les jours, à huit heures du soir, séances publiques.

Trois jours suffiront sans doute aux délégués de l’Internationale pour traiter leurs affaires administratives et pour se mettre d’accord sur les diverses questions de principe formant l’ordre du jour des deux Congrès. Ils pourront ensuite aller à Gand en phalange compacte, pour y tenir haut et ferme, en présence de ceux qui y viendront avec un programme différent du leur, le drapeau de la révolution sociale.


Dans le numéro du 9 septembre (que j’avais préparé avant de partir), le Bulletin disait, à propos des deux Congrès :


À l’heure où ce numéro paraîtra, le Congrès de Verviers sera fini, et le Congrès de Gand aura commencé.

Nous avons pris les arrangements nécessaires pour qu’au moment où nous mettrons sous presse, un télégramme nous soit adressé de Verviers, résumant ce qui se sera fait de plus important. On trouvera ce télégramme à notre quatrième page.

Quant au Congrès de Gand, il est impossible de prévoir, à cette heure, quel en sera le véritable caractère. Si, d’une part, les délégués de l’Internationale s’y rencontrent en nombre, et bien décidés à affirmer leur programme révolutionnaire, d’autre part les représentants du Parti démocrate socialiste d’Allemagne, du Parti démocrate socialiste flamand, de l’Arbeiterbund suisse, etc., s’y trouveront aussi, et y développeront un programme qui diffère du nôtre sur beaucoup de points essentiels. Sera-t-il possible d’arriver, non à une entente, mais à des explications calmes et à un apaisement ? Cela dépendra de l’attitude que prendront ceux qui nous ont attaqués avec tant de passion et d’injustice.




XIV


Le neuvième Congrès général de l’Internationale, à Verviers (6-8 septembre 1877)
et le Congrès universel des socialistes, à Gand (9-15 septembre 1877).


Je partis de Neuchâtel pour Verviers le mardi 4 septembre ; et, autant qu’il m’en souvient, je fis le voyage seul, par Bâle, Mayence, Cologne, et Aix-la-Chapelle. J’arrivai à Verviers le mercredi, vers le soir, et j’y trouvai la plupart des délégués déjà réunis. Nous nous logeâmes à quelques-uns dans un petit hôtel sur la place du Martyr, à proximité du local où devait se tenir le Congrès.

Le Bulletin a donné, dans son numéro du 24 septembre, un compte-rendu du Congrès, qui est, dit-il, la reproduction d’un article paru dans le Mirabeau du dimanche 16, complété par moi sur quelques points. C’est ce compte-rendu que je vais reproduire ici, en l’abrégeant quelque peu.

Le mercredi 5 septembre étaient arrivés à Verviers des délégués de France, d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, de Russie, de Suisse, et de Belgique. La Fédération de la vallée de la Vesdre avait organisé pour ce jour une soirée familière de réception. « Comme des soirées pareilles ne se représentent pas souvent, à huit heures du soir la grande salle de la cour Sauvage était remplie de compagnons de Verviers et des environs. Après les souhaits de bienvenue adressés aux délégués au nom de la Fédération de la vallée de la Vesdre, la société les Socialistes réunis chanta quelques chœurs de circonstance ; puis des discours furent prononcés par plusieurs délégués. Cette soirée restera comme un excellent souvenir dans tous les cœurs, surtout ceux des ouvriers de la vallée de la Vesdre, qui n’avaient jamais assisté à pareille fête. »

Le lendemain, le Congrès ouvrit ses séances régulières au local de l’Internationale, cour Sauvage.


Première séance (privée), jeudi 6 septembre.

La séance est ouverte à neuf heures du matin. Il est procédé à la nomination d’une commission pour la vérification des mandats. Cette vérification constate la présence des délégués suivants :

Rodriguez [pseudonyme de Soriano] et Mendoza [pseudonyme de Morago], représentant la Fédération espagnole de l’Internationale, composée d’un nombre considérable de fédérations comarcales et locales ;

Andrea Costa, représentant trente-cinq sections de la Fédération italienne ;

Martini, représentant deux sections de la Fédération italienne ;

Paul Brousse et Jules Montels, représentant la Fédération française récemment constituée (douze sections) ;

James Guillaume, représentant vingt-deux sections de la Fédération jurassienne ;

Gérard Gérombou, Luron, Hubertine Ruwette, Simon, Montulet, Noël, Dompret, représentant les sections qui composent la Fédération de la vallée de la Vesdre ;

Otto Rinke et Émile Werner[283], représentant des sections d’Allemagne et de Suisse.

Les socialistes de la Grèce et ceux d’Alexandrie d’Égypte s’étaient en outre fait représenter par Costa.

La question de savoir si les délégués d’organisations ne faisant pas régulièrement partie de l’Internationale, mais ayant son programme, seront admis à siéger au Congrès, est tranchée comme elle l’avait été l’année précédente au Congrès de Berne : ces délégués pourront prendre part aux discussions, à titre d’invités, avec voix consultative. À ce titre sont admis :

Émile Piette, du Cercle l’Étincelle, de Verviers ;

Malempré, des Solidaires d’Ensival (Belgique) ;

Levachof [pseudonyme de Kropotkine], délégué par divers groupes de socialistes russes.

On passe à la formation du bureau. Sont nommés comme présidents : Gérombou, de Verviers ; Werner, d’Allemagne ; et Rodriguez [Soriano], d’Espagne. Les secrétaires sont : Levachof, de Russie ; Montels, de France ; et Piette, de Verviers.

Brousse demande l’admission régulière dans l’Internationale de la Fédération française récemment constituée. — Cette Fédération est reçue.

Werner et Rinke demandent l’admission dans l’Internationale d’un groupe de sections qui viennent de se constituer en Allemagne. — Ce groupe est reçu dans l’Internationale.

La Fédération de Montevidéo est aussi reçue dans l’Internationale[284].

Le Bureau fédéral de l’Internationale ayant chargé le délégué jurassien de la lecture de son rapport, ce rapport, signé Spichiger et Pindy, est lu par Guillaume. Il sera publié en entier dans le compte-rendu du Congrès[285].

Des irrégularités dans la correspondance, de la part du secrétaire du Conseil régional belge, résidant à Anvers, ayant été constatées à la suite de la lecture du rapport en question[286], la résolution ci-dessous est votée par le Congrès à l’unanimité :


Le Congrès, considérant que la correspondance entre le Bureau fédéral et les sections peut se trouver entravée par la négligence d’un Conseil régional, constate que le Bureau fédéral a le droit, quand les circonstances l’exigent, de correspondre directement avec les fédérations locales ou de bassin, et que celles-ci pourront, toutes les fois qu’il leur conviendra, s’adresser au Bureau fédéral.


À la fin de la séance arrive un nouveau délégué : Delban, représentant du Cercle d’études socialistes de Liège.

Ce Cercle demande son affiliation à l’internationale. Les statuts du Cercle ayant été antérieurement communiqués à la Fédération de la vallée de la Vesdre, et ne renfermant rien de contraire aux statuts généraux, le Cercle d’études socialistes de Liège est admis dans l’Internationale, avec cette restriction que, s’il veut s’affilier à la Fédération régionale belge, il devra en faire la demande régulière à cette Fédération.

Le Congrès décide ensuite qu’il y aura un meeting public le même soir, dans la grande salle ; que les séances publiques du vendredi et du samedi seront transformées en soirées familières, et que les rapports des Fédérations seront lus dans la soirée du vendredi. — La séance est levée à midi.


Deuxième séance (privée), jeudi 6 septembre, à deux heures.

La classification de l’ordre du jour du Congrès est établie comme suit ;

1° Vote des sections isolées dans les Congrès généraux ;

2° Des moyens propres à réaliser le plus vite possible l’action révolutionnaire socialiste, et étude de ces moyens (proposition de la fédération de Nouvelle-Castille) ;

3° Dans quelque pays que triomphe le prolétariat, nécessité absolue d’étendre ce triomphe à tous les pays (proposition de la fédération d’Aragon) ;

4° Le Bureau fédéral pourrait-il trouver des moyens de propagande pour nos compagnons d’Égypte (proposition de la section d’Alexandrie) ;

5° Discussion des questions formant l’ordre du jour du Congrès de Gand ;

6° Questions administratives.


La discussion est ouverte sur le premier point : « Vote des sections isolées dans les Congrès généraux ». Le Congrès se rallie à la résolution de la Fédération jurassienne, prise au Congrès de Saint-Imier. (Voir cette résolution plus haut, p. 232.)

On aborde ensuite le deuxième point : « Des moyens propres à réaliser le plus vite possible l’action révolutionnaire socialiste, et étude de ces moyens ». Après une très longue discussion, le Congrès adopte la résolution suivante :


Considérant que la solidarité de fait dans l’action révolutionnaire socialiste a été reconnue, par les congrès et les groupes socialistes révolutionnaires, comme étant, non-seulement le moyen le plus pratique, mais indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale ;

Considérant, d’autre part, que la question mise à l’ordre du jour par la Nouvelle-Castille se trouve implicitement contenue dans d’autres questions qui seront mises en discussion ;

Pour ces motifs, le Congrès passe à l’ordre du jour[287].


Comme il est six heures du soir et qu’un meeting doit avoir lieu à huit heures, la suite de la discussion est renvoyée au lendemain.


Meeting public, jeudi 6 septembre, à huit heures du soir.

Une foule nombreuse se presse dans la grande salle de la cour Sauvage. Des socialistes de Verviers prennent successivement la parole, et exposent en langue wallonne les principes de l’Internationale ; ils sont chaleureusement applaudis.

Le meeting dure jusqu’à minuit, et paraît laisser à tous les assistants une excellente impression. « Les tiraillements qui avaient malheureusement existé pendant quelque temps entre divers éléments socialistes à Verviers ont disparu ; l’union est rétablie, et chacun envisage l’avenir avec espoir et confiance. Le Congrès de Verviers aura été le signal d’un énergique réveil du socialisme dans le pays wallon : voilà ce que dit chacun, et nous croyons que c’est en effet la vérité. »


Troisième séance (privée), vendredi 7 septembre, à neuf heures du matin.

La lecture des procès-verbaux des deux précédentes séances est faite, et ils sont adoptés.

Un nouveau mandat arrive au bureau, et le Congrès admet le délégué qui en est porteur : Malempré, représentant la section de Lambermont (Belgique)[288].

On aborde le troisième point de l’ordre du jour : « Dans quelque pays que triomphe le prolétariat, nécessité absolue d’étendre ce triomphe à tous les pays ».

James Guillaume, délégué de la Fédération jurassienne, dit qu’il a reçu le mandat de demander au Congrès de passer à l’ordre du jour sur cette question.

Une autre proposition, faite par Costa, avec un complément de Brousse, est présentée aux délégués[289].

Après une très intéressante discussion, le Congrès adopte la résolution suivante de Costa et Brousse, contre laquelle vote seul le délégué de la Fédération jurassienne :


Considérant que, si la révolution sociale est, par sa nature même, internationale, et s’il est nécessaire pour son triomphe qu’elle s’étende à tous les pays, il y a néanmoins certains pays qui, par leur conditions économiques et sociales, se trouvent plus que les autres à même de faire un mouvement révolutionnaire,

Le Congrès déclare :

Qu’il est du devoir de chaque révolutionnaire de soutenir moralement et matériellement chaque pays en révolution, comme il est du devoir de l’étendre (??)[290], car par ces moyens seulement il est possible de faire triompher la révolution dans les pays où elle éclate.


Le quatrième point de l’ordre du jour est ensuite abordé : « Le Bureau fédéral pourrait-il trouver des moyens de propagande pour nos compagnons d’Égypte ? » Sur ce point, le Congrès déclare que le Bureau fédéral de l’Internationale pourra s’entendre à ce sujet avec la section d’Alexandrie, sur la demande de laquelle cette question a été mise à l’ordre du jour.


Quatrième séance (privée), vendredi 7 septembre, à deux heures.

Il est donné lecture d’une lettre des Sections belges du Centre, dont voici la teneur :

« Compagnons, Le Conseil régional belge ayant négligé de nous donner connaissance de la tenue du Congrès, nous n’avons pu en discuter l’ordre du jour dans nos sections, ni nous préparer à y envoyer un délégué. Réunis aujourd’hui en séance intime, nous ne pouvons laisser passer l’occasion de venir vous affirmer que nous partageons fermement les principes exposés et admis dans les Congrès antérieurs de l’Association internationale des travailleurs. Salut et révolution sociale. (Signé) : Fidèle Cornet, groupe des mécaniciens de Jolimont ; — Théophile Massart, J. Gillet, mécanicien, Maréchal, A. Massart, Waterlot, Hermant, Deschamps, section de Fayt ; — Lazare, section d’Haine-Mariemont. »

La proposition suivante est présentée au bureau :

« Nous, délégués de la Belgique, proposons au neuvième Congrès de l’Association internationale des travailleurs de rédiger une adresse de sympathie en faveur de nos frères victimes de leur énergie révolutionnaire dans les divers mouvements qui ont eu lieu, tels que : Notre-Dame-de-Kazan, Berne, Bénévent, Amérique, etc. Les délégués : Gérombou, Lurox, Malempré, Hubertine Ruwette, Simon, Montulet, Noël, Dompret, Delbars, Piette. »

Le Congrès, appelé à se prononcer sur cette proposition, vote la déclaration suivante :


Sur la proposition unanime des délégués belges, le Congrès général de l’Internationale, réuni à Verviers, manifeste par la présente déclaration sa sympathie et sa solidarité envers ceux de nos frères qui ont été victimes de leur énergie révolutionnaire dans les divers mouvements qui ont eu lieu cette année, entre autres à Bénévent, à Saint-Pétersbourg, à Berne, et aux États-Unis.


Une discussion s’engage ensuite sur la manière en laquelle doit être exécutée la décision prise l’année précédente, au Congrès de Berne, concernant une caisse centrale de propagande qui serait administrée par le Bureau fédéral (Voir ci-dessus p. 105). La proposition suivante est adoptée, comme adjonction à la décision du Congrès de Berne :


Les Fédérations détermineront elles-mêmes les moyens qu’elles jugeront convenables pour réunir la somme à verser à cette caisse de propagande.


L’ordre du jour appelle l’examen du programme du Congrès de Gand. Une discussion générale s’engage à ce sujet, et aboutit à la constatation d’une complète entente entre les délégués. La discussion spéciale sur les diverses questions du programme de Gand est renvoyée au lendemain.

La séance est levée à six heures et demie.

« Pendant cette séance, le commissaire de police de Verviers s’est rendu au local du Congrès et a fait prier les délégués de passer le lendemain matin à son bureau pour y faire constater leur identité. Cette cérémonie officielle s’accomplit le lendemain sans aucun incident digne de remarque, et le commissaire, ayant obtenu sur le lieu de naissance des délégués, leur profession, leur âge et la couleur de leurs cheveux, tous les renseignements qui l’intéressaient, put télégraphier au gouvernement belge que sa vigilance avait sauvé la patrie. »


Cinquième séance (publique), vendredi 7 septembre, à huit heures du soir.

Cette séance, tenue sous la forme d’une soirée familière, fut consacrée à l’audition des rapports des fédérations et sections. Les rapports suivants furent lus ou présentés verbalement :

Fédération de la vallée de la Vesdre ; — Section des femmes de Verviers ; — Fédération espagnole ; — Fédération française ; — Fédération italienne ; — Groupe des sections allemandes ; — Fédération jurassienne ; — Groupes socialistes russes ; — Groupes de la Grèce ; — Groupes d’Égypte.

Après la lecture de ces rapports, une discussion très intéressante s’engage sur les grèves, à propos de la grève de Seraing, dont Meunier fait le récit. La séance est levée vers minuit.


Sixième séance (privée), samedi 8 septembre, à neuf heures du matin.

Les procès-verbaux de la troisième et de la quatrième séance sont lus et adoptés.

Cette séance est spécialement consacrée à des questions administratives. Ce sont :

1° « Des moyens de publier le Compte-rendu du Congrès actuel. » — Il est décidé que les secrétaires du Congrès auront à s’entendre avec la rédaction du Mirabeau au sujet de cette publication.

2° « Liquidation des Comptes-rendus du Congrès général de 1874, tenu à Bruxelles. » — Il reste encore environ 300 exemplaires de ce Compte-rendu, dont les frais ont été jusqu’ici supportés exclusivement par la Fédération de la vallée de la Vesdre. Il est décidé que les 300 exemplaires restants seront mis au prix de 50 c., et que chaque Fédération régionale sera invitée à se charger d’en écouler un certain nombre.

3° « Frais du présent Congrès. » — Ces frais, s’élevant à 63 fr. 20, sont répartis séance tenante entre les Fédérations représentées.

4° « Quelle Fédération remplira les fonctions de Bureau fédéral de l’Internationale pour 1877-1878 ? » — Plusieurs Fédérations proposent la Belgique. La Fédération belge n’étant pas représentée dans son entier, il est proposé de charger provisoirement de ce mandat la Fédératiou de la vallée de la Vesdre, jusqu’à ce que la Fédération régionale belge, réunie en congrès, ait pu déclarer si elle accepte ou refuse les fonctions de Bureau fédéral.

Les délégués belges demandent la suspension de la séance pour pouvoir se concerter entre eux. À la reprise de la séance, ils annoncent qu’à l’unanimité ils acceptent la proposition de désigner Verviers comme siège provisoire du Bureau fédéral.

Il est proposé en outre, pour le cas où le Congrès régional belge ne ratifierait pas cette décision, de placer le Bureau fédéral en Espagne. Les délégués espagnols déclarent qu’ils pensent que leur Fédération serait disposée à accepter ce mandat, s’il lui était conféré.

5° « Pays où se tiendra le prochain Congrès général. » — La Suisse est désignée à l’unanimité.

La séance est levée à midi.


Septième séance (privée), samedi 8 septembre, à deux heures.

L’ordre du jour appelle la discussion sur chacune des six questions formant le programme du Congrès de Gand.

Un mémoire émanant d’une section de Genève a été envoyé au Congrès avec prière d’en prendre connaissance. Ce mémoire, destiné au Congrès de Gand, traite une à une les diverses questions du programme. Il est décidé de donner lecture de ses différents chapitres au cours de la discussion.

1re question du Congrès de Gand : « Des tendances de la production moderne au point de vue de la propriété ». — Après une longue discussion, la résolution suivante est adoptée :


Considérant que le mode de production moderne tend, au point de vue de la propriété, à l’accumulation des capitaux dans les mains de quelques-uns, et accroît l’exploitation des ouvriers ;

Qu’il faut changer cet état de choses, point de départ de toutes les iniquités sociales,

Le Congrès considère la réalisation de la propriété collective, c’est-à-dire la prise de possession du capital social par les groupes de travailleurs, comme une nécessité ; le Congrès déclare en outre qu’un parti socialiste vraiment digne de ce nom doit faire figurer le principe de la propriété collective, non dans un idéal lointain, mais dans ses programmes actuels et dans ses manifestations de chaque jour.


2e question du Congrès de Gand : « Quelle doit être l’attitude du prolétariat à regard des partis politiques ? » — À cette question, le Congrès en joint une autre qui s’y rattache, et qui a été proposée pour l’ordre du jour du Congrès de Verviers par la Fédération napolitaine : « De la conduite des socialistes révolutionnaires anarchistes vis-à-vis des partis politiques soi-disant socialistes ».

Après une discussion approfondie, qui a duré plusieurs heures, le Congrès vote la résolution suivante :


Considérant que la conquête du pouvoir est la tendance naturelle qu’ont tous les partis politiques, et que ce pouvoir n’a d’autre but que la défense du privilège économique ;

Considérant, d’autre part, qu’en réalité la société actuelle est divisée, non pas en partis politiques, mais bien en situations économiques : exploités et exploiteurs, ouvriers et patrons, salariés et capitalistes ;

Considérant, en outre, que l’antagonisme qui existe entre ces deux catégories ne peut cesser de par la volonté d’un gouvernement ou pouvoir quelconque, mais bien par les efforts réunis de tous les exploités contre leurs exploiteurs ;

Pour ces motifs :

Le Congrès déclare qu’il ne fait aucune différence entre les divers partis politiques, qu’ils se disent socialistes ou non : tous ces partis, sans distinction, forment, à ses yeux, une masse réactionnaire, et il croit de son devoir de les combattre tous.

Il espère que les ouvriers qui marchent encore dans les rangs de ces divers partis, instruits par les leçons de l’expérience et par la propagande révolutionnaire, ouvriront les yeux et abandonneront la voie politique pour adopter celle du socialisme révolutionnaire.


La séance est levée à sept heures.


Huitième séance (publique), samedi 8 septembre, à huit heures et demie du soir.

Cette séance, comme celle de la veille au soir, est tenue sous la forme d’une soirée familière.

La discussion sur le programme du Congrès de Gand est reprise.

3e question du Congrès de Gand : « De l’organisation des corps de métier ». — Cette question soulève une discussion très intéressante, de laquelle il résulte que, la grande industrie n’étant pas développée aujourd’hui d’une manière identique dans tous les pays, les corps de métier n’ont pas partout, au point de vue socialiste révolutionnaire, la même valeur. La résolution suivante est votée à l’unanimité :


Le Congrès, tout en reconnaissant l’importance des corps de métier, et en en recommandant la formation sur le terrain international, déclare que le corps de métier, s’il n’a d’autre but que l’amélioration de la situation de l’ouvrier, soit par la diminution des heures de travail, soit par l’augmentation du taux du salaire, n’amènera jamais l’émancipation du prolétariat ; et que le corps de métier doit se proposer, comme but principal, l’abolition du salariat, c’est-à-dire l’abolition du patronat, et la prise de possession des instruments de travail par l’expropriation de leurs détenteurs.


4e question du Congrès de Gand : « Pacte de solidarité à conclure entre les diverses organisations ouvrières socialistes ». — Le Congrès, reconnaissant qu’un pacte de solidarité ne peut être conclu entre l’Internationale et des organisations dont les principes et les moyens d’action diffèrent des siens sur des points essentiels, passe à l’ordre du jour.

5e question du Congrès de Gand : « De la fondation, dans une ville européenne, d’un Bureau central de correspondance et de statistique ouvrière, qui réunirait et publierait les renseignements relatifs aux prix de la main-d’œuvre, des denrées alimentaires, aux heures de travail, aux règlements de fabriques, etc. » — Le Congrès émet l’opinion que le Bureau fédéral de l’Internationale pourrait se charger de la mission énoncée dans la question ci-dessus, sans qu’il soit besoin de créer un nouveau bureau spécial.

6e question du Congrès de Gand : « De la valeur et de la portée sociale des colonies communistes, etc. » — Après un exposé historique de la question, lecture est faite de la résolution votée à ce sujet par le Congrès de Saint-Imier (voir p. 235). Le Congrès de Verviers décide de se rallier à cette résolution.

Il est entendu que les résolutions adoptées relativement au Congrès de Gand n’ont pas un caractère absolument impératif et que les délégués ne seront pas liés à leur texte, mais qu’elles indiquent seulement le point de vue auquel les délégués de l’Internationale ont résolu de se placer dans la discussion.

Toutes les questions du programme du Congrès de Gand ayant été examinées, la discussion sur les grèves est reprise, et se prolonge assez tard, mais sans aboutir au vote d’une résolution.

Il est décidé, pour terminer la séance, que les procès-verbaux qui n’ont pas pu être lus seront remis au bureau, qui les vérifiera. Puis la clôturer du Congrès est prononcée aux cris de Vive l’Internationale !

Le lendemain, dimanche, les délégués de l’Internationale prenaient congé de leurs amis de Verviers pour se rendre à Gand, après avoir promis que ceux d’entre eux qui le pourraient s’arrêteraient à Verviers au retour.

J’ai à parler maintenant du Congrès de Gand ; je le ferai en empruntant au Bulletin la relation, rédigée par moi, qui se trouve dans son numéro du 23 septembre 1877.


Le Congrès de Gand.

Lorsque les délégués de l’Internationale arrivèrent à Gand le dimanche 9 septembre, vers deux heures de l’après-midi, le grand cortège par lequel devait être inauguré le Congrès avait déjà eu lieu ; ce fut donc seulement de la bouche des socialistes gantois qu’ils en apprirent les détails[291]. Vers les neuf heures du matin, les corporations ouvrières de Gand s’étaient rassemblées ; précédées du drapeau rouge, et aux sons de la Marseillaise, elles s’étaient d’abord rendues sur la place où s’élève la statue de Jacques Artevelde, le célèbre brasseur de Gand, qui, après avoir pendant plusieurs années défendu les droits de cette commune contre le comte de Flandre, périt assassiné en 1345. Une couronne avait été déposée aux pieds de la statue ; puis le cortège s’était dirigé vers la gare, où il avait reçu les délégués arrivant de Bruxelles et d’Anvers[292].

Nous employâmes l’après-midi à nous chercher des logements ; et le soir nous nous rendîmes au concert qui avait été organisé en l’honneur des délégués au local du Congrès, au Parnasse. Ce local se composait d’une salle de théâtre à deux rangées de galeries, pouvant contenir environ un millier de personnes ; d’une salle étroite, longue et basse, destinée aux séances du Congrès, ne pouvant recevoir que cent personnes au plus ; et de deux ou trois petites pièces, propres aux travaux des commissions.

Du concert, il est douteux qu’aucun membre de l’Internationale ait gardé une impression quelconque, autre que celle d’un théâtre rempli d’une foule compacte écoutant des amateurs chanter et jouer des airs d’opéra ; car les idées étaient ailleurs : ce qui nous intéressait, c’était de savoir le nombre et la provenance des délégués déjà arrivés. Mais il nous fut impossible d’obtenir des détails un peu précis, et force fut d’attendre au lendemain pour savoir ce que serait le Congrès.

Le lundi matin, lorsque les délégués de l’Internationale se rendirent à la salle des séances, leur première impression, il faut le dire franchement, fut celle d’une déception. La foule de la veille avait disparu, et ils se trouvaient dans une salle étroite, mal disposée, où une cinquantaine de personnes seulement étaient réunies. Les délégués présents furent invités à remettre leurs mandats à une commission de vérification, qui se composa d’un membre pour chaque pays. La commission travailla à sa besogne jusqu’à midi, et proposa ensuite l’admission de tous les délégués présents.

Ces délégués formaient cinq groupes distincts. Le plus nombreux était le groupe flamand, composé de représentants de diverses corporations ouvrières ou sociétés de Gand, de Bruxelles et d’Anvers, et des Sections internationales de Bruxelles, de Gand, de Malines et d’Anvers. Au grand complet, ce groupe comptait vingt-sept délégués ; mais une douzaine d’entre eux seulement assistèrent régulièrement aux séances ; les autres ne tirent qu’une apparition, ou même ne vinrent pas du tout, Voici la liste de ces vingt-sept délégués : Bruxelles, Lug. Steens, De Bugger, Brismée[293], Fr. Goetschalck, De Paepe[294], Verschuren, Pira, Paterson, De Wit, Delporte, Mayeu, Bertrand ; Gand, Anseele, Van Beveren, Verbauwen, P. De Witte, Tetaert, Marisal, De Wachter, Cardon, De Backer ; Anvers, Ph. Coenen, G. Goetschalck, De Gratie ; Malines, Machtels ; Courtrai, Knockaert ; Liège, Slebach (ce dernier délégué doit être rangé dans le groupe flamand, quoique représentant une ville wallonne, parce qu’il vota constamment avec lui).

En second lieu venait le groupe des délégués de l’Internationale arrivant du Congrès de Verviers. Il comptait onze membres, savoir : Rodriguez [Soriano] et Mendoza [Morago], pour l’Espagne ; Paul Brousse et Jules Montels, pour la France ; Gérard Gérombou, pour Verviers ; Andrea Costa et Martini, pour l’Italie et la Grèce ; Rinke et Werner, pour l’Allemagne ; James Guillaume, pour le Jura ; Levachof [Kropotkine], pour la Russie.

Le troisième groupe était celui des Allemands, composé de Greulich, délégué de l’Arbeiterbund suisse ; Fränkel, délégué du Parti socialiste de Hongrie ; et Liebknecht, délégué du Parti socialiste d’Allemagne (Liebknecht n’arriva que le lundi après-midi, et ne resta que jusqu’au jeudi soir).

Le quatrième groupe était formé de deux Anglais : John Hales[295], délégué du Commonwealth Club, de Londres ; et Maltman Barry, délégué du Kommunistischer Arbeiterverein de Londres, et correspondant du journal le Standard[296].

Le cinquième groupe, enfin, se composait de cinq délégués assez difficiles à classer. C’étaient Bazin[297], un Français habitant Bruxelles et représentant un groupe français de Londres ; Zanardelli, un Italien représentant des groupes de Milan, de Palerme et de Mantoue, ou, plus exactement, la rédaction de deux journaux trop connus, le Povero et la Plebe ; un délégué d’un groupe de Puteaux près Paris, Bert (pseudonyme) ; un délégué d’un groupe de Lyon, Paulin (pseudonyme) ; enfin un délégué d’un groupe de Paris, Robin (pseudonyme).

Ces divers groupes, au premier coup d’œil, ne présentaient qu’une masse assez confuse ; mais dès que le Congrès aborda les questions de principes, on les vit s’ordonner, et deux camps opposés se formèrent : d’un côté les communistes autoritaires, partisans de l’État et de la politique parlementaire, qui eurent pour eux les flamands, les Anglais, les Allemands, plus Bazin, Bert et Robin ; de l’autre côté les collectivistes, c’est-à-dire les onze délégués de l’Internationale fédéraliste et anti-autoritaire. Deux indécis, Paulin et Zanardelli, restèrent flottants, votant tantôt avec les uns, tantôt avec les autres.


Le Congrès ouvrit sa première séance active le lundi après-midi, lorsque le travail de la commission de vérification des mandats fut terminé. Quarante-neuf délégués étaient reconnus ou annoncés ; mais il n’y en avait guère qu’une trentaine de présents.

Il fut procédé à la nomination du bureau, que l’on composa de trois présidents : Van Beveren, de Gand, Rodriguez [Soriano], d’Espagne, et Fränkel, de Hongrie, et de deux secrétaires : Levachof [Kropotkine], de Russie, et Steens, de Bruxelles.

Quant au mode de votation, le Congrès décida qu’on voterait par tête, mais que les votes n’auraient d’autre caractère que celui d’un recensement des opinions, et ne constitueraient point des décisions liant les délégués.

Une discussion assez vive s’engagea sur la question de savoir si les séances devaient être publiques. Les délégués de Gand insistaient pour que toutes les séances fussent absolument privées. De Paepe réclama au contraire la publicité des débats, et son point de vue fut appuyé par les délégués de l’Internationale. Ce fut la proposition de De Paepe qui l’emporta, et les séances du Congrès furent déclarées publiques ; mais elles ne le furent que de nom, car le public ne brilla que par son absence ; en dehors de trois ou quatre journalistes, pas un seul auditeur n’assista aux débats du Congrès, et c’est une des particularités qui frappèrent le plus les délégués de l’Internationale.

Lorsqu’il fallut aborder l’ordre du jour, on reconnut de part et d’autre qu’il ne pouvait être question de s’occuper d’un pacte de solidarité avant d’avoir au préalable échangé ses idées sur les principes. D’un commun accord, les six points du programme du Congrès furent donc classés dans l’ordre où ils avaient été discutés à Verviers, qui était l’ordre logique.

Le soir, il y eut meeting dans la salle du théâtre. Les délégués étaient placés sur la scène, et un public composé d’un millier d’auditeurs environ s’était installé au parterre et sur les galeries. Les orateurs qui haranguèrent ce public étaient tous des Belges, sauf Greulich, qui fit un discours en allemand. Le comité d’organisation avait prié spécialement les délégués de l’Internationale de s’abstenir de prendre la parole, de crainte qu’une note discordante ne vînt troubler le concert, car, disaient les organisateurs, « la propagande que nous faisons à Gand est d’une nature spéciale, et il est nécessaire que ceux qui voudront parler au public s’entendent au préalable avec le comité, qui se réserve de donner le ton des discours ». Comme on le pense bien, les délégués de l’Internationale ne voulurent pas chagriner le comité de Gand en jouant le rôle de trouble-fêtes ; ils ne parlèrent donc pas au meeting, se réservant pour les séances du Congrès, qui, selon la décision prise l’après-midi, devaient être publiques, — et qui restèrent en réalité, comme il a été dit, des réunions privées, grâce à l’indifférence des ouvriers de Gand ou à un mot d’ordre donné par une autorité inconnue.


La j.ournée du mardi fut consacrée à la discussion de la première question du programme : Des tendances de la production moderne au point de vue de la propriété.

Lorsque cette question avait été proposée à Berne l’année précédente comme l’une de celles qu’il importait de placer à l’ordre du jour du Congrès de Gand, on s’était fait de ce Congrès une idée bien différente ; on se le figurait comme une réunion à laquelle accourraient de l’Europe entière des représentants de toutes les organisations ouvrières quelles qu’elles fussent, et on pouvait s’attendre à ce que, parmi ces représentants, il se trouverait de nombreux défenseurs de la propriété individuelle. Dans cette perspective, il avait paru important de s’expliquer avant tout sur la question de la propriété, qui pouvait, mieux que toute autre, servir de pierre de touche pour se reconnaître de part et d’autre. Mais maintenant les choses se présentaient de manière bien différente : les seuls qui eussent répondu à l’appel des socialistes belges étaient des hommes dont l’opinion était déjà connue comme favorable à la propriété collective ; les organisations dont l’opinion, sur ce point, eût pu être douteuse ou hostile, n’avaient point envoyé de délégués au Congrès : en sorte que celui-ci formait, non plus une réunion représentant réellement l’ensemble du mouvement ouvrier avec toutes ses diversités de tendances et de principes, mais seulement une réunion de partisans de la propriété collective, divisés néanmoins entre eux sur un point important, les uns étant des autoritaires, c’est-à-dire des communistes d’État, les autres des anti-autoritaires, c’est-à-dire des collectivistes, ou autrement dit des communistes anarchistes (fédéralistes).

Les choses étant ainsi, la discussion sur la propriété ne pouvait offrir l’intérêt qu’elle eût présenté si le Congrès eût compté parmi ses membres des partisans de la propriété individuelle. Néanmoins quelques explications assez importantes pouvaient être et furent en effet échangées entre les communistes et les collectivistes, non sur la question de la propriété elle-même, mais sur le mode d’organisation de la propriété commune ou collective. Dans la séance du matin, Greulich et De Paepe, d’un côté, Guillaume et Brousse de l’autre, exposèrent leur manière de voir à ce sujet.


Greulich et De Paepe soutinrent que la propriété devait rentrer tout entière aux mains de l’État ; mais ils représentèrent cette transformation comme ne pouvant s’opérer que lentement, par une série de réformes législatives dont le résultat serait de transformer, au bout de quelques siècles, la société bourgeoise en société communiste (toutefois De Paepe admettait aussi, parmi les éventualités possibles, la transformation par voie de révolution). Parmi les mesures propres à opérer cette transformation, De Paepe rangeait même la participation des ouvriers aux bénéfices, si cette participation se généralisait et était pratiquée loyalement.

Greulich, développant son point de vue, dit que le capital devait appartenir à l’État, c’est-à-dire à l’ensemble ou à la communauté (Gesammtheit), parce que c’est le seul moyen de supprimer le salariat, et de régler d’une manière normale la production ; si les instruments de travail étaient la propriété, non de l’ensemble, mais des groupes de producteurs, cela constituerait un monopole au profit de ces groupes : on aurait rétabli quelque chose de semblable aux anciennes corporations, au détriment des consommateurs. Il faut qu’il existe, au-dessus des intérêts particuliers des individus et des groupes, un représentant de l’intérêt général : ce représentant, c’est l’État, qui, pour pouvoir intervenir dans les conflits possibles entre les intérêts spéciaux, doit être armé de ces mêmes moyens coercitifs (Machtmittel) qu’il possède aujourd’hui. Sans cela, et avec l’autonomie des groupes, on n’aboutirait qu’à une société où, comme à présent, chacun tirerait de son côté, où aucune solidarité n’existerait ; un groupe dirait aux autres : « Vous voulez faire une statistique générale pour régler la production ? mais moi je me moque de votre statistique, je n’en veux pas ». Que ferait-on en présence d’un cas semblable ? Ne faudra-t-il pas que la volonté populaire, exprimée au moyen d’un vote général, prononce sur le conflit, et que le gouvernement soit chargé d’imposer cette volonté aux récalcitrants ?

Brousse et Guillaume, répondant à Greulich et à De Paepe, dirent que ceux-ci oubliaient, dans l’organisation de leur société communiste, un élément essentiel, la liberté. Si la propriété passe simplement des mains des capitalistes aux mains de l’État, le salariat est à la vérité transformé, mais non aboli : le travailleur deviendra le salarié de l’État, et ne sera pas plus libre qu’il ne l’était dans la fabrique du capitaliste. La crainte de voir les groupes qui détiendraient les instruments de travail s’en faire un monopole et exploiter les consommateurs, est chimérique ; car si, d’une part, la prise de possession du capital par les groupes constitue un fait révolutionnaire nécessaire et le point de départ de toute l’organisation sociale nouvelle, il ne faut pas perdre de vue qu’immédiatement ces groupes seront forcés de s’entendre entre eux pour se garantir mutuellement cette possession, de se concerter, de se faire des concessions, de jeter, en un mot, les bases d’un contrat réglant les conditions de la production et de l’échange : ce contrat placera les groupes dans une dépendance mutuelle à l’égard les uns des autres, et la constitution d’un monopole au profit d’un groupe serait chose complètement impossible. Quant à la supposition d’un groupe qui voudrait s’isoler de la société, faire bande à part, et qui dirait aux autres groupes : « Je me moque de votre statistique », c’est une hypothèse absurde ; et si quelques insensés essayaient d’une pareille tentative, la force des choses les aurait ramenés à la raison au bout de quelques jours.

De Paepe fait quelques objections au système de la possession des instruments de travail par les groupes ; il craint qu’il surgisse de là des contestations, des conflits. Le meilleur moyen de créer, dans la société, la dépendance mutuelle des producteurs, ce sera le fait que la propriété appartient à l’ensemble, mais que telle corporation peut seule la faire fructifier. De Paepe reconnaît du reste que l’harmonie sociale résultera de contrats à établir, d’une part, entre chaque groupe et l’ensemble, d’autre part entre les divers groupes spécialement intéressés à telle ou telle affaire : il est en désaccord ici avec Greulich, pour qui le vote populaire est le moyen unique et infaillible de résoudre toutes les questions. Il reconnaît aussi que l’État populaire pourrait effectivement, dans certains pays et pendant un certain temps, n’être qu’un État de salariés ; et un État de salariés, s’il devait se perpétuer sous cette forme, mériterait, dit-il, d’être renversé par le peuple tout comme l’État bourgeois ; mais, aux yeux de De Paepe, ce ne sera là qu’une phase transitoire imposée peut-être par les circonstances, et, dès que les associations de producteurs auront pu être constituées, l’État cessera de faire travailler directement les ouvriers, et remettra aux associations elles-mêmes les instruments de travail, pour les faire fructifier aux conditions qui auront été stipulées entre lui et les groupes de travailleurs. — Comme on le voit, la théorie de De Paepe tient le milieu entre celle qu’a développée Greulich et celle que défendent les anarchistes.


La discussion, qui avait été un peu languissante et froide le matin, parce qu’elle avait roulé exclusivement sur des choses abstraites, s’anima dans la séance de l’après-midi : Fränkel, Anseele, Gérombou, Mendoza [Morago] prirent la parole et traitèrent la question d’une façon plus vivante, mais sans toutefois que de nouveaux arguments fussent apportés de part ni d’autre. Deux résolutions, résumant les deux courants d’idées qui s’étaient manifestés dans le débat, furent déposées, l’une par Hales, Fränkel et Greulich, l’autre par Montels et Gérombou ; et le Congrès décida de tenir encore une séance le soir pour voter sur les deux propositions en présence.

Le mardi soir, les deux résolutions furent mises aux voix.

Celle de Hales, Fränkel et Greulich était ainsi conçue :


Considérant qu’aussi longtemps que la terre et les autres instruments de production, qui sont les moyens de la vie, sont détenus et appropriés par des individus ou des groupes, la sujétion économique de la masse du peuple avec toute la misère qui en résulte doit continuer, le Congrès déclare qu’il est nécessaire que l’État ou la commune[298], représentant et comprenant la totalité du peuple, possède la terre et les autres instruments de travail.


Les délégués qui se rallièrent à cette proposition furent les Allemands, Greulich, Liebknecht et Fränkel ; les Anglais, Barry et Hales ; les Flamands, Van Beveren, Anseele, De Witte, Steens, Coenen, Verbauwen, De Paepe, Bertrand, Brismée ; et deux membres du groupe des divers : en tout, seize.

La résolution présentée par Montels et Gérombou était rédigée en ces termes :


Considérant que le mode actuel de production amène la concentration de la richesse sociale aux mains de quelques-uns, et, par suite, toutes les iniquités sociales,

Nous pensons :

Que les travailleurs doivent s’emparer de cette richesse sociale pour la transformer en propriété collective des groupes producteurs fédérés.


Elle eut pour elle les voix des délégués de l’Internationale venant de Verviers (moins celle de Levachof, qui avait dû quitter le Congrès pour une affaire personnelle).

Une troisième résolution fut présentée par l’Italien Zanardelli, qui n’avait pu se décider à voter ni avec les uns ni avec les autres. La voici :


Considérant que la production tend de plus en plus d’augmenter dans l’intérêt du capitaliste et contre les intérêts de l’ouvrier, et que cela vient de ce que c’est le capitaliste qui est le propriétaire de la terre, des outils et des machines ;

Considérant que ce ne sont pas les tendances de la production moderne qui sont dangereuses, mais le fait de la propriété individuelle,

Le Congrès propose que la terre et les instruments de travail deviennent propriété collective, sans en établir d’avance les formes et les conditions.


Cette résolution n’obtint que la voix de son auteur et celle d’un délégué de Bruxelles.

Il est bon de faire remarquer que les délégués de l’Internationale représentaient huit pays différents ; tandis que, sur les seize voix qui s’étaient prononcées pour la première résolution, il y en avait neuf (plus de la moitié) qui appartenaient à un seul et même pays, la Belgique.

Le vote achevé, on se sépara, en remettant au lendemain la discussion sur la question politique.


J’interromps ici le compte-rendu que j’emprunte au Bulletin, pour expliquer ce que c’était que l’affaire personnelle qui obligea Kropotkine à quitter brusquement le Congrès. Il l’a racontée lui-même dans ses Mémoires, en ces termes :

« Le Congrès de Gand finit pour moi d’une manière inattendue. Trois ou quatre jours après qu’il eut commencé[299], la police belge apprit qui était Levachof, et reçut l’ordre de m’arrêter pour une contravention aux règlements de police que j’avais commise en prenant à mon hôtel un nom d’emprunt. Mes amis belges me donnèrent l’alarme : ils affirmaient que le ministère clérical qui était au pouvoir était capable de me livrer à la Russie, et insistèrent pour que je quittasse le Congrès sur le champ. Ils ne voulurent pas même me laisser retourner à mon hôtel ; Guillaume me barra le chemin, me disant que j’aurais à employer la force contre lui si j’insistais pour rentrer chez moi. Je dus suivre quelques camarades de Gand, auxquels on me confia ; et à peine me trouvais-je avec eux que des appels étouffés et des sifflets partirent de tous les coins d’une grande place obscure sur laquelle étaient épars quelques groupes d’ouvriers. Cela avait un air d’effrayant mystère. Enfin, après beaucoup de pourparlers à voix basse et de coups de sifflets en sourdine, un groupe de camarades m’escorta jusque chez un ouvrier démocrate socialiste, chez lequel je devais passer la nuit, et qui, bien que je fusse anarchiste, me reçut comme un frère, de la façon la plus touchante. Le lendemain matin, je partis une fois de plus pour l’Angleterre, à bord d’un vapeur. »

C’est le mardi soir que nous parvint l’avis à la suite duquel nous obligeâmes Kropotkine à quitter la Belgique. Le Congrès allait rentrer en séance ; je tins conseil avec De Paepe, Brismée, Anseele ; ce dernier fit sur-le-champ appeler un camarade sur, qui se chargea de trouver à Kropotkine une retraite où il pût passer la nuit, en attendant de partir pour Londres, par Ostende, le lendemain à la première heure. Kropotkine et moi nous nous rendîmes avec ce camarade jusqu’à la grande place sombre dont il parlé, et où nous trouvâmes quelques ouvriers de nos amis ; et comme, au dernier moment, il hésitait à se séparer de moi pour suivre ces braves gens, en m’assurant que j’exagérais le danger et que ce départ précipité n’était pas nécessaire, je lui fis la réponse qu’il a rapportée et qui le détermina à céder à mes instances.


Le mercredi matin fut étudiée la seconde question : De l’attitude du prolétariat à l’égard des divers partis politiques. Là, comme sur la question de la propriété, il y avait un point essentiel sur lequel tous les membres du Congrès étaient d’accord, et un autre non moins essentiel sur lequel ils devaient se diviser.

Le point sur lequel l’accord existait, c’est que le prolétariat n’a rien à attendre des partis politiques bourgeois, et qu’il doit les combattre tous. Mais aussitôt se manifesta la dissidence, les uns disant : Pour combattre les partis bourgeois, le prolétariat doit se constituer lui-même en parti politique, et visera s’emparer de l’État ; les autres disant au contraire : Pour combattre les partis bourgeois, le prolétariat doit viser à détruire l’État au moyen d’une révolution sociale, et s’abstenir de participer à la politique parlementaire où il jouera toujours un rôle de dupe.

Un incident assez vif marqua le début de la discussion. Zanardelli donna lecture d’un long rapport écrit en français, émaillé d’antithèses et autres fleurs de rhétorique, et dont plusieurs reconnurent bien vite l’auteur anonyme[300] (car le style trahit toujours l’homme). Ce rapport, au lieu de rester dans la question de principe, faisait des personnalités contre les internationaux italiens, et appliquait entre autres l’épithète d’intrigants aux insurgés du Bénévent et à leurs amis. D’énergiques protestations se firent aussitôt entendre, et — chose que le Bulletin tint à constater — pas une voix ne s’éleva pour prendre la défense de Zanardelli, qui put s’apercevoir qu’il avait décidément passé la mesure. Aussi, dans l’après-midi du même jour, remit-il à Costa une déclaration écrite, un formel désaveu, portant que rien, dans ce qu’il avait lu au Congrès, ne pouvait s’appliquer aux insurgés du Bénévent ni à leurs amis. Cette rétractation fut ensuite répétée publiquement et insérée au procès-verbal.

Le reste de la matinée fut consacrée à entendre des délégués qui presque tous (Costa, Montels, Brousse) parlèrent contre la participation à la politique parlementaire et en montrèrent les dangers. L’après-midi, un délégué espanol, Rodriguez [Soriano], retraça le tableau de l’histoire politique de l’Espagne depuis la révolution de 1868, et fit voir, avec une grande force de logique, comment les socialistes espagnols se sont trouvés amenés à adopter la ligne de conduite qu’ils suivent aujourd’hui. D’autres délégués parlèrent ensuite en faveur de la participation à la politique parlementaire (Hales, Anseele, Greulich, Brismée) ; ils déclarèrent qu’ils n’envisageaient pas ce mode d’action comme un moyen d’émanciper radicalement le prolétariat, mais qu’ils y voyaient une occasion d’agir sur le peuple, de l’intéresser à ses propres affaires, de l’organiser en une force capable de lutter contre ses adversaires. La journée allait finir sans que rien fût venu passionner le débat, qui commençait à se traîner dans des redites, lorsqu’un incident vint tout à coup remuer l’assemblée et mettre aux prises les deux partis d’une façon violente :


James Guillaume avait demandé la parole. Répondant à Greulich, il avait qualifié comme elle le mérite la tactique de certains meneurs de l’Arbeiterbund suisse ; il avait rappelé à quels résultats la politique avait conduit les ouvriers genevois qui ont été assez aveugles pour se confier à des chefs que l’ambition et l’intérêt personnel animaient seuls ; il avait indiqué enfin de quelle façon la Fédération jurassienne entend participer à la politique, l’attitude qu’elle observe à l’égard des partis bourgeois, et expliqué les motifs pour lesquels elle ne s’est pas enthousiasmée à propos du projet de loi sur les fabriques. Puis, passant à l’Allemagne, il avait tracé un parallèle entre l’Allemagne et la France ; montré la France faisant au dix-huitième siècle une révolution unitaire et jacobine, et conduite ensuite, par son développement historique, à l’idée de la destruction de l’État centralisé, à l’idée de l’autonomie communale, — idée qui s’est manifestée avec tant de force dans la révolution de 1871. L’Allemagne, au contraire, est encore engagée dans une phase que la France a laissée derrière elle ; l’Allemagne achève à peine de réaliser son unité politique, et elle marche vers une république centralisée, tandis que la France est devenue fédéraliste. Il rappelle à Liebknecht les paroles prononcées par celui-ci en 1872 devant le jury de Leipzig : « Je suis l’adversaire de toute espèce de république fédérative ». Cette période de politique centralisatrice que traverse l’Allemagne est nécessaire sans doute ; et ainsi s’explique le succès qu’obtient le parti des démocrates socialistes d’Allemagne, qui représente à la fois et les revendications économiques du prolétariat, et les aspirations populaires vers une république démocratique et unitaire. Parlant ensuite des dernières élections au Reichstag, Guillaume dit que le programme électoral des socialistes allemands a été, dans un grand nombre de cas, atténué de façon à ce qu’il pût être plus facilement accepté par la masse des électeurs ; que les réformes d’un caractère purement politique (réformes dans le service militaire, instruction gratuite et obligatoire, réformes dans les tribunaux, etc.) ont été mises au premier plan, tandis que les questions qui doivent former l’essence même d’un programme socialiste, telles que celle de la propriété, ont été le plus souvent laissées prudemment de côté.

Ici Liebknecht, qui n’avait pas encore parlé depuis son arrivée, se lève ; il ne peut pas se taire plus longtemps. Il proteste avec véhémence (en allemand), et dit que l’assertion de Guillaume, relativement à la façon dont le programme des démocrates socialistes d’Allemagne aurait été présenté aux électeurs lors des dernières élections, est un mensonge.

Guillaume répond qu’il fournira des preuves, et qu’en attendant il renvoie à Liebknecht son démenti.

Liebknecht, poursuivant, affirme que les socialistes d’Allemagne n’ont jamais caché leur drapeau, et ajoute que, quant à la discussion elle-même, il est résolu à ne pas y prendre part, parce qu’il est venu pour voir s’il y aurait moyen de faire sortir de ce Congrès quelque organisation pratique, et non pour disserter sur des questions théoriques oiseuses. En terminant, il déclare que, dans un premier mouvement de vivacité, il a employé une expression qu’il regrette, et qu’il retire en conséquence le mot de mensonge prononcé par lui.

Guillaume dit que, bien que n’ayant sous la main que fort peu de documents, il démontrera cependant, dans la séance du lendemain, que son assertion repose sur des faits.

La séance est levée ensuite au milieu d’une vive agitation.


Le soir, Liebknecht devait faire, dans la salle du théâtre, une conférence publique (en allemand), qui avait été annoncée par voie d’affiches. « Cette conférence eut lieu en effet ; mais aucun des délégués de l’Internationale n’y ayant assisté, nous ne pouvons renseigner nos lecteurs sur ce qu’a dit le conférencier : il ne pouvait du reste rien nous apprendre de bien nouveau, les vues et la tactique du Parti socialiste d’Allemagne étant suffisamment connues. »


Au début de la séance du jeudi matin, l’incident Liebknecht-Guillaume, resté en suspens depuis la veille, fut vidé :


Entre autres preuves à l’appui de son assertion concernant le programme électoral, Guillaume produisit un fragment du compte-rendu du dernier Congrès de Gotha publié par la Berliner Freie Presse[301]. Ce compte-rendu met dans la bouche du délégué Most (député au Reichstag) les paroles suivantes à l’égard des élections : « En général, on s’est tenu presque partout sur la réserve autant qu’il a été possible... On ne pouvait même plus reconnaître dans les programmes [électoraux] la couleur du socialisme. (Ud im Allgemeinen hat man ja fast allenthalben sich so zurückhaltend wie möglich bewegt... Die Farbe des Socialismus konnte man in den Programmen nicht einmal erkennen.) »

Liebknecht, s’adressant à Guillaume, lui dit : « Jugeant des choses d’après ce passage, vous étiez en droit de parler comme vous l’avez fait (Sie waren berechligt so zu sprechen wie Sie gesprochen haben) » ; mais il ajouta que le sens des paroles de Most avait été mal rendu par la Berliner Freie Presse[302], et qu’en outre les observations présentées par Most au Congrès de Gotha avaient été séance tenante réduites à leur juste valeur par d’autres délégués. L’incident est ensuite déclaré clos.


Coenen, d’Anvers, propose de renvoyer à plus tard la suite de la discussion sur la politique, ainsi que la troisième question, et d’aborder immédiatement la quatrième question, celle du pacte de solidarité ; il se fonde sur ce que plusieurs délégués, entre autres Liebknecht, n’ont plus qu’un jour à rester au Congrès, et qu’il est important de discuter la question du pacte avant leur départ.

La proposition de Coenen ne rencontrant pas d’opposition, la quatrième question, Pacte de solidarité à conclure entre les diverses organisations ouvrières et socialistes, est mise en discussion.

Le reste de la séance du matin et toute celle de l’après-midi sont consacrés à ce débat. Greulich déclare qu’il n’est pas possible de songer à réunir dans une organisation commune deux tendances aussi opposées que celles qui se trouvent en présence à ce Congrès. Fränkel parle dans le même sens. De Paepe, par contre, croit que, malgré les divergences, il est possible de trouver entre les deux tendances assez de points communs pour qu’un pacte de solidarité puisse s’établir : ce pacte, tout en laissant à chacun la liberté de suivre sa voie propre, empêcherait le parti socialiste de se scinder définitivement en deux camps hostiles. Costa, Brousse, et plusieurs autres, disent qu’ils ont dû constater qu’il n’y a pas de rapprochement possible ; que les deux tendances sont condamnées à se combattre, et que tout ce qu’on peut souhaiter, c’est que la lutte se fasse à armes loyales, et que des outrages comme ceux qui ont été lancés par le Vorwärts et la Tagwacht contre des socialistes italiens, russes et allemands ne se renouvellent plus.

James Guillaume dépose sur le bureau une proposition dont on trouvera le texte ci-après et qui porte les signatures de Brousse, Costa, Rodriguez [Soriano], Werner, Gérombou et Guillaume.

Liebknecht demande la clôture. Elle est votée par quinze voix contre treize. Ont voté pour la clôture : Liebknecht, Fränkel, Greulich, Maltman Barry, Auseele, Bertrand, Cardon, Coenen, De Witte, Paterson, Steens, Van Beveren, Verbauwen, Bazin, Robin (pseudonyme). Ont voté contre : Rodriguez [Soriano], Mendoza [Morago], Guillaume, Costa, Martini, Rinke, Werner, Brousse, Montels, Gérombou, Paulin (pseudonyme), Zanardelli, De Paepe.

Un des délégués espagnols, Mendoza [Morago], proteste contre cet étranglement de la discussion, et quitte la salle. Pour faire droit à de justes et vives réclamations, la parole est encore donnée à Paulin (pseudonyme), à Zanardelli et à Rodriguez [Soriano].

Il est ensuite passé au vote sur le projet de résolution présenté par Guillaume. Cette résolution se compose de deux alinéas, qui sont mis aux voix séparément. Le premier alinéa est ainsi conçu :


Le Congrès reconnaît qu’un pacte de solidarité, qui implique nécessairement identité dans les principes généraux et dans le choix des moyens, ne peut être conclu entre des tendances qui ont des principes et des moyens différents.


Ont voté contre (c’est-à-dire ont déclaré, par là, qu’ils croient à la possibilité d’un pacte de solidarité à conclure entre les tendances divergentes représentées au Congrès) : Anseele, Bertrand, Cardon, Coenen, De Paepe, De Witte, Paterson, Van Beveren, Verbauwen (9).

Ont voté pour (c’est-à-dire ont déclaré le pacte de solidarité impossible) : Rodriguez [Soriano], Guillaume, Costa, Martini, Rinke, Werner, Brousse, Montels, Gérombou, Fränkel, Greulich (11).

Se sont abstenus : Liebknecht, Maltman Barry, Brismée, Steens, Bazin, Bert (pseudonyme), Paulin (pseudonyme), Robin (pseudonyme), Zanardelli.

Mendoza [Morago], Hales et Levachof [Kropotkine] étaient absents.

Le second alinéa est conçu en ces termes :


Le Congrès émet le vœu que, dans le sein du parti socialiste de toutes nuances, on évite de retomber dans les attaques et les insinuations calomnieuses qui se sont malheureusement produites de part et d’autre ; et, tout en reconnaissant à chaque fraction le droit de critique raisonnée sur les autres fractions, il recommande aux socialistes le respect mutuel que se doivent des hommes ayant le sentiment de leur dignité et la conviction de leur sincérité réciproque.


Ce second alinéa est adopté à l’unanimité.

La séance de l’après-midi est ensuite levée.


Le jeudi soir, un certain nombre de délégués s’assemblèrent en une réunion privée, et décidèrent, puisque le pacte de solidarité entre la totalité des organisations représentées au Congrès avait été reconnu impossible, de conclure entre quelques-unes de ces organisations un pacte spécial. La réunion dont nous parlons se composait des délégués flamands, allemands et anglais, plus deux ou trois autres ; aucun des délégués de l’Internationale (Congrès de Verviers) n’y assistait. Une résolution fut prise, portant que les organisations dont ces délégués étaient les représentants s’engageaient à s’assister moralement et matériellement dans toutes leurs entreprises, et qu’un bureau fédéral serait établi à Gand pour servir de lien entre elles.

Ainsi s’est trouvé constitué, en face de l’Association internationale des travailleurs, un groupement nouveau, qui n’est pas une association, car ce groupement n’a pas de statuts, mais qui constitue néanmoins à l’état de parti spécial les diverses organisations dont le programme est analogue à celui des socialistes d’Allemagne.


Le vendredi matin, la discussion de la deuxième question, la politique, fut reprise. Werner, qui n’avait pu obtenir la parole la veille, fit un excellent discours (en allemand), rempli de faits, dans lequel il analysa le programme, la tactique et l’organisation intérieure du Parti démocrate socialiste d’Allemagne ; il expliqua les motifs qui ont porté un certain nombre d’ouvriers allemands à se détacher de ce parti pour tendre la main à l’Internationale fédéraliste et révolutionnaire. Ce discours de Werner, écouté avec beaucoup d’attention par tous les membres du Congrès, parut faire une grande impression, et ni Greulich, ni Fränkel (Liebknecht était parti) n’essayèrent de répondre.

Quatre propositions furent déposées relativement à la deuxième question ; et, la discussion s’étant terminée vers onze heures, ces propositions purent être mises aux voix dans la même séance.

La première résolution, qui avait été présentée par Zanardelli, était un bizarre salmigondis, parlant de « propagande dans les tribunaux et dans les parlements jusqu’à la barricade », et de la préférence à donner « à l’insurrection à l’état mûr comme plus prompt, efficace et résolutif ». Cet amphigouri inintelligible obtint trois voix, celles de son auteur, de Paulin (pseudonyme) et de De Paepe.

En second lieu vint une proposition de la délégation espagnole : celle-ci, liée par son mandat impératif, se trouvait obligée de présenter au Congrès le texte de la résolution dont elle était porteur, avant de pouvoir se rallier au texte de la proposition rédigée d’un commun accord par les autres délégués venant du Congrès de Verviers. À la suite d’assez longs considérants, la résolution espagnole disait que « pour aboutir à la révolution sociale, il faut faire l’agitation insurrectionnelle de fait et de propagande ». Outre la voix de Rodriguez [Soriano] (Mendoza [Morago] était absent), elle eut, comme la précédente, la voix de Paulin (pseudonyme), et aussi celle de De Paepe, dont l’éclectisme paraissait décidé à tout accepter. Maltman Barry et Greulich votèrent contre. Tous les autres délégués s’abstinrent.

Vint ensuite une troisième résolution, présentée par quelques-uns des délégués de l’Internationale, et ainsi conçue (c’était la résolution du Congrès de Verviers, mais rédigée en termes plus clairs) :


Considérant que la conquête du pouvoir est la tendance naturelle de tous les partis politiques, et que ce pouvoir ne saurait avoir d’autres conséquences que de créer des situations privilégiées ;

Considérant, d’autre part, qu’en réalité la société actuelle est divisée, non pas en partis politiques, mais bien en situations économiques : en exploités et exploiteurs, ouvriers et patrons, salariés et capitalistes ;

Considérant, en outre, que l’antagonisme qui existe entre ces deux classes ne peut cesser par la volonté d’aucun pouvoir politique, mais bien par les efforts réunis de tous les exploités contre leurs exploiteurs,

Nous croyons de notre devoir de combattre tous les partis politiques, qu’ils s’appellent ou non socialistes, en espérant que les ouvriers qui marchent encore dans les rangs de ces divers partis, éclairés par l’expérience, ouvriront les yeux et abandonneront la voie politique pour adopter celle du socialisme anti-gouvernemental.


Cette résolution allait, mieux que les deux précédentes, permettre aux deux partis en présence de s’affirmer nettement ; De Paepe lui-même se vit contraint de renoncer cette fois à son syncrétisme, et dut voter contre nous.

Votèrent oui : Rodriguez [Soriano], Guillaume, Costa, Rinke, Werner, Brousse, Montels, Gérombou. (Mendoza [Morago], Martini et Levachof, qui eussent voté oui, étaient absents.)

Votèrent non : 1o les Flamands : Anseele, Bertrand, Cardon, Coenen, De Paepe, De Witte, Paterson, Slebach, Steens, Van Beveren, Verbauwen ; 2o les Allemands : Fränkel et Greulich (Liebknecht était parti) ; 3o un Anglais : Maltman Barry (Hales était absent) ; 4o quatre membres du groupe des divers : Bazin, Bert (pseudonyme), Robin (pseudonyme), Zanardelli.

Paulin (pseudonyme) s’abstint.


Enfin la quatrième résolution, rédigée par Coenen, fut à son tour mise aux voix. La voici :


Considérant que l’émancipation sociale est inséparable de l’émancipation politique,

Le Congrès déclare que le prolétariat, organisé comme parti distinct opposé à tous les autres partis formés par les classes possédantes, doit employer tous les moyens politiques tendant à l’émancipation sociale de tous ses membres.


Sur cette résolution, qui formait la contre-partie de la résolution précédente, les voix se groupèrent comme suit :

Oui : 1o les Flamands : Anseele, Bertrand, Cardon, Coenen, De Paepe, De Witte, Paterson, Slebach, Steens, Van Beveren, Verbauwen ; 2o les Allemands : Fränkel, Greulich (Liebknecht absent) ; 3o un Anglais : Maltman Barry (Hales absent) ; 4o tout le groupe des divers : Bazin, Bert (pseudonyme), Paulin (pseudonyme), Robin (pseudonyme), Zanardelli.

Non : Kodriguez [Soriano], Guillaume, Costa, Rinke, Werner, Brousse, Montels, Gérombou, (Mendoza [Morago], Martini et Levachof absents.)

Pas d’abstention.

La séance fut ensuite levée.


La séance du vendredi après-midi fut consacrée à l’examen de la quatrième question : De l’organisation des corps de métier. Sur cette question, il y eut accord général ; Costa fit seulement observer qu’en Italie, où la grande industrie n’est encore que très peu développée, les corps de métier n’ont pas la même importance qu’ailleurs, et que ceux qui y existent sont pour le socialisme des obstacles plutôt que des alliés.

La résolution suivante, rédigée d’un commun accord par Coenen, Fränkel et Rodriguez [Soriano], fut mise aux voix :


Le Congrès déclare que dans la lutte économique contre les classes possédantes, il est nécessaire que l’on fédère internationalement les corps de métier, et engage ses membres à faire tous leurs efforts dans ce but.


Cette résolution rallia l’unanimité des voix, sauf celle de Costa, qui s’abstint.

Outre cette résolution, le Congrès vota encore celle-ci :


Considérant que les corps de métier, dans la lutte contre l’exploitation de l’homme par l’homme, sont un des plus puissants leviers de l’émancipation des travailleurs,

Le Congrès engage toutes les catégories d’ouvriers qui ne sont pas encore organisées, à se constituer en associations de résistance, tout en reconnaissant que le but de toutes les organisations ouvrières doit être l’abolition complète du salariat.


Le Congrès passa à la cinquième question : Création d’un bureau central de correspondance et de statistique ouvrière, qui réunirait et publierait les renseignements relatifs aux prix de la main d’ œuvre, des denrées alimentaires, aux heures de travail, aux règlements de fabriques, etc.


De Paepe recommande l’établissement d’un bureau de ce genre, « Je regretterais, dit-il, que des hommes qui ont longtemps marché ensemble dans les rangs de l’Internationale, et qui y ont appris à s’estimer, se trouvassent maintenant séparés d’une manière définitive et complète ; il est désirable qu’ils puissent conserver entre eux quelques relations, et la statistique est justement un terrain neutre sur lequel ils peuvent se rencontrer. »

James Guillaume dit que, maintenant que deux organisations sont en présence, chacune avec son bureau particulier, aucune des deux ne peut avoir la prétention d’ériger ce bureau spécial en un centre général de correspondance. Il y a donc lieu, si des relations quelconques doivent exister entre ces deux organisations, de créer à cet effet un bureau tel que celui que propose De Paepe. « Pour moi, dit-il, j’accepte cette proposition ; je ne serai jamais un sectaire, et je vois, dans les rangs des organisations non adhérentes à l’Internationale, à côté d’hommes dont nous sommes forcés de combattre les principes, des travailleurs auxquels nous devons tendre une main fraternelle. Il est déjà assez triste que la lutte entre les représentants de principes opposés s’impose à nous comme une nécessité à laquelle nous ne pouvons échapper ; au moins, saisissons l’occasion qui se présente de maintenir un lien, si faible soit-il, entre ces groupes qui n’ont pu arriver à s’entendre. Le bureau en question, qu’on pourrait appeler Office de correspondance et de statistique des ouvriers socialistes, n’aura pas une grande valeur pratique; son activité sera probablement nulle : mais ce sera, aux yeux de la bourgeoisie hostile, comme un signe extérieur de l’unité du socialisme, un signe comparable à notre drapeau rouge qui, malgré nos divisions, n’en reste pas moins notre emblème à tous. »


Les sentiments que j’exprimais à Gand ce jour-là, avec émotion, au moment où nous quittaient — non certes en ennemis, mais en hommes que la voie adoptée par eux éloignait de nous — quelques-uns de ceux qui, depuis la Haye, avaient fait cause commune avec nous et nous avaient aidés en 1873 à réorganiser l’Internationale sur la hase de l’autonomie, — ces sentiments, qui furent les miens toujours, la plus grande partie des délégués de l’Internationale les partageaient, et j’eus la satisfaction de voir presque tous mes camarades prendre la même attitude que moi.

Il fut ensuite passé au vote sur la question : Sera-t-il établi un bureau destiné à relier entre elles les différentes organisations socialistes ?

Tous les délégués présents votèrent oui, à l’exception de Costa, Brousse et Montels, qui votèrent non.

Après le vote, Brousse fit observer que le bureau devait être institué, non par le Congrès de Gand comme tel, mais par les mandataires des différentes organisations (au nombre de deux pour le moment) qui voudraient participer à sa formation. De Paepe répondit que c’était ainsi que lui aussi entendait la chose, et que, pour la ville où le bureau devra résider, il proposait soit Buda-Pest, soit Verviers.


Le samedi matin, Fränkel ayant déclaré que l’ « Office de correspondance et de statistique des ouvriers socialistes » ne pourrait être placé à Buda-Pest, De Paepe proposa Verviers. Cette ville fut acceptée à l’unanimité, moins Costa, Brousse, Montels et Slebach, qui s’abstinrent.

Il fut donc convenu que les socialistes de Verviers seraient invités, au nom de l’Internationale et au nom du nouveau parti constitué par quelques organisations nationales, à accepter le mandat indiqué ci-dessus[303].

Pour mieux préciser les attributions de cet Office, la proposition suivante fut déposée par Guillaume et Rodriguez [Soriano] :


Chaque fois qu’une des associations qui ont créé l’Office de correspondance et de statistique des ouvriers socialistes aura à faire, par l’entremise de cet Office, une communication entraînant des dépenses, cette organisation devra pourvoir aux frais relatifs à cet objet spécial.


Cette proposition fut votée à l’unanimité, moins Costa, Brousse et Montels, qui s’abstinrent.

Une proposition fut faite d’engager les corps de métier à tenir un Congrès dans lequel ils pourraient s’organiser internationalement. Greulich aurait voulu que le Congrès de Gand prît lui-même en mains l’organisation de ce Congrès de « Trade Unions » ; mais cette manière de voir ne fut pas admise, et le Congrès vota la résolution suivante :


En conséquence du vote par lequel il a déclaré la nécessité d’établir une solidarité internationale entre les corps de métier,

Le Congrès émet le vœu de voir ces associations se réunir le plus tôt possible en un congrès international, et engage ceux de ses membres qui sont délégués par des groupes de métier à s’entendre pour la convocation de ce congrès.


Quelques délégués demandèrent s’il serait possible de publier un compte-rendu officiel et in-extenso des discussions du Congrès. Après en avoir reconnu l’impossibilité, le Congrès vota à l’unanimité la résolution suivante :


Le Congrès décide qu’il ne sera pas publié de compte-rendu officiel de ses séances, mais il charge ses secrétaires de communiquer à toutes les associations qui se sont fait représenter le texte authentique de toutes les résolutions qui y ont été mises aux voix et l’indication du nombre de voix qu’elles ont obtenues.


Il restait à discuter la sixième et dernière question : De la valeur et de la portée sociale des colonies communistes, etc. Le temps ne permettait plus de traiter cette question à fond, la discussion se borna à un simple échange d’idées entre quelques délégués.

La séance fut levée à midi, et la clôture du Congrès prononcée.


« Après le Congrès de Gand, un certain nombre de délégués de l’Internationale ont repassé par Verviers, et ont eu le plaisir d’y assister, le samedi soir 15 septembre, à une réunion publique fort nombreuse. Les délégués prirent successivement la parole, pour raconter ce qui s’était passé au Congrès ; et ils purent constater que la population ouvrière de Verviers est énergiquement résolue à continuer à marcher sous le drapeau de l’Internationale, et à faire tous ses efforts pour propager parmi les travailleurs de la Belgique les principes du socialisme révolutionnaire, en opposition à la tactique préconisée par les socialistes des provinces flamandes. »

Je quittai Verviers le dimanche matin ; et —après m’être arrêté à Cologne pour visiter la cathédrale, que je ne connaissais pas encore, et où m’attirait le souvenir de quelques strophes du Wintermärchen de Heine — j’arrivai à Neuchâtel le lundi soir 17. Ma semaine fut consacrée à rédiger et à faire paraître un numéro du Bulletin (dix pages), qui donna le compte-rendu des deux Congrès.

Nous avions reçu à Gand, avant de partir, la nouvelle que Kropotkine était heureusement arrivé à Londres. Costa n’était pas revenu en Suisse avec moi, il avait pris le chemin de Paris. Rinke et Werner avaient regagné l’Allemagne. Montels s’était dirigé du côté de la Russie, où il allait devenir précepteur. De sept délégués, tous membres de la Fédération jurassienne, qui étaient allés représenter, à Verviers et à Gand, la France, l’Italie, l’Allemagne, la Russie et le Jura, seuls Brousse et moi reprenions notre poste de combat dans les rangs des socialistes jurassiens : pour les cinq autres, un chapitre de leur existence venait de se fermer[304].

Marx fut renseigné sur le Congrès de Gand par son agent Maltman Barry, qui était un « reporter » peu sûr, comme on va le voir. Le 27 septembre 1877 Marx écrivait à Sorge :


Quoi que le Congrès de Gand ait pu laisser à désirer sur d’autres points, il a eu au moins cela de bon, que Guillaume et Cie ont été totalement abandonnés par leurs anciens alliés. C’est à grand peine qu’on a pu retenir les ouvriers flamands, qui voulaient rosser Guillaume[305]. Le filandreux bavard De Paepe[306] les a insultés[307], ainsi que Brismée[308]. M. John Hales ditto[309] . Ce dernier s’est placé sous le commandement de — Barry ! que j’avais fait aller à Gand (den ich veranlasst hinzugehen), en partie comme membre du Congrès (comme délégué de je ne sais quelle société[310]), en partie comme correspondant du Standard de Londres. Pour ma part, je ne veux plus jamais rien avoir à faire personnellement avec Jung et Hales, mais vis-à-vis des Jurassiens leur seconde apostasie est utile[311]. Barry est mon factotum ici ; il a dirigé aussi le reporter du Times (ce journal a donné son congé à M. Eccarius).


Voilà un petit bout de lettre que Sorge, s’il eût été soigneux du bon renom de son maître, eût mieux fait de ne pas publier.




XV


De la seconde quinzaine de septembre à la fin de 1877.


En Espagne, à côté des sections de l’Internationale, il se constitua, dans l’automne de 1877, un nouveau groupement révolutionnaire, composé d’ouvriers qui jusqu’alors avaient emboîté le pas au parti républicain, et qui, s’étant séparés de leurs anciens chefs, formèrent un parti d’action révolutionnaire. Ce parti se donna pour organe une feuille clandestine, la Revolucion popular, qui fut envoyée à notre Bulletin ; ce journal disait : « Convaincus que la liberté ne sera jamais une vérité pour les travailleurs, tant qu’existera le principe de la propriété individuelle des instruments de travail et son frère jumeau le principe d’autorité, nous défendrons dans toute sa franchise la tactique révolutionnaire socialiste qui tend à la destruction de ces deux principes, base de notre servitude et de notre misère ». Le premier numéro se terminait par le salut suivant : « Au doyen de la presse révolutionnaire clandestine, au journal l’Ordre (el Orden), un salut fraternel de la part de la Commission d’organisation révolutionnaire ». L’Ordre, organe de l’Internationale espagnole, qui en était à sa troisième année d’existence, répondit : « Nous rendons cordialement au nouveau journal le salut fraternel qu’il nous a adressé », et le Bulletin ajouta (14 octobre) : « Les socialistes jurassiens font des vœux ardents pour que l’union de tous les travailleurs révolutionnaires de l’Espagne se consolide et se généralise ».


En Italie, bien que la plupart de ceux que nos adversaires se plaisaient à appeler les « chefs » du mouvement fussent sous les verroux ou en exil, la propagande de l’Internationale continuait sans relâche. À Naples avait paru, en août, le journal l’Anarchia, fondé par Covelli : « Les trois premiers numéros ont été saisis ; le n° 4, par nous ne savons quelle bonne fortune, n’a pas eu le même sort ; nous souhaitons de tout cœur la bienvenue à ce champion de nos principes » (Bulletin du 7 octobre). Après le n° 7, l’Anarchia dut être transférée à Florence, où elle n’eut plus qu’un seul numéro (n° 8, 21 octobre). À Rome, à Pérouse, à Florence, dans bien d’autres villes, l’Internationale continuait ses réunions malgré la police ; à Bologne, où, après les événements du Bénévent, les sections avaient été dissoutes, il s’en était reformé deux dès le mois de juin, et peu après on en comptait cinq, qui s’étaient fait représenter aux Congrès de Verviers et de Gand. On nous écrivait, à la fin de septembre : « Les prisonniers de Santa Maria Capua Vetere sont en bonne santé et dans d’excellentes conditions ; leur procès aura lieu, sans doute, au mois de novembre ». L’acte d’accusation, daté du 21 septembre, fut signifié aux accusés quelques jours après ; une copie exacte m’en fut envoyée un peu plus tard par un ami, et je la publiai dans le Bulletin (2 décembre).

Cette pièce est trop longue pour être reproduite ici : je me borne à en extraire la liste complète des accusés, au nombre de trente-sept :


1° Cafiero, Carlo, âgé de 31 ans, docteur en droit, de Barletta ;

2° Malatesta, Enrico, 24 ans, chimiste, de Capoue ;

3° Ceccarelli, Cesare, 35 ans, négociant, de Savignano ;

4° Poggi, Luigi, 31 ans (profession non indiquée), d’Imola ;

5° Bianchini, Giovanni, 27 ans, négociant, de Rimini ;

6° Ceccarelli, Domenico, 27 ans, négociant, de Savignano ;

7° Lazzari, Angelo, 25 ans, typographe, de Pérouse ;

8° Papini, Napoleone, 20 ans, commis-voyageur, de Fano ;

9° Starnari, Antonio, 22 ans, domestique, de Filotrano ;

10° Pallotta, Carlo, 26 ans, tapissier, de Terni ;

11° Conti, Ugo, 25 ans, boucher, d’Imola ;

12° Gualandi, Carlo, 27 ans, maçon, de Dozza ;

13° Facchini, Ariodante, 22 ans, employé de commerce, de Bologne ;

14° Comte Ginnasi, Francesco, 18 ans, propriétaire, d’Imola ;

15° Castellari, Luigi, 31 ans, cordonnier, d’Imola ;

16° Sbigoli, Guglielmo, 30 ans, employé, de Florence ;

17° Bennati, Giuseppe, 37 ans, stuccateur, d’Imola ;

18° Bezzi, Domenico, 35 ans, maçon, de Ravenne ;

19° Cornacchia, Antonio, 41 ans, maçon, d’Imola ;

20° Cellari, Santo, 35 ans, manœuvre, d’Imola ;

21° Poggi, Domenico, 24 ans, maçon, d’Imola ;

22° Buscarini, Sisto, 27 ans, portefaix, de Fabriano ;

23° Lazzari, Uberto, 24 ans, maçon, de Bologne ;

24° Volponi, Giuseppe, 20 ans, maçon, de Pistoia ;

25° Bianchi, Alamiro, 25 ans, tailleur, de Pescia ;

26° Gastaldi, Francesco, 40 ans, lieutenant d’artillerie en retraite (lieu d’origine non désigné) ;

27° Bertollo, Ferdinando, 40 ans, journalier, de Letino ;

28° Fortini, Raffaele, 60 ans, prêtre, de Letino ;

29° Tamburri, Vincenzo, 40 ans, curé de la paroisse de Gallo, originaire d’Isernia ;

30° Roublef, Abraham, 25 ans, négociant, de Kherson, Russie ;

31° Grassi, Gaetano, 31 ans, tailleur, de Florence ;

32° Ardinghi, Leopoldo, 31 ans, tailleur, de Sesto Fiorentino ;

33° Innocenti, Massimo, 27 ans, chapelier, de Florence ;

34° Gagliardi, Pietro, 20 ans, cordonnier, d’Imola ;

35° Matteucci, Florido, 19 ans, étudiant, de Città di Castello ;

36° Ceccarelli, Dionisio, 54 ans (profession non indiquée), de Cesena ;

37° Fruggieri, Silvio, 37 ans, sans profession, de Ferrare.


Nous apprîmes, au commencement de novembre, qu’un ajournement du procès venait d’être décidé : « Il devait avoir lieu en novembre, il ne se fera qu’en février prochain : comme cela nos amis auront trois mois de plus de prison préventive à endurer. Le gouvernement espère arriver ainsi à dompter leur courage, à les démoraliser, à diminuer la fierté de leur attitude; mais, quels que soient les moyens qu’il emploie, il n’y réussira pas. » (Bulletin du 11 novembre.) Ceux des accusés qui étaient détenus à la prison de Bénévent furent transférés, en novembre, à celle de Caserte.


En France, le mois de septembre et la première quinzaine d’octobre furent remplis par l’agitation électorale qui précéda le 14 octobre, jour fixé pour l’élection de la nouvelle Chambre. Les Trois cent soixante-trois se représentaient en bloc, la réaction faisait les derniers efforts pour conserver le pouvoir ; Gambetta avait prononcé, à l’adresse de Mac-Mahon, en juin, son mot fameux : « Se soumettre ou se démettre », et avait été condamné de ce chef à trois mois de prison, — qu’il ne fit pas ; Mac-Mahon avait répondu : « J’y suis, j’y reste ». On s’attendait à des événements graves, peut-être à un mouvement révolutionnaire. La Fédération française de l’Internationale publia un manifeste qui, affiché clandestinement dans les principales villes, fit une sensation considérable ; les journaux cléricaux et bonapartistes le reproduisirent en l’accompagnant de commentaires destinés à terrifier les électeurs et à leur prouver que le seul moyen d’échapper au pétrole des communards était de voter pour les candidats de Mac-Mahon ; le Gaulois, entre autres, imprima le manifeste à sa première page, en gros caractères, en y ajoutant le fac-similé du timbre officiel de la Fédération française. Ce manifeste, rédigé par Brousse, disait :


À quoi vous servirait, ouvriers, d’abattre le gouvernement des curés et des ducs, si vous installiez à sa place le gouvernement des avocats et des bourgeois ? Songez que parmi ceux que vous porteriez au pouvoir, il est des hommes que vos pères y ont placés en février 1848 ; et ces hommes ont fait fusiller vos pères en juin ! N’oubliez pas que parmi ces hommes que vous installeriez au gouvernement, il en est que vos frères y ont envoyés en 1870 ; et ces hommes ont fait ou laissé massacrer vos frères en mai 1871 !... Non, si les barricades dressent leurs pavés sur les places publiques, si elles sont victorieuses, il ne faut pas qu’il en sorte des gouvernants, mais un principe ; pas d’hommes, mais la Commune !


Mais il y avait, à Paris, des gens qui cherchaient à séduire le prolétariat par des promesses de réformes démocratiques ; et le Bulletin signala leur manœuvre en ces termes :

« Pendant qu’il suffisait à l’Internationale d’adresser quelques paroles aux ouvriers français pour mettre en émoi toute la presse, un groupe d’inconnus, qui paraît se composer de quelques ouvriers peu au fait des questions sociales et qui acceptent de confiance la direction d’un ou de plusieurs Tolains en herbe, élaborait à Paris une œuvre qui a vu le jour sous le titre de Manifeste-programme de la démocratie républicaine socialiste de la Seine. Le programme de ces prétendus socialistes se résume dans les points suivants : Amnistie, suppression du budget des cultes, enseignement laïque, système de milices nationales, impôt progressif, suppression du sénat et de la présidence. Nous cherchons en vain ce qu’on peut découvrir de socialiste dans un programme pareil, qui n’est pas même aussi avancé que celui des radicaux bourgeois de la Suisse.

« Nous apprenons par le Mirabeau que ce document, qui a la plaisante prétention de « formuler les revendications du prolétariat parisien », a été rédigé par M. Hippolyte Buffenoir, publiciste ; celui-ci, dans une lettre publique à M. Liebknecht, se glorifie de la paternité de cette belle œuvre.

« Il est possible que ceux qui veulent faire du socialisme légal, parce que ce socialisme mène au Parlement, trouvent le programme de M. Buffenoir de leur goût. Tant mieux, nous ne regretterons pas de n’avoir pas ces gens-là avec nous. Mais nous savons que les ouvriers révolutionnaires français, ceux qui ont combattu pour la Commune et qui attendent leur revanche, ne se laisseront pas prendre à ces niaiseries démocratiques ; ceux-là sont avec nous ; ils ne veulent pas plus du programme Buffenoir que du programme Gambetta : le seul qui réponde à leurs aspirations, c’est le programme révolutionnaire qu’ils ont applaudi en lisant et en propageant le manifeste de la Fédération française de l’Internationale. »

La journée du 14 octobre désappointa grandement l’un et l’autre des deux partis qui se disputaient la victoire. « Mac-Mahon et ses ministres comptaient gagner au moins cent vingt nouveaux sièges à la Chambre : ils n’en ont gagné qu’une quarantaine. Les Trois cent soixante-trois avaient affirmé qu’ils reviendraient quatre cents, et ils ne reviennent que trois cent vingt. Les républicains conservent la majorité, c’est vrai ; mais leur majorité s’est affaiblie... L’hypothèse d’un coup d’État semble devenue très improbable, ce coup d’État se produisît-il même sous la forme mitigée d’une nouvelle dissolution de la Chambre et de restrictions apportées au suffrage universel... ; Mac-Mahon restera au pouvoir en changeant de ministère, et tout sera dit, — jusqu’à une nouvelle crise parlementaire. » (Bulletin du 21 octobre.) C’était là en effet ce qui allait se produire.


En Belgique, une grève éclata dans les derniers jours de septembre chez les mineurs du bassin de Mons ; il y eut des scènes sanglantes, la gendarmerie tira sur la foule, à Wasmes, à Quaregnon. On lit dans notre Bulletin (14 octobre), à ce sujet : « Une fois de plus, nous aurons eu une de ces révoltes du travail qui n’aboutissent qu’à des massacres d’ouvriers sans causer aucun dommage sérieux aux ennemis des travailleurs. Ceux des ouvriers belges qui sont organisés ne pourraient-ils pas se donner pour mission de faire la propagande chez ces mineurs ignorants,... et de chercher à leur faire comprendre le sens de cette résolution du Congrès de Verviers, disant que « le corps de métier doit se proposer, comme but principal, la suppression du patronat et la prise de possession des instruments de travail par l’expropriation de leurs détenteurs ? »

En octobre, à l’occasion d’une visite du roi Léopold à Gand, il y eut dans cette ville une manifestation hostile, des coups de sifflet, des cris de Vive la République. La police arrêta un ouvrier ; mais la foule assaillit aussitôt les gendarmes et délivra le prisonnier ; il est vrai que celui-ci fut arrêté de nouveau la nuit suivante, par une escouade d’agents qui allèrent le cueillir à son domicile. « Voilà donc — écrivit le Bulletin (28 octobre) — le peuple ouvrier gantois qui, lui aussi, au lieu de rester sur le terrain de la légalité, se laisse aller à des manifestations séditieuses, à des Putsch ! Cette petite affaire, de peu d’importance en elle-même, n’indique-t-elle pas que les orateurs belges qui, au Congrès de Gand, prétendaient représenter le sentiment populaire en se faisant les apôtres de la tactique légale et de la politique parlementaire, ne représentaient en réalité que leurs idées personnelles et nullement celles de la masse des ouvriers ? »


En Angleterre, le dixième Congrès annuel des Trade Unions eut lieu à Leicester du 17 au 22 septembre. Dans son discours d’ouverture, le président, après avoir cité divers écrivains sacrés et profanes, fit une déclaration qui « réprouvait de la manière la plus énergique tout attentat contre les personnes et les propriétés », qui « affirmait la liberté individuelle et les droits de la propriété, le respect de la loi et de ses représentants ». Le Comité parlementaire essaya d’obtenir que ses pouvoirs fussent augmentés, et de se faire donner le droit de conseiller et de juger souverainement dans les difficultés et les disputes relatives au travail : « Alors (le jeudi soir) commence un joli tapage, — écrit notre correspondant, — qui prouve combien les gens qui ont subi jusqu’ici ces organisations autoritaires commencent à en être las. Ces Anglais qu’on peint si calmes, si parlementaires, se lèvent avec fureur. Tout le monde parle à la fois... » Après deux jours de discussions violentes, la proposition fut rejetée. Mais il ne faudrait pas croire que tous les opposants fussent des partisans de l’autonomie des groupes : l’argument que l’un d’entre eux fit valoir, c’était que les patrons pourraient se plaindre que les ouvriers, dans leurs revendications, fussent commandés par un pouvoir dictatorial ; cet opposant-là « était donc simplement guidé par la peur de faire de la peine à ces bons patrons et de perdre leur estime ».


En Saxe, Liebknecht fut élu (octobre) député à la Chambre saxonne ; mais il n’était pas éligible, parce qu’il n’y avait pas encore trois ans qu’il était devenu citoyen du royaume de Saxe. Son élection fut donc annulée : Liebknecht réclama, en s’appuyant sur l’art. 3 de la constitution de l’empire, supérieure aux lois particulières des divers États de l’Allemagne, pour affirmer qu’il était réellement éligible ; et le Vorwärts s’écria que la décision du gouvernement saxon devait être cassée, en vertu de la constitution de l’empire, sans quoi cette constitution serait violée ! Le Bulletin fit à ce sujet l’observation suivante : « Voilà à quel renversement des principes on en arrive avec la politique parlementaire et électorale. Des socialistes en sont réduits à invoquer en leur faveur l’autorité de la constitution même par laquelle a été établi en Allemagne le régime impérial ! Nous savons bien que ce n’est, de leur part, qu’un artifice de polémique ; mais avec ces artifices-là on va loin. Plus nous voyons à l’œuvre les partisans de la propagande légale, et plus nous sommes convaincus que le terrain choisi par eux est détestable, et que leur tactique ne peut conduire qu’à la démoralisation politique du peuple travailleur. »

L’Avant-Garde, de Brousse, écrivit de son côté : « Il est de mode aujourd’hui de s’extasier devant les succès obtenus par les frères d’Allemagne, et partout on cherche à les plagier. En faisant cela, on montre tout simplement des connaissances historiques imparfaites. L’Allemagne n’a pas encore eu sa période de centralisation jacobine ; son parti républicain radical n’est pas encore formé. Elle entre dans cette période, et ce parti se forme. Ce qu’on appelle le parti démocrate socialiste allemand n’est pas autre chose qu’une masse hétérogène contenant dans ses flancs le parti républicain mêlé au parti socialiste. Une scission certaine se produira entre ces deux groupes incompatibles. Le parti républicain se développera avec son chef Liebknecht et sa petite bourgeoisie, et le parti socialiste se concentrera de son côté. Liebknecht a été récemment élu en Saxe, mais comment ? En Saxe, le cens électoral existe ; c’est donc au vote, non des ouvriers, mais des petits bourgeois, qu’est dû le succès remporté. Que nos lecteurs soient attentifs à ce que nous venons de leur dire, et ils verront notre opinion de plus en plus corroborée par les faits. »

Le Vorwärts continuait sa propagande en faveur du sultan. Cette attitude lui valut de la part d’un socialiste berlinois l’envoi d’une correspondance dans laquelle la question d’Orient était appréciée au point de vue de l’Internationale. « N’est-ce pas, disait le correspondant, manquer de logique et de justice, que de condamner la révolution des peuples des Balkans, simplement parce qu’on hait le gouvernement russe et que celui-ci cherche à profiter de cette révolution pour réaliser ses plans de conquêtes ?... Nous jeter dans les bras des bachi-bouzouks par crainte des cosaques, nous aplatir devant le Grand-Turc parce que le tsar nous fait peur, me paraît peu digne de nous, et même légèrement ridicule... Justice même pour les Slaves : voilà ce que je demande de vous. À bas la tyrannie turque ! À bas la tyrannie russe ! Vive la révolution des Slaves des Balkans ! » Le Vorwärts imprima la correspondance : mais, dit le Bulletin (28 octobre), « il y a répondu au moyen de soixante-dix-neuf (nous disons soixante-dix-neuf) notes marginales, dans lesquelles il déclare maintenir le point de vue turcophile : la prétendue oppression des Slaves des Balkans, affirme le Vorwärts, n’est qu’une invention de la presse achetée par les roubles russes ; le Turc est en moyenne plus civilisé que le Russe (der Durchschnittstürke ist dem Durchschnittsrussen unzweifelhaft in der Cultur uberleyen), etc. Tous les raisonnements du rédacteur du Vorwärts ne prouvent qu’une chose, c’est qu’il hait les Russes[312]. »


En Russie, le 17 novembre, le grand procès des socialistes, qu’on annonçait depuis si longtemps, commença enfin. Il y avait cent quatre-vingt-treize accusés, parmi lesquels quatre-vingt-deux nobles, dix-sept employés du gouvernement, sept officiers, trente-trois prêtres. Les premières audiences furent occupées par la lecture d’un long acte d’accusation ; après quoi les accusés furent classés en dix-sept groupes, qui devaient être jugés séparément. Le 21 novembre, le tribunal commença le jugement du premier groupe, comprenant ceux qu’on appelait les « adhérents de Tchaïkovsky ». Le discours prononcé par l’accusé Mychkino, le 27 novembre, fit une vive impression. Les audiences continuèrent par le jugement des groupes suivants : elles devaient se prolonger jusqu’en février.

En même temps qu’il frappait les socialistes, le gouvernement faisait répandre le bruit de l’octroi prochain d’une constitution. « Il paraît — lit-on dans le Bulletin du 12 novembre — que décidément le tsar va donner une constitution à ses sujets. On désigne comme les rédacteurs de ce document le prince Gortchakof et M. Jomini[313], et on fixe déjà le mois de juin comme date de la convocation du futur Parlement russe. Alexandre II aura sans doute pensé qu’il valait mieux faire de son vivant quelques petites concessions, que de laisser à son successeur toute la question intacte : en effet, on eût attendu et exigé beaucoup plus d’un nouveau souverain, qu’on n’exigera du tsar régnant ; et, moyennant quelques petites réformes faites à temps, on espère pouvoir conjurer pour un quart de siècle encore la révolution. Qui vivra verra. »


Ma situation matérielle, à Neuchâtel, s’était considérablement améliorée. Outre les leçons que je donnais dans divers pensionnats et à quelques élèves particuliers, j’avais réussi à me créer peu à peu, par ma plume, des ressources qui me constituaient une existence complètement indépendante. Grâce à Aimé Humbert (dont j’ai déjà parlé) et à Stéphan Born[314] j’avais assez régulièrement des traductions à faire, de l’anglais, de l’allemand ou de l’italien. En outre, Pierre Kropotkine m’avait mis en relations avec l’éditeur du Gazetteer pour lequel il travaillait, et je fus chargé, au printemps de 1877, de rédiger pour ce dictionnaire les articles concernant la Suisse, après quoi on me donna encore, successivement, l’Italie et la Grèce. Enfin ma connaissance des langues étrangères me valut, de la part d’un éditeur de Paris, une proposition de collaboration à un ouvrage de longue haleine, collaboration qui commença également au printemps de 1877.

J’ai dit qu’en quittant Champéry, ma femme s’était rendue à Sainte-Croix pour y passer le mois d’août. Ce fut là qu’elle apprit, par un journal, l’issue du procès de Berne, que, par ménagement pour l’état de ses nerfs ébranlés, je n’avais pas voulu lui annoncer encore. Elle en fut très affectée, et les commentaires qu’elle entendait faire dans un entourage où régnaient les préjugés les plus étroits redoublaient sa peine et ses appréhensions. Elle revint à Neuchâtel très abattue, et quand je dus la quitter de nouveau pour aller aux Congrès de Verviers et de Gand, son chagrin s’accrut. Ma future belle-sœur Gertrude von Schack lui tint compagnie pendant mon absence, et fit de son mieux pour lui remonter le moral, sans d’ailleurs y réussir. Lorsqu’enfin il fallut, dans les premiers jours d’octobre, me rendre à Courtelary (Val de Saint-Imier) pour y faire mes quarante jours de prison, elle ne put supporter l’idée de rester à Neuchâtel sans moi, et partit le surlendemain pour Sainte-Croix. Là, à force de se tourmenter, et malgré tout ce que je lui écrivais pour la rassurer, elle tomba sérieusement malade ; et le samedi 20 octobre son état paraissait si alarmant que, prévenu le lendemain par une lettre d’elle[315] et très inquiet, je télégraphiai à ma mère d’aller la chercher et de la ramener à Neuchâtel. Mon excellente mère partit aussitôt pour Sainte-Croix, et le mercredi 24, à sept heures du soir, ma pauvre femme arrivait chez mes parents. Elle m’écrivait le jour suivant : « Je reçois à l’instant ta lettre : merci mille fois... Je me sens déjà un peu mieux... À la gare, Émilie, ton père et Charles nous attendaient avec une voiture, et j’ai trouvé un bon feu au salon en arrivant. On m’a servi mon petit goûter devant le feu. Édouard était arrivé de Paris à trois heures. Je l’engage beaucoup à aller te faire une visite ; j’aimerais bien être à sa place. » Ma mère de son côté m’écrivait : « Notre retour s’est fait heureusement, et je trouve aujourd’hui déjà un mieux dans la figure de cette chère petite femme. J’ai bon espoir que nos soins, le régime, le traitement ordonné et bien suivi, et enfin la distraction de l’entourage produiront un bon effet. » Mon frère Édouard vint me voir le dimanche 28, et, au retour, donna à ma chère malade des nouvelles tout à fait rassurantes de la prison : « Je ne sais, m’écrivait-elle le surlendemain sur un ton moins triste, si on peut s’en rapporter à ce que dit Édouard, s’il est vrai que tu as une mine florissante et que tu es gai comme un pinson. Il prétend que vous êtes tous tellement bien là, qu’il aimerait y être aussi[316]. Moi, je n’en crois que le quart. » Je répondis le lendemain : « Ce qu’Édouard t’a raconté est parfaitement vrai ; notre régime est très tolérable, et les journées passent avec une rapidité surprenante. Mes camarades ont tous engraissé ; mais moi, ayant un tempérament que rien n’engraissera jamais, je suis resté le même. Je trouve les journées trop courtes pour toutes mes occupations : dictionnaires, étude du russe, rédaction du Bulletin, correspondance, visites, etc. Je sortirai d’aujourd’hui en quinze. » L’opinion de la bourgeoisie du canton de Vaud était qu’un emprisonnement, surtout pour un motif politique, constituait une flétrissure pour l’honneur d’une famille ; je fus bien aise de constater qu’on ne pensait pas de même dans les montagnes neuchâteloises ; j’écrivis à ma femme, le 4 novembre : « Mon oncle Charles[317] m’a écrit de Fleurier il y a quelque temps une lettre de théologie, très intéressante, où il dit des choses beaucoup plus sensées que celles que je lis dans les livres et les journaux de la bourgeoisie libérale ; hier j’ai reçu aussi une lettre de mon oncle Édouard, qui m’a fait plaisir, et où il dit carrément que « les Bernois, leur police et leur tribunal se sont conduits indignement », et que je pourrai « sortir de prison la tête haute avec le sentiment de l’innocent, victime de l’injustice ». David [Perret] m’a écrit des farces ; je lui répondrai ce soir. Je voudrais bien que tu pusses venir ici avec la petite ; malheureusement l’état de nos finances ne le permet guère. J’aurais du plaisir à te faire voir mon installation, et tu pourrais juger par tes propres yeux que je ne suis pas trop mal. » L’état de santé de ma femme continua à s’améliorer, et lorsque je revins de Courtelary le mercredi 14 novembre, je la trouvai assez forte pour que nous pussions nous réinstaller dès le lendemain dans notre appartement, sur le quai de l’Évole, au bord du lac[318].

J’ai voulu montrer, en racontant ces détails, comment une bagatelle aussi insignifiante que la condamnation prononcée par les juges de Berne, un séjour en prison qui, pour nous, hommes, était, en réalité, une villégiature et une partie de plaisir, pouvait avoir son côté pénible et attristant lorsque la santé d’une femme aimée était en jeu.

Et maintenant, je vais extraire du Bulletin quelques indications sur nos sections jurassiennes pendant cet automne.

La fédération ouvrière du district de Courtelary prit l’initiative d’une souscription en faveur des condamnés du procès de Berne. La première liste, publiée dans le Bulletin du 30 septembre, porte 100 fr. versés par la section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, 100 fr. versés par Gertrude von Schack, et 54 fr. versés par divers autres souscripteurs.

On lit dans le Bulletin du 7 octobre :

« Lundi 24 septembre, une conférence a été faite à Neuchâtel par Adhémar Schwitzguébel sur ce sujet : Le procès de Berne ; après quoi James Guillaume a parlé des Congrès de Verviers et de Gand. Le public était assez nombreux et exclusivement ouvrier ; il s’est montré très sympathique aux idées émises, et plusieurs nouveaux membres se sont fait inscrire dans la section de l’Internationale...

« Deux conférences ont été faites par Paul Brousse avant son entrée en prison, le samedi 27 septembre à Saint-Imier, et le dimanche 30 à Sonvillier. Ces deux soirées ont très bien réussi. À Sonvillier, on avait organisé une tombola, et un certain nombre d’ouvriers de Saint-Imier étaient venus à la réunion ; la nouvelle Section italienne n’avait pas fait défaut : à huit heures du soir elle faisait son entrée à Sonvillier en chantant I Romagnoli. Il y a en ce moment, au Val de Saint-Imier, beaucoup de vie et d’animation parmi les ouvriers : les derniers événements locaux ont donné une énergique impulsion à la propagande socialiste, et dans tout le Jura, dans la population bourgeoise même, les sympathies sont pour l’ Internationale contre le gouvernement de Berne[319]...

« La section de Fribourg annonce qu’elle se propose de donner le 14 courant une soirée familière suivie d’une tombola en faveur des familles des condamnés du procès de Berne...

« À la prison de Courtelary, il ne s’est pas trouvé assez de cellules disponibles pour que les condamnés habitant le Val de Saint-Imier pussent se constituer prisonniers tous à la fois ; quelques-uns d’entre eux seulement ont trouvé de la place, et les autres sont obligés d’attendre leur tour. À l’heure qu’il est, les condamnés qui font leur prison à Courtelary sont au nombre de huit : Joseph Lampert (60 jours), Ulysse Eberhardt, Adhémar Chopard, Alcide Dubois, Camille Châtelain, Adolphe Herter, Henri Eberhardt, et James Guillaume (chacun 40 jours). Châtelain, qui est peintre en cadrans, travaille de son métier dans sa cellule ; Lampert et Chopard sont ensemble dans une grande cellule : le premier est graveur, l’autre guillocheur, et ils travaillent aussi de leur métier. Lorsqu’ils sont entrés en prison, au milieu de septembre, il a fallu prendre un char et un cheval pour transporter de Sonvillier à Courtelary le tour à guillocher de Chopard ; les condamnés ont profité du véhicule pour faire la route, et, après avoir arboré sur le char un drapeau rouge, ils ont traversé ainsi Saint-Imier, Villeret, Cormoret et Courtelary. James Guillaume s’est constitué prisonnier vendredi (5 octobre), et a apporté avec lui, sans que le geôlier y mît obstacle, une malle pleine de livres pour pouvoir continuer sa besogne quotidienne. Les quatre autres prisonniers, deux graveurs (Herter et Henri Eberhardt), un guillocheur (Ulysse Eberhardt), et un faiseur de secrets (Alcide Dubois), sont malheureusement sans travail, l’ouvrage étant rare en ce moment de crise.

« Chautems, de Bienne, qui n’avait que dix jours, a déjà fait sa prison à Courtelary.

» À Berne, deux autres condamnés à dix jours, Simonin et Gleyre, subissent leur peine en ce moment. Brousse (30 jours) s’est constitué prisonnier à Berne mardi dernier 2 octobre. »

Pittet fit sa prison en novembre, et Rinke revint à Berne pour faire ses 60 jours, en décembre. Les autres condamnés domiciliés à Berne avaient préféré changer de résidence et conserver leur liberté.

Du Bulletin du 14 octobre : « La fédération du district de Courtelary s’occupe en ce moment de l’organisation, à Sonvillier et à Saint-Imier, pour cet hiver, de séances d’études... Les condamnations dans le procès de Berne, loin d’affaiblir notre organisation, n’auront fait que la consolider, en déterminant davantage toute notre jeunesse socialiste à se vouer complètement à la révolution sociale. Les sections de métier adhérentes à l’assurance mutuelle sont appelées, par la section des métiers réunis, à combiner leur action pour le développement de cette institution dans le district de Courtelary. »

Dans le même numéro, le Bulletin annonçait la fondation à Genève et publiait les statuts d’une « association anarchiste de production d’ouvriers cordonniers », constituée par huit membres fondateurs.

Du Bulletin du 28 octobre : « Depuis le moment où nous avons donné la statistique des détenus de la prison de Courtelary, des mutations se sont produites dans le personnel de l’établissement. Alcide Dubois, Henri Eberhardt, Ulysse Eberhardt sont sortis dans le courant de l’avant-dernière semaine ; Châtelain et Chopard ont à leur tour vu les portes de leurs cellules se rouvrir la semaine suivante. Lœtscher et Bræutschi sont venus se constituer prisonniers pour quarante jours, le premier il y a trois semaines, le second il y a huit jours. Les détenus de Courtelary sont donc actuellement au nombre de cinq : Herter, Lampert, James Guillaume, Lœtscher et Brœutschi. Fritz Huguenin, Graber et Zurbuchen n’ont pas encore subi leur peine. »

Une lettre de Brousse, publiée dans ce même numéro, donnait les détails suivants sur sa captivité (il était enfermé dans la tour, bien connue des touristes qui visitent Berne, qu’on appelle le Köfigthurm) :

« Je suis écroué avec des citoyens qui, tout en se montrant amants trop passionnés de la propriété individuelle, n’ont pas été assez habiles ni assez riches pour se faire appeler banquiers, et que les tribunaux ont alors tout simplement appelés voleurs[320]. Je ne m’en plains pas, car cette cohabitation me fournit l’occasion d’une foule d’observations intéressantes. Nous habitons, trois voleurs (dont un pauvre enfant de douze ans) et moi, une cellule de cinq mètres sur quatre : ce n’est pas large. Je vais vous faire, aussi poliment que possible, les honneurs de notre logement. Si vous venez nous rendre visite, vous apercevrez en entrant la paroi la moins intéressante de notre réduit : une muraille nue, une planche, et sur cette planche deux pots de terre pleins d’eau (nous buvons deux dans le même), et c’est tout. À droite se trouve la croisée (avec sept barreaux de fer entrelacés et une hotte extérieure), et devant elle une table et quatre bancs... À gauche, vous trouvez la troisième paroi : contre elle, nous entassons chaque matin, comme le règlement l’exige, nos lits, ce qui lui donne un peu l’aspect d’une étagère de navire. En sortant, vous jouirez de la vue de la quatrième muraille, de beaucoup la plus intéressante, — c’est par là qu’on sort ! Un y voit une porte de chêne solidement construite, verrouillée, cadenassée... ; à côté, à ras du sol, une porte quatre fois plus petite, en tout semblable, mais s’ouvrant en dedans. N’ouvrez pas ! C’est la loge à Barri. Barri a deux anses, il est énorme, et sert... Bouchez-vous le nez, et passons. Chaque matin à six heures on se lève et on va se promener dans une cour étroite une dizaine de minutes. Chacun à tour de rôle prend sous les bras le Barri collectif, et le vide dans un immense entonnoir où l’on voit des réalités que seule la plume de Zola pourrait dépeindre. Si c’est cela qu’on appelle prendre l’air, j’aime mieux rentrer dans ma cage... Ceux qui nous gardent sont d’excellentes gens qui font tout ce qu’ils peuvent pour nous rendre moins pénible la privation de la liberté. Malgré cela, je me surprends parfois à répéter les vers de Musset :

On dit : Triste comme la porte
……….D’une prison ;
Et je crois, le diable m’emporte,
……….Qu’on a raison. »

Brousse, à sa sortie de prison, devait quitter Berne, étant banni pour trois ans du territoire du canton : il alla passer quelques semaines, avec Mlle Landsberg, chez Pindy à la Chaux-de-Fonds. Werner ayant dit adieu à l’inhospitalière Helvétie sans esprit de retour, il était devenu impossible de continuer à faire paraître l’Arbeiter-Zeitung ; elle suspendit sa publication en octobre, ce qui remplit de joie les « socialistes » Greulich et Moor. Toutefois, la sentence de bannissement portée contre Brousse ne fut pas mise à exécution ; le professeur Schwarzenbach obtint du gouvernement bernois qu’on n’inquiéterait pas son assistant de laboratoire, en sorte que le jeune chimiste[321] put rentrer à Berne, où le Bulletin le montre faisant le 24 décembre une conférence sur les programmes et les moyens d’action des partis socialistes.


Le vote du peuple suisse pour l’acceptation ou le rejet du projet de loi relatif au travail dans les fabriques avait été fixé au dimanche 21 octobre. Le Bulletin publia sur cette question l’article qui suit (écrit avant mon voyage à Courtelary) :


Dans beaucoup de cantons, le parti radical, auteur de ce projet, organise des réunions publiques où des orateurs bourgeois vanteront aux ouvriers les bienfaits de la loi nouvelle et feront le panégyrique du régime politique qui l’a enfantée. L’Arbeiterbund, qui voit dans cette loi un « progrès », engage tous ses adhérents à aller, le 21 octobre, déposer dans l’urne un oui énergique. Pour nous, qui ne croyons pas qu’une amélioration sérieuse puisse être apportée au sort des travailleurs autrement que par la suppression préalable de la bourgeoisie comme classe, et aux yeux de qui toutes les prétendues réformes législatives ne sont qu’un trompe-l’œil, une simple apparence superficielle qui ne change rien au fond même de la machine gouvernementale, nous nous abstiendrons.

... La bourgeoisie prouve, et par toutes les institutions dans lesquelles elle prétend enfermer l’humanité, et par les soi-disant améliorations mêmes qu’elle a l’air de vouloir apporter à de vieux abus, qu’elle ne veut pas sincèrement la liberté et l’égalité. Et nous qui les voulons, nous ne devons pas aider les bourgeois dans leurs replâtrages et dans leurs « progrès » : nous devons les laisser faire, et les juger et les condamner, en montrant, par la critique de leurs œuvres, leur incapacité, leur égoïsme et leur mauvaise foi.

C’est à la bourgeoisie, à elle seule, à faire une loi sur les fabriques. Les socialistes ne peuvent pas demander une pareille loi, parce que ce serait une inconséquence : lorsqu’on se propose pour but l’abolition du salariat, la suppression du prolétariat, on ne peut pas prêter les mains à un arrangement dont la base même suppose l’existence d’un prolétariat comme un fait nécessaire et éternel, à un arrangement qui, s’il était sérieusement conclu, constituerait légalement le prolétariat à l’état de caste régie par des lois spéciales, placée entre les bourgeois, qui seuls ont droit à la liberté complète et au self-government, et les bêtes de somme, qui travaillent pour autrui, comme les prolétaires, et que la Société protectrice des animaux défend contre certaines brutalités stupides de leurs maîtres.

La bourgeoisie offre aux ouvriers de petits allégements, de petites concessions, — sur le papier, — à la condition qu’ils continuent à travailler pour elle. Une pareille proposition est-elle acceptable ? Non... À ceux qui cherchent, par de semblables moyens, à endormir l’instinct révolutionnaire chez les ouvriers et à faire durer la société bourgeoise, il faut répondre — et on répondra un jour — par la révolte des esclaves.


Le 14 octobre, autre article du Bulletin, écrit à Courtelary :


Les radicaux bourgeois, nous l’avons dit dans notre article précédent, patronnent en Suisse la loi sur les fabriques. Mais veulent-ils réellement l’amélioration du sort de l’ouvrier ? Souhaitent-ils, de bonne foi, voir l’État intervenir entre le fabricant et ses salariés, limiter la journée de travail, imposer un frein aux exigences inhumaines du capital ? Oh ! non ; s’ils appuient cette loi faite par leurs représentants, c’est qu’ils savent bien que cet acte d’apparente philanthropie ne gênera en rien leur exploitation...

Dans une assemblée de délégués du parti radical et de la société du Grütli, tenue à Corcelles (canton de Neuchâtel), on a pu voir un exemple de ce que nous affirmons. Un fabricant d’horlogerie radical, M. Louis Thévenaz, du Locle, a manifesté des défiances à l’égard du projet de loi : il craint, a-t-il dit, que si les dispositions en sont appliquées aux ateliers d’horlogerie dans le Jura, il n’en résulte des inconvénients graves pour l’industrie horlogère, — au point de vue des bénéfices des fabricants, naturellement. Et qu’a-t-on répondu à M. Thévenaz pour le rassurer ? On lui a déclaré que la loi des fabriques ne concerne nullement l’industrie horlogère ; qu’elle ne sera appliquée que dans certains grands établissements industriels de la Suisse orientale, et que, par conséquent, un bourgeois neuchâtelois peut déposer un oui dans l’urne en faveur de cette loi sans crainte de voir ses intérêts compromis.

Voilà de quelle nature sont les « progrès » que le parti radical réalise en faveur des travailleurs : il fait une loi pour protéger les ouvriers, mais il ne la vote qu’à la condition formelle que cette loi ne changera rien à ce qui existe.

Est-on bien sûr, néanmoins, que, si la loi sur les fabriques est adoptée, rien ne sera changé aux conditions actuelles du travail dans la région jurassienne, où l’horlogerie forme l’industrie nationale ? Les conditions ne seront pas améliorées, certainement ; mais qui sait si elles ne pourront pas empirer ? Un exemple : le projet de loi fixe la durée normale de la journée de travail à onze heures ; or, il y a chez nous des corporations qui, à force de luttes, ont réussi à imposer aux patrons la journée de dix heures ; quelle figure feraient les ouvriers graveurs si, après l’adoption de la loi, leurs patrons venaient leur dire : Maintenant que la journée normale de travail est légalement de onze heures pour toute la Suisse, il convient de modifier nos conventions et de rétablir aussi chez nous la journée de onze heures ?

Sur quoi s’appuieraient les graveurs pour résister a cette prétention ? Sur leur organisation, et nous espérons qu’ils sauraient maintenir ce qu’ils ont conquis. L’organisation ouvrière, là est la vraie force pour la réalisation des progrès économiques : les textes de loi ne sont que des phrases que les hommes du pouvoir interprètent à leur fantaisie ; l’organisation est le levier qui permettra un jour au peuple travailleur de s’émanciper sans la loi et contre la loi.


La loi fut votée, et je commentai le vote en ces termes dans le Bulletin du 28 octobre :


La loi sur les fabriques a été adoptée dimanche dernier par une petite majorité de votants. Nous allons donc être dotés d’une législation qui devra, disent ses auteurs, améliorer la position économique des ouvriers suisses.

Si les partisans de la loi, et tous ceux qui, de façon générale, croient pouvoir intervenir dans les questions économiques par la voie de réformes législatives, tout en laissant subsister le régime actuel de propriété capitaliste, — si ces gens-là ont raison, dans dix ans la loi aura eu le temps de faire sentir ses heureux effets : l’exploitation des salariés par les fabricants devra avoir diminué ; l’introduction de la journée normale de travail devra avoir mis obstacle à l’avilissement croissant des salaires, et, en même temps, avoir donné à l’ouvrier de fabrique des heures de loisir dont il aura profité pour s’instruire ; enfin les dispositions protectrices relatives aux femmes et aux enfants auront arrêté la dégénérescence de la race...

Eh bien, nous disons ceci : Dans dix ans — à supposer que de grands événements européens ne soient pas venus avant ce terme apporter un changement révolutionnaire dans la société actuelle — dans dix ans, malgré la loi sur les fabriques, l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie aura encore augmenté ; le taux des salaires aura encore diminué ; l’ouvrier de fabrique sera aussi ignorant qu’auparavant ; et comme, par le développement croissant de la grande industrie, une portion plus considérable des ouvriers suisses aura dû subir le régime des manufactures et des usines, il y aura alors plus d’ouvriers ignorants et abrutis qu’aujourd’hui ; la race aura continué à dégénérer, malgré les mesures d’apparente humanité prescrites par la loi à l’égard des femmes et des enfants, et les conseils de réforme verront défiler devant eux un nombre toujours plus grand de recrues impropres au service[322]. Voilà quel est l’avenir fatal, inévitable, que nous prépare le régime de la production capitaliste, malgré toutes les lois sur les fabriques que pourra inventer l’imagination des philanthropes et que pourra voter un peuple qui se laisse abuser par de vains mots de liberté et de progrès.

La cognée doit être portée à la racine de l’arbre. C’est le système même du salariat qu’il faut abolir, par l’établissement de la propriété collective ; et ce résultat, on ne l’obtiendra pas en votant des lois, mais en détruisant le privilège par le soulèvement des opprimés contre les oppresseurs.


Voici enfin, comme épilogue, deux derniers extraits du Bulletin :


Un fait curieux, c’est que, si la loi a passé, c’est grâce aux votes, non pas des ouvriers, mais, en grande partie, de la petite bourgeoisie et des paysans, et qu’elle a eu beaucoup plus de voix dans certains cantons agricoles et ultramontains, que dans d’autres cantons industriels et libéraux.

Ainsi, les cinq cantons catholiques de la Suisse primitive, où il n’y a presque aucune industrie, ont donné une proportion de oui plus considérable que tous les autres cantons : Lucerne a fourni 10700 oui contre 7000 non : Uri, 1166 oui contre 420 non ; Schwytz, 4475 oui contre 1443 non ; Unterwald, 3230 oui contre 537 non ; Zug, 2067 oui contre 617 non.

Par contre, dans le canton de Genève la loi a été rejetée par 4187 non contre 3203 oui. Dans le canton de Zürich, le foyer central de l’agitation en faveur de la loi, où tout a été mis en œuvre pour en obtenir l’adoption, les districts de fabriques (Horgen, Hinweil, Pfäffikon, Uster) l’ont rejetée, tandis que les districts agricoles l’ont adoptée.

On ne peut donc pas prétendre que la loi ait été votée par les ouvriers, et que ceux-ci aient remporté une victoire. La loi a reçu des voix de tous les partis, et, si les paysans ultramontains des petits cantons n’eussent pas voté en sa faveur, elle n’aurait pas été adoptée. (Bulletin du 4 novembre.)

Nous avons rapporté les singuliers arguments dont se sont servis les radicaux suisses pour engager leurs amis à voter la loi. Ils leur affirmaient que cette loi ne s’appliquerait qu’aux grandes fabriques, et laisserait par conséquent en dehors de son action la presque totalité de la population ouvrière, en sorte qu’elle n’apporterait, surtout dans la Suisse française, aucune modification à la situation existante.

À Genève, ces choses ont été dites comme ailleurs. À la veille du vote du 21 octobre, une proclamation a été adressée aux électeurs par les partisans de la loi pour leur en recommander l’adoption ; et, qu’on le note bien, au bas de cette proclamation figure entre autres la signature d’un ouvrier socialiste, nommé député au Grand-Conseil lors des élections de 1876. Or voici ce qu’on lit textuellement dans ce document :

« Cette loi ne peut être faite contre les fabricants, puisqu’elle émane d’une assemblée qui ne compte pas un seul ouvrier dans son sein, et qu’elle a été proposée par une commission composée en majorité de fabricants.

« Elle n’apportera aucune modification, aucun changement à nos habitudes et à notre travail[323]. »

Et pendant qu’on cherchait ainsi à démontrer aux électeurs bourgeois la complète innocuité de la loi, on disait ailleurs aux ouvriers que, si la loi était adoptée, elle mettrait un terme à la tyrannie et à l’arbitraire de leurs patrons et leur assurerait une existence plus humaine. Qui a-t-on voulu tromper ? (Bulletin du 11 novembre.)


Le 1er novembre, la Section italienne de Saint-Imier, composée surtout de manœuvres et d’ouvriers du bâtiment qui retournaient en hiver dans leur pays, donna une soirée d’adieu aux membres de la fédération ouvrière locale. « La soirée fut animée, et les paroles qui furent échangées ont prouvé que la propagande faite parmi les ouvriers italiens avait porté ses fruits, et que, d’un autre côté, les ouvriers horlogers savaient apprécier ces amis voués aux durs travaux de l’industrie du bâtiment. Beaucoup reviendront au printemps et reconstitueront ainsi le noyau affaibli durant l’hiver. Nous saluerons avec satisfaction ce retour, parce que nous avons pu nous convaincre qu’il existe chez ces hommes d’excellentes qualités qui font généralement défaut à nos populations horlogères. »

Une lettre de la Chaux-de-Fonds nous apporta la nouvelle que voici : «Dimanche dernier (18 novembre), la Chaux-de-Fonds avait à élire un député au Grand-Conseil, en remplacement d’un représentant démissionnaire. Le choix du comité radical s’est porté sur M. Fritz Robert, architecte, qui a été élu sans opposition. M. Fritz Robert est un ancien membre de l’Internationale[324], qui a été délégué au Congrès de Bâle en 1869, et a fait partie du Comité fédéral romand en 1870. Il accepte maintenant le mandat de député de la main des radicaux. Nous ne demandons pas mieux que de croire qu’il est resté fidèle à ses anciennes convictions ; et nous allons voir, maintenant qu’il siégera parmi nos législateurs, ce qu’un socialiste peut faire d’utile au Grand-Conseil : nous l’attendons à l’œuvre. » (Bulletin du 25 novembre.)

Une revue socialiste mensuelle en langue allemande, fondée par le Dr F. Wiede, paraissait à Zürich depuis le mois d’octobre ; elle s’appelait Die Neue Geseltschaft (la Société Nouvelle). C’était un organe éclectique. Nous fûmes invités, mes amis et moi, à y collaborer ; et, pour montrer notre bonne volonté, nous acceptâmes ; mais ce n’est que dans les premiers mois de 1878 que Brousse et moi écrivîmes, pour ce périodique, chacun un article.

Mais à côté de cette manifestation qui indiquait, chez certains Allemands, un état d’esprit conciliant, il y avait la propagande des irréconciliables, qui, inlassablement, travaillaient à semer la zizanie et à « organiser la désorganisation » au profit de leur chapelle. On lit dans le Bulletin du 2 décembre :

« Nos lecteurs se souviennent que dans un Congrès tenu à Neuchâtel en mai dernier, l’Arbeiterbund et le Grütli ont résolu la création d’un parti démocrate socialiste suisse, ou plutôt, pour lui conserver son nom allemand, d’une organisation appelée Sozialdemokratische Partei in der Schweiz. Le programme de ce parti vient d’être élaboré par une commission qui a siégé à Berne le 18 novembre dernier, et dont la personnalité la plus marquante était Greulich, le rédacteur de la Tagwacht. »

Le Bulletin analyse ensuite les déclarations de principe placées eu tête du programme, déclarations dans lesquelles on avait prudemment évité de toucher à la question de la propriété ; et il montrait que les hommes de l’Arbeiterbund étaient des opportunistes qui voulaient se ménager la possibilité d’une alliance avec le parti radical. Dans le numéro suivant, il faisait voir que les revendications politiques de ce programme ne dépassaient pas l’horizon intellectuel des radicaux, de ces « idéalistes de la bourgeoisie » qui veulent « appliquer à la société future les institutions créées par la bourgeoisie en les perfectionnant ». Quant aux revendications économiques, au nombre de cinq (fondation de sociétés de métier, salaire égal pour les hommes et les femmes, création de bureaux de renseignements, élévation permanente du salaire, fondation de sociétés coopératives de production), le Bulletin (23 décembre) objecta que si deux d’entre elles méritaient d’être approuvées, les trois autres avaient un caractère utopique et décevant : « Ce socialisme -là, conclut-il, n’est pas fait pour causer de bien vives inquiétudes à nos gouvernants ».

Je quitte la Suisse pour achever ce qui reste à dire des pays voisins dans cette fin d’année.


En Italie, un vote de la Chambre chassa Nicotera du ministère, en décembre. Il fut remplacé par Crispi, qu’on disait plus « avancé », mais qui allait montrer bien vite qu’il était seulement plus canaille.

Le 30 décembre, la Chambre des mises en accusation de Naples rendit son arrêt dans l’affaire des insurgés du Bénévent et du Matèse. Elle mit hors de cause les deux prêtres et le paysan qui avait servi de guide ; et, rejetant les conclusions du procureur général, qui envisageait comme des crimes et délits de droit commun l’invasion des communes de Gallo et de Letino, le pillage des caisses publiques, l’incendie des papiers, etc., elle renvoya les trente-quatre socialistes devant la cour d’assises sous la prévention de conspiration et d’attentat ; mais elle qualifia toutefois de crime de droit commun la complicité éventuelle dans le meurtre du carabinier Santamaria, qui, blessé à San Lupo le soir du 5 avril, était mort quatre jours après des suites de sa blessure. Le procureur général fit appel, devant la Cour de cassation de Naples, de l’arrêt de la Chambre des mises en accusation, ce qui allait causer un nouveau retard d’un mois et demi.

Nos amis détenus commençaient à trouver le temps bien long. Je correspondais assez régulièrement avec eux, et dans le courant de l’hiver je leur fis un envoi de livres pour leur procurer quelques distractions. Cafiero, d’un naturel studieux et méditatif, occupa une partie de ses loisirs forcés à écrire un petit ouvrage qui fut imprimé en 1879, après sa libération : c’était un Abrégé (en italien) du Kapital de Karl Marx, fait d’après la traduction française de J. Roy[325]. Marx analysé et commenté par un des insurgés de la bande du Matèse ! voilà à quoi ne s’attendaient guère les gens qui, dans la Tagwacht et le Vorwärts, avaient couvert d’outrages les révolutionnaires italiens. Dans sa préface, datée de mars 1878, Cafiero s’exprime ainsi (je traduis) : « Un profond sentiment de tristesse m’a saisi, en étudiant le Kapital, quand j’ai pensé que ce livre était, et resterait qui sait combien de temps encore, complètement inconnu en Italie. Mais s’il en est ainsi, me suis-je dit ensuite, cela signifie que mon devoir est justement de m’employer de toutes mes forces (a tutt’ uomo) à ce qu’il n’en soit plus ainsi. Et que faire ? Une traduction ? Ah mais non ! Cela ne servirait à rien. Ceux qui sont en état de comprendre l’œuvre de Marx telle qu’il l’a écrite connaissent certainement le français, et peuvent recourir à la belle traduction de J. Roy, entièrement revue par l’auteur... C’est pour une tout autre sorte de gens que je dois travailler... mon travail doit donc être un abrégé facile et court du livre de Marx... Restreinte et modeste est ma tâche. Je dois seulement guider une troupe d’ardents adeptes (volenterosi seguaci), par le chemin le plus facile et le plus court, au temple du Capital ; et là démolir ce dieu, pour que tous puissent voir de leurs yeux et toucher de leurs mains les éléments dont il se compose ; et arracher les vêtements de ses prêtres, afin que tous puissent voir les taches de sang humain qui les souillent et les armes cruelles avec lesquelles ils immolent chaque jour un nombre sans cesse croissant de victimes. »

À la fin de l’Abrégé (chapitre X, p. 121 ), parlant en son nom propre, Cafiero cite cette phrase de Marx, à propos des atrocités commises en Angleterre et partout par les capitalistes : «Si, comme le dit Marie Angier (1842), c’est avec des taches naturelles de sang sur une de ses faces que l’argent est venu au monde, le capital, lui, y est venu suant le sang et la boue par tous les pores », — et il ajoute :

« Et c’est là tout simplement de l’histoire, ô bourgeois, une triste histoire de sang bien digne d’être lue et méditée par vous qui savez, dans votre vertu, exprimer une sainte horreur pour la soif de sang[326] des révolutionnaires modernes ; par vous, qui déclarez ne pouvoir permettre aux travailleurs que le seul usage des moyens moraux[327]. »

Enfin, dans les pages intitulées Conclusion, Cafiero écrit :

« Le mal est radical. Il y a déjà longtemps que le savent les travailleurs du monde civilisé, — pas tous, certainement, mais un grand nombre ; et ceux-ci préparent déjà les moyens propres à le détruire.

« Ils ont considéré : 1° que la source première de toute oppression et de toute exploitation humaine est la propriété individuelle ; 2° que l’émancipation des travailleurs (l’émancipation humaine) ne peut être fondée sur une nouvelle domination de classe, mais sur la fin de tous les privilèges et monopoles de classe et sur l’égalité des droits et des devoirs ; 3° que la cause du travail, la cause de l’humanité, n’a pas de frontières ; 4° que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Et alors une voix puissante a crié : Travailleurs du monde entier, unissons-nous ! Plus de droits sans devoirs plus de devoirs sans droits ! Révolution !

«... Le mot Révolution pris dans son sens le plus large, dans son sens véritable, signifie retour au point de départ, transformation, changement. En ce sens, la révolution est l’âme de toute la matière infinie. En fait, tout, dans la nature, accomplit un cycle éternel, tout se transforme, mais rien ne se crée et rien ne se détruit. La matière, demeurant toujours la même en quantité, peut changer de forme en des modes infinis... La matière, donc, passant d’un mode de vie à un autre mode, vit en changeant sans cesse, en se transformant, en se révolutionnant.

« Or, si la révolution est la loi de la nature, qui est le tout, elle doit être aussi nécessairement la loi de l’humanité, qui est la partie... Mais les bourgeois, après être arrivés, par le massacre, l’incendie et la rapine, à conquérir le poste de dominateurs et d’exploiteurs du genre humain, croient pouvoir arrêter le cours de la révolution. Ils se trompent... Une fois abattus les obstacles matériels qu’on lui oppose, et laissée libre dans son cours, la révolution saura réaliser, parmi les hommes, l’équilibre, l’ordre, la paix et le bonheur...

« Mais comment feront les travailleurs pour rétablir le cours de la Révolution ? Ce n’est pas ici le lieu de développer un programme révolutionnaire... : nous nous bornerons, pour conclure, à répondre par ces paroles, recueillies de la bouche d’un travailleur, et placées en tête de ce volume comme épigraphe : L’ouvrier a tout fait : et l’ouvrier peut tout détruire, parce qu’il peut tout refaire. »


En France, des journaux radicaux de Lyon, que gênait le manifeste de la Fédération française de l’Internationale, avaient prétendu que ce manifeste était l’œuvre de la police, et que Pindy l’avait désavoué. La Commission française fit paraître, au commencement de novembre, un second manifeste confirmant le premier, et l’envoya aux journaux lyonnais le Progrès et le Petit Lyonnais, avec une lettre disant : « Notre Commission a décidé de vous envoyer ce deuxième manifeste destiné à répondre à vos calomnieuses insinuations, et de l’accompagner d’une lettre signée de tous ses membres, pour que l’envie ne vous prenne pas de nouveau d’en nier l’authenticité... (Signé) P. Jeallot, ex-officier de la Commune de Paris ; H. Ferré, tapissier ; Dumartheray, lampiste ; Ch. Alerini, ex-membre de la Commune de Marseille ; Pindy, secrétaire correspondant, ex-membre de la Commune de Paris. — P. S. : Si nous étalons ainsi nos anciens titres, ce n’est pas, croyez-le bien, par vaine gloriole, mais pour fermer la bouche à ceux qui seraient capables de nous faire passer pour des bonapartistes. »

On annonça, en novembre, que Jules Guesde allait publier un journal à Paris. Un correspondant parisien nous écrivit à ce sujet ce qui suit (Bulletin du 4 novembre) :

« Il va se publier ici un journal qui s’annonce comme socialiste et qui s’appellera l’Égalité ; son premier numéro paraîtra le 10 novembre. Ce sera une partie de la rédaction de feu les Droits de l’Homme et de feu le Radical qui fera ce journal, sous la direction de M. Jules Guesde (ce même M. Guesde qui dans le Radical a traité si injurieusement les socialistes italiens[328]) ; cela suffit pour que vous puissiez juger des véritables tendances de cette nouvelle publication. On annonce que les correspondants pour l’Allemagne seront Bebel et Liebknecht, pour l’Italie Gnocchi et Zanardelli. Les chambres syndicales n’auront rien à voir dans ce journal, ni les ouvriers révolutionnaires non plus : ce sera une feuille tout simplement radicale, représentant un petit groupe d’hommes qui, dans les dernières élections, s’étaient joints à la coalition bourgeoise des Trois cent soixante-trois contre le gouvernement de Mac-Mahon. Un article que Guesde a récemment publié dans la nouvelle revue allemande de Berlin, die Zukunft[329], disait positivement que les ouvriers doivent voter pour les candidats de la république bourgeoise, parce qu’il s’agit avant tout de maintenir la forme républicaine contre les tentatives des monarchistes : voilà qui indique suffisamment la couleur et les intentions de ce groupe de journalistes et d’ambitieux qui désirent arriver à la Chambre. M. Buffenoir, qui a publié avec quelques autres un « Manifeste de la démocratie républicaine socialiste du département de la Seine », — un vrai pot-pourri, — n’a aucune influence à Paris. C’est un homme mort, tué par le ridicule. »

Le 18 novembre, le Bulletin, revenant sur la question, saluait en ces termes l’apparition de l’Égalité :

« Ce journal se donnera pour mission d’engager le prolétariat parisien dans la voie de la politique parlementaire, en lui conseillant de voter pour les radicaux. Grâce au suffrage universel, — telle est la théorie de messieurs les rédacteurs de l’Égalité et des autres journaux de même nuance, — le peuple français peut exercer sa souveraineté : il doit faire usage de cette souveraineté, d’abord, pour maintenir la république, et pour cela il doit voter pour les candidats radicaux ; en second lieu, pour opérer des réformes sociales, et à cet effet il doit donner aux candidats élus par lui le mandat impératif de faire des lois favorables aux travailleurs. Nous ne pouvons mieux montrer le vide de toute cette théorie parlementaire, et faire toucher au doigt la duperie du suffrage universel, qu’en reproduisant le jugement porté par M. Jules Guesde lui-même, il y a cinq ans, sur la tactique de ceux qui engagent les ouvriers à user du vote comme d’un moyen d’émancipation et de propagande. Voici ce qu’écrivait M. Guesde dans l’Almanach du peuple pour 1873[330] : [Suit le passage, si souvent reproduit depuis, dans lequel Jules Guesde démontre la duperie du suffrage universel]. Les choses ont-elles changé depuis lors ? Le suffrage universel a-t-il cessé d’être ce qu’il était ? Les leçons de l’histoire n’ont-elles plus la même signification ? Ou plutôt n’est-ce pas M. Guesde qui, de proscrit étant devenu journaliste radical, a trouvé opportun[331] de changer de convictions ? »

Un Congrès ouvrier, pour faire suite à celui qui s’était réuni à Paris en 1876, était en préparation, et on avait annoncé qu’il s’ouvrirait à Lyon le 9 décembre. Divers motifs en firent remettre l’ouverture au 20 janvier suivant.

Le ministère de Broglie avait dû se retirer : Mac-Mahon le remplaça le 23 novembre par le ministère du général de Rochebouët, dont la tâche devait être d’accomplir un coup d’État militaire. Des ordres furent donnés, et l’exécution du complot fixée au 14 décembre[332]. Mais Mac-Mahon et ses complices manquèrent de résolution, et le 13, le maréchal, capitulant, se décida à confier à Dufaure le mandat de constituer un ministère pris dans les rangs de la majorité dite « républicaine ».


En Belgique, la Chambre du travail de Bruxelles avait publié un Almanach de l’ouvrier pour 1878. Il contenait un article d’un journaliste radical de Paris, Sigismond Lacroix, où le but et les moyens du socialisme militant étaient définis en ces termes :

« Voilà le but : détruire l’arsenal des lois anti-libérales que les classes dirigeantes, jusqu’ici investies de l’autorité législative, ont accumulées pour leur défense. Voici le moyen : conquérir, par le suffrage universel, l’autorité législative. »

Un second article, signé par Louis Bertrand, parlait dans le même sens et énumérait ainsi les réformes à accomplir par voie législative : « la réglementation du travail des femmes et des enfants ; la réforme des conseils de prudhommes ; des mesures d’hygiène dans les fabriques et ateliers ; le monopole des mines ; des maisons de crédit, etc. »

Mais, à côté de ces pages qui exposaient le programme réformiste, il y avait un autre article complètement révolutionnaire, non signé[333], intitulé Socialisme et Bourgeoisisme, dont l’auteur disait que la société actuelle est condamnée à périr, qu’aucun palliatif ne peut la soulager, et que, voulût-elle se sauver, elle ne le pourrait pas, car l’unique moyen de salut impliquait précisément la destruction de cette société inique et irrationnelle.

Le Bulletin (18 novembre) releva ces contradictions :


Comment peut-on, dans la même brochure, enseigner aux ouvriers deux doctrines si différentes ? On leur dit, à telle page, qu’il faut changer l’assiette de l’impôt, pour l’établir sur une base plus juste ; à une autre page, on leur montre que tous les gouvernements marchent à la banqueroute. Le citoyen Bertrand écrit : « Un cataclysme inévitable doit arriver, transformant entièrement le monde, à moins que le monde ne se transforme par lui-même, par le libre développement de ses institutions, » — laissant, croire ainsi à la possibilité d’une solution légale et pacifique. Par contre, l’auteur anonyme de l’article révolutionnaire déclare nettement que le cataclysme en question est fatal, que rien désormais ne peut arrêter la chute de la société moderne, et qu’au socialisme incombe la grande tâche de détruire les restes pourris de la société actuelle.

Cette manière de faire de la propagande à double sens, de dire oui et non à la fois, d’être révolutionnaire à la page 44 et parlementaire à la page 12, témoigne d’une grande confusion dans l’état des idées en Belgique. Espérons que cette confusion aura un terme, que les idées s’éclairciront, et que les esprits qui, à l’heure qu’il est, hésitent entre deux voies contraires, finiront par se rallier à la seule solution logique, à la solution révolutionnaire.


Le Bulletin reproduisait, à la suite de ces réflexions, l’article Socialisme et Bourgeoisisme, en se déclarant complètement d’accord avec ses conclusions.

Louis Bertrand tailla sa meilleure plume, et nous adressa la lettre suivante, que publia le Bulletin du 2 décembre :


Bruxelles, 24 novembre 1877.

Compagnons, Ou me communique à l’instant le numéro de votre journal du 18 novembre, et j’y trouve quelques observations à propos des articles contenus dans l’Almanach de l’ouvrier pour 1878, publié par la Chambre du travail. Permettez-moi de répondre brièvement à ces observations.

Vous semblez étonnés de voir insérés dans la même brochure des articles dont les uns tendent à démontrer la nécessité, pour la classe ouvrière, de s’occuper des questions politiques, en vue des améliorations actuelles, et dont les autres (d’après vous) aboutissent à la solution révolutionnaire. Mes amis et moi, qui sommes partisans de la lutte politique contre la bourgeoisie, et qui acceptons les améliorations actuelles dans la situation de la classe prolétaire, nous n’avons jamais dit ou écrit que nous croyions voir résoudre le problème social par voie parlementaire.

Non ; nous nous occupons de la lutte actuelle sur le terrain légal, comme moyen de propagande, tout simplement.

De même que nous ne prétendons pas voir le problème social se résoudre par le système parlementaire, de même nous ne croyons pas que la solution de ce problème doive nécessairement avoir lieu par la force, par la révolution brutale[334].

C’est ce qui explique que tout en appartenant à cette fraction du socialisme que vous appelez « socialisme parlementaire et légal », nous ne repoussons pas le recours à la force et ne nions pas au peuple son droit à l’insurrection.

Voilà pourquoi, à côté des articles préconisant les réformes légales apportées actuellement dans la condition du peuple, vous avez pu trouver un article qui, dans ses tendances, est plus révolutionnaire.

Que prouve cela ? Cela prouve que nous ne sommes pas absolutistes, et que nous ne voulons pas soutenir mordicus une chose dont nous ne sommes pas sûrs à l’avance.

Pour achever de vous convaincre sur ce fait, je tiens à déclarer que l’article Socialisme et Bourgeoisisme, que vous avez reproduit, est de moi. Vous me demanderez peut-être pourquoi cet article n’a pas été signé, et je vous répondrai que cet article avait paru déjà sans signature dans la Persevérance, il y a une couple d’années. D’ailleurs ceci importe fort peu à ce débat.

Mais ce qui surtout nous pousse dans la voie parlementaire et réformiste, c’est la situation du peuple qui nous entoure. Vivant au jour le jour, n’ayant aucune aspiration, réduit à l’état de brute par la vie qui lui est faite, comment voulez-vous faire de ce peuple un élément révolutionnaire ?

Nous ne partageons pas l’idée de ceux qui disent que plus le peuple sera misérable, plus il sera révolutionnaire[335]. Nous croyons, au contraire, que l’homme qui possède déjà un certain bien-être sera plus prêt à vouloir augmenter son bien-être, que celui dont la situation est misérable, et qui par cela même perd sa dignité et ne demande rien. Le peuple est un grand enfant qui ne connaît pas sa puissance, qui ne sait pas qu’il a des droits à exercer. Lui apprendre qu’il a des droits, qu’il est une puissance féconde, qu’il peut acquérir du bien-être, voilà ce que nous cherchons à faire.

Je pourrais m’étendre longuement sur ce point, mais je ne veux pas abuser de l’hospitalité de vos colonnes.

Permettez-moi seulement, avant de finir, de relever une erreur d’appréciation que vous avez faite à propos des désordres qui ont eu lieu à Gand, lors de la visite du roi Léopold dans cette ville[336]. Après avoir raconté à vos lecteurs les détails de ces désordres, vous dites : « Voilà donc le peuple gantois qui lui aussi, au lieu de rester sur le terrain de la légalité, se laisse aller à des manifestations séditieuses, à des Putsch ! Cette petite affaire, de peu d’importance en elle-même, n’indique-t-elle pas que les orateurs belges qui, au Congrès de Gand, prétendaient représenter le sentiment populaire en se faisant les apôtres de la politique parlementaire, ne représentaient en réalité que leurs idées personnelles et nullement celles de la masse des ouvriers ? »

Eh bien, ce sont précisément les délégués gantois au Congrès de Gand, qui, aidés de quelques amis, ont assailli la police et lui ont enlevé son prisonnier[337] ! Ce qui montre, encore une fois, que malgré le caractère légal de la propagande des « socialistes parlementaires et réformistes », ceux-ci savent, quand les circonstances se présentent, sortir de la légalité et se montrer révolutionnaires.

Nous sommes, par conséquent, des opportunistes.

Espérant, compagnons, que vous publierez la présente dans le prochain numéro de votre Bulletin, je vous prie d’agréer mes salutations fraternelles.

Louis Bertrand,
130, rue Jolly, Schaerbeck, Bruxelles.


Le Bulletin ne fit suivre cette lettre que de cette simple observation :


De la lettre qu’on vient de lire, nous ne voulons relever qu’un mot. « Nous sommes des opportunistes », dit le citoyen Bertrand en parlant de lui et de ses amis. Nous aurions craint d’être injustes, si nous avions appliqué nous-mêmes à la tactique suivie par les Flamands et certains Bruxellois une qualification aussi dure. Mais puisque l’aveu sort de la bouche même de l’un de ceux qui se sont faits les apôtres de cette conduite tortueuse, nous le recueillons. On saura désormais qu’il y a des hommes qui se vantent d’être les opportunistes du socialisme. L’exemple de Gambetta, l’inventeur de l’opportunisme politique, nous montre assez où mène l’application d’un pareil principe.


La Fédération belge tint à Bruxelles son Congrès habituel, les 25 et 26 décembre ; le Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre nous en fit parvenir un compte-rendu, qui fut inséré dans notre Bulletin. Les sections et groupes suivants étaient représentés : Gand, par Van Beveren ; les mécaniciens de Jolimont, Centre, par Abel Waart ; la fédération des mineurs du Centre, par Jules Straemaan ; la section de Bausse, Centre, par Abel Daivière ; la Caisse de secours mutuels du Centre, par Ferrières ; la Section bruxelloise, par Eugène Steens, Désiré Brismée et César De Paepe ; la Fédération de la vallée de la Vesdre, par Joseph Lambrette ; le Cercle d’études et de propagande socialiste de Liège, par Wagner ; enfin la Section d’Anvers, de même que le Conseil régional belge, par Constant Gœtschalck.

Le premier objet à l’ordre du jour était une « revue du mouvement ouvrier en Belgique » ; le compte-rendu envoyé de Verviers au Bulletin dit : « Steens fait un très long discours sur la situation de l’Internationale et le socialisme en Belgique ; Brismée de même fait beaucoup de bruit à ce sujet. Il est approuvé qu’il faut une réorganisation complète. » Brismée propose de mettre à l’ordre du jour du prochain Congrès régional une question ainsi formulée : De la nécessité pour l’internationale de s’unir à toutes les organisations politiques, aux mouvements philosophiques ou aux luttes économiques qui pourraient surgir en Belgique ou à l’étranger. « Cette question est mise à l’ordre du jour du prochain Congrès à l’unanimité, moins Anvers qui s’abstient. Le président demande pourquoi le délégué d’Anvers s’abstient. Le délégué répond qu’il n’a rien à voir à ce qu’on fera de nouveau, car la Section d’Anvers se retire de l’Internationale, et il n’est venu que pour le Conseil régional. »

On aborda ensuite le second point de l’ordre du jour : Transfert du Conseil régional d’Anvers à Bruxelles. « Le président demande à toutes les fédérations de désigner leur représentant au Conseil. Voyant que le délégué de Verviers ne répond pas, il demande si Verviers a fait son devoir. Lambrette répond que Verviers ne tient pas à avoir un représentant au Conseil régional. Le président demande si Verviers veut rester isolé, et ce qu’on ferait sans Conseil régional ? Lambrette répond que Verviers a demandé de longue date la suppression du Conseil régional, et qu’il maintient toujours cette demande ; mais si la majorité est pour le maintien du Conseil, il se ralliera à cette majorité, car jamais Verviers n’a eu l’idée de s’isoler ; mais, comme le Conseil ne fait rien, il croit qu’on peut bien s’en passer. — César De Paepe fait alors un très long discours sur la situation du Conseil régional et sur le Bureau fédéral de l’Internationale, qui a été placé à Verviers par décision du Congrès général[338]. Il dit, à propos de cette dernière question, que ç’a été une affaire arrangée entre Verviers et les régions étrangères ; il trouve que ce Bureau fédéral n’a pas lieu d’être à Verviers, que c’est le Conseil régional qui doit faire cette besogne, que c’est lui que ça regarde, et qu’au lieu de Verviers, c’est à Bruxelles que doit être placé le Bureau fédéral de l’Internationale. La séance est ensuite levée. » — Dans la séance du lendemain matin, la discussion recommence sur la question du Bureau fédéral. « Steens fait observer que De Paepe a donné des explications suffisantes et qu’on peut se prononcer. La question est alors mise aux voix : Sera-ce le Conseil régional de Bruxelles qui remplira les fonctions de Bureau fédéral de l’Internationale, ou laissera-t-on ce Bureau à Verviers ? Bruxelles est adopté à l’unanimité, moins la voix du délégué de Verviers. Le président crie bien haut : Encore une fois Verviers ! Lambrette proteste à plusieurs reprises au nom de sa fédération, et déclare que sa fédération protestera à son tour, parce que, dit-il, il n’appartient pas à un Congrès régional de casser un vote fait à un Congrès général[339]. La séance a été ensuite levée, et le Congrès clos. »

Je ne crois pas qu’il y ait eu d’autre congrès de la Fédération belge de l’Internationale après celui-là.


Au commencement de décembre, je reçus de Londres une lettre que m’adressait Hermann Jung. Il n’y avait plus de sections de l’Internationale en Angleterre ; mais Jung continuait à s’occuper activement du mouvement ouvrier, et c’est à l’occasion d’une grève des tailleurs de pierre de Londres qu’il m’écrivit (j’étais secrétaire correspondant du Comité fédéral jurassien, que le Congrès de Saint-Imier avait maintenu à Neuchâtel). De sa lettre, imprimée au Bulletin du 9 décembre, je ne donne que le commencement et la fin :


Londres, 2 décembre 1877.

Cher citoyen Guillaume,

Les tailleurs de pierre de Londres sont en grève depuis dix-huit semaines pour obtenir une augmentation de salaire d’un penny (dix centimes) par heure, et mettant le salaire à dix pence (un franc) ; ils ont averti les patrons dix-huit mois à l’avance, donc ces derniers ne peuvent dire qu’ils ont été pris à l’improviste. Les patrons ont fait venir des ouvriers d’Allemagne et d’Amérique, en les trompant sur le but, et leur faisant croire que les travaux dans le bâtiment allaient si fort qu’ils ne trouvaient pas le nombre suffisant d’ouvriers en Angleterre. [Jung explique qu’il a été possible à deux reprises, à la Société des tailleurs de pierre, de renvoyer des convois d’Allemands, venus, d’abord, du Nord de l’Allemagne, puis de la Bavière et du Wurtemberg ; mais qu’il est très difficile de négocier avec de nouveaux convois d’Allemands qui viennent d’arriver, et qu’en outre on apprend que les patrons cherchent du renfort en Suisse.] Les derniers convois de l’Allemagne du Sud sont composés de bien mauvais éléments : parmi les jeunes, la majorité est très ignorante, plusieurs ne savent pas même lire, et, parmi les plus âgés, plusieurs sont de vrais ivrognes, qui ne se sont jamais occupés de politique ou d’affaires concernant leur métier.

Nous avons toutes les peines du monde à faire entendre raison aux membres composant ces derniers convois ; j’apprends à l’instant que les patrons ont envoyé des agents en Suisse, pour engager des ouvriers à venir travailler ici, et je vous engage fortement, au nom des tailleurs de pierre d’ici, et au nom de la solidarité internationale, à faire tout votre possible pour déjouer les plans des patrons, et empêcher les ouvriers de la Suisse de venir ici.

En attendant de vos bonnes nouvelles, et dans l’espoir que ma lettre sera efficace, je vous serre la main.

Salut fraternel.

H. Jung.


La Fédération jurassienne fit naturellement son possible pour faire connaître en Suisse ce qui se passait et venir ainsi en aide aux tailleurs de pierre de Londres.

Il ne m’est pas indifférent, au moment où va s’achever l’existence militante de l’Internationale, où va disparaître le Bulletin de la Fédération jurassienne, de pouvoir mentionner ici cet acte de solidarité, de pouvoir reproduire cet appel qu’après treize années d’activité ininterrompue dans nos rangs, adressait encore aux ouvriers du Jura, au nom des ouvriers anglais, un homme qui avait longtemps, au Conseil général, servi de trait d’union entre l’Angleterre et la Suisse, qui avait présidé à Genève, en 1866, le premier Congrès général de l’Internationale, qui présida à Bruxelles et à Bâle, en 1868 et 1869, le troisième et le quatrième Congrès, et qui pour avoir, en 1872 et 1873, pris avec nous la défense du principe fédéraliste contre des visées dictatoriales et contre les brutalités de MM. Engels et Sorge, fut, comme on l’a vu, bassement insulté et calomnié par son ancien ami Karl Marx.


Le Bulletin du 30 décembre signala à ses lecteurs, en ces termes, une édifiante manifestation du Vorwärts :

« Le Vorwärts, organe central du parti socialiste d’Allemagne, est un chaud partisan de la Turquie : non pas du peuple turc, qui certainement en vaut bien un autre, mais du gouvernement turc et de sa politique. Cela parait singulier. n’est-ce pas, de la part d’un journal qui se dit socialiste ? et pourtant rien n’est malheureusement plus exact. Depuis le commencement de la guerre d’Orient, il n’y a presque pas eu de numéro du Vorwärts où ne se trouvât quelque entrefilet glorifiant la Turquie, et témoignant d’une haine ardente contre la Russie, non pas contre le gouvernement cette fois, mais contre le peuple russe.

« Imagineriez-vous ce que le Vorwärts du 16 décembre sert en feuilleton à ses lecteurs ? Une ode à la louange d’Osman-Pacha[340] ! Et ce morceau de poésie, qu’il déclare magnifique (ausgezeichnetes Gedicht), il l’emprunte aux colonnes d’une malpropre feuille charivarique bourgeoise, le Kladderadatsch de Berlin.

« ... Qu’un journal socialiste publie, à la louange d’un pacha turc, un dithyrambe en style mystique où on parle de la colère d’Allah et de l’étendard du Prophète, cela nous semble bien déplacé, pour ne pas dire plus. Nous savons du reste qu’en Allemagne beaucoup de socialistes pensent comme nous à l’égard de cette singulière attitude turcophile du Vorwärts. »


Pour prendre congé de Marx et de son fidèle Sorge, je cite, en terminant ce chapitre, quelques passages de la dernière lettre, se rapportant à la période dont il est ici question, écrite à celui-ci par celui-là : elle est du 19 octobre 1877, et Marx y parle en ces termes des affaires d’Allemagne :


En Allemagne, dans notre parti, prévaut un mauvais esprit (macht sich ein fauler Geist geltend), non pas tant dans les masses que parmi les chefs, qu’ils appartiennent à la classe supérieure ou à la classe ouvrière (höherklassigen und Arbeitern).

Le compromis avec les lassalliens a conduit à un compromis avec d’autres demi-socialistes (Halbseiten), à Berlin — voir Most — avec Dühring et ses « admirateurs », et de plus avec toute une bande d’étudiants et de docteurs (mit einer ganzen Bande halbreifer Studiosen und überweiser Doktors), qui veulent donner au socialisme une allure « idéale » et « supérieure », c’est-à-dire remplacer la base matérialiste (qui exige une étude objective sérieuse, si on veut opérer sur son terrain) par la mythologie moderne avec ses déesses Justice, Liberté, Égalité et Fraternité. M. le Dr Höchberg, qui publie la Zukunft, est un représentant de cette tendance et s’est « inscrit » dans le parti[341] — avec les plus « nobles » intentions, je le veux bien, mais je me moque des intentions. Rarement quelque chose de plus misérable que son programme de la Zukunft a vu le jour avec autant de hâblerie.

Les ouvriers eux-mêmes, lorsque, comme Monsieur Most et ses pareils, ils abandonnent l’outil pour devenir des écrivains professionnels, créent toujours du gâchis au point de vue théorique, et sont toujours prêts à se faire les suivants de quelque brouillon de la caste soi-disant « savante ». Le socialisme utopique, avec ses jeux d’imagination sur l’organisation de la société future, — dont nous avions réussi, à si grand peine, à purger depuis bien des années les têtes des ouvriers allemands, ce qui leur avait donné la prépondérance théorique (et, par conséquent, aussi la prépondérance pratique) sur les Français et les Anglais, — sévit de nouveau, mais sous une forme beaucoup plus nulle : on ne peut le comparer à celui des grands utopistes français et anglais, mais à celui de Weitling !...

Le Vorwärts semble avoir pour principe directeur, en ces derniers temps, de recevoir de la « copie » de n’importe qui. Par exemple, dans quelques-uns des derniers numéros, un jouvenceau qui ignore l’abc de la science économique a publié de grotesques révélations sur les « lois » des crises. Il ne révèle rien que sa propre misère intellectuelle. Et maintenant, c’est le tour au présomptueux polisson de Berlin (der nasenweise Bengel von Berlin[342]), à qui l’on permet de faire imprimer, aux frais du « peuple souverain », son humble avis sur l’Angleterre, et les plus grosses bêtises panslavistes, en d’interminables articles, plats et longs comme le ténia (seine unmassgeblichen Gedanken über England and den plattesten Panslawismusblödsian in endlosen Bandwurmartikeln). Satis superque[343] !


Heureusement une Providence tutélaire veillait sur la démocratie socialiste allemande. Bismarck allait lui donner une salutaire secousse en faisant voter, juste un an plus tard, le Sozialistengesetz.




XVI


Du commencement de 1878 à mai 1878.


L’année 1878 devait marquer un grand changement dans mon existence. Depuis longtemps j’avais le désir d’aller vivre à Paris, pour être plus à portée de me livrer aux recherches historiques sur la Révolution française qui toujours — et déjà lorsque j’étais étudiant à l’université de Zürich — avaient occupé ma pensée. Plusieurs de mes amis, le peintre Gustave Jeanneret en particulier, et deux de mes frères plus jeunes, déjà fixés à Paris, m’engageaient vivement à transférer mes pénates dans le milieu parisien, le seul habitable, déclaraient-ils. Aussi longtemps qu’avait vécu la mère de ma femme, je ne pouvais songer à réaliser un semblable projet, car, à son âge, elle n’eût pas consenti à nous suivre, et pour rien au monde sa fille n’eût voulu se séparer d’elle. Mais nous l’avions perdue en 1875 : et j’avais constaté maintenant l’impérieuse nécessité d’arracher ma femme à des influences dont je venais d’éprouver bien vivement les fâcheux effets, et de la transporter dans un milieu plus éclairé. Deux autres raisons encore me poussaient à émigrer. En premier lieu, les relations que j’avais entretenues pendant deux ans avec un éditeur de Berne avaient pris fin dans l’été de 1877, après l’achèvement du troisième roman que j’avais traduit pour lui ; elles avaient été remplacées par celles que je venais de nouer avec une grande maison d’édition parisienne, en-sorte que j’avais la perspective à peu près assurée de trouver à Paris une occupation qui me permettrait de vivre en me laissant du temps pour mes travaux personnels. D’autre part, un mouvement socialiste sérieux semblait commencer à se manifester dans la population ouvrière. parisienne, et quelques-uns de mes camarades étaient déjà allés s’y mêler : Costa, après le Congrès de Gand, s’était rendu à Paris et y faisait de la propagande ; Kropotkine n’avait pas tardé à le rejoindre ; je pensais que bientôt, sans doute, il se passerait dans la grande ville des choses intéressantes. Sans insister davantage sur tout cela, je transcris seulement ce passage d’une lettre écrite de Courtelary à ma femme, le 31 octobre 1877 : « Il m’est bien difficile de le dire par lettre toutes les idées que j’ai relativement à Paris et à nos futurs arrangements... Je pense, d’abord, qu’il m’est impossible de continuer à vivre à Neuchâtel : je n’y trouverais pas de travail[344] ; c’est donc la question du pain, en tout premier lieu, qui me pousse à Paris. Il y a deux autres questions encore dont je ne te parle qu’en passant, mais qui ont pour moi, comme tu sais, beaucoup de valeur : 1° mon développement intellectuel : à Neuchâtel j’étouffe et je m’abrutis, je ne fais pas de mes facultés l’usage que je dois en faire ; 2° mon devoir comme socialiste. »

Je dois ajouter aussi que, dans la région suisse, certaines choses étaient de nature à me contrister et à me décourager. Il fallait bien constater, par exemple, que, sur les bords du Léman, à Genève, à Lausanne, à Vevey, malgré les efforts de quelques camarades dévoués, nous n’avions pas avec nous la masse ouvrière, trop disposée à se laisser égarer par les politiciens ; et que dans l’émigration communaliste, où nous comptions quelques bons amis, un trop grand nombre de proscrits, aigris par l’exil, occupaient tout leur temps à de fâcheuses et bruyantes querelles. À Berne, le mouvement créé par Brousse était en partie factice : et après le procès, presque tous les militants que celui-ci avait suscités ayant disparu, il ne restait à peu près rien de ce qui avait un moment fait figure d’organisation sérieuse. D’ailleurs, l’influence de Brousse, non à Berne seulement, mais dans les montagnes jurassiennes, n’était pas toujours bonne : elle flattait, chez les plus jeunes, le goût des manifestations de parade ; elle s’exerçait, au Val de Saint-Imier et à la Chaux-de-Fonds, dans un sens bien différent de celle qu’avait possédée autrefois Bakounine[345] ; et si une part, dans l’activité personnelle de Brousse, était faite à la propagande théorique, cette propagande s’attachait plutôt à de vaines discussions de mots, à des subtilités quasi-métaphysiques, qu’aux questions d’organisation pratique et de lutte économique, qui dans notre esprit, à nous Jurassiens autochtones, avaient toujours tenu la première place. Mais surtout, la crise de l’horlogerie, devenue de plus en plus intense, produisait au sein des populations de nos villes et villages industriels des conséquences désastreuses : le manque de travail, la baisse des salaires, la misère commençante, loin d’aiguillonner les courages, déprimaient, intimidaient, énervaient les caractères et les volontés. De cet état d’esprit — analogue à celui qui s’était produit dans le terrible hiver de 1870-1871 — nous eûmes une preuve palpable au moment où s’acheva l’année d’abonnement pour le Bulletin. Jusqu’alors, depuis 1872, la marche du Bulletin n’avait cessé d’être ascendante : il avait, à trois reprises, pu agrandir son format ; il avait vu, lentement mais sans interruption, croître le chiffre de ses abonnés ; et maintenant, brusquement, un grand nombre de ces abonnés le quittèrent, déclarant que leur détresse ne leur permettait pas, non seulement de renouveler leur abonnement pour 1878, mais d’acquitter leur abonnement arriéré de 1877. Nous constatâmes en outre, Schwitzguébel et moi, de fâcheuses irrégularités dans l’administration du journal ; nous n’en dîmes rien, mais nous exigeâmes que l’administration du Bulletin fût immédiatement, sous un prétexte quelconque, transférée à la Chaux-de-Fonds.

Le souvenir que j’ai des mois de l’hiver 1877-1878 est presque exclusivement celui d’un travail assidu devant ma longue et large table à écrire, formée de grands plateaux en bois de sapin posés sur deux tréteaux. À l’un des bouts étaient les papiers relatifs à la publication parisienne à laquelle je collaborais ; à l’autre, les papiers concernant le Bulletin et l’Internationale ; au centre, les papiers relatifs au Gazetteer de Keltie, pour lequel je rédigeais à ce moment l’Italie, en m’aidant des volumes d’un vaste Dizionario coregrafico, et d’une carte de l’Italie à grande échelle, en quinze à vingt feuilles qui tapissaient deux parois de la pièce où j’écrivais. Ma santé était ébranlée, je suivais un traitement médical, ne sortant qu’un moment chaque jour pour prendre un peu d’exercice, et me rendant un soir par semaine aux séances du Comité fédéral. Ma petite fille, arrivée à l’âge de fréquenter l’école, avait d’abord, pendant mon séjour à Courtelary, été l’élève de mes sœurs, qui avaient essayé d’organiser à Neuchâtel un « Jardin d’eufants » ; la tentative ayant échoué, la fillette fut envoyée à une petite école particulière, rue Saint-Maurice, à laquelle, grâce aux mœurs patriarcales de l’endroit, elle pouvait se rendre sans être accompagnée : car, à Neuchâtel, écoliers et écolières de tout âge circulent tout seuls dans les rues. Je la conduisais parfois faire des promenades sur les bords du lac, ou bien, par les Zig-zags et le Jardin du prince, dans le vallon de l’Écluse ; et je lui parlais de la grande ville où nous irions bientôt, et dont l’agitation bruyante ferait un si grand contraste avec le silence des rues paisibles de notre petite cité.


Voici l’appel que, dans son premier numéro de 1878, le Bulletin adressait à ses lecteurs :


Le Bulletin de la Fédération jurassienne commence sa septième année d’existence avec une nouvelle administration. On comprendra que, lorsque tout le travail qu’exige l’expédition d’un journal se fait gratuitement, l’équité veut que la tâche soit partagée, et que de temps en temps la besogne passe des mains de ceux qui ont fait leur devoir dans des mains nouvelles. Telle a été la raison qui a motivé le transfert de l’administration de notre journal de Sonvillier à la Chaux-de-Fonds.

La rédaction reste la même, et continuera à s’inspirer des principes qui l’ont guidée jusqu’ici. Ces principes, on les connaît : ce sont ceux au nom desquels le prolétariat des deux mondes s’organise pour revendiquer ses droits ; ceux au nom desquels ont lutté et sont morts les héroïques combattants de la Commune de Paris, ceux pour lesquels souffrent de nombreux martyrs dans la déportation, dans les cachots ou en exil, en France, en Espagne, en Italie, en Russie, en Allemagne.

Indépendant de tous les partis politiques quels qu’ils soient, et n’appartenant qu’à la cause ouvrière et socialiste, le Bulletin offre une tribune libre à tous ceux qui voudront traiter dans ses colonnes des sujets relatifs à la question sociale, y signaler des iniquités, ou y revendiquer des droits méconnus...

C’est le concours effectif apporté à notre œuvre par tous ceux qui souffrent des injustices sociales, par tous ceux qui aiment la liberté, l’égalité et la fraternité, qui seul peut la rendre féconde. Nous appelons donc à nous tous ceux qui travaillent, tous ceux qui espèrent en l’avenir, tous ceux qui veulent lutter pour le droit et la justice.


Dans ce premier numéro, le Bulletin publia une chanson que nous avait adressée notre ami Charles Keller, l’auteur du refrain « Ouvrier, prends la machine » ; elle était intitulée : L’ouvrier n’a pas de patrie. Voici le refrain de cette nouvelle œuvre, qui n’a pas obtenu la popularité de la première :

Bâtard de la riche industrie,
L’ouvrier n’a ni feu
Ni lieu.
L’ouvrier n’a pas de patrie.
Misérable ouvrier, lève aujourd’hui ta main,
Et nous t’acclamerons demain,
République du genre humain[346] .

La fédération du district de Courtelary avait organisé pour le 2 janvier 1878 une grande soirée populaire. Le programme comportait, après une conférence du camarade Arnold Christen, cordonnier, sur le socialisme et la religion, la représentation d’un essai dramatique (dû à Adhémar Schwitzguébel, qui avait gardé l’anonyme) intitulé Une scène de la vie ouvrière : c’était une pièce en un acte, à douze personnages (dont une femme) ; un patron hautain, un ouvrier socialiste et sa femme, un propriétaire bigot, un bourgeois libéral, un jeune ouvrier indécis, un ouvrier noceur, etc. « Pour des critiques habitués au théâtre, la représentation de cette pièce par des ouvriers ignorant l’arf dramatique aurait probablement paru laisser à désirer ; cependant plusieurs personnes compétentes se sont déclarées satisfaites, et l’impression générale a été favorable à notre cause. » (Bulletin.)

Dans le Bulletin du 14 octobre, j’avais écrit que certains corps de métier qui avaient obtenu la journée de dix heures pourraient bien se voir ramenés à la journée de onze heures au nom de la loi sur les fabriques : la réalisation de cette prévision ne se fit pas attendre longtemps. On lit dans le Bulletin du 4 février 1878 :


Les maîtres ferblantiers de Zurich sont en querelle avec leurs ouvriers, et ont fermé leurs ateliers. Voilà plusieurs semaines que le conflit dure. Veut-on savoir ce qui a donné naissance à la querelle ? Les patrons, se fondant sur les dispositions de la loi sur les fabriques, ont voulu ramener à onze heures la journée qui était précédemment de dix heures ; les ouvriers ont résisté, les patrons les ont congédiés.

Voilà donc, ainsi que nous l’avions prédit, la loi sur les fabriques invoquée contre les ouvriers, contre la journée de dix heures ! Les ouvriers de la Suisse allemande, en croyant voter pour un progrès, ont donné à leurs patrons une verge pour les fouetter.


Vers la fin de janvier, le rédacteur de la Tagwacht, Greulicb, fit une tournée de propagande dans la Suisse française pour y réchauffer le zèle des quelques groupes d’ouvriers de langue allemande qui y représentaient l’Arbeiterbund. Le résultat de ce voyage fut de faire constater que dans les trois villes visitées par Greulich, Lausanne, Vevey et Genève, l’Arbeiterbund n’existait guère que sur le papier. On put lire, dans la Tagwacht du 2 février, qu’à Lausanne « le mouvement est presque entièrement endormi » ; qu’à Vevey, la population ouvrière s’était en général abstenue d’aller entendre Greulich, « pour des raisons locales » ; qu’à Genève enfin, le quartier général des agitateurs allemands, la ville où Joh.-Ph. Becker publiait son Précurseur (en français), l’inertie était plus grande encore : « Les corporations les plus actives sont réduites à presque rien (sind ganz bedeutend zusammengeschmolzen) . La soirée familière[347] et l’assemblée ouvrière n’ont réuni que peu de monde (waren schwach besucht) ; aussi ne peut-on, ici non plus, parler de succès (desshalb kann hier auch nicht von Erfolgen berichtet werden). Il nous semble que nos amis de Genève se sont un peu déshabitués de la vie publique et de l’action commune. » En reproduisant ces citations, le Bulletin ajouta :


Ces aveux établissent nettement ce que nous avons déjà dit souvent : C’est que l’Arbeiterbund n’a rien fait et ne peut rien faire dans la Suisse française... Il faut le reconnaître : à Genève, la campagne entreprise depuis 1870, par les meneurs de l’ancien Temple-Unique, contre le socialisme, en faveur du radicalisme bourgeois, n’a que trop bien réussi. La masse des ouvriers genevois, après avoir un moment étonné la Suisse et l’Europe par l’enthousiasme avec lequel elle s’était ralliée autour du drapeau de l’Internationale (de 1867 à 1869), est redevenue inerte, et suit docilement les agents du radicalisme... Il faut espérer, néanmoins, qu’un jour nous verrons la Genève ouvrière se réveiller ; mais ce ne sont ni les conférences allemandes de M. Greulich, ni les articles soporifiques du Précurseur, qui pourront amener ce résultat. Que la France bouge, que Paris revive ; et alors toute la Suisse française se sentira de nouveau électrisée.


Lors de sa fondation, l’Avant-Garde avait été un journal de propagande secrète : son champ d’action exclusif était la France, où elle pénétrait clandestinement. À partir de janvier 1878, elle eut une existence avouée ; le Bulletin annonça en ces termes cette transformation :


Nous apprenons avec plaisir, par une communication de la Commission fédérale de la Fédération française, que l’Avant-Garde, organe de cette Fédération, recevra désormais des abonnés en Suisse. De cette manière, ce vaillant journal, précédemment destiné exclusivement à la propagande en France, pourra nous aider aussi sur le terrain de la propagande en Suisse. Nous recommandons chaleureusement l’Avant-garde à nos lecteurs.


Le roi d’Italie Victor-Emmanuel mourut le 9 janvier 1878. On annonça que son successeur Umberto allait accorder une amnistie ; et en effet, à la fin de janvier, les huit socialistes arrêtés à Solopaca et à Pontelandolfo — qui, peu de temps auparavant, avaient été (sauf Kraftchinsky) transférés de Caserte à Avellino — furent mis en liberté[348]. Quant aux détenus de Santa Maria Capua Vetere, ils n’avaient pu être compris dans l’amnistie, Kraftchinsky excepté, puisque la Chambre des mises en accusation et le procureur du roi relevaient l’un et l’autre à leur charge des actes qualifiés crimes de droit commun.


En janvier parut à Bruxelles un Manifeste du Parti socialiste brabançon, publié par un groupe de socialistes bruxellois, dont la plupart étaient des membres de l’Internationale : ces socialistes déclaraient « adhérer à la fondation d’un Parti socialiste belge, et se constituer en branche brabançonne de ce parti, sur le terrain légal et constitutionnel ». Ce Manifeste portait, au nom de la Commission administrative du groupe, les signatures de César De Paepe et d’Eugène Steens. Les rédacteurs du manifeste avaient eu soin de dire, en terminant, que, « tout en faisant usage des droits constitutionnels et des moyens légaux mis à leur disposition, ils ne prétendaient nullement répudier à jamais les moyens révolutionnaires, et renier ce droit à l’insurrection, dont leurs pères, les communiers flamands et wallons, avaient fait un si fréquent usage » ; mais en même temps ils annonçaient que, dans les élections à la commune, à la province et à la législature, ceux d’entre eux qui étaient électeurs donneraient leurs voix, à défaut de candidats socialistes, « à des candidats suffisamment amis du progrès social pour s’engager à appuyer les réformes actuelles et pratiques ».

Le Bulletin (28 janvier), après avoir reproduit quelques passages de ce manifeste, les commenta ainsi :


Il y a quelques semaines, le citoyen Louis Bertrand, de Bruxelles, déclarait, dans une lettre qu’il nous adressait et que nous avons publiée, que ses amis et lui étaient des opportunistes. Il disait vrai, et le document d’où nous venons d’extraire les lignes ci-dessus en fournit la preuve.

En Allemagne, où l’on vote, on ne vote au moins que pour des candidats socialistes. Les opportunistes brabançons se contentent à moins ; ils voteront pour les candidats des autres partis, à la condition (fort élastique) que ces candidats leur paraissent « suffisamment amis du progrès social ».

Nous doutons que les idées dont MM. De Paepe et Steens viennent de se constituer les champions trouvent beaucoup d’adhérents dans les populations wallonnes. Le Mirabeau, organe des sociétés ouvrières de la Belgique française, tient haut et ferme le drapeau du socialisme révolutionnaire, et les articles qu’il a publiés dans ses derniers numéros, entre autres dans celui du 20 courant, sont une excellente réponse aux partisans de l’État ouvrier et du socialisme légal et constitutionnel.


De Paepe publia un plaidoyer pro domo (car c’était lui, à n’en pas douter, qui était l’autour de ce manifeste, qualifié par L. Bertrand de « document important pour l’histoire des idées socialistes en Belgique »), plaidoyer auquel je répondis dans le Bulletin du 11 février. Je reproduis in-extenso cette réponse, afin de bien montrer quelle altitude entendaient prendre les socialistes jurassiens envers ce mouvement nouveau :


Le Dr De Paepe a essayé, dans une revue bi-mensuelle qui paraît à Lugano, le Socialisme progressif[349], de justifier le récent « Manifeste » des socialistes brabançons, et leur tactique, qualifiée par eux-mêmes d’opportuniste.

« Ce mot, dit-il, aurait besoin d’une explication. Si par opportunistes on entend désigner ceux qui trouvent qu’il y a lieu de se montrer autre que l’on n’est, de déclarer que l’on pense ce que l’on ne pense pas, de voiler la vérité parce qu’on la croit inopportune, dans ce cas nous ne voulons pas de l’opportunisme, parce que cet opportunisme c’est le jésuitisme, c’est le mensonge et l’hypocrisie. Mais si par opportunistes on entend désigner ceux qui sont d’avis que la réalisation pratique de certaines idées justes n’est pas encore possible partout et en toutes circonstances, qu’il n’est pas opportun de vouloir appliquer certains principes avant que les esprits ne soient mûrs pour en accepter l’application et avant que les obstacles ne soient préalablement renversés, alors nous sommes tout ce qu’il y a de plus opportunistes, et nous nous demandons quel est l’homme qui, dans ce cas, n’a pas une certaine dose d’opportunisme. »

À notre tour, nous sentons le besoin de nous expliquer clairement, pour empêcher que le dissentiment de principe qui existe entre nous et les « socialistes brabançons », et ceux qui leur ressemblent, ne soit réduit aux mesquines proportions d’une vaine querelle de mots.

Nous ne reprochons pas aux « socialistes brabançons » d’avoir constaté que certaines idées justes ne peuvent pas encore être pratiquement réalisées, à cause des obstacles qui s’y opposent. C’est là, en effet, une vérité de La Palisse. Jamais aucun révolutionnaire n’a soutenu une thèse contraire. Les obstacles sont trop palpables pour ne pas être sentis ; chacun comprend très bien qu’il faudra les renverser, quand on en aura la force, et que c’est la condition préalable pour la réalisation pratique des idées que nous croyons justes.

Élisée Reclus, un anarchiste, exprimait l’autre jour cette vérité en des termes qui ne laisseront au plus forcené des opportunistes aucun doute sur notre manière de voir à cet égard :

« Certes, disait-il, notre illusion serait grande si, dans notre zèle enthousiaste, nous comptions sur une évolution prochaine des hommes dans le sens de l’anarchie. Nous savons que leur éducation de préjugés et de mensonges les maintiendra longtemps encore dans la servitude. Quelle sera la spirale de civilisation par laquelle ils auront à monter avant de comprendre enfin qu’ils peuvent se passer de lisières ou de chaînes ? Nous l’ignorons, mais, à en juger par le présent, cette voie sera longue[350]. »

Quel est donc le reproche que nous adressons aux « socialistes brabançons » et à ceux qui agissent comme eux ?

C’est de choisir des moyens qui, à notre avis, sont en contradiction complète avec le but qu’ils déclarent vouloir atteindre, et qui les mèneront à tout autre chose qu’à l’émancipation du travail.

Tel est notre grief. Nous ne sommes pas des impatients qui gourmandons les prudents et les réfléchis ; nous sommes des raisonneurs qui tâchons d’être logiques.

Les « socialistes brabançons », de même que les socialistes d’Allemagne, nous annoncent qu’ils veulent, en dernière analyse, la réalisation d’une organisation sociale « qui concilie la plus grande liberté d’action de l’individu avec une appropriation commune des matières premières fournies par le globe et une participation égale de tous dans les avantages du travail commun ».

Et pour atteindre cette forme d’organisation sociale, — qui n’est autre chose, en somme, que l’idéal formulé par les anarchistes, — les « socialistes brabançons » demandent, non la suppression complète du militarisme, mais la transformation des armées permanentes en milices nationales ; non l’organisation de l’instruction intégrale, mais l’introduction de la gratuité de l’instruction primaire ; non l’abolition des cultes, mais la séparation de l’Église et de l’État ; non la suppression des tribunaux, mais le droit accordé à tous les citoyens de faire partie du jury ; non la suppression du parlementarisme, mais l’élection de députés socialistes ou simplement « amis du progrès social », et plus tard l’introduction du suffrage universel !

Et pourtant les mêmes hommes qui aujourd’hui préconisent l’emploi de semblables moyens d’action en ont cent fois démontré la stérilité et le danger il y a quelques années. Nul n’a plus éloquemment fait le procès du suffrage universel, comme moyen d’émancipation politique et sociale, que le Dr De Paepe, qui s’en constitue aujourd’hui l’avocat.

Les « socialistes brabançons » ont changé non seulement de tactique, mais de principes tout en gardant de vagues aspirations socialistes, ils se sont désormais placés, dans la pratique, sur le terrain politique des radicaux bourgeois.

Nous, au contraire, nous sommes restés sur le terrain de la révolution économique. Voilà ce qui nous sépare.

« Ce n’est point par des alliances politiques, — a dit excellemment Élisée Reclus dans cet article dont nous avons déjà cité un passage, — ce n’est point par des œuvres de détail, par des tentatives d’amélioration partielle que nous croyons pouvoir avancer le jour de la Révolution future. Il vaut mieux marcher directement vers notre but que de suivre des voies détournées qui nous feraient perdre de vue le point à atteindre. En restant sincèrement anarchistes, ennemis de l’État sous toutes ses formes, nous avons l’avantage de ne tromper personne, et surtout de ne pas nous tromper nous-mêmes. Sous prétexte de réaliser une petite partie de notre programme, même avec le chagrin d’en violer une autre partie, nous ne serons pas tentés de nous adresser au pouvoir ou d’essayer d’en prendre aussi notre part. Nous nous épargnerons le scandale de ces palinodies qui font tant d’ambitieux et de sceptiques et troublent si profondément la conscience du peuple. »

C’est sur ce mot final que nous nous arrêtons. Nous en avons assez dit. On le voit : la querelle n’est pas entre deux fractions d’un même parti, qui disputent sur des mots. Il s’agit d’une lutte sérieuse de principes, entre un parti d’avenir, qui est socialiste, et rien que socialiste, et un parti politique qui cherche des succès immédiats et qui, par suite, a dû se placer sur le même terrain que tous les autres partis politiques.


En Allemagne, on commençait à faire, dans quelques grandes villes, une propagande qui n’était plus celle de la démocratie socialiste orthodoxe ; et les chefs fulminaient, au nom de la discipline, contre ces « anarchistes » dont les doctrines, « importées de l’étranger », menaçaient de désorganiser le socialisme allemand. En octobre, Emile Werner avait fait à Leipzig une conférence sur « le Congrès de Gand et les principes anarchistes », à la suite de laquelle un certain nombre d’auditeurs ouvriers déclarèrent qu’ils partageaient les idées émises par le conférencier. En décembre, dans la même ville, les démocrates socialistes ayant convoqué une grande assemblée pour recommander la participation aux élections pour le conseil des prudhommes (Gewerbe-Schiedsgericht), Werner proposa une résolution disant que les conseils de prudhommes reposaient sur la théorie bourgeoise de l’harmonie entre le capital et le travail ; et malgré l’opposition de quelques orateurs officiels du socialisme bureaucratique, dont l’un dit qu’il fallait aller « doucement et lentement » (mir immer piano, nur immer langsam) et ne pas écouter ces « anarchistes » qui cherchaient à jeter le trouble dans les esprits, la proposition de Werner obtint l’approbation d’un tiers de l’assemblée. — À Munich, la lutte était engagée entre les autoritaires et les anarchistes depuis l’été de 1877, et une correspondance publiée dans le Bulletin du 4 février 1878 donne des détails sur les débats qui eurent lieu dans plusieurs réunions, et sur les progrès faits par les idées anti-autoritaires. « Parce qu’un des nôtres, écrivait le correspondant, avait dit que le système de la centralisation et de l’autorité ne permet pas aux ouvriers de discuter et de se former une opinion propre, on prétendit que nous insultions les ouvriers et que nous les tenions pour des imbéciles... Ce ne sont encore là que des combats d’avant-garde ; mais avec la nouvelle année nous commencerons une propagande régulière ; nous gagnons toujours plus de terrain. »


Le Congrès ouvrier qui devait se réunir à Lyon s’ouvrit le 28 janvier. Les opinions qui y furent émises formaient une bigarrure assez singulière, et plutôt attristante : opportunisme, démocratie sentimentale, positivisme, mutuellisme, anti-socialisme, toutes ces nuances furent représentées : il y eut même un ou deux orateurs collectivistes, mais ils furent peu écoutés. La majorité repoussa un amendement qui invitait les associations ouvrières « à étudier les moyens pratiques pour mettre en application le principe de la propriété collective du sol et des instruments de travail » ; elle vota en faveur des candidatures ouvrières, chaleureusement recommandées par le délégué Chabert, de Paris, et combattues par le délégué Ballivet, de Lyon (celui-ci était membre de la Fédération française de l’Internationale). L’Avant-Garde apprécia le Congrès en ces termes : « Nous le reconnaissons volontiers, le Congrès de Lyon, pris en lui-même..., est carrément réactionnaire. Mais étudié à la place qu’il occupe, comme second pas dans le réveil qui se produit au sein du prolétariat français, il mérite quelque indulgence. On peut espérer qu’il contient en germe, virtuellement, un parti véritablement socialiste que l’avenir verra se développer. »


Un autre Congrès, celui du Parti socialiste portugais, se tint à Porto du 1er au 4 février. Le programme en fut envoyé au Comité fédéral jurassien par une lettre officielle du Conseil central du Parti, signée Alfredo César Da Silva ; le Bulletin (4 février) le publia, en ajoutant : « Quoique le programme de ce Congrès indique clairement que les socialistes du Portugal suivent une voie qui n’est pas la nôtre, le Comité fédéral jurassien a répondu à la lettre ci-dessus par un salut fraternel adressé aux ouvriers portugais réunis en congrès à Porto ».


On lit dans le Bulletin du 18 février : Une triste nouvelle nous arrive d’Espagne : Severino Albarracin vient de mourir à Barcelone (5 février), d’une phtisie galopante. Beaucoup de nos lecteurs l’ont connu sous le nom de Gabriel Albagès, qu’il a porté durant son séjour en Suisse de 1874 à 1877... Une lettre particulière nous donne sur sa fin les détails suivants : « Dans ses derniers moments, et même lorsqu’il avait déjà perdu la conscience de ce qui l’entourait, il a pensé exclusivement aux choses, faits et aspirations de notre cause ; dans son délire, il parlait surtout des affaires d’Alcoy et de son cheval blanc[351]. Nous lui avons fait un enterrement civil... Publiez cette nouvelle dans le Bulletin, car peut-être la censure ne nous permettra pas de rien dire dans les journaux espagnols. » Albarracin a été une des personnalités les plus énergiques et les plus dévouées de l’Internationale espagnole ; il est resté fidèle à ses convictions jusqu’au dernier moment ; ses amis garderont sa mémoire. »


En Italie, nous avions un correspondant — je ne sais plus si c’était Natta, ou Covelli, ou un autre — qui nous tenait au courant, et nous recevions en outre les quelques journaux qui continuaient à paraître : l’Anarchia n’existait plus, mais il y avait à Naples le Masaniello, à Rimini le Nettuno, le Socialista à Cosenza, le Spartaco à Rome. La Plebe vivait toujours, servant d’organe au socialisme « scientifique », et débitant sur le compte du socialisme révolutionnaire des âneries prétentieuses ; quant au Povero, il poursuivait sa triste campagne d’injures et de calomnies : « Le Povero, de Palerme, — nous écrivait-on (Bulletin du 4 février), — continue à faire de l’ouvrage à bon marché avec nos compagnons qui se trouvent à présent en prison. Il faut convenir que si ses rédacteurs sont des lâches, ses inspirateurs sont plus lâches encore. Du reste, peu de gens lisent le Povero, et, quand l’argent de son principal inspirateur viendra à manquer, il aura vécu. » De Naples, un ami, qui était allé visiter les détenus formant la « bande du Matèse », nous écrivait : « Nos amis supportent courageusement leur captivité, malgré les plus grandes privations et les rigueurs exercées par « ordre supérieur ». Plusieurs d’entre eux sont malades depuis quelques mois déjà ; il en est qui ont contracté des maladies qui pourront abréger leur vie. » Une lettre parue dans le Bulletin du 4 mars nous fit connaître l’arrêt, impatiemment attendu, de la Cour de cassation de Naples : « Le 15 février, la Cour de cassation a jugé le recours du procureur du roi contre l’arrêt de la Chambre des mises en accusation de Naples. La Cour a rejeté le recours du procureur et admis le point de vue de la Chambre des mises en accusation. Mais, par une exception que nous avons peine à nous expliquer, cette même Chambre qui, à l’encontre du procureur, a vu dans les crimes et délits commis à Letino et à Gallo des actes politiques (et par conséquent des actes effacés par l’amnistie), n’a pas envisagé de la même façon l’escarmouche avec la gendarmerie à San Lupo : elle considère les blessures faites à deux carabiniers (dont l’un est mort des suites de sa blessure) comme des crimes de droit commun, ensorte que nos amis sont traduits, de ce chef, devant la cour d’assises de Bénévent pour y être jugés, mais sur ce seul point. »

Un double incident vint fournir prétexte, en Toscane, à de nouvelles persécutions contre les membres de l’Internationale : le 9 février, à Florence, une bombe fut lancée pendant une cérémonie publique ; et le 18, à Livourne, une perquisition chez des socialistes fit découvrir des bombes cachées. Une lettre reçue par le Bulletin donne au sujet de la bombe de Florence les détails suivants :

« À Florence, le jour où fut célébré le service funèbre de Victor-Emmanuel, un certain Cappellini lança sur le cortège funèbre une bombe Orsini, et huit à dix personnes furent blessées plus ou moins grièvement. Je ne sais si ce Cappellini appartient à un parti politique quelconque ; mais il est certain qu’il n’est pas de l’Internationale[352]. Néanmoins la Vedetta, journal de police, dans un article signé XX., profita de l’occasion pour crier contre une association ténébreuse, — l’Internationale, naturellement, — en donnant à entendre que c’était cette association qui avait fait lancer la bombe. Nos compagnons de Florence ont cru devoir protester contre les imputations de Monsieur XX. ; dans une pièce rendue publique, ils ont rappelé ce qu’est l’Internationale, quel est son but, quels sont ses principes ; et, venant à l’accusation spéciale lancée contre les socialistes par le journal de police, ils s’expriment ainsi :


« Nous sommes un parti qui se respecte, et nous n’avons pas besoin, pour notre propagande, de profiter d’occasions et de nous servir de moyens qui nécessairement ne font naître que des sentiments d’indignation et de pitié. Nous attendons des occasions d’un bien autre genre, et nous nous servirons de moyens qui ne sont pas ceux dont Monsieur XX. a pris prétexte pour nous outrager et pour engager l’autorité de police à nous arrêter, à nous priver de la liberté, attendu que notre seule présence est un péril pour cette société dont Monsieur XX. s’est fait le courageux champion. Montrez-le donc, votre courage, Monsieur XX., et signez vos écrits comme nous signons les nôtres. — Les délégués de la Fédération internationale de Florence : Gaetano Grassi, Aurelio Vannini, Francesco Natta.

« Grassi est l’un des huit prisonniers qu’on avait voulu envelopper dans le procès de la bande du Matèse, et qui viennent d’être remis en liberté. »

Quant aux bombes de Livourne, le Bulletin écrivit : « Le journal la Plebe nous apprend que ces projectiles étaient couverts d’une épaisse couche de rouille, et que le bruit public accuse la police de les avoir placés elle-même dans une cachette pour avoir l’occasion d’arrêter des socialistes. Les amis des jeunes gens arrêtés, ainsi qu’une loge maçonnique de Livourne, ont publié d’énergiques protestations. »


Dans les premiers jours de février eut lieu à Leipzig une grande assemblée populaire à la Tonhalle, pour traiter de la question d’Orient : « C’étaient les Sozial-Demokraten qui l’avaient convoquée, afin d’y faire voter des résolutions dans le sens de la brochure publiée dernièrement par M. Liebknecht. Ce fut M. Liebknecht qui ouvrit le débat, en répétant tout ce qu’il a écrit depuis plusieurs mois dans de nombreux articles de journaux... Après lui, un jeune bourgeois national-libéral, le Dr Frenkel, attaqua les Turcs autant que Liebknecht avait attaqué les Russes, et défendit la politique de Bismarck. En troisième lieu, la parole fut donnée à notre camarade Emile Werner, typographe, un socialiste anarchiste. Il demanda : « Que faut-il que deviennent les provinces opprimées ? » En opposition à Liebknecht, qui ne veut pas qu’on touche à l’intégrité de l’empire ottoman, ce qui signifie que les provinces révoltées devraient rester sous le joug des Turcs, Werner exposa le point de vue fédéraliste, par des citations du livre de Bakounine contre Mazzini, qui firent beaucoup d’impression sur l’auditoire ; il déclara que le devoir du peuple allemand était de réclamer, pour ces provinces, la liberté complète de s’organiser comme bon leur semblait. » (Bulletin du 25 février.) Une résolution présentée par Werner ne fut repoussée qu’à une petite majorité ; l’assemblée vota ensuite une autre résolution, identique à celles qui avaient été adoptées dans les réunions organisées par les Sozial-Demokraten en d’autres villes d’Allemagne.


En Russie, le procès des Cent quatre-vingt-treize se prolongeait. Le procureur se vit obligé, faute de preuves, de renoncer aux poursuites contre la majorité des accusés ; et en janvier 1878 cent neuf d’entre eux furent mis en liberté provisoire sous caution, mais sans être acquittés : un nouveau jugement devait statuer sur leur sort. Sur les nombreux détenus qui avaient été enveloppés dans ce procès[353], quarante-trois étaient morts en prison avant le jugement, douze s’étaient suicidés, trente-huit avaient fait des tentatives de suicide qui n’avaient pas réussi, et trente-huit avaient perdu la raison. La sentence du tribunal contre les quatre-vingt-dix-neuf autres fut prononcée en février : Mychkine, qui avait tué un cosaque en 1875 (voir t. III, p. 306), fut condamné à dix ans de travaux forcés ; contre trente-cinq, le tribunal prononça, pour la forme, la peine de plusieurs années de travaux forcés (Chichko, Rogatchef, Mouravsky, Voïnaralsky, Sinégoub, Sajine, Kovalik, Mme Brechkovskaïa, etc.) ou de la déportation en Sibérie (Volchovsky, Kostiourine, Lukaszewicz, etc.) ; mais il recommanda les trente-cinq accusés de cette catégorie à la clémence du tsar, en demandant que la peine des travaux forcés fût commuée en celle de la déportation, et que la peine de la déportation en Sibérie fût remplacée par celle de l’exil dans une province éloignée ; enfin, pour soixante-trois, la détention préventive fut considérée comme tenant lieu de la peine prononcée.

Selon les traditions judiciaires russes, un tribunal qui, après avoir prononcé, pour la forme, une sentence rigoureuse, demandait au tsar d’abaisser l’échelle des peines afin de lui laisser le bénéfice de la clémence, était toujours écouté ; mais cette fois il en fut autrement : le tsar se montra impitoyable, refusa toute atténuation, et ordonna le maintien des peines les plus élevées. Mon ami Michel Sajine (Ross) eut pour sa part cinq années de travaux forcés (dont les années de prison préventive furent déduites) : il fut enfermé, en mai 1878 dans la prison centrale de Kharkof, les fers aux pieds ; après quoi il fut déporté à perpétuité, au commencement de 1882, dans la Sibérie orientale ; là, heureusement pour lui, il retrouva une amie, avec laquelle il se maria, la troisième des sœurs Figner, Eugénie, qui avait été déportée dans le gouvernement d’lrkoutsk à la suite de la découverte du complot formé en 1880 pour faire sauter le Palais d’hiver. On sait que l’amnistie de 1897, au couronnement de Nicolas II, rendit à la liberté les condamnés politiques, excepté ceux qui, à partir du règne d’Alexandre III, avaient été enfermés à Schlüsselbourg.

Les événements de Russie, l’emprisonnement et la disparition de presque tous ceux des propagandistes que j’avais connus, m’avaient laissé une profonde impression de chagrin ; et la lecture du roman de Tourguénief, paru en 1877, Nov (traduit en français sous le titre de Terres Vierges), que j’avais lu à Courtelary, m’avait incité à douter de la possibilité du succès d’une révolution en Russie : le personnage de Nejdanof, qui, au dénouement, s’éveillant enfin de son rêve décevant, s’aperçoit que les paysans ne le comprennent pas, me semblait symboliser tristement la destinée de mes jeunes amis. Je me trompais, heureusement ; l’idée révolutionnaire ne pouvait périr ; de nouveaux militants allaient prendre la place des propagandistes frappés[354], et, dès le 5 février 1878, le coup de pistolet tiré par Véra Zassoulitch sur le préfet de police Trépof fit voir avec quelle indomptable énergie les socialistes russes devaient continuer la lutte.


En France, une grève éclata le 25 février à Montceau-les-Mines. Le gouvernement envoya contre les grévistes la gendarmerie d’abord, puis la troupe ; et ce qui devait forcément se produire ne manqua pas d’arriver. « Le sang a coulé à Montceau, comme il fallait s’y attendre. Les soldats ont chargé à la baïonnette un attroupement d’ouvriers, et en ont blessé plusieurs. On infligera aux blessés quelques mois de prison, et on décorera les soldats : c’est dans l’ordre. La grève continue. » (Bulletin du 18 mars.)


Dans les premiers jours de mars arriva la nouvelle de la signature du traité de San Stephano (3 mars) : la guerre entre la Turquie et la Russie était terminée, mais la question d’Orient n’était pas résolue. « L’avenir — écrivions-nous — ne dépend pas de l’action de la diplomatie ; il dépend des progrès plus ou moins rapides du socialisme. »


Dans la seconde quinzaine de février, une nouvelle bien inattendue nous parvint : le gouvernement du canton de Berne, redoutant qu’à l’occasion de l’anniversaire du 18 mars une manifestation n’eût lieu de nouveau dans sa capitale, prenait des mesures de défense militaire pour le maintien de l’ordre. Voici ce que publia le Bulletin du 25 février :


Nous apprenons que le département militaire du canton de Berne vient d’ordonner la mise de piquet de la batterie d’artillerie no 12 pendant la journée du dimanche 17 mars prochain.

Il n’est pas difficile de comprendre la signification d’une mesure pareille : c’est une véritable provocation à l’adresse des socialistes qui pourraient être tentés de déployer le drapeau rouge à Berne à l’occasion de l’anniversaire du 18 mars.

Mais le gouvernement bernois en sera pour ses frais ; c’est en pure perte qu’il aura fait charger ses canons et mis de piquet ses artilleurs : il n’y aura pas de bataille rangée dans les rues de Berne.

Eh quoi donc ! parce que l’an dernier les socialistes, ayant organisé une manifestation paisible dans une ville où ils croyaient que régnait la liberté, sont tombés dans le guet-apens du préfet de Wattenwyl, on feint de croire que ces socialistes méditent une revanche belliqueuse, et on se prépare à les recevoir à coups de canon !

Quelle niaiserie !

La revanche, nous l’avons prise à Saint-Imier, au Congrès du 5 août dernier, où nous avons déployé le drapeau rouge en tête du cortège d’internationaux qui a parcouru les rues de la ville ; nous l’avons prise ensuite pendant les trois jours du procès de Berne, lorsque nous avons flétri devant le tribunal les procédés de la police bernoise et revendiqué nos droits ; nous la prendrons encore dans l’avenir, non en rossant quelques pauvres diables de gendarmes, agents inconscients d’un pouvoir qui les contraint à l’obéissance, mais en travaillant à la démolition de la vieille société bourgeoise et des gouvernements tant républicains que monarchiques.

Avant 1876, les Sections jurassiennes ont toujours célébré l’anniversaire du 18 mars dans des réunions purement locales, sans bannière ni musique ; les personnes sympathiques à la cause socialiste s’assemblaient au local de la section, et c’était tout. Mais, en 1876, quelques réfugiés français proposèrent une réunion générale à Lausanne : l’idée était nouvelle, elle fut trouvée bonne ; la réunion eut lieu et fut consacrée à une discussion sur le principe de la Commune. L’année suivante, la section de Berne crut utile de convoquer une seconde réunion générale, pour continuer la discussion commencée à Lausanne ; cette invitation fut acceptée par la plupart des sections : on sait comment la police bernoise s’y prit pour transformer en une sanglante bagarre ce qui devait être une réunion publique destinée à de simples débats théoriques.

La Fédération jurassienne entend-elle déroger une troisième fois à ses habitudes, en convoquant de nouveau, pour le 18 mars 1878, une assemblée générale ? Y a-t-il quelque circonstance spéciale qui motive cette mesure ? Aucune section, que nous sachions, n’a pris l’initiative d’une proposition de ce genre. En tout cas, si une réunion générale devait avoir lieu, elle se tiendrait, conformément à la pratique toujours observée dans notre Fédération, dans quelque ville nouvelle, telle que Genève, Fribourg, Neuchâtel ou la Chaux-de-Fonds. Mais il nous parait probable qu’on en reviendra, pour cette année, aux anciennes habitudes, et que l’anniversaire du 18 mars sera célébré dans les sections.

Le gouvernement de Berne, en nous menaçant de son artillerie, n’aura donc fait que prêter à rire à la Suisse tout entière.


Dans son numéro suivant, le Bulletin inséra la lettre que voici (l’original était en allemand), écrite par un membre de l’Arbeiterbund de Berne :


Berne, le 25 février 1878.
À la rédaction du Bulletin de la Fédération jurassienne.

Je lis à l’instant, dans votre dernier numéro, que le département militaire bernois a ordonné la mise de piquet de la batterie n° 12 pour le 17 mars ; et vous présumez que le gouvernement a simplement voulu, par là, adresser une provocation à ceux qui voudraient célébrer l’anniversaire du 18 mars.

Selon toute probabilité, la mesure prise par le département militaire a été occasionnée par les bruits qui circulent en ce moment dans la ville de Berne ; et quant à l’origine de ces bruits, voici ce que j’ai à vous communiquer.

Dans la commission de propagande des sections bernoises de l’Arbeiterbund, on a discuté la question de la célébration du 18 mars. Alors un certain nombre de miliciens ont offert, dans le cas où aurait lieu un cortège avec le drapeau rouge, d’escorter le drapeau avec leurs fusils Vetterli[355], et, en cas de besoin, de faire usage de leurs armes, si le drapeau était attaqué.

Cette question doit être discutée dans une réunion encore plus nombreuse, qui prendra une décision définitive à ce sujet. Je ne puis donc pas vous dire encore d’une manière positive si nous organiserons un cortège avec le drapeau rouge. En tout cas, si la chose se fait, et que le drapeau soit attaqué, l’affaire sera plus sanglante que la dernière fois, car l’exaspération de la population ouvrière de la ville de Berne devient de jour en jour plus grande. Aussi les assaillants pourraient bien ne pas remporter la victoire.

Salut démocratique et social.

F. Wegmüller,
membre de l’Arbeiterbund de Berne.


Ce qui faisait surtout l’intérêt de cette lettre, c’est que c’était un membre de l’Arbeiterbund qui l’avait écrite. Il y avait donc, parmi les ouvriers de la Suisse allemande, des hommes qui ne reculeraient pas devant l’action, et qui étaient résolus, au besoin, à repousser la force par la force ! C’était là du nouveau. Et dans le même numéro du Bulletin il y avait une lettre d’un membre de l’Arbeiterverein de Thoune, qui affirmait les sympathies de cette société (adhérente à l’Arbeiterbund) pour les idées anarchistes !

S’obstinant jusqu’au bout dans la gaffe, le gouvernement de Berne, loin de chercher à réparer sa première maladresse, donna au public un spectacle grotesque. Je copie dans le Bulletin du 25 mars le récit de cette bouffonnerie énorme :


Les Ours de Berne.

Le gouvernement bernois s’est rendu la risée de la Suisse entière. Nous avons déjà parlé de la mesure prise par lui en février, lorsqu’il avait décidé, en vue d’une célébration possible de l’anniversaire du 18 mars à Berne, la mise de piquet de la batterie n° 12. L’hilarité soulevée par cette résolution saugrenue aurait dû servir d’avertissement à ses auteurs : mais non ; il était écrit que ces hommes d’État mal chanceux se fourvoieraient jusqu’au bout, et qu’ils donneraient tête baissée dans le ridicule à un degré que n’auraient pas osé espérer leurs plus cruels ennemis.

Le 15 mars, le Conseil exécutif du canton de Berne a pris l’arrêté monumental qu’on va lire, et qui a été aussitôt placardé à profusion sur tous les murs de la cité des Ours :

« Arrêté.

« Les informations recueillies par la police donnant lieu de penser qu’à l’occasion de l’anniversaire de la Commune de Paris, le lundi 18 mars, les anarchistes ont l’intention de faire de nouveau une démonstration publique dans la ville de Berne… ;

« Considérant, etc., etc.,

« Le Conseil exécutif arrête :

« 1° Toute démonstration publique, durant les journées du dimanche 17 et du lundi 18 mars, de la part des anarchistes et de toutes sociétés ou personnes qui pourraient se joindre à eux dans cette circonstance, est interdite ;

« 2° Tout cortège d’autres sociétés est également interdit durant ces jours-là ;

« 3° La direction militaire est autorisée, pour renforcer le personnel de la police cantonale et municipale, à ordonner la mise de piquet, et au besoin la mise sur pied, des troupes nécessaires…

« Berne, le 15 mars 1878.

« Le président du Conseil exécutif : Teuscher. »

Cet arrêté était complété par deux ordres du directeur militaire, Wynistorf, prescrivant la mise sur pied du bataillon de landwehr n° 28, pour le dimanche 17 mars, à dix heures du matin, et la mise de piquet du bataillon de landwehr n° 30. En outre, le directeur de justice et police nommait, en qualité de commandant de place, le lieutenant-colonel et inspecteur de police A. von Werdt, et prescrivait à tous ceux que cela pouvait concerner de prêter obéissance à ses ordres.

Qu’est-ce qui avait pu faire prendre au gouvernement bernois des décisions aussi éminemment marquées au coin de l’aliénation mentale ?

Est-ce que les anarchistes — le nom est désormais consacré par l’emploi qu’en font nos adversaires — avaient annoncé l’organisation d’une manifestation publique dans la ville de Berne ?

Pas le moins du monde. Le Bulletin du 25 février dernier avait déclaré, au contraire, qu’il n’y aurait probablement, cette année, aucune manifestation de ce genre, et qu’en tout cas, s’il s’en faisait une, ce ne serait pas à Berne qu’elle aurait lieu.

Mais les hommes de gouvernement sont malins. Ils savent que les anarchistes sont d’affreux conspirateurs, et que, par conséquent, lorsqu’ils annoncent qu’ils ne feront pas de manifestation à Berne, c’est uniquement pour donner le change sur leurs intentions… Lorsqu’il fut bien constaté que partout les internationaux se tenaient parfaitement tranquilles, le gouvernement de Berne s’écria : « Plus de doute ! Ils ne bougent pas, donc ils préparent une révolution : sauvons la patrie ! » Et vite il appelle aux armes deux bataillons.

La proclamation gouvernementale avait donné la chair de poule aux bons Bernois, et vraiment il y avait bien de quoi. Quand le public voit mettre une ville en état de siège, il se figure naturellement qu’il va se passer des choses terribles. Aussi, deux jours durant, les bourgeois de Berne se sont-ils attendus, à l’arrivée de chaque train, à voir l’invasion socialiste pénétrer dans leur murs, et à assister à toutes les horreurs que pouvait enfanter une imagination en délire.

Quand ils ont vu enfin que rien n’était venu, et qu’aucun anarchiste n’avait témoigné la moindre velléité de mettre Berne à feu et à sang, ils se sont demandé si le gouvernement avait voulu mystifier le public. Et ils ont fini par comprendre que c’était le gouvernement lui-même qui avait donné, sans sourciller, dans la plus colossale mystification.

Alors ç’a été partout un immense éclat de rire. Selon l’expression de l’Intelligenzblatt, « on s’était payé la tête du gouvernement (die Riegierang hatte sich einen Bären aufbinden lassen) ». Sans avoir eu besoin de se déranger, rien qu’en laissant agir la sottise de leurs ennemis, les anarchistes se trouvaient avoir pris la plus divertissante de toutes les revanches.

Il n’y a qu’une ombre au tableau : c’est que cette bouffonnerie gouvernementale a coûté quelques milliers de francs, et que c’est le peuple qui paiera la carte.


On écrivit de Berne au Bulletin, en date du 19 mars :

« Vous connaissez déjà le texte officiel des arrêtés pris par le gouvernement à l’occasion du 18 mars. Voici d’autres renseignements non officiels, mais qui n’en sont pas moins authentiques. On avait ordonné de préparer à l’hôpital de l’Île des lits pour les morts et les blessés : les uns disent quinze, les autres trente. Quand le gouvernement a décidé de mettre sur pied un bataillon, il avait d’abord fait choix du bataillon d’élite no 16 ; mais sur l’observation qui lui fut faite par un officier, que dans ce bataillon il y avait beaucoup de socialistes, il choisit de préférence le 28e bataillon de landwehr, composé de petits boutiquiers et de bourgeois.

« À la lecture des affiches du gouvernement, grande consternation dans la ville de Berne. On répétait partout : « Les communards arrivent, on va brûler Berne ! »

« Le dimanche matin, partout des soldats, des détachements de gendarmerie et de police municipale. Le bataillon de landwehr mis sur pied s’est rendu à la caserne accompagné d’une foule énorme. À partir de dix heures, toute cette foule stationnait devant la gare, attendant le train par lequel, disait-on, devaient arriver les communards. Dans l’après-midi, il n’y avait pas moyen de pénétrer dans la gare ; les pauvres voyageurs étaient bien gênés, la foule et la police leur livraient à peine passage.

« Un détail comique. Un individu, arrivé par l’un des trains, portait sous le bras un rouleau de toile. Aussitôt la foule l’entoure, on court après lui : « C’est le drapeau rouge ! » La police arrête le malheureux voyageur, et le contraint à ouvrir son paquet : c’étaient des effets et du linge.

« Durant toute la nuit du dimanche au lundi, de fortes patrouilles ont fait le service de sûreté dans les rues.

« Beaucoup de familles, dans leur frayeur, avaient quitté la ville. Un sergent de landwehr, en quittant son domicile pour se rendre à la caserne, avait cloué sa porte en prévision du pillage.

» Le dimanche à deux heures, L’Arbeiterbund a tenu une réunion au Biergarten, rue d’Aarberg. Il y avait beaucoup de monde, des bourgeois en grand nombre y étaient allés par curiosité. Les orateurs de l’Arbeiterbund ont parlé de la Commune de Paris, de sa signification, et ont blâmé l’acte du gouvernement bernois. Il a été fait une proposition d’organiser séance tenante un cortège avec le drapeau rouge ; mais la proposition a été repoussée, afin, a-t-on dit, de ne pas donner raison au gouvernement. La séance s’est terminée sans incident.

« Le dimanche soir, à huit heures, la section de l’Internationale s’est réunie. Outre les membres de la section, un certain nombre d’invités étaient présents. Des discours ont été prononcés, rappelant le souvenir de la Commune. Quelques-uns des invités ont pris la parole pour exprimer leur indignation contre le gouvernement, en ajoutant qu’ils partageaient complètement les principes professés par les membres de l’Internationale, et qu’ils ne différaient avec eux que sur le choix des moyens. La soirée se termina par un banquet.

« Tout le lundi, les militaires et la police furent encore sur pied ; mais le public était moins nombreux, parce qu’il neigeait.

« Quand les deux journées se furent achevées sans aucun incident, les plus chauds partisans du gouvernement se mirent eux-mêmes à se moquer de lui. Les militaires étaient furieux qu’on les eût mis sur pied inutilement, et arrachés sans raison sérieuse à leurs occupations journalières (la plupart sont des petits commerçants). On raconte que, dans la nuit, les soldats se sont battus entre eux à la caserne : les uns avaient pris parti pour les communards, les autres pour le gouvernement.

« On dit encore bien des choses, mais je n’ai pas le temps de vérifier tous les bruits qui courent ni de vous en écrire davantage. — L. »

Voici comment l’Intelligenzblatt, journal réactionnaire de Berne, parla de ces bizarres événements :

« Ce qu’il y avait de comique dans la chose, c’est que chacun se montrait de la plus belle humeur. Les partisans des communards faisaient bonne mine à mauvais jeu : ils narguaient le gouvernement qui, disaient-ils, s’était laissé prendre à une énorme mystification, et s’égayaient aux dépens de « l’état de siège » ; les autres se réjouissaient sincèrement de voir que la paix n’avait pas été troublée.

« Quant aux miliciens de la landwehr, ils n’ont malheureusement pas fait une impression très favorable. La plupart de ces « braves guerriers » s’étaient grisés pour se donner du courage, et leur commandant a été obligé d’en mettre un très grand nombre à la salle de police. »


Il y eut des réunions commémoratives, soit le dimanche 17, soit le lundi 18, à Saint-Imier, à la Chaux-de-Fonds, à Zürich, à Fribourg, à Lausanne, à Genève, etc. Je me borne à donner, d’après le Bulletin, le compte-rendu de la réunion de la Chaux-de-Fonds, à laquelle j’assistai :

« Le Section internationale de la Chaux-de-Fonds, d’accord avec les ouvriers de langue allemande de l’Arbeiter-Union de cette ville, avait convoqué une réunion publique le dimanche 17 mars, à deux heures de l’après-midi, au restaurant Beau-Site, pour solenniser l’anniversaire de la Commune. Quelques amis des localités voisines s’étaient rendus à la Chaux-de-Fonds à cette occasion. La grande salle du restaurant Beau-Site, aux fenêtres de laquelle flottait le drapeau rouge, se trouva trop petite pour le nombreux public qui s’était rendu à la convocation. Une société de chant allemande ouvrit la séance en exécutant l’Arbeiter-Marseillaise ; puis des discours furent prononcés, en français et eu allemand, par Pindy, Kämpf, Adhémar Schwitzguébel, James Guillaume, Libeaux, Pabst, Auguste Spichiger. Un socialiste russe parla de l’influence exercée sur le mouvement socialiste en Russie par la Commune de Paris. Plusieurs hommes politiques appartenant aux partis adversaires étaient présents, mais aucun d’eux ne prit la parole, malgré les invitations réitérées du président.

« L’impression générale est que cette réunion publique a été l’une des mieux réussies qui aient été tenues depuis longtemps à la Chaux-de-Fonds. Le soir, une soirée familière a encore réuni les membres de l’Internationale et les ouvriers de langue allemande. »


Peu de temps après la mort de Bakounine, sur le désir exprimé par mes amis (voir p. 39), j’étais entré en correspondance avec sa veuve au sujet des manuscrits laissés par lui, et j’avais offert mes services pour la publication de ceux d’entre eux qu’il paraîtrait utile d’imprimer. Mme Bakounine avait conservé à l’égard de Cafiero et de Ross des sentiments d’animosité, et j’étais leur ami : aussi hésita-t-elle à acquiescer à ma demande. Elle finit toutefois par se décider à constituer un comité de quatre amis, qui s’occuperait avec moi de la publication projetée : ce comité comprenait Saverio Friscia, Elisée Reclus, Emilio Bellerio et Arthur Arnould. Vers la fin de 1876, je reçus, de Como où résidait à ce moment Mme Bakounine, une petite caisse contenant, m’écrivait-on, tous ceux des manuscrits et fragments de manuscrits qui n’avaient pas un caractère strictement personnel et confidentiel. J’examinai le contenu de la caisse, et j’y trouvai, avec la suite du manuscrit de l’Empire knouto-germanique (suite que j’avais déjà eue entre les mains au printemps de 1871 et que Bakounine m’avait reprise en retournant à Locarno le 30 mai : voir t. II, p. 160), quantité de papiers formant un véritable chaos, et qu’il était très difficile de classer. Je remis alors ce travail à un temps où j’aurais quelque loisir. Il fallait d’ailleurs, avant tout, songer à réunir les ressources nécessaires à l’impression d’un volume ; et l’état de nos finances ne faisait guère prévoir la possibilité d’y réussir ; un émigré russe, Elpidine, ouvrit une souscription à Genève, et recueillit une somme de 71 fr. ; ce fut tout. Lorsque mon projet d’aller habiter Paris eut pris de la consistance, et que je vis approcher le moment de l’exécuter, je songeai à remettre entre des mains sûres la précieuse caisse de manuscrits, et je m’adressai à Élisée Reclus[356] : il accepta d’en recevoir le dépôt, et ce fut Kraftchinsky, tout récemment sorti de la prison de Santa Maria Capua Vetere à la suite de l’amnistie, et provisoirement en séjour à Genève ou dans les environs, qui vint à Neuchâtel, en mars ou avril, prendre chez moi la petite caisse pour la transporter chez Reclus.

J’ai dit (p. 293) que j’avais écrit un article pour la revue du Dr Wiede, die Neue Gesellschaft. J’étudiais, au cours de l’hiver 1877-1878, les détails de la conspiration de Babeuf et du procès de Vendôme ; mais je n’avais d’autres sources à ma disposition que le Moniteur, et l’ouvrage de Ph. Buonarroti (j’avais acheté, de rencontre, un exemplaire de l’édition originale). J’eusse désiré, une fois à Paris, consulter aux Archives d’autres documents, et, si possible, écrire une histoire complète de cet intéressant épisode révolutionnaire (c’est un projet que d’autres travaux m’ont fait abandonner). En attendant, je rédigeai un court résumé de ce que je savais, et ce résumé, traduit en allemand, parut dans les numéros de mai et de juin 1878 de la Neue Gesellschaft.

Costa était toujours à Paris, où, après sa journée de travail (il avait trouvé une occupation comme garçon de magasin), il faisait de la propagande dans quelques milieux ouvriers. Mais ses allures l’avaient fait remarquer, on le surveillait, et son exubérance pouvait devenir compromettante non seulement pour lui, mais pour ceux qu’il fréquentait. De Paris, on écrivit au Comité de la Fédération française pour se plaindre ; Pindy et Brousse exhortèrent, par lettres, Costa à plus de prudence ; et, comme ils n’obtenaient rien, ils me demandèrent d’intervenir ; j’écrivis donc à mon tour à Costa pour lui donner les mêmes conseils. Mais la conduite inconsidérée de Costa avait déjà produit les résultats que nous redoutions : le 22 mars au matin, il était arrêté, et en même temps que lui on emprisonnait un certain nombre de membres de l’Internationale parisienne[357]. Outre le mal que firent ces arrestations, en désorganisant les groupes de propagandistes, il y avait là, pour moi personnellement, un fâcheux contretemps : car si ma lettre à Costa avait été saisie chez lui, j’allais me trouvé mêlé à son procès, et il eût été fort imprudent de me rendre à Paris dans ces conditions. Or, justement, j’avais compté partir au commencement d’avril ; et au dernier moment, je me voyais forcé d’ajourner l’exécution de mon projet. J’écrivis à Levachof (Pierre Kropotkine) — qui, au commencement de l’hiver, avait transporté sa résidence de Londres à Paris — pour lui demander conseil et le prier de se renseigner, si possible, auprès de l’avocat de Costa ; mais Pierre lui-même se trouvait dans une situation périlleuse : « Je n’échappai à une arrestation, a-t-il écrit dans ses Mémoires, que grâce à un quiproquo. La police cherchait Levachof, et elle alla arrêter un étudiant russe dont le nom ressemblait beaucoup à celui-là ; tandis que moi, qui avais donné mon vrai nom de Kropotkine, je pus continuera rester à Paris encore quelque temps. » Vers la fin d’avril il se décida à se mettre en sûreté, et, quittant Paris, il alla se fixer momentanément à Genève.

En prévision de mon départ, j’avais dû donner, pour la fin de mars, ma démission des fonctions de rédacteur du Bulletin. En outre, le Comité fédéral jurassien, par le départ de Gustave Jeanneret (qui avait eu lieu en juillet 1877) et par le mien, allait se trouver réduit à deux membres, Fritz Wenker et Henri Robert ; la Section de Neuchâtel demanda donc que le Comité fédéral fût transféré dans une autre localité, et ce fut la fédération du district de Courtelary qui fut désignée pour succéder à Neuchâtel. Quant au Bulletin, nous avions reconnu, après avoir bien pesé le pour et le contre, que le seul parti à prendre était d’en suspendre la publication ; il fut donc décidé que le numéro du 25 mars 1878 serait le dernier ; en tête de ce numéro parut l’article suivant, par lequel, en expliquant les motifs d’une disparition qu’on espérait ne devoir être que momentanée, le Bulletin prenait congé de ses lecteurs :


Suspension de la publication du Bulletin.

Les sections de la Fédération jurassienne de l’Internationale ont été appelées, par une récente circulaire de leur Comité fédéral, à examiner la situation de leur organe ; et elles ont décidé à l’unanimité, sauf une exception, que le Bulletin devait suspendre sa publication.

Les motifs de cette mesure sont la diminution du chiffre des abonnés, qui s’est produite lors du renouvellement de l’abonnement en janvier dernier, et le peu de régularité avec lequel s’est effectué le paiement des abonnements de l’année dernière.

Un nombre considérable d’abonnés, en 1877, avaient prié l’administration du Bulletin de les dispenser de payer l’abonnement d’avance, et d’avoir patience jusqu’à la fin de l’année[358]. L’administration, prenant en considération la cruelle situation où la crise a mis la plupart des ouvriers, ne crut pas devoir opposer un refus aux demandes de ce genre. Mais il se trouva que, l’année finie, les abonnés retardataires, soit négligence, soit impossibilité matérielle, ne réglèrent pas leur compte, et laissèrent l’administration en présence d’une dette qui dut être couverte par des souscriptions particulières ; de plus, la plupart de ces abonnés ne renouvelèrent pas leur abonnement.

Il eût été possible, en imposant aux sections des sacrifices qu’elles eussent certainement consenti à accepter, de continuer la publication du Bulletin. Mais on avait à se demander s’il était dans l’intérêt du parti socialiste du Jura d’employer la plus grande partie de ses ressources financières à procurer une existence artificielle à un journal ; et l’opinion qui a prévalu, c’est qu’il valait mieux attendre une reprise des affaires, qui, en assurant aux ouvriers un travail plus régulier et mieux payé, permettrait à ceux qui avaient dû renoncer à l’abonnement au Bulletin de s’inscrire de nouveau parmi ses abonnés.

Nous savons que cette décision sera pénible pour plus d’un : le Bulletin s’est créé un cercle de lecteurs assidus et sympathiques, qui le verront disparaître avec un sentiment de chagrin. Eh bien, que ces lecteurs, que ces amis nous restent fidèles durant la suspension momentanée que nous devons nous imposer ; et, lorsque les circonstances nous permettront de rentrer dans la lice, qu’ils veuillent bien nous apporter de nouveau leur précieux concours.

Il reste d’ailleurs un nombre suffisant d’organes socialistes de langue française pour que nous soyons assurés que les principes que nous avons défendus continueront à être représentés et propagés d’une manière convenable. Contentons-nous de citer le Travailleur, de Genève, revue mensuelle[359] ; le Mirabeau de Verviers, organe hebdomadaire[360] ; l’Avant-Garde, organe de la Fédération française de l’Internationale[361]. Ce dernier journal, que nous recommandons spécialement aux lecteurs du Bulletin, pourra, mieux que tout autre, combler le vide momentané que laissera notre disparition.

En nous retirant de l’arène, nous avons la conscience de n’avoir pas travaillé en vain, durant six ans, à la propagande des idées socialistes. Notre modeste feuille a été, lors du conflit entre les autoritaires et les anti-autoritaires dans l’Internationale, un des premiers champions du principe fédéraliste ; elle a contribué dans la mesure de ses forces à la défaite du Conseil général, et les principes qu’elle représentait sont aujourd’hui acceptés même par nos anciens adversaires : aucune organisation internationale n’est désormais possible que sur la base de la fédération et de l’autonomie des groupes. Quant à notre programme économique et politique, — Anarchie et Collectivisme, c’est-à-dire « liberté dans la communauté », — il est de mieux en mieux compris, et le nombre des esprits sérieux qui s’y rattachent devient tous les jours plus considérable.

Aussi, pleins d’espoir dans l’avenir, prenons-nous congé de nos lecteurs en répétant le cri qui fut notre devise : Vive la prochaine émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes !


Le 30 mars mourait à Neuchâtel, dans sa quatre-vingt-troisième année, après quelques jours de maladie, notre ami Charles Beslay. Des proscrits de la Commune, venus de différentes parties de la Suisse, lui firent des obsèques solennelles, auxquelles j’eus le regret de ne pouvoir assister : en rentrant à mon domicile au sortir de la chambre mortuaire, le dimanche 31, j’avais été saisi par le froid (il faisait une bise glaciale), et je dus me mettre au lit avec une fièvre violente. Beslay ne partageait pas nos opinions sur plus d’un point, mais c’était un brave homme, très sincère et très courageux : j’ai conservé avec lui jusqu’à la fin les relations les plus cordiales.

En mars ou avril, je reçus d’un avocat de Neuchâtel, dont j’ai oublié le nom, l’invitation d’avoir à verser entre ses mains la somme de trois cents francs, montant de l’indemnité allouée le 18 août 1877 par le tribunal de Berne au gendarme Lengacher, et que j’étais condamné à lui payer, solidairement avec dix-sept camarades. Je fis part de la nouvelle à mes amis, et aussitôt une souscription fut ouverte afin de me mettre en mesure de payer non seulement l’indemnité de Lengacher, mais aussi, éventuellement, celles des trois autres gendarmes et des deux civils. En peu de jours, le produit de la souscription me permit de verser entre les mains de l’avocat la somme de 303 fr. 55 qui m’était réclamée. Quant aux autres bénéficiaires de l’arrêt du tribunal, je n’entendis pas parler d’eux.

Le nouveau Comité fédéral jurassien fut composé de Jules Lœtscher, graveur, à Sonvillier, secrétaire correspondant ; Joseph Lampert, graveur, à Sonvillier, secrétaire des séances ; Arnold Christen, cordonnier, à Saint-Imier, trésorier ; Henri Brætschi, monteur de boîtes, à Saint-Imier ; et Fritz Huguenin, graveur, à Sonvillier. Il tint sa première séance le 18 avril 1878. En mai, Lampert, ayant quitté Sonvillier, fut remplacé par Paul Courvoisier ; Arnold Christen le fut, quelques jours après, par J. Hoffmann. Le procès-verbal du 20 juin 1878, que j’ai sous les yeux, donne les indications suivantes relativement aux fonds qui avaient été recueillis à l’occasion des événements du 18 mars 1877 à Berne et du procès qui en avait été la conséquence :

Souscription pour les ouvriers de Berne renvoyés par leurs patrons à la suite de la manifestation du 18 mars.

Fonds recueillis. . . . . . . . . 291 fr. 80

Sommes distribuées . . . . . .168 » —

Solde en caisse. . . . . . . . . . . 123 fr. 80

Souscription en faveur des familles des condamnés du procès de Berne.

Fonds recueillis. . . . . . . . . . .615 fr. 30

Sommes distribuées. . . . . . .585 » 10

Solde en caisse. . . . . . . . . . . 30 fr. 20

Souscription pour couvrir les indemnités allouées aux quatre gendarmes et aux deux civils (s’élevant au total à 470 fr.).

Produit. . . . . . . . . . . . . . . . . 587 fr. 80

Dépenses. . . . . . . . . . . . . . . .303 » 55

Solde en caisse. . . . . . . . . . . 284 fr. 25


Cependant le mois d’avril arrivait à sa fin : il m’était impossible de différer plus longtemps mon départ pour Paris, sous peine, m’écrivait-on, de perdre le travail de compilation et de traduction dont j’avais été chargé par une maison d’édition. Je me décidai donc à aller m’assurer par moi-même si je pourrais séjourner en France sans être expulsé ou arrêté, et si, en outre, je trouverais dans le milieu parisien des moyens réguliers d’existence. Je partis, seul, le 1er mai 1878, le jour même de l’ouverture de l’Exposition universelle ; ma femme devait me rejoindre un peu plus tard avec notre enfant, si la situation, après examen, me paraissait tenable. Mes premières impressions, à Paris, furent optimistes : je n’y arrivais point fatigué et découragé, mais, au contraire, plein d’ardeur au travail et résolu à me consacrer à des recherches, qui m’attiraient depuis longtemps, sur l’histoire de l’instruction publique pendant la Révolution française. Le lendemain de mon arrivée, j’écrivais à ma femme (3 mai) : « Les mots me manquent pour t’exprimer combien Paris me plaît. Je suis sûr que toi aussi tu en seras dans le ravissement. Le ton, les manières, tout enfin m’agrée et me va au cœur. Je me sens dans ma vraie patrie. » Et quelques jours après : « Je t’écris de la Bibliothèque nationale, en attendant qu’on m’apporte les livres que j’ai demandés pour travailler... J’ai déjeuné au Palais-Royal, à deux pas ; et ensuite, en fumant ma cigarette dans le jardin, au milieu des fillettes qui jouaient, je pensais à la joie que la nôtre aurait à courir là, sous ces arbres, autour de ces pièces d’eau ; et je pensais aussi : c’est dans ce jardin qu’a commencé la Révolution française ; c’est monté sur une chaise comme celle sur laquelle je suis assis que Camille Desmoulins a appelé le peuple aux armes la veille de la prise de la Bastille. » Le 3 mai avait commencé le procès de Costa, qui fut condamné, le lendemain, à deux ans de prison[362]. Le 5, j’écrivais : « J’ai lu soigneusement le compte-rendu des débats, qui m’a rassuré. Peut-être ferai-je une visite à l’avocat pour m’informer plus en détail. » Le 25, j’allai en effet voir Engelhardt, l’avocat républicain qui avait défendu Costa : il me dit qu’il ne se souvenait pas d’avoir vu ma lettre au dossier. Il y avait dans cette déclaration une garantie de sécurité, — bien précaire ; mais il fallait s’en contenter. En conséquence, ma femme se mit en route avec l’enfant, et me rejoignit à Paris le mardi 11 juin, accompagnée de notre belle-sœur Gertrude von Schack, qui était allée s’aider au déménagement.




Mon long récit est terminé. Je n’écris pas une histoire de l’Internationale ; d’ailleurs je ne connais que très imparfaitement ce qui se passa dans la Suisse française pendant les premiers temps qui suivirent mon départ ; jusqu’à l’amnistie de 1880 et à la rentrée des proscrits de la Commune, une véritable muraille de Chine continua à séparer la France de la Suisse. Les funérailles de Blanqui (5 janvier 1881), auxquelles je pris part, furent la première manifestation publique du prolétariat parisien, se ressaisissant après dix années d’un régime de compression à outrance.

En ce qui concerne ma destinée personnelle, je pourrais raconter comment, dès mon arrivée à Paris, par un concours de circonstances qui m’aurait ramené aux travaux philologiques de ma vingtième année, je faillis devenir professeur de grec dans une grande école, sous les auspices du philosophe positiviste J. de Bagnaux et du grammairien Wierzeyski ; comment, ensuite, ma collaboration à une publication dont j’ai déjà parlé, et le spectacle de la grande transformation de l’école primaire française, tentée sous la direction de mon ami F. Buisson, me firent étudier successivement la Convention nationale et son œuvre d’émancipation intellectuelle, puis les éducateurs célèbres, Comenius, Frœbel, Pestalozzi, et m’initièrent aux problèmes moraux et sociaux que soulève la question de l’éducation populaire ; comment enfin je finis par consacrer le principal de mon effort à l’histoire de la Révolution française, et spécialement à celle du Comité d’instruction publique. À quoi bon ? mes amis savent ce qu’a été ma vie de labeur opiniâtre, de patientes recherches, et de pensée indépendante.

En 1881 ou 1882, je rencontrai un jour Malon sur la place de l’École de médecine : il vint à moi la main tendue, je lui tournai le dos. Quant à ceux qu’il avait lâchement insultés, Cafiero et Malatesta, le jury de la cour d’assises de Bénévent, devant laquelle ils comparurent avec leurs camarades en août 1878, les avait acquittés, et j’eus la joie de les revoir à Paris dans l’été de 1879. Dès l’année précédente, j’avais eu la visite d’Adhémar Schwitzguébel, venu à Paris pour un congrès international ; plus tard, à réitérées fois, je m’entretins avec Kropotkine lorsqu’il traversait Paris, allant de Thonon à Londres ou de Londres à Thonon : sa pensée subissait une évolution qui la portait vers des régions nouvelles.

Mais il ne convient pas que je me laisse entraîner par l’amitié à parler de choses qui n’appartiennent plus à mon sujet ; et je pose résolument ici un point final.





APPENDICE




Nouveaux détails sur le Congrès de Genève de 1866.


Grâce à l’obligeance de M. Camille Huysmans, à Bruxelles, j’ai pu obtenir communication, au moment où les dernières pages de ce volume allaient être mises sous presse, de quelques parties d’un compte-rendu du premier Congrès de l’Internationale à Genève (3-8 septembre 1866), qui fut inséré par les soins du Conseil général dans le Courrier international, journal publié à Londres en français par le citoyen Collet[363]. Ce compte-rendu donne une liste des délégués ; il contient aussi le texte du rapport du Conseil général sur les questions formant l’ordre du jour du Congrès, rapport qui fut lu en français par Eugène Dupont dans la séance du mardi matin (4 septembre), et en allemand par Eccarius dans la séance du mardi après midi.

On sait déjà, par les indications de la brochure Card, que le Congrès se composait de délégués de l’Internationale, et d’un certain nombre de délégués de sociétés ouvrières adhérentes, qui, tout en se faisant représenter au Congrès, « n’en continuaient pas moins d’exister sur les bases qui leur sont propres » (article 10 des statuts provisoires). Le chiffre total de ces deux catégories de délégués était de soixante : sur ce chiffre, la brochure genevoise et le compte-rendu du Courrier international sont d’accord ; mais, tandis que la brochure Card divise ce total en quarante-cinq délégués de l’Internationale et quinze délégués de « sociétés ouvrières », le compte-rendu du Courrier international compte quarante-six délégués de l’Internationale et quatorze délégués de onze « sociétés adhérentes »[364]. On va voir, par la liste nominative complète des délégués, que c’est le compte-rendu du Courrier international qui a raison sur ce point.

Cette liste nominative, je l’ai dressée en combinant les indications recueillies dans la brochure Card et dans le Mémoire français des délégués au Congrès de Genève avec celles de la liste du Courrier international.

La liste de ce journal présente trois omissions[365] et quelques erreurs ; en outre, les noms de plusieurs délégués y sont mal orthographiés ou même estropiés. Mais il m’a été possible de suppléer aux omissions par les renseignements que je possédais d’autre part, de corriger les erreurs, de rétablir l’orthographe des noms, et de reconstituer ainsi une liste compète et correcte des délégués. La voici :


DÉLÉGUÉS DE L’INTERNATIONALE :
Angleterre.

Délégués du Conseil général de Londres, 18, Bouverie Street, E. C. : George Odger, cordonnier ; Carter, parfumeur ; Jung, horloger ; Eccarius, tailleur ; Cremer, charpentier.

Délégué de la section française de Londres : Eugène Dupont, facteur d’instruments de musique. (Dupont était également membre du Conseil général.)

France.

Section de Paris, 44, rue des Gravilliers : Tolain, ciseleur ; Camélinat, monteur d’appareils à gaz ; Bourdon, graveur ; Perrachon, monteur en bronze d’art ; Murat, mécanicien ; Guyard, monteur en bronze pour meubles ; Chemalé, commis architecte ; Cultin, corroyeur ; Benoit Malon, journalier ; Varlin, relieur ; Fribourg, graveur décorateur.

Section de Lyon: Schettel, 1, rue de l’Hospice des Vieillards ; Honoré Richard ; Baudy ; Secrétan.

Section de Neuville-sur-Saône : Baudrand.

Section de Rouen : Aubry, lithographe, 12, rue de l’Amitié.

Suisse.

Section française de Genève : Dupleix, relieur, 4, rue de la Pélisserie ; J. Card (Czwierzakiewicz), journaliste.

Section allemande de Genève : Jean-Philippe Becker, 33, Pré l’Evèque ; Charles Heidt, agent de commerce.

Section de Lausanne : Cornaz.

Section allemande de Lausanne : Pierre Eggensweiler.

Section de Montreux : Bocquin, menuisier.

Section de Neuchâtel : Dagond, agent d’affaires ; Huguenin, employé du service civil.

Section de la Chaux-de-Fonds : Coullery, docteur en médecine, 8, rue de la Place-Neuve : Jules Vuilleumier, monteur de boîtes de montres ; Joseph Vanza, graveur ; Jean-Marie Fournier, fabricant de cadrans ; Otterstœtter, graveur.

Section allemande de la Chaux-de-Fonds : Philippe Peter.

Section du Locle, canton de Neuchâtel : James Guillaume, professeur.

Sections de Saint-Imier et de Sonvillier : Adhémar Schwitzguébel, graveur. Section de Bienne, canton de Berne : Pierre Mosimann, graveur.

Sections de Zürich et de Wetzikon : Karl Bürkly.

Section de Bâle : Frey, tisseur de rubans, Burgweg, 7.

Allemagne.

Section de Stultgart : Ludwig Müller, cordonnier.

Section de Magdabourg : Friedrich Bütter, Kirchgasse, n° 9.

Sections de Cologne et de Solingen : Friedrich Moll.


DÉLÉGUÉS DE SOCIÉTÉS ADHÉRENTES

Société des tailleurs de Londres : Lawrence, tailleur[366].

Société des ouvriers graveurs de Genève : Masson ; John Bonnet ; Henri Perret.

Société des ouvriers monteurs de boîtes de montres de Genève : Wismer ; Grass.

Société des ouvriers faiseurs de boîtes à musique de Genève : Louis Marcel.

Société des ouvriers menuisiers de Genève : Varinard.

Société des ouvriers charpentiers de Genève : W. Rau.

Société la Famille de Genève : Magnin.

Société l’Union, section de Genève : Guilmeaux.

Arbeiterbildungsverein de Genève : Heppenwœrth[367].

Arbeiterbildungsverein de Lausanne : Schlaifer, tailleur.

Arbeiterbildungsverein de Vevey : Meissner, ébéniste.


Total de la liste : 46 délégués de l’Internationale, et 14 délégués de sociétés adhérentes.


Le rapport du Conseil général sur les questions du « programme » avait été rédigé, en anglais, par Karl Marx (« C’est moi qui ai écrit le programme des délégués de Londres », dit-il au Dr Kugelmann dans une lettre du 9 octobre 1866) ; la traduction française en avait été faite par Eugène Dupont. Voici ce document :


« RAPPORT DU CONSEIL CENTRAL SUR LES DIFFÉRENTES QUESTIONS
MISES À L’ÉTUDE PAR LA CONFÉRENCE DE SEPTEMBRE 1865.
« 1. Organisation de l’Association.

« Le Conseil provisoire de Londres recommande le plan d’organisation comme il est tracé dans les statuts provisoires. L’expérience de deux ans a prouvé sa force et sa facilité d’adaptation aux circonstances particulières des différentes contrées, sans entraver toutefois l’unité d’action. Pour l’année prochaine, nous recommandons Londres comme le siège du Conseil central, la situation politique du continent rendant impossible tout changement.

« Les membres du Conseil central seront élus par le Congrès (article 5 des statuts provisoires), et auront cependant le droit de s’adjoindre de nouveaux membres.

« Le secrétaire général sera choisi par le Congrès pour un an, et sera le seul membre payé de l’Association. Nous proposons deux livres sterling (50 francs) par semaine pour son salaire.

« Le Comité permanent[368], formant en fait l’exécutif du Conseil central, sera choisi par le Congrès ; la fonction de chacun de ses membres sera déterminée par le Conseil central.

« Comme contribution annuelle et uniforme que doit payer chaque membre de l’Association à la caisse du Conseil central, nous recommandons un sou (peut être deux sous). Le prix des cartes ou livrets sera payé en sus.

« Quoique conseillant aux membres de l’Association de former des sociétés de secours mutuels et d’établir un lien international entre ces sociétés, nous laissons l’initiative de ces questions (« Établissement de sociétés de secours mutuels ; Appui moral et matériel accordé aux orphelins de l’Association ») aux Suisses, qui les ont proposées à la conférence de septembre.

« 2. Combinaison internationale des efforts, par le moyen de l’Association,
pour la lutte du travail contre le capital.

« a) D’un point de vue général, cette question embrasse toute l’activité de l’Association internationale, dont le but est de combiner, de généraliser et de donner de l’uniformité aux efforts, encore désunis, accomplis dans les différentes contrées pour l’émancipation de la classe ouvrière.

« b) Une des principales fonctions de l’Association, fonction remplie déjà avec grand succès dans différentes circonstances, est de contrecarrer les intrigues des capitalistes, toujours prêts, dans les cas de grèves ou de fermetures d’ouvriers (lock-out), à user des ouvriers étrangers comme instrument pour étouffer les justes plaintes des travailleurs indigènes. C’est un des grands buts de l’Association de développer chez les ouvriers des différents pays non seulement le sentiment, mais le fait de leur fraternité, et de les unir pour former l’armée de l’émancipation.

« c) Nous proposons à l’adoption du Congrès, comme une « grande combinaison d’efforts », une statistique des conditions des classes ouvrières de toutes les contrées faite par les ouvriers eux-mêmes. Évidemment, pour agir avec quelque chance de succès, on doit connaître les matériaux sur lesquels on veut agir. En même temps les travailleurs, en prenant l’initiative d’un si grand ouvrage, montreront qu’ils sont capables de tenir leurs destinées entre leurs mains. C’est pourquoi nous proposons :

« Que dans chaque localité où il existe des branches de notre Association, le travail doit être commencé immédiatement et les faits doivent être rassemblés sur les différents sujets spécifiés dans le sommaire ci-joint ;

« Que le Congrès appelle tous les ouvriers de l’Europe et de l’Amérique à collaborer, en ramassant les éléments de cette statistique sur la classe ouvrière ;

« Que les rapports et les faits soient envoyés au Conseil central ;

« Que le Conseil central les condense en un rapport, et le fasse suivre d’un appendice contenant les faits ;

« Que ce rapport et cet appendice soient prêts pour le prochain Congrès, et qu’après en avoir reçu la sanction ils soient publiés aux frais de l’Association.


« Sommaire général de l’enquête :
« (Il peut être étendu suivant les besoins de chaque localité).

« 1. Industrie, son nom.

« 2. Âge et sexe des ouvriers.

« 3. Nombre des employés.

« 4. Salaires : a) apprentis ; b) salaires à la journée ou aux pièces. Taux des paiements par les sous-entrepreneurs. Salaire moyen pour la semaine et l’année, etc.

« 5. a) Heures de travail dans les manufactures ; b) Heures de travail chez les petits patrons et dans le travail domestique ; c) Travail de jour et de nuit.

« 6. Heures de repas et traitement.

« 7. Description de l’atelier et du travail. Encombrement et ventilation insuffisante. Privation de lumière. Emploi du gaz. Conditions de propreté, etc.

« 8. Nature de l’occupation.

« 9. Effets du travail sur l’état sanitaire.

« 10. Condition morale. Éducation.

« 11. Description de l’industrie. Si l’industrie change avec les saisons ou si elle se distribue avec plus ou moins d’uniformité pendant toute l’année. S’il y a de grandes fluctuations de prospérité et de stagnation ; si elle est exposée à la concurrence étrangère. Si elle produit généralement pour le marché intérieur ou pour le marché étranger, etc.


« 3. Réduction des heures de travail.

« Nous considérons la réduction des heures de travail comme la condition préliminaire sans laquelle toutes les tentatives ultérieures d’amélioration et d’émancipation avorteront. Il faut rétablir l’énergie et la santé des classes laborieuses, qui forment le véritable corps de la nation. Il n’est pas moins nécessaire de leur fournir la possibilité du développement intellectuel, des relations sociales et de l’activité politique et sociale.

« Nous proposons huit heures de travail comme limite légale du jour de travail. Cette limite étant généralement demandée par les ouvriers des États-Unis d’Amérique, le vote du Congrès en fera l’étendard commun de toutes les réclamations des classes ouvrières de l’univers.

« Pour l’instruction des membres continentaux, dont l’expérience sur les lois régissant les fabriques est d’une date plus récente que celle des ouvriers anglais, nous ajoutons que toute loi pour la limitation de la journée de travail avortera et sera brisée par les capitalistes si la période de jour pendant laquelle les huit heures de travail doivent être prises n’est pas déterminée. La longueur de cette période doit être portée à huit heures avec l’addition des heures de repas. Par exemple, si les différentes interruptions pour les repas s’élèvent à une heure, la période légale du jour doit être limitée à neuf heures : de sept heures du matin à quatre heures du soir, ou de huit heures du matin à cinq heures du soir, etc.

« Le travail de nuit doit être exceptionnellement permis dans certaines industries spécifiées par la loi. La loi doit tendre à supprimer tout travail de nuit.

« Cette limitation des heures de travail regarde seulement les adultes des deux sexes. Les femmes cependant doivent être rigoureusement exclues de n’importe quel travail de nuit, et de toute sorte de travail où la pudeur serait blessée et où leurs corps seraient exposés à des poisons ou à d’autres agents délétères.


« 4. Travail des adolescents[369] et des enfants des deux sexes.

« Nous proposons de considérer comme adulte toute personne ayant atteint l’âge de dix-huit ans.

« Nous considérons la tendance de l’industrie moderne à faire coopérer les enfants et les adolescents[370] des deux sexes dans le grand mouvement de la production sociale comme un progrès et une tendance légitime, quoique la manière dans laquelle cette tendance est réalisée sous le joug du capital soit une abomination. Dans une société rationnelle, n’importe quel enfant, dès l’âge de neuf ans, doit être un travailleur productif, de même qu’un adulte ne peut s’exempter de la loi générale de la nature : Qui ne travaille pas ne mange pas. Et en disant travail, nous voulons parler surtout du travail manuel. Néanmoins, à l’heure présente, nous n’avons à nous occuper que des enfants et des jeunes gens de classes ouvrières.

« À cause de raisons physiologiques, nous jugeons convenable de diviser les enfants et les jeunes personnes des deux sexes en trois classes, qui doivent être traitées différemment.

« La première classe comprend les enfants de neuf à douze ans, la seconde ceux de douze à quinze ans, ni la troisième les adolescents de quinze à dix-huit ans. Nous proposons que l’emploi de la première classe dans tout travail, soit dans les fabriques ou dans les maisons particulières, soit légalement restreint à deux heures, celui de la seconde à quatre heures, et celui de la troisième à six. Pour la troisième classe, il doit y avoir une interruption d’une heure au moins pour le repas et la récréation.

« Il serait désirable que les écoles élémentaires commençassent l’instruction des enfants avant l’âge de neuf ans ; mais pour le moment nous n’avons qu’à songer aux mesures absolument réclamées pour contre-carrer les tendances d’un système social qui dégrade l’ouvrier au point de le rendre un simple instrument pour l’accumulation du capital, et qui transforme les parents en des marchands d’esclaves en leur faisant vendre leurs propres enfants. Le devoir de la société est d’agir en faveur des enfants, et de revendiquer leurs droits puisqu’ils ne peuvent le faire eux-mêmes[371].

« Si la bourgeoisie et l’aristocratie négligent leurs devoirs envers leurs descendants, c’est leur affaire ; jouissant du privilège de ces classes, les enfants sont condamnés à en subir les conséquences.

« Le cas de la classe ouvrière est tout différent. Chaque ouvrier (pris individuellement) ne peut éviter les abominations qui lui sont imposées par ses pressants besoins. Il est trop souvent trop ignorant pour comprendre le véritable intérêt de son enfant ou les conditions normales du développement humain. Cependant la partie la plus éclairée de la classe ouvrière comprend pleinement que l’avenir de sa classe, et par conséquent de l’espèce humaine, dépend de la formation de la génération ouvrière qui grandit. Elle comprend que surtout les enfants et les adolescents doivent être préservés des effets destructeurs du système présent. Ceci peut seulement être accompli par la transformation de la raison sociale en force sociale[372], et, dans les circonstances présentes, nous ne pouvons faire ceci que par des lois générales mises en vigueur par le pouvoir de l’État. En créant de telles lois, les classes ouvrières ne fortifieront pas le pouvoir gouvernemental : de même qu’il y a des lois pour défendre les privilèges de la propriété, pourquoi n’en existerait-il pas pour en empêcher les abus ? Au contraire, ces lois transformeraient le pouvoir dirigé contre elles[373] en leur propre agent. Le prolétariat fera alors par une mesure générale ce qu’il essaierait en vain d’accomplir par une multitude d’efforts individuels.

« Partant de ces points établis, nous disons :

« La société ne peut permettre ni aux parents, ni aux patrons, d’employer pour le travail les enfants et les adolescents, à moins de combiner ce travail productif avec l’éducation. Par éducation, nous entendons trois choses :

« 1° Éducation mentale ;

« 2° Éducation corporelle, telle qu’elle est produite par les exercices gymnastiques et militaires ;

« 3° Éducation technologique, embrassant les principes généraux et scientifiques de tout mode de production, et en même temps initiant les enfants elles adolescents au maniement des instruments élémentaires de toute industrie.

« À la division des enfants et des adolescents en trois classes, de neuf à dix-huit ans, doit correspondre une marche graduée et progressive pour leur éducation mentale, gymnastique et technologique.

« En exceptant peut-être la première classe [de neuf à douze ans], les dépenses de ces écoles polytechniques doivent être en partie couvertes par la vente de leurs produits.

« Cette combinaison du travail productif payé avec l’éducation mentale, les exercices corporels et l’apprentissage technologique, élèvera la classe ouvrière bien au-dessus du niveau des classes bourgeoises et aristocratiques.

« Il est sous-entendu que l’emploi de tout enfant ou adolescent de neuf à dix-huit ans dans tout travail de nuit ou dans toute industrie dont les effets sont nuisibles à la santé doit être sévèrement interdit par la loi.


« 5. Travail coopératif.

« L’œuvre de l’Association internationale est de combiner, de généraliser et de donner de l’uniformité aux mouvements spontanés de la classe ouvrière, non de les diriger ou de leur imposer n’importe quel système doctrinaire. Par conséquent, le Congrès ne doit pas proclamer un système spécial de coopération, mais doit se limiter à l’énonciation de quelques principes généraux.

« a) Nous reconnaissons le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de la société présente, basée sur l’antagonisme des classes. Leur[374] grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de l’association de producteurs libres et égaux.

« b) Mais le mouvement coopératif limité aux forces microscopiques de développement que peuvent produire par leurs combinaisons des esclaves individuels salariés, est impuissant à transformer par lui-même la société capitaliste. Pour convertir la production sociale en un large et harmonieux système de travail coopératif, des changements sociaux généraux sont indispensables[375]. Les changements des conditions générales de la société ne seront jamais réalisés sans l’emploi des forces organisées de la société. Donc le pouvoir gouvernemental, arraché des mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, doit être manié par la classe ouvrière elle-même.

« c) Nous recommandons aux ouvriers d’encourager la coopération de production plutôt que la coopération de consommation, celle-ci touchant seulement la surface du système économique actuel, l’autre l’attaquant dans sa base.

« d) Nous recommandons à toutes les sociétés coopératives de consacrer une partie de leurs fonds à la propagande de leurs principes, de prendre l’initiative de nouvelles sociétés coopératives de production et de faire cette propagande aussi bien par la parole que par la presse.

« e) Dans le but d’empêcher les sociétés coopératives de dégénérer dans les sociétés ordinaires bourgeoises (sociétés de commandite), tout ouvrier employé doit recevoir le même salaire, associé ou non. Comme compromis purement temporaire, nous consentons à admettre un bénéfice très minime aux sociétaires.


« 6. Sociétés ouvrières (Trades’Unions), leur passé, leur présent, leur avenir.

« a) Leur passé.

« Le capital est la force sociale concentrée, tandis que l’ouvrier ne dispose que de sa force productive individuelle. Donc le contrat entre le capital et le travail ne peut jamais être établi sur des bases équitables, même en donnant au mot « équitable » le sens que lui attribue une société plaçant les conditions matérielles d’un côté et l’énergie vitale de l’autre. Le seul pouvoir social que possèdent les ouvriers, c’est leur nombre. La force du nombre est annulée par la désunion. La désunion des ouvriers est engendrée et perpétuée par la concurrence inévitable faite entre eux-mêmes. Les Trades’Unions (association de métiers) originairement sont nées des essais spontanés des ouvriers luttant contre les ordres despotiques du capital, pour empêcher ou du moins atténuer les effets de cette concurrence faite par les ouvriers entre eux. Ils voulaient changer les termes du contrat de telle sorte qu’ils pussent au moins s’élever au-dessus de la condition de simples esclaves. L’objet immédiat des Trades’Unions est toutefois limité aux nécessités des luttes journalières du travail et du capital, à des expédients contre l’usurpation incessante du capital, en un mot aux questions de salaire et d’heures de travail[376]. On ne peut y renoncer tant que le système actuel dure ; au contraire, les Trades’Unions doivent généraliser leur action en se combinant.

« D’un autre côté, les Trades’Unions ont formé à leur insu des centres organisateurs de la classe ouvrière, de même que les communes et les municipalités du moyen-âge en avaient constitué pour la classe bourgeoise. Si les Trades’Unions, dans leur première capacité, sont indispensables dans la guerre d’escarmouches du travail et du capital, elles sont encore plus importantes dans leur dernière capacité, comme organes de transformation du système du travail salarié et de la dictature capitaliste.

« b) Leur présent.

« Les Trades’Unions s’occupent trop exclusivement des luttes immédiates. Elles n’ont pas assez compris leur pouvoir d’action contre le système capitaliste lui-même. Néanmoins, dans ces derniers temps, elles ont commencé à s’apercevoir de leur grande mission historique. Exemple, la résolution suivante, récemment adoptée par la grande conférence des différents délégués des Trades’Unions tenue à Sheffield :

« Cette conférence, appréciant à leur juste valeur les efforts faits par l’Association internationale des travailleurs pour unir dans un lien fraternel les

ouvriers de tous les pays, recommande très sérieusement à toutes les sociétés représentées de s’affilier à cette Association, dans la conviction que l’Association internationale forme un élément nécessaire pour le progrès et la prospérité de toute la communauté ouvrière ».

« c) Leur avenir.

« À part leur œuvre immédiate de réaction contre les manœuvres tracassières du capital, elles doivent maintenant agir consciemment comme foyers organisateurs de la classe ouvrière dans le grand but de son émancipation radicale. Elles doivent aider tout mouvement social et politique tendant dans cette direction. En se considérant et agissant comme les champions et les représentants de toute la classe ouvrière, elles réussiront à englober dans leur sein les non-society men (hommes ne faisant pas partie des sociétés) ; en s’occupant des industries les plus misérablement rétribuées, comme l’industrie agricole, où des circonstances exceptionnellement défavorables ont empêché toute résistance organisée, elles feront naître la conviction dans les grandes masses ouvrières qu’au lieu d’être circonscrites dans des limites étroites et égoïstes, leur but tend à l’émancipation des millions de prolétaires foulés aux pieds.


« 7. Impôts directs et indirects.

« a) Aucune modification de la forme de perception des impôts ne saurait produire un changement important dans les relations du capital et du travail.

« b) Néanmoins, ayant à choisir entre deux systèmes d’impôts, nous recommandons l’abolition totale des impôts indirects et leur remplacement complet par les impôts directs : parce que la perception des impôts directs est à meilleur marché et n’intervient pas dans la production ; parce que les impôts indirects font hausser le prix des marchandises, les commerçants les chargeant non seulement du montant de ces impôts, mais encore de l’intérêt et du profit du capital avancé dans le paiement ; parce que la méthode des impôts indirects trompe le contribuable sur ce qu’il paie à l’État, tandis que les impôts directs n’admettent pas de déguisements. C’est pourquoi les impôts directs tiennent éveillé le contrôle du gouvernement par chaque membre de l’État, tandis que les impôts indirects tuent la tendance au self government.


« 8. Crédit international.

« Laissé à l’initiative des Français, qui ont proposé cette question à la conférence de septembre [1865].


« 9. De la nécessité d’anéantir l’influence russe en Europe par l’application du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes, et de reconstruire une Pologne sur des bases démocratiques et sociales.

« a) Pourquoi les ouvriers d’Europe prennent-ils à cœur cette question ? En premier lieu, parce qu’il y a conspiration du silence de la part des écrivains et des agitateurs bourgeois, quoiqu’ils patronisent toutes sortes de nationalités, même l’Irlande, sur le continent.

« D’où vient ce silence ? Parce que, ensemble, bourgeois et aristocrates comptent sur ce sinistre pouvoir asiatique placé dans l’arrière-scène, qui doit faire son apparition lorsque la marée montante de la classe ouvrière débordera. Ce pouvoir ne peut être renversé réellement que par la reconstruction d’une Pologne sur des bases démocratiques.

« b) Avec les changements récents de l’Europe centrale, et spécialement de l’Allemagne[377], une Pologne démocratique et indépendante est plus que jamais nécessaire, car de son existence dépendra le sort de l’Allemagne, devenant soit l’avant-garde de la Sainte-Alliance, soit la coopératrice de la France républicaine. Le mouvement ouvrier sera continuellement interrompu, entravé et retardé jusqu’à ce que cette grande question soit résolue.

« c) Il est spécialement du devoir des classes ouvrières allemandes de prendre l’initiative de cette question, l’Allemagne ayant été participatrice du démembrement de la Pologne.


« 10. Armées permanentes ; leur rapport avec la production.

« a) L’influence délétère des grandes armées permanentes sur la production a été suffisamment dénoncée par les congrès bourgeois de toute couleur et de toute dénomination (congrès de paix, congrès des économistes, congrès de statistique, congrès philanthropiques, congrès sociologiques).

« Nous pensons pour cela qu’il est tout à fait superflu de s’étendre sur ce point.

« b) Nous proposons l’armement universel du peuple et son instruction complète dans le maniement des armes.

« c) Comme nécessité transitoire, nous acceptons de petites armées permanentes, pour servir d’école aux officiers de la milice, chaque citoyen étant obligé de passer un temps très court dans cette armée.


« 11. Des idées religieuses ; leur influence sur le mouvement social, politique et intellectuel.

« Laissé à l’initiative des Français, qui ont proposé cette question à la conférence de Londres. »


J’ajoute encore les indications suivantes, puisées dans le compte-rendu du Courrier international :

La commission chargée d’élaborer les statuts de l’Internationale, commission nommée dans la séance du mardi après midi (4 septembre), ne fut composée ni de treize membres, comme le dit la brochure Card, ni de douze comme le dit le compte-rendu du Commonwealth. Le Congrès décida que « chaque nationalité serait représentée par un nombre de membres proportionné au nombre des membres de la délégation ». Et voici quels furent les membres choisis, au nombre de quatorze :

« Allemands, 4 : Bürkly[378], Heppenwœrth, Becker, Schlaifer ;

« Anglais. 3 : Eccarius, Carter, Dupont[379] ;

« Français, 5 : Varlin, Fribourg, Schettel, Tolain, Aubry ;

« Suisses, 2 : Dupleix[380], Coullery. »

La commission comprenait en réalité, comme le font voir les notes placées au bas de la présente page, sept Français, quatre Allemands, deux Suisses, et un Anglais.

Le travail de la commission ne put être achevé pour le lendemain matin. À l’ouverture de la séance du mercredi, à neuf heures, comme les quatorze membres de la commission étaient retenus dans leur local particulier pour y terminer leur besogne, Cremer (Londres) « fit remarquer qu’on ne pouvait discuter avec fruit sans la présence de tous les délégués » ; en conséquence, le Congrès, qui s’apprêtait à aborder la question : « Combinaison internationale des efforts pour la lutte du travail contre le capital », décida d’ajourner le débat, et leva la séance. C’est là la véritable signification de cette phrase de la brochure Card : « La séance de l’avant-midi du mercredi fut sacrifiée à la discussion des statuts ». Ce fut seulement dans la séance de l’après-midi, ouverte à deux heures, que la commission présenta son rapport, par l’organe de Coullery. Les statuts furent adoptés après une discussion qui dura jusqu’au soir.


C’est dans la séance du jeudi matin, et non dans celle du mercredi après midi, qu’une commission fut nommée pour rédiger un projet de règlement ; cette commission fut composée de cinq membres et non de quatre. « Les citoyens Dupont (Londres) et Carter (Londres) — dit le compte-rendu du Courrier international — proposent de nommer une commission de cinq membres pour rédiger les règlements spéciaux de l’Association. Cette proposition est acceptée. Sont nommés les citoyens Eccarius, Fribourg, Bürkly, Coullery et Schettel. »


La résolution votée comme l’expression des idées du Congrès sur la question de la lutte entre le travail et le capital (t. Ier, p. 9) fut présentée par le Polonais Card et le Français Tolain.


J’ai dit (t. Ier, p. 26) que « on chercherait en vain, dans les trente pages du compte-rendu du Congrès de Genève, le nom de Karl Marx ». La brochure Card ne le mentionne pas, en effet ; mais il se trouve dans le compte-rendu du Courrier international ; il a été prononcé à plusieurs reprises dans la dernière séance du Congrès, le samedi après midi, à l’occasion du débat intéressant qui eut lieu sur l’article 11 du règlement. Voici le passage du Courrier international relatif à la discussion soulevée par cet article :

« L’article 11, ainsi conçu : « Chaque membre de l’Association a le droit de participer au vote et d’être élu [comme délégué au Congrès] » devient le sujet de la discussion suivante :

« Le citoyen Tolain (Paris). S’il est indifférent d’admettre, comme membres de l’Association internationale, des citoyens de toute classe, travailleurs ou non, il ne doit pas en être de même lorsqu’il s’agit de choisir un délégué. En présence de l’organisation sociale actuelle, dans laquelle la classe ouvrière actuelle soutient une lutte sans trêve ni merci contre la classe bourgeoise, il est utile, indispensable même, que tous les hommes qui sont chargés de représenter des groupes ouvriers soient des travailleurs.

« Le citoyen Perrachon (Paris) parle dans le même sens, et va plus loin, car il croit que ce serait vouloir la perte de l’Association que d’admettre comme délégué un citoyen qui ne serait pas ouvrier.

« Le citoyen Vuilleumier (Suisse). En éliminant quelqu’un de notre Association, nous nous mettrions en contradiction avec nos statuts généraux, qui admettent dans son sein tout individu sans distinction de race, ni de couleur ; et par le seul fait de son admission il est appelé à prétendre à l’honneur d’être délégué.

« Le citoyen Cremer (Londres) s’étonne de voir cette question revenir à nouveau à la discussion[381] ; il n’en comprend pas la nécessité, car, dit-il, parmi les membres du Conseil central se trouvent plusieurs citoyens qui n’exercent pas de métier manuel et qui n’ont donné aucun motif de suspicion ; loin de là, il est probable que sans leur dévouement l’Association n’aurait pu s’implanter en Angleterre d’une façon aussi complète. Parmi ces membres je vous en citerai un seul, le citoyen Marx, qui a consacré sa vie au triomphe de la classe ouvrière.

« Le citoyen Carter (Londres). On vient de vous parler du citoyen Karl Marx. Il a parfaitement compris l’importance de ce premier congrès où seulement devraient se trouver des délégués ouvriers, aussi a-t-il refusé la délégation qu’on lui offrait dans le Conseil central. Mais ce n’est point une raison pour l’empêcher, lui ou tout autre, de venir au milieu de nous ; au contraire, des hommes se dévouant entièrement à la cause prolétaire sont trop rares pour les écarter de notre route. La bourgeoisie n’a triomphé que du jour où, riche et puissante par le nombre, elle s’est alliée à la science ; et c’est la prétendue science économique bourgeoise qui, en lui donnant du prestige, maintient encore son pouvoir. Que les hommes qui se sont occupés de la question économique, et qui ont reconnu la justice de notre cause, et la nécessité d’une réforme sociale, viennent aux congrès ouvriers battre en brèche la science économique bourgeoise.

« Le citoyen Tolain (Paris). Comme ouvrier, je remercie le citoyen Marx de n’avoir pas accepté la délégation qu’on lui offrait. En faisant cela, le citoyen Marx a montré que les congrès ouvriers devaient être seulement composés d’ouvriers manuels. Si nous admettons ici des hommes appartenant à d’autres classes, on ne manquera pas de dire que le congrès ne représente pas les aspirations des classes ouvrières, qu’il n’est pas fait par des travailleurs, et je crois qu’il est utile de montrer au monde que nous sommes assez avancés pour pouvoir agir par nous-mêmes.

« L’amendement du citoyen Tolain voulant la qualité d’ouvrier manuel pour recevoir le titre de délégué est mis aux voix et est rejeté : vingt pour et vingt-cinq contre.

« L’article 11 est mis aux voix et adopté à la majorité, dix votant contre. »






  1. Il s’agit de la seconde série de l’Égalité, qui a paru du 21 janvier au 23 août 1880.
  2. En français dans l’original.
  3. Dans le volume de Sorge on lit « Questionneur » au lieu de « Questionnaire ». Il s’agit évidemment de l’article (non signé) qui a paru en tête du n° 4 de la Revue socialiste (20 avril 1880) sous le titre d’Enquête ouvrière : il comprend cent questions auxquelles les ouvriers sont engagés à répondre, afin de dresser les « cahiers du travail ».
  4. « Moi » ; en anglais dans l’original.
  5. En français dans l’original. — L’Émancipation sociale, qui parut à Lyon d’octobre à décembre 1880, comme organe quotidien du « Parti ouvrier », avait Malon comme rédacteur en chef, et Brousse et Guesde comme collaborateurs.
  6. Wie alle « denkenden » französischen Sozialisten. — Marx ignorait-il donc que l’Internationale française, sous l’influence de Varlin et de tant d’autres, était dans sa très grande majorité « collectiviste » dès 1869 ?
  7. « Quelque chose de merveilleux » : en anglais dans l’original.
  8. Les trois dernières lignes, depuis « entre nous », inclusivement, jusqu’à la fin, sont en français dans l’original. (Briefe and Auszüge aus Briefen an F. A. Sorge und Andere, Stuttgart, 1906 ; p. 170.)
  9. Je n’ai pas pu rétablir la liste complète des soixante-dix accusés présents : les correspondances du Bulletin ne mentionnent que soixante et un noms. Plusieurs centaines d’internationaux qui avaient participé au mouvement ne furent pas poursuivis. Le nom de Bakounine ne fut pas mêlé au procès, sa présence à Bologne étant restée ignorée, comme je l’ai dit.
  10. Tito Zanardelli, l’un des rédacteurs de l’Almanacco del proletario dont il a été parlé au volume précédent.
  11. Le professeur Ceneri, regardé à Bologne comme l’un des maîtres de la parole, assistait le jeune avocat Barbanti.
  12. Busi était une des illustrations du barreau italien.
  13. Voir plus loin p. 8.
  14. Cette « légère divergence théorique » consistait en ceci, que Lefrançais et Joukovsky avaient, à propos de la Commune future, exposé et défendu la théorie de l’État transformé en administration des services publics (dans le sens du rapport belge présenté au Congrès de Bruxelles en 1874, et de l’article publié par Lefrançais dans l’Almanach du peuple pour 1874 sous le titre de Politique socialiste), et que cette théorie avait été combattue par Élisée Reclus et Paul Brousse.
  15. Il fallut renoncer à la publication de ce compte-rendu, parce que, dit le Bulletin, « la discussion avait été recueillie par le sténographe d’une manière trop imparfaite pour que l’impression du compte-rendu fût possible ». Le travail de Malon et de Joseph Favre fut inséré dans les n° 18 et 19 du Bulletin, la lettre de Félix Pyat parut dans le n° 21.
  16. Parmi les assistants se trouvaient quelques étudiantes russes, entre autres la plus jeune des trois sœurs Figner, Eugénie, qui six ans plus tard (1882), exilée en Sibérie, à Kirensk, devait y épouser mon ami Ross. Ross, lui aussi, venant de Lugano par Locarno et le Simplon (t. III, p. 321), était présent à cette réunion.
  17. Kachelhofer était un orphelin sans fortune, qui avait pu faire des études grâce à une bourse que lui avait accordée l’abbaye des bouchers (Metzgerzunft) vieille corporation de la ville de Berne à laquelle appartenait sa famille. Après le discours prononcé par lui le 18 mars, l’abbaye lui donna l’ordre de sortir du Sozialdemokratischer Verein ; l’étudiant refusa, en invoquant la liberté d’association garantie à tout citoyen par la constitution. En présence de ce refus, l’abbaye des bouchers, dans sa séance du 5 mai, retira à Kachelhofer, qui avait déjà passé huit semestres à l’université, la bourse dont il jouissait, et le mit ainsi dans l’impossibilité de continuer ses études.
  18. Une plainte fut déposée, par les organisateurs de la manifestation, contre quelques-uns des personnages qui s’étaient livrés à des voies de fait sur des membres du cortège ; et le tribunal correctionnel de Berne condamna les agresseurs à l’amende.
  19. Le nom de Joseph Favre ne figure là, bien entendu, que pour la forme : c’était Malon seul qui avait rédigé la lettre.
  20. On voit que Malon, qui se disait autrefois communiste, voulait maintenant le maintien de la propriété individuelle pour ce qu’il appelle les « richesses », c’est-à-dire pour le produit du travail social.
  21. On sait que Gambetta se disait positiviste.
  22. J’ai déjà fait remarquer (t. III, p. 220) que Bakounine avait dit cela avant De Paepe.
  23. Tel que l’entendent et l’observent, par exemple, les Jurassiens et les Espagnols, qui, dans la pratique, diffèrent totalement de la majorité des anarchistes russes et italiens. On sait que ces derniers repoussent l’abstention politique et croient qu’en toutes circonstances les socialistes doivent se mêler aux mouvements populaires. (Note de Joseph Favre et B. Malon.)
  24. Voir tome Ier, pages 224 et 258.
  25. « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » (Déclaration des Droits de l’homme du 23 juin 1793, article 35). Le projet de Robespierre, du 21 avril 1793, avait dit (art. 27) que l’insurrection était le plus saint des devoirs.
  26. On sait que la garde mobile, créée à la fin de février 1848 pour mettre entre les mains du gouvernement une force armée qui put tenir le prolétariat en respect, était composée de jeunes ouvriers dont on avait fait des militaires casernés, recevant une solde de 1 fr. 50 par jour.
  27. Henri Soguel avait été mon élève à l’École industrielle de Locle.
  28. Les statuts de la Fédération espagnole, revisés en 1875, divisaient la Fédération régionale en neuf fédérations « comarcales », administrées chacune par une commission comarcale. Les neuf « comarques » (comarcas) étaient : Catalogne, Valence, Murcie, Andalousie de l’Est, Andalousie de l’Ouest, Estrémadure, Aragon, Vieille-Castille, Nouvelle-Castille.
  29. C’est la victoire des communes lombardes sur l’empereur Frédéric Barberousse, en 1176.
  30. Bulletin du 25 juin 1876.
  31. Charles Perron, qui avait été obligé de quitter Genève en 1872, faute de travail, était rentré en Suisse après une absence de trois ans ; et, devenu cartographe, il collaborait à la grande publication géographique d’Élisée Reclus.
  32. On le voit, le Jules Guesde du Parti ouvrier français avait trouvé un précurseur en J.-B. Chabaury.
  33. Il ressentait presque constamment de vives douleurs dans la région lombaire et inguinale : aussi se croyait-il atteint de la pierre.
  34. Bakounine aimait à donner des sobriquets : le Peuple de Moscou était celui par lequel il désignait Mme A. Bauler.
  35. Il existe une communication officielle du greffe du tribunal civil du district de Lugano, du 9 juin 1876, adressée à Bakounine, lui annonçant que les créanciers, dans leur assemblée de ce jour, « ont été unanimes à consentir à ce qu’il pût librement s’absenter du canton pour le soin de sa santé (furono unanimi nel dichiarave di annuire a che Ella possa liberamente assentarsi del cantone per la cura della di Lei salute) ».
  36. C’est par erreur que Mme A. Bauler dit que, Bakounine ayant refusé de consentir à ce que Santandrea l’accompagnât, celui-ci renonça à son projet.
  37. Le récit fait par Arthur Arnould du départ et de la mort de Bakounine est un pur roman : « Pourchassé — dit Arnould — par une meute de créanciers déchaînés,... Michel Bakounine partit nuitamment, par le chemin de fer, afin de se réfugier dans un canton du centre de la Suisse. En route, foudroyé par une attaque de paralysie générale (sic), il expira seul, abandonné, loin de tous les siens, sans pouvoir prononcer une parole, sans un ami pour lui serrer la main et lui fermer les yeux, dans la chambre froide et banale d’un hôtel garni. »
  38. Voir ci-dessus, p. 24.
  39. Nettlau a retrouvé une lettre écrite par moi à Joukovsky le 1er juillet, et en a publié un passage ; j’y disais : « Michel est à ses derniers moments. Il est à Berne ; on attend sa mort d’un instant à l’autre. J’ai voulu aller le voir : on m’a télégraphié qu’il n’a plus sa connaissance. »
  40. C’était l’ouvrier romagnol Santandrea.
  41. Reichel veut dire que Bakounine avait le cerveau encore assez libre.
  42. Collectivisme, dans la bouche de Bakounine, signifiait, on le sait, « communisme non-autoritaire ».
  43. Mme Marie Reichel était Russe.
  44. On sait que Richard Wagner avait pris part à l’insurrection de Dresde avec Bakounine, en mai 1849, et qu’il gagna ensuite Chemnitz dans la même voiture que Bakounine et Heubner. À Chemnitz, Wagner se cacha chez sa sœur et réussit à se sauver ; Bakounine et Heubner, trahis, furent arrêtés pendant la nuit.
  45. Le kacha consiste en gruau cuit, assaisonné au beurre et mis ensuite au four.
  46. Ce télégramme (Berne, 30 juin, 10 h. 50 matin) est ainsi conçu : « Bakounine très mal : il n’y a plus d’espoir. Depuis hier nous attendons fin. » Adolphe Vogt télégraphia à Lugano le même jour à 3 h. 55 : « Michel entre en marasme progressif, refuse nourriture. Apathie profonde sans souffrance. »
  47. « Frappée » est mis pour « affectée ». — Le voyage de Mme Bakounine à Rome avait été tenu secret, je ne sais pas au juste pour quelle raison. Elle était censée se trouver à Como ; son père et sa mère s’étaient rendus dans cette ville pour y attendre son retour, tandis que Mme Lossowska restait à Lugano avec les enfants. Lorsque la nouvelle de la mort de Bakounine arriva de Berne à Lugano, Pederzolli télégraphia le 1er juillet à 3 h. 40, à Mme Bakounine à Como, poste restante, que son mari était mort à midi. Un télégramme signée Xavier [Lossowski] répondit que le jeudi 29 juin Mme Bakounine avait quitté Rome pour venir à Como, et qu’il était impossible de communiquer avec elle avant son arrivée. Elle n’était toutefois pas encore partie, car elle télégraphia de Rome à son père qu’elle arriverait à Como le 3 juillet, qu’elle était résolue à aller à Berne, et qu’il ne fallait remettre les papiers de Bakounine à personne. Elle télégraphia ensuite à Vogt : « Suis en route. Si vrai malheur, confie votre amitié retarder enterrement jusqu’à mon arrivée. » Elle n’arriva à Berne que le 6, trois jours après les obsèques. Son entrevue avec les deux vieux amis de Bakounine manqua de cordialité. Quelques jours plus tard, Mme Adolphe Vogt me dit : « Dans une poche du vêtement de Bakounine se trouvait un carnet ; nous n’avons pas jugé qu’il appartînt à sa veuve ; le voici ; » et elle me la remit. Ce carnet ne contenait que quelques notes insignifiantes ; il a été brûlé en 1898, en même temps que la lettre des 28 et 29 juillet 1874.
  48. Reichel veut dire que, bien que Bakounine eût dicté le 24 juin à Mme Reichel une lettre « à sa famille a Lugano », il n’avait jamais parlé à ses amis de Berne de cette famille.
  49. Ces lignes disent assez clairement que Reichel et Vogt, pour un motif d’ordre privé, n’avaient eu jusqu’alors pour Gambuzzi que des sentiments plutôt hostiles.
  50. Le 4 juillet, le lendemain des funérailles.
  51. Je ne pus pas achever le discours commencé : une violente crise de sanglots m’empêcha de continuer, et je dus quitter le cimetière, accompagné par Joukovsky.
  52. Salvioni était un étudiant tessinois.
  53. En 1906, j’ai rédigé, pour la revue russe Byloé, une notice beaucoup plus complète, et que je crois ne pas contenir d’inexactitudes. Elle a été reproduite en tête du tome II des Œuvres de Bakounine (Paris, Stock, 1907).
  54. Il sera question au chap. XVI des mesures prises par nous, dès l’été de 1876, en vue de la publication des manuscrits inédits de Bakounine.
  55. C’est le pamphlet Engels-Lafargue-Marx, L’Alliance de la démocratie socialiste, etc.
  56. Comme je l’ai expliqué ailleurs, nous avions attribué, par erreur, la rédaction de la brochure L’Alliance de la démocratie socialiste à Longuet, tandis que celui-ci n’y était pour rien. Voir t. III, p. 149.
  57. Voici les passages principaux de l’article de Pierre Lavrof : « Personnalité capable au plus haut degré d’entraîner les autres en s’entraînant lui-même, Bakounine était trop souvent entouré de gens indignes de lui, qui le compromettaient par leur contact... Je ne parlerai pas de son activité dans l’Internationale pendant ces dernières années ; elle est présente à l’esprit de tous, amis et ennemis ; je veux espérer qu’il s’était senti irrésistiblement entraîné, avec la fougue habituelle de sa nature, vers ce qui lui avait paru le meilleur. Je ne dirai rien non plus de sa participation au mouvement révolutionnaire de la jeunesse russe : l’hostilité constante qu’il a témoignée à l’égard du Vpered et de son programme me rendrait la chose difficile en ce moment ; je me permets de penser que là aussi le choix malheureux qu’il fit des personnes de son entourage a considérablement influencé son jugement. » — Je dois noter toutefois que, dans son numéro suivant, le Vpered publia le récit des obsèques de Bakounine envoyé de Berne par une étudiante russe, récit dont j’ai reproduit plus haut un passage et où il est parlé du vieux révolutionnaire avec la plus profonde admiration et la plus chaleureuse sympathie.
  58. Cette lettre a été publiée par M. Gabriel Monod, gendre de Herzen, dans la Revue, de Paris, numéro du 1er juin 1907.
  59. Michelet écrit, par inadvertance Étoile du Nord, titre d’un opéra de Meyerbeer joué en 1855, pour Étoile polaire.
  60. En octobre 1851, Michelet avait voulu parler de Bakounine, alors enfermé dans les casemates de la forteresse de Saint-Pétersbourg, dans un livre qu’il écrivait sur les martyrs de l’idée révolutionnaire, et il avait prié Herzen de lui procurer quelques notes biographiques sur le prisonnier. Herzen écrivit lui-même les notes demandées, et les envoya à Michelet (7 novembre) ; quelques jours après (13 novembre), il les fit suivre d’un portrait de Bakounine dessiné par Mme Herzen : « Je vous envoie, écrivit-il à Michelet, un petit croquis que ma femme a fait de mémoire ; la ressemblance est assez grande ». Mme Herzen était déjà malade à ce moment (elle mourut six mois plus tard, le 2 mai 1852). Michelet remercia Herzen avec effusion, à plusieurs reprises, pour les notes et pour le portrait ; il écrit entre autres, le 16 mars 1832, en s’informant de la santé de Mme Herzen : « Je n’oublierai jamais l’extrême bonté qu’elle a eue de me donner un croquis de notre immortel Bakounine » ; et le 29 juillet suivant : « J’ai intronisé ici dans mon salon à la première place le portrait de Bakounine. Il m’est doublement cher et pour celui qu’il représente et pour l’aimable et chère personne qui, sans me connaître, a bien voulu le faire pour moi. »
  61. Michelet veut dire, comme on va le voir, que Bakounine symbolise pour lui l’Orient et l’Occident à la fois.
  62. Allusion au discours prononcé à Paris par Bakounine, le 29 novembre 1847, à l’occasion du banquet donné pour commémorer l’anniversaire de la révolution polonaise de 1830, discours qui fut publié dans le journal la Réforme et qui eut pour conséquence l’expulsion de France de Bakounine.
  63. Il s’agit du rôle joué par Bakounine dans l’insurrection de Dresde en mai 1849.
  64. Paul Pestel, le plus connu des cinq « dékabristes » pendus le 11 juillet 1826. « Son programme comportait : la terre aux paysans, l’instruction laïque et obligatoire, une Russie fédérative » (Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, t. V, p. 107).
  65. Ce fut Costa qui écrivit cette Vita di Michèle Bacunin ; le commencement seulement (48 p.) en fut publié, et parut en livraisons à Bologne en 1877 ; elle devait former le premier volume d’une Biblioteca del Martello.
  66. Becker et Greulich, deux « Suisses » d’Allemagne.
  67. Reinsdorf, ne sachant pas le français, avait pris un défenseur : c’était l’avocat Fauquez, qui prononça un discours fort éloquent. Cette plaidoirie fut le commencement de la fortune politique du futur chef du parti socialiste parlementaire vaudois. Quant au client de Fauquez, on sut qu’il devait, huit ans plus tard, payer de sa vie l’attentat manqué du 23 septembre 1883, au Niederwald.
  68. Le « Conseil fédéral» est le pouvoir exécutif de la Confédération, c’est-à-dire le gouvernement de la Suisse.
  69. Traduction : « Les socialistes [allemands] de Genève envoient un salut cordial à vos délibérations. Prenez des mesures énergiques relativement aux monstruosités de Lausanne. Gutsmann. » — Sur Gutsmann, voir t. III, pages 76, 131, 166.
  70. Ces conclusions ont été publiées dans le Bulletin du 20 août 1876.
  71. Le choix de la ville de Berne comme siège du Congrès général eut lieu dans la première quinzaine de septembre.
  72. Voir la réponse à cette Adresse p. 72.
  73. Cette lettre, rédigée par Albigès (Albarracin), avait été adoptée par le Comité fédéral jurassien dans sa séance du 29 juin. (Procès-verbaux du Comité fédéral jurassien.)
  74. C’est dans ce même numéro du Bulletin que parut la lettre d’Alerini racontant le départ de Bakounine de Marseille pour Gênes en octobre 1870 (voir t. II, p. 133). Je la fis précéder de ces lignes : « Un ami français de Bakounine, qui depuis plusieurs années subit une dure captivité dans les cachots de la bourgeoisie [à Cadix], nous envoie du fond de sa prison les lignes suivantes, comme contribution à une biographie future du grand agitateur révolutionnaire. »
  75. On va voir ci-dessous quel accueil fut fait à cet appel par l’organe des socialistes portugais, le Protesto. En outre, le Conseil central du Parti socialiste du Portugal envoya une Adresse de sympathie au Congrès de l’Internationale à Berne (p. 103).
  76. Pour les motifs qui avaient fait substituer cette date à celle du premier lundi d’octobre, voir plus loin, pages 66 et 73.
  77. La Section de Pontassieve, bourgade à une vingtaine de kilomètres de Florence, avait fait savoir aux délégués qu’ils pourraient tenir le Congrès dans une auberge d’un village voisin, Tosi (commune de Bignano), dans l’Apennin.
  78. Dès que l’autorité eut vent du départ de Florence du gros des délégués, et sut la direction qu’ils avaient prise, elle fit occuper Pontassieve par une compagnie de ligue, des carabinieri et des guardie della pubblica sicurezza, pour arrêter ceux des délégués qui tenteraient de rejoindre leurs amis.
  79. Le Congrès décida entre autres que la Commission de correspondance serait placée à Naples, et la composa de Cafiero, de Grassi, et de Francesco Pezzi (de Bologne).
  80. Il y en eut une autre, envoyée directement au Congrès par la Société démocratique de Patras.
  81. De Paepe était devenu docteur en médecine depuis quelques années déjà.
  82. Comme on vient de le voir, elle ne parut qu’en novembre.
  83. Idées sur l’organisation sociale, par James Guillaume, 1876, pages 5-7.
  84. Pour ménager la place, je ne reproduis pas la citation, d’autant plus qu’elle a déjà été imprimée au tome Ier, de la dernière ligne de la p. 253 à la ligne 22 de la p. 254. On y lit entre autres : « Les rédacteurs de la Tagwacht sont nos amis... Unis comme nous le sommes sur le terrain des principes fondamentaux, n’est-il pas regrettable qu’on n’ait pas songé à s’entendre pour une action commune ?... Ce qui n’a pas été fait peut se faire encore... Il appartiendrait au Comité fédéral romand de prendre l’initiative d’une réunion de délégués de toute la Suisse, qui amènerait sans doute des résultats heureux. »
  85. La citation qui était ici faite, extraite de la Solidarité du 4 juin 1870, se trouve déjà au tome II, de la ligne 8 à la ligne 39 de la p. 43. On y lit entre autres : « Si les Anglais, les Allemands, les Américains… croient servir la cause du travail au moyen des candidatures ouvrières, nous ne pouvons leur en savoir mauvais gré… Après tout, ils sont plus compétents que nous pour juger de la situation chez eux… Mais nous demandons à être mis au bénéfice de la même tolérance. Nous demandons qu’on nous laisse juger quelle est la tactique qui convient le mieux à notre position, sans en conclure dédaigneusement à notre infériorité intellectuelle. »
  86. Cette réunion était une réponse à la tentative d’organiser deux réunions chauvines, dont on attribuait l’initiative au fils du prince de Bismarck, attaché d’ambassade à Berne, et qu’on avait annoncées à grand fracas. La tentative des patriotes allemands avorta piteusement : l’une des deux manifestations projetées n’eut pas lieu, et l’autre fit complètement fiasco.
  87. Le Bulletin du 22 octobre annonça que le Compte-rendu du Congrès paraîtrait en 4 feuilles de 16 pages, au prix de 15 centimes la feuille. Il se trouva que les dimensions du Compte-rendu furent plus considérables qu’on ne l’avait prévu : il occupa 7 feuilles (112 pages), mais il fut vendu néanmoins, comme il avait été annoncé, 60 centimes. Il fut imprimé à Berne ; il ne porte pas de nom d’imprimeur, mais je crois me souvenir que c’est Lang, l’imprimeur de l’Arbeiter-Zeitung, qui l’imprima.
  88. Voir p. 72.
  89. Notre programme à nous est la destruction du pouvoir politique. (Note du Bulletin.)
  90. C’est la revue dans laquelle se publiait le cours d’économie sociale de De Paepe.
  91. Cette proposition avait été soumise aux sections, en août, par une circulaire du Comité fédéral : toutes l’acceptèrent, excepté les deux sections de Lausanne, qui refusèrent de participer à la nomination de délégués fédéraux.
  92. Cette phrase reproduit une assertion identique de Marx dans la circulaire privée Les prétendues scissions, etc. : voir tome II, p. 298.
  93. Voir ci-dessus, pages 74-76.
  94. La Tagwacht n’avait encore donné que la première moitié de lettre ; les signatures ne parurent que dans le numéro suivant.
  95. Allusion au pamphlet d’Engels de 1873, Die Bakunisten an der Arbeit.
  96. Il s’agit d’un groupe qui se rattachait à l’ex-Conseil général de New York. Il y avait d’autre part à Zürich une Section internationale de langue française et une Section internationale de langue allemande, appartenant toutes deux à la Fédération jurassienne.
  97. C’est-à-dire qu’elle demandait le rétablissement d’un Conseil général.
  98. À ce moment, nous n’avions pas encore entendu parler de la Conférence réunie à Philadelphie le 15 juillet 1876, qui déclara que le « Conseil général de l’Association » était dissous (voir ci-dessus pages 49-50)
  99. Ce deuxième membre du Parti socialiste allemand ne vint pas.
  100. Le Compte-rendu du Congrès contient (p. 4), à propos de ce délégué, la déclaration suivante, dont Cafiero et Malatesta donnèrent lecture et demandèrent l’insertion au procès-verbal :
    « Les délégués de la Fédération italienne élus par le Congrès régional, en acceptant la solidarité du compagnon Oreste Vaccari, ont constaté en présence du Congrès que ce délégué repousse toute solidarité avec Carlo Terzaghi, expulsé une première fois par la Fédération italienne, et déclaré indigne de faire partie de l’Internationale par le Congrès général de 1873. Ils constatent aussi que le compagnon Vaccari, revenant sur le jugement qu’il avait porté contre le compagnon Andrea Costa, dans un document publié dans plusieurs journaux, déclare avoir été indignement trompé et lui accorder son estime. — Malatesta, Cafiero. »
  101. Une observation imprimée à la fin du Compte-rendu du Congrès (p. 112) indique que les délégués italiens nommés par le Congrès de Florence, Cafiero et Malatesta, déclarèrent, lors de la vérification des mandats, que la Section dite du Ceresio ne faisait pas partie de la Fédération italienne, et que, si elle eût demandé à y entrer, le Congrès de Florence l’aurait repoussée ; ces deux délégués demandèrent la mention de cette déclaration au procès-verbal. La Section du Ceresio étant par conséquent une section isolée, le délégué qui la représentait, et dont le mandat fut d’ailleurs reconnu valable, ne put obtenir voix délibérative au Congrès (en vertu d’une décision prise, dans la seconde séance, relativement aux délégués des sections isolées). Si donc Ferrari a pris part aux votes, ç’a été non comme représentant de la Section du Ceresio, mais parce qu’il représentait en outre trois autres sections (Palerme, Trapani et Termini-Imerese) qui, celles-là, appartenaient à la Fédération italienne.
  102. Malgré cette promesse, le rapport n’a pas été publié.
  103. Le Comité italien pour la Révolution sociale.
  104. Lodovico Nabruzzi, Tito Zanardelli, etc.
  105. On voit que, dans la pensée des socialistes espagnols d’alors, la grève et la révolution s’opposaient l’une à l’autre, tandis que, pour les syndicalistes modernes, la grève est un acte révolutionnaire.
  106. À propos de la Chambre du Travail de Bruxelles, De Paepe s’exprimait ainsi : « À Bruxelles, la Section de l’Internationale n’est plus qu’un groupe d’études sociales ; les sociétés ouvrières qui s’y étaient affiliées l’ont toutes quittée les unes après les autres ; mais elles n’ont pas tardé à se fédérer entre elles sous le titre de Chambre du Travail, et j’ajouterai en passant que les membres de l’Internationale bruxelloise sont loin d’être hostiles à cette institution nouvelle, bien que celle-ci se meuve tout à fait en dehors d’elle. »
  107. Je ne sais comment concilier cette affirmation de De Paepe au sujet des fédérations de Charleroi, de Liège, et du Borinage, avec ce fait qu’au Congrès de la Fédération belge de l’Internationale tenu à Bruxelles sept mois plus tard, le 3 juin 1877, il y avait, parmi les quatre-vingt-huit délégués, des représentants de Charleroi, Huy, Jolimont, Haine-Saint-Pierre, Haine-Saint-Paul, Fayt, et Jemappes. Les renseignements de De Paepe devaient être partiellement erronés.
  108. Il sera parlé de cette brochure plus loin, au chap. IX.
  109. Le Dr Eugène Dühring, Privat-Docent à l’université de Berlin, avait commencé depuis peu à exposer les bases d’un système socialiste rattaché au système philosophique dont il était l’inventeur, et s’était fait un certain nombre de partisans en Allemagne. Engels allait bientôt l’attaquer dans une série d’articles que publia le Vorwärts en 1877 et 1878.
  110. Greulich, bien qu’il fût venu au Congrès, n’avait pas désarmé, et conserva l’attitude d’un adversaire. Le Bulletin, dans le numéro (5 novembre) où il apprécia « les résultats du Congrès de Berne », note l’incident suivant, que ne mentionne pas le Compte-rendu du Congrès :
    « Il y a des gens qui trouvent commode, pour les besoins de leur cause, de nier l’évidence. C’est ainsi que le citoyen Greulich, admis à parler au Congrès de Borne à titre de représentant du Schweizerischer Arbeiterbund, a imaginé de commencer son discours par cette incroyable affirmation : L’Internationale est morte ! Et celui qui parlait ainsi, notez-le bien, s’adressait précisément au Congrès général de l’Internationale, qui venait d’entendre les rapports de six fédérations régionales ! Aussi la déclaration du citoyen Greulich fut-elle accueillie par un éclat de rire homérique ; c’était la seule réponse qu’elle méritât. »
  111. La lettre du Parti ouvrier socialiste danois proposait qu’il fût tenu en Suisse, en janvier 1877, une conférence de délégués des différentes organisations socialistes ; cette conférence s’occuperait de la création d’un bureau international de correspondance et de statistique. La Congrès de Berne répondit aux socialistes danois en leur communiquant la proposition belge pour la convocation d’un Congrès socialiste universel.
  112. C’est là, en effet, l’interprétation qu’il faut donner à ce texte, que « les ouvriers de chaque pays sont les meilleurs juges des moyens les plus convenables à employer pour faire la propagande socialiste », et que « l’Internationale sympathise avec ces ouvriers en tous cas ».
  113. Brousse et Werner.
  114. Il s’agit de quelques rudes vérités dites à Greulich par Gutsmann. L’incident n’a pas été mentionné dans le Compte-rendu.
  115. Ce manuscrit a été rendu à Kraftchinsky en 1893, et sans doute il existe encore.
  116. Voir, à ce propos, les idées émises, dès 1870, par le correspondant du Bulletin, B. Zaytsef, sur la nécessité d’ajouter à la propagande pacifique la lutte à main armée (tome III, p. 306.)
  117. De Paepe avait mentionné cette brochure dans son rapport au Congrès de Berne (voir ci-dessus p. 98).
  118. Guillaume De Greef avait écrit le 26 septembre 1876 aux auteurs de la pétition : « S’il existait en Belgique une organisation ouvrière sérieuse, elle n’aurait pas besoin de pétitionner à la Chambre des représentants pour obtenir ce qu’elle serait en état d’exécuter sans l’intervention du bon plaisir d’une autorité quelconque ; elle n’aurait qu’à s’engager elle-même à ne plus envoyer ses enfants à l’atelier. La Chambre des représentants, qui représente la banque, la grande industrie et le trafic, ne cédera donc que si cela lui plaît. » (Lettre citée par Louis Bertrand dans l’Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique, 1907, t. II, p. 298.)
  119. Malon, qui était maintenant en froid avec ces militants, avait fait l’année précédente, dans une lettre à Mathilde Rœderer du 10 novembre 1875, leur éloge en ces termes : « Je voudrais vous intéresser à un journal socialiste belge dans lequel j’écris et qui est rédigé exclusivement par des ouvriers. Ce journal a pour rédacteur en chef un ouvrier tisserand qui ne sait pas très bien son orthographe, et pour inspirateur un groupe que vous aimeriez. Il y a surtout mes excellents amis Pierre Bastin, Gérard Gérombou et Mme Gérombou, qui sont véritablement charmants. Le journal n’est pas bien fait, tant s’en faut, mais toutes les observations qu’on fait à ce sujet sont reçues avec des remerciements et l’on en tient compte. Ces jeunes ouvriers veulent bien faire, il faut les aider. »
  120. Sellier écrivait, par exemple, dans le Mirabeau du 3 décembre 1876 : « L’autonomie semble être un mot jeté par la bourgeoisie au sein de la classe ouvrière pour la diviser. L’autonomie a tué l’Internationale. L’autonomie, sachons-le bien, c’est la division : nous sommes pour la centralisation. » Cette attitude de Sellier — qui était un ami de De Paepe — nous força de lui donner sur les doigts. Le Bulletin du 14 janvier 1877 publia ce qui suit :
    « On nous affirme que le correspondant du Mirabeau qui signe Résille est le même personnage qui a publié, dans l’Économie sociale du 17 juin 1876, un article intitulé Confession d’un révolutionnaire. Dans cet article, l’auteur, M. Sellier, après avoir raconté sa participation aux événements de la Commune, avoue avoir signé à deux reprises une demande en grâce ; et il termine par des réflexions sur l’amnistie, dans lesquelles il engage les proscrits de la Commune à amnistier leurs bourreaux ! Voici quelques lignes de cette triste Confession : « Nous ne devons pas demander la revanche, malgré la cruauté de nos vainqueurs. Pardonnons-leur, cela est beaucoup plus philosophique ; mais que le pardon soit réciproque. Quant à ceux-là qui conservent toutes les passions de 1871, disait le président du Conseil des ministres, ils ne nous accordent pas l’amnistie, rious ne voulons pas la leur accorder. — Et si on vous l’accordait, monsieur le ministre ? » — Lorsque les ouvriers socialistes de la vallée de la Vesdre ont ouvert les colonnes de leur journal au correspondant Résille, ils ignoraient certainement que celui-ci fût l’auteur de ce plat agenouillement devant les bourreaux versaillais. »
  121. Bazin, réfugié de la Commune, qui avait séjourné d’abord deux ans à Genève, avait été en septembre 1873 l’un des secrétaires du Congrès marxiste tenu dans cette ville. Fixé ensuite à Bruxelles, il y fut en 1873 et 1874 le correspondant du journal l’Union des travailleurs, dont le rédacteur en chef était M. Jules Nostag (voir t. III, p. 139, note 1). Il épousa plus tard la sœur de César De Paepe (Louis Bertrand, Histoire, t. II, p. 50).
  122. À Bruxelles, s’entend. Dans d’autres parties du pays, la Fédération belge militait toujours.
  123. Ce Manifeste avait été rédigé par Adhémar Schwitzguébel.
  124. Cette expulsion fut prononcée sans motif aucun, simplement parce que les opinions socialistes de Reinsdorf déplaisaient au Comité central. Les sections de la Société typographique ne protestèrent pas.
  125. Staub était un homme plus conciliant. Le 24 avril 1875, nous nous étions rencontrés dans un meeting à Neuchâtel (voir t. III, p. 274).
  126. Malon se trouvait à Palerme depuis le mois de novembre 1876 avec Mme André Léo, qui voulait faire entrer son fils André à l’École d’agriculture de cette ville. Mme André Léo avait écrit à Mathilde Rœderer, de Viareggio (Toscane), à la date du 31 octobre 1876 : « Nous partons demain pour Palerme. Je crois que ce doux hiver me fera grand bien... Nous n’y resterons pas longtemps, l’année scolaire seulement. L’exil a cela de bon, qu’on peut voyager, n’ayant de racines nulle part. Ce ne sera pas M. Gambetta qui nous fera revenir plus tôt. Ah ! cet Italien ! il me répugne de plus en plus... Cela ne nous empêche pas d’être très contents du réveil ouvrier à Paris. Nous ne sommes pas des fanatiques du Jura ; et n’avez-vous pas vu que Malon est leur bête noire, comme il l’est des bakounistes en Italie ? » Il est vraiment risible de voir Mme André Léo nous traiter de « fanatiques » au lendemain même du Congrès de Berne, où nous avions tendu la main aux démocrates socialistes d’Allemagne.
  127. Dans une lettre écrite à De Paepe le 6 octobre 1877 (publiée par Eugène Fournière dans la Revue socialiste en 1908), Malon dit : « Guillaume a menti en déclarant que le célèbre article du Povero, écrit par Ingegneros, était un monument de l’odieux et de l’hypocrisie de ma conduite ». On voit, par la reproduction textuelle du passage du Bulletin auquel Malon fait allusion dans cette lettre, que l’imputation qu’il repousse ne venait pas de moi : c’est le Martello, c’est-à-dire Andrea Costa, qui a dit, à tort ou à raison, que l’article du Povero était dû à la plume de Benoit Malon  ; c’est le Martello qui a qualifié sa conduite en l’appelant « hypocrite et odieuse ».
  128. Comme on le verra plus loin (p. 137), il y avait encore d’autres motifs à l’irritation du Vorwärts contre le Bulletin : nous avions dû qualifier sévèrement son attitude à l’égard des révolutionnaires russes.
  129. De ma part tout au moins. Les lettres de Malon à De Paepe, récemment publiées dans la Revue socialiste (1908), pourraient faire supposer que ce dernier, à partir de 1877, jouait un double jeu : mais je préfère ne pas m’arrêter à cette hypothèse.
  130. Après son court séjour dans le Jura en mars 1872 (voir t. II, pages 266-267), il avait poussé jusqu’en Belgique, et y avait visité les ouvriers de Verviers.
  131. Au Congrès de Lausanne, en 1867, parmi les questions formant l’ordre du jour figurait celle-ci : « Les efforts tentés aujourd’hui par les associations pour l’émancipation du quatrième état (classe ouvrière) ne peuvent-ils pas avoir pour résultat la création d’un cinquième état, dont la situation serait beaucoup plus misérable encore ? » (voir t. Ier, p. 34.)
  132. Voir p. 118.
  133. Nom de la région dont Porrentruy est le centre.
  134. Dans l’original, publié par le Progrès de Delémont, on lit cette phrase comme suit : « N’y a-t-il pas là des ulcères sociales autrement hideuses et gangrenées que celles que l’Internationale se plait à nommer le prolétariat, etc. » Nous avons cru pouvoir, sans être accusés de présomption, corriger le français de M. le directeur de l’école normale. (Note du Bulletin.)
  135. Le mot de libéral, à cette époque, dans le Jura bernois, était synonyme de radical.
  136. L’instituteur espagnol Albarracin, on l’a vu (t. III, p. 184), vivait en Suisse sous le nom d’Albagès. Dans l’automne de 1876, il avait quitté Neuchâtel (où il avait été membre du Comité fédéral jurassien) pour aller travailler à la Chaux-de-Fonds comme peintre en bâtiment, l’entrepreneur Dargère (un communard) ayant consenti à l’occuper en cette qualité.
  137. Hippolyte Ferré, frère de Th. Ferré.
  138. Jeallot avait, précédemment, travaillé quelques années à Neuchâtel (t. II, p. 172).
  139. Quelques lettres de cette époque, écrites à Kropotkine par moi, par Schwitzguébel, Brousse, Robin, etc., avaient été laissées en dépôt par lui, en septembre 1877, entre les mains de Gustave Jeanneret, qui les lui a restituées il y a deux ans (1907). Kropotkine m’a autorisé à faire usage de ces lettres dans ce volume, et j’en reproduirai d’assez nombreux passages. Dans une lettre du 26 février, je lui disais : « Avez-vous un peu l’occasion de causer avec des amis le soir ? Il me semble qu’en vous faisant introduire dans divers cafés ouvriers, par ceux qui ont l’habitude d’y aller, il vous serait possible de faire un peu de propagande. C’est justement ce qui manque à la Chaux-de-Fonds ; nos amis vivent trop isolés, trop en dehors de la population. »
  140. Ce mot d’anarchisme est ici un anachronisme ; il n’était pas encore fabriqué ; le mot d’anarchie était seul employé. C’est par nos adversaires que l’épithète d’anarchistes nous était appliquée ; quant à nous, si nous l’employions, nous avions généralement soin d’y joindre celle de collectivistes.
  141. Voir plus loin (pages 149-150) ce qui est dit du discours d’Auguste Spichiger à la fête du 1er mars. Peut-être Kropotkine a-t-il aussi accompagné Spichiger à Saint-Imier le 4 février (p. 144).
  142. L’atelier coopératif des graveurs et guillocheurs, créé au Locle en 1869, à la suite d’une grève, et transporté à la Chaux-de-Fonds en 1874, était en liquidation, et c’était Auguste Spichiger qui avait été désigné comme liquidateur. Il s’était reconstitué un autre atelier coopératif, formé de quatre membres seulement : trois graveurs, Frédéric Graisier, Jacob Spichiger et Nicolet, et un guillocheur, Auguste Spichiger ; cet atelier se trouvait rue de la Demoiselle, 14 a.
  143. À propos de ce passage de Kropotkine, Auguste Spichiger m’a écrit (19 avril 1908) : « Pendant mes moments de chômage, j’allais en effet souvent aider notre camarade Baudrand, tapissier ; il m’employait entre autres à carder de la laine et du crin ».
  144. Cette proposition était due, je crois, à l’initiative de « Levachof ».
  145. Voir plus haut, p. 126.
  146. L’ancien rédacteur du Diogène : voir t. Ier, p. 28.
  147. Le National suisse publia in-extenso le discours lu par Spichiger : « mais, tandis qu’il avait généreusement émaillé le texte des harangues officielles de nombreuses indications d’applaudissements, il s’abstint complètement de faire remarquer que le discours de Spichiger avait été applaudi ; ce détail est caractéristique » (Bulletin). Le Bulletin imprima le discours dans son numéro du 11 mars. Je ne puis le reproduire ici, à cause de sa longueur, mais je me permets d’émettre cet avis : c’est qu’il serait très à propos qu’un camarade de la Chaux-de-Fonds fît une nouvelle lecture publique de ce discours dans une des prochaines fêtes du 1er mars.
  148. Paru en traduction russe sous le titre de Anarkhia po Proudonou.
  149. La Fédération jurassienne.
  150. Marx —je l’ai déjà fait remarquer — a dit les mêmes choses dans la Misère de la philosophie (1847, p. 177).
  151. Greulich se croit un disciple de Marx, et il ne s’est jamais douté que celui qu’il appelle son maître était, en théorie, un « anti-étatiste ».
  152. Nous ne voudrions point chercher à déprécier l’importance de l’Arbeiterbund en le chicanant sur le chiffre de ses adhérents ; au contraire, nous serions heureux que les chiffres indiqués là fussent vrais, parce que nous savons qu’un jour ou l’autre les ouvriers dont l’Arbeiterbund ébauche l’éducation socialiste viendront à l’Internationale. Mais nous devons cependant faire observer qu’à Berne, une statistique publiée dans la Tagwacht du 17 février 1877 n’indique que 185 membres actifs de l’Arbeiterbund, et que le chiffre total, pour la Suisse, des membres de l’Arbeiterbund qui ont pris part à la dernière votation générale faite dans le sein de cette association n’excède guère 2000, répartis dans 69 sections. (Note du Bulletin.)
  153. Voilà, dans toute sa niaiserie, la conception des socialistes étatistes exposée par un Sozial-Demokrat authentique, — qui se croit disciple de Marx !
  154. Ainsi, on nous fait un crime d’avoir, dans l’assemblée populaire de Saint-Imier, combattu les radicaux bourgeois. (Note du Bulletin.) — Sur l’assemblée du 4 février à Saint-Imier, voir ci-dessus p. 144.
  155. La section italienne de Berne avait momentanément cessé d’exister.
  156. M. de Wattenwyl nia plus tard avoir fait cette déclaration. Au procès, qui eut lieu en août suivant, l’organe du ministère public dit ceci : « Le prévenu Kachelhofer a raconté devant le juge d’instruction que, dans un entretien qu’il avait eu avec M. le préfet, celui-ci lui aurait dit qu’au besoin la police protégerait le cortège contre une agression possible de la part du public, pareille à celle de l’an dernier. M. le préfet a-t-il dit cela à Kachelhofer ? » M. de Wattenwyl répondit : « Je ne m’en souviens pas ; mais je dois faire observer que lorsque Kachelhofer m’a parlé du cortège, on ne savait pas encore s’il y aurait un drapeau rouge. Évidemment, mon intention n’a jamais pu être de protéger le drapeau rouge. »
  157. Ce drapeau rouge avait été apporté le matin même de la Chaux-de-Fonds. « Le tapissier Baudrand, un socialiste lyonnais, nous avait confectionné un superbe drapeau rouge frangé d’or : c’est celui qui fut arraché à Schwitzguébel. » (Lettre de Pindy, du 12 avril 1908.)
  158. Le préfet de Berne, M. de Wattenwyl, raconta plus tard au procès que, le 17 mars, il avait eu une conférence avec le directeur de justice (membre du gouvernement bernois), et que celui-ci « lui avait donné pour instruction d’empêcher qu’on n’arborât le drapeau rouge ». Il y eut donc, de la part de la police, dit plus tard le Bulletin (26 août), « un véritable guet-apens : au lieu de donner connaissance, à l’avance, à la commission d’organisation de la fête, de la décision gouvernementale interdisant le port du drapeau rouge, le préfet laissa le cortège se former, et s’avancer sur la place de la gare, où il avait aposté un nombreux détachement de gendarmes et de gardes municipaux, les uns en uniforme, les autres en civil ; on a le droit d’en conclure qu’il avait prémédité une agression contre le drapeau rouge, et qu’il avait choisi à l’avance la place de la gare comme le lieu le plus propice à l’exécution de son projet, à cause de la présence des portefaix, portiers d’hôtels, décrotteurs, etc., qu’il savait devoir au besoin prêter main-forte à ses agents ». Un témoin, M. Lehmann, déposa au procès qu’un instant avant la bagarre il se trouvait à côté de M. de Wattenwyl, qui stationnait près de l’hôpital (à deux pas de la gare), et qu’il entendit le préfet dire à quelqu’un : « À présent, nous allons les arrêter ».
  159. Placés derrière le dos de Schwitzguébel, ils tirèrent brusquement le drapeau à eux par dessus l’épaule du porte-drapeau, sans que celui-ci, dans cette posture, put le retenir.
  160. C’est le Journal de Genève qui nous apprend ce détail. (Note du Bulletin.)
  161. Au procès, quatre gendarmes seulement se portèrent partie civile et réclamèrent des dommages-intérêts pour blessures reçues.
  162. J’étais dans les derniers rangs du cortège, et je ne vis pas ce qui s’était passé à la tête, à l’endroit où se trouvaient les drapeaux. Sans savoir comment, je me trouvai entraîné néanmoins au beau milieu de la bagarre ; puis, quand elle fut terminée, je me dirigeai, avec les camarades les plus rapprochés de moi, vers le restaurant Jeangros, où le drapeau de Zürich avait été porté.
  163. L’inspecteur de police, M. de Werdt, avait voulu s’emparer du drapeau de Zürich, mais il reçut à la tête un coup d’assommoir donné par Deiber, et dut lâcher prise ; Brousse, qui, avec cinq autres camarades, faisait partie d’une avant-garde séparée du reste du cortège par la musique, mais qui, dès le début de la rixe, s’était rapproché, reprit aussitôt le drapeau, et, accompagné par Werner et Deiber, le porta jusqu’au restaurant Jeangros. Le professeur Adolphe Vogt, qui les vit passer, déposa en ces termes au procès : « M. le Dr Adolphe Vogt, professeur à l’université de Berne, dépose qu’il a rencontré Brousse qui, en compagnie de deux camarades, emportait vers la Länggasse le drapeau rouge de Zürich repris aux gendarmes. Il constata que ce drapeau, qu’escortaient trois hommes seulement, passait librement au milieu d’un nombreux public, sans qu’il y eût de manifestations hostiles. »
  164. Ils furent poursuivis par plusieurs de nos camarades, entre autres Ulysse Eberhardt, Rinke, Gevin (venu de Bâle) et Pindy. Eberhardt et Rinke, aussitôt entourés par les gendarmes, et blessés l’un et l’autre d’un coup de sabre, furent arrêtés et conduits au poste, où les policiers les maltraitèrent. Pindy essaya de reprendre à deux gendarmes le drapeau, dont la hampe, brisée dans le corps à corps, lui resta seule entre les mains.
    Voici le récit que m’a envoyé Pindy de la part prise par lui à la lutte qui s’était engagée autour du drapeau ; on y trouvera quelques détails complémentaires : J’étais à la queue de la colonne, avec ceux de la Chaux-de-Fonds, lorsque nous nous aperçûmes de la bagarre qui se produisait, mais nous ne fûmes pas les derniers à nous y mêler. Jeallot et Ferré, blessés tous deux à la tête, et Baudrand, qui venait d’assommer une sorte de paysan avec son propre parapluie, avaient suivi le gros du cortège se dirigeant vers le restaurant Jeangros, et je restais seul sur le champ de bataille en face de deux gendarmes à qui je disputais notre drapeau. J’avais dans ma poche gauche intérieure un casse-tête, mais je ne pouvais le saisir, ma main droite étant pour ainsi dire emprisonnée dans les plis mêmes du drapeau ; le gendarme qui me faisait face passa son genou entre mes mains et brisa la hampe, dont un bout me resta dans la main gauche, et dont je me servais pour lui taper dessus, lorsque je fus empoigné par derrière par un cocher d’hôtel qui me fit tourner sur moi-même, mais sans me faire tomber.
    « Je me mis à courir après le gendarme voleur, lorsqu’à quelques pas je vis un camarade de Bâle dont je ne me rappelle pas le nom : c’était, je crois, un artiste peintre. Français aussi ; il était pris au collet par un autre gendarme qui voulait l’emmener ; en me jetant entre eux, je fis lâcher prise au policier, qui se mit à courir après celui qui tenait notre drapeau, et le camarade et moi nous les suivions, toujours courant, le long de la rue de la Justice.
    « À quelque distance du poste nous croisâmes Charles Perron, lequel avait suivi, en protestant, une escouade de policiers qui entraînaient deux camarades, Eberhardt, de Saint-Imier, et le serrurier Rinke, Allemand, qui avait travaillé précédemment à la Chaux-de-Fonds en même temps que Reinsdorf. Perron nous conseilla de ne pas nous risquer trop près du poste, notre qualité d’étrangers pouvant nous attirer des ennuis ; quant à lui, il entra au poste, et ne revint que plus tard, nous rejoindre à la réunion. »
    Le membre de la Section de Bâle dont parle Pindy était le peintre A. Gevin.
  165. Néanmoins, au procès, le sous-officier de gendarmerie (Wachtmeister) qui, au témoignage d’Ulysse Eberhardt, avait le premier porté la main sur le drapeau, dit : « Les gendarmes ont reçu l’ordre d’enlever les drapeaux, ils ont obéi ». Il est probable que l’ordre fut donné par l’inspecteur, M. de Werdt, qui lui-même essaya, comme on l’a vu, de saisir le drapeau de Zürich.
  166. Moor, après avoir lu le Bulletin, se plaignit que nous eussions interprété son langage comme une « déclaration de solidarité », et écrivit à ce sujet à la Tagwacht. Le Bulletin répondit, le 8 avril :
    « Dans le Bulletin du 25 mars, en parlant de la protestation faite par le citoyen Moor, au nom de l’Arbeiterbund, au meeting de la Länggasse, nous l’avions appelée une déclaration de solidarité. L’expression était inexacte, et le citoyen Moor, dans une lettre à la Tagwacht, a eu soin de constater au contraire que, tout en protestant contre la police, il a décliné, pour son compte et celui de ses amis, toute solidarité avec la manifestation des « anarchistes ». Dont acte. »
  167. Il y avait évidemment deux courants opposés dans la rédaction du Vorwärts. Quand l’influence de Hasenclever se faisait sentir, le journal parlait des Jurassiens avec bienveillance ; mais le plus souvent c’étaient les marxistes qui tenaient la plume, et leur tendance finit par l’emporter tout à fait.
  168. Brousse, Werner et Deiber.
  169. C’était un jeune ouvrier tailleur, Alsacien.
  170. Naturellement, j’écrivis, moi aussi, au juge d’instruction de Berne pour lui dire que j’avais participé à la manifestation ; et je fus cité à comparaître devant le juge d’instruction de Neuchâtel. — Par contre, un silence absolu fut gardé sur la présence à la manifestation de ceux de nos camarades qui étaient étrangers à la Suisse, et qui auraient pu, par conséquent, être arrêtés et expulsés (à l’exception, bien entendu, de ceux dont l’intervention active était déjà connue comme c’était le cas pour Brousse, Werner et Rinke) : aussi ni Pindy, ni Ferré, ni Jeallot, ni Baudrand, ni Gevin, ni Albarracin, ni Kropotkine, ni Lenz, ni Plekhanof, ne furent inquiétés.
  171. C’est-à-dire des nouvelles de la journée du 18 mars.
  172. Le Times avait publié un télégramme annonçant la manifestation de Berne et le conflit avec la police.
  173. Tous les Tartarins ne sont pas de Tarascon.
  174. En octobre 1876, la Section de langue française de Berne et le Sozialdemokratischer Verein avaient payé leurs cotisations au Comité fédéral jurassien, la première, pour 14 membres, et le second pour 29 membres.
  175. M. Sahli, avocat.
  176. Les mots « presque unanimité » font allusion à l’attitude de M. Frossard, qui, ainsi qu’on va le voir, faisait minorité dans le Conseil d’État.
  177. Le 2 avril j’écrivais à Kropotkine : « Nous allons voir ce qui va sortir de ce Congrès de Gand, auquel Fluse est allé comme délégué. Il m’a écrit qu’il soutiendra énergiquement nos principes, et m’a demandé un nouvel envoi de 50 exemplaires de ma brochure (Idées sur l’organisation sociale). — Une chose très essentielle serait que Verviers fût choisi pour siège du Congrès général de l’Internationale, ainsi que du Congrès universel des organisations socialistes. J’ai déjà écrit à Fluse à ce sujet ; je vous prie, dans votre correspondance avec lui, d’insister sur ce point. »
  178. C’est la première fois, je crois, que le Bulletin reprend à son compte le terme d’anarchiste, que nous appliquait la presse adverse, pour désigner les membres de l’Internationale opposés à la politique électorale et parlementariste. L’épithète reviendra encore de temps à autre dans nos écrits de l’époque. Elle ne nous effrayait pas, mais nous la mettions d’habitude en italiques, pour montrer qu’elle n’était pas de notre langage usuel.
  179. Il est question de cet article dans une lettre de moi à Kropotkine, du 14 avril, où je lui disais : « J’avais bien envie de garder votre article pour le Bulletin, car vraiment je le trouve excellent. Mais comme il faut pourtant essayer une fois d’envoyer quelque chose au Mirabeau, je fais le sacrifice de vous le rendre dans ce but, j’en ai arrangé quelques phrases, et je crois qu’il sera nécessaire que vous le copiiez encore une fois, sans cela jamais on ne s’en tirera à Verviers. Si vous l’envoyez tout de suite, il pourrait déjà paraître dans le numéro du 25 courant. » (L’article ne parut que dans le numéro du 29.)
  180. À Malines.
  181. Ce jugement sur les Suisses allemands ne serait plus exact aujourd’hui : une grande partie des ouvriers de la Suisse allemande sont désormais acquis au syndicalisme révolutionnaire. Et, d’autre part, une partie de la classe ouvrière de la Suisse française se laisse encore aveuglément conduire par des politiciens parlementaires.
  182. Mlle Landsberg devint plus tard la femme de Brousse.
  183. Brousse devait faire le lendemain une conférence à la Chaux-de-Fonds.
  184. On m’a raconté que, redoutant des vengeances, il s’était réfugié en Amérique en changeant de nom.
  185. Elle n’en comptait qu’une vingtaine au moment où elle quitta San Lupo, le 5 ; elle en comptait vingt-six quand elle fut faite prisonnière, le 11.
  186. Carlo Cafiero est né en septembre 1846.
  187. L’acte d’accusation, que le Bulletin publia en décembre 1877, montre que le desservant de l’église de Letino, Fortini, un bon vieillard de soixante ans, ne fut nullement obligé de prêcher : volontairement et publiquement il fit l’éloge de la bande armée et des maximes proclamées par elle, et il engagea le peuple à s’armer et à s’insurger contre les propriétaires et à s’emparer de leurs biens.
  188. À Gallo, le curé, nommé Tamburri, se déclara également partisan des insurgés, disant que c’étaient de braves jeunes gens, dont les intentions étaient bonnes, et il dissuada le peuple de toute idée de résistance.
  189. Ce dénouement, que Costa m’annonçait sans aucun éclaircissement sur les circonstances qui l’avaient amené, resta pour moi inexplicable, jusqu’au moment où une lettre de Malatesta, qu’on trouvera en son lieu (p. 211), vint enfin (2 juin) me révéler ce qui s’était passé.
  190. C’étaient Kraftchinsky et la jeune dame russe amie de Mme Volkhovskaïa.
  191. Comme le montre l’acte d’accusation, les armes contenues dans ces caisses furent déballées, le 3 au soir, par Ardinghi, tailleur, de Sesto Fiorentino, et par Innocenti, chapelier, de Florence. Tous deux retournèrent à San Lupo le 5, et ayant voulu se rendre, le soir du 5, à la gare de Solopaca pour y attendre Kraftchinsky et Grassi, furent arrêtés ainsi que ceux-ci.
  192. Ils étaient quatre, dit l’acte d’accusation.
  193. Ce sont Ardinghi, Innocenti, Kraftchinsky et Grassi. Ardinghi et Innocenti, venant de San Lupo, allaient, comme je l’ai dit à la page précédente, le 5 au soir, à la gare de Solopaca attendre Kraftchinsky et Grassi ; ces deux derniers furent, dit l’acte d’accusation, « trouvés, dans la nuit du 5 au 6 avril, près de la gare de Solopaca, porteurs de revolvers ».
  194. Ce sont Gagliardi, Matteucci, Dionisio Ceccarelli, et Fruggiori.
  195. L’explication donnée par notre correspondant est confirmée par la lettre de Malatesta qui me parvint le 2 juin (voir p. 211).
  196. Ce sont ces escrocs et leurs compères qui injurient maintenant, dans les journaux, Cafiero emprisonné comme insurgé. (Note du Bulletin.) — Cette note visait Nabruzzi, Zanardelli et leurs amis.
  197. Cafiero parlait et écrivait très bien le français, et passablement l’anglais ; quant à la langue russe, il en avait acquis quelques notions élémentaires.
  198. Le correspondant aurait dû dire révolutionnaire, le mot intransigeant n’ayant jamais été employé par les socialistes. (Note du Bulletin.)
  199. Outre les vingt-six insurgés arrêtés le 11 avril, on avait également emprisonné le desservant de Letino, l’abbé Fortini, le curé de Gallo, l’abbé Tamburri, et un paysan, Bertollo, de Letino, qui avait servi de guide à la bande. Les huit socialistes arrêtés précédemment à Solopaca et à Pontelandolfo étaient détenus dans la prison de Bénévent.
  200. Une note de mon agenda de 1877 porte : « Vendredi, 11 mai. Je vais voir Costa à Berne. > Je restai auprès de lui et de Brousse jusqu’au dimanche soir.
  201. M. Favarger est une des sommités du parti conservateur neuchâtelois. (Note du Bulletin.)
  202. L’Union libérale est l’organe officiel du parti conservateur à Neuchâtel. (Note du Bulletin.)
  203. Il sera parlé, au chapitre XIII (p. 254), de ce qu’étaient devenus, en 1877, quelques-uns des membres de l’ancienne coterie du Temple-Unique à Genève.
  204. On a vu, plus haut, que le Bureau fédéral ne fut nommé qu’à la fin d’avril.
  205. Voir ci-dessus p. 131 et 137.
  206. Cette analyse se terminait par cette conclusion : « Quelles que soient, selon nous, les lacunes et les erreurs de la doctrine icarienne, nous nous sentons le devoir de rendre hommage à l’abnégation et à la persévérance de ces champions du socialisme, dont l’existence n’a été qu’une longue lutte, et qui, malgré les traverses, les déceptions et les obstacles de toute sorte, sont restés jusqu’à ce jour fidèles à leur œuvre ».
  207. Voilà un quoique qui fait rêver : est-ce que par hasard, aux yeux du citoyen Bertrand, le mouvement des insurgés italiens serait de la politique ? (Note du Bulletin. )
  208. Il s’agit d’un certain Francesco Gastaldi, âgé de quarante ans, lieutenant d’artillerie en retraite, dont je ne m’explique pas bien la présence parmi les insurgés.
  209. Le journal que rédigeait alors Terzaghi.
  210. C’était un radical légèrement teinté de socialisme.
  211. L’assemblée, à laquelle assistèrent environ deux mille manifestants, eut lieu selon le programme fixé par les organisateurs : Salomon Vögelin et Greulich y prononcèrent chacun un discours, et les assistants votèrent une résolution engageant les ouvriers à refuser leur signature pour la demande de referendum.
  212. C’était, je crois, Pierre Kropotkine.
  213. De cette conférence, organisée par la Section française de propagande, il a déjà été question ci-dessus, p. 200.
  214. Lenz avait quitté la Chaux-de-Fonds pour Genève.
  215. Kahn craignait que si la conférence de Brousse avait lieu le 12 mai, elle ne portât préjudice à une tombola annoncée pour ce jour-là par le groupe de la revue.
  216. Il ne parut que le 3 juin.
  217. C’était l’adresse de l’imprimerie du Rabotnik.
  218. Kropotkine ne put achever son « bulletin » en temps utile pour le premier numéro de l’Avant-garde. Une carte postale de Brousse, du 3 juin, lui dit : « Très bien, le bulletin international ; mais il m’est parvenu trop tard. Le prochain doit être de même longueur à peu près, mais arriver plus tôt. Faites aussi déjà une bonne correspondance d’Allemagne. Je me charge du reste. »
  219. Kostiourine fut repris un peu plus tard, et figura au procès des Cent-quatre-vingt-treize.
  220. En 1876, comme on l’a vu p. 50, s’était constitué aux États-Unis, pour remplacer l’Internationale morte entre les mains de Sorge, un « Parti ouvrier des États-Unis » (Arbeiterpartei der Vereinigten Staaten) ; depuis 1875 il y avait en Allemagne un « Parti ouvrier socialiste allemand », et sur ce modèle « on » voulait organiser en Belgique — comme « on » l’avait fait en Portugal, en Suisse, en Hollande — un « Parti ouvrier belge » destiné à absorber ou à supplanter l’Internationale.
  221. Dans son livre Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique, Louis Bertrand, qui donne des détails parfois minutieux sur les années 1876, 1877 et 1878, ne mentionne pas le Congres flamand de Malines. Pourquoi ?
  222. C’est la première fois que cette expression, toute nouvelle, apparaît dans un journal.
  223. Reinsdorf avait quitté la Suisse et était rentré en Allemagne.
  224. Voilà une appréciation qui diffère un peu de celle qui a officiellement cours aujourd’hui dans la Sozial-Demokratie allemande, et dont voici un échantillon (F. Mehring) : « Cet écrit d’Engels a, dans une forme d’une incomparable maîtrise, ouvert au prolétariat allemand, puis au prolétariat international, la compréhension du communisme scientifique ; toute une littérature en est sortie et procède de lui ». Hélas.
  225. À rapprocher des articles du Bulletin du 1er novembre 1874 et 28 février 1875 t. III, pages 241 et 276.
  226. Je me rappelle que, me trouvant de passage à Berne, j’assistai à l’une de ces réunions où Costa adressait aux ouvriers italiens des harangues enflammées, et que je me sentis très remué par sa parole entraînante.
  227. Le journal s’imprimait, au début, à Berne, chez Lang, qui imprimait également l’Arbeiter-Zeitung. Plus tard, il s’imprima chez Courvoisier, à la Chaux-de-Fonds.
  228. La Commission de correspondance était composée (voir p. 68, note 1) de Cafiero. de Grossi, et de Pezzi. Cafiero et Grassi étaient en prison tous les deux, le premier à Santa Maria Capua Vetere, le second à Bénévent, où étaient détenus les huit internationaux arrêtés à Solopaca et à Pontelandolfo. C’était Pezzi qui m’avait envoyé la lettre de Malatesta.
  229. Des copies de cette lettre de Malatesta furent envoyées, par les soins de Pezzi, aux diverses Fédérations régionales de l’Internationale, ainsi qu’aux fédérations de l’Italie. Le texte italien de la lettre a été réimprimé par Alfredo Angiolini dans son ouvrage Cinquant’anni di socialismo in Italia, 2e édition, p. 94.
  230. À San Lupo, près Cerreto (province de Bénévent), le soir du 5 avril.
  231. Le 8, après avoir gagné la province de Caserte.
  232. La province de Campobasso, l’aucien Samnium.
  233. Le jeune comte Francesco Ginnasi, d’Imola, un étudiant de dix-huit ans, d’une santé délicate, à bout de forces, et qu’on fut obligé un moment de porter, suppliait ses camarades de le tuer pour se débarrasser d’un fardeau qui gênait leur marche.
  234. Voici quelques détails complémentaires, que m’a donnés Malatesta en 1907 : La bande employa les journées des vendredi et samedi 6 et 7 avril à se rendre de San Lupo (province de Bénévent) dans la région située au sud des montagnes du Matèse (province de Caserte) ; le dimanche 8, elle envahit les communes de Letino et de Gallo ; le lundi et le mardi 9 et 10, elle tenta vainement d’entrer dans d’autres communes : elle les trouva toutes occupées militairement ; le mardi soir, ses provisions étant épuisées, elle voulut acheter des vivres dans la ville de Venafro : mais les soldats donnèrent l’alerte, et poursuivirent la bande jusqu’à un bois où elle put s’enfoncer. Toute la journée du mercredi 11 fut employée à une longue marche sous la pluie et la neige ; et la surprise de la bande, harassée, dans la masseria où elle avait cherché un abri, eut lieu dans la nuit du mercredi 11 au jeudi 12 : deux des insurgés réussirent à s’échapper, mais furent arrêtés peu de temps après.
  235. Rapprocher ce passage de la circulaire, et ceux qui suivent, de l’article du Bulletin du 13 mai 1877 (voir pages 195-196).
  236. On a vu que le Mirabeau avait publié une correspondance injurieuse de Malon ; mais il venait d’insérer une réponse de Costa.
  237. On a vu (t. III. p. 141), par une lettre de Mme Marx de janvier 1811, comment Wroblewski devait s’engager dans l’armée turque.
  238. En français dans le texte.
  239. « Ce Parti socialiste belge», constitué au Congrès de Malines, n’était encore, en réalité, on l’a vu (p. 210), qu’un « Parti socialiste flamand », le Congrès de Bruxelles du 3 juin ayant refusé d’y adhérer.
  240. Ce Congrès (secret) eut lieu à la Chaux-de-Fonds dans la seconde moitié d’août.
  241. On remarquera que le tu a remplacé le vous. Un rapprochement plus intime avait eu lieu entre Pierre Kropotkine et nous dans le courant de juin.
  242. Kropotkine avait habité jusque-là rue Robert, 12 a : il avait donné congé au propriétaire de sa chambre, à cause de son départ projeté. Il se logea ensuite rue du Progrès, 41.
  243. Il s’agit de Mlle Hubertine Auclert.
  244. Une lettre écrite par Gross avait également prévenu Pindy que la police de Delle se proposait d’arrêter Kropotkine s’il allait en France.
  245. Brousse se trompait ; les avis donnés signalaient un danger très réel. Quelque temps auparavant, Kropotkine s’était rendu en France, par Delle, pour organiser le transport de l’Avant-Garde par des contrebandiers ; un gendarme français qui lui demanda son passeport, au retour, avait conçu des soupçons ; et les propos de ce gendarme, rapportés à Gross, et ensuite à Ralli, furent le motif qui engagea ce dernier à écrire à Kropotkine.
  246. Le Congrès général de l’Internationale, en septembre.
  247. On a vu que l’administration du Bulletin, depuis le mois de mars 1876, se trouvait à Sonvillier.
  248. Kropotkine m’avait offert de s’installer à Neuchâtel pendant mon absence, mais la chose ne fut pas nécessaire.
  249. Au Congrès de la Fédération jurassienne, qui devait avoir lieu au commencement d’août à Saint-Imier, on s’attendait à ce que le drapeau rouge serait attaqué. Nos amis de Chaux-de-Fonds, de tempérament belliqueux, s’étaient mis à fabriquer des « coups de poing américains » et des casse-tête en plomb, pour en armer ceux des manifestants qui voudraient s’en munir ; et, comme on le voit, les internationaux de Berne, qui comptaient aller en nombre à Saint-Imier, prenaient leurs précautions pour équiper ceux d’entre eux qui ne l’étaient pas déjà.
  250. J’ai revu cette chambre en août 1908 ; elle est maintenant transformée en un salon de rafraîchissements.
  251. Le général Jomini (1779-1869), né à Payerne, et par conséquent Vaudois de nationalité, après avoir fait ses premières armes sous Napoléon, prit du service en Russie. Ses ouvrages de stratégie l’ont placé au premier rang des écrivains militaires.
  252. C’est le col par où Joukovsky, en juillet 1869, avait conduit de Champéry en Savoie son élève, la jeune Marie, pour la soustraire aux poursuites de ceux qui venaient d’enlever les autres enfants de la princesse Obolensky (voir t. Ier, p. 179.)
  253. Pour les peintres-émailleurs, la nouvelle était prématurée. Le numéro suivant du Bulletin annonça que « les peintres et émailleurs (ceux qui individuellement appartiennent à l’Internationale) feront une démarche auprès de leur corps de métier déjà organisé, pour obtenir l’adhésion à la Fédération, et que, si cette démarche n’aboutit pas, ils se constitueront en section ».
  254. Ce vœu n’a pas reçu d’exécution.
  255. Le repas de midi.
  256. On a vu plus haut (p. 221), que nous avions prévu la possibilité d’une agression contre le drapeau rouge, et qu’un certain nombre de nos camarades s’étaient armés en conséquence. On m’a raconté que la société de gymnastique de Saint-Imier, composée de jeunes gens nourris dans les traditions du patriotisme gouvernemental, avait réellement projeté de se livrer à une manifestation hostile ; mais, pour une raison ou une autre, les gymnastes, après réflexion, trouvèrent préférable de s’abstenir. Pierre Kropotkine, dans ses Mémoires, a fait de cet épisode de la journée du 5 août un récit pittoresque et dramatique, mais qui contient deux erreurs. « Le gouvernement de Berne — écrit-il — avait interdit le drapeau rouge dans toute l’étendue du canton ; » sur ce point, Kropotkine a été mal renseigné : il n’est pas exact que le gouvernement bernois eût pris une mesure générale de ce genre ; mais le maire de Saint-Imier aurait pu, s’il l’eût voulu, en vertu de ses pouvoirs municipaux, interdire la présence du drapeau rouge au cortège ; seulement, plus raisonnable que les autorités de Berne, il ne crut pas devoir le faire. Quant à l’assertion qu’ « un détachement de la milice se tenait prêt dans un champ voisin, sous prétexte de tir à la cible », elle dénature le caractère d’un fait absolument normal et habituel ; le dimanche après-midi, en effet, dans la plupart des localités de la Suisse, des jeunes gens appartenant à la milice s’exercent au tir ; les coups de fusils qu’entendait Kropotkine, il eût pu les entendre tous les dimanches de l’année, et la présence des tireurs au stand n’était pas motivée par la réunion du Congrès de l’Internationale.
  257. C’est la section des ouvriers du bâtiment dont le Bulletin du 29 juillet avait annoncé la constitution.
  258. C’est une section comprenant les adhérents qui n’appartenaient pas à un corps de métier déjà organisé en section.
  259. Il s’agit, non pas de Fritz Robert de la Chaux-de-Fonds, mon camarade d’études, ex-professeur à l’École industrielle de cette ville, mais d’un tout jeune homme, Fritz Robert, du Locle, qui avait été mon élève en 1868-1869 à l’École industrielle du Locle, en même temps que son frère puîné Henri Robert, membre du Comité fédéral jurassien ; ces deux frères, établis à Neuchâtel, y travaillaient comme ouvriers faiseurs de ressorts.
  260. Henri Soguel, je l’ai déjà dit (p. 18), était un autre de mes anciens élèves du Locle, devenu ouvrier graveur ; il travaillait à Saint-Imier, et avait déjà été, en octobre, délégué au Congrès de Berne (voir p. 98).
  261. Kachelhofer avait quitté Berne pour Zürich, en mai, je crois, et apprenait dans cette ville un métier manuel. Le 12 juin 1877, il avait écrit de Zürich (en français) à Kropotkine, après un voyage aux Montagnes : « Depuis mon départ de la Chaux-de-Fonds [où il avait fait une conférence le 29 mai], j’ai encore mené une vie vagabonde. Resté deux jours à Sonvillier (et une conférence à Saint-Imier le 30) chez Schwitzguébel, je revins à Berne, où j’arrivai justement pour la séance jolie de la Section française (Albagès y était aussi), où il y avait la tombola ; les lots étaient arrangés pour faire éclater bien souvent des rires infernaux. Il m’était pénible de partir de Berne, où j’avais trouvé de bons compagnons, de vrais jurassiens, pour retourner à Zürich et retomber là dans les combats et les disputes acharnées avec des ennemis aussi infâmes que Greulich et toute sa triste coterie ; mais il me fallait pourtant partir, et me voici arrivé à Zürich vendredi passé, pour apprendre mon métier et pour devenir ce que tous les compagnons de mon âge sont déjà devenus, — un travailleur. »
  262. Le procès-verbal du Comité fédéral jurassien du 2 août porte ce qui suit : « Le caissier Fritz Wenker présente ses comptes, qui sont approuvés par le Comité. Il est ensuite décidé que Wenker et Guillaume représenteront le Comité fédéral au Congrès jurassien qui doit s’ouvrir à Saint-Imier le 4 août, et recevront chacun une indemnité de voyage de dix francs. »
  263. Ces statuts de l’Association d’assurance mutuelle pour les cas de maladie furent publiés dans le Bulletin du 9 septembre 1877, pour être soumis à l’approbation des sections qui voudraient participer à cette institution.
  264. Le Bureau fédéral n’a rien publié. Mais dans ses numéros des 21 et 28 octobre et 4 novembre 1877, le Bulletin a reproduit un article assez étendu d’Élisée Reclus sur ce sujet, article écrit pour le Travailleur de Genève.
  265. Le recueil de chansons n’a pas été publié.
  266. Dans le même numéro du Bulletin parut un avis annonçant que, si quelque souscripteur avait une objection à élever contre l’emploi que le Congrès avait décidé de ce solde, il était prié de s’adresser, avant la fin du mois, à l’administration du Bulletin, et que le montant de sa souscription lui serait remboursé. Aucun souscripteur ne réclama.
  267. J’ai déjà dit qu’au moment où se forma le cortège, nous pensions que nous serions probablement attaqués. « Beaucoup d’entre nous étaient armés, et prêts à défendre notre drapeau jusqu’à la dernière extrémité », raconte Kropotkine, — dont, après tant d’années, le cœur vibre encore au souvenir de l’exaltation produite par « cette marche, en ordre de bataille, aux sons d’une musique guerrière » (the strain of that march, in fighting order, to the sound of a military band).
  268. Par Costa.
  269. Je crois que Kropotkine me fournit des notes pour ce compte-rendu ; Schwitzguébel aussi, qui figura au procès comme témoin ; et Robin également. Le 14 août, Brousse écrivait à Kropotkine ce qui suit : « Ta présence à Berne me semble indispensable. D’abord pour le compte-rendu ; songe ensuite que James, Werner, moi, pouvons être immédiatement arrêtés, et qu’alors sur Pindy et Montels roulera le soin du Congrès français, sur Robin et toi celui de rédiger tous nos journaux. » Robin écrivait à Kropotkine le même jour, de Sonvillier : « Peut-être viendras-tu demain ici pour partir le soir à Berne avec ceux de Sonvillier et de Saint-Imier ? J’irai vous rejoindre par le premier train de jeudi matin. »
  270. C’est-à-dïre de vingt-six présents au lieu de vingt-cinq, avec quatre absents.
  271. Adhémar Chopard avait dit au tribunal : « Je n’ai qu’un mot à dire : c’est que nous sommes animés, nous socialistes, du même esprit que ceux de nos ancêtres qui revendiquaient les libertés du paysan contre les nobles. Vous allez nous condamner ; et pourtant vous glorifiez le jeune Melchthal, dont l’exploit est d’avoir agi comme nous, en frappant l’homme d’armes du bailli Landenberg qui osa porter la main sur ses bœufs. »
  272. On avait pris l’habitude d’appeler les événements des 3-11 avril les événements « du Bénévent », parce que, bien que Letino et Gallo soient dans la province de Caserte, San Lupo, où la bande s’était montrée pour la première fois, se trouve dans la province de Bénévent.
  273. Tandis que les sept autres socialistes arrêtés à Solopaca et à Pontelandolfo étaient détenus à Bénévent, Kraftchinsky avait été transféré à Santa Maria Capua Vetere, où se trouvaient les socialistes composant la bande capturée le 11 avril. Je suppose que la raison de cette mesure était l’impossibilité où se fût trouvé le personnel de la prison de Bénévent de se faire entendre de Kraftchinsky, qui ne parlait que le russe et le français, et de lire sa correspondance.
  274. Probablement Mme Volkhovskaïa.
  275. Colin-Maillard.
  276. J’ai montré plus haut (p. 121) comment, dès le début, le but secret des fondateurs de la Chambre du travail de Bruxelles avait été de supplanter l’Internationale.
  277. C’est la lettre du Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre au Bureau fédéral, dont je viens de parler.
  278. Kropotkine a conservé une lettre de moi, du 13 août, dans laquelle je lui annonçais que je venais d’écrire longuement à Fluse ce même jour pour lui parler, entre autres choses, d’un Congrès de la Fédération Belge qui devait se réunir à Bruxelles le dimanche 29 août. Le Bulletin n’a pas fait mention de ce Congrès, et je ne me rappelle pas ce qui s’y passa : mais il dut y avoir là une explication orageuse entre les délégués de Verviers et le secrétaire infidèle Ph. Coenen, — si celui-ci osa se présenter.
  279. Une somme de 250 fr. fut versée par ces vingt-deux sections pour les frais de voyage de leur délégué à Verviers et à Gand. Le détail des versements a été imprimé au Bulletin du 30 septembre.
  280. Le Bulletin publia, six mois plus tard (23 février 1878), une scandaleuse histoire dans laquelle la probité de M. Grosselin était mise en cause : tout le conseil municipal de Garouge avait donné sa démission en masse, ne voulant pas continuer à siéger avec son maire, qu’on accusait de tripotages financiers à propos d’une fourniture de bancs d’école dont il avait frauduleusement fait majorer le prix.
  281. Il s’agit, comme on le voit, d’un voyage en troisième classe, par train omnibus.
  282. Il devait y avoir aux Convers, le dimanche 2, une réunion d’amis intimes, pour nous concerter, selon notre habitude en toute circonstance. J’y assistai.
  283. Rinke et Werner, condamnés l’un à quarante jours, l’autre à trente jours de prison le 18 août, et en outre bannis pour trois ans du canton de Berne, s’étaient rendus à pied de Berne à Verviers, voyageant à petites journées à la façon des Wandergesellen allemands.
  284. Le Bureau fédéral, dans sa circulaire du 1er août (voir p. 219), avait porté à la connaissance des Fédérations régionales la demande d’admission de la Fédération de Montevidéo, qui n’avait pu, vu la distance, envoyer un délégué au Congrès.
  285. Ce compte-rendu devait s’imprimer à Verviers ; les démarches que j’ai faites dans ces dernières années en vue de m’en procurer un exemplaire n’ont pas abouti, et je suis porté à croire qu’il n’a pas été publié.
  286. On a vu, p. 252, en quoi consistaient ces « irrégularités », et j’admire encore, trente ans après, l’extrême modération dont le Congrès général de l’Internationale fit preuve, en se contentant de voter, à propos de cet incident, la résolution qu’on va lire.
  287. Nous ne donnons que sous toutes réserves le texte de cette résolution et de la suivante, que nous empruntons au Mirabeau, et qui nous paraît contenir des erreurs et des incorrections. Lorsque nous aurons reçu communication des procès-verbaux officiels du Congrès, nous rectifierons ces textes s’il y a lieu. (Note du Bulletin.) — Ces textes n’ont pas été rectifiés, les textes authentiques n’ayant pas été communiqués à la Fédération jurassienne par les secrétaires du Congrès.
  288. Le nombre total des délégués se trouva par là porté à vingt.
  289. On voit déjà se manifester ici une opposition entre Brousse et Costa, d’une part, qui font figure d’ « extrême gauche », et le représentant de la Fédération Jurassiienne d’autre part, opposition qui s’accentuera au Congrès de Gand. Brousse, depuis un certain temps, prenait de plus en plus, dans ses allures, quelque chose de débraillé et de « casseur d’assiettes » qui m’était antipathique ; son langage se faisait, à dessein semblait-il, vulgaire et cynique. Après avoir rimé la chanson du Drapeau rouge, dont la valeur poétique est médiocre, mais dont l’intention était excellente et dont le succès fut de bon aloi ; après avoir fait sur le préfet de Berne, M. de Wattenwyl, des couplets gouailleurs sur l’air du Sire de Fich’-ton-kan, qui étaient lestement tournés, avec ce refrain :

    Saluez Monsieur Ppréfet
    Oui s’en va-t-en ville.
    Ses lunettes sur le nez :
    C’est un homme habile !

    il avait continué par une chanson qui me déplaisait fort, et dont le refrain était :

    Pétrolons, pétrolons
    Les bourgeois et leurs maisons !

    À tout propos il entonnait cette scie, que je trouvais odieuse ; et, comme il me voyait hausser les épaules à chaque nouvelle audition de sa dernière œuvre, il n’était pas éloigné de me traiter de réactionnaire.

  290. Le sens de ce membre de phrase incorrect est peut-être celui-ci : « Comme il est aussi de son devoir de chercher à étendre la révolution à son propre pays ».
  291. Nous trouvâmes au local du Congrès, à notre arrivée, quelques ouvriers socialistes de Gand (pas des chefs), et d’autres camarades venus des villes voisines, qui nous firent un accueil très cordial, et nous aidèrent à nous débrouiller dans une ville dont la langue nous était inconnue.
  292. Les socialistes de la partie flamande de la Belgique, Anvers, Malines, Gand, Bruxelles (qui se trouve à la limite du pays flamand), etc., s’étaient abstenus, de propos délibéré, de se faire représenter au Congrès de Verviers ; ils avaient réservé exclusivement leurs délégations pour le Congrès universel des socialistes. C’était dire de façon bien explicite : « Nous ne voulons plus de l’Internationale, et nous allons à Gand dans l’espoir d’y rencontrer d’autres éléments avec lesquels nons nous associerons en dehors de l’Internationale, et, s’il le faut, contre elle ».
  293. Louis Bertrand a écrit (t. II, p. 300) que « les anciens de l’Internationale à Bruxelles, Brismée, Steens, etc., regardaient comme sacrilège le fait de tenter l’organisation d’un autre groupement ». Cela était exact encore en 1876, mais maintenant Brismée et Steens s’étaient ralliés à l’idée nouvelle, sous l’influence de De Paepe, et ils la défendirent à Gand avec une ardeur de nouveaux convertis.
  294. De Paepe représentait, non point une section de l’Internationale, ou une société ouvrière belge, mais la communauté d’Onéida, dans l’État de New York. Le Bulletin du 7 octobre publia à ce sujet la communication suivante, que lui avait adressée Un ami, un curieux qui s’était renseigné : « La seule communauté indiquée dans l’ouvrage de Nordhoff comme existant à Onéida (État de New York) est une société de travailleurs enrichis, employant aujourd’hui des salariés et qui se dénomme, au point de vue civil, les Perfectionnistes, et, au point de vue religieux, les Communistes de la Bible. L’opinion qui y domine, c’est que le communisme est, non pas le résultat du progrès scientifique et social de l’humanité, mais bien le retour aux vraies doctrines de la Bible. Est-ce cette société que le docteur De Paepe représentait à Gand ? » De Paepe ne répondit rien, et pour cause.
  295. John Hales, depuis que les dernières sections de l’internationale, en Angleterre, avaient cessé d’exister, faisait de la politique radicale. Il n’avait pas changé, car au Congrès de Genève, en 1873, il nous avait déclaré bien nettement que la tactique qui avait ses préférences n’était pas la nôtre. À Gand, il fut conséquent avec lui-même en s’alliant aux politiciens flamands.
  296. C’est ce Maltman Barry que nous avons vu figurer au Congrès de la Haye, et, depuis, dans les intrigues politiques anglaises, comme l’homme à tout faire de Karl Marx, qui l’employait toutes les fois qu’il y avait une besogne malpropre à exécuter. Il représentait à Gand, comme on le voit, l’association allemande de Londres dont Marx était le meneur depuis 1847 ; et, comme à la Haye, il était en même temps correspondant de l’organe principal du parti conservateur anglais.
  297. Sur Bazin, voir ci-dessus p. 121.
  298. Les mots ou la commune furent ajoutés à la demande de De Paepe ; et si les Anglais et les Allemands ne protestèrent pas contre l’introduction de ces mots, c’est que sans doute ils crurent que commune signifiait communauté, Gesammtheit. Quoi qu’il en soit, l’introduction de ces mots ou la commune a complètement changé, à nos yeux, le caractère primitif de la résolution : dans sa première rédaction, elle avait au moins le mérite de la clarté et de la logique, tandis que la rédaction actuelle ouvre la porte à toutes les interprétations arbitraires. (Note du Bulletin.)
  299. Kropotkine, en parlant de trois (ou quatre) jours, se trompe d’un jour ou de deux (ou bien de deux jours ou de trois), suivant que l’on considère le Congrès comme ayant commencé le dimanche ou le lundi.
  300. Malon.
  301. C’était un journal quotidien, le plus influent des organes du Parti socialiste allemand.
  302. C’est difficile à croire, puisque c’est Most lui-même qui rédigeait ce journal.
  303. Je n’ai pas entendu dire que cette invitation ait été après le Congrès de Gand, formellement adressée aux socialistes de Verviers, et que l’Office de correspondance et de statistique, ait été constitué.
  304. Cependant Rinke revint pour quelque temps à Berne durant l’hiver 1877-1878.
  305. Der Genter Kongress, so riel er sonst zu wünschen übrig lässt, hatte wenigstens das Gude, dass Guillaume et Ko. total von ihren alten Bundesgenossen verlossen wurden. Mit mühe wurden die flâmischen Arbeiter abgehalten, den grossen Guillaume durchzuprügeln. » Je n’ai pas besoin de dire que l’attitude prêtée aux ouvriers flamands n’a existé que dans le reportage mensonger de Maltman Barry, ou dans les désirs malveillants de Marx. La population ouvrière de Gand nous témoigna constamment, à tous, la plus grande cordialité ; on a vu combien les travailleurs gantois se montrèrent empressés et serviables lorsque nous fîmes appel au concours de quelques-uns d’entre eux pour garantir la sécurité de Kropotkine.
  306. J’ai déjà cité ce mot de Marx, « der schwatzschweifige De Paepe », au t. II, p. 355, note.
  307. «Les », c’est-à-dire « Guillaume et Cie ». Ceci est absolument faux ; j’eus pendant toute la durée du Congrès de Gand les relations les plus cordiales avec De Paepe et avec tous les Flamands, Coenen excepté.
  308. Brismée, tout en votant contre nous, ne cessa pas de me témoigner la même amitié qu’autrefois.
  309. Hales fut extrêmement correct dans toute son attitude.
  310. Marx n’ignorait pas que Maltman Barry était délégué du Kommunistischer Arbeiterverein de Londres, puisqu’il dit que c’est lui-même qui l’a « fait aller à Gand » ; mais il éprouvait peut-être quelque gêne à en faire l’aveu à Sorge.
  311. On trouvera au chap. XV (p. 301) une lettre que m’écrivit Jung le 2 décembre 1877, et on pourra juger s’il s’était séparé de nous comme Marx le croyait.
  312. Franz Mehring (Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, t. IV, p. 118) juge sévèrement la rédaction du Vorwärts de cette époque : « Dans les questions politiques et sociales, — dit-il, — le Vorwärts manquait d’une connaissance exacte de la situation et d’une intelligence réelle des choses allemandes ; tout ce qui le gênait, il s’en débarrassait au moyen de quelques formules toutes faites, apprises par cœur ; et il contribua ainsi à faire prendre à tout le parti un ton suffisant qui avait quelque chose de déplaisant. Et ses jugements sur la politique étrangère ne rachetaient pis ce que sa politique intérieure laissait à désirer : son attitude turcophile dans la guerre d’orient n’était pas plus justifiable que l’attitude russophile des classes dirigeantes. »
  313. Le fils du général Jomini, le frère de Mme Zinovief, l’oncle de Mme Adèle Joukovsky.
  314. Stephan Born, ancien ouvrier typographe, d’origine prussienne, entré tout jeune dans le Kommunistenbund de Marx et d’Engels en 1847, fut en 1848 le fondateur, en Allemagne, de la grande Association générale ouvrière ; en mai 1849, il dirigea l’insurrection de Dresde, à laquelle Bakounine prit la part que l’on sait. Réfugié ensuite en Suisse, il devint, vers 1860, professeur d’allemand à Neuchâtel. C’était un ami de mon père, ce qui me donna l’occasion d’entrer en relations avec lui. Après que j’eus quitté la Suisse, il devint rédacteur en chef du grand journal radical de Bâle, les Basler Nachrichten. Il a laissé un livre curieux intitulé Erinnerungen eines Achtundvierzigers (Souvenirs d’un homme de 1848), qui contient des détails intéressants sur Engels, Marx et Bakounine.
  315. Elle m’écrivait ; « Aujourd’hui j’ai pu supporter un peu de nourriture, et le docteur m’a trouvée légèrement mieux. J’ai deviné à son air que cette fois c’est grave ;... j’ai bien cru hier que jamais je ne te reverrais. »
  316. Nous avions la liberté de nous rendre visite d’une cellule à l’autre : nous n’étions « bouclés » que le soir. Nous pouvions en outre recevoir des visiteurs du dehors sans aucune formalité. Dans une de mes lettres à ma femme, j’écrivais : « On vient à chaque instant voir le travail de Chopard, qui est un artiste comme guillocheur, et qui a dans sa cellule — à côté de la mienne — un plateau et un gobelet d’argent ciselés à l’outil à guillocher, qui font courir tout Courtelary. » Et dans une autre lettre : « La porte de ma cellule n’est pas fermée au verrou (le geôlier tire le verrou le matin à six heures et demie, et ne le repousse que le soir à sept heures) ; je puis aller quand je veux dans les cellules de mes camarades : il y en a quatre qui sont près de moi dans le même corridor ».
  317. J’ai parlé de cet oncle au t. Ier p. 148, note 2.
  318. J’avais quitté, en juin 1877, la maison de la rue du Musée où j’avais été, pendant deux ans, le voisin de Charles Beslay.
  319. On en a vu une preuve dans les lettres que m’écrivirent de Fleurier mes deux oncles.
  320. On a vu (p. 247) que le tribunal n’avait pas voulu envisager notre procès comme ayant un caractère politique : nous n’étions que des condamnés de droit commun.
  321. Brousse se préoccupait à ce moment de la vulgarisation en France de la nouvelle notation atomique ; il m’avait parlé d’un projet de publication sur ce sujet, qu’il aurait voulu entreprendre avec mon concours.
  322. Voir la confirmation de cette triste prophétie dans le livre de M. A. Niceforo, Les classes pauvres, recherches anthropologiques et sociales ; Paris, Giard et Brière, 1905.
  323. Il y avait en réalité un changement, et d’une importance fort grande. L’article 9 stipulait qu’à l’avenir un ouvrier ne pourrait quitter son patron sans l’avoir prévenu quatorze jours à l’avance. On voulait par là rendre la grève illégale et par conséquent punissable, à moins d’un avertissement de quatorze jours qui donnerait au patronat le temps de se mettre en état de résister et de remplacer les grévistes.
  324. Voir au tome Ier p. 163, la lettre de Bakounine à Fritz Robert.
  325. Il Capitale di Carlo Marx, brecemente compendiato da Carlo Cafiero, publié dans la « Biblioteca socialista » (Volume n° 5) ; Milan, C. Bignami e G., editori. Corso Venezia, 5 ; 128 pages in-16, 1879.
  326. « La libidine di sangue ». Acte d’accusation contre les internationalistes de la bande insurrectionnelle de San Lupo, Letino et Gallo, en avril 1877. (Note de Cafiero.)
  327. Aménité dite par un magistrat au cours du procès sus-mentionné. (Note de Cafiero.)
  328. Voir ci-dessus pages 185 et 215.
  329. Revue fondée par le Francfortois Karl Höchberg, disciple d’Albert Lange. Elle ne vécut qu’un an.
  330. Voir t. III, p. 40
  331. Le mot d’opportunisme était alors de création toute récente.
  332. C’est la veille, 13 décembre, qu’à Limoges le major Labordère ayant déclaré qu’il ne s’associerait pas à une entreprise contre la constitution, le général Bressolles le mit aux arrêts. Quelques jours plus tard, le ministre de la guerre du nouveau cabinet «républicain » mettait le général Bressolles en disponibilité, mais en même temps frappait le major Labordère en le mettant en non-activité par suite de retrait d’emploi, pour « infraction grave à la discipline ».
  333. Cet article révolutionnaire non signé était, comme on le verra tout à l’heure, du même Louis Bertrand qui avait écrit et signé un article réformiste.
  334. Mais puisque Louis Bertrand déclare, comme nous, que le problème social ne peut pas être résolu par la voie légale et parlementaire, il lui faut bien, en bonne logique, admettre que la solution en doit nécessairement avoir lieu par une autre voie, — laquelle ne peut être que l’action ouvrière organisée, en d’autres termes le « syndicalisme révolutionnaire ». Existerait-il une troisième voie ?
  335. Il n’est pas besoin de faire remarquer que jamais les socialistes de la Fédération jurassienne n’ont dit une chose semblable.
  336. Voir p. 283.
  337. À merveille ! Nos sincères félicitations aux citoyens Anseele, Van Beveren et à leurs collègues. Mais pourquoi certains journaux, qui ont prétendu que les socialistes jurassiens, en résistant à la police de Berne le 18 mars, avaient compromis la dignité de la cause, n’en ont-ils pas dit autant du petit Putsch des socialistes de Gand ? Deux poids et deux mesures :

    Selon que vous serez ou non de la chapelle,
    La presse du parti vous fera blanc ou noir.
    ...............................(Note de la rédaction du Bulletin.)

  338. Voir ci-dessus p. 263.
  339. Si le Congrès de Bruxelles, en transférant le Bureau fédéral de Verviers à Bruxelles, avait voulu par là donner à ce Bureau des moyens d’action plus efficaces, en lui garantissant le concours de toute Fédération belge, il n’y aurait rien eu à objecter. Mais telle n’était pas l’intention de ceux qui accomplirent ce petit coup d’État. À Verviers, entre les mains des socialistes wallons, le Bureau fédéral devait être réellement vivant et agissant, et c’est ce que les Flamands ne voulaient pas : ils décidèrent donc que ce Bureau serait placé à Bruxelles, entre leurs mains à eux, avec la résolution bien arrêtée de tout paralyser.
  340. Le général qui commandait l’armée turque à Plevna et à Chipka.
  341. Hat sich in die Partei « engekauft ». Marx joue sur le mot engekauft. Sich einkaufen signifie « se faire recevoir dans une société en payant le droit d’inscription » ; mais comme le verbe einkaufen emporte avec lui l’idée d’achat, Marx donne à entendre, en plaçant le participe eingekauft entre guillemets, que la fortune du Dr Höchberg n’a pas été étrangère au bon accueil que le parti lui a fait. La phrase signifie à la fois : « Il s’est inscrit dans le parti » et « Il s’est acheté le parti ».
  342. C’est de Most qu’il s’agit.
  343. « C’est assez et plus qu’assez ! »
  344. Je pensais qu’il ne me serait pas possible, après ma sortie de prison, de continuer à donner des leçons ; et, en effet, je ne trouvai plus d’élèves. Je dois mentionner toutefois une honorable exception, le pensionnat de Mlle Perrenoud, rue de la Collégiale, où je fus appelé à faire un cours de littérature française dans les trois premiers mois de 1878.
  345. On se rappelle que Bakounine disait en mai 1871 aux ouvriers du Vallon : « Devenons plus réels, moins discoureurs, moins crieurs, moins phraseurs, moins buveurs, moins noceurs ». (Voir t. II, p. 151.)
  346. En 1905, Charles Keller a composé une troisième chanson qui, mise en musique, se chante aujourd’hui à Paris dans les groupes ouvriers où la Jurassienne est populaire. Les nouveaux couplets du chansonnier rappellent aux travailleurs que :

    L’acte seul fait du révolté
    L’invincible maître de l’heure.

    et concluent ainsi :

    Prolétaires du monde entier,
    Délivrez-vous vous-mêmes !

  347. C’était, disait l’annonce publiée par le Précurseur, une « soirée théâtrale et dansante » où le compagnon Greulich, « l’habile agitateur », devait « se faire entendre dans un discours de circonstance ». (Note du Bulletin.)
  348. C’étaient Kraftchinsky (Roublef), Grassi, Ardinghi, Innocenti, Gagliardi, Matteucci, Dionisio Ceccarelli, Fruggieri. Kraftchinsky vint résider à Genève.
  349. C’était une revue que venait de fonder Malon. Je place ici, à ce propos, quatre extraits, les derniers, de lettres de Mme André Léo à Élise Grimm et à Mathilde Rœderer : « Lugano, octobre 1877. Quand ferons-nous la revue le Socialisme progressif ? C’est difficile à dire. Car, si nous avons jusqu’à présent vingt-cinq abonnés, c’est bien le tout, je crois. Il est vrai que nous n’avons encore reçu aucun avis de notre correspondant de Belgique, qui en a promis au moins cinquante. Il nous faudrait un peu moins de deux cents abonnés pour faire les frais. Si nous arrivons à cent, nous chercherons dix actionnaires à soixante francs, et nous marcherons. — Lugano, 17 janvier 1878. Vous devez avoir reçu maintenant deux numéros du Socialisme progressif. Nous avons à peu près assez d’abonnés pour couvrir les frais, mais pas tout à fait. Cette revue n’est pas aussi bien faite qu’il le faudrait. Ce qui nous manque, ce sont deux ou trois bons collaborateurs, pas plus. Nos Belges sont trop abondants et écrivent mal ; ceci entre nous, bien entendu. — Lugano, 12 février 1878. Notre quatrième numéro s’achève... Nous nous sommes embarqués un peu imprudemment, sur la foi de promesses qui ne sont pas tenues, et nous craignons vivement de ne pouvoir finir l’année, faute de fonds. Outre cela, nos abonnés ne paient pas. Il nous en faudrait une soixantaine de plus. — Lugano, 13 mars 1878... Mon union avec Benoît Malon va se rompre, ou plutôt elle est rompue en droit [les mots en droit ont été biffés ensuite par l’écrivain] déjà depuis longtemps ; mais nous sommes à la veille d’une séparation de fait... Le mal, pour mes enfants et pour mes amis, c’est que ce sera un nouveau scandale... De cela, je souffre, pour les miens ; mais je me dis que le bon moyen de réparer une faute, ce n’est pas de la prolonger. J’ai eu tort autrefois, et je ne l’ai jamais nié ; je suis certaine d’avoir raison aujourd’hui. » — Le Socialisme progressif ne vécut pas, à ce que je crois, plus d’un an.
    Il est piquant de rapprocher l’appréciation de Mme André Léo, disant qu’il manque au Socialisme progressif deux ou trois bons collaborateurs, parce que « nos Belges sont trop abondants et écrivent mal », de ce passage d’une lettre de Malon à De Paepe, du 25 mars 1877 (publiée dans la Revue socialiste de novembre 1908) : « La lutte est maintenant ouverte [en Italie] entre le socialisme expérimental dont tu es le chef (je te le dis, parce que c’est vrai) et le socialisme blagueur et braillard de gamins vaniteux que tu connaîtras plus tard ». Ceux que Malon appelait « gamins vaniteux », c’étaient Costa et ses jeunes camarades.
  350. Le Travailleur, de Genève, numéro de janvier 1878, p. 12.
  351. Le cheval blanc que montait Albarracin pendant l’insurrection d’Alcoy était devenu légendaire en Espagne, grâce aux récits de la presse réactionnaire, qui avait beaucoup insisté sur ce détail. (Note du Bulletin.)
  352. Ce personnage fort suspect déclara qu’il avait été « contraint » de jeter la bombe, « qui avait été mise dans sa poche par des inconnus ». Au bout de trois mois, Cappellini fut l’objet d’une ordonnance de non-lieu. Mais quatre membres de l’Internationale avaient été arrêtés pour cette affaire : l’un d’eux se pendit dans sa prison, les trois autres furent condamnés (mai 1879) à vingt ans de réclusion.
  353. Le nom de procès des Cent quatre-vingt-treize qui lui a été donné ne correspond ni au chiffre réel des détenus qui avaient dû y être impliqués à l’origine, ni à celui des accusés qui comparurent réellement devant le tribunal. Mais l’acte d’accusation signifié à ceux qui s’y trouvaient mis en cause comprenait exactement cent quatre-vingt-treize noms.
  354. D’ailleurs, une partie de ceux qui appartenaient à cette première génération de propagandistes furent au nombre des révolutionnaires qui, dans les années suivantes, passèrent de la parole à l’action : parmi ceux qui tuèrent le tsar Alexandre II se trouvaient plusieurs des prévenus libérés du procès des Cent quatre-vingt-treize, entre autres Jéliabof et Sophie Pérovskaïa.
  355. C’était le nouveau fusil à répétition en usage dans l’armée suisse.
  356. Élisée Reclus m’avait rendu plusieurs fois visite dans le courant de 1877 ; je trouve dans un agenda de l’année ces notes ; « Dimanche 4 mars. Visite d’Élisée Reclus. » — « Dimanche 2 décembre. Visite d’Élisée Reclus et de ses filles. » — « Mardi, 18 décembre. Visite de Reclus à son retour de Cologne. »
  357. Angiolini, dans son livre Cinquant’anni di socialismo in Italia, dit que la police française arrêta également Zanardelli et Nabruzzi, qui se trouvaient à ce moment à Paris. J’ignore si le fait est exact.
  358. Pour payer les factures mensuelles de l’imprimeur, nous avions dû avoir recours (ce que nous n’avions fait autrefois que très exceptionnellement) au système des billets à ordre. Je retrouve dans un livre de comptes la mention des échéances suivantes de billets souscrits pour le Bulletin : 1817. Août 10 : pour facture d’avril, 191 fr. 50 ; — Septembre, 15 : pour facture de mai, 199 fr. 60 ; — Novembre 11: pour facture de juillet, 240 fr. 30 ; — Décembre 20 : pour facture d’août, 273 fr. 05 ; — 1878. Janvier 10 : pour facture de septembre, 247 fr. 85.
  359. Le Travailleur allait lui-même cesser de paraître avec son douzième numéro, celui d’avril 1878.
  360. Le Mirabeau cessa de paraître en mai 1880.
  361. L’Avant-Garde vécut jusqu’au commencement de décembre 1878.
  362. Il fut amnistié en février 1879, à l’avènement de Jules Grévy à la présidence de la République.
  363. Voir t. Ier, p. 7, note 2. — Les parties de ce compte-rendu qui m’ont été communiquées — les seules que M. Camille Huysmans ait en sa possession — sont celles que contiennent les numéros des 9, 10, 23 et 30 mars 1867, allant jusqu’à la séance du 6 septembre après midi, et les numéros des 20 et 27 avril 1867, donnant la fin de la séance du 8 septembre après midi, et, en appendice, le règlement de l’Association. Il manque : la fin de la séance du 6 septembre après midi, les deux séances du 7 septembre, la séance du 8 septembre au matin, et le commencement de la séance du 8 septembre après midi. On trouve, en outre, dans le numéro du 22 juin 1867 la lettre — qui m’a été également communiquée — adressée de Milan au Congrès, à la date du 2 septembre, par Gaspard Stampa, membre du Conseil central des Sociétés ouvrières d’Italie, lettre lue dans la séance du mercredi après midi 5 septembre (et que la brochure Card désigne comme une lettre du « Comité central des Sociétés ouvrières de la Lombardie »).
  364. Cette différence vient de ce que Card comptait seulement « cinq délégués du Conseil central et de la section française de Londres », tandis qu’il fallait compter cinq délégués du Conseil général et un délégué de la Section française de Londres (Dupont, membre aussi du Conseil général), soit, ensemble, six délégués. Ne trouvant, par suite, que quarante-cinq délégués de l’Internationale, Card a dû, pour conserver le chiffre total de soixante, qui est exact, supposer à tort qu’il y avait quinze délégués de sociétés ouvrières adhérentes, tandis qu’il n’y en avait que quatorze. Voici le texte de la brochure Card : « Le nombre total des délégués était de 60 : 45 délégués représentant 25 sections de l’Association internationale, savoir : 5 du Conseil central et de la section française de Londres, 17 représentant 4 sections françaises, 3 représentant 4 sections allemandes, 20 représentant 15 sections de la Suisse ; et 15 délégués de 13 sociétés ouvrières : 2 représentant 2 sociétés ouvrières de Londres, 13 représentant 11 sociétés ouvrières de Genève et de la Suisse ». Pour trouver 25 sections de l’Internationale représentées, il faut compter le Conseil général de Londres comme une section. Quant à ce qui concerne les « deux sociétés ouvrières de Londres » (il n’y en avait en réalité qu’une seule), voir plus loin la note 1 de la p. 328.
  365. Elle omet les noms de trois des quatre délégués de Lyon ; Honoré Richard (le père d’Albert Richard), Baudy, et Secrétan ; ces noms, que j’avais déjà donnés antérieurement (t. Ier, p. 8), m’ont été fournis par les signatures du Mémoire français. On sait, par la brochure Card, qu’il y avait au Congrès dix-sept délégués français représentant quatre sections de France. Le nom d’une de ces sections me manquait, ainsi que celui de son délégué ; le Courrier international m’a permis de combler cette lacune : il s’agit de la section de Neuville-sur-Saône ; le délégué de cette section s’appelait Baudrand.
  366. La brochure Card prétend que deux sociétés ouvrières de Londres étaient représentées au Congrès. Il est probable que Card a été induit en erreur par la supputation suivante : Il avait compté seulement cinq délégués de l’Internationale venus de Londres ; et, d’autre part, il avait dû constater la présence effective de Dupont, Eccarius, Jung, Odger, Carter, et Cremer, plus le tailleur Lawrence, soit sept Londoniens en tout. Comme, selon son calcul erroné, cinq seulement de ces sept délégués étaient des membres de l’Internationale (voir la note 2 de la p. 326), il a été amené à conclure que les deux autres étaient des représentants de « deux sociétés ouvrières de Londres », tandis qu’il n’y avait qu’une seule société ouvrière représentée, celle qui avait délégué Lawrence. Les sept Londoniens se divisaient en réalité ainsi : six délégués de l’Internationale (dont cinq délégués par le Conseil général, et un délégué par la section française de Londres, mais membre en même temps du Conseil général), et un délégué de la société des tailleurs.
  367. Jaeckh (Die Internationale, p. 36), qui orthographie ce nom Hoppenworth, a pris cet Allemand pour un Anglais.
  368. C’est ce que le texte français des statuts provisoires appelle « le bureau », et le texte anglais the officers necessary for the transaction of business.
  369. La traduction de Dupont porte ici, et plus loin : « jeunes personnes ». Une « jeune personne » signifiant, en français, une « jeune fille » ou une « jeune femme », j’ai remplacé l’expression incorrecte de Dupont par celle d’ « adolescent », puisqu’il s’agit des deux sexes.
  370. Voir note précédente.
  371. J’ai modifié ici une construction incorrecte, en fondant en une seule phrase deux phrases du traducteur, ainsi conçues : « Les droits des enfants doivent être revendiqués puisqu’ils ne peuvent le faire eux-mêmes. C’est pourquoi le devoir de la société est d’agir en leur faveur. »
  372. Le texte allemand, donné par Jaeckh (p. 37), dit : durch Verwandlung sozialer Vernunft in polititsche Gewalt ; au lieu de « force sociale », il parle de « force politique ».
  373. C’est-à-dire contre les classes ouvrières.
  374. Il faut peut-être lire « son », au lieu de « leur ».
  375. Texte allemand (dans Jaeckh, p. 38) : Allein um die soziale Produktion in grossen Dimensionen in ein System, der kooperativen Arbeit zu verwandeln, dazu sind die zwerghaften Formen der Entwicklung numerisch schwacher und isolirter Lohnarbeiterkreise ungenügend, dazu bedarf es allgemeiner gesellschaftlicher Veründerungen, die nur durch die organisirten Gewalten der Gesellschaft verwirklicht werden können.
  376. Le texte allemand (Jaeckh) intercale ici une phrase que Dupont n’a pas traduite, ne l’ayant peut-être pas comprise : Diese Thätigkeit ist nicht rechtmüssig, sic ist nothwendig. Je ne connais pas le texte anglais.
  377. On sait que l’Autriche venait d’être vaincue par la Prusse à Sadowa (3 juillet 1866).
  378. Bürkly était Suisse (Zuricois), et non Allemand.
  379. De ces trois « Anglais », il n’y avait que Carter qui fut de nationalité britannique : Eccarius était Allemand, Dupont était Français.
  380. Dupleix était un Français réfugié à Genève.
  381. Il y avait eu le mercredi après midi, à propos de l’art 8 des statuts, un débat sur la question de savoir si les ouvriers seuls pourraient devenir membres de l’Internationale ; et, comme on le sait, il avait abouti à l’adoption de l’article disant : « Quiconque adopte et défend les principes de l’Association peut en être reçu membre ».