L’INTERNATIONALE - Tome I
Deuxième partie
Chapitre V
◄   Chapitre IV Chapitre VI   ►


V


Le no 6 du Progrès  ; article sur la fête du 1er mars. Préparation de la transformation du Progrès.


Nous avions demandé à Bakounine sa collaboration pour le Progrès : il nous la promit. Nous aurions voulu qu’il nous donnât le manuscrit de sa conférence sur la « Philosophie du peuple » ; il préféra nous envoyer une série de lettres écrites spécialement pour nous. Parti du Locle le lundi soir, il s’arrêta à Neuchâtel pour y coucher, et il y passa une partie de la journée du lendemain : ce fut là qu’il écrivit son premier article, qui est daté de Neuchâtel[1], le 23 février 1869, et qui est adressé « Aux compagnons de l’Association internationale des travailleurs au Locle et à la Chaux-de-Fonds ».

Nous étions à la veille de la fête patriotique du 1er mars, par laquelle on célèbre l’anniversaire de la révolution de 1848, qui a fait de la principauté de Neuchâtel une république. Nous désirions marquer, par un acte, que nous n’entendions pas être à la remorque du parti radical, et que nous voulions agir en parti indépendant, le parti de l’émancipation du travail. Sur ma proposition, il fut décidé que nous nous abstiendrions de participer à la fête, et que le Progrès publierait, à la date du 1er mars, un numéro dont le premier article indiquerait le motif de notre abstention.

Cette décision n’était pas encore prise le mercredi soir 24 février, car une lettre écrite par moi ce jour-là dit que ma présence à lafête du 1er mars sera peut-être nécessaire. Ce fut, par conséquent, dans l’intervalle du jeudi au samedi que notre résolution fut arrêtée, et que j’écrivis l’article qui devait paraître en tête du 6e numéro du Progrès. Cet article fut communiqué en épreuve à mes amis le samedi soir et approuvé par eux. Le journal ne devait être mis sous presse que le lundi matin.

Nous n’avions nullement l’intention de tirer un pétard pour effrayer la bourgeoisie. Nous voulions simplement exprimer notre aversion pour le bavardage patriotique des orateurs qui répétaient, à chaque anniversaire du 1er mars, le même discours stéréotypé ; nous voulions marquer en même temps notre résolution de marcher de l’avant, en nous séparant du « bataillon des satisfaits », mais en acceptant le concours de ceux des hommes de 1848 qui, sentant que la révolution bourgeoise n’avait pas réalisé l’émancipation du travail et l’avènement de la justice, voudraient s’unir à nous pour préparer une révolution nouvelle. Il s’agissait si peu d’une « manifestation », que, notre abstention une fois décidée, j’avais compté aller passer les journées du dimanche 28 février et du lundi 1er mars à Morges ; je n’en fus empêché que par l’état de ma santé : j’avais attrapé un gros rhume le mercredi 24, et j’étais encore souffrant le samedi.

Le no 6 du Progrès, portant la date du 1er mars, contenait, outre mon article sur la fête, le compte-rendu de la soirée du 21 février, la première lettre que nous adressait Bakounine, et un article, extrait de la Liberté de Genève, intitulé « Radicaux, libéraux, et socialistes ». Voici les deux premiers de ces articles :


La Fête du 1er Mars.
Ouvriers !

Devez-vous vous joindre à la bourgeoisie pour célébrer l’anniversaire de la république neuchâteloise ?

Non.

La fête du 1er mars est une fête nationale et bourgeoise : elle ne vous regarde pas.

On vous parle des gloires de la patrie. Le travail n’a pas de patrie.

La république, il est vrai, a donné aux citoyens l’égalité politique et civile, la liberté de la presse et la liberté des cultes. Mais quels fruits avez-vous retiré de toutes ces belles choses ?

Ceux-là seuls qui possèdent sont libres. La bourgeoisie seule, la classe qui vit du travail des ouvriers, a profité des conquêtes de 1848. Pour vous, travailleurs, votre situation n’a pas changé : aucune réforme économique n’est venue modifier, d’après des lois plus justes, les rapports du capital et du travail ; vous êtes restés les déshérités de la société ; et chez nous comme partout, la pauvreté c’est l’esclavage !

Parmi les hommes qui, au 1er mars 1848, ont proclamé la république neuchâteloise, il en est qui ont compris l’insuffisance des institutions politiques telles que notre pays les possède. Ceux-là ne sont pas en adoration perpétuelle devant l’œuvre de leurs jeunes années ; ils sentent, au contraire, qu’ils n’ont fait qu’une œuvre manquée, et que tout est à recommencer. Ceux-là ne fêtent plus la vieille révolution : ils travaillent avec nous à en préparer une nouvelle.

D’autres, et c’est le plus grand nombre, forment aujourd’hui le bataillon des satisfaits, des heureux, des puissants du jour. La république leur a donné tout ce qu’ils ambitionnaient : ils nous gouvernent ; leur domination bourgeoise a remplacé celle des patriciens de Neuchâtel. Ils trouvent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ils se fâchent contre quiconque leur parle de changement, de réforme, de progrès. Ne sont-ils pas les législateurs infaillibles, les sages par excellence, les pères de la patrie ?

Ce sont ceux-là qui fêtent le 1er Mars. Ils se décernent des couronnes civiques, ils s’étourdissent de mots sonores et de discours creux, pour ne pas entendre les avertissements et les menaces du socialisme. Ouvriers, vous n’avez rien à faire avec ces gens-là. Laissez-les débiter leurs phrases ronflantes et sabler leur vin patriotique. Restez chez vous et travaillez.

Voudrait-on peut-être qu’à défaut de la régénération sociale qu’ils n’ont pas su accomplir, nous célébrions au moins, au 1er mars, le courage des républicains neuchâtelois ?

Mais s’il faut chercher dans l’histoire des exemples d’héroïsme à honorer, célébrons plutôt la mort des trois cents Spartiates aux Thermopyles, célébrons le peuple de Paris renversant la Bastille, célébrons les Russes brûlant Moscou.

Célébrons plutôt encore les dévouements ignorés des martyrs du travail, célébrons les sanglantes victimes de Juin, les défenseurs du droit, enchaînés dans les prisons de la bourgeoisie, les prolétaires affamés donnant la richesse au monde en échange d’un morceau de pain.

L’année n’aurait pas assez de jours s’il fallait en consacrer un à la mémoire de chacune des choses sublimes que nous admirons. Et nous n’accorderons pas de préférence aux républicains neuchâtelois, sous prétexte qu’ils sont plus rapprochés de nous. L’héroïsme des siècles les plus reculés et des pays les plus lointains nous est aussi cher que celui de nos propres frères.

Ouvriers, la république neuchâteloise n’a rien fait pour vous, vous ne lui devez rien.

En 1848, au lieu d’une révolution sociale, on vous a donné une révolution bourgeoise. La révolution bourgeoise ne vous regarde pas.

Laissez les hommes du passé se tourner vers le passé, et chercher à se consoler de leur décrépitude en se rappelant le temps où ils avaient du sang dans les veines.

Regardez devant vous, vers la splendide et glorieuse fête de l’avenir. Unissez-vous, travaillez et marchez, et, quand vous l’aurez voulu, vous pourrez donner au monde à célébrer un anniversaire immortel et nouveau : celui de l’émancipation définitive du travail et de l’avènement de la justice sur la terre !


La Philosophie du peuple.

Sous ce titre, le compagnon Michel Bakounine, membre de l’Association internationale des travailleurs, a donné dimanche 21 février, au Cercle international du Locle, une conférence dont nous voulons relever ici quelques points, en attendant que le texte complet puisse être livré à l’impression[2].

Dans un premier discours, Bakounine a traité la question religieuse. Il a fait voir, par quelques raisonnements très simples, que la supposition d'un Dieu créateur du monde est absolument contraire au bon sens ; il a montré à quelle série d'absurdités aboutissent les théologiens, qui, voulant à toute force attribuer l'existence du monde à la volonté d'un être quelconque, se font un Dieu imparfait, impuissant, inconséquent et malfaisant, qu'ils appellent, on ne sait trop pourquoi, le bon Dieu. Bakounine a conclu que le monde existe par lui-même de toute éternité, sans l'intervention d'aucun créateur. Des applaudissements répétés ont accueilli l'orateur à chacune de ses démonstrations.

Dans un second discours, le compagnon Bakounine a fait l'histoire de la bourgeoisie, de son développement, de sa grandeur et de sa décadence. Après avoir rendu hommage aux grandes choses accomplies à la fin du siècle passé par cette classe, il a expliqué comment elle avait dû forcément s'arrêter dans sa marche, une fois son triomphe assuré, et, par le désir de garder ses conquêtes, devenir un obstacle au progrès. Le prolétariat se trouve aujourd'hui dans la position qu'occupait la bourgeoisie avant 1789 ; la bourgeoisie, de son côté, est devenue une classe dominante et exploiteuse, comme l'était l'ancienne noblesse ; les préjugés ont obscurci son intelligence et sa raison.

C'est dans le prolétariat que résident maintenant les forces vives de l'humanité, et il aura à renverser la domination bourgeoise et à accomplir une révolution analogue au grand mouvement qui au XVIIIe siècle, a anéanti la féodalité.

Et comment était composé l'auditoire qui a applaudi ces choses-là ?

C'étaient des ouvriers et leurs femmes, membres de l'Internationale. Ce que les athées de nos Académies et de nos Universités ne disent qu'avec précaution et à mots couverts à des étudiants qui représentent l'élite de la bourgeoisie, — la conception scientifique de la nature, — on a pu le dire sans réticence, en termes clairs et positifs, à ces travailleurs dont le jugement droit et sain embrasse plus facilement la vérité que ne peuvent le faire des intelligences faussées par une érudition routinière ; et ce que la bourgeoisie est incapable de comprendre, la grande loi du développement historique de l'humanité et le rôle que cette loi assigne aujourd'hui au prolétariat, a été compris chez nous, même par les femmes, qui, au début du mouvement social actuel, avaient d'abord paru rester indifférentes.

Un petit nombre de bourgeois hostiles, qui se trouvaient là, ont aussi entendu Bakounine, et nous en sommes bien aises, car il leur a dit de rudes et bonnes vérités, — dont ils ne profiteront d'ailleurs pas plus que les marquis et les abbés de l'ancien régime n'ont profité des avertissements et des leçons des encyclopédistes.

La manière dont la classe ouvrière accepte et s'approprie les principes philosophiques les plus larges et les plus profonds est pour nous un gage certain du triomphe prochain de sa cause : car la force est là où est la science et la pensée. La bourgeoisie, uniquement préoccupée de ses intérêts matériels, est déchue du rang glorieux qu'elle occupait il y a cent ans dans le monde ; elle a laissé tomber cette arme puissante de l’esprit qu’elle avait su manier autrefois avec tant de hardiesse et de succès, et avec laquelle elle avait frappé à mort la noblesse et le clergé ; cette arme, ce sont les ouvriers qui l’ont ramassée, et qui vont la retourner contre elle.

Que les hommes qui, dans le canton de Neuchâtel, ont inauguré le mouvement qu’on baptise du nom de christianisme libéral, y réfléchissent. S’ils s’adressent à la bourgeoisie, ils feront bien de lui offrir une potion anodine, fortement mixturée de mysticisme spiritualiste et de sentimentalité religieuse ; elle ne pourrait pas supporter autre chose. Mais s’ils veulent être entendus des ouvriers, qu’ils laissent là leur tisane chrétienne : pour les hommes, il faut du vin pur.


À la Chaux de-Fonds, on avait avancé la fête patriotique d’un jour, à cause du dimanche. Et comme le dimanche après-midi (28 février), trouvant la journée longue, j’étais allé rendre visite à Fritz Robert, nous croisâmes, dans la rue Léopold Robert, en venant de la gare, le cortège des radicaux qui se rendait avec drapeaux et musique dans la grande salle des Armes-Réunies ; on nous remarqua, et on dut penser que c’était pour narguer les manifestants que nous nous étions trouvés ainsi à point nommé sur leur passage. Je me souviens que la jeune femme de Fritz Robert nous gronda : elle nous dit que nous avions tort de nous singulariser, et que nous aurions dû aller à la fête comme tout le monde. Les radicaux n’étaient pas seuls, à la Chaux-de-Fonds, à célébrer l’anniversaire de la République neuchâteloise ; les coullerystes, eux aussi, avaient une réunion dans un local à eux. Robert m’y conduisit, et je pensai qu’il fallait profiter de l’occasion pour faire de la propagande ; tirant de ma poche une épreuve du Progrès, j’annonçai que les socialistes du Locle avaient résolu de ne pas fêter le 1er mars, et je donnai lecture de l’article. On l’applaudit très chaleureusement, et je pus constater que les idées collectivistes et révolutionnaires avaient gagné à la Chaux-de-Fonds beaucoup d’adhérents parmi ceux qui, autrefois, recevaient le mot d’ordre de Coullery.

Le lundi 1er mars, — jour légalement férié, — l’imprimeur tira le Progrès sans se préoccuper de la solennité du jour ; et l’après-midi, par un vilain temps d’hiver, j’écrivis une lettre où se trouve la note exacte de mes impressions du moment :


Je ne sais à quoi j’ai passé ma matinée d’hier ; je me suis prodigieusement ennuyé. L’après-midi, pour ne pas périr d’ennui, je suis allé à la Chaux-de-Fonds faire une visite à Fritz Robert et aux amis. Ce matin, j’ai donné le bon à tirer du Progrès et surveillé le tirage ; et tout à l’heure j’irai au Cercle international, à un comité. Mais je ne prendrai pas part à la fête patriotique : je suis profondément dégoûté de la blague de nos parleurs.

Nous sommes maintenant ensevelis dans la neige, le temps est triste, triste. Je me sens irrité de voir tous ces gens joyeux, qui vont tout à l’heure se former en cortège aux sons de la musique ; je n’irai certes pas avec eux, car je n’aime pas leur république, et je n’ai pas le cœur à m’amuser.


Au Cercle international, quelques amis s’étaient réunis ; je les rejoignis, et nous causâmes tranquillement jusqu’au soir : puis je rentrai chez moi, et m’absorbai dans une lecture. Mais d’autres, parmi les membres de l’Internationale, s’étaient rendus à la fête officielle qui se célébrait au Cercle de l’Union républicaine ; ils avaient distribué des exemplaires du Progrès aux assistants, on avait discuté ferme dans les groupes ; et le lendemain j'appris qu'on m'avait cherché partout pour me conduire à la tribune faire un discours !


Le n° 6 du Progrès ne devait pas passer inaperçu. À Genève, nos amis l'accueillirent avec enthousiasme ; l’Égalité reproduisit, dans son numéro du 6 mars, l'article sur la fête du 1er mars, que Perron présenta aux lecteurs non sans emphase : « C'est le peuple, disait-il, le peuple ouvrier, jeune, puissant, confiant dans sa force et dans l'avenir, qui parle avec une éloquence mâle et vigoureuse ». Le fait est qu'il y avait dans l'article un peu de rhétorique ; et c'est sans doute à ce défaut qu'il dut son succès.

La façon dont j'avais parlé du christianisme libéral, dans le compte-rendu de la conférence de Bakounine, déplut, naturellement, à ceux des radicaux de Neuchâtel qui m'avaient précédemment fait des avances. J'avais déjà déclaré, le 20 février, qu'à notre sens « les chrétiens libéraux étaient dans l'erreur », mais que cette erreur se corrigerait ; qu'un jour les esprits « s'affranchiraient complètement de la tradition historique et des rêveries transcendantes », et qu'il fallait, par conséquent, « appuyer un mouvement qui devait infailliblement aboutir à la glorification de la raison humaine ». Le 1er mars, je ne faisais que répéter les mêmes choses en termes imagés ; mais on trouva que « tisane chrétienne » manquait de courtoisie, et Buisson, la première fois qu'il me revit, s'égaya aux dépens du « vin pur de l'athéisme ». On attribua mon langage à l'influence de Bakounine : et il est certain qu'elle y était pour quelque chose. Il y eut refroidissement à mon endroit chez les radicaux de Neuchâtel, et, de mon côté, j'écrivis à Eugène Borel que je renonçais à aller faire à la Société d'utilité publique la conférence promise. Mais les socialistes des Montagnes n'en continuèrent pas moins à prendre part à la lutte contre le calvinisme ; et, dans le Progrès même, j'allais bientôt apporter ma contribution à la polémique anti-biblique. Nous avions refusé d'entrer dans l' « Église libérale », mais nous entendions continuer à faire campagne avec les protestants libéraux contre les dévots.

Au Locle, il y eut pas mal de tapage dans le camp des amis des pasteurs. On chargea le directeur de l'École industrielle de me tancer : et en effet, au bout de huit jours, le mardi 9 mars, M. Barbezat, d'un air excessivement grave, me parla du Progrès, et aussi d'une conférence que je devais faire dans la grande salle du Collège le 21, et pour laquelle j'avais choisi pour sujet Le vrai Voltaire, en m'inspirant du livre qu'avait publié sous ce titre en 1867 E. de Pompery. Le directeur avait bonne envie — je le crus du moins — de me faire une scène et d'essayer de m'intimider ; mais le sang-froid avec lequel je lui répondis le déconcerta : comme je lui demandais si, en usant de mes droits de citoyen, j'avais enfreint quelque disposition légale, il fut contraint de reconnaître que non. De l'autre côté, les adhésions enthousiastes nous arrivaient en foule ; dans la population ouvrière, on avait senti qu'une nouvelle façon de comprendre la république venait de s'affirmer, que, pour nous, les temps du bavardage patriotique étaient finis, et que nous avions, cette fois, coupé le câble.

En envoyant à Bakounine le Progrès du 1er mars, je lui écrivis que les socialistes du Locle, encouragés par le succès de leur journal, pensaient à le faire paraître régulièrement tous les quinze jours ; je le priais de nous aider à trouver de nouveaux abonnés, en utilisant ses relations dans les pays voisins, France, Italie et Espagne : ses amis, membres de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste, pourraient devenir nos collaborateurs. Il ne me répondit que le 11 mars, après avoir reçu une seconde lettre où je me plaignais de son silence. Voici sa réponse :


Ce vendredi 11 mars 1869.

Mea culpa, mea maxima culpa ! Monchal m'a apporté ta première lettre il y a quelques jours ; les nouvelles que tu m'y donnes, la transformation si complète et si héroïque de ton journal, et la proposition que tu me fais à propos de ce dernier, m'ont comblé de joie. Et je ne t'ai pas répondu tout de suite, parce que j'étais accablé de travail[3] qui ne pouvait se remettre, et qui ne me laissait pas seulement respirer. J'accepte, nous acceptons tous avec joie votre proposition. Oui, que le Progrès devienne le journal de l'Alliance[4]. À ces mots « organe des démocrates loclois », substituez seulement ceux-ci : « organe de la démocratie socialiste ». Après cela, vous pourrez lui conserver son titre, le Progrès, ou bien lui en donner un nouveau, tel que la Révolution internationale, ce qui serait peut-être trop franc et encore intempestif, ou bien l’Avant-coureur, — enfin comme vous l'inspirera le Saint-Esprit. Ce dont vous pouvez être sûrs, c'est que nous allons vous appuyer fortement et aussi largement que possible.


Il donnait ensuite des adresses de personnes auxquelles pouvait être envoyé le journal : huit en Espagne[5], dix en Italie[6], trois en France[7], une en Angleterre[8], une dans la Suisse allemande[9] ; et il ajoutait :


À tous les Espagnols et Italiens, tu dois écrire à chacun une petite lettre bien tournée dans laquelle tu leur diras que notre ami Giuseppe Fanelli t'ayant dit de leur envoyer ton journal, qui doit devenir celui de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste, sous le titre, — décidons-le enfin, — sous le titre : L’Avant-coureur, organe de la démocratie socialiste internationale ; prix d'abonnement, pour six mois, 3 fr. 50 ; pour un an, 6 fr., les frais de poste non compris et se payant à part, — tu leur en envoies un spécimen, et que tu espères qu'au nom de la cause commune ils voudront bien nous aider à faire ce journal, en nous procurant le plus d'abonnés possible… Il y a encore une adresse à Paris que je t'enverrai ces jours-ci : c'est celle de M. Moritz Hess, Allemand, aussi savant et plus pratique que Marx, et en quelque sorte le créateur de ce dernier ; ses correspondances seront précieuses… Enfin, ami, tu dois compter sur nous ; quant à moi, je suis convaincu que nous finirons par avoir plus de 500 abonnés. Nous ne dormirons pas. Dans quelques jours, Mlle H[erzen] viendra chez vous : elle part pour l'Allemagne et de là pour Paris, et veut vous consacrer un ou deux jours. Nous vous préviendrons à temps, par le télégraphe, de son arrivée : ce sera probablement mardi ou mercredi. Elle vous apportera beaucoup de choses intéressantes[10]. Quant à la continuation de l'article, il faut que tu m'en dispenses pour cette semaine et pour la semaine prochaine : je suis assommé. Embrasse papa Meuron et tous les frères.


Perron avait ajouté un post-scriptum, annonçant qu'il venait de faire trois abonnés au Progrès : Nicolas Joukovsky, à Clarens-Basset (Vaud), Nicolas Outine, également à Clarens-Basset, et Mroczkowski, à Vevey, campagne Chaponneyre, et disant : « Dans deux ou trois jours j'aurai le plaisir de vous serrer la main ».

Nous nous gardâmes bien de changer le titre de notre journal, qui continua de s'appeler le Progrès. Nous ne voulûmes point en faire l' « organe de la démocratie socialiste internationale » : mais, comme le sous-titre Organe des démocrates loclois ne répondait plus à la réalité, nous décidâmes de le remplacer par celui d’Organe socialiste. J'envoyai des exemplaires du numéro 6 aux vingt-trois adresses que m'avait indiquées Bakounine, et, naturellement, l'idée ne vint jamais à aucun des destinataires de payer son abonnement. — Cowell Stepney excepté.

Je commençai en même temps à préparer un nouveau numéro : c'est le mardi 16 mars que j'écrivis mon article, intitulé Guerre aux choses, paix aux hommes ; mais il fallut attendre jusqu'au 28 la correspondance que devait envoyer Bakounine, en sorte que ce fut seulement au commencement d'avril que le numéro 7 put paraître.



  1. C’est moi qui, en faisant imprimer l’article, substituai le mot de « Genève » à celui de « Neuchâtel » qui est dans le manuscrit. Les manuscrits de cinq des dix lettres de Bakounine écrites pour le Progrès et insérées dans ce journal ont été conservés et sont en ma possession. Ces lettres ont été réimprimées dans le volume intitulé Michel Bakounine : Œuvres, publié chez Stock, à Paris, par Nettlau en 1895.
  2. Ce texte n’a pas été publié.
  3. Pour la propagande russe.
  4. Je n'avais nullement parlé de faire du Progrès l'organe de l'Alliance. C'est Bakounine qui, de ma demande de nouveaux abonnés et de nouveaux collaborateurs, tire cette conclusion imprévue pour moi. J'ai appris en 1904, par les procès-verbaux de la Section de l'Alliance de Genève, que, le lendemain du jour où il m'écrivit cette lettre, Bakounine fit part de son idée au comité de cette Section ; on lit dans le procès-verbal de la réunion du 12 mars de ce comité : « Sur la proposition du citoyen Bakounine, le comité a décidé de faire son possible pour que le Progrès du Locle devienne l'organe de l'Alliance, vu les bonnes dispositions du rédacteur du dit journal ».
  5. Julio Rubau Donadeu, lithographe, Angel Cenegorta, tailleur, Tomás Gonzàlez Morago, graveur, et Francisco Cordova y Lopez, journaliste, à Madrid ; José L. Pellicer, peintre, Rafael Farga-Pellicer, typographe, à Barcelone ; Rafaël Escardós y Garcia, à Tortosa ; Alfonso Salvador, à Valence.
  6. Giuseppe Fanelli, Saverio Friscia, Alfonso Orilla, députés, à Florence ; Berti Calura, graveur, à Florence ; Giuseppe Mazzoni, à Prato ; Carlo Gambuzzi, avocat, Luigi Chiappero, et Raffaéllo Mileti, directeur du Popolo d'Italia, à Naples ; la rédaction du Tribuno del Popolo, à Bologne ; Pompeo Gherardo Molmenti, à Venise.
  7. Albert Richard, à Lyon ; B. Malon et Bedouche, à Paris.
  8. Pour l'Angleterre, l'adresse était celle de Cowell Stepney, ce millionnaire original, communiste et sourd, qui faisait partie du Conseil général de l'Internationale. Bakounine avait fait sa connaissance au Congrès de la paix, à Berne. Cowell Stepney m'envoya un chèque d'une livre sterling, en échange de deux abonnements d'un an, l'un pour lui, l'autre pour John Stuart Mill, qui habitait alors Avignon et à qui le Progrès fut régulièrement servi.
  9. Rudolf Starke, président de la Section internationale de Bâle et membre de l'Alliance.
  10. Je ne crois pas que ce projet se soit réalisé et que Mlle Herzen soit venue au Locle à cette époque : je ne me souviens pas de l'y avoir vue.