L’Intelligence des fleurs/Le Pardon des injures

Eugène Fasquelle (p. 225-236).

LE PARDON DES INJURES

Il n’est pas inutile d’interroger de temps à autre le sens de certains mots qui couvrent d’un vêtement invariable des sentiments qui se sont transformés.

Le mot pardonner, par exemple, qui paraît, au premier abord, l’un des plus beaux de la langue, a-t-il encore, eut-il jamais le sens d’amnistie presque divine que nous lui accordons ? N’est-il pas un de ces termes qui montrent le mieux la bonne volonté des hommes, puisqu’il renferme un idéal qui ne fut jamais réalisé ? — Quand nous disons à qui nous fit injure : « Je vous pardonne et tout est oublié », qu’y a-t-il de vrai au fond de cette parole ? — Tout au plus ceci, qui est le seul engagement que nous puissions prendre : « Je ne chercherai point à vous nuire à mon tour. » Le reste, que nous croyons promettre ne dépend pas de notre volonté. Il nous est impossible d’oublier le mal qu’on nous a fait, parce que le plus profond de nos instincts, celui de la conservation, est directement intéressé à se souvenir.

L’homme qui, à un moment donné, pénètre dans notre existence, nous ne le connaissons jamais en soi. Il n’est pour nous qu’une image que lui-même dessine dans notre mémoire. Il est bien vrai que la vie qui l’anime a un visage révélateur, indéfinissable, mais puissant. Ce visage apporte une foule de promesses qui sont probablement plus profondes et plus sincères que les paroles ou les actes qui les démentiront bientôt. Mais ce grand signe n’a guère qu’une valeur idéale. Nous nous trouvons dans un monde où bien peu d’êtres, soit par la force des circonstances, soit par suite d’une erreur initiale, vivent selon la vérité que leur présence fait pressentir. À la longue, l’expérience morose nous apprend à ne plus tenir compte de ce visage trop mystérieux. Un masque net et dur le recouvre, qui porte l’empreinte de tous les faits et gestes qui nous atteignirent. Les bienfaits l’enluminent de couleurs attrayantes et fragiles, tandis que les offenses le creusent profondément. En réalité, c’est uniquement sous ce masque modelé selon le souvenir d’agréments ou d’ennuis que nous apercevons celui qui nous approche ; et lui dire, s’il nous a offensé, que nous lui pardonnons, c’est lui affirmer que nous ne le reconnaissons point.

Il s’agit, de savoir quelle influence cette reconnaissance inévitable aura sur nos relations avec celui qui nous fut injurieux. Ici, comme sur tant d’autres points, dès que notre bonne volonté se réveille, ses premiers pas, encore inconscients, la ramènent sur la vieille route de l’idéal religieux. Au plus haut de cet idéal, on pourrait ériger, comme un symbole, le groupe légendaire de la chrétienne ensevelissant, au péril de ses jours, les restes exécrés de Néron. Il est incontestable que le geste de cette femme est plus grand, surpasse davantage la raison humaine, que le geste d’Antigone qui domine l’antiquité païenne. Néanmoins, il n’épuise pas tout le pardon chrétien. Supposons que Néron ne soit pas mort, mais chancelle aux dernières limites de la vie, où un héroïque secours puisse seul le sauver. La chrétienne lui devra ce secours, encore qu’elle sache avec certitude que la vie qu’elle rend ramènera en même temps la persécution. Elle peut encore monter plus haut : imaginez qu’elle ait à choisir, dans la même angoisse, entre son frère et l’ennemi qui la fera périr, elle n’atteindra le suprême sommet que si elle préfère l’ennemi.

Cet idéal, sublime malgré les récompenses infinies qu’il escompte, qu’en faut-il penser dans un monde qui n’attend rien d’un autre monde ? Auquel des trois moments surhumains appellerons-nous fou celui qui se jettera dans l’un de ces trois abîmes du pardon ? Autour du premier, nous trouverons encore aujourd’hui quelques traces de pas ; mais autour des deux autres, personne ne s’égarera plus. Reconnaissons qu’il y a là une sorte de marché héroïque de la foi qui n’est plus possible ; mais, la foi enlevée, il n’en reste pas moins, jusque dans la déraison de cet idéal, quelque chose d’humain qui est comme un pressentiment de ce que l’homme voudrait faire si la vie n’était pas si cruelle.

Et ne croyons pas que des exemples de ce genre, pris aux extrémités de l’imagination, soient oiseux ou absurdes. L’existence nous apporte sans cesse des équivalents moins tragiques mais aussi difficiles ; et de l’esprit qui préside à la solution des plus hauts cas de conscience dépend celle des plus humbles. Tout ce qu’on imagine en grand finit un jour par se réaliser en petit ; et du choix que nous ferions sur la montagne, dépend exactement celui que nous ferons dans la vallée.

Nous pouvons d’ailleurs apprendre à pardonner aussi complètement que le chrétien. Non plus que lui nous ne sommes prisonniers de ce monde que nous voyons avec les yeux de notre tête. Il suffit d’un effort analogue au sien, mais vers d’autres portes, pour nous en évader. Le chrétien, tout comme nous, n’oubliait pas l’injure, il ne tentait pas l’impossible, mais il allait noyer d’abord dans l’infini divin tout désir de rancune. Cet infini divin, à le regarder d’un peu près, n’est pas bien différent du nôtre. Ils ne sont, au fond, l’un et l’autre, que le sentiment de l’infini sans nom où nous nous débattons. La religion élevait mécaniquement, pour ainsi dire, toutes les âmes sur les hauteurs que nous devons atteindre par nos propres forces. Mais comme la plupart des âmes qu’elle y entraînait étaient encore aveugles, elle n’essayait pas inutilement de leur donner une idée des vérités qu’on aperçoit de ces hauteurs. Elles ne les auraient pas comprises. Elle se contentait de leur décrire des tableaux appropriés et familiers à leur aveuglement et qui, par des causes très différentes, produisaient à peu près les mêmes effets que la vision réelle qui nous frappe à présent. « Il faut pardonner les offenses parce que Dieu le veut et a donné lui-même l’exemple du pardon le plus complet qu’on puisse imaginer. » Cet ordre qu’on peut suivre sans ouvrir les yeux est exactement le même que celui que nous donnent, au moment où nous les regardons d’une altitude suffisante, les nécessités et l’innocence profonde de toute vie. Et si ce dernier ordre ne va pas comme le premier jusqu’à nous pousser à préférer notre ennemi parce qu’il est notre ennemi, ce n’est pas qu’il soit moins sublime, c’est qu’il parle à des cœurs plus désintéressés en même temps qu’à des intelligences qui ont appris à ne plus apprécier uniquement un idéal selon qu’il est plus ou moins difficile de l’atteindre. Dans le sacrifice, par exemple, dans la pénitence, les mortifications, il y a ainsi toute une série de victoires spirituelles de plus en plus pénibles, mais qui ne sont pas réellement hautes parce qu’elles ne s’élèvent point dans l’atmosphère humaine, mais dans le vide où elles brillent non seulement sans nécessité, mais souvent d’une façon très dommageable. L’homme qui jongle avec des boules de feu sur la pointe d’un clocher fait lui aussi une chose très difficile ; pourtant nul ne songera à comparer son courage inutile au dévouement, presque toujours moins périlleux, de celui qui se jette à l’eau ou dans les flammes pour sauver un enfant. En tout cas, et peut-être plus efficacement que l’autre, l’ordre dont nous parlions dissipe toute haine, car il ne descend plus d’une volonté étrangère, il naît en nous à la vue d’un immense spectacle où les actions des hommes prennent leur place et leur signification véritables. Il n’y a plus de mauvaise volonté, d’ingratitude, d’injustice, ni de perversité, il n’y a même plus d’égoïsme dans la nuit magnifique et illimitée où s’agitent de pauvres êtres menés par des ténèbres que chacun d’eux suit de très bonne foi en croyant remplir un devoir ou exercer un droit.

Ne craignons pas que cette vision et tant d’autres plus grandioses et aussi exactes, qui devraient être toujours présentes à nos regards, nous désarme et fasse de nous des victimes ou des dupes dans une vie de réalités moins vastes et plus dures. Il en est bien peu parmi nous qui aient à renforcer leurs moyens de défense, à aiguiser leur prudence, leur méfiance ou leur égoïsme. L’instinct et l’expérience de la vie n’y pourvoient que trop largement. Ce n’est jamais du côté opposé à nos petits intérêts de chaque jour qu’il y a danger de perdre l’équilibre. Tous les efforts d’une pensée vigilante suffisent à grand’peine à nous maintenir droits. Mais il n’est pas indifférent, pour les autres et surtout pour nous-mêmes, que nos gestes d’attaque et de défense se profilent sur le fond morne de la haine, du mépris, du désenchantement, ou sur l’horizon transparent de l’indulgence et du pardon silencieux qui explique et comprend. Avant tout, à mesure que s’écoulent nos années, gardons-nous des leçons basses de l’expérience. Il y a dans ces leçons une partie opaque et lourde qui de droit appartient à l’instinct et descend aux limons nécessaires de la vie. Nul besoin de s’en occuper ; elle germe et multiplie prodigieusement dans l’inconscient. Mais il en est une autre plus pure et plus subtile que nous devons apprendre à saisir et à fixer avant qu’elle s’évapore dans l’espace. Tout acte comporte autant d’interprétations différentes qu’il y a de forces diverses en notre intelligence. Les plus basses semblent d’abord les plus simples, les plus justes et les plus naturelles, parce qu’elles sont les premières venues, celles du moindre effort. Si nous ne luttons pas sans répit contre leurs envahissement sournois et familier, elles rongent, elles empoisonnent peu à peu toutes les espérances, toutes les croyances dont notre jeunesse avait formé les régions les plus nobles et les plus fécondes de notre esprit. Il ne nous resterait bientôt, vers la fin de nos jours, que les plus tristes déchets de la sagesse. Il importe donc que l’interprétation la plus haute que nous puissions donner des faits qui nous heurtent à tout moment, s’élève à proportion que s’accumule le grossier trésor du sens pratique de l’existence. À mesure que notre sens de la vie s’accroît par les racines dans l’humus, il est indispensable qu’il monte dans la lumière par les fleurs et les fruits. Il faut qu’une pensée toujours en éveil soulève, aère et anime sans cesse le poids mort des années. Du reste, cette expérience si positive, si pratique, si débonnaire, si tranquille, si naïve et si sincère en apparence, elle sait bien au fond qu’elle nous cache quelque chose d’essentiel ; et si l’on avait la force de la pousser jusqu’en ses plus secrets retranchements, on finirait par lui arracher à coup sûr l’aveu suprême qu’en dernière analyse et au bout de tout compte, l’interprétation la plus haute est toujours la plus vraie.