L’Intelligence des fleurs/L’Intelligence des fleurs

Eugène Fasquelle (p. 1-108).

L’INTELLIGENCE DES FLEURS

I

Je veux simplement rappeler ici quelques faits connus de tous les botanistes. Je n’ai fait aucune découverte, et mon modeste apport se réduit à quelques observations élémentaires. Je n’ai pas, cela va sans dire, l’intention de passer en revue toutes les preuves d’intelligence que nous donnent les plantes. Ces preuves sont innombrables, continuelles, surtout parmi les fleurs, où se concentre l’effort de la vie végétale vers la lumière et vers l’esprit.

S’il se rencontre des plantes et des fleurs maladroites ou malchanceuses, il n’en est point qui soient entièrement dénuées de sagesse et d’ingéniosité. Toutes s’évertuent à l’accomplissement de leur œuvre ; toutes ont la magnifique ambition d’envahir et de conquérir la surface du globe en y multipliant à l’infini la forme d’existence qu’elles représentent. Pour atteindre ce but, elles ont, à raison de la loi qui les enchaîne au sol, à vaincre des difficultés bien plus grandes que celles qui s’opposent à la multiplication des animaux. Aussi, la plupart ont-elles recours à des ruses, à des combinaisons, à une machinerie, à des pièges, qui, sous le rapport de la mécanique, de la balistique, de l’aviation, de l’observation des insectes, par exemple, précédèrent souvent les inventions et les connaissances de l’homme.

II

Il serait superflu de retracer le tableau des grands systèmes de la fécondation florale : le jeu des étamines et du pistil, la séduction des parfums, l’appel des couleurs harmonieuses et éclatantes, l’élaboration du nectar, absolument inutile à la fleur, et qu’elle ne fabrique que pour attirer et retenir le libérateur étranger, le messager d’amour, abeille, bourdon, mouche, papillon, phalène, qui doit lui apporter le baiser de l’amant lointain, invisible, immobile…

Ce monde végétal qui nous paraît si paisible, si résigné, où tout semble acceptation, silence, obéissance, recueillement, est au contraire celui où la révolte contre la destinée est la plus véhémente et la plus obstinée. L’organe essentiel, l’organe nourricier de la plante, sa racine, l’attache indissolublement au sol. S’il est difficile de découvrir, parmi les grandes lois qui nous accablent, celle qui pèse le plus lourdement à nos épaules, pour la plante, il n’y a pas de doute : c’est la loi qui la condamne à l’immobilité depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Aussi sait-elle mieux que nous, qui dispersons nos efforts, contre quoi d’abord s’insurger. Et l’énergie de son idée fixe qui monte des ténèbres de ses racine pour s’organiser et s’épanouir dans la lumière de sa fleur, est un spectacle incomparable. Elle se tend tout entière dans un même dessein : échapper par le haut à la fatalité du bas ; éluder, transgresser la lourde et sombre loi, se délivrer, briser l’étroite sphère, inventer ou invoquer des ailes, s’évader le plus loin possible, vaincre l’espace où le destin renferme, se rapprocher d’un autre règne, pénétrer dans un monde mouvant et animé… Qu’elle y parvienne, n’est-ce pas aussi surprenant que si nous réussissions à vivre hors du temps qu’un autre destin nous assigne, ou à nous introduire dans un univers libéré des lois les plus pesantes de la matière ? Nous verrons que la fleur donne à l’homme un prodigieux exemple d’insoumission, de courage, de persévérance et d’ingéniosité. Si nous avions mis à soulever diverses nécessités qui nous écrasent, celles, par exemple, de la douleur, de la vieillesse et de la mort, la moitié de l’énergie qu’a déployée telle petite fleur de nos jardins, il est permis de croire que notre sort serait très différent de ce qu’il est.

III

Ce besoin de mouvement, cet appétit d’espace, chez la plupart des plantes, se manifeste à la fois dans la fleur et dans le fruit. Il s’explique aisément dans le fruit ; ou, en tout cas, n’y décèle qu’une expérience, une prévoyance moins complexe. Au rebours de ce qui a lieu dans le règne animal, et à cause de la terrible loi d’immobilité absolue, le premier et le pire ennemi de la graine, c’est la souche paternelle. Nous sommes dans un monde bizarre, où les parents, incapables de se déplacer, savent qu’ils sont condamnés à affamer ou étouffer leurs rejetons. Toute semence qui tombe au pied de l’arbre ou de la plante est perdue ou germera dans la misère. De là l’immense effort pour secouer le joug et conquérir l’espace. De là les merveilleux systèmes de dissémination, de propulsion, d’aviation, que nous trouvons de toutes parts dans la forêt et dans la plaine ; entre autres, pour ne citer en passant que quelques-uns des plus curieux : l’hélice aérienne ou samare de l’Érable, la bractée du Tilleul, la machine à planer du Chardon, du Pissenlit, du Salsifis ; les ressorts détonnants de l’Euphorbe, l’extraordinaire poire à gicler de la Momordique, les crochets à laine des Ériophiles ; et mille autres mécanismes inattendus et stupéfiants, car il n’est, pour ainsi dire, aucune semence qui n’ait inventé de toutes pièces quelque procédé bien à elle pour s’évader de l’ombre maternelle.

On ne saurait croire, en effet, si l’on n’a quelque peu pratiqué la Botanique, ce qu’il se dépense d’imagination et de génie dans toute cette verdure qui réjouit nos yeux. Regardez, par exemple, la jolie marmite à graines du Mouron rouge, les cinq valves de la Balsamine, les cinq capsules à détente du Géranium, etc. N’oubliez pas d’examiner, à l’occasion, la vulgaire tête de Pavot qu’on trouve chez tous les herboristes. Il y a, dans cette bonne grosse tête, une prudence, une prévoyance dignes des plus grands éloges. On sait qu’elle renferme des milliers de petites graines noires extrêmement menues. Il s’agit de disséminer cette semence le plus adroitement et le plus loin possible. Si la capsule qui la contient se fendait, tombait ou s’ouvrait par le bas, la précieuse poudre noire ne formerait qu’un tas inutile au pied de la tige. Mais elle ne peut sortir que par des ouvertures percées tout en haut de l’enveloppe. Celle-ci, une fois mûre, se penche sur son pédoncule, « encense » au moindre souffle et sème, littéralement, avec le geste même du semeur, les graines dans l’espace.


Parlerai-je des graines qui prévoient leur dissémination par les oiseaux et qui, pour les tenter, se blottissent, comme le Gui, le Genévrier, le Sorbier, etc., au fond d’une enveloppe sucrée ? Il y a là un tel raisonnement, une telle entente des causes finales, qu’on n’ose guère insister de peur de renouveler les naïves erreurs de Bernardin de Saint-Pierre. Pourtant les faits ne s’expliquent pas autrement. L’enveloppe sucrée est aussi inutile à la graine que le nectar, qui attire les abeilles, l’est à la fleur. L’oiseau mange le fruit parce qu’il est sucré et avale en même temps la graine qui est indigestible. L’oiseau s’envole et rend peu à près, telle qu’il l’a reçue, la semence débarrassée de sa gaine et prête à germer loin des dangers du lieu natal.

IV

Mais revenons à des combinaisons plus simples. Cueillez au bord de la route, dans la première touffe venue, un brin d’herbe quelconque ; et vous surprendrez à l’œuvre une petite intelligence indépendante, inlassable, imprévue. Voici deux pauvres plantes rampantes que vous avez mille fois rencontrées dans vos promenades, car on les trouve en tous lieux et jusque dans les coins les plus ingrats où s’est égarée une pincée d’humus. Ce sont deux variétés de Luzernes (Medicago) sauvages, deux mauvaises herbes au sens le plus modeste de ce mot. L’une porte une fleur rougeâtre, l’autre une houppette jaune de la grosseur d’un pois. À les voir se glisser et se dissimuler dans le gazon, parmi les orgueilleuses graminées, on ne se douterait jamais qu’elles ont, bien avant l’illustre géomètre et physicien de Syracuse, découvert et tenté d’appliquer, non pas à l’élévation des liquides, mais à l’aviation, les étonnantes propriétés de la vis d’Archimède. Elles logent donc leurs graines en de légères spirales, à trois ou quatre révolutions, admirablement construites, comptant bien ainsi ralentir leur chute et, par conséquent, avec l’aide du vent, prolonger leur voyage aérien. L’une d’elles, la jaune, a même perfectionné l’appareil de la rouge en garnissant les bords de la spirale d’un double rang de pointes, dans l’intention évidente de l’accrocher au passage, soit aux vêtements des promeneurs, soit à la laine des animaux. Il est clair qu’elle espère joindre les avantages de l’ériophilie, c’est-à-dire de la dissémination des graines par les moutons, les chèvres, les lapins, etc., à ceux de l’anémophilie ou dissémination par le vent.

Le plus touchant, dans tout ce grand effort, c’est qu’il est inutile. Les pauvres Luzernes rouges et jaunes se sont trompées. Leurs remarquables vis ne leur servent de rien. Elles ne pourraient fonctionner que si elles tombaient d’une certaine hauteur, du faîte d’un grand arbre ou d’une altière graminée ; mais, construites au ras de l’herbe, à peine ont-elles fait un quart de tour, qu’elles touchent déjà terre. Nous avons là un curieux exemple des erreurs, des tâtonnements, des expériences et des petits mécomptes, assez fréquents, de la nature : car il faut ne l’avoir guère étudiée pour affirmer que la nature ne se trompe jamais.

Remarquons, en passant, que d’autres variétés de Luzernes, sans parler du Trèfle, autre légumineuse papilionacée qui se confond presque avec celle dont nous nous occupons ici, n’ont pas adopté ces appareils d’aviation, et s’en tiennent à la méthode primitive de la gousse. Chez l’une d’elles, la Medicago aurantiaca, on saisit très nettement la transition de la gousse contournée à l’hélice. Une autre variété, la Medicago scutellata, arrondit cette hélice en forme de boule, etc. Il semble donc que nous assistions au passionnant spectacle d’une espèce en travail d’invention, aux essais d’une famille qui n’a pas encore fixé sa destinée et cherche la meilleure façon d’assurer l’avenir. N’est-ce peut-être pas au cours de cette recherche, qu’ayant été déçue par la spirale, la Luzerne jaune y ajouta les pointes ou crochets à laine, se disant, non sans raison, que puisque son feuillage attire les brebis, il est inévitable et juste que celles-ci assument le souci de sa descendance ? Et n’est-ce pas, enfin, grâce à ce nouvel effort et à cette bonne idée que la Luzerne à fleurs jaunes est infiniment plus répandue que sa plus robuste cousine qui porte des fleurs rouges ?

V

Ce n’est pas seulement dans la graine ou la fleur, mais dans la plante entière, tiges, feuilles, racines, que l’on découvre, si l’on veut bien s’incliner un instant sur leur humble travail, maintes traces d’une intelligence avisée et vivante. Rappelez-vous les magnifiques efforts vers la lumière des branches contrariées, ou l’ingénieuse et courageuse lutte des arbres en danger. Pour moi, je n’oublierai jamais l’admirable exemple d’héroïsme que me donnait l’autre jour, en Provence, dans les sauvages et délicieuses gorges du Loup, tout embaumées de violettes, un énorme Laurier centenaire. On lisait aisément sur son tronc tourmenté et pour ainsi dire convulsif, tout le drame de sa vie tenace et difficile. Un oiseau ou le vent, maîtres des destinées, avait porté la graine au flanc du roc tombant à pic comme un rideau de fer ; et l’arbre était né là, à deux cents mètres au-dessus du torrent, inaccessible et solitaire, parmi les pierres ardentes et stériles. Dès les premières heures, il avait envoyé les aveugles racines à la longue et pénible recherche de l’eau précaire et de l’humus. Mais ce n’était que le souci héréditaire d’une espèce qui connaît l’aridité du Midi. La jeune tige avait à résoudre un problème bien plus grave et plus inattendu : elle partait d’un plan vertical, en sorte que son front, au lieu de monter vers le ciel, penchait sur le gouffre. Il avait donc fallu, malgré le poids croissant des branches, redresser le premier élan, couder, opiniâtrement, au ras du roc, le tronc déconcerté, et maintenir ainsi, — comme un nageur qui renverse la tête, — par une volonté, une tension, une contraction incessantes, toute droite dans l’azur, la lourde couronne de feuilles.

Dès lors, autour de ce nœud vital, s’étaient concentrés toutes les préoccupations, toute l’énergie, tout le génie conscient et libre de la plante. Le coude monstrueux, hypertrophié, révélait une à une les inquiétudes successives d’une sorte de pensée qui savait profiter des avertissements que lui donnaient les pluies et les tempêtes. D’année en année, s’alourdissait le dôme de feuillage, sans autre souci que de s’épanouir dans la lumière et la chaleur, tandis qu’un chancre obscur rongeait profondément le bras tragique qui le soutenait dans l’espace. Alors, obéissant à je ne sais quel ordre de l’instinct, deux solides racines, deux câbles chevelus, sortis du tronc à plus de deux pieds au-dessus du coude, étaient venus amarrer celui-ci à la paroi de granit. Avaient-ils vraiment été évoqués par la détresse, ou bien, attendaient-ils, peut-être prévoyants, depuis les premiers jours, l’heure aiguë du péril pour redoubler leur aide ? N’était-ce qu’un hasard heureux ? Quel œil humain assistera jamais à ces drames muets et trop longs pour notre petite vie[1] ?

V

Parmi les végétaux qui donnent les preuves les plus frappantes d’initiative, les plantes qu’on pourrait appeler animées ou sensibles auraient droit à une étude détaillée. Je me contenterai de rappeler les effarouchements délicieux de la Sensitive, la Mimosa pudique que nous connaissons tous. D’autres herbes à mouvements spontanés sont plus ignorées ; les Hédysarées, notamment, entre lesquelles l’Hédysarum gyrans eu Sainfoin oscillant, s’agite d’une façon bien surprenante. Cette petite légumineuse, originaire du Bengale, mais souvent cultivée dans nos serres, exécute une sorte de danse perpétuelle et compliquée en l’honneur de la lumière. Ses feuilles se divisent en trois folioles, l’une large et terminale, les deux autres étroites et plantées à la naissance de la première. Chacune de ces folioles est animée d’un mouvement propre et différent. Elles vivent dans une agitation rythmique, presque chronométrique et incessante. Elles sont tellement sensibles à la clarté que leur danse s’alentit ou s’accélère selon que les nuages voilent ou découvrent le coin de ciel qu’elles contemplent. Ce sont, comme on voit, de véritables photomètres : et bien avant l’invention de Crook, des othéoscopes naturels.

VII

Mais ces plantes, auxquelles il faudrait ajouter les Rossolis, les Dionées et bien d’autres, sont déjà des êtres nerveux dépassant un peu la crête mystérieuse et probablement imaginaire qui sépare le règne végétal de l’animal. Il n’est pas nécessaire de monter jusque-là, et l’on trouve autant d’intelligence et presque autant de spontanéité visible, à l’autre extrémité du monde qui nous occupe, dans les bas-fonds où la plante se distingue à peine du limon ou de la pierre : j’entends parler de la fabuleuse tribu des Cryptogames, qu’on ne peut étudier qu’au microscope. C’est pourquoi nous la passerons sous silence, bien que le jeu des spores du Champignon, de la Fougère et surtout de la Prêle ou Queue-de-rat, soit d’une délicatesse, d’une ingéniosité incomparable. Mais parmi les plantes aquatiques, habitantes des vases et des boues originelles, s’opèrent de moins secrètes merveilles. Comme la fécondation de leurs fleurs ne peut se faire sous l’eau, chacune d’elles a imaginé un système différent pour que le pollen puisse se disséminer à sec. Ainsi les Zostères, c’est-à-dire le vulgaire Varech dont on fait des matelas, renferment soigneusement leur fleur dans une véritable cloche à plongeur ; les Nénuphars envoient la leur s’épanouir à la surface de l’étang, l’y maintiennent et l’y nourrissent sur un interminable pédoncule qui s’allonge dès que s’élève le niveau de l’eau. Le faux Nénuphar (Villarsia nymphoides), n’ayant pas de pédoncule allongeable, lâche tout simplement les siennes qui montent et crèvent comme des bulles. La Macre ou Châtaigne d’eau (Trapa natans) les munit d’une sorte de vessie gonflée d’air ; elles montent, s’ouvrent, puis, la fécondation accomplie, l’air de la vessie est remplacé par un liquide mucilagineux plus lourd que l’eau, et tout l’appareil redescend dans la vase où mûriront les fruits.

Le système de l’Utriculaire est encore plus compliqué. Voici comme le décrit M. H. Bocquillon dans La Vie des Plantes : « Ces plantes, communes dans les étangs, les fossés, les mares, les flaques d’eau des tourbières, ne sont pas visibles en hiver ; elles reposent sur la vase. Leur tige allongée, grêle, traînante, est garnie de feuilles réduites à des filaments ramifiés. À l’aisselle des feuilles ainsi transformées, on remarque une sorte de petite poche pyriforme, dont l’extrémité supérieure et aiguë est munie d’une ouverture. Cette ouverture porte une soupape qui ne peut s’ouvrir que du dehors en dedans ; les bords en sont garnis de poils ramifiés ; l’intérieur de la poche est tapissé d’autres petits poils sécréteurs qui lui donnent l’aspect du velours. Lorsque le moment de la floraison est arrivé, les petites outres axillaires se remplissent d’air ; plus cet air tend à s’échapper, mieux il ferme la soupape. En définitive, il donne à la plante une grande légèreté spécifique et l’amène à la surface de l’eau. C’est alors seulement que s’épanouissent ces charmantes petites fleurs jaunes qui simulent de bizarres petits museaux aux lèvres plus ou moins renflées, dont le palais est strié de lignes orangées ou ferrugineuses. Pendant les mois de juin, juillet, août, elles montrent leurs fraîches couleurs au milieu des détritus végétaux, s’élevant gracieusement au-dessus de l’eau bourbeuse. Mais la fécondation s’est effectuée, le fruit se développe, les rôles changent ; l’eau ambiante pèse sur la soupape des utricules, l’enfonce, se précipite dans la cavité, alourdit la plante et la force à redescendre dans le vase. »

N’est-il pas curieux de voir ramassées en ce petit appareil immémorial quelques-unes des plus fécondes et des plus récentes inventions humaines : le jeu des valves ou des soupapes, la pression des liquides et de l’air, le principe d’Archimède étudié et utilisé ? Comme le fait observer l’auteur que nous venons de citer, « l’ingénieur qui le premier attacha au bâtiment coulé à fond un appareil de flottage, ne se doutait guère qu’un procédé analogue était en usage depuis des milliers d’années ». Dans un monde que nous croyons inconscient et dénué d’intelligence, nous nous imaginons d’abord que la moindre de nos idées crée des combinaisons et des rapports nouveaux. À examiner les choses de plus près, il paraît infiniment probable qu’il nous est impossible de créer quoi que ce soit. Derniers venus sur cette terre, nous retrouvons simplement ce qui a toujours existé, nous refaisons comme des enfants émerveillés la route que la vie avait faite avant nous. Il est du reste fort naturel et réconfortant qu’il en soit ainsi. Mais nous reviendrons sur ce point.

VIII

Nous ne pouvons quitter les plantes aquatiques sans rappeler brièvement la vie de la plus romanesque d’entre elles : la légendaire Vallisnère ou Vallisnérie, une Hydrocharidée dont les noces forment l’épisode le plus tragique de l’histoire amoureuse des fleurs.

La Vallisnère est une herbe assez insignifiante, qui n’a rien de la grâce étrange du Nénuphar ou de certaines chevelures sous-marines. Mais on dirait que la nature a pris plaisir à mettre en elle une belle idée. Toute l’existence de la petite plante se passe au fond de l’eau, dans une sorte de demi-sommeil, jusqu’à l’heure nuptiale où elle aspire à une vie nouvelle. Alors, la fleur femelle déroule lentement la longue spirale de son pédoncule, monte, émerge, vient planer et s’épanouir à la surface de l’étang. D’une souche voisine, les fleurs mâles qui l’entrevoient à travers l’eau ensoleillée, s’élèvent à leur tour, pleines d’espoir, vers celle qui se balance, les attend, les appelle dans un monde magique. Mais arrivées à mi-chemin, elles se sentent brusquement retenues : leur tige, source même de leur vie, est trop courte ; elles n’atteindront jamais le séjour de lumière, le seul où se puisse accomplir l’union des étamines et du pistil.

Est-il dans la nature inadvertance ou épreuve plus cruelle ? Imaginez le drame de ce désir, l’inaccessible que l’on touche, la fatalité transparente, l’impossible sans obstacle visible !…

Il serait insoluble comme notre propre drame sur cette terre ; mais voici que s’y mêle un élément inattendu. Les mâles avaient-ils le pressentiment de leur déception ? Toujours est-il qu’ils ont renfermé dans leur cœur une bulle d’air, comme on renferme dans son âme une pensée de délivrance désespérée. On dirait qu’ils hésitent un instant : puis, d’un effort magnifique, — le plus surnaturel que je sache dans les fastes des insectes et des fleurs, — pour s’élever jusqu’au bonheur, ils rompent délibérément le lien qui les attache à l’existence. Ils s’arrachent à leur pédoncule, et d’un incomparable élan, parmi des perles d’allégresse, leurs pétales viennent crever la surface des eaux. Blessés à mort mais radieux et libres, ils flottent un moment aux côtés de leurs insoucieuses fiancées ; l’union s’accomplit, après quoi les sacrifiés s’en vont périr à la dérive, tandis que l’épouse déjà mère clôt sa corolle où vit leur dernier souffle, enroule sa spirale et redescend dans les profondeurs pour y mûrir le fruit du baiser héroïque.

Faut-il ternir ce joli tableau, rigoureusement exact mais vu du côté de la lumière, en le regardant également du côté de l’ombre ? Pourquoi pas ? Il y a parfois du côté de l’ombre des vérités tout aussi intéressantes que du côté de la lumière. Cette délicieuse tragédie n’est parfaite que lorsqu’on considère l’intelligence, les aspirations de l’espèce. Mais si l’on observe les individus, on les verra souvent s’agiter maladroitement et à contre-sens dans ce plan idéal. Tantôt les fleurs mâles monteront à la surface quand il n’y a pas encore de fleurs pistillées dans le voisinage. Tantôt, lorsque l’eau basse leur permettrait de rejoindre aisément leurs compagnes, elles n’en rompront pas moins, machinalement et inutilement, leur tige. Nous constatons ici, une fois de plus, que tout le génie réside dans l’espèce, la vie ou la nature ; et que l’individu est à peu près stupide. Chez l’homme seul il y a émulation réelle entre les deux intelligences, tendance de plus en plus précise, de plus en plus active à une sorte d’équilibre qui est le grand secret de notre avenir.

IX

Les plantes parasites nous offriraient également de singuliers et malicieux spectacles, telle cette étonnante Grande Cuscute qu’on appelle vulgairement Teigne ou Barbe de moine. Elle n’a pas de feuilles, et à peine sa tige a-t-elle atteint quelques centimètres de longueur, qu’elle abandonne volontairement ses racines, pour s’enrouler autour de la victime qu’elle a choisie et dans laquelle elle enfonce ses suçoirs. Dès lors, elle vit exclusivement aux dépens de sa proie. Il est impossible de tromper sa perspicacité, elle refusera tout soutien qui ne lui plaît pas, et ira chercher, assez loin s’il le faut, la tige de Chanvre, de Houblon, de Luzerne ou de Lin qui convient à son tempérament et à ses goûts.

Cette Grande Cuscute appelle naturellement notre attention sur les plantes grimpantes, qui ont des mœurs très remarquables et dont il faudrait dire un mot. Du reste, ceux d’entre nous qui ont quelque peu vécu à la campagne ont eu maintes fois l’occasion d’admirer l’instinct, la sorte de vision qui dirige les vrilles de la Vigne vierge ou du Volubilis, vers le manche d’un râteau ou d’une bêche posé contre un mur. Déplacez le râteau, et le lendemain la vrille se sera complètement retournée et l’aura retrouvé. Schopenhauer, dans son traité : Ueber den Willen in der Natur, au chapitre consacré à la physiologie des plantes, résume sur ce point et sur plusieurs autres une foule d’observations et d’expériences qu’il serait trop long de rapporter ici. J’y renvoie donc le lecteur ; il y trouvera l’indication de nombreuses sources et références. Ai-je besoin d’ajouter que depuis cinquante ou soixante ans, ces sources se sont étrangement multipliées et qu’au surplus, la matière est presque inépuisable ?

Entre tant d’inventions, de ruses, de précautions diverses, citons encore, à titre d’exemples, la prudence de l’Hyoséride rayonnante (Hyoseris radiata), petite plante à fleurs jaunes, assez semblable au Pissenlit, et qu’on trouve fréquemment sur les vieux murs de la Riviera. Afin d’assurer à la fois la dissémination et la stabilité de sa race, elle porte en même temps deux espèces de graines : les unes se détachent facilement et sont munies d’ailes pour se livrer au vent, tandis que les autres qui en sont dépourvues, demeurent prisonnières dans l’inflorescence et ne sont libérées que lorsque celle-ci se décompose.

Le cas de la Lampourde épineuse (Xanthium spinosum) nous montre à quel point sont bien conçus et réussissent effectivement certains systèmes de dissémination. Cette Lampourde est une affreuse mauvaise herbe hérissée de pointes barbares. Il n’y a pas bien longtemps, elle était inconnue dans l’Europe occidentale, et personne, naturellement, n’avait songé à l’y acclimater. Elle doit ses conquêtes aux crochets qui garnissent les capsules de fruits et qui s’agriffent à la toison des animaux. Originaire de la Russie, elle nous est arrivée dans les ballots de laine importés du fond des steppes de la Moscovie, et l’on pourrait suivre sur la carte les étapes de cette grande migratrice qui s’annexa un nouveau monde.

La Silène d’Italie (Silene Italica), petite fleur blanche et naïve qu’on trouve en abondance sous les oliviers, a fait travailler sa pensée dans une autre direction. Apparemment très craintive, très susceptible, pour éviter la visite d’insectes incommodes et indélicats, elle garnit ses tiges de poils glanduleux d’où suinte une liqueur visqueuse et où se prennent si bien les parasites que les paysans du Midi utilisent la plante comme attrape-mouches dans leurs maisons. Certaines espèces de Silènes ont d’ailleurs ingénieusement simplifié le système. Comme c’est surtout les fourmis qu’elles redoutent, elles ont trouvé qu’il suffisait, pour les empêcher de passer, de disposer sous le nœud de chaque tige un large anneau gluant. C’est exactement ce que font les jardiniers quand ils tracent autour du tronc des pommiers afin d’arrêter l’ascension des chenilles, un anneau de goudron.

Ceci nous mènerait à étudier les moyens de défense des plantes. M. Henri Coupin, dans un excellent livre de vulgarisation : Les Plantes originales, auquel je renvoie le lecteur qui désire de plus amples détails, examine quelques-unes de ces armes bizarres. Il y a d’abord la passionnante question des épines, au sujet desquelles un élève de la Sorbonne, M. Lothelier, a fait de très curieuses expériences, qui prouvent que l’ombre et l’humidité tendent à supprimer les parties piquantes des végétaux. Par contre, plus le lieu où elle croît est aride et brûlé de soleil, plus la plante se hérisse et multiplie ses dards, comme si elle comprenait que presque seule survivante parmi les rocs déserts ou sur le sable calciné, il est nécessaire qu’elle redouble énergiquement sa défense contre un ennemi qui n’a plus le choix de sa proie. Il est en outre remarquable que, cultivées par l’homme, la plupart des plantes à épines abandonnent peu à peu leurs armes, remettant le soin de leur salut au protecteur surnaturel qui les adopte dans son clos[2].

Certaines plantes, entre autres les Borraginées remplacent les épines par des poils très durs. D’autres, comme l’Ortie, y ajoutent le poison. D’autres, le Géranium, la Menthe, la Rue, etc., pour écarter les animaux, s’imprègnent d’odeurs fortes. Mais les plus étranges sont celles qui se défendent mécaniquement. Je ne citerai que la Prêle qui s’entoure d’une véritable armure de grains de Silex microscopiques. Du reste, presque toutes les Graminées, afin de décourager la gloutonnerie des limaces et des escargots, introduisent de la chaux dans leurs tissus.

X

Avant d’aborder l’étude des appareils compliqués que nécessite la fécondation croisée, parmi les milliers de cérémonies nuptiales en usage dans nos jardins, mentionnons les idées ingénieuses de quelques fleurs très simples où les époux naissent, s’aiment et meurent dans la même corolle. On connaît suffisamment le type du système : les étamines[3] ou organes mâles, généralement frêles et nombreuses, sont rangées autour du pistil robuste et patient. « Mariti et uxores uno eodemque thalamo gaudent », dit délicieusement le grand Linné. Mais la disposition, la forme, les habitudes de ces organes varient de fleur en fleur, comme si la nature avait une pensée qui ne peut encore se fixer, ou une imagination qui se fait son point d’honneur de ne jamais se répéter. Souvent le pollen, quand il est mûr, tombe tout naturellement du haut des étamines sur le pistil ; mais, bien souvent aussi, pistil et étamines sont de même taille, ou celles-ci sont trop éloignées, ou le pistil est deux fois plus grand qu’elles. Ce sont alors des efforts infinis pour se joindre. Tantôt, comme dans l’Ortie, les étamines, au fond de la corolle, se tiennent accroupies sur leur tige. Au moment de la fécondation, celle-ci se détend telle qu’un ressort, et l’anthère ou sac à pollen qui la surmonte lance un nuage de poussière sur le stigmate. Tantôt, comme chez l’Épine-vinette, pour que l’hymen ne puisse s’accomplir que durant les belles heures d’un beau jour, les étamines, éloignées du pistil, sont maintenues contre les parois de la fleur par le poids de deux glandes humides ; le soleil paraît, évapore le liquide, et les étamines délestées se précipitent sur le stigmate. Ailleurs c’est autre chose : ainsi chez les Primevères, les femelles sont tour à tour plus longues ou plus petites que les mâles. Dans le Lis, la Tulipe, etc., l’épouse, trop élancée, fait ce qu’elle peut pour recueillir et fixer le pollen. Mais le système le plus original et le plus fantaisiste est celui de la Rue (Ruta graveolens), une herbe médicinale assez malodorante, de la bande mal famée des emménagogues. Les étamines, tranquilles et dociles dans la corolle jaune, attendent, rangées en cercle autour du gros pistil trapu. À l’heure conjugale, obéissant à l’ordre de la femme qui fait apparemment une sorte d’appel nominal, l’un des mâles s’approche et touche le stigmate, puis viennent le troisième, le cinquième, le septième, le neuvième mâle, jusqu’à ce que tout le rang impair ait donné. Ensuite, c’est dans le rang pair, le tour du deuxième, du quatrième, du sixième, etc. C’est bien l’amour au commandement. Cette fleur qui sait compter me paraissait si extraordinaire que je n’en ai pas cru, d’abord, les botanistes et que j’ai tenu à vérifier plus d’une fois son sentiment des nombres avant d’oser le confirmer. J’ai constaté qu’elle se trompe assez rarement.

Il serait abusif de multiplier ces exemples. Une simple promenade dans les champs ou les bois permettra de faire sur ce point mille observations aussi curieuses que celles que rapportent les botanistes. Mais, avant de clore ce chapitre, je tiens à signaler une dernière fleur ; non qu’elle témoigne d’une imagination bien extraordinaire, mais pour la grâce délicieuse et facilement saisissable de son geste d’amour. C’est la Nigelle de Damas (Nigella damascena) dont les noms vulgaires sont charmants : Cheveux de Vénus, Diable dans le buisson, Belle aux cheveux dénoués, etc., efforts heureux et touchants de la poésie populaire pour décrire une petite plante qui lui plaît. On la trouve, cette plante, à l’état sauvage, dans le Midi, au bord des routes et sous les oliviers, et dans le Nord on la cultive assez souvent dans les jardins un peu démodés. La fleur est d’un bleu tendre, simple comme une fleurette de primitif, et les « Cheveux de Vénus, les cheveux dénoués », sont les feuilles emmêlées, ténues et légères qui entourent la corolle d’un « buisson » de verdure vaporeuse. À la naissance de la fleur ; les cinq pistils, extrêmement longs, se tiennent étroitement groupés au centre de la couronne d’azur, comme cinq reines vêtues de robes vertes, altières, inaccessibles. Autour d’elles se presse sans espoir la foule innombrable de leurs amants, les étamines, qui n’arrivent pas à la hauteur de leurs genoux. Alors, au sein de ce palais de turquoises et de saphirs, dans le bonheur des jours d’été, commence le drame sans paroles et sans dénouement que l’on puisse prévoir, de l’attente impuissante, inutile, immobile. Mais les heures s’écoulent, qui sont les années de la fleur ; l’éclat de celle-ci se ternit, des pétales se détachent, et l’orgueil des grandes reines, sous le poids de la vie semble enfin s’infléchir. À un moment donné, comme si elles obéissaient au mot d’ordre secret et irrésistible de l’amour qui juge l’épreuve suffisante, d’un mouvement concerté et symétrique, comparable aux harmonieuses paraboles d’un quintuple jet d’eau qui retombe dans sa vasque, toutes ensemble se penchent à la renverse et viennent gracieusement cueillir, aux lèvres de leurs humbles amants, la poudre d’or du baiser nuptial.

XI

L’imprévu, comme on voit, abonde ici. Il y aurait donc à écrire un gros livre sur l’intelligence des plantes, comme Romanes en fit un sur l’intelligence des animaux. Mais cette esquisse n’a nullement la prétention de devenir un manuel de ce genre ; j’y veux simplement attirer l’attention sur quelques événements intéressants qui se passent à côté de nous, dans ce monde où nous nous croyons un peu trop vaniteusement privilégiés. Ces événements ne sont pas choisis, mais pris à titre d’exemples, au hasard des observations et des circonstances. Au demeurant, j’entends, en ces brèves notes, m’occuper avant tout de la fleur, car c’est en elle qu’éclatent les plus grandes merveilles. J’écarte pour l’instant les fleurs carnivores, Droséras, Népenthès, Sarracéniées, etc. qui touchent au règne animal et demanderaient une étude spéciale et développée, pour ne m’attacher qu’à la fleur vraiment fleur, à la fleur proprement dite, que l’on croit insensible et inanimée.

Afin de séparer les faits des théories, parlons d’elle comme si elle avait prévu et conçu à la manière des hommes, ce qu’elle a réalisé. Nous verrons plus loin ce qu’il faut lui laisser, ce qu’il convient de lui reprendre. En ce moment, la voilà seule en scène, comme une princesse magnifique douée de raison et de volonté. Il est indéniable qu’elle en paraît pourvue ; et pour l’en dépouiller, il faut avoir recours à de bien obscures hypothèses. Elle est donc là, immobile sur sa tige, abritant dans un tabernacle éclatant les organes reproducteurs de la plante. Il semble qu’elle n’ait qu’à laisser s’accomplir, au fond de ce tabernacle d’amour, l’union mystérieuse des étamines et du pistil. Et beaucoup de fleurs y consentent. Mais pour beaucoup d’autres se pose, gros d’affreuses menaces, le problème, normalement insoluble, de la fécondation croisée. À la suite de quelles expériences innombrables et immémoriales ont-elles reconnu que l’auto-fécondation, c’est-à-dire la fécondation du stigmate par le pollen tombé des anthères qui l’entourent dans la même corolle, entraîne rapidement la dégénérescence de l’espèce ? Elles n’ont rien reconnu, ni profité d’aucune expérience, nous dit-on. La force des choses élimina tout simplement et peu à peu les graines et les plantes affaiblies par l’auto-fécondation. Bientôt, ne subsistèrent que celles qu’une anomalie quelconque, par exemple la longueur exagérée du pistil inaccessible aux anthères, empêchait qu’elles se fécondassent elles-mêmes. Ces exceptions survivant seules, à travers mille péripéties, l’hérédité fixa finalement l’œuvre du hasard, et le type normal disparut.

XII

Nous verrons plus loin ce qu’éclairent ces explications. Pour le moment, sortons encore une fois dans le jardin ou dans la plaine, afin d’étudier de plus près deux ou trois inventions curieuses du génie de la fleur. Et déjà, sans nous éloigner de la maison, voici, hantée des abeilles, une touffe odorante qu’habite un mécanicien très habile. Il n’est personne, même parmi les moins rustiques, qui ne connaisse la bonne Sauge. C’est une Labiée sans prétention ; elle porte une fleur très modeste qui s’ouvre énergiquement, comme une gueule affamée, afin de happer au passage les rayons du soleil. On en trouve d’ailleurs un grand nombre de variétés, qui, détail curieux, n’ont pas toutes adopté ou poussé à la même perfection le système de fécondation que nous allons examiner.

Mais je ne m’occupe ici que de la Sauge la plus commune, celle qui recouvre en ce moment, comme pour célébrer le passage du Printemps, de draperies violettes, tous les murs de mes terrasses d’oliviers. Je vous assure que les balcons des grands palais de marbre qui attendent les rois, n’eurent jamais décoration plus luxueuse, plus heureuse, plus odorante. On croit saisir les parfums mêmes des clartés du soleil lorsqu’il est le plus chaud, lorsque sonne midi…

Pour en venir aux détails, le stigmate ou organe femelle est donc renfermé dans la lèvre supérieure, qui forme une sorte de capuchon, où se trouvent également les deux étamines ou organes mâles. Afin d’empêcher qu’elles ne fécondent le stigmate qui partage le même pavillon nuptial, ce stigmate est deux fois plus long qu’elles, de sorte qu’elles n’ont aucun espoir de l’atteindre. Du reste, pour éviter tout accident, la fleur s’est faite proténandre, c’est-à-dire que les étamines mûrissent avant le pistil, si bien que lorsque la femelle est apte à concevoir, les mâles ont déjà disparu. Il faut donc qu’une force extérieure intervienne pour accomplir l’union en transportant un pollen étranger sur le stigmate abandonné. Un certain nombre de fleurs, les anémophiles, s’en remettent au vent de ce soin. Mais la Sauge, et c’est le cas le plus général, est entomophile, c’est-à-dire qu’elle aime les insectes et ne compte que sur la collaboration de ceux-ci. Du reste, elle n’ignore point, — car elle sait bien des choses, — qu’elle vit dans un monde où il convient de ne s’attendre à aucune sympathie, à aucune aide charitable. Elle ne perdra donc pas sa peine à faire d’inutiles appels à la complaisance de l’abeille. L’abeille, comme tout ce qui lutte contre la mort sur notre terre, n’existe que pour soi et pour son espèce, et ne se soucie nullement de rendre service aux fleurs qui la nourrissent. Comment l’obliger d’accomplir malgré elle, ou du moins à son insu, son office matrimonial ? Voici le merveilleux piège d’amour imaginé par la Sauge : tout au fond de sa tente de soie violette, elle distille quelques gouttes de nectar ; c’est l’appât. Mais, barrant l’accès du liquide sucré, se dressent deux tiges parallèles, assez semblables aux arbres pivotants d’un pont-levis hollandais. Tout en haut de chaque tige se trouve une grosse ampoule, l’anthère, qui déborde de pollen ; en bas, deux ampoules plus petites servent de contrepoids. Quand l’abeille pénètre dans la fleur, pour atteindre le nectar, elle doit pousser de la tête les petites ampoules. Les deux tiges, qui pivotent sur un axe, basculent aussitôt, et les anthères supérieures viennent toucher les flancs de l’insecte qu’ils couvrent de poussière fécondante.

Aussitôt l’abeille sortie, les pivots formant ressorts ramènent le mécanisme à sa position primitive, et tout est prêt à fonctionner lors d’une nouvelle visite.

Cependant, ce n’est là que la première moitié du drame : la suite se déroule dans un autre décor. En une fleur voisine, où les étamines viennent de se flétrir, entre en scène le pistil qui attend le pollen. Il sort lentement du capuchon, s’allonge, s’incline, se recourbe, se bifurque, de manière à barrer à son tour l’entrée du pavillon. Allant au nectar, la tête de l’abeille passe librement sous la fourche suspendue, mais celle-ci vient lui frôler le dos et les flancs, exactement aux points que touchèrent les étamines. Le stigmate bifide absorbe avidement la poussière argentée et l’imprégnation s’accomplit. Il est du reste facile, en introduisant dans la fleur un brin de paille ou le bout d’une allumette, de mettre en branle l’appareil et de se rendre compte de la combinaison et de la précision touchantes et merveilleuses de tous ses mouvements.

Les variétés de la Sauge sont très nombreuses, on en compte environ cinq cents, et je vous fais grâce de la plupart de leurs noms scientifiques qui ne sont pas toujours élégants : Salvia Pratensis, Officinalis (celle de nos potagers), Horminum, Horminoides, Glutinosa, Sclarea, Rœmeri, Azurea, Pitcheri, Splendens (la magnifique Sauge écarlate de nos corbeilles), etc. Il ne s’en trouve peut-être pas une seule qui n’ait modifié quelque détail du mécanisme que nous venons d’examiner. Les unes, et c’est, je crois, un perfectionnement discutable, ont doublé, parfois triplé la longueur du pistil, de telle façon qu’il sort non seulement du capuchon, mais vient amplement se recourber en panache devant l’entrée de la fleur. Elles évitent ainsi le danger, à la rigueur possible, de la fécondation du stigmate par les anthères logées dans le même capuchon, mais, par contre, il se peut faire, si la proténandrie n’est pas rigoureuse, que l’abeille, au sortir de la fleur, dépose sur ce stigmate le pollen des anthères avec lesquelles il cohabite. D’autres, dans le mouvement de bascule, font diverger davantage les anthères, qui, de cette manière, frappent avec plus de précision les flancs de l’animal. D’autres enfin n’ont pas réussi à agencer, à ajuster toutes les parties de la mécanique. Je trouve, par exemple, non loin de mes Sauges violettes, près du puits, sous une touffe de Lauriers-roses, une famille à fleurs blanches teintées de lilas pâle. On n’y découvre ni projet ni trace de bascule. Les étamines et le stigmate encombrent pêle-mêle le milieu de la corolle. Tout y semble livré au hasard et désorganisé. Je ne doute pas qu’il ne soit possible, à qui réunirait les très nombreuses variétés de cette Labiée, de reconstituer toute l’histoire, de suivre toutes les étapes de l’invention, depuis le désordre primitif de la Sauge blanche que j’ai sous les yeux, jusqu’aux derniers perfectionnements de la Sauge officinale. Qu’est-ce à dire ? Le système est-il encore à l’étude dans la tribu aromatique ? En est-on toujours à la période de la mise au point et des essais, comme pour la vis d’Archimède dans la famille du Sainfoin ? N’y a-t-on pas encore unanimement reconnu l’excellence de la bascule automatique ? Tout ne serait donc pas immuable et préétabli, on discuterait, on expérimenterait donc dans ce monde que nous croyons fatalement, organiquement routinier[4] ?

XIII

Quoi qu’il en soit, la fleur de la plupart des Sauges offre donc une élégante solution du grand problème de la fécondation croisée. Mais de même que, parmi les hommes, une invention nouvelle est aussitôt reprise, simplifiée, améliorée par une foule de petits chercheurs infatigables, dans le monde des fleurs qu’on pourrait appeler « mécaniques », le brevet de la Sauge a été tourné et, en maints détails, étrangement perfectionné. Une assez vulgaire Scrofularinée, la Pédiculaire des bois (Pedicularis sylvatica), que vous avez sûrement rencontrée dans les parties ombragées des boqueteaux et des bruyères, y a apporté des modifications extrêmement ingénieuses. La forme de la corolle est à peu près pareille à celle de la Sauge ; le stigmate et les deux anthères sont tous trois logés dans le capuchon supérieur. Seule la petite boule humide du stigmate dépasse le capuchon, tandis que les anthères y demeurent strictement prisonnières. Dans ce tabernacle soyeux, les organes des deux sexes sont donc très à l’étroit, et même en contact immédiat ; néanmoins, grâce à un dispositif tout différent de celui de la Sauge, l’auto-fécondation est absolument impossible. En effet, les anthères forment deux ampoules pleines de poudre ; ces ampoules qui n’ont chacune qu’une ouverture sont juxtaposées de manière que ces ouvertures coïncidant, s’obturent réciproquement. Elles sont maintenues de force à l’intérieur du capuchon, sur leurs tiges repliées qui forment ressort, par deux sortes de dents. L’abeille ou le bourdon qui pénètre dans la fleur pour y puiser le nectar, écarte nécessairement ces dents ; aussitôt libérées, les ampoules surgissent, se projettent au dehors et s’abattent sur le dos de l’insecte.

Mais là ne s’arrêtent pas le génie et la prévoyance de la fleur. Comme le fait observer H. Müller, qui le premier étudia complètement le prodigieux mécanisme de la Pédiculaire, « si les étamines frappaient l’insecte en conservant leur disposition relative, pas un grain de pollen n’en sortirait, puisque leurs orifices se bouchent réciproquement. Mais un artifice aussi simple qu’ingénieux vient à bout de la difficulté. La lèvre inférieure de la corolle, au lieu d’être symétrique et horizontale, est irrégulière et oblique, au point qu’un côté est plus haut que l’autre de quelques millimètres. Le bourdon posé dessus ne peut avoir lui-même qu’une position inclinée. Il en résulte que sa tête ne heurte que l’une après l’autre les saillies de la corolle. C’est donc successivement aussi que se produit le déclenchement des étamines, et l’une, puis l’autre, viennent frapper l’insecte, leur orifice libre, et l’asperger de poussière fécondante.

« Quand le bourdon passe ensuite à une autre fleur, il la féconde inévitablement, car, détail omis à dessein, ce qu’il rencontre tout d’abord en poussant sa tête à l’entrée de la corolle, c’est le stigmate qui le frôle, juste à l’endroit où il va, l’instant d’après, être atteint par le choc des étamines, l’endroit précisément où l’ont déjà touché les étamines de la fleur qu’il vient de quitter. »

XIV

On pourrait multiplier indéfiniment ces exemples, chaque fleur a son idée, son système, son expérience acquise qu’elle met à profit. À examiner de près leurs petites inventions, leurs procédés divers, on se rappelle ces passionnantes expositions de machines-outils, où le génie mécanique de l’homme révèle toutes ses ressources. Mais notre génie mécanique date d’hier ; tandis que la mécanique florale fonctionne depuis des milliers d’années. Lorsque la fleur fit son apparition sur notre terre, il n’y avait autour d’elle aucun modèle qu’elle pût imiter ; il a fallu qu’elle tirât tout de son propre fond. À l’époque où nous en étions encore à la massue, à l’arc, au fléau d’armes, aux jours relativement récents où nous imaginâmes le rouet, la poulie, le palan, le bélier, au temps, — c’était pour ainsi dire l’année dernière, — où nos chefs-d’œuvre étaient la catapulte, l’horloge et le métier à tisser, la Sauge avait façonné les arbres pivotants et les contrepoids de sa bascule de précision, et la Pédiculaire ses ampoules obturées comme pour une expérience scientifique, les déclenchements successifs de ses ressorts et la combinaison de ses plans inclinés. Qui donc, il y a moins de cent ans, se doutait des propriétés de l’hélice que l’Érable et le Tilleul utilisent depuis la naissance des arbres. Quand parviendrons-nous à construire un parachute ou un aviateur aussi rigide, aussi léger, aussi subtil et aussi sûr que celui du Pissenlit ? Quand trouverons-nous le secret de tailler dans un tissu aussi fragile que la soie des pétales, un ressort aussi puissant que celui qui projette dans l’espace le pollen doré du Genêt d’Espagne ? Et la Momordique ou Pistolet de Dames dont je citais le nom au commencement de cette petite étude, qui nous dira le mystère de sa force miraculeuse ? Connaissez-vous la Momordique ? C’est une humble Cucurbitacée, assez commune le long du littoral méditerranéen. Son fruit charnu qui ressemble à un petit concombre est doué d’une vitalité, d’une énergie inexplicables. Si peu qu’on le touche, au moment de sa maturité, il se détache subitement de son pédoncule par une contraction convulsive, et lance à travers l’ouverture produite par l’arrachement, mêlé à de nombreuses graines, un jet mucilagineux, d’une si prodigieuse puissance qu’il emporte la semence à quatre ou cinq mètres de la plante natale. Le geste est aussi extraordinaire que si nous parvenions, proportion gardée, à nous vider d’un seul mouvement spasmodique et à envoyer tous nos organes, nos viscères et notre sang à un demi-kilomètre de notre peau ou de notre squelette. Du reste, un grand nombre de graines usent en balistique de procédés et utilisent des sources d’énergie qui nous sont plus ou moins inconnues. Rappelez-vous, par exemple, les crépitements du Colza et du Genêt ; mais l’un des grands maîtres de l’artillerie végétale c’est l’Épurge. L’Épurge est une Euphorbiacée de nos climats, une grande « mauvaise herbe » assez ornementale, qui dépasse souvent la taille de l’homme. En ce moment, j’ai sur ma table, trempant dans un verre d’eau, une branche d’Épurge. Elle porte des baies trilobées et verdâtres qui renferment les graines. De temps en temps, une de ces baies éclate avec fracas, et les graines douées d’une vitesse initiale prodigieuse frappent de tous côtés les meubles et les murs. Si l’une d’elles vous atteint au visage, vous croirez être piqué par un insecte, tant est extraordinaire la force de pénétration de ces minuscules semences grosses comme des têtes d’épingle. Examinez la baie, cherchez les ressorts qui l’animent, vous ne trouverez pas le secret de cette force ; elle est aussi invisible que celle de nos nerfs. Le Genêt d’Espagne (Spartium Junceum) a non seulement des cosses, mais des fleurs à ressort. Peut-être avez-vous remarqué l’admirable plante. C’est le plus superbe représentant de cette puissante famille des Genêts, âpre à la vie, pauvre, sobre, robuste, que ne rebute aucune terre, aucune épreuve. Il forme le long des sentiers et dans les montagnes du Midi, d’énormes boules touffues, parfois hautes de trois mètres, qui de mai à juin, se couvrent d’une magnifique floraison d’or pur, dont les parfums mêlés à ceux de son habituel voisin, le Chèvrefeuille, étalent sous la fureur d’un soleil calcaire, des délices qu’on ne peut définir qu’en évoquant des rosées célestes, des sources élyséennes, des fraîcheurs et des transparences d’étoiles au creux de grottes bleues…

La fleur de ce Genêt, comme celle de toutes les Légumineuses papilionacées, ressemble à la fleur des pois de nos jardins ; et ses pétales inférieurs soudés en éperon de galère enferment hermétiquement les étamines et le pistil. Tant qu’elle n’est pas mûre, l’abeille qui l’explore la trouve impénétrable. Mais dès qu’arrive pour les fiancés captifs l’heure de la puberté, sous le poids de l’insecte qui se pose, l’éperon s’abaisse, la chambre d’or éclate voluptueusement, projetant au loin, avec force, sur le visiteur, sur les fleurs prochaines, un nuage de poudre lumineuse, qu’un large pétale disposé en auvent, rabat, par surcroît de précautions, sur le stigmate qu’il s’agit d’imprégner.

XV

Ceux qui voudraient étudier à fond tous ces problèmes, je les renvoie aux ouvrages de Christian-Konrad Sprengel, qui le premier, et dès 1793, dans son curieux travail : Das entdeckte Geheimniss der Natur, analysa les fonctions des différents organes chez les Orchidées ; puis aux livres de Charles Darwin, du docteur H. Müller de Lippstadt, de Hildebrandt, de l’Italien Delpino, de Hooker, de Robert Brown et de bien d’autres.

C’est parmi les Orchidées que nous trouverons les manifestations les plus parfaites et les plus harmonieuses de l’intelligence végétale. En ces fleurs tourmentées et bizarres, le génie de la plante atteint ses points extrêmes et vient percer, d’une flamme insolite la paroi qui sépare les règnes. Du reste, il ne faut pas que ce nom d’Orchidées nous égare et nous fasse croire qu’il ne s’agit ici que de fleurs rares et précieuses, de ces reines de serres qui semblent réclamer les soins de l’orfèvre plutôt que ceux du jardinier. Notre flore indigène et sauvage, qui comprend toutes nos modestes « Mauvaises herbes », compte plus de vingt-cinq espèces d’Orchidées, parmi lesquelles, justement, se rencontrent les plus ingénieuses et les plus compliquées. C’est elles que Charles Darwin a étudiées dans son livre : De la Fécondation des Orchidées par les insectes, qui est l’histoire merveilleuse des plus héroïques efforts de l’âme de la fleur. Il ne saurait être question de résumer ici, en quelques lignes, cette abondante et féerique biographie. Néanmoins, puisque nous nous occupons de l’intelligence des fleurs, il est nécessaire de donner une idée suffisante des procédés et des habitudes mentales de celle qui l’emporte sur toutes dans l’art d’obliger l’abeille ou le papillon à faire exactement ce qu’elle désire, dans la forme et le temps prescrits.

XVI

Il n’est pas facile de faire comprendre, sans figures, le mécanisme extraordinairement complexe de l’Orchidée ; j’essayerai néanmoins d’en donner une idée suffisante, à l’aide de comparaisons plus ou moins approximatives, tout en évitant autant que possible l’emploi des termes techniques, tels que rétinacle, labellum, rostellum, pollinies, etc., qui n’évoquent aucune image précise chez les personnes peu familières avec la Botanique.

Prenons l’une des Orchidées les plus répandues dans nos contrées, l’Orchis maculata, par exemple, ou plutôt, car elle est un peu plus grande et par conséquent d’observation plus facile, l’Orchis latifolia, l’Orchis à larges feuilles, vulgairement appelée Pentecôte. C’est une plante vivace qui atteint de trente à soixante centimètres de hauteur. Elle est assez commune dans les bois et les prairies humides, et porte un thyrse de petites fleurs rosâtres qui s’épanouissent en mai et en juin.

La fleur type de nos Orchidées représente assez exactement une gueule fantastique et béante de dragon chinois. La lèvre inférieure très allongée et pendante, en forme de tablier dentelé ou déchiqueté, sert de pied-à-terre ou de reposoir à l’insecte. La lèvre supérieure s’arrondit en une sorte de capuchon qui abrite les organes essentiels ; tandis qu’au dos de la fleur, à côté du pédoncule, s’abaisse une espèce d’éperon ou de long cornet pointu qui renferme le nectar. Chez la plupart des fleurs, le stigmate ou organe femelle est une petite houppe plus ou moins visqueuse qui, patiente, au bout d’une tige fragile, attend la venue du pollen. Dans l’Orchidée, cette installation classique est devenue méconnaissable. Au fond de la gueule, à la place qu’occupe la luette dans la gorge, se trouvent deux stigmates étroitement soudés, au-dessus desquels s’élève un troisième stigmate modifié en un organe extraordinaire. Il porte à son sommet une sorte de pochette, ou plus exactement de demi-vasque qu’on appelle le rostellum. Cette demi-vasque est pleine d’un liquide visqueux, dans lequel trempent deux minuscules boulettes d’où sortent deux courtes tiges chargées à leur extrémité supérieure d’un paquet de grains de pollen soigneusement ficelé.

Voyons maintenant ce qui se produit lorsqu’un insecte pénètre dans la fleur. Il se pose sur la lèvre inférieure, étalée pour le recevoir, et, attiré par l’odeur du nectar, cherche à atteindre, tout au fond, le cornet qui le contient. Mais le passage est, à dessein, très rétréci ; et sa tête en s’avançant heurte forcément la demi-vasque. Aussitôt celle-ci, attentive au moindre choc, se déchire suivant une ligne convenable, et met à nu les deux boulettes enduites du liquide visqueux. Ces dernières en contact immédiat avec le crâne du visiteur s’y attachent et s’y collent solidement, de façon que, lorsque l’insecte quitte la fleur, il les emporte et, avec elles, les deux tiges qu’elles soutiennent et que terminent les paquets de pollen ficelés. Voilà donc l’insecte coiffé de deux cornes droites, en forme de bouteille à champagne. Artisan inconscient d’une œuvre difficile, il visite une fleur voisine. Si ses cornes demeuraient rigides, elles iraient simplement frapper de leurs paquets de pollen les paquets de pollen dont les pieds trempent dans la vasque vigilante, et du pollen qui se mêlerait au pollen ne naîtrait aucun événement. Ici éclate le génie, l’expérience et la prévoyance de l’Orchidée. Elle a minutieusement calculé le temps nécessaire à l’insecte pour pomper le nectar et se rendre à la fleur prochaine et elle a constaté qu’il lui fallait en moyenne trente secondes. Nous avons vu que les paquets de pollen sont portés sur deux courtes tiges qui s’insèrent dans les boulettes visqueuses ; or, aux points d’insertion se trouvent, sous chaque tige, un petit disque membraneux dont la seule fonction est, au bout de trente secondes, de contracter et de replier chacune de ces tiges, de manière qu’elles s’inclinent en décrivant un arc de 90°. C’est le résultat d’un nouveau calcul, non plus dans le temps, cette fois, mais dans l’espace. Les deux cornes de pollen qui coiffent le messager nuptial, sont maintenant horizontales et pointent en avant de sa tête, si bien que, quand il entrera dans la fleur voisine, elles iront exactement frapper les deux stigmates soudés que surplombe la demi-vasque.

Ce n’est pas tout, et le génie de l’Orchidée n’est pas encore au bout de sa prévoyance. Le stigmate qui reçoit le choc du paquet de pollen est enduit d’une substance visqueuse. Si cette substance était aussi énergiquement adhésive que celle que renferme la petite vasque, les masses polliniques, leur tige rompue, s’y englueraient et y demeureraient fixées tout entières, et leur destinée serait close. Il ne faut pas que cela arrive ; il importe de ne pas épuiser en une seule aventure les chances du pollen, mais de les multiplier autant que possible. La fleur qui compte les secondes et mesure les lignes, est chimiste par surcroît et distille deux espèces de gommes : l’une extrêmement agrippante et durcissant immédiatement au contact de l’air, pour coller les cornes à pollen sur la tête de l’insecte, l’autre très diluée, pour le travail du stigmate. Celle-ci est juste assez prenante pour dénouer ou déranger un peu les fils ténus et élastiques qui enveloppent les grains de pollen. Quelques-uns de ces grains y adhèrent, mais la masse pollinique n’est pas détruite ; et quand l’insecte visitera d’autres fleurs, elle continuera presque indéfiniment son œuvre fécondante.

Ai-je exposé tout le miracle ? Non, il faudrait encore appeler l’attention sur maint détail négligé ; entre autres sur le mouvement de la petite vasque qui, après que sa membrane s’est rompue pour démasquer les boulettes visqueuses, relève immédiatement son bord inférieur, afin de garder en bon état, dans le liquide gluant, le paquet de pollen que l’insecte n’aurait pas emporté. Il y aurait lieu de noter aussi la divergence très curieusement combinée des tiges polliniques sur la tête de l’insecte, ainsi que certaines précautions chimiques, communes à toutes les plantes, car de très récentes expériences de Gaston Bonnier semblent prouver que chaque fleur, afin de maintenir intacte son espèce, sécrète des toxines qui détruisent ou stérilisent tous les pollens étrangers. C’est, à peu près, tout ce que nous voyons ; mais ici, comme en toutes choses, le véritable et grand miracle commence où s’arrête notre regard.

XVII

Je viens de trouver à l’instant dans un coin inculte de l’olivaie, un superbe pied de Loroglosse à odeur de bouc (Loroglossum hircinum), variété que, je ne sais pour quelle cause (peut-être est-elle extrêmement rare en Angleterre), Darwin n’a pas étudiée. C’est assurément de toutes nos Orchidées indigènes, la plus remarquable, la plus fantastique, la plus stupéfiante. Si elle avait la taille des Orchidées américaines, on pourrait affirmer qu’il n’existe pas de plante plus chimérique. Figurez-vous un thyrse, dans le genre de celui de la Jacinthe, mais un peu plus haut. Il est symétriquement garni de fleurs hargneuses, à trois cornes, d’un blanc verdâtre pointillé de violet pâle. Le pétale inférieur orné à sa naissance de caroncules bronzées, de moustaches mérovingiennes, et de bubons lilas de mauvais augure, s’allonge interminablement, follement, invraisemblablement, en forme de ruban tire-bouchonné, de la couleur que prennent les noyés après un mois de séjour dans la rivière. De l’ensemble, qui évoque l’idée des pires maladies et paraît s’épanouir dans on ne sait quel pays de cauchemars ironiques et de maléfices, se dégage une affreuse et puissante odeur de bouc empoisonné qui se répand au loin et décèle la présence du monstre. Je signale et décris ainsi cette nauséabonde Orchidée, parce qu’elle est assez commune en France, qu’on la reconnaît aisément et qu’elle se prête fort bien, en raison de sa taille et de la netteté de ses organes, aux expériences que l’on voudrait faire. Il suffit en effet d’introduire dans la fleur, en la poussant soigneusement jusqu’au fond du nectaire, la pointe d’une allumette, pour voir se succéder, à l’œil nu, toutes les péripéties de la fécondation. Frôlée au passage, la pochette ou rostellum s’abaisse, découvrant le petit disque visqueux (le Loroglosse n’en a qu’un) qui supporte les deux tiges à pollen. Aussitôt ce disque agrippe violemment le bout de bois, les deux loges qui renferment les boulettes de pollen s’ouvrent longitudinalement, et quand on retire l’allumette, son extrémité est solidement coiffée de deux cornes divergentes et rigides que terminent des boules d’or. Malheureusement, on ne jouit pas ici, comme dans l’expérience avec l’Orchis latifolia, du joli spectacle qu’offre l’inclination graduelle et précise des deux cornes. Pourquoi ne s’abaissent-elles point ? Il suffit de pousser l’allumette coiffée dans un nectaire voisin pour constater que ce mouvement serait inutile, la fleur étant beaucoup plus grande que celle de l’Orchis maculata ou latifolia, et le cornet à nectar disposé de telle sorte que, lorsque l’insecte chargé des masses polliniques y pénètre, ces masses arrivent exactement à la hauteur du stigmate qu’il s’agit d’imprégner.

Ajoutons qu’il importe, pour que l’expérience réussisse, de choisir une fleur bien mûre. Nous ignorons quand elle l’est ; mais l’insecte et la fleur le savent, car celle-ci n’invite ses hôtes nécessaires, en leur offrant une goutte de nectar, qu’au moment où tout son appareil est prêt à fonctionner.

XVIII

Voilà le fond du système de fécondation adoptée par l’Orchidée de nos contrées. Mais chaque espèce, chaque famille en modifie, en perfectionne les détails selon son expérience, sa psychologie et ses convenances particulières. L’Orchis ou Anacamptis pyramidalis, par exemple, une des plus intelligentes, a ajouté à sa lèvre inférieure ou labellum, deux petites crêtes qui guident la trompe de l’insecte vers le nectaire et la forcent d’accomplir exactement tout ce qu’on attend d’elle. Darwin compare très justement cet ingénieux accessoire à l’instrument dont on se sert parfois pour guider un fil dans le trou d’une aiguille. Autre amélioration intéressante : les deux petites boules qui portent les tiges à pollen et trempent dans la demi-vasque sont remplacées par un seul disque visqueux, en forme de selle. Si l’on introduit dans la fleur, en suivant le chemin que doit suivre la trompe de l’insecte, une pointe d’aiguille ou une soie de porc, on constate très nettement les avantages de ce dispositif plus simple et plus pratique. Dès que la soie a effleuré la demi-vasque, celle-ci se rompt suivant une ligne symétrique, découvrant le disque en forme de selle qui s’attache instantanément à la soie. Retirez vivement cette soie, et vous aurez tout juste le temps de surprendre le joli mouvement de la selle qui, assise sur la soie ou l’aiguille, replie ses deux ailes inférieures de façon à enlacer étroitement l’objet qui la soutient. Ce mouvement a pour but d’affermir l’adhérence de la selle, et surtout d’assurer avec plus de précision que chez l’Orchidée à larges feuilles, la divergence indispensable des tiges à pollen. Aussitôt que la selle a embrassé la soie, et que les tiges à pollen qui y sont implantées, entraînées par sa contraction, divergent forcément, commence le second mouvement des tiges qui s’inclinent vers le bout de la soie, de la même manière que dans l’Orchidée que nous avons précédemment étudiée. Ces deux mouvements combinés s’effectuent en trente ou trente-quatre secondes.

XIX

N’est-ce pas exactement ainsi, par des riens, par des reprises, des retouches successives que progressent les inventions humaines ? Nous avons tous suivi, dans la plus récente de nos industries mécaniques, les perfectionnements minimes mais incessants de l’allumage, de la carburation, du débrayage, du changement de vitesse. On dirait vraiment que les idées viennent aux fleurs de la même façon qu’elles nous viennent. Elles tâtonnent dans la même nuit, elles rencontrent les mêmes obstacles, la même mauvaise volonté, dans le même inconnu. Elles connaissent les mêmes lois, les mêmes déceptions, les mêmes triomphes lents et difficiles. Il semble qu’elles ont notre patience, notre persévérance, notre amour-propre ; la même intelligence nuancée et diverse, presque le même espoir et le même idéal. Elles luttent comme nous, contre une grande force indifférente qui finit par les aider. Leur imagination inventive suit non seulement les mêmes méthodes prudentes et minutieuses, les mêmes petits sentiers fatigants, étroits et contournés, elle a aussi des bonds inattendus qui mettent tout à coup au point définitif, une trouvaille incertaine. C’est ainsi qu’une famille de grands inventeurs, parmi les Orchidées, une étrange et riche famille américaine, celle des Catasétidées, a, d’une pensée hardie, brusquement bouleversé un certain nombre d’habitudes qui lui semblaient sans doute trop primitives. D’abord, la séparation des sexes est absolue ; chacun d’eux a sa fleur particulière. Ensuite, la pollinie ou, en d’autres termes, la masse ou le paquet de pollen, ne trempe plus sa tige dans une vasque pleine de gomme, y attendant, un peu inerte, et en tous cas privée d’initiative, le bon hasard qui doit la fixer sur la tête de l’insecte. Elle est repliée sur un puissant ressort, dans une sorte de loge. Rien n’attire spécialement l’insecte du côté de cette loge. Aussi bien les superbes Catasétidées n’ont-elles pas compté, comme les Orchidées vulgaires, sur tel ou tel mouvement du visiteur ; mouvement dirigé et précis, si vous voulez, mais néanmoins aléatoire. Non, ce n’est plus seulement dans une fleur admirablement machinée, c’est dans une fleur animée et, au pied de la lettre, sensible, que pénètre l’insecte. À peine s’est-il posé sur le magnifique parvis de soie cuivrée, que de longues et nerveuses antennes qu’il doit forcément effleurer portent l’alarme dans tout l’édifice. Aussitôt se déchire la loge où est retenue captive, sur son pédicelle replié que soutient un gros disque visqueux, la masse de pollen, divisée en deux paquets. Brusquement dégagé, le pédicelle se détend comme un ressort, entraînant les deux paquets de pollen et le disque visqueux, qui sont violemment projetés au dehors. À la suite d’un curieux calcul balistique, le disque est toujours lancé en avant, et va frapper l’insecte auquel il adhère. Celui-ci, étourdi du choc, ne pense plus qu’à quitter au plus vite la corolle agressive et à se réfugier dans une fleur voisine. C’est tout ce que voulait l’Orchidée américaine.

XX

Signalerai-je aussi les simplifications curieuses et pratiques qu’apporte au système général une autre famille d’Orchidées exotiques, les Cypripédiées ? Rappelons-nous toujours les circonvolutions des inventions humaines ; nous en avons ici une contre-épreuve amusante. À l’atelier, un ajusteur, au laboratoire, un préparateur, un élève, dit un jour au patron : « Si nous essayions de faire tout le contraire ? — Si nous renversions le mouvement ? — Si nous intervertissions le mélange des liquides ? » — On tente l’expérience ; et de l’inattendu sort tout à coup de l’inconnu. On croirait volontiers que les Cypripédiées ont tenu entre elles des propos analogues. Nous connaissons tous le Cypripedium ou Sabot de Vénus ; c’est, avec son énorme menton en galoche, son air hargneux et venimeux, la fleur la plus caractéristique de nos serres, celle qui nous semble l’Orchidée-type, pour ainsi dire. Le Cypripedium a bravement supprimé tout l’appareil compliqué et délicat des paquets de pollen à ressort, des tiges divergentes, des disques visqueux, des gommes savantes, etc. Son menton en sabot et une anthère stérile en forme de bouclier barrent l’entrée de manière à forcer l’insecte de passer sa trompe sur deux petits tas de pollen. Mais là n’est pas le point important ; ce qui est tout à fait inattendu et anormal, c’est qu’au rebours de ce que nous avons constaté chez toutes les autres espèces, ce n’est plus le stigmate, l’organe femelle qui est visqueux ; mais le pollen lui-même, dont les grains, au lieu d’être pulvérulents, sont revêtus d’un enduit si gluant qu’on peut l’étirer et l’allonger en fils. Quels sont les avantages et les inconvénients de cette disposition nouvelle ? — Il est à craindre que le pollen transporté par l’insecte ne s’attache à tout autre objet que le stigmate ; par contre, le stigmate est dispensé de sécréter le fluide destiné à stériliser tout pollen étranger. En tout cas, ce problème demanderait une étude particulière. Il y a ainsi des brevets dont on ne saisit pas immédiatement l’utilité.

XXI

Pour en finir avec cette étrange tribu des Orchidées, il nous reste à dire quelques mots d’un organe auxiliaire qui met en branle toute la mécanique : le nectaire. Il a d’ailleurs été, de la part du génie de l’espèce, l’objet de recherches, de tentatives, d’expériences aussi intelligentes, aussi variées que celles qui modifient sans cesse l’économie des organes essentiels.

Le nectaire, nous l’avons vu, est en principe, une sorte de long éperon, de long cornet pointu qui s’ouvre tout au fond de la fleur, à côté du pédoncule, et fait plus ou moins contrepoids à la corolle. Il contient un liquide sucré, le nectar, dont se nourrissent les papillons, les coléoptères et d’autres insectes, et que l’abeille transforme en miel.

Il est donc chargé d’attirer les hôtes indispensables. Il s’est conformé à leur taille, à leurs habitudes, à leurs goûts : il est toujours disposé de telle sorte qu’ils ne puissent y introduire et en retirer leur trompe qu’après avoir scrupuleusement et successivement accompli tous les rites prescrits par les lois organiques de la fleur.

Nous connaissons déjà suffisamment le caractère et l’imagination fantasques des Orchidées, pour prévoir qu’ici, comme ailleurs, et même plus qu’ailleurs, car l’organe plus souple s’y prêtait davantage, leur esprit inventif, pratique, observateur et tâtillon, se donne libre cours. L’une d’elles par exemple, le Sarcanthus teretifolius, ne parvenant probablement pas à élaborer, pour coller le paquet de pollen sur la tête de l’insecte, un liquide visqueux qui durcit assez vite, a tourné la difficulté, en s’appliquant à retarder autant que possible la trompe du visiteur dans les étroits passages qui mènent au nectar. Le labyrinthe qu’elle a tracé est tellement compliqué, que Bauer, l’habile dessinateur de Darwin, dut s’avouer vaincu et renonça à le reproduire.

Il en est qui, partant de l’excellent principe, que toute simplification est perfectionnement, ont bravement supprimé le cornet à nectar. Elles l’ont remplacé par certaines excroissances charnues, bizarres et évidemment succulentes, que rongent les insectes. Est-il besoin d’ajouter que ces excroissances sont toujours disposées de telle sorte que l’hôte qui s’en régale doit nécessairement mettre en branle toute la mécanique à pollen ?

XXII

Mais, sans nous attarder à mille petites ruses très variées, terminons ces contes de fées par l’étude des appâts du Coryanthes macrantha. En vérité, nous ne savons plus exactement à quelle sorte d’être nous avons affaire. La stupéfiante Orchidée a imaginé ceci : sa lèvre inférieure ou labellum forme une espèce de grand godet dans lequel des gouttes d’une eau presque pure, sécrétée par deux cornets situés au-dessus, tombent continuellement ; quand ce godet est à demi plein, l’eau s’écoule d’un côté par une gouttière. Toute cette installation hydraulique est déjà fort remarquable ; mais voici où commence le côté inquiétant, je dirai presque diabolique de la combinaison. Le liquide que sécrètent les cornets et qui s’accumule dans la vasque de satin, n’est pas du nectar, et n’est nullement destiné à attirer les insectes ; il a une mission bien plus délicate, dans le plan réellement machiavélique de l’étrange fleur. Les insectes naïfs sont invités par les parfums sucrés que répandent les excroissances charnues dont nous avons parlé plus haut, à prendre place dans le piège. Ces excroissances se trouvent au-dessus du godet, en une sorte de chambre où donnent accès deux ouvertures latérales. La grosse abeille visiteuse, — la fleur étant énorme ne séduit guère que les plus lourds hyménoptères, comme si les autres éprouvaient quelque honte à pénétrer en d’aussi vastes et somptueux salons, — la, grosse abeille se met à ronger les savoureuses caroncules. Si elle était seule, son repas terminé, elle s’en irait tranquillement, sans même effleurer le godet plein d’eau, le stigmate et le pollen : et rien n’arriverait de ce qui est requis. Mais la sage Orchidée a observé la vie qui s’agite autour d’elle. Elle sait que les abeilles forment un peuple innombrable, avide et affairé, qu’elles sortent par milliers aux heures ensoleillées, qu’il suffit qu’un parfum vibre comme un baiser au seuil d’une fleur qui s’ouvre, pour qu’elles accourent en foule au festin préparé sous la tente nuptiale. Voici donc deux ou trois butineuses dans la chambre sucrée ; le lieu est exigu, les parois sont glissantes, les invitées brutales. Elles se pressent, se bousculent, si bien que l’une d’elles finit toujours par choir dans le godet qui l’attend sous le repas perfide. Elle y trouve un bain inattendu ; y mouille consciencieusement ses belles ailes diaphanes, et malgré d’immenses efforts, ne parvient plus à reprendre son vol. C’est bien là que la guette la fleur astucieuse. Il n’existe, pour sortir du godet magique, qu’une seule ouverture, la gouttière qui déverse au dehors le trop-plein du réservoir. Elle est tout juste assez large pour livrer passage à l’insecte dont le dos touche d’abord la surface gluante du stigmate, puis les glandes visqueuses des masses de pollen qui l’attendent le long de la voûte. Il s’échappe ainsi, chargé de la poudre adhésive, entre dans une fleur voisine, où recommence le drame du repas, de la bousculade, de la chute, de la baignade et de l’évasion, qui met forcément en contact avec l’avide stigmate le pollen importé.

Voilà donc une fleur qui connaît et exploite les passions des insectes. On ne saurait prétendre que tout ceci n’est qu’interprétations plus ou moins romanesques ; non, les faits sont d’observation précise et scientifique, et il est impossible d’expliquer d’autre façon l’utilité et la disposition des divers organes de la fleur. Il faut accepter l’évidence. Cette ruse incroyable et efficace est d’autant plus surprenante, qu’elle ne tend pas à satisfaire ici le besoin de manger, immédiat et urgent, qui aiguise les plus obtuses intelligences : elle n’a en vue qu’un idéal lointain : la propagation de l’espèce.

Mais pourquoi, dira-t-on, ces complications fantastiques qui n’aboutissent qu’à grandir les dangers du hasard ? Ne nous hâtons pas de juger et de répondre. Nous ignorons tout des raisons de la plante. Savons-nous les obstacles qu’elle rencontre du côté de la logique et de la simplicité ? Connaissons-nous, au fond, une seule des lois organiques de son existence et de sa croissance ? Quelqu’un qui nous verrait du haut de Mars ou de Vénus nous évertuer à la conquête de l’air, se demanderait de même : pourquoi ces appareils informes et monstrueux, ces ballons, ces aéroplanes, ces parachutes, quand il serait si simple d’imiter les oiseaux et de munir les bras d’une paire d’ailes suffisantes ?

XXIII

À ces preuves d’intelligence, la vanité un peu puérile de l’homme oppose l’objection traditionnelle : oui, elles créent des merveilles, mais ces merveilles demeurent éternellement les mêmes. Chaque espèce, chaque variété a son système, et, de générations en générations, n’y apporte nulle amélioration sensible. Il est certain que depuis que nous les observons, c’est-à-dire depuis une cinquantaine d’années, nous n’avons pas vu le Coryanthes macrantha ou les Catasétidées perfectionner leur piège ; c’est tout ce que nous pouvons affirmer, et c’est vraiment insuffisant, Avons-nous seulement tenté les expériences les plus élémentaires, et savons-nous ce que feraient au bout d’un siècle les générations successives de notre étonnante Orchidée baigneuse placées dans un milieu différent, parmi des insectes insolites ? Du reste, les noms que nous donnons aux genres, espèces et variétés finissent par nous tromper nous-mêmes, et nous créons ainsi d’imaginaires types que nous croyons fixés, alors qu’ils ne sont probablement que les représentants d’une même fleur qui continue de modifier lentement ses organes selon de lentes circonstances.

Les fleurs précédèrent les insectes sur notre terre ; elles durent donc, quand ceux-ci apparurent, adapter aux mœurs de ces collaborateurs imprévus toute une machinerie nouvelle. Ce fait seul, géologiquement incontestable, parmi tout ce que nous ignorons, suffit à établir l’évolution, et ce mot un peu vague ne signifie-t-il pas, en dernière analyse, adaptation, modification, progrès intelligent ?

Du reste, pour ne pas recourir à cet événement préhistorique, il serait facile de grouper un grand nombre de faits qui démontreraient que la faculté d’adaptation et de progrès intelligents n’est pas exclusivement réservée à l’espèce humaine. Sans revenir sur les chapitres détaillés que j’ai consacrés à ce sujet, dans La Vie des Abeilles, je rappellerai simplement deux ou trois détails topiques qui s’y trouvent cités. Les abeilles, par exemple, ont inventé la ruche. À l’état sauvage et primitif et dans leur pays d’origine, elles travaillent à l’air libre. C’est l’incertitude, l’inclémence de nos saisons septentrionales qui leur donna l’idée de chercher un abri dans le creux des rochers ou des arbres. Cette idée de génie rendit au butinage et aux soins du « couvain » les milliers d’ouvrières autrefois immobilisées autour des rayons afin d’y maintenir la chaleur nécessaire. Il n’est pas rare, surtout dans le Midi, que durant les étés exceptionnellement doux, elles retournent à ces mœurs tropicales de leurs ancêtres[5].

Autre fait : transportée on Australie ou en Californie, notre abeille noire change complètement ses habitudes. Dès la seconde ou la troisième année, ayant constaté que l’été est perpétuel, que les fleurs ne font jamais défaut, elle vit au jour le jour, se contente de récolter le miel et le pollen indispensables à la consommation quotidienne, et son observation récente et raisonnée l’emportant sur l’expérience héréditaire, elle ne fait plus de provisions. Dans le même ordre d’idées, Büchner mentionne un trait qui prouve également l’adaptation aux circonstances, non pas lente, séculaire, inconsciente et fatale, mais immédiate et intelligente : à la Barbade, au milieu des raffineries où pendant toute l’année elles trouvent le sucre en abondance, elles cessent complètement de visiter les fleurs.

Rappelons enfin l’amusant démenti qu’elles donnèrent à deux savants entomologistes anglais : Kirby et Spence. « Montrez-nous, disaient-ils, un seul cas où, pressées par les circonstances, elles aient eu l’idée de substituer l’argile ou le mortier à la cire et à la propolis, et nous conviendrons qu’elles sont capables de raisonner. »

À peine avaient-ils exprimé ce désir assez arbitraire, qu’un autre naturaliste, André Knight, ayant enduit d’une espèce de ciment fait de cire et de térébenthine l’écorce de certains arbres, observa que ses abeilles renonçaient entièrement à récolter la propolis et n’usaient plus que de cette substance nouvelle et inconnue qu’elles trouvaient toute préparée et en abondance aux environs de leur logis. Au surplus, dans la pratique apicole, quand il y a disette de pollen, il suffit de mettre à leur disposition quelques pincées de farine, pour qu’elles comprennent immédiatement que celle-ci peut leur rendre les mêmes services et être employée aux mêmes usages que la poussière des anthères, bien que la saveur, l’odeur et la couleur soient absolument différentes.

Ce que je viens de rappeler au sujet des abeilles, pourrait, je pense, mutatis mutandis, se vérifier dans le royaume des fleurs. Il suffirait probablement que l’admirable effort évolutif des nombreuses variétés de la Sauge, par exemple, fût soumis à quelques expériences et étudié plus méthodiquement que n’est capable de le faire le profane que je suis. En attendant, parmi bien d’autres indices qu’il serait facile de réunir, une curieuse étude de Babinet sur les céréales nous apprend que certaines plantes, transportées loin de leur climat habituel, observent les circonstances nouvelles et en tirent parti, exactement comme font les abeilles. Ainsi, dans les régions les plus chaudes de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, où l’hiver ne le tue pas annuellement, notre blé redevient ce qu’il devait être à l’origine ; une plante vivace comme le gazon. Il y demeure toujours vert, s’y multiplie par la racine et n’y porte plus d’épis ni de graines. Quand, de sa patrie tropicale et primitive, il est venu s’acclimater dans nos contrées glacées, il lui a donc fallu bouleverser ses habitudes et inventer un nouveau mode de multiplication. Comme le dit excellemment Babinet, « l’organisme de la plante, par un inconcevable miracle, a semblé pressentir la nécessité de passer par l’état de graine, pour ne pas périr complètement pendant la saison rigoureuse ».

XXIV

En tous cas, pour détruire l’objection dont nous parlions plus haut et qui nous a fait faire ce long détour, il suffirait que l’acte de progrès intelligent fût constaté, ne serait-ce qu’une seule fois hors de l’humanité. Mais à part le plaisir qu’on éprouve à réfuter un argument trop vaniteux et périmé, que cette question de l’intelligence personnelle des fleurs, des insectes ou des oiseaux a donc, au fond, peu d’importance ! Que l’on dise, à propos de l’Orchidée comme de l’abeille, que c’est la Nature et non point la plante ou la mouche qui calcule, combine, orne, invente et raisonne, quel intérêt cette distinction peut-elle avoir pour nous ? Une question bien plus haute et plus digne de notre attention passionnée domine ces détails. Il s’agit de saisir le caractère, la qualité, les habitudes et peut-être le but de l’intelligence générale d’où émanent tous les actes intelligents qui s’accomplissent sur cette terre. C’est à ce point de vue que l’étude des êtres, — les fourmis et les abeilles entre autres, — où se manifestent le plus nettement, hors de la forme humaine, les procédés et l’idéal de ce génie, est une des plus curieuses que l’on puisse entreprendre. Il semble, après tout ce que nous venons de constater, que ces tendances, ces méthodes intellectuelles soient au moins aussi complexes, aussi avancées, aussi saisissantes chez les Orchidées que chez les Hyménoptères sociaux. Ajoutons qu’un grand nombre de mobiles, qu’une partie de la logique de ces insectes agités et d’observation difficile, nous échappent encore, au lieu que nous saisissons sans peine tous les motifs silencieux, tous les raisonnements stables et sages de la paisible fleur.

XXV

Or qu’observons-nous, en surprenant à l’œuvre la Nature, l’Intelligence générale, ou le Génie universel (le nom n’importe guère) dans le monde des fleurs ? Bien des choses, et, pour n’en parler qu’en passant, car le sujet prêterait à une longue étude, nous constatons tout d’abord que son idée de beauté, d’allégresse, que ses moyens de séduction, ses goûts esthétiques, sont très proches des nôtres. Mais sans doute serait-il plus exact d’affirmer que les nôtres sont conformes aux siens. Il est en effet bien incertain que nous ayons inventé une beauté qui nous soit propre. Tous nos motifs architecturaux, musicaux, toutes nos harmonies de couleur et de lumière, etc., sont directement empruntés à la Nature. Sans évoquer la mer, la montagne, les ciels, la nuit, les crépuscules, que ne pourrait-on dire, par exemple, sur la beauté des arbres ? Je parle non seulement de l’arbre considéré dans la forêt, qui est une des puissances de la terre, peut-être la principale source de nos instincts, de notre sentiment de l’univers, mais de l’arbre en soi, de l’arbre solitaire, dont la verte vieillesse est chargée d’un millier de saisons. Parmi ces impressions qui, sans que nous le sachions, forment le creux limpide et peut-être le tréfonds de bonheur et de calme de toute notre existence, qui de nous ne garde la mémoire de quelques beaux arbres ? Quand on a dépassé le milieu de la vie, quand on arrive au bout de la période émerveillée, qu’on a épuisé à peu près tous les spectacles que peuvent offrir l’art, le génie et le luxe des siècles et des hommes, après avoir éprouvé et comparé bien des choses, on en revient à de très simples souvenirs. Ils dressent à l’horizon purifié, deux ou trois images innocentes, invariables et fraîches, qu’on voudrait emporter dans le dernier sommeil, s’il est vrai qu’une image puisse passer le seuil qui sépare nos deux mondes. Pour moi, je n’imagine pas de paradis, ni de vie d’outre-tombe si splendide qu’elle devienne, où ne serait point à sa place tel magnifique Hêtre de la Sainte-Baume, tel Cyprès ou tel Pin-parasol de Florence ou d’un humble ermitage voisin de ma maison, qui donnent au passant le modèle de tous les grands mouvements de résistance nécessaire, de courage paisible, d’élan, de gravité, de victoire silencieuse et de persévérance.

XXVI

Mais je m’éloigne trop ; j’entendais simplement remarquer, à propos de la fleur, que la Nature, lorsqu’elle veut être belle, plaire, réjouir et se montrer heureuse, fait à peu près ce que nous ferions si nous disposions de ses trésors. Je sais qu’en parlant ainsi, je parle un peu comme cet évêque qui admirait que la Providence fît toujours passer les grands fleuves à proximité des grandes villes ; mais il est difficile d’envisager ces choses d’un autre point de vue que l’humain. Or donc, de ce point de vue, considérons que nous connaîtrions bien peu de signes, bien peu d’expressions de bonheur si nous ne connaissions pas la fleur. Pour bien juger de sa puissance d’allégresse et de beauté, il faut habiter un pays où elle règne sans partage, comme le coin de Provence, entre la Siagne et le Loup, où j’écris ces lignes. Ici, vraiment elle est l’unique souveraine des vallées et des collines. Les paysans y ont perdu l’habitude de cultiver le blé, comme s’ils n’avaient plus qu’à pourvoir aux besoins d’une humanité plus subtile qui se nourrirait d’odeurs suaves et d’ambroisie. Les champs ne forment qu’un bouquet qui se renouvelle sans cesse, et les parfums qui se succèdent semblent danser la ronde tout autour de l’année azurée. Les Anémones, les Giroflées, les Mimosas, les Violettes, les Œillets, les Narcisses, les Jacinthes, les Jonquilles, les Résédas, les Jasmins, les Tubéreuses envahissent les jours et les nuits, les mois d’hiver, d’été, de printemps et d’automne. Mais l’heure magnifique appartient aux Roses de Mai. Alors, à perte de vue, du penchant des coteaux aux creux des plaines, entre des digues de vignes et d’oliviers, elles coulent de toutes parts comme un fleuve de pétales d’où émergent les maisons et les arbres, un fleuve de la couleur que nous donnons à la jeunesse, à la santé et à la joie. L’arôme à fois chaud et frais, mais surtout spacieux qui entr’ouvre le ciel, émane, croirait-on, directement des sources de la béatitude. Les routes, les sentiers sont taillés dans la pulpe de la fleur, dans la substance même des Paradis. Il semble que, pour la première fois de sa vie, on ait une vision satisfaisante du bonheur.

XXVII

Toujours de notre point de vue humain, et pour persévérer dans l’illusion nécessaire, à la première remarque ajoutons-en une autre un peu plus étendue, un peu moins hasardeuse, et peut-être lourde de conséquences : à savoir que le Génie de la Terre, qui est probablement celui du monde entier, agit, dans la lutte vitale, exactement comme agirait un homme. Il use des mêmes méthodes, de la même logique. Il atteint au but par les moyens que nous emploierions, il tâtonne, il hésite, il s’y reprend à plusieurs fois, il ajoute, il élimine, il reconnaît et redresse ses erreurs comme nous le ferions à sa place. Il s’évertue, il invente péniblement et petit à petit, à la façon des ouvriers et des ingénieurs de nos ateliers. Il lutte, ainsi que nous, contre la masse pesante, énorme et obscure de son être. Il ne sait pas plus que nous où il va ; il se cherche, se découvre peu à peu. Il a un idéal souvent confus, mais où l’on distingue néanmoins une foule de grandes lignes qui s’élèvent vers une vie plus ardente, plus complexe, plus nerveuse, plus spirituelle. Matériellement, il dispose de ressources infinies, il connaît le secret de prodigieuses forces que nous ignorons ; mais intellectuellement, il paraît strictement occuper notre sphère, nous ne constatons pas, jusqu’ici, qu’il outrepasse ses limites ; et s’il ne va rien puiser par delà, n’est-ce pas à dire qu’il n’y a rien hors de cette sphère ? N’est-ce pas à dire que les méthodes de l’esprit humain sont les seules possibles, que l’homme ne s’est pas trompé, qu’il n’est ni une exception ni un monstre, mais l’être par qui passent, en qui se manifestent le plus intensément les grandes volontés, les grands désirs de l’Univers ?

XXVIII

Les points de repère de notre connaissance émergent lentement, parcimonieusement. Peut-être l’image fameuse de Platon, la caverne aux murs de laquelle se reflètent des ombres inexpliquées, n’est-elle plus suffisante ; mais, si l’on voulait lui substituer une image nouvelle et plus exacte, elle ne serait guère plus consolante. Imaginez cette caverne agrandie. Jamais n’y pénétrerait un rayon de clarté. Excepté la lumière et le feu, on l’aurait soigneusement pourvue de tout ce que comporte notre civilisation ; et des hommes s’y trouveraient prisonniers depuis leur naissance. Ils ne regretteraient point la lumière, ne l’ayant jamais vue ; ils ne seraient pas aveugles, leurs yeux ne seraient pas morts, mais n’ayant rien à regarder, deviendraient probablement l’organe le plus sensible du toucher.

Afin de nous reconnaître en leurs gestes, représentons-nous ces malheureux dans leurs ténèbres, au milieu de la multitude d’objets inconnus qui les entourent. Que de bizarres méprises, de déviations incroyables, d’interprétations imprévues : Mais qu’il paraîtrait touchant et souvent ingénieux le parti qu’ils auraient tiré de choses qui n’avaient pas été créées pour la nuit !… Combien de fois auraient-ils rencontré juste, et quelle ne serait pas leur stupéfaction, si tout à coup, à la clarté du jour, ils découvraient la nature et la destination véritables d’outils et d’appareils qu’ils auraient de leur mieux appropriés aux incertitudes de l’ombre ?…

Pourtant, au regard de la nôtre, leur situation semble simple et facile. Le mystère où ils rampent est borné. Ils ne sont privés que d’un sens, au lieu qu’il est impossible d’estimer le nombre de ceux qui nous manquent. La cause de leurs erreurs est unique et l’on ne peut compter celles des nôtres.

Puisque nous vivons dans une caverne de ce genre, n’est-il pas intéressant de constater que la puissance qui nous y a mis, agit souvent et sur quelques points importants, comme nous agissons nous-mêmes ? Ce sont des lueurs dans notre souterrain qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés sur l’usage de tous les objets qui s’y trouvent ; et quelques-unes de ces lueurs nous y sont apportées par les insectes et les fleurs.

XXIX

Nous avons mis longtemps un assez sot orgueil à nous croire des êtres miraculeux, uniques et merveilleusement fortuits, probablement tombés d’un autre monde, sans attaches certaines avec le reste de la vie, et, en tout cas, doués d’une faculté insolite, incomparable, monstrueuse. Il est bien préférable de n’être point si prodigieux, car nous avons appris que les prodiges ne tardent pas à disparaître dans l’évolution normale de la nature. Il est bien plus consolant d’observer que nous suivons la même route que l’âme de ce grand monde, que nous avons mêmes idées, mêmes espérances, mêmes épreuves et presque, — n’était notre rêve spécifique de justice et de pitié, — mêmes sentiments. Il est bien plus tranquillisant de s’assurer que nous employons, pour améliorer notre sort, pour utiliser les forces, les occasions, les lois de la matière, des moyens exactement pareils à ceux dont elle use pour éclairer et ordonner ses régions insoumises et inconscientes ; qu’il n’y en pas d’autres, que nous sommes dans la vérité, que nous sommes bien à notre place et chez nous dans cet univers pétri de substances inconnues, mais dont la pensée est non pas impénétrable et hostile : mais analogue ou conforme à la nôtre.

Si la nature savait tout, si elle ne se trompait jamais, si partout, en toutes ses entreprises, elle se montrait d’emblée parfaite et infaillible, si elle révélait en toutes choses une intelligence incommensurablement supérieure à la nôtre, c’est alors qu’il y aurait lieu de craindre et de perdre courage. Nous nous sentirions la victime et la proie d’une puissance étrangère, que nous n’aurions aucun espoir de connaître ou de mesurer. Il est bien préférable de se convaincre que cette puissance, tout au moins au point de vue intellectuel, est étroitement parente de la nôtre. Notre esprit puise aux mêmes réservoirs que le sien. Nous sommes du même monde, presque entre égaux. Nous ne frayons plus avec des dieux inaccessibles, mais avec des volontés voilées et fraternelles, qu’il s’agit de surprendre et de diriger.

XXX

Il ne serait pas, j’imagine, très téméraire de soutenir qu’il n’y a pas d’êtres plus ou moins intelligents, mais une intelligence éparse, générale, une sorte de fluide universel qui pénètre diversement, selon qu’ils sont bons ou mauvais conducteurs de l’esprit, les organismes qu’il rencontre. L’homme serait, jusqu’ici, sur cette terre, le mode de vie qui offrirait la moindre résistance à ce fluide que les religions appelèrent divin. Nos nerfs seraient les fils où se répandrait cette électricité plus subtile. Les circonvolutions de notre cerveau formeraient en quelque sorte le bobine d’induction où se multiplierait la force du courant, mais ce courant ne serait pas d’une autre nature, ne proviendrait pas d’une autre source que celui qui passe dans la pierre, dans l’astre, dans la fleur ou l’animal.

Mais voilà des mystères qu’il est assez oiseux d’interroger ; attendu que nous ne possédons pas encore l’organe qui puisse recueillir leur réponse. Contentons-nous d’avoir observé, hors de nous, certaines manifestations de cette intelligence. Tout ce que nous observons en nous-mêmes est à bon droit suspect ; nous sommes à la fois juge et partie, et nous avons trop d’intérêt à peupler notre monde d’illusions et d’espérances magnifiques. Mais que le moindre indice extérieur nous soit cher et précieux. Ceux que les fleurs viennent de nous offrir sont probablement bien minimes, au regard de ce que nous diraient les montagnes, la mer et les étoiles, si nous surprenions les secrets de leur vie. Ils nous permettent néanmoins de présumer avec plus d’assurance que l’esprit qui anime toutes choses ou se dégage d’elles est de la même essence que celui qui anime notre corps. S’il nous ressemble, si nous lui ressemblons ainsi, si tout ce qui se trouve en lui, se retrouve en nous-mêmes, s’il emploie nos méthodes, s’il a nos habitudes, nos préoccupations, nos tendances, nos désirs vers le mieux, est-il illogique d’espérer tout ce que nous espérons instinctivement, invinciblement, puisqu’il est presque certain qu’il l’espère aussi ? Est-il vraisemblable, quand nous trouvons éparse dans la vie une telle somme d’intelligence, que cette vie ne fasse pas œuvre d’intelligence, c’est-à-dire ne poursuive une fin de bonheur, de perfection, de victoire sur ce que nous appelons le mal, la mort, les ténèbres, le néant, qui n’est probablement que l’ombre de sa face ou son propre sommeil ?

  1. Rapprochons de ceci l’acte d’intelligence d’une autre racine dont Brandis (Über Leben und Polarität) nous rapporte les exploits. Elle avait, en s’enfonçant dans la terre, rencontré une vieille semelle de botte ; pour traverser cet obstacle qu’elle était apparemment la première de son espèce à trouver sur sa route, elle se subdivisa en autant de parties qu’il y avait de trous laissés par les points de couture, puis, l’obstacle franchi, elle réunit et ressouda toutes ses radicelles divisées, de manière à reformer un pivot unique et homogène.
  2. Parmi les plantes qui ne se défendent plus, le cas le plus frappant est celui de la Laitue. « À l’état sauvage, comme le fait remarquer l’auteur cité plus haut, si l’on casse une tige ou une feuille, on en voit sortir un suc blanc, un latex, corps formé de matières diverses qui défend vigoureusement la plante contre les atteintes des limaces. Au contraire, dans l’espèce cultivée qui dérive de la précédente, le latex fait presque défaut ; aussi la plante, au grand désespoir des jardiniers, n’est-elle plus capable de lutter et se laisse-t-elle manger par les limaces. » Il conviendrait cependant d’ajouter que ce latex ne manque guère que chez les jeunes plantes, au lieu qu’il redevient fort abondant quand la Laitue se met à « pommer » et quand elle monte en graine. Or c’est au début de sa vie, au moment de ses premières et tendres feuilles, qu’elle aurait surtout besoin de se défendre. On dirait que la plante cultivée perd un peu la tête, si l’on peut s’exprimer ainsi, et qu’elle ne sait plus au juste où elle en est.
  3. Au début de cette étude qui pourrait devenir le livre d’or des noces de la fleur (dont je laisse le soin à plus savant que moi), il n’est peut-être pas inutile d’appeler l’attention du lecteur sur la terminologie défectueuse, déconcertante, dont on use en Botanique pour désigner les organes reproducteurs de la plante. Dans l’organe femelle, le pistil, qui comprend l’ovaire, le style et le stigmate qui le couronne, tout est du genre masculin et tout semble viril. Par contre, les organes mâles, les étamines, que surmontent les anthères, ont un nom de jeune fille. Il est bon de se pénétrer une fois pour toutes de cette antonymie.
  4. Je poursuis depuis quelques années une série d’expériences sur l’hybridation des Sauges, fécondant artificiellement, après les précautions d’usage pour écarter toute intervention du vent et des insectes, une variété dont le mécanisme floral est très perfectionné, avec le pollen d’une variété très arriérée et inversement. Mes observations ne sont pas encore suffisamment nombreuses pour que j’en puisse donner ici le détail. Néanmoins il semble qu’une loi générale commence déjà de s’en dégager, à savoir que la Sauge arriérée adopte volontiers les perfectionnements de la Sauge avancée, au lieu que celle-ci prend rarement les défauts de la première. Il y aurait là une assez curieuse échappée sur les procédés, les habitudes, les préférences, le goût du mieux de la Nature. Mais ce sont des expériences qui sont forcément lentes et longues, à cause du temps perdu à réunir les variétés diverses, des épreuves et contre-épreuves nécessaires, etc. Il serait donc prématuré d’en tirer la moindre conclusion.
  5. Je venais d’écrire ces lignes, quand M. E.-L. Bouvier fit à l’Académie des Sciences (Compte rendu du 7 mai 1906) une communication au sujet de deux nidifications en plein air constatées à Paris, l’une sur un Sophora Japonica, l’autre sur un Marronnier d’Inde, Cette dernière, suspendue à une petite branche munie de deux bifurcations assez voisines, était la plus remarquable, à cause de l’adaptation évidente et intelligente à des circonstances particulièrement difficiles. « Les abeilles (je cite le résumé de M. de Parville dans la Revue des Sciences des Débats, 31 mai 1906) établirent des piliers de consolidation et eurent recours à des artifices vraiment remarquables de protection et finirent par transformer en un plafond solide la double fourche du Marronnier. Un homme ingénieux eût sans doute fait moins bien. »

    « Pour se défendre contre la pluie, elles avaient installé des clôtures, des épaississements, et des stores contre le soleil. On ne peut se faire une idée de la perfection de l’industrie des abeilles qu’en voyant de près l’architecture des deux nidifications qui sont aujourd’hui au Muséum. »