L'Insurrection cubaine - Causes, incidens, solution possible

L'Insurrection cubaine - Causes, incidens, solution possible
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 430-458).
L’INSURRECTION CUBAINE
CAUSES, INCIDENS, SOLUTION POSSIBLE.


I.

Le déchirement qui tend à séparer Cuba de l’Espagne est une crise pressentie depuis longtemps ; elle éclate dans les circonstances les plus malencontreuses, au moment où la société espagnole est pour ainsi dire en décomposition, où l’affranchissement des esclaves cubains, à moitié accompli de fait, doit être complété d’urgence. De cette coïncidence menaçante sortiront des désastres qu’un quart de siècle ne réparerait pas, si l’on n’écoute de part et d’autre que les conseils de l’orgueil et l’aveugle fureur des intérêts blessés. Au contraire, si la situation pouvait être étudiée sans parti-pris, si l’on cherchait avec calme et sagacité ce qui est praticable et ce qui est juste, il ne serait pas impossible d’arriver à un compromis qui adoucirait les meurtrissures de la transition, et finirait par porter profit des deux côtés.

L’opinion publique n’est pas suffisamment renseignée en Europe sur les causes vraies du soulèvement de Cuba. On l’attribue vaguement soit à des intrigues fomentées par les Yankees, soit à l’impatience qu’auraient les noirs de recouvrer leur liberté, soit à l’existence d’un parti politique ayant pour idéal les institutions de la grande république. Ce sont là des causes incidentes. Le vrai mobile de l’insurrection, la difficulté radicale, résident dans le maintien obstiné, à Cuba et à Porto-Rico, d’un régime colonial qui a créé de redoutables antipathies, qui est inconciliable avec les tendances actuelles des sociétés américaines, et que la force des choses condamne à disparaître. La reine des Antilles a été vraiment privilégiée, et il n’a fallu rien moins que ses incroyables ressources pour résister à l’influence délétère du régime que l’Espagne lui a imposé jusqu’à présent. Le territoire de Cuba mesure 9,772,000 hectares : c’est une superficie à peu près égale à celle de l’Angleterre, moins le pays de Galles. Une étendue minime a été utilisée jusqu’ici; les neuf dixièmes au moins de ce riche domaine sont restés en friche. Une couche de terreau, inépuisable en quelque sorte, tant elle est épaisse, conserve au sol une telle ardeur que l’emploi des fumiers y est à peu près inconnu. Mettez au service de cette fécondité exubérante une main-d’œuvre illimitée, peu dispendieuse relativement, asservie sans résistance possible à toutes les combinaisons du capital, et vous réaliserez des merveilles de production. Qu’on en juge par un exemple. La fabrication du sucre à Cuba ne dépassait pas 15 millions de kilogrammes au commencement du siècle; elle donnait 136 millions vers 1830, et l’année dernière, récolte un peu exceptionnelle, il est vrai, elle s’est élevée à 703 millions de kilogrammes. C’est une production dépassant le tiers de tout le sucre que consomme le monde entier, même en y comprenant celui qui vient de la betterave. Dans la plupart des pays sucriers, on n’obtient un rendement satisfaisant que par la puissance des appareils perfectionnés, ce qui augmente beaucoup la main-d’œuvre. La supériorité de l’industrie cubaine au contraire tient à ce qu’elle n’a pas besoin de compliquer son outillage pour produire beaucoup. C’est le champ qui fait sa richesse et non pas l’atelier. Sa matière première, qui est la canne, étant très abondante et à meilleur marché qu’ailleurs relativement, on ne prend pas la peine de l’épuiser complètement; de là un travail plus simple et un prix de revient moins élevé. Il y a toutefois des domaines très soignés où l’on tire pour une étendue donnée le maximum du rendement connu, de 8,000 à 10,000 kilogrammes de sucre par hectare. Plusieurs autres articles de première importance, notamment le café, donneraient lieu à des résultats analogues, si la législation douanière n’y mettait pas empêchement[1].

On a reconnu des richesses forestières et minérales qui n’ont pas encore été utilisées. La production des alimens, autrefois interdite dans l’intérêt de l’agriculture métropolitaine, n’est pas entrée dans les habitudes, bien qu’elle pût donner lieu à des exploitations très lucratives. L’île nourrirait aisément huit fois plus d’habitans qu’elle n’en renferme. Les statistiques officielles, qu’il ne faut pas prendre à la lettre, lui attribuaient en 1860 une population d’environ 1 million 230,000 âmes[2]. On admet généralement que les chiffres donnés par l’administration à diverses époques ont toujours été bien au-dessous de la réalité, et parmi les hommes éclairés du pays il y en a qui n’hésitent pas à lui accorder 2 millions d’habitans.

Les créoles issus des familles établies dans l’île depuis plusieurs générations forment aujourd’hui une race distincte, d’une trempe fine et solide, qui est fière d’avoir créé la richesse de l’île et qui a l’ambition assez légitime d’en profiter exclusivement. Les Espagnols, fonctionnaires ou négocians pour la plupart, sont venus d’Europe pour brusquer la fortune en jouant leur vie contre un climat meurtrier : leur idée fixe est de repartir le plus tôt possible avec une pension ou un capital réalisé. La population blanche comprend encore, outre les étrangers de passage, les régimens envoyés de la métropole pour tenir garnison et seconder les milices indigènes.

La proportion des affranchis, mulâtres ou noirs, est particulièrement remarquable ; elle provient d’une disposition de la loi espagnole en vigueur à Cuba et à Porto-Rico : tout esclave a le droit de faire estimer sa propre valeur par des arbitres, et dès qu’il peut solder à son maître le prix auquel il a été évalué, il entre aussitôt en possession de la liberté. L’esclave peut même refuser le travail, s’il paie à son maître l’intérêt du capital qu’il représente. Grâce à cette disposition protectrice, la moyenne des affranchissemens a dépassé 2,000 par an ; ainsi s’est créée une classe intermédiaire qui a un rôle important à jouer dans l’industrie et peut-être dans la politique. Quant au chiffre de 372,000 donné pour celui des esclaves, on ne peut l’accepter comme exact : l’intérêt qu’on avait à l’amoindrir est assez évident. Depuis les premiers traités internationaux pour l’abolition de la traite en 1817, et malgré les croisières lancées à la poursuite des négriers, on évalue à plus de 600,000 le nombre des noirs arrachés à l’Afrique et introduits à Cuba sous les yeux volontairement fermés des autorités. Suivant une déclaration du consul anglais à La Havane, transmise au parlement britannique, l’importation de la seule année 1860 aurait dépassé 26,000 têtes. On ne s’expliquerait pas en effet l’énorme production de Cuba, si le nombre des bras n’excédait pas de beaucoup celui qu’on accuse. En définitive, on est d’accord aujourd’hui pour évaluer la population totale de l’île à plus de 1,600,000 âmes, et il est probable que la classe dont on obtient le travail forcé compte dans ce nombre pour 6 ou 700,000 têtes. — Si nous avons insisté sur ce classement de la population, c’est qu’il est indispensable pour l’intelligence du conflit, qui ne tardera point à attirer l’attention de l’Europe entière.

Il faut donner en passant des indications de même nature sur Porto-Rico, qui suivra nécessairement le sort de Cuba. L’étendue superficielle de Porto-Rico est dix fois moins grande que celle de Cuba. La fertilité naturelle du sol y est à peu près égale; mais les industries agricoles y sont moins avancées. La population, relativement plus dense que celle de Cuba, doit approcher de 540,000 âmes, dont 300,000 blancs, près de 200,000 mulâtres ou noirs libres, et 40,000 esclaves. Cette île donne un éclatant démenti aux partisans de l’esclavage, qui ont toujours affirmé que la race européenne ne supporterait pas le travail agricole dans les régions équatoriales : on voit communément à Porto-Rico le blanc travailler dans les champs à côté du noir.

Ouvrez les statistiques officielles, vous y trouverez que Cuba renferme près de 1,500 sucreries munies de machines à vapeur, dont une cinquantaine réalisent les indications de la science européenne aussitôt qu’elles se produisent, que toutes les cultures, et surtout celle du tabac, sont en progrès, que l’île possède des chemins de fer[3] et des ports splendides, que son mouvement commercial est doublé depuis vingt ans, et qu’il approche aujourd’hui, entrées et sorties réunies, de 500 millions de francs. Cuba, ajoute-t-on, peut payer avec ses propres ressources un budget deux fois plus lourd, toutes proportions gardées, que celui de la France. Tout cela est exact numériquement, et produit une certaine fascination sur les étrangers ; mais il s’agit en définitive de savoir à qui profite cette prospérité et quel est en réalité l’état du pays.

L’ancien système colonial des Espagnols était tout d’une pièce. Chaque colonie devenait une propriété de la métropole absolument fermée aux étrangers. Les colons étaient exclus de tous les emplois civils ou militaires; ils ne participaient en rien à l’administration de la localité, ils n’existaient pas politiquement, ils ne pouvaient se livrer qu’aux cultures ou aux exploitations qui leur étaient indiquées ; tout échange avec les étrangers leur était rigoureusement interdit; ils vendaient leurs produits exclusivement à la métropole, et celle-ci avait le privilège de leur vendre à des prix arbitraires tout ce dont ils avaient besoin, même les alimens, les vêtemens et l’outillage de première nécessité. Il a fallu céder au courant des idées et relâcher de temps en temps les entraves; mais on n’a pas abandonné le principe, et ce qu’il en reste suffit pour faire à la population des Antilles une situation gênée et précaire malgré son opulence apparente.

Au monopole absolu de la mère-patrie, on a substitué, à partir de 1820, un régime protecteur équivalant en beaucoup de cas à la prohibition. A l’importation, on distingue quatre classes de marchandises : produits espagnols sous pavillon espagnol, — produits espagnols sous pavillon étranger, — produits étrangers sous pavillon espagnol, — produits étrangers sous pavillon étranger. Le tarif est gradué de 7 1/2 à 33 1/2 pour 100 ad valorem, et la valeur est calculée suivant un tarif officiel ordinairement supérieur aux prix courans du commerce. Si un article étranger qu’on pourrait avoir pour 60 francs est tarifé 100 francs par la douane cubaine, il doit payer effectivement, non pas le tiers, mais plus de la moitié du prix d’achat. D’autres droits différentiels font obstacle aux exportations. Les taxes de navigation, ajoutées aux charges douanières, ont été également combinées de manière à paralyser les échanges avec l’étranger. En somme, les négocians de La Havane affirment que l’ensemble des droits ad valorem sur les produits étrangers monte en terme moyen à 70 pour 100. Il y a plus : sous prétexte de favoriser les colonies, on a exempté de tout droit certains articles de nécessité première, pourvu qu’ils fussent de provenance purement espagnole; tels sont la farine, le vin, les fers non ouvrés, les tissus de coton et de laine, le papier. Cette prétendue faveur n’est qu’un monopole constitué au profit de l’Espagne. Par exemple, il serait impossible d’introduire des farines américaines qui auraient à payer 3 piastres 1/2 (18 francs 90 centimes) par baril. L’absence de concurrence permet au négociant espagnol de placer des farines à prix surfait ou de qualité inférieure, quelquefois même d’introduire sous pavillon métropolitain les denrées achetées à vil prix à l’étranger.

Il n’est pas nécessaire d’insister sur les détails de ce système pour en montrer les effets; tout le monde sentira qu’il infligeait une double perte au producteur cubain. D’une part, son prix de revient était surchargé de toutes les surtaxes qu’il avait à payer quand il tirait de l’étranger ses matières premières, son outillage, ses meubles, ses vêtemens, sa boisson et jusqu’à son pain; la cherté de toutes ces choses réagissait en même temps sur le coût de la main d’œuvre. D’autre part, il rencontrait sur les marchés des États-Unis les représailles que provoquait un système de douanes combiné au profit de l’industrie espagnole. Les sucres de Cuba, par exemple, étant frappés à New-York d’une taxe égale à celle que supportent à La Havane les articles américains, il n’y a pas moyen de placer ces sucres à New-York, si le vendeur n’en abaisse le prix dans la proportion de la taxe d’entrée. Le colon propriétaire, qui a perdu en achetant plus cher qu’ils ne valent les objets dont il ne peut se passer, perd encore en exportant ses produits au-dessous de leur valeur naturelle. Le sucre de Cuba subit ainsi une dépréciation incroyable. Ces conditions rétrécissent le bénéfice à tel point que l’industrie sucrière cesse d’être suffisamment rémunératrice.

Un autre principe des siècles passés, conservé intact par les Espagnols, est l’éloignement absolu et systématique des colons de tous emplois publics, de toute participation à leurs propres affaires. Dans un pays comme l’Algérie, qui vit sur le budget de la métropole, on peut s’y résigner. Dans une colonie laborieuse, en plein rapport, possédant de hautes capacités et de grandes fortunes, fournissant par son travail un budget de plus de 150 millions de francs et envoyant chaque année de gros subsides à la métropole, c’est une cause d’irritation des plus vives.

Les gouvernemens de Cuba et de Porto-Rico sont calqués sur ceux des grands états ; on a installé dans chacune de ces îles six ministères : justice, finances, guerre, marine, intérieur, travaux publics. On imagine quelle affluence d’employés cherche et trouve à se caser dans ces ruches fort peu travailleuses ; tous sont payés par l’argent des Cubains, tous sont choisis à Madrid et viennent de la métropole. Le passage de ces nombreux agens, allée et retour, tombe à la charge de la colonie, qui ne les a pas choisis, qui ne les désire pas. Les armées de terre et de mer, comprenant pour les deux îles une quarantaine de mille hommes de toutes armes et coûtant plus de 60 millions de francs, sont composées exclusivement de soldats européens. Le clergé aussi vient d’Europe. Comme les emplois militaires et civils d’outre-mer obtiennent une haute paie, sans compter les profits plus ou moins légitimes, comme ils donnent droit à des pensions de retraite plus fortes que les autres, comme il suffit d’un service très court pour conserver un traitement de disponibilité, la poursuite des grades et des fonctions pour Cuba est très ardente. Ce sont des situations privilégiées que les puissans de Madrid réservent pour leurs plus chers favoris.

Les budgets coloniaux étant réglés d’autorité par le gouvernement, sans contrôle, sans intervention possible de la part du contribuable, on ne sera pas surpris des accroissemens qu’ils présentent. Il y a juste trente ans, les dépenses de Cuba montaient à 37,070,000 francs, et cette somme comprenait un prélèvement de 15,560,000 francs pour le trésor métropolitain. En 1860, la dépense montait à 159,898,201 francs (y compris 36 millions environ à payer pour les lots gagnans à la loterie), soit 123 millions net. On était entré dans la période des déficits; les recettes n’atteignaient plus le niveau des dépenses. Cela n’empêcha pas le gouvernement de fixer à 29 millions de francs le prélèvement au profit de la métropole. Nous ne possédons pas le compte exact des années récentes; nous entrevoyons seulement que les dépenses se sont élevées encore, que le déficit s’est élargi, et que le budget des Antilles a fourni plus de 30 millions de francs par année à celui de la métropole. Ce n’était que la subvention ostensible et avouée; mais accessoirement on glissait dans les comptes de la colonie et à sa charge des dépenses que la nation tout entière aurait dû supporter, par exemple les intérêts d’une dette contractée envers les États-Unis, les frais occasionnés par les établissemens de Fernando-Po et d’Annobon, et autres cotisations dont l’ensemble était évalué par les Cubains à une quinzaine de millions.

Nos lecteurs vont se demander comment on s’y est pris à Madrid pour prélever 30 millions par an sur un budget en déficit constant. Ce n’était pas difficile pour un gouvernement tel que celui de la reine Isabelle. Il existe à La Havane une banque espagnole, établissement privé fondé par actions et privilégié pour l’émission des billets au porteur. Le ministre des finances de Madrid, toujours aux expédiens, battait monnaie en faisant traite par anticipation sur la banque de Cuba pour la totalité de l’allocation que le gouvernement s’attribuait à lui-même. Ces bons coloniaux étaient escomptés à gros intérêt sur la place de Madrid à des banquiers qui les présentaient à échéance. La banque de Cuba n’osait pas faire affront à la signature royale, et se mettait ainsi à découvert de toutes les sommes que ne pouvait lui rembourser l’administration cubaine. Cette banque, dont le capital n’est que de 25 millions de francs, ne pouvait résister longtemps à un pareil régime : le remboursement de ses billets étant devenu une difficulté, le gouvernement de Madrid lui accorda le triste privilège du cours forcé, et continua de puiser dans ses caisses. Chaque traite payée à La Havane en espèces sonnantes devait être remplacée par une émission de billets : c’était une manière d’emprunt forcé qu’infligeait la métropole à sa colonie. En définitive, la banque de Cuba, établissement des plus solides jusqu’alors, s’est trouvée, avec son modeste capital de 25 millions, à découvert d’environ 80 millions de francs représentés par une assez mauvaise créance sur le trésor public de Madrid[4]. Une place de premier ordre comme est La Havane n’avait plus pour traiter ses affaires qu’un papier-monnaie suspect : de là une perturbation désastreuse pour un pays qui vit par le commerce avec l’étranger.

Les charges résultant du système fiscal n’étaient pas les seules. La population créole étant sans défense aucune contre les agens de la métropole, force était d’acheter leurs bonnes grâces. L’esclavage, avec ses déplorables fatalités, ne subsisterait nulle part, si les autorités ne fermaient pas les yeux sur beaucoup d’abus et de méfaits : il fallait donc payer cette tolérance. De là une série de cotisations prétendues volontaires ou de sacrifices occultes dont la coutume avait fait une espèce de droit. Un opulent bénéfice à La Havane était le salaire du confesseur de la reine. On trouvait moyen de fournir de cigares la cour de Madrid. On sait quelles fortunes scandaleuses plusieurs capitaines-généraux ont rapportées des Antilles. L’usage voulait que l’on contribuât par des présens à la dot de leurs filles, que l’on couvrît leurs enfans de bijoux pour la cérémonie de leur baptême. Les traitemens des cessantes, c’est-à-dire des fonctionnaires en disponibilité qui souvent habitaient la métropole, grevaient inutilement de 3,780,000 francs le budget colonial. Ces griefs positifs n’étaient pas les causes uniques de jalousie et de mésintelligence entre les créoles et les péninsulaires. On se plaignait, par exemple, que les fonctionnaires envoyés par l’Espagne vinssent uniquement aux colonies pour arrondir lestement leur capital et repartir au plus vite, ou bien, s’ils étaient célibataires, on voyait avec jalousie qu’ils employassent les moyens de crédit et d’influence que donne l’autorité pour s’introduire dans les familles et disputer les riches mariages aux jeunes gens du pays. Les relations s’aigrissaient donc de jour en jour ; les rêves d’indépendance agitaient déjà beaucoup d’esprits, lorsqu’une énorme secousse annonça l’heure des résolutions décisives. Après l’affranchissement des noirs aux États-Unis, l’impossibilité de maintenir l’esclavage à Cuba devint évidente pour les plus réfractaires ; il fallait absolument que la société cubaine avisât aux moyens de se reconstituer sur des bases nouvelles.


II.

L’abolition du travail servile dans les colonies ne peut être effectuée que de deux façons : ou bien le gouvernement métropolitain rachète les esclaves au moyen d’une indemnité donnée aux propriétaires, c’est le procédé dont l’Angleterre a donné le noble exemple, qui a été suivi par la France et la Hollande, — ou bien les propriétaires d’esclaves opèrent eux-mêmes la transition du travail forcé au travail libre au moyen des combinaisons d’atelier qu’ils imaginent et de leurs propres capitaux qu’ils engagent. Dans la situation désespérée où se trouvaient les finances espagnoles, il n’y avait pas à songer à la première combinaison. Le second procédé était-il plus réalisable?

Depuis plusieurs années, une idée hardie et saisissante avait été jetée dans la circulation par un anonyme et discutée par les journaux ; séduisante pour le patriotisme local, elle avait pris peu à peu la consistance d’un système. On a vu que les produits de Cuba, particulièrement les sucres, sont tenus à distance des États-Unis par des droits énormes, en représailles des taxes presque prohibitrices au moyen desquelles la douane espagnole écarte de La Havane les marchandises américaines. Ayant absolument besoin de tenir ouvert le marché des États-Unis, puisqu’il y place 62 pour 100 de sa principale récolte, le planteur cubain est obligé de prendre à sa charge les droits différentiels, de sorte que, lorsqu’il a vendu pour 100, il reçoit en réalité 30 ou 40. L’excessif bon marché auquel le planteur cubain trouvait moyen de réduire ses prix est un phénomène commercial explicable seulement par la fertilité exceptionnelle de l’île et par les anomalies du travail esclave. Supposez au contraire que Cuba soit devenu un marché libre, n’ayant plus que des ports francs ouverts au commerce du monde entier, sans aucune taxe de douane ou de navigation ; il en résulterait deux changemens décisifs au profit de l’industrie cubaine. En premier lieu, elle pourrait obtenir des États-Unis la réciprocité, sinon absolue, au moins dans une large mesure, et gagner ainsi toute la portion de profits qu’elle est obligée d’abandonner en compensation des taxes qui repoussent ses sucres actuellement. En second lieu, ayant la faculté d’acheter sous le bénéfice de la libre concurrence son pain, bon vin, ses vêtemens, son outillage, elle paierait toutes ces choses moitié moins qu’aujourd’hui, ce qui abaisserait le prix de revient de sa production. De cette façon, le double avantage résultant d’une fabrication beaucoup moins dispendieuse et d’une vente beaucoup plus lucrative laisserait en ses mains des sommes considérables que l’on consacrerait à l’organisation du travail libre. Les créoles de Cuba, ne répugnant pas à l’émancipation des noirs, la désirant au contraire, étant d’ailleurs en mesure de s’attacher les affranchis par un traitement généreux, n’auraient pas à craindre la suspension du travail. L’abolition de l’esclavage, cette opération si dangereuse ordinairement, ouvrirait au contraire une ère de prospérité et d’apaisement.

Au moment où ce plan fut livré à la publicité vers 1863, ce ne pouvait être qu’un rêve, mais c’était assurément le rêve d’un homme pratiqua. L’auteur du projet est M. Miguel de Embil, un des principaux banquiers de La Havane, mêlé aux plus grandes affaires de son pays, et vivant tout à la fois de la vie intellectuelle de l’Europe. Un groupe de patriotes adhérait aux idées de M. de Embil sans se faire illusion sur la possibilité de les réaliser autrement que par une révolution. L’Espagne tient trop à l’exploitation exclusive de ses colonies pour lâcher bénévolement sa proie. Des événemens imprévus dont on reçut à nouvelle au commencement de l’année dernière ranimèrent quelques lueurs d’espérance. Il faut ici jeter un coup d’œil rétrospectif sur les affaires de la métropole.

Le chef des libéraux modérés de l’Espagne, O’Donnell, dont le crédit et la clientèle étaient incomparables, avait laissé en mourant une sorte de testament politique. Il était persuadé qu’il n’y avait plus rien à espérer de la reine Isabelle : le salut de l’Espagne, à son avis, exigeait impérieusement un changement de règne, sinon de dynastie. Il se prononçait donc dans l’intimité pour un retour efficace à la monarchie parlementaire, avec le prince des Asturies comme souverain nominal et un conseil de régence comprenant les sommités du parlement et de l’armée, sous la présidence de M. le duc de Montpensier. A la mort d’O’Donnell, un incident remarquable se produisit. Les cérémonies funéraires en son honneur se multiplièrent sur tous les points du royaume, et l’affluence autour de son cénotaphe fut telle que ses amis virent là un indice d’adhésion aux idées qu’il professait. Là-dessus un travail d’opinion se fit pendant plusieurs mois ; les membres de l’union libérale et les progressistes, également malmenés par la réaction brutale qui était au pouvoir, se rapprochèrent. On jeta la base d’une action commune ; mais trop de gens étaient dans la confidence du complot pour qu’il arrivât à terme.

Au mois de juillet 1868, le télégraphe apprit à l’Europe stupéfiée que les chefs principaux de l’armée, les plus illustres personnalités du pays : Serrano, Dulce, Zabala, Caballero de Rodas, Echague et vingt autres avaient été soudainement enlevés de leur domicile, emprisonnés, internés ou exilés, sans le moindre répit. On apprenait le lendemain que les plus influens parmi les prévenus étaient déjà expédiés pour les îles de déportation, où ils devaient être gardés à vue. Beaucoup de notables se dérobèrent aux rigueurs par la fuite ; ils étaient presque tous des anciens affidés d’O’Donnell. Quant aux chefs progressistes, s’ils ne furent pas frappés, c’est qu’ils étaient déjà dans l’exil et hors d’atteinte. Après cette exécution, joie et confiance au palais. On se persuade, comme toujours après les coups d’état, qu’on vient d’en finir avec la révolution. On donne quelque attention aux intérêts matériels, et nous rappellerons, pour être juste, qu’une mesure tendant à soulager les colonies est adoptée. On décide que les corps de marine employés dans les Antilles cesseront de recevoir double solde, et que les officiers, au lieu d’avoir droit, comme par le passé, au grade immédiatement supérieur par le seul fait de leur envoi à Cuba, n’obtiendront pas plus d’avancement à l’avenir que pour les services ordinaires.

Il fallait une forte illusion pour croire que tant d’hommes d’épée et de tribune, habitués à faire et à défaire les gouvernemens, tous grandis et enrichis à ce jeu, se laisseraient évincer comme d’obscurs sergens sans même essayer de prendre une revanche. N’avaient-ils pas pour eux des moyens d’action puissans sur l’armée et une énorme clientèle dans le public? Moins de trois mois suffirent pour organiser le mouvement. On pourvut au budget de la conjuration par des sacrifices volontaires; les mécontens cubains s’y associèrent pour une large part, bien des lettres de change furent tirées sur La Havane. Y eut-il des engagemens pris, des promesses faites aux colons par ceux qui s’annonçaient comme des régénérateurs? Nous l’ignorons. On sait avec quelle rapidité la révolution triompha. La descendance de Ferdinand VII était condamnée; les conjurés de septembre n’eurent qu’à exécuter la sentence.

Les Cubains, dont la position n’était plus tenable, s’attendaient à une délivrance. Malheureusement la mère-patrie était si occupée de ses propres périls, les chefs du nouveau gouvernement avaient tant de charges sur les bras et si peu de ressources pour y pourvoir, qu’on ne peut guère leur reprocher d’avoir négligé les possessions d’outre-mer. Et puis, à vrai dire, ce qui pouvait soulager les Cubains, la refonte ou plutôt la suppression de toutes les lois de douane, la restitution des 80 millions de francs pris à la banque, le self-government colonial, ne sont pas de ces choses qui se peuvent improviser. Constatons aussi que le gouvernement provisoire avait à compter avec les préjugés et les intérêts de la métropole, où l’exploitation des colonies est passée à l’état d’instinct. Il fallait ménager les monopoles des Catalans, appelés à jouer un des principaux rôles dans la révolution. Les conjurés de septembre savaient aussi, mieux que tous autres, que le gouvernement déchu, en supprimant la double solde et l’avancement d’un grade pour le service aux Antilles, avait semé le mécontentement dans l’armée et dans la flotte, et que la marine, étrangère jusqu’alors aux pronunciamentos, avait au contraire pris une part décisive dans les événemens de septembre.

Le gouverneur de l’île était alors le général Lersundi, tempérament militaire très accentué, moins apte à pénétrer les questions qu’à les trancher par la force. A la première nouvelle du succès de la révolution, il se voit entouré de créoles pleins d’illusions et d’enthousiasme qui l’invitent à proclamer, au profit de la colonie, les principes régénérateurs qui viennent de triompher dans la métropole. Lersundi répond sans ménagement que rien ne sera changé dans le pays qu’il gouverne, au moins jusqu’à ce qu’il ait reçu des instructions de Madrid. On fait jouer le télégraphe. Le ministre de la marine pour le gouvernement provisoire, M. Lopez de Ayala, transmet bientôt une décision d’où il paraît résulter que l’attitude sévère prise par le général Lersundi est approuvée par les chefs de la révolution.

Il est probable que cette réponse fut mal formulée ou mal comprise. Peut-être que la régence de Madrid, n’ayant aucune solution à produire, essaya seulement de temporiser. A Cuba, le coup parut d’autant plus rude qu’on espérait tout autre chose. Qu’on se figure le dépit, les ressentimens amers des créoles, qui s’attendaient à des réformes radicales, à une délivrance, et à qui on a l’air de dire que la révolution n’a point été faite pour eux ! Depuis un an d’ailleurs, les élémens inflammables s’amoncelaient parmi la population. Une prétendue réforme fiscale, opérée dans le courant de 1867, avait supprimé des droits assez incommodes à la sortie des sucres et du tabac ; en revanche, les contributions directes étaient surchargées d’environ 10 pour 100. La combinaison avait été fort mal prise par les propriétaires. Cette cause de mécontentement, ajoutée à tant d’autres, avait soulevé peu à peu les esprits : ils étaient à ce point où il ne manque plus qu’un prétexte pour la révolte; le prétexte fut naturellement le déni de justice de la régence de Madrid. Un jeune avocat, élevé en Europe, instruit et éloquent, d’un caractère généralement estimé, bien que ses ennemis lui reprochent d’avoir un peu trop dépensé dans les plaisirs cet entrain et cette énergie qui font aujourd’hui sa force, don Manuel Cespedès, se trouvait le 10 octobre 1868 dans une plantation près de Jara avec une centaine de créoles propriétaires, réunis pour aviser. On tombait d’accord sur ce point, que la mesure était comblée, et qu’il n’y avait plus rien à espérer de la métropole. Cespedès ne craignît point de pousser le premier cri d’indépendance. Chacun s’arma comme il put. Une colonne qui grossissait en marchant glissa à travers la région centrale de l’île jusqu’à Bayamo. Cette ville importante du littoral, où commandait le neveu du gouverneur Lersundi, fut enlevée par surprise. Du premier coup, les insurgés se mettaient en communication avec l’extérieur.

Ces événemens se passaient à cent lieues de La Havane, dans la région de l’est, qui n’est point reliée par des routes praticables à la partie vivante de l’île, et où des troupes ne peuvent guère arriver que par mer. A la première nouvelle, les habitans créoles de La Havane, qui étaient sous le sabre espagnol, éprouvèrent plus d’inquiétude que d’espérance; ils blâmaient le mouvement ou se tenaient sur la réserve. Le général Lersundi, soit qu’il manquât de troupes disponibles ou de moyens de transport, soit qu’il se sentît un peu paralysé par la triste situation de son neveu, que les insurgés retenaient en otage, ne déployait pas une grande activité. Il affectait la sécurité : c’était, disait-il, un coup de main tenté par des brigands dont on aurait facilement raison; mais les péninsulaires, comme on dit à Cuba pour désigner les Espagnols, ne s’y trompèrent pas. Par les sentimens qu’ils éprouvaient pour les indigènes, ils avaient la mesure de l’antipathie qui existait contre eux à l’état latent. Ils savaient que l’indépendance de la grande Antille était le rêve mystérieux et chéri de tous les Cubains; ils étaient certains que le mouvement prendrait de la consistance, s’il n’était pas vivement comprimé. Ces hommes venus d’Europe avec l’espoir d’une rapide fortune entraient en fureur à la menace d’une révolution qui détruirait leurs plans d’avenir, qui les exposerait en même temps à des dangers personnels.

Les Espagnols entourèrent donc le gouverneur-général pour réchauffer sa tiédeur apparente. Ils le pressaient de constituer un corps de volontaires pour la défense de l’ordre établi. Lersundi accueillit ce concours. L’élan une fois donné par l’exemple de La Havane, les corps de volontaires, s’organisèrent d’eux-mêmes et très rapidement dans presque tous les centres de population. Les autorités pourvurent à l’armement. On affectait de dire que la domination espagnole ne courait aucun danger, appuyée qu’elle allait être par 25,000 hommes de troupes réglées et une vaste organisation comprenant 60,000 volontaires. Ce dernier chiffre était sans doute fort exagéré: il dépassait le nombre des péninsulaires ; il est vrai que ceux-ci, étant pour la plupart célibataires et presque tous dans l’âge viril, pouvaient fournir un effectif considérable relativement à leur nombre.

Toujours est-il qu’à La Havane il se forma une légion de volontaires de 8 ou 10,000 hommes, recrutés parmi les plus intéressés au maintien du régime espagnol. Si on veut connaître leur situation et leur attitude, qu’on se représente des conquéraj.is au milieu d’une race subjuguée où la révolte fermente. Les progrès de l’insurrection, difficiles à cacher, les sympathies pour les insurgés, évidentes parmi les créoles, ne tardèrent pas à exaspérer le zèle des volontaires. Se chargeant de la police, ils se substituèrent bientôt au gouvernement normal et dominèrent par la terreur. Le lieu de leurs réunions, le casino, devint une sorte de comité de salut public : ils prononçaient des confiscations, ils emprisonnaient des suspects, ils surveillaient les fonctionnaires et exigeaient la destitution de ceux qui ne paraissaient pas assez ardens; il leur arriva de tirer en pleine rue sur des groupes inoffensifs. Ces excès poussèrent à bout les créoles, fort mal disposés déjà contre les intrus venus d’Europe, Citons seulement, entre beaucoup de faits de même nature, un incident qui date du mois de janvier et peut montrer à quel point d’animosité en vinrent les deux catégories de la population blanche. Le bruit courait que les indépendans s’étaient donné rendez-vous au théâtre pour se compter et provoquer la formation d’un fonds commun. En effet, pendant La représentation, un passage de la pièce ayant donné lieu à un élan patriotique, les volontaires envahissent la scène armés de leurs carabines et font feu au hasard sur la salle; mais parmi les spectateurs plusieurs étaient munis de revolvers, ils ripostent. Une effroyable fusillade s’engage au travers d’un auditoire où sont des femmes et des enfans ; il y eut de chaque côté des morts et des blessés.

Pendant ce temps, l’insurrection se développait à l’intérieur. Les chefs du mouvement étaient presque tous des jeunes gens appartenant aux meilleures familles, fortement trempés par cette vie de fatigues et d’aventures qu’on mène dans les cultures éloignées des villes. Accoutumés aux privations, rompus aux intempéries, munis, de ces petits chevaux rapides pour lesquels il n’y a pas de routes impraticables, ils franchissaient de grandes distances, apparaissaient sur les points où on les attendait le moins, et mettaient en désarroi les autorités espagnoles. Le matériel de guerre leur manquait complètement. Sauf quelques caisses de carabines et de munitions jetées sur la côte par la contrebande, l’arme qui se trouvait presque dans toutes les mains était le machete, espèce de long coutelas dont l’insulaire se sépare rarement. De petites bandes sillonnaient le pays pour l’échauffer en proclamant la guerre de l’indépendance. Elles étaient bien accueillies dans la plupart des habitations, elles y faisaient des recrues. De temps en temps, des propriétés où l’on prétendait rester fidèle à l’Espagne étaient saccagées. Quand ces bandes étaient rencontrées par des troupes envoyées à leur poursuite, il leur était bien difficile de soutenir le choc : elles se réfugiaient dans les montagnes boisées de l’intérieur. Les bulletins envoyés à La Havane annonçaient que les rebelles avaient été mis en pleine déroute ; le gouverneur-général mandait à Madrid que l’insurrection touchait à sa fin.

Si la métropole n’avait pas été entretenue dans une fausse sécurité, son inertie au début de la lutte serait à peine compréhensible. On laissa passer la première session des cortès sans prendre les affaires de Cuba en considération sérieuse. La proposition d’un député pour abolir l’esclavage dans les Antilles fut ajournée indéfiniment. On se contenta d’inscrire dans la constitution le droit qu’avaient les colonies d’être représentées aux cortès de la métropole, et on leur accorda dix-neuf députés. Devait être électeur tout « sujet espagnol » âgé de vingt-cinq ans et possédant un revenu d’au moins 25 piastres (130 francs environ). C’était une espèce de suffrage universel mal défini, livrant les décisions au bon vouloir des autorités espagnoles, et dont on ne pouvait guère attendre les réformes radicales qui étaient de nécessité urgente. On pressentait toutefois à Madrid que Lersundi n’était pas l’homme de la situation. A sa place fut envoyé le général Dulce avec des instructions plus conciliantes. On attribuait à celui-ci une certaine influence en raison des liens de famille qu’il a contractés dans l’île et des souvenirs de modération relative qu’il y avait laissés comme gouverneur-général. Arrivé au commencement de janvier 1869, son premier acte fut en effet de choisir, parmi les hommes connus par leur attachement à la cause libérale, une députation qu’il envoya aux insurgés avec des paroles de paix. Amnistie pleine et entière était promise à ceux qui feraient leur soumission dans le délai de quarante jours. Beaucoup de jeunes patriotes, harassés déjà de cette vie errante et périlleuse, auraient sans doute profité de cette ouverture pour rentrer au sein de leurs familles; mais les volontaires étaient incapables de se plier à une discipline politique : ils ne rêvaient que vengeance et extermination. On apprit que sur plusieurs points des insurgés qui rentraient chez eux munis de sauf-conduits avaient été fusillés en route. On racontait, en amplifiant peut-être, des atrocités commises par les oppresseurs du pays. Les chefs du mouvement s’emparèrent des faits de cette nature pour montrer ce qu’on devait attendre de la clémence espagnole. L’insurrection, au lieu de s’éteindre, prit des forces nouvelles. Le 6 février éclata sur une très vaste échelle un embrasement dont le foyer principal était dans une localité appelée Las Cinco Villas. Il n’y avait plus à hésiter, il fallait conquérir l’indépendance ou mourir.

A La Havane, la cause espagnole courait des dangers d’un autre genre. Le général Dulce, n’ayant aucun subside à attendre de la métropole, était forcé de se créer des ressources sur place. Un décret du 22 février, motivé par « la gravité des circonstances, » surchargea de 5 pour 100 les tarifs d’importation et rétablit les droits de sortie sur les sucres, le tabac et les cigares. Ces droits avaient été abolis sous le régime précédent, c’était provoquer une fâcheuse comparaison. En même temps qu’un impôt de guerre, on infligeait à ce pays ruiné et désolé un emprunt spécial, mesures qui ne pouvaient aboutir qu’à des violences contre les contribuables ou à de nouvelles émissions de papier-monnaie à cours forcé. Et ce n’est pas tout. Les volontaires, devenant plus menaçans à mesure que le péril grandissait, demandaient qu’on battit monnaie avec les confiscations pratiquées impitoyablement aux dépens des suspects. Personne n’aurait osé acheter les immeubles mis en vente ; à peine trouvait-on quelques acquéreurs honteux pour le mobilier, faible ressource assurément. De pareils expédiens étaient la justification de la révolte ; on jetait à flots l’huile sur le feu. Une chose surtout étonnait le gouverneur-général : il voyait l’insurrection grandir et se pourvoir de tout ce dont elle avait besoin. Où trouvait-on de l’argent pour acheter des armes aux États-Unis, pour y solder les enrôlemens et les convois? Dulce imagina que l’insurrection devait être alimentée sournoisement par cette partie riche de la population créole qui, dévouée au fond du cœur à la cause de l’indépendance, avait jusqu’alors observé une prudente réserve. Soit à l’instigation des volontaires, soit par un mouvement personnel, le gouverneur résolut de sauver la situation par un coup d’état. On dressa une liste d’environ deux cent cinquante noms comprenant l’élite du pays, propriétaires, banquiers, capitalistes, hommes d’industrie, d’étude ou de loisir, tous riches et en possession d’une influence légitime sur leurs concitoyens. Le 21 mars, ces honorables proscrits, sans aucun avis préalable, sans jugement ni sentence, furent embarqués pour Fernando-Po, lieu de déportation malsain et redouté[5]. On devine l’effet d’un pareil procédé : ce fut parmi les proscrits et dans les familles une explosion de colère et de haine. Le parti modéré venait d’être détruit; il ne restait plus parmi les créoles que des ennemis déclarés de l’Espagne.


III.

Dans cette lutte du gouvernement espagnol contre les Cubains, la balance devait pencher en faveur du parti qui aurait su prendre l’initiative d’une mesure périlleuse, mais inévitable, l’affranchissement des esclaves. Les Cubains s’assurèrent cette supériorité. Dans les derniers jours de février 1869, lorsque le soulèvement ne comportait encore que des bandes sans cohésion et à peine armées, une sorte de convention patriotique se rassembla dans la région montagneuse du centre, à Camaguey, et là, sous l’inspiration de Manuel Cespedès, fut rédigée une proclamation qui abolissait immédiatement et entièrement l’esclavage. On y constate dans le préambule une étroite et fatale connexion entre la souveraineté de l’Espagne et l’existence de l’esclavage dans l’île, et on déclare que les deux régimes doivent disparaître en même temps. On donne un gage aux noirs affranchis en faisant entrer dans les rangs de l’armée libératrice, sur le pied d’une parfaite égalité avec les blancs, ceux dont on peut faire des soldats, et on ménage en même temps les intérêts de la propriété en laissant attachés à la culture, jusqu’à la fin de la guerre, les travailleurs qui ne sont point aptes au service. Cette proclamation simple et ferme porte un cachet d’habileté remarquable. Lancée dans une région peu accessible par des gens obscurs et sans mandat, elle n’eut tout d’abord qu’un faible retentissement. Elle fut bientôt d’autant plus efficace qu’elle souleva moins de résistance. Elle opéra sans secousse une sorte de fusion entre les deux races. L’armée libératrice, en ouvrant ses rangs aux plus vigoureux et aux plus intelligens parmi les affranchis, a pu s’affermir sans se surcharger d’auxiliaires peu maniables et dangereux, tels qu’auraient été les noirs de traite nouvellement importés[6].

L’insurrection avait été dirigée pendant les trois premiers mois par l’avocat Cespedès et un propriétaire du nom d’Aguilera. Il avait manqué à ce mouvement le coup d’œil et l’expérience d’un homme du métier; une organisation militaire lui fut donnée par le général Quesada, Cubain d’origine, qui a servi dans les armées républicaines du Mexique. On concentra les forces, on ménagea les ressources; les coups portés furent mieux assurés. Des places importantes, qui ne demandaient d’ailleurs qu’à faire cause commune avec les patriotes, furent arrachées aux garnisons espagnoles. À ces nouvelles, le club des volontaires à La Havane devenait une fournaise; ils auraient voulu une sorte de levée en masse pour courir sus aux rebelles et en finir d’un coup; ils faisaient un crime au gouverneur de sa temporisation. Peut-être que celui-ci, en militaire expérimenté, ne voulait pas s’exposer à un échec; il attendait des renforts promis par la métropole. Il dissimulait peu son chagrin d’avoir pour auxiliaires des exaltés qui ruinaient la cause espagnole par leurs excès. L’idée vint aux volontaires que le général Dulce avait le projet de les désarmer et de dissoudre leur corps à l’arrivée des troupes européennes. La discorde dégénéra en révolte, Dulce fut mis en demeure de céder le commandement au général Espinas, qui inspirait plus de confiance à la milice séditieuse. Pour un général renommé comme Dulce, pour un vieux soldat, ce dut être un dur moment que celui où il fut reconduit jusqu’au vaisseau qui allait l’éloigner du lieu où il commandait. Et que penser d’une armée de ligne qui laisse expulser son chef par des miliciens ! La marquise Dulce, femme du général, qui est née à Cuba, n’ayant pas dissimulé quelque sympathie pour ses compatriotes, ne parvint pas à s’embarquer pour rejoindre son mari sans courir quelque danger; il tint à peu de chose que ses biens considérables ne fussent confisqués.

Le coup était à peine frappé que les volontaires se sentirent honteux et embarrassés de leur succès. Ils se réunirent à leur club et rédigèrent un long manifeste, dont la transmission à Madrid par le câble ne leur coûta pas moins de 30,000 fr. Ils s’excusaient de leur conduite à l’égard du général Dulce, insistant sur les motifs d’inquiétude qu’il avait donnés aux fidèles sujets de la mère-patrie, et ils promettaient de veiller au salut public jusqu’à ce que les destinées de la colonie eussent été remises entre les mains d’un chef actif et vigoureux. Le triumvirat de Madrid envoya en effet le général Caballero de Rodas, qui venait d’acquérir une certaine célébrité par les répressions des émeutes de Cadix et de Malaga.

Le général de Rodas débarqua le 28 juin à La Havane, et prit aussitôt le commandement avec le titre de gouverneur politique. Il trouva devant lui, non plus des soulèvemens locaux, mais un peuple à peu près unanime pour conquérir son indépendance. Pendant que l’indiscipline désagrégeait le parti espagnol, les insurgés, unis par l’espérance, arrivaient à une sorte d’organisation. Pour obtenir de la sympathie des pays voisins le titre de belligérans, il fallait présenter l’apparence d’un état constitué. Un embryon de gouvernement s’installa à Guaimaro, petite ville du département du centre dont la population comprend environ 5,000 blancs, 600 noirs affranchis et autant d’esclaves. Le territoire de Guaimaro est entouré de rochers et d’épaisses forêts qui forment un retranchement facile à défendre, facile à approvisionner. Un parlement provisoire, où on ne comptait encore que dix-huit membres, s’assembla. Une constitution y fut ébauchée avec les réminiscences rapportées des États-Unis; elle a pour base la fédération des quatre états qui doivent former la nouvelle division de l’île. Le principe est celui de la démocratie pure. Tout citoyen est libre, sans distinction de race. La république ne reconnaît ni dignités, ni honneurs particuliers, ni aucun privilège. La seule condition pour être électeur et éligible est d’avoir vingt ans accomplis; on exige du président, chef du pouvoir exécutif, qu’il ait au moins trente ans et qu’il soit Cubain de naissance. La chambre des représentans nomme le président de la république et le général en chef des forces militaires; celui-ci est subordonné à l’exécutif. L’un et l’autre peuvent être mis en accusation, même à la demande d’un simple citoyen. Si l’accusation est admise par la chambre des représentans, les inculpés sont jugés par le pouvoir judiciaire, qui est indépendant de tous les autres pouvoirs. « La chambre, dit textuellement le dernier article de la constitution, ne pourra attaquer ni les libertés des cultes, de la presse, de réunion pacifique et de pétition, ni aucun droit inaliénable du peuple. » Bien que cette constitution soit encore sans application effective, il nous a paru curieux de montrer quelles idées circulent parmi ces insurgés qui étaient encore des propriétaires d’esclaves il y a si peu de temps.

Aux termes de l’acte constitutionnel, Manuel de Cespedès fut proclamé président de la république naissante. On nomma aussi quatre ministres pour la guerre, les relations avec l’étranger, l’intérieur et les finances. Quesada devint généralissime en récompense de son dévoûment et de ses services. Les forces actives ont été dès lors distribuées en trois groupes qu’on appelle des armées. Nous n’avons aucun renseignement positif sur la force numérique des troupes de l’insurrection. Il est à croire qu’elle est assez considérable avec la facilité qu’elles ont de se recruter, non-seulement parmi les créoles de race blanche, les mulâtres et les noirs déjà libres, mais encore au milieu d’une population de plus de 600,000 esclaves nouvellement émancipés. Nous trouvons dans les journaux américains du mois de juillet que l’armée de l’indépendance comprenait 36,000 blancs, 30,000 noirs, mais qu’elle atteindrait bientôt un effectif de 80,000 combattans. À cette même date, l’outillage de guerre, sans être complet, était déjà respectable. Les canons de bois cerclés de fer qu’on avait improvisés au commencement de la lutte, et qui éclataient souvent au premier coup, n’étaient plus qu’un sujet de plaisanterie. On avait des fusils du nouveau type, de l’artillerie de campagne, même de gros calibre, et on estimait à 26,000 le nombre des soldats parfaitement armés. Les introductions d’armes, quoique très périlleuses, étaient incessantes. Il est probable qu’aujourd’hui les insurgés à qui manque le rifle ou le revolver forment l’exception. Le patriotisme local et les sympathies des pays voisins ont créé d’abondantes ressources. Aux États-Unis, la délivrance de Cuba est un vœu populaire. Ceux qu’on désigne encore par le nom de « flibustiers, » comme aux temps de Walker et de Lopez, sont en grande partie des amateurs yankees ou de nationalités diverses qui, pour porter des munitions aux Cubains et faire le coup de fusil en leur compagnie, s’exposent à être emprisonnés par leur gouvernement au départ, et fusillés à la minute lorsqu’ils sont surpris à l’arrivée par les croiseurs espagnols.

De la part des républiques sud-américaines, la sympathie pour les Cubains est instinctive, comme l’hostilité contre leurs anciens maîtres. Le Mexique les a reconnus en qualité de belligérans, et leur a envoyé de l’argent et des armes. Le Pérou, qui est encore en guerre avec l’Espagne, quoique les hostilités ne soient pas flagrantes, a fait plus : il a reconnu l’existence de la république cubaine. L’excitation a été des plus vives au Chili. On y avait appris que Manuel Cespedès venait d’adresser au gouvernement de Santiago une lettre où il invoquait éloquemment la communauté d’origine et d’intérêts. Une interpellation à ce sujet fut faite à la chambre des députés par M. Antonio Matta, orateur très ardent. Il était facile de voir que la reconnaissance de l’autonomie cubaine par le Chili était dans les vœux de l’assemblée. Le ministre des affaires étrangères, M. Ammunategui, donna lecture de la lettre de Cespedès et de la réponse qui avait été faite officiellement. Il rappela que l’état actuel des choses entre l’Espagne et le Chili n’est ni la paix ni la guerre, que c’est une sorte de suspension d’armes, et qu’en proclamant l’indépendance des Cubains on se donnerait le tort de la reprise des hostilités. Le ministre déclara d’ailleurs que les sympathies du gouvernement, comme celles du pays tout entier, sont pour la cause cubaine; si une souscription publique était ouverte pour procurer des secours aux frères insurgés, le pouvoir n’y mettrait aucun obstacle, et les ministres eux-mêmes, agissant comme simples citoyens d’un pays libre, se feraient un devoir et un honneur de s’y associer. — Là-dessus, grand enthousiasme dans l’assemblée. Des listes de souscription ouvertes séance tenante réunissent de nombreuses signatures; l’élan est donné au pays, et des sommes importantes sont bientôt recueillies.

Ces dons irréguliers, si abondans qu’ils paraissent, ne peuvent être qu’un subside insuffisant. Toute révolution, en raison de ses besoins dévorans, soulève des incidens financiers; ce ne sont pas les moins curieux. Au peuple qui venait de surgir, il fallait un instrument d’échange. Le gouvernement insurrectionnel a créé un papier-monnaie que les habitans, à ce qu’on assure, reçoivent en échange des provisions qu’ils livrent. C’est une espèce d’emprunt forcé auquel ils se soumettent bénévolement. Pour les achats à l’étranger, autre expédient. Les biens des rebelles et des suspects, avons-nous dit, sont sous le coup de la confiscation. Les suspects sont ceux qui ont cherché un refuge à l’étranger, ceux qui ne répondent pas aux appels des volontaires espagnols et ne donnent pas des gages suffisans au régime encore debout. Cette catégorie étant fort nombreuse, la masse des biens séquestrés comporte une valeur incalculable. Les républicains de Guaimaro ont imaginé de contracter des emprunts aux États-Unis, à gros intérêts sans doute, en donnant hypothèque sur l’ensemble des biens confisqués par leurs ennemis. Que risquent-ils à cela? S’ils succombent, leur richesse est détruite, et ce n’est pas l’hypothèque donnée aux Américains qui les appauvrira davantage. Si leur cause triomphe, ils paieront avec allégresse la dette contractée. C’est surtout par ce procédé et aussi par les libéralités secrètes des patriotes cubains qu’on achète des armes, qu’on enrôle des combattans, qu’on affrète des expéditions de navires d’autant plus dispendieuses qu’elles aboutissent assez souvent à des sinistres.

C’était donc une rude campagne que le général de Rodas avait en perspective. Possédait-il des moyens suffisans pour triompher des obstacles? Parti précipitamment, il amenait peu de troupes, 900 hommes seulement. Sa grande préoccupation était l’attitude qu’allaient prendre à son égard les volontaires. Ceux-ci, un peu confus de leurs excès, remirent aux autorités maritimes les forteresses dont ils s’étaient emparés, et se répandirent en effusions de confiance et de loyauté. Loin de les blâmer, le gouverneur-général leur répondit par une proclamation où il les remerciait chaleureusement des services qu’ils avaient rendus à la cause de l’ordre; il alla jusqu’à leur dire qu’ils n’avaient rien à désavouer de leur conduire antérieure et qu’ils pouvaient en être fiers. On avait besoin des volontaires, il fallait les flatter. Ils étaient devenus en effet le point d’appui principal de la résistance. Sans l’entraînement de leur sauvage énergie, les troupes régulières, n’étant pas animées des mêmes passions, auraient sans doute hésité plus d’une fois.

Aux atrocités d’une guerre sans pitié ni merci se joignait une complication d’épidémie sans autre exemple connu. Comme on ne faisait pas de prisonniers, un détachement surpris était aussitôt immolé[7]. Çà et là dans les champs gisaient vingt, trente cadavres qui, sous l’action d’un soleil brûlant, emplissaient l’atmosphère de poisons subtils. Les mois de juin et de juillet furent terribles. Les tristes hôtes du pays, la fièvre jaune, le vomissement noir, le choléra bleu, courant à travers les deux camps, y choisissaient tour à tour leurs victimes. Dans l’armée espagnole, qui renfermait 20,000 soldats venus récemment d’Europe, la mortalité durant les six derniers mois prit des proportions horribles et décourageantes. La sinistre impression de ces calamités, jointe aux embarras politiques et financiers de la métropole, rendit fort difficile en Europe le recrutement de l’armée des Antilles. Il y a sans doute à rabattre beaucoup de tous ces renforts dont le départ a été successivement annoncé. Une haute-paie de 16 réaux (3 francs 60 c.) par jour n’a pas entraîné beaucoup de volontaires. On a parlé aussi de prisonniers ou d’individus déclassés à la suite des troubles civils qui auraient été enrégimentés à Barcelone et embarqués sommairement. En résumé, en tenant compte des élémens qui existaient au commencement de juillet sur le théâtre des hostilités, des pertes subies par le feu ou la maladie, des renforts qui ont comblé les vides, on peut évaluer les forces de terre dont a disposé le général de Rodas à 45,000 hommes au plus en y comprenant les volontaires péninsulaires. Les troupes régulières appartiennent pour la plupart à l’infanterie de marine et aux corps de chasseurs à pied. Les volontaires, qui figurent pour moitié dans l’effectif, fournissent seulement quelques milliers d’hommes à l’armée mobile; les autres tiennent garnison ou font la police dans les villes. Il y a eu aussi un grand déploiement de forces maritimes pour opérer un blocus que l’immense étendue de l’île rend à peu près impossible. On a envoyé dans les eaux de Cuba sept frégates cuirassées et douze corvettes à vapeur. Une flottille de petites canonnières construites à New-York a été un moment séquestrée par les autorités américaines à la demande du ministre péruvien. On ne comprend pas que le gouvernement provisoire de Madrid ait pu suffire à tant de dépenses.

Malgré l’épidémie qui sévissait encore en juillet, la campagne a été rouverte avec un redoublement d’énergie. Rodas a communiqué son entrain à ses troupes. Du côté des Cubains, le patriotisme a improvisé des généraux. Après Quesada, le commandant en chef, il faut nommer Donato Marmol, Aguilera, Valdes, Castillo, Bembetta, Cavada, Jordan, venu des États-Unis avec une expédition, et qui pourrait bien être lui-même un Yankee. Il n’y a rien de bien mémorable dans les incidens d’une guerre qui ne comporte ni évolutions sur une grande échelle, ni bataille décisive. Les insurgés, retranchés dans les montagnes du centre, font autant qu’ils peuvent des pointes sur les villes. Ils évitent les grands engagemens et tâchent d’avoir pour auxiliaire l’insalubrité du lieu où ils attirent l’ennemi. De là une succession de combats, d’embuscades, de razzias, de postes surpris, — le massacre en détail, pour tout dire en un mot. Cette guerre a fini par prendre un caractère de fureur indescriptible. Il faut littéralement vaincre ou mourir; de part et d’autre on fusille les prisonniers, on incendie la propriété de l’ennemi, on tâche de s’affamer réciproquement; les indigènes timides, qui voudraient éviter de se prononcer, ont tant à craindre du côté des Espagnols que la plupart se réfugient dans les montagnes, auprès de leurs compatriotes ; les femmes restent dans les villages exposées aux plus dures privations et sans défense contre les outrages. Les lignes télégraphiques sont coupées; les chemins de fer ont été mis hors de service. La dévastation et la sauvagerie s’étendent comme une lèpre. L’émigration des familles riches avec tout ce qu’elles peuvent emporter achève d’épuiser le pays. La situation est d’autant plus horrible que l’indécision se prolonge. Les Espagnols, avec des efforts inouis, ont fini par occuper la plupart des postes stratégiques; mais les Cubains, retranchés dans leurs montagnes où le bétail abonde, y sont difficilement attaquables. Il y a donc une sorte de temps d’arrêt dans les opérations. Tel est le point, où les choses ont été conduites. On ne comprend pas que de telles souffrances puissent se prolonger; on ne voit pas comment elles pourraient finir. Essayons cependant de résumer la situation et de tirer au clair ce qu’il y a de possible.


IV.

Le premier point à mettre en lumière, c’est le caractère général de la révolution cubaine. Il n’y a point ici, nous le répétons, révolte de l’esclave contre son ancien maître; ce n’est pas non plus, comme on le croit en Espagne, le complot d’une minorité factieuse pour saisir le pouvoir ou réaliser des utopies politiques. L’Europe elle-même se trompe quand elle soupçonne les États-Unis de fomenter les troubles avec l’arrière-pensée de s’approprier la perle des Antilles. La vérité est qu’une rare unanimité existe entre les classes et les races diverses dont se compose la population indigène. Les habitans qu’une juste prudence ou la timidité paralyse, les exilés volontaires, les proscrits, sont en sympathie avec les insurgés. Il ne s’agit plus aujourd’hui de concessions, de réformes. Le but hautement proclamé de l’insurrection est la fin de l’exploitation espagnole et l’indépendance absolue de Cuba et de Porto-Rico.

Tâchons d’écarter les préventions politiques, les antipathies de races, l’ardeur des représailles, tout ce qui est de nature à envenimer et à obscurcir la question. Demandons-nous avec calme et impartialité ce qu’il y aurait à faire pour rendre aux créoles le repos et la prospérité. Eh bien! il nous apparaît clairement que l’autonomie de l’île est devenue pour la société cubaine une condition d’existence. Cette nécessité s’est imposée de plus en plus à mesure que les ravages de la guerre ont accumulé les ruines. Pour opérer la transition de l’esclavage au travail libre, pour réparer les usines saccagées, pour remettre les chemins de fer en état de service, pour restituer les propriétés confisquées, pour supprimer le papier-monnaie, il faut une capitalisation abondante et rapide jusqu’au prodige. Est-ce l’Espagne qui prendra à sa charge de tels sacrifices, elle qui a tant d’abîmes à combler sur son propre territoire, elle dont le 3 pour 100 est coté à 25 sur les places de l’Europe, et qui ne trouverait peut-être point à emprunter à ce prix ?

Cuba ne sera relevée que par un de ces miracles que la liberté seule peut produire. Il lui faut une administration à bon marché et l’héroïsme du travail sur un champ débarrassé de toute entrave. Le projet de M. de Embil, en devenant l’idéal des Cubains éclairés, a pris une forme plus précise. Aujourd’hui le système financier qui a pour base un régime douanier très compliqué occupe beaucoup d’employés, et celui en vigueur à Cuba est d’autant plus onéreux que la perception des impôts est ordinairement affermée à des Espagnols. Dans l’hypothèse d’une franchise commerciale complète et du remplacement des impôts par une taxe unique perçue par la banque cubaine sur les planteurs en comptes courans avec elle, les frais de l’administration financière seraient considérablement réduits : première économie. Supposons maintenant la petite république ayant les moyens de se montrer bienveillante jusqu’à la générosité pour ses affranchis, — reconnaissant la liberté des cultes, la plus large liberté civile, la liberté de presse et de réunion, devenant hospitalière à tout le monde, ne demandant qu’à vivre en paix avec ses voisins : ne pourrait-elle pas se borner pour toute armée à une milice citoyenne et réaliser une seconde série d’économies sur son budget militaire? D’un autre côté, une simple taxe de 2 piastres par caisse de sucre payée par le planteur[8] et quelques autres cotisations analogues, les rentes provenant des domaines affermés, le bénéfice de la loterie, qu’il faudrait conserver pendant quelque temps encore, produiraient des ressources suffisantes pour le nouvel ordre de choses. Malgré le soulagement d’un budget réduit de moitié, il y aurait sans doute pour les citoyens de dures épreuves à traverser. On ne peut prévoir à quel degré tomberait la production pendant la première période où il s’agirait de réparer le matériel dévasté et d’accoutumer les travailleurs à la nouvelle discipline. Il faut faire une part à l’inconnu; il est permis de compter sur le bon exemple que donnent déjà plus de 200,000 mulâtres ou noirs affranchis pour abréger l’apprentissage du travail libre; puis sait-on ce que peuvent produire, comme prospérité commerciale, la suppression de toutes les entraves, le libre épanouissement de toutes les activités dans un pays d’une richesse incomparable, placé entre les deux Amériques comme pour servir de marché et de rendez-vous aux trafiquans du Nouveau-Monde?

Ceci n’est point le rêve d’un utopiste. La rupture des liens qui enchaînent les anciennes colonies à leur métropole, l’autonomie des possessions d’outre-mer, telle est la tendance imprimée par la transformation sociale de l’Europe. L’union de l’Angleterre avec ses colonies n’est plus que nominale. La France vient de faire un pas décisif dans cette voie. Aux termes de deux décrets impériaux de date récente, nos colonies des Antilles et du Pacifique peuvent acheter ou vendre en France et à l’étranger, recevoir ou expédier des marchandises de toute espèce et de toute origine, sans distinction aucune de pavillon. On ne manquera pas de dire : Pourquoi n’applique-t-on pas aux Antilles espagnoles un système analogue? Au lieu de réclamer pour Cuba l’indépendance complète, est-ce qu’on ne pourrait pas, en lui assurant une liberté effective, laisser à la fière Espagne l’illusion qu’elle domine encore au-delà des mers? Cela soulèverait de grandes difficultés. La vitalité commerciale de Cuba est exceptionnelle ; son marché naturel et indispensable est l’Amérique du Nord. Les États-Unis lui prennent 62 pour 100 de sa production principale, le sucre, — l’Angleterre 22 pour 100, et l’Espagne 3 pour 100 seulement ! Son existence dépend donc, non pas de sa métropole, mais des besoins et des convenances de la riche voisine qui la fait vivre. Il y a là une force d’attraction assez puissante pour briser les liens purement politiques par lesquels l’Espagne retient encore sa colonie.

Constatons en passant les dispositions de l’opinion publique aux États-Unis en ce qui concerne les affaires cubaines. Pour mesurer la portée des impulsions populaires, il faut voir si elles proviennent d’un sentiment répandu dans le public à l’état flottant ou d’un intérêt positif et personnifié. Les sentimens se modifient selon les circonstances; les intérêts seuls sont vivaces, subtils et entreprenans. Il y a dix ans, quand l’antagonisme était flagrant entre les républicains du nord et les sudistes, l’annexion de Cuba était pour ceux-ci une condition d’existence. La prépondérance des partis aux États-Unis dépendant surtout du nombre des voix qu’il possèdent au sénat et dans la cour suprême de justice[9], la politique des esclavagistes n’était qu’un effort incessant pour augmenter le nombre des états à esclaves. Les scènes qui ont ensanglanté le Kansas et le Nebraska ne sont pas oubliées. On se rappelle aussi la fameuse conférence d’Ostende, où trois diplomates du sud, dont l’un allait devenir président, déclaraient que l’acquisition de Cuba, soit par l’argent, soit par la force, était légitime et urgente. On aurait même trouvé parmi les abolitionistes du nord des théoriciens conseillant la conquête de Cuba, comme le seul moyen de mettre fin à la traite des nègres. Aujourd’hui ces divers mobiles n’ont plus de raison d’être. Il ne reste plus parmi les populations démocratiques et protestantes de l’Amérique du Nord que l’ennui d’avoir pour voisins l’absolutisme et le papisme espagnol; il y a en outre une vive sympathie pour de braves gens qui veulent affranchir une terre américaine, sentimens qui se combinent avec une vague réminiscence de la doctrine de Monroë.

On a vu à plusieurs reprises depuis un an les autorités américaines faire obstacle au recrutement pour Cuba, séquestrer les vaisseaux chargés d’armes et faire condamner par les tribunaux les expéditeurs. On a dit que le gouvernement de Washington en agissait ainsi pour éviter de fournir un argument à l’Angleterre dans le procès qu’il soutient contre elle au sujet de l’Alabama, qu’après avoir reconnu les Cubains comme belligérans on ne pourrait plus faire un crime aux Anglais d’avoir donné le même titre aux sécessionnistes. Ces motifs passagers sont accessoires. — Sage et prévoyant comme il est, le gouvernement du général Grant est sans doute beaucoup plus touché par des considérations d’avenir. C’est déjà bien assez de trois ou quatre millions de noirs affranchis que l’on compte actuellement dans l’Union à titre de citoyens, et peut-être ne serait-il pas prudent d’y ajouter le million d’Africains, esclaves ou libres, que renferment Cuba et Porto-Rico. On ne parait pas non plus disposé à fortifier les papistes irlandais par une population de race latine et de religion catholique. Au point de vue spécial du commerce, si la liberté absolue des échanges était en vigueur à Cuba, les avantages seraient à peu près les mêmes pour les États-Unis que ceux d’une complète assimilation. Il y a donc lieu de croire que le général Grant et son gouvernement désirent moins l’acquisition dont il s’agit qu’ils ne la craignent, et que, si la mainmise sur les Antilles espagnoles a jamais lieu, c’est qu’elle aura été commandée par un sentiment d’humanité, comme la seule manière de couper court aux horribles scènes dont Cuba est le théâtre. Qu’on se représente dans les eaux européennes une grande île appartenant aux Américains, et qui serait mise par eux à feu et à sang. Est-ce que la conscience des peuples européens ne serait pas soulevée, est-ce qu’il ne surgirait point parmi nous une force d’opinion qui commanderait aux gouvernemens de pourvoir au salut des victimes, de faire contre les Yankees ce qu’on a fait autrefois contre les Turcs au profit de la Grèce? Voilà le sentiment honorable qui domine aux États-Unis, et qui peut forcer le général Grant à prendre parti contre l’Espagne, si le martyre des Cubains se prolonge.

Transportons-nous en Espagne pour y surprendre, s’il est possible, les dispositions vraies de l’esprit public. Les traditions de l’ancien système colonial sont entrées profondément dans les mœurs espagnoles : elles ont créé dans une large partie de la population des instincts égoïstes, des habitudes d’exploitation tellement invétérées qu’on les honore comme le droit. L’île de Cuba a été longtemps, elle est peut-être encore l’Eldorado des militaires rêvant un avancement rapide, des employés au tour de main facile ; comment parler raison et justice à tout ce monde-là ? Sur le terrain commercial, la résistance a des causes plus sérieuses. L’agriculture et l’industrie de la métropole se sont constituées dès l’origine en vue des marchés coloniaux dont elles avaient le monopole ; elles ne se sont pas accoutumées aux luttes de la concurrence, elles n’ont pas pris assez de force pour se passer des droits protecteurs. Montrer en perspective un régime sous lequel les fermiers de la Castille ou les manufacturiers de la Catalogne perdraient le pouvoir d’imposer aux Cubains leurs produits, bons ou mauvais, c’est les provoquer à l’exaspération. Ceux qui ont un intérêt direct à la conservation de Cuba, et ils sont nombreux, invoquent avec fracas l’orgueil patriotique. Céder à des rebelles, abandonner le dernier fleuron de la glorieuse couronne, ce serait une honte, on descendrait au dernier rang des nations. La note chevaleresque a du retentissement en Espagne ; on n’ose pas y faire dissonance, et il en résulte une apparence d’unanimité. On a lieu de croire néanmoins que, parmi les hommes éclairés et désintéressés de la péninsule, il y en a peu qui croient à la possibilité de conserver Cuba et Porto-Rico. Ce n’est pas d’aujourd’hui que cette idée s’est fait jour ; elle existait, avec discrétion, il est vrai, bien avant l’insurrection cubaine, parmi les économistes et les partisans d’une politique avancée. Depuis la révolution de septembre, on a risqué de dire à la tribune et dans les journaux qu’il faut en finir avec une guerre inique et désastreuse, que l’heure est venue d’entrer en arrangement pour la cession des Antilles.

À cette déplorable situation, il n’y a que deux issues praticables : ou l’Espagne s’obstinera dans la lutte, ou bien elle se démettra volontairement de sa souveraineté, en acceptant les compensations honorables qui lui seront offertes. Examinons la première hypothèse. L’Espagne, quoique blessée, est encore vigoureuse ; un effort énergique, des sacrifices démesurés, ne nous étonneraient pas de sa part. Il se pourrait peut-être qu’elle réussît à écraser ses adversaires. À quoi aboutirait-on par là ? Immédiatement l’opinion publique indignée, se soulevant dans les deux Amériques, forcerait le gouvernement des États-Unis, malgré sa réserve, à prendre possession de Cuba ; la situation des Espagnols répandus dans tous les pays sud-américains deviendrait dangereuse, intolérable. A l’intérieur, par l’énormité d’une dépense inutile, l’Espagne aurait porté le dernier coup à ses finances; à l’extérieur, elle se serait fermé tous les marchés du Nouveau-Monde, où elle n’aurait plus que des ennemis.

Arrêtons-nous de préférence à l’autre hypothèse, celle d’une cession volontaire de Cuba et de Porto-Rico moyennant une compensation pécuniaire. Il ne s’agirait pas d’une vente, dont l’idée est répugnante autant pour le peuple qui vend que pour celui qui se rachète : ce serait la liquidation d’une ancienne solidarité, une juste participation dans les dépenses civilisatrices des siècles antérieurs. Une somme dont il ne convient pas encore d’indiquer le chiffre serait donc livrée par les Cubains au moyen d’une combinaison d’annuités. Quel devrait être l’emploi de cette somme? L’industrie espagnole est particulièrement menacée par la séparation des colonies : c’est elle qu’il faudrait secourir. Que l’indemnité tout entière soit consacrée à la transition du régime protecteur au commerce libre; qu’on vienne en aide aux manufacturiers en leur accordant, non pas des subventions, mais des primes d’exportation décroissantes pendant cinq ans, temps nécessaire pour la transformation de leur outillage; que l’on consacre de fortes sommes à la création des voies utiles au commerce, à l’éducation populaire, qui augmentent les forces productives. Si les hommes d’état qui vont présider aux destinées de l’Espagne avaient la sagesse et la fermeté de résister aux dépenses stériles, s’ils employaient l’indemnité cubaine comme il vient d’être dit, ils calmeraient les esprits inquiets et irrités. L’essor de l’industrie relèverait le crédit public. On verrait une activité saine remplacer la poursuite des sinécures et des privilèges; la réconciliation définitive dans les pays hispano-américains, y compris Cuba, ouvrirait largement à l’Espagne les marchés du Nouveau-Monde. En agissant ainsi, une crise qui menace d’être mortelle fournirait au contraire des élémens de régénération.

L’obstacle à cette combinaison, c’est la répugnance qu’ont les Cubains à faire les fonds d’une indemnité pour l’Espagne. Pourquoi paieraient-ils rançon à la mère-patrie? C’est elle, disent-ils, qui est leur débitrice pour les avoir trop longtemps exploités. Et d’ailleurs ils se croient sûrs du triomphe définitif, sinon par eux-mêmes, au moins par l’intervention des États-Unis. A notre avis, les Cubains ne sont pas aussi dégagés qu’ils le supposent de toute solidarité avec le passé. M. Chase, qui était ministre des finances à Washington pendant la guerre de la sécession et qui est aujourd’hui président de la cour suprême, écrivait en 1863 ces admirables paroles dans une lettre que nous pouvons citer sans indiscrétion : — « Nous avons beaucoup souffert par la guerre et nous souffrirons beaucoup plus encore ; c’est une juste punition pour notre complicité trop longue dans le crime de l’esclavage. » Il faut le dire aux Cubains, ils ont le même crime à expier. Pendant que leurs fortunes se faisaient par l’esclavage, ce système odieux, soutenu selon les idées du temps par la mère-patrie, lui imposait des charges dont on serait étonné, si on en faisait le compte, et dont elle porte encore le poids. Les sommes à payer par les créoles pourraient bien passer pour une restitution. Quel que soit le sacrifice à faire par les Cubains, il serait faible comparativement à ceux que leur infligerait la continuation de l’état de guerre. Où en viendront-ils d’ailleurs, si une pacification sincère ne leur rend pas leur autonomie ? Ils seront délivrés, mais absorbés par l’Amérique du Nord, et certes ce n’est pas là ce qu’ils ont de mieux à désirer. Leur véritable destinée est de se développer à l’état de république indépendante, de redevenir riches et puissans par le travail libre, et de fonder, conjointement avec le Chili, la confédération des états-unis de l’Amérique du Sud.

Au moment où nous écrivons, les Cubains et les Espagnols semblent plus irréconciliables que jamais. Qui leur fera entendre raison ? Il n’y a que les gouvernemens européens qui puissent l’essayer en agissant de chaque côté par la persuasion, par l’évidence des sages conseils. Assurément l’Europe est intéressée dans une certaine mesure à cette pacification. Cuba, devenue port franc, rapidement enrichie par une production et un commerce sans entraves, ayant des besoins de toute nature à satisfaire, deviendrait un marché de premier ordre pour la France, l’Angleterre, l’Allemagne ; mais les sentimens d’humanité doivent parler plus haut encore que l’intérêt. Une guerre d’extermination dure depuis près d’un an, on doit tout tenter pour y mettre fin. Il n’y a pas de temps à perdre. Le congrès des États-Unis s’assemblera dans les premiers jours de décembre, c’est une échéance impatiemment attendue par les Cubains : un parti bruyant et entreprenant déclare que le général Grant sera mis en demeure de prendre une détermination. Si les diplomaties européennes, par négligence ou par dédain, ne se décident pas à intervenir, elles auront peut-être à se reprocher d’avoir fait cadeau de la perle des Antilles aux États-Unis.


ANDRE COCHUT.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mai 1869, l’Espagne et l’esclavage dans les îles de Cuba et de Porto-Rico, par M. Augustin Cochin.
  2. Suivant les données administratives, cette population se décomposait ainsi :
    Race blanche Créoles nés dans l’île 550,000
    Espagnols nés en Europe, armée et flotte comprises 75,000
    Race rouge Population flottante (étrangers) 10,000
    Originaires de l’île ou immigrans asiatiques 15,000
    Race noire Mulâtres libres 120,000
    Nègres affranchis 88,000
    Mulâtres et nègres esclaves 372,000
    Total 1,230,000
  3. Les chemins sont en effet très multipliés à Cuba; mais ils ont été faits par l’initiative et aux frais de l’industrie particulière, qui s’est procuré des capitaux en Angleterre par voie d’emprunt. Loin d’assumer les dépenses de cette nature, le gouvernement espagnol a laissé les voies ordinaires en très mauvais état.
  4. Ce chiffre est celui du déficit présumé à l’origine des troubles. La situation s’est encore aggravée depuis cette époque. Un document américain qui porte la date de septembre 1869 accusait une circulation en papier à cours forcé de 150 millions de francs avec une réserve métallique de 15 millions.
  5. Vingt-sept d’entre eux parvinrent à recouvrer leur liberté à force d’argent et à travers les périls. Quelques mois plus tard, on jugea convenable de transférer les prisonniers de Fernando-Po dans un autre lieu de détention : dix-sept de ces proscrits étant morts dans la traversée, on ne voulait recevoir nulle part le vaisseau devenu suspect, et les malheureux furent ballotés d’un port à l’autre jusqu’à Mahon, où ils sont détenus.
  6. Voici le texte, un peu abrégé, de cette proclamation :
    « Considérant que l’institution de l’esclavage, apportée à Cuba par le gouvernement espagnol, doit disparaître en même temps que l’autorité de ce gouvernement;
    « L’assemblée des représentans, voulant faire respecter désormais les principes de la justice éternelle,
    « Au nom de la liberté et du peuple qu’elle représente, décrète :
    « Article Ier. L’esclavage est aboli. — Article 2. Les propriétaires des hommes qui jusqu’à ce jour ont été esclaves seront indemnisés pour la perte de ceux-ci. — Article 3, Tous les individus qui, en vertu de ce décret, obtiendront la liberté contribueront par leurs efforts à obtenir la liberté de Cuba. — Article 4. Pour arriver à ces résultats, tous ceux qui seront considérés comme bons pour le service militaire seront enrôlés dans nos rangs, et ils jouiront de la même solde et des mêmes avantages que les autres soldats de l’armée libérale. — Article 5. Ceux qui ne sont pas bons pour le service continueront, pendant la durée de la guerre, à faire les mêmes travaux qu’à présent.
    « Fait à Camaguey le 20 février 1869. »
  7. Pour qu’on se fasse en Europe une idée exacte de cette barbarie, nous copions, comme exemple et à quelques lignes de distance, les deux faits qui suivent dans un journal sud-américain.
    « 29 juin. Une rencontre a eu lieu, près de Las Cinco Villas; les insurgés ont fusillé une compagnie d’Espagnols qui sont tombés entre leurs mains. »
    « 1er juillet, A Ciego Moreno, district de Cinfuegos, 52 patriotes ont été fusillés par ordre du gouverneur. »
  8. Soit environ 10 francs pour 200 kilogrammes.
  9. Les élections pour le sénat sont faites aux États-Unis, non par voix de citoyens, mais à raison de deux membres par état, et la nomination des membres de la cour suprême de justice, qui a le dernier mot dans les grandes décisions, dépend principalement du sénat.