L’Influence et l'avenir des idées cartésiennes

L’Influence et l'avenir des idées cartésiennes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 359-390).
L'INFLUNCE ET L'AVENIR
DES
IDÉES CARTÉSIENNES

On s’est souvent demandé, tout en déplorant la mort prématurée de Descartes à cinquante-trois ans, si, par une vie plus longue, il aurait beaucoup ajouté à ses chefs-d’œuvre. Sa pensée, dit-on, n’était-elle pas déjà fixée pour jamais ? sa confiance en l’infaillibilité de sa méthode n’était-elle pas inébranlable ? Il avait une aussi belle obstination dans ses idées que s’il eût été le « Breton » le plus bretonnant. Voulut-il jamais changer une ligne à ce qu’il avait écrit ? S’il avait vécu, ajoute-t-on, il se serait probablement contenté de faire des découvertes nouvelles dans les mathématiques, la physique et la médecine. — On oublie la morale. Si nous voulions, nous aussi, nous lancer dans les hypothèses, nous croyons que Descartes n’aurait pu résister au désir d’édifier une théorie de l’homme et de la conduite. C’était la préoccupation qui, après sa mort, devait aller dominant chez ses grands disciples, comme Spinoza, et qui allait aboutir à une nouvelle doctrine de la vie, à une éthique.

Chez Descartes même nous voyons s’accroître, avec les années, le souci des questions psychologiques et morales, qui contraste avec ses premières préoccupations, d’abord scientifiques, puis toutes métaphysiques. Victor Cousin, Jouffroy et Saisset nous ont représenté Descartes comme « un homme qui passe sa vie à observer en lui-même le travail de la pensée, le jeu des passions, etc. » Mais Descartes, nous l’avons vu, passa la plus grande partie de sa vie à observer les hommes de toutes les nations et de tous les pays, à épier les phénomènes curieux de la nature, à poursuivre des découvertes de mathématiques, à résoudre les innombrables problèmes que lui envoyaient le père Mersenne et les autres mathématiciens du temps, à faire des expériences de chimie, à disséquer et « anatomiser » des animaux, dont il montrait à ses amis les cadavres et squelettes en disant : « Voilà ma bibliothèque. » Et quand il se repliait sur lui-même, ce n’était point pour y étudier ce que son disciple Spinoza appelait avec dédain les historioles de l’âme ; c’était pour y chercher le point de coïncidence entre la réalité et la pensée ; ce point, il le trouvait dans deux idées : celle du moi et celle de l’être parfait, qui ont le privilège, selon lui, de nous faire toucher à la fois l’idéal et le réel.

Cependant la psychologie, à la fois métaphysique et scientifique, attirait de plus en plus l’esprit de Descartes. En 1646, il compose son Traité des passions de l’âme, sur les instances de la princesse Élisabeth ; plus tard il envoie à la reine de Suède son manuscrit, qui ne fut publié qu’en 1649, à Amsterdam. Descartes se plaisait à avoir pour disciples des femmes de haute intelligence. Il leur trouvait moins de préjugés, un esprit plus naturel, plus ouvert, plus sincère, par cela même une heureuse docilité, et tant d’empressement à le suivre ! Les femmes d’ailleurs, ayant le sens délicat des choses du cœur et de la conduite, s’intéressent surtout aux questions psychologiques et morales. Si Descartes commente Sénèque, s’il recherche en quoi consiste le souverain bien, c’est pour répondre soit à Élisabeth, soit à Christine ; et ce sont encore les questions posées par Christine qui lui font écrire à Chanut son admirable lettre sur l’amour. Descartes atteignait d’ailleurs l’âge où ces problèmes préoccupent davantage ; il était « fatigué de la géométrie, » il croyait avoir épuisé la métaphysique ; il songeait surtout à écrire sur l’homme.

Toute grande doctrine aboutit toujours à la pratique, et, nous le savons, Descartes lui-même avait le souci des applications autant que des spéculations ; c’est un des traits caractéristiques de son génie. En tout cas, sa philosophie devait avoir, sur son siècle et sur les suivans, une influence psychologique et morale, littéraire même, non pas seulement scientifique et métaphysique. Pour comprendre la nature et l’étendue de cette action, examinons d’abord les idées de Descartes lui-même sur la psychologie, sur la morale et sur l’esthétique. Nous nous élèverons ensuite à des considérations générales sur le passé du cartésianisme et sur son avenir. Le cartésianisme touche à tant de hautes questions, il offre un intérêt à la fois si national et si humain, qu’on ne trouvera pas superflu d’en montrer l’influence toujours vivante et d’en dégager les élémens à jamais durables.


I

La psychologie de Descartes n’est point celle des écossais ni des éclectiques, c’est la psychologie physiologique de notre époque, dont on peut le considérer comme le fondateur. Pour Descartes, il n’y a pas de psychologie détachée, qui serait indépendante de la métaphysique d’une part, de la physiologie de l’autre. Étudiez-vous les faits particuliers et les lois particulières de la vie intérieure, les passions et les émotions, tout ce qui provient de ce que l’esprit est uni à la matière et « ne fait qu’un avec elle, » alors, les mouvemens de l’organisme rendront compte de ce qui, dans nos états internes, peut devenir l’objet d’une vraie science. Étudiez-vous la pensée et ses lois radicales, ce que Descartes appelle les a principes de la connaissance humaine, » identiques aux principes de l’existence telle que nous pouvons la saisir ; alors vous êtes en pleine métaphysique. De même, lorsque vous étudiez la volonté libre, avec sa puissance infinie en Dieu et même chez l’homme. Les phénomènes de la nature humaine sont donc, pour Descartes, ou tout intellectuels et métaphysiques, ou tout corporels et mécaniques. Ou plutôt, ils sont toujours à la fois une série de « pensées » et une série de « mouvemens. »

On peut considérer le Traité des passions de l’âme comme le premier modèle de la psychologie scientifique aujourd’hui en honneur. La physiologie, en effet, n’y tient pas moins de place que la psychologie même. La théorie de l’association ou liaison des idées, expliquée par la liaison des traces du cerveau et par le mécanisme de l’habitude, se trouve esquissée dans Descartes, très développée chez Malebranche et Spinoza ; si bien que cette théorie prétendue anglaise est encore cartésienne. Mais, chez Descartes, tout tend à cette forme déductive que Spinoza devait, dans son Éthique, adopter en l’exagérant. Spinoza a fait la géométrie des passions, Descartes en a fait la physiologie.

Supposez, dit Descartes, un pur esprit, comme celui d’un ange, dans un corps humain, mais conservant son caractère « d’âme distincte, » il n’aurait pas « les sentimens tels que nous ; mais il percevrait seulement les mouvemens causés par les objets extérieurs ; et par là, il serait différent d’un véritable homme. » Nos sentimens et nos sensations sont donc les représentations obscures des mouvemens utiles ou nuisibles à la vie et tiennent à ce que nous ne sommes pas des intelligences « distinctes. » La passion proprement dite ou émotion est un état de conscience confus, « une pensée confuse, » excitée « par le mouvement des nerfs » et qui a pour résultat, remarque ingénieusement Descartes, de « disposer l’esprit à cette autre pensée plus claire en laquelle consiste l’amour raisonnable. » Qu’est-ce, par exemple, que le sentiment de la soif, produit par la sécheresse de la gorge ? C’est un état concret de la conscience, « une pensée confuse qui dispose au désir de boire, mais qui n’est pas ce désir même. » Pareillement, dans l’amour, « on sent je ne sais quelle chaleur autour du cœur, » qui fait « qu’on ouvre même les bras comme pour embrasser quelque chose, » mais ce sentiment de chaleur n’est point encore l’union de volonté avec l’être aimé ; « aussi arrive-t-il quelquefois que le sentiment ou la passion de l’amour se trouve en nous sans que notre volonté se porte à rien aimer, à cause que nous ne rencontrons point d’objet que nous pensions en être digne. » Il faut donc toujours, selon Descartes, distinguer l’élément physique des passions, qui se retrouve jusque chez les animaux et qui, par conséquent, n’est qu’un mécanisme nerveux, d’avec l’élément intellectuel, qui n’existe que chez un être pensant. Théorie originale et profonde, qui contient en germe bien des vérités aujourd’hui reconnues. Descartes anticipe les recherches de Darwin sur l’expression des émotions. De plus, il comprend ce que bien des psychologues contemporains méconnaissent encore : que ce qui nous semble « l’expression » de nos passions est, en grande partie, un élément intégrant et constitutif de ces passions mêmes. La peur, par exemple, en tant que passion, n’est point constituée par ce raisonnement intellectuel : — Voici une bête nuisible, donc je fuis. — Elle est constituée par la conscience même des mouvemens automatiques et réflexes que provoque, « sans notre volonté, » l’image de l’objet terrible surgissant dans le cerveau. Avoir peur, c’est percevoir confusément la tempête cérébrale et nerveuse qui aboutit mécaniquement aux mouvemens des jambes ; avoir peur, c’est se sentir entraîné mécaniquement à fuir. À l’automatisme, selon Descartes, il appartient de commencer, indépendamment de notre volonté, tous les mouvemens utiles à notre conservation, et de les propager dans les muscles par une « ondulation réflexe. » Aussi notre volonté ne peut-elle agir directement sur nos passions et émotions : le changement qu’elle désire n’a lieu, dit Descartes, que si « la nature ou l’habitude a joint tel mouvement à telle pensée. » De même, ajoute Descartes, essayez de dilater ou de contracter votre pupille, vous n’y parviendrez pas : car « la nature a joint ce mouvement non à la volonté de dilater ou contracter, mais à la volonté de regarder des objets distans ou rapprochés. » Nous sommes donc obligés d’agir indirectement sur nos passions, en évoquant des images contraires à celle dont nous voulons refréner les effets ; nous contre-balançons une pensée par une autre pensée, une passion par une autre passion. Toutes vérités confirmées par la psychologie contemporaine.

Non moins remarquables sont et la classification et l’analyse des diverses passions de l’âme. On sait que Descartes ramène tout à six passions primitives : l’étonnement, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. L’étonnement est, pour ainsi dire, une passion préliminaire qui devance toutes les autres, parce qu’elle est l’espèce de choc nerveux et intellectuel produit par un objet nouveau, avant même que nous connaissions ce que cet objet a d’avantageux ou de nuisible et que nous puissions aussi l’avoir en amour ou en aversion. On n’a guère compris ce qu’il y a de vérité dans cette théorie de Descartes sur l’étonnement ; ne rappelle-t-elle pas, cependant, les doctrines des psychologues contemporains ? Ceux-ci, avec Spencer, considèrent le choc nerveux comme le phénomène fondamental du côté physiologique ; et du côté psychologique, ils considèrent le sentiment de la différence ou de la nouveauté, par conséquent « l’étonnement, » comme le corrélatif mental du choc nerveux. C’est donner raison à Descartes. L’étonnement est, pour ainsi dire, la passion de l’intelligence ; les cinq autres passions sont plutôt celles de la volonté, puisqu’elles dérivent de ce que l’objet nouveau qui nous a plus ou moins surpris « se trouve être bon ou mauvais pour nous. » Dans cette nouvelle catégorie de passions, c’est, selon Descartes, l’amour qui est primordial ; la haine n’est qu’un amour se dirigeant à l’opposé d’un obstacle ; le désir est l’amour de ce que nous ne possédons pas encore ; la joie et la tristesse sont les sentimens causés par la présence ou par l’absence de l’objet aimé. Otez l’amour, dira Bossuet, vous ôtez toutes les passions ; posez l’amour, vous les faites naître toutes. Et c’est encore ce que confirme la psychologie contemporaine.

En se combinant, les passions primitives produisent en effet toutes les autres. Descartes excelle à l’analyse de ces combinaisons subtiles et à l’explication des cas les plus embarrassans. Pourquoi, par exemple, trouvons-nous du plaisir jusque dans la fatigue des jeux où il faut de la force et de l’adresse, jusque dans les larmes versées à la vue de quelque grand malheur représenté sur la scène ? — L’âme se plaît, répond Descartes, « à sentir, émouvoir en soi des passions, de quelque nature qu’elles soient, pourvu qu’elle en demeure maîtresse. » Si nous lisons « des aventures étranges dans un livre, » nous éprouvons tantôt de la tristesse, tantôt de la joie, de l’amour, de la haine, « et généralement toutes les passions, selon la diversité des objets qui s’offrent à notre imagination ; » et pourquoi avons-nous du plaisir « à les sentir exciter en nous, » même les plus tristes ? C’est, dit Descartes, que « ce plaisir est une joie intellectuelle qui peut aussi bien naître de la tristesse que de toutes les autres passions. » Il y a donc, jusque dans les émotions qui dépendent de quelque mouvement des nerfs, un exercice de la volonté qui sent sa maîtrise et une émotion de nature intellectuelle, « qui n’est excitée en l’âme que par l’âme même. » L’élément volontaire et l’élément intellectuel des passions sont ainsi mis en lumière. Rappelons encore tant de pages fines et piquantes sur l’humilité vertueuse et vicieuse, sur la bonne et la mauvaise jalousie, sur la moquerie, qui est la revanche des plus imparfaits, « désirant voir tous les autres aussi disgraciés qu’eux, et bien aises des maux qui leur arrivent, » sur cette raillerie modeste qui, au contraire, reprend utilement les vices en les faisant paraître ridicules, mais « sans témoigner aucune haine contre les personnes : » ce n’est plus alors une passion, « mais une qualité d’honnête homme, laquelle fait paraître la gaîté de son humeur et la tranquillité de son âme. » Non moins que Molière et La Bruyère, Descartes malmène les faux dévots qui, « sous ombre qu’ils vont souvent à l’église, qu’ils récitent force prières, qu’ils portent les cheveux courts, qu’ils jeûnent, qu’ils donnent l’aumône, pensent être entièrement parfaits, et s’imaginent qu’ils sont si grands amis de Dieu qu’ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise. » Puis, flétrissant avec courage le fanatisme religieux de son temps, Descartes ajoute : « Tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d’exterminer des peuples entiers pour cela seul qu’ils ne suivent pas leur opinion. »

C’est dans le bon usage des passions que Descartes met « toute la douceur et toute la félicité de cette vie. » En les examinant, il les trouve presque toutes « bonnes de leur nature, » sauf la lâcheté et la peur. Pour celles-ci, il a « bien de la peine à en deviner l’utilité, » — ce qui lui fait honneur. L’âme « peut avoir ses plaisirs à part, mais pour ceux qui lui sont communs avec le corps, ils dépendent entièrement des passions. » — « Notre âme, écrit-il encore à Chanut, n’aurait pas sujet de vouloir demeurer jointe à son corps un seul moment, si elle ne pouvait les ressentir ; » mieux vaudrait être un pur esprit. Nous n’avons donc à éviter « que leur mauvais usage et leurs excès. »

Telle est cette théorie des passions qui les ramène à un sentiment confus des mouvemens de l’organisme, provoquant, d’une part, l’éveil de l’étonnement intellectuel et, d’autre part, l’éveil de l’amour volontaire. On conviendra que cette doctrine offre encore une riche matière aux méditations de nos contemporains.

La psychologie de Descartes, avec ses deux aspects métaphysique et physiologique, exerça une évidente influence sur celle de Malebranche, de Spinoza, de Bossuet même, qui joignirent toujours la considération des organes à celle de l’esprit. Elle contribua aussi, pour une certaine part, à accroître le goût de l’analyse psychologique qui devait caractériser le siècle de Louis XIV.


II

L’influence du cartésianisme en morale fut beaucoup plus grande qu’il ne le semble au premier abord. Il est de mode d’attribuer peu d’importance à la morale de Descartes. On croit qu’il s’en est tenu à sa « morale de provision, » ou que, pour l’enrichir, il a emprunté aux anciens quelques vagues maximes.

Un critique éminent a dit ici même qu’il « n’y a pas de morale cartésienne ; » ou, si l’on veut qu’il y en ait une, « ce sera la morale de Montaigne, celle des sceptiques de tous les temps et de toutes les écoles : vivons comme nous voyons qu’on vit autour de nous, et ne nous mêlons pas de réformer le monde… On dirait en vérité que toutes les questions qui regardent la conduite n’ont pas d’importance à ses yeux[1]. » Nous ne saurions nous ranger à cette opinion. Descartes nous dit, il est vrai, qu’il avait coutume de « refuser d’écrire ses pensées sur la morale, parce qu’il n’y a point de matière d’où les malins puissent plus aisément tirer des prétextes pour calomnier. » Le presse-t-on d’aborder enfin la théorie des mœurs, il se dérobe le plus souvent. Il allègue « l’animosité des régens et des théologiens. » On l’a tant blâmé, dit-il, « pour ses innocens principes de physique ! » que serait-ce donc « s’il allait s’occuper de morale ? » Il mène d’ailleurs « une vie retirée ; » son « éloignement des affaires le rend incompétent. » Aussi laisse-t-il la morale publique « aux souverains et à leurs représentans autorisés. » Il n’en est pas moins vrai que, sans écrire de traité, Descartes a indiqué avec précision sa doctrine de la vie. Et si cette doctrine eût été tellement banale, se serait-il fait prier à ce point pour la laisser entrevoir ?

On s’en rapporte là-dessus à ce jugement malveillant de son rival Leibniz : « Sa morale est un composé des sentimens des stoïciens et des épicuriens, ce qui n’est pas fort difficile, car déjà Sénèque les conciliait fort bien. » On verra tout à l’heure l’injustice de cette appréciation sommaire. Les historiens de la philosophie s’étant dispensés de reconstruire la morale de Descartes, nous essaierons cette reconstruction, d’un haut intérêt historique et philosophique. Les lettres à la princesse Elisabeth et à Chanut sur la morale sont d’une plénitude et d’une profondeur qui nous rappellera Pascal. Leibniz n’y a voulu voir qu’un commentaire de Sénèque et d’Épictète, parce que Descartes y apprécie ces deux moralistes ; mais, en réalité, c’est toute la morale de Spinoza que Descartes esquisse d’avance, surtout dans sa lettre à Chanut sur l’amour. Sans compter que la morale de Leibniz, — elle-même si peu développée, — s’y retrouve tout entière, avec quelque chose de plus et de mieux.

Ce qui frappe tout d’abord chez Descartes et ce qui est de grande conséquence, c’est la complète séparation d’avec la théologie révélée, dans cette partie même de la philosophie qui aboutit à la pratique. Console-t-il ses amis sur la perte de leurs proches et sur les autres misères de la vie, ou discute-t-il avec eux les principes abstraits de la morale, il s’en tient toujours « à la lumière naturelle ; » sans rejeter la loi assurément, mais sans jamais la confondre avec la raison. Par là, tout d’abord, il préparait une véritable révolution en morale.

Sa doctrine de la vie se divise en deux parties : l’une qui n’est que le premier degré ou, comme il disait, la première « provision » du philosophe : c’est cette sagesse moyenne dont, en attendant mieux, il s’était contenté dans le Discours de la méthode ; sagesse qui est d’ailleurs presque tout pour la plupart des hommes, parce qu’ils vivent surtout de la vie sensible. Pour ceux-là, la morale se confond en grande partie avec l’hygiène et la médecine. « L’esprit dépend si fort du tempérament et des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. » — Cet adage de Descartes n’est point pour déplaire aux naturalistes de notre temps. Mais c’est sur la métaphysique et sur la physique même, considérée comme science des lois du monde entier, que Descartes fonde « la plus haute et la plus parfaite morale : » celle du sage qui ne marche plus « à tâtons dans les ténèbres, » qui n’est plus réduit à chercher en tout le juste milieu. Connaissant les principes des choses et surtout le premier principe, le sage se propose de vivre en conformité et avec les lois de l’univers et avec la volonté d’où est sorti l’univers même. « La plus haute et la plus parfaite morale, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. » Descartes écrit à Chanut que « le moyen le plus assuré pour savoir comment nous devons vivre est de connaître auparavant quels nous sommes, quel est le monde dans lequel nous vivons, et qui est le créateur de cet univers que nous habitons. » Le souverain bien, « considéré par la raison naturelle, » n’est en effet que « la connaissance de la vérité par ses premières causes, c’est-à-dire la sagesse, dont la philosophie est l’étude. » Aussi est-ce proprement « avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher. » L’étude de la philosophie « est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas. » Chaque nation est « d’autant plus civilisée et policée que les hommes y philosophent mieux, et ainsi c’est le plus grand bien qui puisse être dans un État que d’avoir de vrais philosophes. » (Épître dédicatoire des Principes.) Ne croyez-vous pas entendre d’avance les philosophes du XVIIIe siècle ?

De ces généralités, passons aux détails. Dans la puissance infinie du vouloir réside, selon Descartes, notre vraie grandeur ; le bien n’est donc autre que la rectitude de la volonté ou la « bonne volonté. » — « Le souverain bien de chacun en particulier ne consiste qu’en une ferme volonté de bien faire et au consentement qu’elle produit. Dont la raison est que je ne remarque aucun autre bien qui me semble si grand ni qui soit entièrement au pouvoir de chacun. » Descartes interprète ainsi en son sens profond la grande distinction stoïcienne entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, entre les biens de la volonté, qui sont seuls des biens, et les avantages extérieurs, qui n’ont pas un caractère de vraie moralité, a Un petit vase, dit Descartes, peut être aussi plein qu’un grand, encore qu’il contienne moins de liqueur ; ainsi le plus disgracié de la fortune ou de la nature peut être rempli par le contentement du vrai bien. »

Mais cette doctrine stoïcienne n’est encore que préliminaire. Dans une de ses lettres à Elisabeth, Descartes déclare que, laissant là Sénèque, il va établir les idées directrices de sa propre morale. Ces idées sont au nombre de quatre. D’abord celle de l’être parfait, qui est « le véritable objet de l’amour ; » puis l’idée de notre « esprit, » dont la nature, distincte du corps et « plus noble, » nous commande de nous détacher des choses corporelles ; en troisième lieu, l’idée du « monde infini, » qui nous détache de la terre même, en nous empêchant de croire « que tous les cieux ne sont faits que pour le service de la terre ou la terre que pour l’homme ; » la pensée de l’infini supprime ainsi, avec les fausses notions de causes finales, cette « présomption impertinente » par laquelle « on veut être du conseil de Dieu et prendre avec lui la charge de conduire le monde. » Enfin, la quatrième idée directrice de nos actes est la considération de notre rapport à la société universelle et au monde entier. Bien que chacun de nous soit « une personne séparée des autres, et dont par conséquent les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, » il faut toutefois penser « qu’on ne saurait subsister seul, et que l’on est en effet l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance, et qu’il faut toujours préférer les intérêts du tout dont on est une partie. » Cette considération « est la source et l’origine de toutes les plus héroïques actions que fassent les hommes. » Chaque homme est donc obligé « de procurer, autant qu’il est en lui, le bien de tous les autres, et c’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne. »

Le résultat pratique de ces connaissances sur l’être parfait, l’âme, le monde infini et la société universelle, ce sont les divers degrés correspondans de l’amour ; car l’amour est la volonté s’unissant aux divers biens que conçoit l’intelligence et passant ainsi de l’indétermination à une détermination progressive. Ici vont s’ouvrir à nos yeux les profondeurs de la morale cartésienne.

Chanut avait posé à Descartes, de la part de Christine, les questions suivantes : « Qu’est-ce que l’amour ? » — « La seule lumière naturelle nous enseigne-t-elle à aimer Dieu ? » Enfin, « lequel des deux dérèglemens est le pire, celui de l’amour ou celui de la haine ? » Descartes répond par une lettre qui est un chef-d’œuvre : d’avance y sont condensées les plus belles pages de Spinoza sur « l’amour intellectuel de Dieu, » fin suprême de toute morale. Descartes commence par distinguer entre « l’amour qui est purement intellectuelle et celle qui est une passion. » Lorsque notre âme aperçoit quelque bien présent ou absent, « elle se joint à lui de volonté, c’est-à-dire elle se considère soi-même avec ce bien-là comme un tout dont il est une partie, et elle l’autre. » Voilà, de l’amour intellectuelle, une définition que ni Pascal ni personne n’a jamais dépassée. Le bien est-il présent, continue Descartes, alors le mouvement de la volonté, « qui accompagne la connaissance qu’elle a que ce qui lui est un bien lui est uni, » constitue « la joie. » Est-il absent, c’est la « tristesse ; » est-il à acquérir, c’est le « désir. » Dans l’amour, la joie, la tristesse et le désir, ainsi considérés en eux-mêmes et dans leur pureté, il y a toujours volonté et intelligence, il n’y a pas encore passion. Sans doute la passion, ce reflet du corps, accompagne d’ordinaire l’amour intellectuelle ; ne l’oublions pas cependant, la passion n’est pas l’amour même, le désir n’est pas non plus l’amour : « Un désir fort violent peut être fondé sur une amour qui souvent est faible. » Il faudrait d’ailleurs, remarque Descartes, « écrire un gros volume pour traiter de toutes les choses qui appartiennent à cette passion. » Descartes voudrait lui-même, s’il était possible, que sa lettre devînt ce volume, parce que parler de l’amour, c’est en subir le charme, et le naturel de l’amour est de faire « qu’on se communique le plus qu’on peut. » Descartes se communique donc encore, et il distingue excellemment trois sortes d’amour pour ce qui nous est inférieur, ou égal, ou supérieur. « La nature de l’amour étant de faire qu’on se considère avec l’objet aimé comme un tout dont on n’est qu’une partie, on transfère les soins qu’on a coutume d’avoir pour soi-même à la conservation du tout. » Voilà le principe. Or, si nous nous « joignons de volonté avec un objet que nous estimons moindre que nous-mêmes, par exemple si nous aimons « une fleur, un oiseau, » nous ne donnons pas notre vie pour ces objets, parce qu’ils sont des parties du tout moindres que nous-mêmes. Au contraire, dit Descartes, s’animant de plus en plus et emporté enfin à cette éloquence qui vient du cœur, « quand deux hommes s’estiment, la charité veut que chacun d’eux estime son ami plus que soi-même ; c’est pourquoi leur amitié n’est point parfaite s’ils ne sont prêts de dire en faveur l’un de l’autre : Me me adsum qui feci, in me convertite ferrum. » De même quand un particulier se joint de volonté à ses concitoyens et à son pays, si « son amour est parfaite, » il ne se doit estimer « que comme une fort petite partie du tout qu’il compose avec eux, et ainsi ne craindre pas plus d’aller à une mort assurée pour leur service qu’on ne craint de tirer un peu de sang de son bras pour faire que le reste du corps se porte mieux. Et on voit tous les jours des exemples de cette amour, même en des personnes de basse condition, qui donnent leur vie de bon cœur pour le bien de leur pays. » De là suit cette dernière conséquence, que nous pouvons aimer non-seulement nos inférieurs, nos égaux, nos supérieurs, mais ce qui est supérieur à tout le reste, Dieu. Et notre amour envers Dieu « doit être sans comparaison la plus grande et la plus parfaite de toutes. »

Telle est la réponse de Descartes au premier problème posé par Christine. Maintenant, pour passer au second, pouvons-nous « véritablement aimer Dieu par la seule force de notre nature ? » — C’est ici que les théologiens vont dresser l’oreille. — « Je n’en fais aucun doute, » répond Descartes sans hésiter. « Je n’assure point que cette amour soit méritoire sans la grâce, je laisse démêler cela aux théologiens ; mais j’ose dire qu’au regard de cette vie, c’est la plus utile et la plus ravissante passion que nous puissions avoir, et même qu’elle peut être la plus forte. » Qu’est-ce en effet que Dieu, sinon un « esprit ou une chose qui pense ? » Nous qui sommes « pensée, » nous lui ressemblons donc, « et nous venons à nous persuader que notre âme est une émanation de sa souveraine intelligence, et divinœ quasi particulam aurœ. » Et si nous considérons le monde « sans l’enfermer en une boule, comme ceux qui veulent que le monde soit fini, » notre âme s’élargit elle-même, s’égale à l’univers, le dépasse ; « et la méditation de toutes ces choses remplit un homme qui les entend bien d’une joie si extrême qu’il pense déjà avoir assez vécu. » Il aime Dieu si parfaitement « qu’il ne désire plus rien au monde ; il ne craint plus « ni la mort, ni les douleurs, » et, « recevant avec joie les biens sans avoir aucune crainte des maux, son amour le rend parfaitement heureux. » Nous voilà loin de la « morale de provision. »

Reste le dernier problème, fort subtil : qu’est-ce qui nous rend pire, d’une amour déréglée ou de la haine ? Descartes répond : — « Voyant que l’amour, quelque déréglée qu’elle soit, a toujours le bien pour objet, il ne me semble pas qu’elle puisse tant corrompre nos mœurs que la haine, qui ne se propose que le mal. » — Voyez plutôt : — « Les plus gens de bien deviennent peu à peu méchans lorsqu’ils sont obligés de haïr quelqu’un. » — L’amour déréglée n’en est pas moins, au point de vue des résultats pratiques, plus dangereuse parfois que la haine ; car l’amour « a plus de force et de vigueur que tout le reste, » surtout que la haine ; si bien que « ceux qui ont le plus de courage aiment plus ardemment que les autres ; et, au contraire, ceux qui sont faibles et lâches sont les plus enclins à la haine. » Si donc l’amour s’attache à des objets indignes, le voilà qui tourne vers le mal la force qu’il avait pour le bien. En conséquence, toute la morale se résume à savoir aimer ce qui est vraiment digne d’amour. Car là est la sagesse, là est la force. Là aussi est béatitude. Tout notre « contentement, » toute notre joie « ne consiste qu’au témoignage intérieur que nous avons d’avoir quelque perfection. » L’échelle de nos perfections est donc celle même de nos joies. Et pourtant, à ce sujet, Descartes avoue qu’il s’est « proposé un doute : » ne vaut-il pas mieux parfois se faire illusion à soi-même « en imaginant les biens qu’on possède plus grands et plus estimables qu’ils ne sont en effet ? » Ou « faut-il connaître et mesurer la « juste valeur » des choses, dût-on en devenir plus triste ? » — Ah ! sans doute, si la joie telle quelle, et d’où qu’elle vienne, était le a souverain bien, » il faudrait alors « se rendre joyeux à quelque prix que ce pût être, » il faudrait approuver même la brutalité de ceux qui « noient leurs déplaisirs dans le vin ou qui les étourdissent avec du tabac. » — Mais non, s’écrie Descartes : « C’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que de l’ignorer ; » mieux vaut donc être « moins gai et avoir plus de connaissance. » Aussi n’est-ce pas toujours « lorsqu’on a le plus de gaîté qu’on a l’esprit plus satisfait ; » au contraire, « les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n’y a que les médiocres et passagères qui soient accompagnées du rire. » Ne nous dupons donc jamais nous-mêmes par de fausses imaginations et de faux plaisirs : « L’âme sent une amertume intérieure en s’apercevant qu’ils sont faux. »

En somme, c’est dans l’intime harmonie de la volonté et de l’intelligence que Descartes place, avec la liberté, l’amour, avec l’amour, la vertu, avec la vertu, la béatitude. En lisant ces pages de Descartes, où l’enthousiasme métaphysique prend l’accent même de la passion, on croit entendre résonner d’avance la voix grave de Spinoza, qui, mêlant à ses déductions géométriques une poésie austère, démontre et chante tout ensemble « l’amour intellectuelle de Dieu. »

Si, au lieu d’écrire des livres de longue haleine (et de lecture souvent difficile) sur presque toutes les sciences et sur presque toutes les parties de la philosophie, il avait plu à Descartes de jeter au hasard sur le papier ses réflexions, comme Pascal ; ou si de ses œuvres trop vastes et trop riches, on prenait la peine d’extraire les principales pensées, de les isoler dans leur grandeur, de rendre ainsi chacune d’elles plus saillante et plus suggestive, de la faire mieux retentir aux esprits en l’enveloppant pour ainsi dire de silence, on aurait un livre comparable et peut-être supérieur, non pour le style sans doute, mais pour la profondeur et l’infinité des idées, au monument inachevé de Pascal.

Sur le dernier problème de la morale et de la métaphysique, l’immortalité personnelle, Descartes répond parfois comme Socrate : — « Je confesse que, par la seule raison naturelle, nous pouvons bien faire beaucoup de conjectures à notre avantage et avoir de belles espérances, mais non point aucune assurance. » — De sa doctrine générale, il résulte bien que la pensée est essentiellement distincte de l’étendue et qu’elle est certaine de sa propre existence au moment même où elle pense ; mais, en dehors de ce moment, elle ne peut trouver son soutien et sa garantie que dans l’idée de Dieu. Si, d’ailleurs, en vertu même de « l’immutabilité divine, » il y a permanence de la même quantité de mouvement dans l’univers, il doit y avoir aussi permanence de la pensée et de l’existence intellectuelle. Mais ce qui constitue notre individualité propre est-il nécessairement durable ? Subsisterons-nous non-seulement dans notre vie rationnelle, mais aussi dans notre vie affective, si intimement liée à notre vie sensitive ? — Ce sont des problèmes que Descartes refuse le plus souvent d’aborder : il s’en remet à la foi. Cependant, avec quelques amis, il consent « à passer les bornes de philosopher qu’il s’est prescrites. » Il admet alors « une mémoire intellectuelle, » différente de la sensitive, qui peut survivre après la mort, et il écrit que nous retrouverons « ceux qui nous sont chers. » Ailleurs, mêlant à sa philosophie la théologie néo-platonicienne et chrétienne, il fait le tableau de ce que pourrait être « la connaissance intuitive » de Dieu dans une vie toute spirituelle : il en trouve le type, même ici-bas, dans la connaissance intuitive que la pensée a d’elle-même : — « Quoique votre imagination, qui se mêle importunément dans vos pensées, diminue la clarté de votre connaissance, la voulant revêtir de ses figures, elle vous est pourtant une preuve de la capacité de nos âmes à recevoir de Dieu une connaissance intuitive. » — Et c’est là cette « belle espérance » que nous pouvons, selon Descartes comme selon Socrate, fonder sur notre seule raison.

Voulez-vous comprendre mieux encore et la morale incomprise de Descartes et son influence trop méconnue sur la sécularisation de la science des mœurs, en même temps que de la théologie rationnelle, considérez la morale cartésienne chez Spinoza, en son plein développement et comme à son apothéose. Le principal objet de Spinoza fut précisément la construction et l’achèvement de l’éthique, dont Descartes n’avait eu le temps que de donner les principes et les dernières conclusions. Puisqu’il suffit, selon Descartes, « de bien penser » pour a bien faire, » la morale doit être identique en son tond avec la métaphysique elle-même. C’est pour cette raison que Spinoza donne à toute sa philosophie le nom d’éthique. Nous conviant à le suivre, il s’avance de démonstration en démonstration, et chaque pas dans la découverte de la vérité est en même temps un degré atteint dans la sagesse. La morale consiste à se transporter au centre même de toute vérité et de tout être, dans l’idée de Dieu, et à retrouver l’ordre dans lequel les choses dérivent de la source inépuisable. Dès la première définition, dès le premier théorème, nous entrons, pour ainsi dire, dans la vie éternelle, puisque nous commençons à voir les choses « sous l’aspect de l’éternité ; » de conclusion en conclusion, avec notre science, s’accroît notre participation à l’éternité même. Les voiles peu à peu se dissipent, les apparences sensibles, comme des nuages dont l’agitation cachait la sérénité du ciel immuable, s’évanouissent ; nous comprenons, nous voyons les réalités, car les « vrais yeux de l’âme, ces yeux qui lui font voir et observer les choses, ce sont les démonstrations. » En même temps que la clarté se fait dans nos pensées, nos passions se calment ; la « servitude » se change peu à peu en « liberté, » par cela même en béatitude ; pénétrant le sens du monde, nous vivons la véritable vie, « nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels. » La morale, c’est la divinisation progressive de l’homme par la science. L’ignorant, « que l’aveugle passion conduit, » est agité en mille sens divers par les causes extérieures et ne possède jamais la véritable paix de l’âme ; « pour lui, cesser de pâtir, c’est cesser d’être. » Au contraire, « l’âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même, et de Dieu, et des choses, jamais il ne cesse d’être, et la véritable paix de l’âme, il la possède pour toujours. » En même temps il a, pour Dieu et pour les hommes, l’amour éternel, car « il n’y a d’amour éternel que l’amour intellectuel. » — « L’amour de Dieu pour les hommes et l’amour intellectuel des hommes pour Dieu ne sont qu’une seule et même chose. » — Ceci nous lait clairement comprendre, conclut Spinoza, en quoi consiste notre salut, notre béatitude ; savoir : « dans un amour constant et éternel pour Dieu, ou, si l’on veut, dans l’amour de Dieu pour nous. »


III

Descartes conçoit naturellement le beau sur le type du vrai. Il disait un jour à Mme du Rosay qu’il ne connaissait pas de beauté comparable à celle de la vérité. Il ajoutait une autre fois que les trois choses les plus difficiles à rencontrer sont une belle femme, un bon livre, un parfait prédicateur. Chez une femme « parfaitement belle, » la beauté ne consiste pas « dans l’éclat de quelques parties en particulier ; » c’est « un accord et un tempérament si juste de toutes les parties ensemble, qu’il n’y en a aucune qui l’emporte par-dessus les autres, de peur que, la proportion n’étant pas bien gardée dans le reste, le composé n’en soit moins parfait. » On reconnaît ici l’esprit scientifique de Descartes, amoureux de ce qui est ordonné et systématisé, par cela même rationnel. Dans le corps vivant, selon lui, « la santé n’est jamais plus parfaite que lorsqu’elle se fait le moins sentir ; » la santé de l’âme est la connaissance du vrai : « quand on la possède, on n’y pense plus ; » il en est de même pour la santé dans les œuvres d’art, qui donne leur valeur fondamentale à la parole et au style. Le peuple, il est vrai, a coutume de se laisser charmer par « des beautés trompeuses et contrefaites ; » mais le teint et le coloris d’une belle jeune fille est différent « du fard et du vermillon d’une vieille qui fait l’amour. »

Descartes commença, nous dit-il, par être épris de la poésie, et ses derniers écrits furent des vers composés pour les fêtes qui, à Stockholm, suivirent la paix de Munster. Mais c’est la poésie abstraite des mathématiques et de la métaphysique qui devait surtout l’absorber. Un autre art généralement aimé des philosophes est la musique, où il semble que les harmonies intelligibles se font sensibles à l’oreille et au cœur ; Descartes eut toujours un grand goût pour cet art : un de ses délassemens favoris était d’entendre des concerts. En même temps la théorie de la musique, comme toutes les théories, l’attirait : il y retrouvait en action ses chères mathématiques. On sait que son premier ouvrage fut un Traité de musique, où se montre déjà la tendance à tout analyser géométriquement. Descartes lait de la musique une sorte de science déductive ; il pose des principes d’où il tire démonstrativement l’explication des plaisirs de l’oreille. Il admet, ce qui est aujourd’hui prouvé, que les nombres des vibrations produisant les notes sont en raison inverse des longueurs des cordes. Il soutient le premier que les tierces majeures ne sont pas, comme les Grecs l’admettaient, discordantes, mais concordantes, — ce qui prouve que le « tempérament moderne, » qui adoucit la tierce, devait déjà être en usage. Descartes fit un jour remarquera un musicien de ses amis que « la différence qui est entre les demi-tons majeurs et mineurs est fort sensible ; et après qu’il la lui eut lait remarquer, le musicien, si bien averti par le philosophe, » « ne pouvait plus souffrir les accords où elle n’était pas observée. » — « Je serais bien aise, écrit Descartes à Mersenne, à propos d’un compositeur d’alors, de voir la musique de cet auteur, où vous dites qu’il pratique la dissonance en tant de façons. »

Malgré son goût pour la poésie et la musique, Descartes n’était point vraiment artiste, mais philosophe et savant. Cousin, Nisard et plus récemment M. Krantz, ont exagéré son influence littéraire sur son siècle, tandis que M. Brunetière nous paraît l’avoir trop diminuée. Ce n’est pas par le style de ses ouvrages que Descartes eut le plus d’action, c’est par la force de sa pensée. La grande et véritable influence littéraire est celle qui s’exerce par le dedans, celle qui vivifie la forme en renouvelant le fonds même des idées : cette action d’autant plus intime qu’elle est plus cachée, Descartes l’exerça sur la littérature de son siècle. Pas un des grands écrivains d’alors qui n’ait agité les problèmes par lui posés, qui n’ait lu et médité ses écrits, qui n’ait pris parti pour ou contre sa doctrine du monde, de l’homme, des animaux. On était pour la tradition ou pour la nouveauté, pour les anciens ou pour les modernes. La grande querelle littéraire et philosophique concernant le progrès fut soulevée, comme on sait, par les disciples de Descartes, les Perrault, les Fontenelle, les Terrasson ; et elle se prolongea jusque vers le milieu du XVIIIe siècle[2].

Avec le Discours de la méthode, la langue française prend dans la science la place de la langue latine. Les questions les plus ardues, qu’on croyait impossibles à exposer sans la terminologie de l’école, Descartes les aborde de manière à être compris de tous. S’il écrit en français, c’est, dit-il, qu’il préfère « la langue de son pays » au latin, qui « est celle de ses précepteurs. » De plus, ceux qui ne se servent « que de leur raison naturelle toute pure » jugeront mieux de ses opinions que « ceux qui ne croient qu’aux livres anciens. » On a remarqué depuis longtemps que, par le Discours de la méthode, Descartes avait donné l’exemple d’une composition régulière et sévère, d’un enchaînement indissoluble dans les idées, d’une dialectique serrée et subtile, de la « méthode » enfin substituée à la fantaisie et aux digressions si fréquentes chez ses devanciers. Ajoutez-y l’autorité et la gravité du ton, qui n’exclut pas à l’occasion une certaine ironie, l’exactitude scrupuleuse et la précision, cette clarté que Vauvenargues appelait la bonne foi des philosophes ; une simplicité et une sincérité de style qui ont je ne sais quoi de naïf et de viril tout ensemble ; rien de déclamatoire, des comparaisons qui ont pour but non pas d’orner, mais d’illuminer les raisons, le sensible au service de l’intelligible, en un mot l’éloquence des idées. Ce sont déjà, avec moins d’imagination et de verve, les qualités fondamentales du livre des Provinciales. Les adversaires eux-mêmes de Descartes assuraient « qu’ils n’avaient rien lu dans aucune langue de si fort ni de si pressé. » C’est surtout dans la méditation que Descartes excelle : seul en face de sa pensée, il réfléchit, il analyse, il développe ses longues « chaînes de raisons ; » on assiste à ce travail intérieur : il semble qu’on l’entende penser tout haut. Ce qu’on peut reprocher à son style, c’est d’être encore trop embarrassé des constructions latines. Son français se traduit en latin et son latin en français sans trop y perdre. Souvent traînante et peu souple, la phrase n’est pas exempte de gaucherie ; le mouvement en est trop mesuré et trop calme, le coloris et le relief manquent. C’est une sorte de géométrie à deux dimensions, d’où la troisième est absente : point de ces perspectives qui, derrière les surfaces éclairées, font entrevoir dans l’ombre les profondeurs.

Sous la sincérité même de Descartes on sent une certaine retenue, des précautions sans nombre, la prudence politique jointe à l’amour ardent de la vérité ; mais on peut, en somme, lui appliquer ce qu’il a dit de Balzac, non sans quelque retour sur soi : « S’il n’ignore pas qu’il est quelquefois permis d’appuyer par de bonnes raisons les propositions les plus paradoxales et d’éviter avec adresse les vérités un peu périlleuses, on aperçoit néanmoins dans ses écrits une certaine liberté généreuse, qui fait assez voir qu’il n’y a rien qui lui soit plus insupportable que de mentir. »

L’extrême importance attribuée par Descartes à la méthode et à a recherche de la vérité rationnelle ne pouvait manquer de réagir à la longue sur toutes les œuvres de l’esprit, de contribuer à faire dominer la raison, la déduction, l’amour des idées générales et de la beauté abstraite. Les habitudes de réflexion, de méditation intérieure, d’analyse métaphysique et psychologique, étaient d’ailleurs en harmonie avec les tendances du siècle. « L’essence universelle de la personne humaine, » voilà l’objet principal de cette littérature comme de cette philosophie. La clarté, signe de vérité, devient aussi un signe de beauté : le mystérieux et l’obscur sont bannis. Au XVIIIe siècle, du précepte de Descartes sur les idées claires on ne devait trop souvent retenir que le sens superficiel, et c’est ce qui fait qu’on a pu définir la philosophie de Voltaire, en particulier, un chaos d’idées claires. Ce n’est point cette clarté de surface que voulait désigner Descartes, mais au contraire celle des élémens les plus profonds et les plus irréductibles, seuls « évidens » par eux-mêmes. Voltaire regarde l’eau couler et miroiter, Descartes y plonge.

Les vues de Descartes sur la nature, réduite à un simple mécanisme, ont favorisé le détachement de l’époque (qui datait déjà du siècle précédent) à l’égard des spectacles pittoresques. La vie se réduisant à un machinisme, l’extrême complexité qui constitue un individu concret tend à être remplacée par un théorème développant ses corollaires. Spinoza ne fut pas le seul à étudier les passions et les caractères more geometrico. Dans l’homme même, ce n’est pas la société ou l’État, mais l’individu que l’on considère au XVIIe siècle : les questions politiques sont mises à l’écart. Descartes avait donné l’exemple, et ce n’est pas sous le régime de Louis XIV qu’on pouvait s’en départir. L’homme intérieur et presque abstrait, en dehors des temps et des lieux, devenait donc de plus en plus l’objet exclusif d’un idéalisme un peu sec, d’une littérature dont on a justement opposé la tendance étroitement subjective à l’objectivité large de la littérature antique. Celle-ci n’était pas ainsi bornée à l’homme, étrangère à la nature extérieure, ennemie de l’obscur et de l’infini, par cela même du vivant, tout absorbée dans le domaine de la pensée pure, sous l’inflexible discipline de règles trop rationnelles. L’habitude de la déduction exacte, favorisée par l’esprit mathématique de Descartes, devait s’étendre plus tard jusqu’aux questions de la vie morale et politique ; de là, dans notre littérature, l’abus du raisonnement simple et rectiligne, jusqu’en des questions qui, enveloppant un nombre incalculable de données, débordent de toutes parts notre étroite logique.

Est-ce à dire qu’on doive aujourd’hui, par une réaction exagérée, prétendre que, plus les idées nous paraissent rigoureuses, rationnelles, plus aussi elles sont humaines, artificielles et non pas naturelles dans le sens strict du mot ; que s’attacher à ces idées, c’est encore faire revivre, quoique sous une forme plus noble, l’antique anthropomorphisme ? Descartes répondrait que la rigueur logique et même mathématique ne consiste pas à négliger, dans un problème, les données essentielles et à le simplifier artificiellement, mais bien à tenir compte de toutes les données réelles et, si on ne peut les embrasser entièrement, à ne conclure qu’avec des réserves précises. Le tireur qui vise le mieux est celui qui tient compte de toutes les circonstances, et c’est aussi le plus logique. Le rationnel, loin de s’opposer au naturel, l’embrasse progressivement. Et notre science, après tout, ne peut rien faire de plus. Si la logique est valable pour la nature comme pour l’homme, produit de la nature même, raisonner n’est plus seulement humain, mais universel. Si « dans toute pensée il y a de l’être, » dans tout être il y a quelque chose de saisissable à l’a pensée.


IV

L’influence de Descartes a pu être contestée en ce qui regarde la morale et la littérature, mais il est bien difficile de la contester dans le domaine de la science et de la philosophie[3]. Si grande était devenue la réputation de Descartes que son dernier voyage en France lui fut « commandé comme de la part du roi. » Pour le convier à le faire, on lui avait envoyé « des lettres en parchemin et fort bien scellées, dit-il, qui contenaient des éloges plus grands que je n’en méritais, et le don d’une pension assez honnête. » Seulement, ajoute-t-il, aucun de ces hommes de cour « n’a témoigné vouloir connaître autre chose de moi que mon visage ; en sorte que j’ai sujet de croire qu’ils me voulaient seulement avoir en France comme un éléphant ou une panthère, à cause de la rareté, et non point pour y être utile à quelque chose. » Si la reine Christine appela Descartes près d’elle, c’est sans doute que la réputation du philosophe était européenne.

À peine Descartes est-il mort qu’il n’est plus possible, dit un de ses biographes, de compter le nombre de ses disciples. De son vivant même, on sait quel avait été le succès de sa doctrine en Hollande, et à quelles luttes elle donna lieu. On y publia des ouvrages innombrables, thèses, commentaires, expositions, apologies, poésies, en faveur de Descartes. En France, il eut tout de suite de nombreux disciples dans les congrégations religieuses et dans le clergé ; les jésuites mêmes lui furent d’abord favorables. Mais c’est surtout dans le nouvel Oratoire, à Port-Royal et parmi les bénédictins qu’il trouva des partisans enthousiastes, tels qu’Arnauld, Nicole et Malebranche. Le prince de Condé et d’autres grands seigneurs se font les protecteurs du cartésianisme. Mme de Sévigné nous montre l’agitation produite dans les salons et chez les beaux esprits par la doctrine nouvelle. Mme de Grignan, la duchesse du Maine, la marquise de Sablé et autres grandes dames sont célèbres pour leur connaissance de cette philosophie que La Fontaine appelait « engageante et hardie. » Dans Molière, — un admirateur de Gassendi, — les femmes savantes dissertent sur les tourbillons, sur la substance étendue et sur la substance pensante, et leur idéalisme outré traite le corps de « guenille, » comme Descartes disait à Gassendi : « ô chair ! » Des réunions scientifiques particulières, auxquelles Descartes lui-même avait pris part, sont les avant-courrières de l’Académie des Sciences. Fondée en 1666, celle-ci fit triompher les nouvelles méthodes de Descartes, et on put la considérer comme l’établissement régulier des principes cartésiens en France. La réaction devait, comme en Hollande, venir des théologiens. Les jésuites, les premiers, sentirent le danger : on leur doit la condamnation et la mise à l’index de tous les ouvrages philosophiques de Descartes. En vain Arnauld relève avec ironie les ignorances de la sacrée congrégation, qui permet la lecture de Gassendi et prohibe celle de Descartes. La cour, au moment de la cérémonie funèbre de Sainte-Geneviève, interdit de prononcer l’éloge du philosophe. On oblige tous les candidats aux chaires de philosophie à renier les théories cartésiennes. L’Université veut faire renouveler par le parlement l’arrêt de 1624 et interdire, sous les peines les plus graves, les opinions de Descartes. C’est alors que Boileau compose son arrêt burlesque « qui bannit à perpétuité la Raison des écoles de l’Université, lui fait défense d’y entrer troubler et inquiéter Aristote. » Par crainte du ridicule, l’Université supprima sa requête au parlement. Mais les jésuites avaient trop de puissance. Voyant que l’Oratoire et Port-Royal étaient infestés à la fois de jansénisme et de cartésianisme, ils dirigent de ce côté tous leurs efforts. Arnauld se réfugie en Belgique, Malebranche est obligé de publier ses œuvres au dehors. Le roi écrit au recteur de l’Université d’Angers pour lui défendre de laisser enseigner « les opinions et sentimens de Descartes. » À Caen, on suspend, on exile les professeurs cartésiens. La persécution ne finit qu’en 1690. Elle n’empêcha pas la rapide et universelle propagation du cartésianisme, confessée par ses ennemis mêmes.

Ce qui est bien plus important que l’histoire extérieure du cartésianisme, c’est ce qu’on pourrait appeler son histoire intérieure. Toute la philosophie qui a suivi Descartes relève de lui, soit comme application de sa méthode, soit comme déduction et extension de ses principes, soit comme opposition, critique, correction, réfutation de ses idées sur les rapports de la pensée à la réalité, sur le monde, sur l’homme et sur Dieu. Un seul penseur, depuis Descartes jusqu’à nos jours, a pu introduire dans la philosophie un nouveau point de vue, — qui encore avait été pressenti par Descartes même et auquel on ne pouvait parvenir qu’en le continuant : c’est Kant. En métaphysique, Descartes a une triple lignée : tous les naturalistes, tous les idéalistes, enfin tous ceux qui professent la « primordialité de la volonté. » Son système, en effet, nous a offert trois « ordres » superposés dans leur hiérarchie : le mécanisme, la pensée, enfin la volonté, où Pascal verra le principe de la charité, Kant, celui de la justice, Schopenhauer, celui du renoncement à la vie et de la suprême abnégation. Après avoir été d’abord cartésien, Pascal a beau se retourner contre Descartes, jusque dans sa fameuse « Apologie » il conserve les principes fondamentaux du cartésianisme : essence de l’homme mise en la pensée, irréductibilité des deux mondes de la pensée et de l’étendue, mécanisme essentiel au monde physique ; « tout se fait par figure et mouvement, » avoue Pascal au moment même où il reproche à Descartes de vouloir pénétrer dans le détail des phénomènes et faire ainsi avancer les sciences. Enfin, chez Pascal comme chez Descartes, il y a les « trois ordres ; » et le troisième, supérieur à la pensée et à l’étendue, c’est le domaine de la volonté infinie, insondable, incompréhensible, où Descartes avait placé la dernière raison de toutes choses.

Mais Pascal entrevoit avec inquiétude la révolution qui se prépare dans les esprits : il jette sur un carré de papier les lignes auxquelles nous faisions tout à l’heure allusion. « Descartes. Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement ; car cela est vrai. Mais de dire quels et composer la matière, cela est ridicule ; car cela est inutile, et incertain, et pénible. » Ridicule ! Pourquoi donc Pascal avait-il fait lui-même ses fameuses expériences, auxquelles il tenait tant, sur l’ascension des liquides ? « Et quand cela serait vrai, dit-il encore, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. » Toute la philosophie, ici, remarquons-le, c’est aussi toute la science ! Pascal éprouve cependant une hésitation, un regret peut-être, — et il barre cette pensée ; mais, plus loin, il y revient : « Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences. Descartes. » Et enfin, dans une autre note : « Descartes inutile et incertain. » — Non, mais dangereux peut-être pour l’orthodoxie catholique.

Le danger n’était pas immédiat ; aussi voyons-nous Bossuet et Fénelon, qui, en philosophie, ont plus de sagesse que d’originalité, combiner Descartes avec saint Augustin et saint Thomas. Bossuet, il est vrai, dans sa fameuse lettre à un disciple de Malebranche, parle du « grand combat qui se prépare contre l’Église sous le nom de philosophie cartésienne, » mais il ajoutera deux reprises, que les principes de Descartes sont, « à son avis, mal entendus. » Et les doctrines cartésiennes dont Bossuet parle ainsi étaient alors proscrites par les arrêts du Conseil du roi, et Bossuet occupait une position officielle. Pour directeur ordinaire du dauphin, c’est un cartésien que Bossuet choisit : Cordemoy. Il retient le cartésien Pourchot dans l’enseignement public « à cause du bien qu’il en espère. » Huet lui-même appelé pour venir en aide à l’éducation du dauphin, était alors cartésien. Des poésies du temps relèvent ironiquement cette contradiction : le cartésianisme proscrit par le roi et cependant chargé par ce même roi de l’éducation du dauphin. Le versificateur fait prédire par Descartes lui-même le triomphe final de sa doctrine :

Louis

M’en donne aujourd’hui sa parole,
Puisqu’il veut, grâce à Bossuet,
Grâce à l’incomparable Huet,
Que ce soit moi qui, par leur bouche,
Donne tous les jours quelque touche,
Pour de son fils faire un portrait
Qui nous montre un prince parfait.


Bossuet et Fénelon admettent toutes les preuves cartésiennes de l’existence de Dieu, qu’ils prétendent retrouver dans saint Augustin et dans saint Thomas, et dont ils ne saisissent pas toujours le côté original ; mais ils y joignent la preuve populaire et éminemment religieuse par les causes finales. Le cartésianisme perd ainsi, chez eux, sa puissance métaphysique. Ils n’en insistent pas moins, avec Descartes, sur l’idée du parfait et de l’infini ; eux aussi voient dans la perfection « non l’obstacle à l’être, » mais « la raison d’être. » À Descartes, d’ailleurs, remonte l’influence exercée en métaphysique par l’idée de l’infini.

Le vrai successeur du maître, c’est Malebranche. Descartes avait dit : nous ne sommes certains de l’existence des objets finis que par notre idée de l’infini. Faisant un pas de plus, Malebranche arrive à sa doctrine bien connue : nous voyons toutes choses en Dieu, et nous voyons Dieu ou l’infini en lui-même, par une vision intuitive, sans l’intermédiaire d’aucune idée. Platon et Descartes sont ainsi conciliés. « Le néant n’est point intelligible ou visible ; ne rien voir, c’est ne point voir ; ne rien penser, c’est ne point penser. » D’où il suit que, « tout ce que l’on voit clairement, directement, immédiatement, existe nécessairement. » C’est le principe de Descartes poussé à l’extrême, jusqu’à la complète identité du sujet et de l’objet. Première conséquence : nous n’avons plus seulement, comme Descartes le pensait, une « idée de Dieu, » mais une vision immédiate et intuitive de Dieu même. « Rien ne peut représenter Dieu ; si donc on y pense, il faut qu’il soit… L’infini est à lui-même son idée. » Les preuves tirées de l’infini « sont preuves de simple vue. » De là dérive encore une conséquence importante. Si nous voyons toutes les choses dans leur idée et en Dieu, à quoi bon une matière réelle ? L’existence de la matière devient donc, — pour la raison, et indépendamment de la foi, — ce qu’il y a de plus inutile. Descartes n’a-t-il pas lui-même montré que nous ne connaissons point les choses extérieures en elles-mêmes, mais en nous, témoin le manchot qui souffre du bras qu’il n’a plus. L’idée du bras peut donc remplacer le bras ! « Il y a donc un bras idéal qui fait mal au manchot, un bras qui l’affecte seul d’une perception désagréable, un bras efficace et représentatif de son bras inefficace, un bras par conséquent auquel il est uni plus immédiatement qu’à son propre bras, supposé même qu’il l’eût encore ! » Et ce bras, c’est une idée. Pourquoi tout le reste ne serait-il pas de même une idée ? — Mais la terre me résiste, objecte-t-on. — Et Malebranche de répondre : — « Et mes idées ne me résistent-elles point ? Trouvez-moi dans un cercle deux diamètres inégaux ! » — Mais alors, nous voilà sceptiques et pyrrhoniens. — Au contraire, réplique encore Malebranche, non sans profondeur ; c’est vous, avec votre sens commun, qui ne pouvez être assuré qu’un objet réponde à votre idée, puisque celle-ci n’est, à vous en croire, « qu’une modification de votre âme. » Vous ne pouvez être certain « que la chose soit conforme à votre idée, mais seulement que vous la pensez. Donc votre sentiment établit le pyrrhonisme, mais le mien le détruit. » Voilà qui est rétorqué de main de maître. Arnauld se moque pourtant : « Quoique, à la levée du siège de Vienne, écrit-il, les chrétiens n’aperçussent que des Turcs intelligibles, quand les Polonais et les Allemands les perçaient de leurs épées, les Turcs réels n’en étaient pas moins bien tués. » — Sans doute ; mais, dans le système de Malebranche, il y a parfaite harmonie entre les modifications des divers esprits ou, comme nous dirions aujourd’hui, entre les diverses séries de phénomènes psychiques, et cette harmonie a pour unique cause la cause suprême du monde entier. Les Turcs tombaient donc au bon moment, a tempo, comme des acteurs sur un théâtre, sans qu’on soit obligé de croire pour cela que l’idée de frapper, comme telle, pût mouvoir les bras des Allemands, et que les épées, comme telles, pussent réellement introduire la douleur dans la conscience des Turcs. « Il n’y a qu’une seule cause qui soit vraiment cause, conclut Malebranche, et l’on ne doit pas s’imaginer que ce qui précède un effet en soit la véritable cause. » Cette cause unique, c’est Dieu. Mais, si Dieu peut tout et fait tout, il n’y a plus qu’à dire : il est tout. C’est ce que va dire Spinoza.

On sait que Leibniz appelait le spinozisme un cartésianisme immodéré ; c’est plutôt un cartésianisme rétréci d’une part, et approfondi de l’autre. Ce qui est approfondi, c’est le côté intellectualiste ; ce qui est rétréci et même supprimé, c’est la part de la volonté. Pour Spinoza, la volonté en Dieu n’est pas autre chose que la nécessité même de son essence ; la volonté en l’homme n’est que la nécessité de son entendement. Dès lors, nous n’avons plus un monde « comme volonté et représentation, » mais seulement comme représentation : le réel et l’intellectuel sont identifiés, le cartésianisme est ainsi privé de son troisième « ordre. » Quant aux deux autres, pensée et étendue, il n’était pas difficile de les ramener à un seul : qu’est-ce que l’étendue, sinon un mode de représentation applicable à un des aspects universels de la réalité ? et qu’est-ce que la pensée, sinon la représentation même ? Nous sommes donc bien enfermés par Spinoza dans le monde de la représentation.

Le spinozisme est un long développement de l’argument ontologique, qui non-seulement trouve dans « l’essence » de Dieu « l’existence » divine, mais y trouve encore toutes les autres existences. Le rêve de Descartes est réalisé : le monde sort tout entier, par déduction, d’un seul principe, comme un théorème qui déploie la série infinie de ses conséquences. Le mécanisme universel, indépendant de toute finalité, produit tout ce qui peut être produit, détruit tout ce qui peut être détruit. « Cet être éternel et infini que nous nommons Dieu ou Nature, agit comme il existe, avec une égale nécessité. Or, comme il n’existe pas à cause d’une certaine fin, ce n’est pas non plus pour une fin qu’il agit. Cette espèce de cause qu’on appelle finale n’est rien autre chose que l’appétit humain. » Descartes a donc eu raison d’exclure du monde la cause finale : elle n’existe qu’en nous. Elle est notre désir même du bonheur, que la morale doit satisfaire en nous montrant la vraie béatitude dans l’amour intellectuel de l’Être parfait. La morale, c’est l’élévation de l’âme du pessimisme des passions à l’optimisme de la raison.

Avec Leibniz, la réaction commence. Il admet le mécanisme cartésien, il le reconnaît suffisant dans la physique, mais non plus dans la métaphysique, et il s’efforce de rétablir la finalité au fond même des êtres. Exister, ce n’est pas seulement être pensé ou penser, c’est agir, faire effort, désirer, tendre à une fin. Partant de ce principe, Leibniz rend la vie à la machine du monde. Mais il n’a pas toujours assez soin de séparer le point de vue de la science et le point de vue de la métaphysique. De là, chez lui, certaines doctrines scientifiques qui, par rapport à Descartes, rétrogradent. Leibniz se perd dans une analyse de la force qui nous ramène à la scolastique ; au lieu de réserver absolument et constamment toute notion de force à la spéculation métaphysique, il veut introduire cette notion dans les formules de l’algèbre en lui attribuant un sens autre que celui de pur symbole. Il veut même trouver dans les lois mécaniques du mouvement des lois de convenance et de sagesse ; il veut, jusque dans le monde visible, restaurer les causes finales. Scientifiquement, malgré ses grandes découvertes mathématiques, Leibniz revient en arrière.

Même au point de vue philosophique, il y a encore plus d’un recul. Cette unité fondamentale de l’être, que le monisme de Spinoza avait si admirablement établie, Leibniz la brise de nouveau, comme un miroir, en une pluralité de morceaux infiniment petits, d’atomes qui sont en même temps, chose incompréhensible, des points mathématiques et des âmes ! La prétendue activité de ces monades est d’ailleurs tellement déterminée par les lois d’un développement tout interne et par celles d’une harmonie éternellement préétablie, que leur « spontanéité » ressemble fort à la nécessité.

Le Dieu de Descartes, qui était avant tout une volonté infinie, par conséquent une puissance incompréhensible et impénétrable, pouvait encore se faire adorer en refusant de se laisser comprendre ; mais le Dieu de Leibniz, lui, qui est avant tout une intelligence, veut se faire comprendre pour se faire admirer dans son œuvre : il veut, l’imprudent, que nous disions comme lui : cela est bien. Par malheur, toutes les explications ne font que rendre le mal, sous toutes ses formes, de plus en plus inexplicable : le plaidoyer, loin d’absoudre, devient une condamnation : damnavitque deos. Si l’optimisme de Spinoza était déjà monstrueux, encore ne représentait-il point le monde comme moralement bon, mais simplement comme infini, complet et métaphysiquement parfait ; Spinoza ajoutait même que nos idées du bien et du mal, du beau et du laid, appliquées au tout, n’ont plus de sens, qu’il n’y a donc pas de fin morale à chercher pour l’Être en dehors duquel rien n’existe. À celui qui est tout le possible et qui fait l’être de tous les êtres, que demander de plus ? Il est ce qu’il est, et en dehors de lui il n’y a rien. Devant un optimisme de ce genre, on peut à la rigueur se résigner, — l’optimisme demande toujours une plus ou moins forte dose de résignation ; — mais, quand Leibniz vient nous dévoiler les plans divins et les voies divines, quand il veut moraliser le mal même ; quand il explique la damnation par la nécessité de ne pas compromettre la symétrie du monde et ses lois générales ; quand il nous dit que, « pour sauver d’autres hommes ou autrement, il aurait fallu choisir une tout autre suite générale ; » que « Dieu choisit le meilleur absolument, » et que, « si quelqu’un est méchant et malheureux avec cela, il lui appartenait de l’être ; » en entendant ce panégyrique blasphématoire on trouve que, devant le principe inconnaissable d’où tout dérive, il est une attitude plus digne que les cantiques de l’optimisme : le silence. Pour vouloir changer l’adoration en admiration, on ne réussit qu’à la changer en indignation.

La théodicée de Leibniz nous ramène à la vieille théologie. Elle est, elle aussi, un retour en arrière.

La vraie supériorité de Leibniz, c’est sa doctrine de l’animation universelle, qui aboutit à placer en toutes choses des perceptions plus ou moins obscures et des appétitions plus ou moins sourdes ; c’est l’infinité de l’étendue devenant une infinité de vie, de sensation et de désir ; c’est, enfin, l’évolution mécanique se changeant partout en une évolution psychique. Par là le cartésianisme n’est pas détruit, il est complété.

On s’imagine généralement que la philosophie du XVIIIe siècle n’est pas cartésienne, elle l’est au contraire d’esprit et même de doctrine, du moins pour tout ce qui concerne la connaissance de l’homme et celle de la nature. La théologie de Descartes a sombré, sa méthode subsiste, avec sa foi à la raison, à la science, à la puissance que la science confère, à la perfectibilité indéfinie de la science et de ses applications pratiques. C’est ce que M. Brunetière a excellemment démontré. Voltaire met à la mode la philosophie de Locke et la physique de Newton ; mais, qu’est-ce que la philosophie de Locke, sinon une combinaison de Gassendi et de Descartes[4] ? Locke reconnaît lui-même que les ouvrages de Descartes ont fait « briller à ses yeux une lumière nouvelle. » Il professe avec Descartes la réduction au mécanisme des qualités secondaires de la matière, — comme la couleur, — simples dérivés des qualités primordiales. En combattant les idées innées, c’est la doctrine même de Descartes qu’il soutient sans la reconnaître ; car il admet avec Descartes que l’esprit humain « peut infailliblement atteindre certaines vérités universelles par le seul exercice de ses facultés natives. » Il adopte la théorie cartésienne des esprits animaux. Il emprunte à Descartes toute sa démonstration de l’existence de Dieu. C’est parce que Locke s’inspire en même temps de Gassendi et de Hobbes qu’il deviendra l’origine d’un courant anticartésien. En psychologie, il reste inférieur à Descartes par l’absence du point de vue physiologique. Avec Locke, le divorce de la philosophie et de la science débute : voici venir les écossais et les éclectiques.

Descartes et Malebranche n’en triomphent pas moins de plus en plus avec les idéalistes anglais : Norris, l’auteur de la « théorie du monde idéal et intelligible, » Collier et surtout Berkeley, qui avait déjà médité et approfondi Malebranche à Trinity-College[5]. Berkeley bannit l’idée « obscure » de substance et de matière, au profit de la pensée ; Hume, à son tour, bannit l’idée obscure de cause et de force ; tous deux ne font que poursuivre la guerre cartésienne aux idées obscures. Quant à la physique de Newton, elle n’est qu’une application du cartésianisme, mal interprétée d’ailleurs et mal présentée par les disciples mêmes de Newton. Montesquieu, lui, ne s’y trompe pas : il célèbre le système de Descartes dans ses Lettres persanes, et il transporte dans le domaine des lois civiles la conception cartésienne des lois comme rapports dérivés uniquement de la nature des choses. Buffon, par beaucoup de côtés, est cartésien. D’Alembert rend pleine justice à Descartes : il reconnaît que, par l’intermédiaire de Locke, de Berkeley, de Hume, de Newton, c’est la philosophie de Descartes qui nous est revenue à nous Français : « L’Angleterre nous doit la naissance de cette philosophie que nous avons reçue d’elle. » Diderot commente éloquemment Descartes, il annonce Lamarck et Darwin quand il dit : « La nature n’a peut-être jamais produit qu’un seul acte et semble s’être plu à varier le même mécanisme d’une infinité de manières différentes. Ne croirait-on pas qu’il n’y a jamais eu qu’un premier animal, prototype de tous les animaux, dont la nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? » Les êtres particuliers ne sont jamais, ni dans leur génération, ni dans leur conformation, ni dans leurs usages, « que ce que les résistances, les lois du mouvement et l’ordre universel les déterminent à être. » Si les êtres s’altèrent successivement en passant par les nuances les plus imperceptibles, le temps, qui ne s’arrête point, « doit mettre à la longue entre les formes qui ont existé anciennement, celles qui existent, aujourd’hui, celles qui existeront dans les siècles reculés, la différence la plus grande. » De même que, dans les règnes animal et végétal, « un individu commence, pour ainsi dire, s’accroît, dure, dépérit et passe, n’en serait-il pas de même pour des espèces entières ? » Ce que nous prenons pour l’histoire de la nature « n’est que l’histoire d’un instant. »

Lamettrie étend à l’homme la conception du pur automatisme ; aussi se prétend-il plus cartésien que Descartes même. Condillac emprunte à l’auteur des Méditations la distinction de l’esprit et du corps, l’occasionalisme, la théorie delà liaison des idées, la méthode analytique, la fréquente substitution des hypothèses ou des conceptions à l’observation des faits[6]. Turgot est si enthousiaste de Descartes qu’il se plaint, très justement, de le voir sacrifié à Newton dans la physique. Quant à Rousseau, il raconte lui-même comment il fut initié à la philosophie par des maîtres et des auteurs cartésiens, pendant son séjour aux Charmettes. Enfin Condorcet attribue à Descartes tout le grand mouvement du XVIIe siècle, et il continue pour son compte le cartésianisme en célébrant la perfectibilité indéfinie de l’homme. Victor Cousin, on le voit, n’avait pas besoin de « renouer la tradition cartésienne, » qui ne fut jamais interrompue, sinon quelque peu par lui-même ; car Descartes aurait refusé de se reconnaître dans une doctrine si étrangère aux sciences, d’un spiritualisme si timoré, si rétréci, si intolérant, dans une méthode enfin qui tendait à remplacer l’invention personnelle par l’histoire des anciens systèmes et par cette érudition stérile que l’auteur du Discours de la méthode avait eue particulièrement en horreur.

Le grand continuateur et rénovateur du cartésianisme au XVIIIe siècle, ce fut Kant. Celui-ci n’admet-il pas le mécanisme universel, le déterminisme universel dans la nature et dans les actions humaines, l’idéalité du monde extérieur, l’analyse et la critique des idées comme tâche fondamentale de la philosophie, l’existence de formes a priori que l’esprit trouve dans sa propre constitution et qui lui sont « naturelles, » enfin la volonté et la liberté comme fond dernier, mais impénétrable, du réel ? Schelling et Hegel se rattachent eux-mêmes tout ensemble à Descartes, à Spinoza et à Kant ; ils rétablissent au sommet de leur philosophie l’identité suprême de l’être et de la pensée, de l’existence et de l’essence, sur laquelle reposait la démonstration ontologique de Descartes. Quant à Schopenhauer, il reconnaît ouvertement chez le philosophe français le fond même de sa propre doctrine : « En y regardant bien, dit-il, la fameuse proposition de Descartes (le Cogito) est l’équivalent de celle qui m’a servi de premier principe : le monde est ma représentation[7]. » Quant au second principe de Schopenhauer, la volonté, c’est encore, comme nous l’avons vu, celui même de Descartes. La volonté supra-intelligible et irrationnelle que Schopenhauer place à l’origine du monde intelligible et rationnel, qu’est-ce autre chose que la volonté absolue de Descartes, supérieure même aux lois de notre logique et de notre morale ? Seulement, Descartes, lui, consentait à croire que cette volonté est bonne, parfaite, sage ; Schopenhauer ne trouve point d’identité entre absolu et bon. Il dit d’abord, comme l’avait fait Descartes lui-même : « a La Volonté absolue est absolument incompréhensible et insondable, » puis, contrairement à Descartes, à Spinoza, à Leibniz, il ajoute : « La manifestation de la Volonté, le monde, ne lui fait pas honneur. » L’optimisme cartésien s’est changé en pessimisme.


V

Si maintenant, pour conclure, nous essayons de marquer les lacunes du cartésianisme, nous observons d’abord que Descartes, préoccupé de retirer au monde matériel tout ce que la philosophie ancienne y avait mis de l’homme, de nos sensations, de nos qualités propres, de nos fins, en un mot des formes de notre sensibilité et des aspirations de notre volonté, a laissé la nature entièrement déshumanisée, et lui a même, comme aux animaux, retiré toute vie. L’automatisme des bêtes n’est, chez Descartes, que l’extension de l’automatisme des corps. Cette grande soustraction au monde extérieur de tout élément psychique, ce grand vide creusé autour de nous était alors nécessaire : Descartes montrait par là le légitime point de vue auquel doivent se placer les sciences de la nature. Mais autre est la science proprement dite, qui se contente des rapports extérieurs, autre la philosophie, qui cherche à se représenter l’intérieur des êtres.

Pour le philosophe, deux choses restent à expliquer dont le mécanisme cartésien ne rend pas compte. La première est la cause du mouvement. Descartes se tire d’affaire par le Deus ex machina, qui n’est pas une explication. Ce n’est point en dehors du monde, dans quelque chose d’inconnaissable, qu’il faut chercher la cause du mouvement ; c’est dans le monde même. En nous, nous saisissons à la fois le mouvement dans l’espace et l’appétition dans le temps ; il est donc naturel de se demander si les deux ne sont point la révélation d’une seule et même réalité, et s’il ne faut pas dire : — le mouvement, c’est l’appétition ou volonté représentée sous les formes de l’espace, et exerçant son action sur d’autres appétitions ou volontés ; l’origine et le fond du mouvement, c’est le vouloir.

La seconde chose dont Descartes ne rend pas compte, c’est l’apparence sensible. Il a beau dire que l’herbe n’est point verte, que le ciel n’est pas bleu, que le tonnerre n’est pas sonore, que le feu n’est pas chaud et que la glace n’est pas froide : encore faut-il expliquer comment ces apparences sensibles se produisent, comment de simples changemens de formes géométriques peuvent nous donner tantôt l’impression du chaud, tantôt celle du froid. Descartes n’a vu dans les choses que la grandeur extensive, c’est-à-dire leur forme ; il n’a pas vu la grandeur intensive, qui est au fond de toute qualité. Nos sensations ne supposent pas seulement des cadres géométriques où elles puissent se ranger ; elles offrent un certain degré d’intensité, qui implique une intensité corrélative dans leurs causes. La lumière du soleil est pour nous plus intense que la lumière d’une bougie ; le son du tonnerre est pour nous plus intense que celui d’un ruisseau ; une eau à cinquante degrés donne une sensation de chaleur plus intense qu’une eau à cinq degrés. Or, la qualité et l’intensité ne peuvent se ramener à la quantité pure, au nombre, à l’étendue, au temps et à leurs combinaisons mathématiques. Ce serait vouloir expliquer les choses par leurs contours, par leur nombre, leur place et leur durée, qui nous disent combien elles sont, où elles sont, quand elles sont, mais ne nous disent pas ce qu’elles sont. Savoir selon quel ordre des livres sont rangés dans une bibliothèque, combien il y a de volumes, de quelles dimensions et depuis combien de temps, ce n’est pas connaître le contenu de ces livres. Au monde étendu de Descartes manque un intérieur, quelque chose qui le vivifie. S’il n’y avait qu’étendue au dehors de nous, il n’y aurait rien que d’abstrait, et la nature ne se distinguerait point de notre pensée. La science peut se contenter, à la rigueur, d’un objet vrai, la philosophie demande un objet réel. Or, le réel, tel qu’il est et avec tout ce qu’il est, c’est indivisiblement le physique et le mental, dont Descartes n’a pas assez fait voir la radicale unité ; c’est le contenu entier de l’expérience (par lui trop dédaignée), où on ne distingue le mécanique du psychique que par un artifice analogue à la distinction entre la géométrie des surfaces et la géométrie des solides. Nous tranchons des morceaux dans la réalité, ou plutôt, ne pouvant entamer la réalité même, nous traçons par la pensée des lignes de division sur la réalité, et nous essayons ensuite d’établir des rapports entre les divers points de vue d’où nous envisageons les choses. Nous convenons, par exemple, de considérer le mouvement, abstraction faite de tout le reste, ou la conscience et « la pensée », abstraction faite de tout le reste ; puis, ayant oublié à la fin cette abstraction initiale, nous nous écrions, au bout de nos raisonnemens : « le monde pourrait s’expliquer mécaniquement et être complet sans la pensée ; » ou, au contraire : « le monde pourrait s’expliquer par la pensée et être complet sans le mouvement. » Mais la réalité ne connaît point ces abstractions : il faut l’accepter en bloc. Les lois du mécanisme ne sont qu’un filet où nous pouvons prendre telle et telle chose dans l’océan universel. Il reste toujours à savoir ce qu’est la chose prise. C’est beaucoup, il est vrai, que d’avoir la certitude qu’elle peut toujours être prise ; pourtant elle nous échappe par le plus profond de son être. Descartes, après avoir retiré à la nature toute ressemblance avec la conscience et déterminé ainsi, le point de vue scientifique, aurait dû aller plus loin : par l’induction philosophique, il aurait dû projeter de nouveau dans la nature, mais sous une forme plus légitime qu’au moyen âge, les élémens de la conscience ou de la vie. S’il a nettement séparé la conscience et l’étendue, il n’a pas, malgré sa tendance idéaliste, achevé de ramener la seconde à la première. Aussi, tout en concevant la philosophie comme la connaissance des choses dans leur unité, il n’est pas parvenu à un véritable « monisme. » Son système est incomplet.

Dans sa partie positive, ce système n’en est pas moins éternellement vrai. Si Descartes revenait parmi nous, il verrait toutes ses grandes doctrines aujourd’hui triomphantes, sa méthode de critique et d’analyse universellement appliquée, étendue même aux questions qu’il avait dû laisser en dehors : religion et politique ; — ses découvertes sur l’algèbre générale fécondées par le calcul des infinis, dont elles étaient la préparation ; la mathématique universelle dominant toutes les autres sciences ; la mécanique absorbant de plus en plus en elle la physique, la chimie, la physiologie ; l’unité des phénomènes matériels établie, avec la persistance de la même somme de mouvement, visible ou invisible, et avec l’incessante transformation des mouvemens les uns dans les autres ; les forces ramenées à des formules du mouvement même ; toutes les entités chassées de la science, les causes finales abandonnées dans l’étude de la nature, les genres et les espèces réduits à des points de vue tout humains, et remplacés au dehors par la continuité mécanique des mouvemens, par le jeu des formes que ces mouvemens engendrent dans l’espace ; la vie même se résolvant en un automatisme derrière lequel, du même pas, se développe la série réglée des « pensées ; » « l’ondulation réflexe » prise pour type de toutes les explications d’ordre purement physiologique ; les faits et gestes des êtres animés constituant une simple réception et restitution de mouvement, sans cesse « réfléchi » des nerfs sur les muscles ; le monde entier assimilé par son aspect intérieur à une machine immense, dont les orbites sidérales sont les grandes roues et dont nos organismes sont les petits rouages ; les bornes de l’univers reculant dans l’espace comme dans la durée, et tombant enfin pour laisser entrevoir dans tous les sens, par toutes les perspectives, l’infinité ; la formation des mondes expliquée par voie de développement « lent et graduel, » ou, selon l’expression moderne, d’évolution ; la chaîne des êtres se déduisant, comme une série de théorèmes, de quelques lois simples qui développent l’un après l’autre « tous les possibles ; » les « tourbillons eux-mêmes restaurés dans la science par la vaste hypothèse de la nébuleuse ; les seules lois du choc, de la répulsion et du mouvement centrifuge rendant compte de ce que les newtoniens avaient pris pour une universelle attraction ; la formation des espèces vivantes ramenée aux lois générales du mécanisme ; la sélection naturelle remplaçant les créations successives et spéciales ; les types des espèces vivantes détrônés par des lois qui ne connaissent pas plus les genres que les individus ; la continuité mathématique rétablie entre les espèces, que nos classifications humaines voulaient séparer par des barrières infranchissables ; — puis, intérieurement à ce monde visible où tout est « étendue, figure et mouvement, » un autre monde, celui de la « pensée » et de la conscience, plus que jamais inexplicable par le mouvement seul, quoique les deux soient inséparables ; les apparences sensibles s’opposant, avec la variété et la complexité de leurs qualités propres, au domaine inerte de la quantité homogène et du mouvement ; le monde extérieur devenant « notre représentation, » un vaste « phénomène » dont la science ne saisit que le côté mécanique ; le matériel réduit à un aspect inférieur de la réalité, tandis que la pensée ou conscience se révèle de plus en plus comme la forme supérieure sous laquelle la réalité, existant pour soi, se saisit elle-même ; — enfin, au-delà de tout ce qui est accessible à la science, de tout ce qui est pensée ou objet de pensée, intelligence ou intelligibilité, le mystère éternel, aussi impénétré que jamais, changeant de noms à travers nos bouches sans cesser de demeurer englouti dans la même nuit et dans le même silence : Inconnaissable selon les uns, Force, Cause, Substance, enfin Volonté absolue selon les autres, qui l’appellent ainsi du même nom que Descartes. L’attitude seule des esprits a changé devant l’abîme ; s’il en est qui adorent encore, d’autres trouvent le Dieu de Descartes et de Spinoza tellement étranger à nos idées humaines du bien et du mal que, devant la profonde indifférence de l’Être d’où sortent les êtres, la foi optimiste se change chez eux en une tristesse pessimiste. Mais ce pessimisme est, lui aussi, une exagération, en sens contraire de l’optimisme. Ne comptant plus que le ciel nous aide, nous pouvons encore nous aider nous-mêmes ; si nous n’avons plus les vastes espoirs de Descartes, toute espérance ne nous est pas pour cela interdite ; sortis de la nuit, nous n’en montons pas moins vers la lumière. Et où est notre force d’ascension ? Elle est dans cette « pensée » où Descartes plaçait avec raison notre essence propre, et où nous entrevoyons aujourd’hui l’essence universelle.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voir, dans la Revue du 15 novembre 1888, les importantes Études sur le XVIIe siècle par M. Brunetière.
  2. L’Esthétique de Descartes. Paris, Alcan, 1882.
  3. On a essayé pourtant de la réduire à des proportions assez étroites, en ce qui concerne du moins le XVIIe siècle. Dans la belle et forte étude de M. Brunetière, nous lisons que le cartésianisme aurait d’abord « peu réussi » avec des disciples « rares, » et fait « pendant plus de cinquante ans des conquêtes modestes. »
  4. Voir F. Thomas, la Philosophie de Gassendi. Paris, Alcan, 1889. — H. Marion, Locke, sa vie et son œuvre. Paris, Alcan, 1886.
  5. Voir G. Lyon, l’Idéalisme en Angleterre au XVIIIe siècle. Paris, Alcan, 1888.
  6. Voir Picavet, les Idéologues. Paris, Alcan, 1891. — Dewaule, Condillac et la psychologie anglaise contemporaine. Paris, Alcan, 1892.
  7. Voir Schopenhauer, De la Quadruple racine du principe de la raison suffisante, et le Monde comme volonté et représentation, traduction de M. A. Burdeau. Paris, Alcan, 1889.