L’Île de Chypre, souvenirs d’une mission scientifique

L’Île de Chypre, souvenirs d’une mission scientifique
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 212-237).
L'ILE DE CHYPRE
SOUVENIRS D'UNE MISSION SCIENTIQUE

Dans la partie orientale de la Méditerranée s’étend une île aujourd’hui presque déserte, autrefois fameuse : je veux parler de Chypre. Elle passa longtemps pour une des contrées les plus riches de l’ancien monde ; ce fut la terre des amours, le rendez-vous des voluptés. Une des villes de son littoral méridional, Paphos, avait vu, dit-on, Vénus naître de l’écume des flots, et chaque année on s’y rendait de tous les pays civilisés pour assister à des fêtes solennelles. Au moyen âge, Chypre eut encore une grande splendeur ; elle devint une terre française, et nos princes de Lusignan furent quelque temps ses rois. De nos jours, elle languit, humiliée sous le despotisme musulman : Paphos, Amathonte, Idalie, ne vivent plus que dans les souvenirs.

Dans ces derniers temps, un savant historien, M. de Mas Latrie, a exploré les débris archéologiques de Chypre ; mais la nature physique de cette île est restée complètement inconnue. Voulant combler cette lacune, le Muséum d’histoire naturelle me chargea, il y a peu d’années, d’une mission géologique en Chypre. Une autre mission m’était confiée par le ministre de l’agriculture, non-seulement pour cette île, mais pour la Syrie, l’Égypte et la Grèce. Chypre néanmoins méritait de tenir dans cet ensemble de recherches une place particulière. Depuis que Montesquieu a donné l’exemple d’étudier les causes de la grandeur et de la décadence des peuples, les historiens n’exposent plus seulement les faits, ils cherchent à s’en rendre compte. Sans doute les récentes découvertes des sciences physiques et naturelles aideront à trouver la raison d’un grand nombre d’événemens qu’il était jusqu’à présent difficile d’expliquer. La configuration du sol, la nature des minéraux, du climat, des plantes et des animaux utiles ou nuisibles ont exercé sur les destinées des peuples une influence trop puissante pour que l’étude de ces conditions physiques d’un pays ne jette point de nouvelles lumières sur son histoire. La géologie surtout doit agrandir le domaine des sciences historiques ; elle nous apprend qu’avant l’époque où la race humaine a été créée, chaque région du globe a éprouvé plusieurs révolutions : les plantes, les animaux, ont été modifiés un grand nombre de fois. Quand nous étudions une contrée, voyons donc quelle fut sa première origine. Fut-elle toujours un continent ? Si elle est sortie du sein des eaux, à quelle époque se fit son émersion ? Dans quel ordre ses diverses montagnes furent-elles soulevées ? Quels êtres l’ont habitée avant nous ? Cette étude sera une noble introduction pour l’histoire des sociétés humaines. La mission à Chypre m’offrait une occasion particulièrement favorable d’appliquer les idées que je viens de signaler. À la vérité, je rencontrais là un pays d’une faible étendue ; mais la nature est si féconde dans ses productions que, pour l’étudier dans son ensemble, on doit resserrer le champ de ses observations. Une île, c’est un petit monde bien circonscrit qu’il est facile d’embrasser.

Je partis en mars 1853, accompagné de M. Amédée Damour, aimable et savant compagnon qui a partagé tous mes travaux. Il nous fallut passer par Smyrne, Rhodes, Alexandrette et Beyrouth ; nous attendîmes huit jours en Syrie un navire qui devait nous conduire en Chypre ; aujourd’hui les communications avec cette île sont plus faciles. On voulut nous dissuader de notre projet d’exploration : « Chypre, nous dit-on, est sans cesse ravagée par les fièvres ; c’est une terre sauvage où l’on ne trouve ni à se loger, ni à se nourrir. » Je ne pouvais reculer devant l’exécution de ma mission ; j’avais emporté de Paris force quinine, je pris à Beyrouth une tente et tous les objets nécessaires aux campemens. Lorsque j’aperçus Larnaca, le port de Chypre, au premier plan les minarets de ses mosquées et ses nombreux palmiers, au second plan le Mont-de-la-Croix se détachant sur le beau ciel d’Orient, mon cœur battit. Il est des conquêtes de plusieurs sortes : la terre que je touchais allait devenir le domaine de mes études.


I

L’île de Chypre a une forme allongée et très irrégulière : ses nombreux promontoires lui ont valu le nom d’Ile-aux-Cornes. Elle renferme deux principaux systèmes de montagnes : au nord la chaîne de Cérines, au sud un vaste massif connu depuis l’antiquité sous le nom de Mont-Olympe, et dont le point culminant à 2,000 mètres. Entre les montagnes du nord et celles du sud s’étendent de grandes plaines. On ne rencontre aucune rivière navigable ; la plupart des torrens ont plus d’eau près de la source qu’à l’embouchure, parce que l’évaporation en diminue rapidement le volume.

Voisine du berceau du genre humain, très proche de Tyr et de Sidon, Chypre a dû être peuplée dès les plus anciens âges. Les Phéniciens et les Égyptiens furent ses premiers habitans. Les Grecs l'élevèrent à son plus haut degré de splendeur. C’est dans cette île que le cuivre fut exploité pour la première fois. « Les richesses y abondèrent, dit Florus, c’est pour cette raison qu’on la dédia à Vénus. » Homère, Hésiode, Hérodote, Strabon, Virgile, Ovide, s’accordent à considérer Vénus comme la divinité tutélaire de cette île ; ses sanctuaires favoris étaient Idalie, Amathonte, et surtout Paphos.

On pourra voir dans les écrits de Meursius, si admirables d’érudition, ce que les anciens ont raconté des voluptés de Chypre, du trafic que les filles ne craignaient point d’aller faire à Paphos pour se composer une dot, et de la cérémonie à laquelle les femmes mariées elles-mêmes allaient se soumettre dans le temple de Vénus. Je rechercherai surtout comment la nature physique de Chypre put faire de cette île la contrée la plus voluptueuse de l’ancien monde et comment elle agit encore aujourd’hui sur le caractère des habitans. Il reste peu de débris des monumens grecs : l’ancienne Paphos, aujourd’hui Couclia, la nouvelle Paphos, Amathonte et Salamine[1], capitale du roi Cyniras, contemporain de la guerre de Troie, ne sont plus représentées que par quelques amas d’énormes pierres, au milieu desquels croissent les ronces et les myrtes ; Idalie est aujourd’hui un petit village. Sans doute, lors de la puissance de Rome, Chypre avait conservé son opulence, car elle excita la convoitise des Romains ; cette conquête, fut un des vols les plus odieux des maîtres du monde. « Célèbre par ses richesses, dit Festus, cette île tenta la pauvreté du peuple romain… Telle fut la pénurie du trésor de Rome et telle la réputation des trésors de Chypre, qu’une loi ordonna la confiscation de cette île… Caton emporta à Rome les biens des Cypriotes. »

Chypre recouvra sa prospérité au moyen âge. Pendant les croisades, lorsque Richard Cœur-de-Lion battit Isaac Comnène, souverain de cette île, il acquit une quantité prodigieuse de bijoux, de vases ciselés, d’armures de prix. « L’imagination des contemporains, dit M. de Mas Latrie, ne voyait de comparable a ces monceaux d’or et de pierreries que les trésors du roi Crésus, » Les templiers, les Français et les Vénitiens dominèrent à Chypre tour à tour. On voit encore les restes de plusieurs monumens du moyen âge, la tour de la Commanderie des templiers à Colossi, la basilique et la salle des Chevaliers à Nicosie, l’abbaye de Lapaïs, les trois châteaux de Cantara, de la Reine et de Dieu-d’Amour, placés sur les cimes de la chaîne de Cérines, où ils semblent comme suspendus dans les airs. Famagouste était le port de guerre des Vénitiens ; ses murailles entourées de tranchées profondes, ses floches gothiques alternant avec de nombreux palmiers, ses restes d’arceaux, de colonnades et de fenêtres en ogive, font du panorama de ses ruines une des merveilles de l’Orient. Puisque la prospérité de Chypre se perpétua pendant un si grand nombre de siècles à travers de continuelles vicissitudes dans les gouvernemens, malgré des guerres, des pestes, des tremblemens de terre, elle a sans doute dépendu du sol lui-même, car le sol est l’unique source de trésors qui brave le pouvoir destructeur de l’homme et du temps. L’étude des produits naturels de l’île en fournira la preuve.

Aujourd’hui le joug musulman pèse sur Chypre ; avec la liberté, le bonheur s’est enfui. Cependant il est incontestable que le sol des plaines a conservé une extrême fertilité ; les soies de Paphos, les vins de la Commanderie ont encore une juste célébrité, et, si l’on considère combien la population est rare et indolente, on s’étonnera de la valeur des productions. Chypre, qui a renfermé, dit-on, près de trois millions d’habitans, n’en possède pas deux cent mille aujourd’hui ; les deux tiers sont Grecs, un tiers est Turc. L’île est gouvernée par un pacha.

Larnaca fut le centre de nos explorations ; c’est la seule ville qui offre des ressources à un Européen. Les quelques Français qui y habitent jouissent d’une grande considération. Dans nos voyages, Christodouli, intelligent comme un Grec, nous servait de guide ; Mustapha, indolent comme un Turc, remplissait les fonctions de garde d’honneur ; des kéradgis conduisaient les mules chargées de caisses destinées à nos récoltes scientifiques. Nous nous mettions en marche avec l’aurore ; avant midi, nous gagnions un ombrage. Midi dans les campagnes de l’Orient est une heure aussi calme que minuit ; les hommes, les animaux sont tous ensevelis dans le sommeil ; aucun oiseau ne fait entendre son chant ; les fleurs même se penchent sur leur tige, on dirait qu’elles dorment. Dans le ciel, tout est bleu ; sur la terre, tout est également inondé des rayons du soleil. Je n’avais guère le temps de partager cette sieste universelle de la nature ; je rassemblais les matériaux d’une carte géologique et d’une carte agricole de l’île ; j’étiquetais les roches que j’avais recueillies, je faisais sécher des plantes pour former un herbier ; quelquefois aussi je préparais les peaux des animaux que mon compagnon de voyage avait abattus. Vers trois heures, la nature se réveille ; quelques insectes gravissent la tige des plantes ; nos muletiers ouvrent les yeux : « Allons, Christodouli, Mustapha, en avant, le soleil baissera bientôt, la marche sera plus douce, » et nous reprenions notre route. Souvent il fallait mettre pied à terre : ici pour une montagne dont je devais prendre la coupe, là pour une plante, quelquefois pour un simple insecte. Peu à peu le soleil s’inclinait, les oiseaux commençaient leurs chants ; c’était un moment de joie : nos poitrines se dilataient, nos muletiers entonnaient d’une voix nasillarde quelque vieux refrain, nos mulets eux-mêmes marquaient leur contentement en agitant leurs longues oreilles. Pour camper, il suffisait de trouver une source : Mustapha, d’un pas grave, allait prendre de l’eau, faisait ses ablutions, et se prosternait vers La Mecque ; nos muletiers dressaient la tente ; Christodouli découvrait des branches sèches d’arbres résineux, et allumait un bon feu pour rôtir une poule. Quel plaisir d’errer ainsi dans les solitudes, loin du bruit des cités, sous le seul regard de Dieu !

Il faut que très peu d’Européens aient voyagé dans l’île de Chypre pour que la vue d’un étranger cause une sensation pareille à celle que nous produisions. Lorsque nous campions près d’un grand village, nous avions quelquefois une centaine de personnes, hommes, femmes, enfans, vieillards, accroupis, selon la mode turque, devant notre tente, épiant nos moindres mouvemens. On venait nous consulter comme docteurs ; les Cypriotes ne pouvaient s’imaginer que nous ne fussions pas d’habiles enchanteurs, capables de conjurer le méchant esprit qui donne les maladies. Les populations que nous eûmes occasion d’observer sont peu hospitalières, mais elles sont inoffensives. On n’entend point parler d’assassinats ; on ne nous a jamais rien dérobé, et M. de Mas Latrie m’a dit qu’on ne lui avait pris aucun objet, sauf un flacon d’eau de Cologne que ses muletiers lui ont bu. Cependant il faut être toujours sur ses gardes à cause du fanatisme musulman. Un soir, tandis que l’on plantait notre tente dans un village nommé Poli-tou-Chrysocou, nous allâmes considérer à l’entrée d’un jardin une troupe de gens qui entendaient de la musique : nous ignorions que ce fût une réunion de femmes. Bientôt nous vîmes tout le village s’attrouper ; les vieilles femmes criaient, les hommes agitaient des bâtons ; on se rua sur notre tente. Nous nous mîmes en défense ; mais que faire contre un village entier ? Comme la foule nous serrait de manière à nous étouffer, un Turc influent s’entremit pour nous sauver. Le pacha mit en prison l’auteur de cette algarade. Après un mois, je lui fis rendre sa liberté à la prière d’un vieillard qui me fut député par le village : « Frère, me dit-il, Allah est bon, sois comme lui ; par ma barbe blanche, je te jure que désormais les Francs seront honorés parmi nous. »

C’est en Chypre qu’il faut venir pour voir des musulmans tels qu’ils durent être dans les premiers temps de l’islamisme : ils n’ont en rien changé, ils sont honnêtes pour les affaires d’argent et très religieux, ils ne boivent pas de vin, ne mangent pas de porc et font régulièrement leurs ablutions et leurs prières ; mais ils sont fanatiques, fatalistes, et d’une ignorance extrême. Leurs femmes sont strictement voilées ; si vous les surpreniez sans voile, elles enlèveraient volontiers le linge qui couvre leurs seins pour se cacher la figure. Conquérans de l’île, les Turcs traitent les Grecs avec un profond dédain. Leurs habitations sont séparées de celles des chrétiens, souvent même ils demeurent dans des villages particuliers ; on distingue au loin ces villages à la telle végétation qui les entoure, le musulman est l’ami des jardins.

Les Grecs sont moins honnêtes que les Turcs, mais plus intelligens et plus hospitaliers pour les chrétiens. Il en est peu chez lesquels on puisse admirer le type grec ; la domination turque les a chargés de trop de souffrances. Pourtant à Larnaca, où vivent les Grecs les plus riches, on voit de très belles filles : elles ont des cheveux noirs fort épais qu’elles relèvent en guise de diadème au-dessus de leur front et qu’elles ornent de fleurs naturelles ; cette coiffure ajoute à leur beauté. Dans un village grec de la partie orientale de l’île, Rhizo-Carpasso, les habitans ont les yeux bleus, le teint clair, des cheveux blonds tombant sur les épaules. D’où vient ce type blond perdu au milieu des types bruns des autres Cypriotes ? Les habitans de Rhizo-Carpasso ne seraient-ils pas un reste des Français amenés par les princes de Lusignan au temps des croisades ? On trouve en Chypre plusieurs vestiges du passage des Français, et c’est une opinion généralement répandue qu’un jour nous reprendrons la domination de l’île ; cette idée est sympathique à une partie de la population.

Il règne dans l’île quelques superstitions singulières, notamment celle du mauvais œil. Un regard suffit, dit-on, pour vous tuer, vous, votre enfant, votre âne, ou pour amener la perte de votre récolte, l’incendie de votre maison. Bien des personnes ont été gravement maltraitées parce qu’on les accusait d’avoir jeté un regard funeste. Comme le premier coup d’œil est le seul que l’on croie dangereux, un grand nombre d’Orientaux, en vous abordant, détournent la tête. On a soin aussi de placer à l’entrée des habitations des objets bizarres qui attirent la vue ; c’est pour cette raison que beaucoup de maisons et de jardins sont déshonorés par des crânes de chevaux et de moutons mis en évidence. Les Cypriotes rendent une sorte de culte à la mer. On les entend quelquefois dire : « Nous avons trois patrons supérieurs à tous les autres, saint George, saint Lazare et la sainte mer. » Ils ont une fête nationale appelée la fête de l’eau ou du cataclysme, qui parait être la continuation de celle où l’on célébrait Vénus naissant à Paphos de l’écume des flots. J’ai assisté à cette curieuse fête. Le matin, tous les habitans jetaient de l’eau à la figure des passans en leur criant : Dieu soit béni ! Un grand nombre se mirent en route pour présenter leurs devoirs à la mer, c’est-à-dire pour y faire des ablutions ou se signer avec l’eau marine. La fête principale a lieu à Larnaca ; les abords de cette ville sont encombrés par les chameaux et les mules qui ont amené des habitans de toutes les parties de l’île. Ici des Grecs buvant de la liqueur de rose discutent et gesticulent ; là des Turcs savourant du café lèvent avec dignité leur tête surmontée d’un large turban ; leurs femmes sont enveloppées dans des voiles blancs sous lesquels nul sourire ne peut apparaître. Les filles à marier sont couvertes de colliers de sequins et de piastres destinés à former leur dot. Les enfans se régalent de gâteaux au miel de caroubier. De tumultueux attroupemens se forment sur le rivage ; c’est à qui atteindra d’élégantes barques à voiles qui stationnent à quelque distance ; les plus alertes traversent les flots, mais la plupart des passagers sont portés à dos d’homme. Malheur à qui ne sait, entre l’écume des vagues, garder son équilibre ! Parfois il tombe à l’eau : alors grands cris de joie, huées, sifflemens. Lorsqu’un des petits bâtimens a terminé son embarquement, il déploie ses voiles : à l’avant sont deux musiciens, l’un jouant du fifre, l’autre battant la caisse ; au centre, deux passagers se mettent à danser et les autres frappent dans leurs mains pour marquer la cadence ; la barque va, retourne et croise une foule de nacelles, toutes chargées d’un équipage joyeux. Il nous semblait assister à quelque fête de l’ancienne Grèce.

La capitale de Chypre est Nicosie. Elle renferme vingt mille habitans, presque tous turcs. Vue dans le lointain, isolée dans les grandes plaines du centre, environnée de vastes murailles à l’intérieur desquelles se succèdent d’innombrables terrasses, des palmiers et des minarets, cette cité présente un brillant panorama ; mais n’y pénétrez pas, car, ainsi que dans toute ville turque, vous aurez une amère déception. Les bazars sont indignes d’être comparés aux plus misérables marchés de nos villes : des bouchers dépècent des boucs et des moutons au milieu de troupes de chiens qui lèchent le sang et dévorent les entrailles des animaux abattus. Les cafés sont encombrés de Turcs accroupis autour de leurs narghilés ; les marchands, assis sur le devant de leurs échoppes, sont plus occupés d’aspirer la fumée de leurs chibouks que de débiter leurs produits. C’est à Nicosie qu’habite le pacha de Chypre ; nous lui fîmes une visite. Son palais, comme la plupart des palais turcs, est un vaste amas de bâtimens disparates, à moitié ruinés. Le pacha est un très puissant seigneur, dont les appointemens sont plus forts que ceux de nos ministres. C’est aussi à Nicosie que réside le patriarche des Grecs. Nous vîmes un beau vieillard dont le regard était empreint d’une douceur paternelle ; de nombreux lévites rangés autour de lui, silencieux, les bras croisés, obéissaient à ses moindres signes. En l’entendant parler, on était charmé de l’harmonie de son langage, et, comme l’évêque d’Antioche, on l’eut volontiers appelé l’évêque bouche d’or… Mais je ne prolongerai pas ces détails ; j’ai hâte de faire connaître mes observations sur l’histoire naturelle, et notamment sur la constitution géologique de l’île.


II

En Chypre, les bouleversemens naturels et les travaux des hommes n’ont pas assez entamé le sol pour permettre de découvrir les roches les plus profondes ; on ne peut donc savoir quel fut l’état de cette contrée pendant les premiers temps géologiques, c’est-à-dire pendant l’époque primaire. Les roches les plus anciennes qui soient à jour appartiennent à la seconde époque géologique, ou époque secondaire. Ce sont des calcaires noirs : la finesse de leur grain, l’absence ou tout au moins la rareté des fossiles permettent de supposer qu’ils se formèrent dans des mers profondes, car les sondages ont prouvé que la rareté des êtres organisés et la finesse des sédimens caractérisent les dépôts de ces mers. Au-dessus des calcaires, on voit des grès qui se lèvent par dalles et ont l’aspect des grès d’Italie nommés macignos ; ils ont été formés pendant les premiers temps de l’époque tertiaire. Les grès sont recouverts par des marnes blanches qui renferment des coquilles marines semblables à celles que l’on a indiquées en Asie et en Europe dans les dépôts de la période tertiaire moyenne. Les belles recherches de M. de Tchihatchef et de M. Abich, ainsi que mes propres observations, montrent que ces marnes occupent en Orient de vastes étendues. Comme la nature de leurs fossiles indique qu’elles ont été formées dans la mer, on doit penser que dans les temps géologiques la Méditerranée couvrait une bien plus grande surface que de nos jours.

Pendant la période tertiaire moyenne, l’île de Chypre n’existait pas encore. Les choses changèrent bientôt, et un vaste soulèvement se produisit : les terrains qui formaient le fond de la mer s’élevèrent au-dessus des eaux ; en même temps ils se brisaient, et de la terre entr’ouverte sortaient des masses immenses de roches brûlantes. Ces roches donnèrent naissance aux Monts-Olympes. Elles ont quelques rapports avec le porphyre ; on les nomme serpentines et ophitones, ou, d’une manière plus générale, roches ignées (dues à l’action du feu). C’est entre la seconde et la dernière période tertiaire qu’eut lieu ce soulèvement, et en voici la raison. Il est à remarquer que les marnes blanches, formées pendant le milieu de l’époque tertiaire, sont disposées en couches inclinées contre les Monts-Olympes ; on en voit des lambeaux portés à de grandes hauteurs. Ceci prouve que la position première de ces marnes a été dérangée par le soulèvement des montagnes, et que par conséquent elles existaient avant le soulèvement. Au contraire les couches qui ont été formées pendant la dernière période tertiaire sont horizontales au pied même des Monts-Olympes : elles ont donc été déposées après le soulèvement de ces montagnes, car si elles eussent existé auparavant, elles auraient participé au soulèvement. La méthode qu’on vient d’exposer comme pouvant servir à déterminer l’âge relatif de la formation d’une montagne est la clé de l’étude du vieux monde : elle montre par quelle voie simple et sûre les géologues arrivent à résoudre les problèmes les plus insolubles en apparence.

Les roches ignées couvrent un espace qui n’a pas moins de vingt-cinq lieues. On conçoit que de telles masses brûlantes aient dû attaquer fortement les couches à travers lesquelles elles s’épanchèrent. Les géologues dans ces derniers temps ont donné une attention toute spéciale aux métamorphoses que les diverses roches ont subies depuis leur primitive formation. La théorie du métamorphisme a fait grand bruit ; beaucoup de terrains que l’on croyait encore, au commencement de ce siècle, des terrains primitifs, ont été depuis quelques années rapportés à des époques assez récentes : l’aspect d’ancienneté qu’ils présentent n’est que le résultat des phénomènes de chaleur, de pression, de vapeur ou d’infiltration d’eaux minérales produits depuis la formation. On observe en Chypre les plus singuliers effets de métamorphisme : à quelque distance des massifs ignés, des roches blanches ont été brunies, des pierres tendres ont été endurcies, des calcaires purs ont été pénétrés de silice ; souvent les terrains sont complètement méconnaissables : au lieu de calcaire, on ne rencontre plus que des ocres et des jaspes. D’habiles chimistes, M. Alexis Damour et M. Terreil, ont analysé quelques-uns de ces calcaires ainsi transformés : ils n’y ont plus trouvé que de faibles traces de chaux.

Après les bouleversemens qui firent sortir Chypre du sein de la Méditerranée, la nature rentra dans une phase de tranquillité : la dernière période tertiaire commença. Une partie de l’île resta encore plongée sous les eaux : mais la mer fut moins profonde, car les dépôts qui s’y formèrent sont composés d’élémens variables et grossiers : ils renferment une grande abondance de coquilles, on y voit même des bancs d’huîtres et de peignes. Plusieurs des mollusques qui vécurent alors sont semblables à ceux qui existent maintenant. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, car la dernière période tertiaire a précédé immédiatement les temps actuels : plus une époque géologique est voisine de la nôtre, plus ses animaux et ses plantes se rapprochent de ceux qui vivent aujourd’hui. À la fin de la dernière période tertiaire, un faible soulèvement donna, à peu de chose près, à l’île sa configuration définitive.

Chypre est entourée d’un cordon de roches calcaires ou sablonneuses qui bordent presque partout ses rivages sur une largeur d’un quart de lieue environ. Comme ces roches renferment toutes les mêmes coquilles que nos mers, on ne peut douter qu’elles appartiennent à la période actuelle. Les voyageurs ont signalé un cordon semblable à celui de Chypre sur la plupart des rivages de la Méditerranée ; je l’ai moi-même observé en Italie, en Sicile, à Malte, à Rhodes, en Syrie et en Égypte. Ce cordon littoral prouve un changement de niveau soit dans l’eau de la Méditerranée, soit dans ses rivages. Diodore de Sicile et Strabon, qui avaient très bien reconnu des débris fossiles de coquilles marines dans l’intérieur des terres, en avaient conclu que la mer avait diminué d’étendue ; autrefois, selon Diodore et Strabon, la Méditerranée était une mer intérieure, elle a peu à peu été remplie par les fleuves, et elle a fini par rompre l’isthme des colonnes d’Hercule ; s’étant ainsi creusé une ouverture, elle laissa à sec une partie des contrées qu’elle recouvrait. Dans les temps modernes, Risso et M. Bianconi ont reproduit l’opinion que les eaux de la Méditerranée avaient diminué. En effet, le cordon des calcaires littoraux est si continu qu’il est difficile de n’en pas attribuer la formation à un phénomène général tel que la diminution des eaux. Cependant à Chypre et dans plusieurs pays le cordon littoral forme sur quelques points de petites falaises, tandis que sur d’autres il est exactement au niveau des eaux ; en outre les couches en sont quelquefois inclinées vers l’intérieur des terres. On ne peut expliquer ces faits, si on n’admet aussi des dislocations locales.

L’histoire a enregistré des tremblemens de terre survenus en Chypre. Sénèque dit que Paphos fut souvent détruite par ces phénomènes. Eusèbe raconte que plusieurs fois, sous Auguste, l’île fut ébranlée. Suivant Paul Diacre, trois villes de Chypre s’écroulèrent au temps du règne de Vespasien. On lit dans Marianus Scotus que, sous Titus, une montagne de Chypre se rompit à son sommet et lança tant de feu qu’elle consuma les régions et les cités voisines avec leurs habitans. Cette assertion doit être exagérée, car l’île ne présente aucune trace de volcan, et les géologues ne connaissent pas d’exemple de tremblement de terre qui ait produit de tels effets. Selon le récit de Cédrenus, la ville de Salamine en Chypre fut renversée sous le règne du grand Constantin. Ces phénomènes furent assez puissans pour troubler les hommes, mais non l’ordre de la nature ; les grandes convulsions du monde physique étaient passées.

Tels sont les principaux événemens de l’histoire géologique de Chypre. Quels en furent les résultats ? A quoi aboutirent de si longues formations, de si terribles bouleversemens ? En se soulevant, les montagnes avaient laissé entre elles des plaines centrales qui, s’étendant sans interruption depuis le rivage occidental jusqu’au rivage oriental, semblent une voie immense destinée à relier toutes les parties de l’île. En outre une bande de plaines très étroite borde presque partout les rivages ; on dirait un chemin de halage établi pour suivre la mer dans les régions même les plus montagneuses. À ces dispositions si merveilleuses pour la facilité des communications, Chypre joint l’avantage d’être découpée à ce point, que bien peu de pays du monde offrent, comparativement à leur surface, une telle étendue de côtes. Les agriculteurs sont, si près de la mer qu’ils peuvent charger directement leurs produits sur les navires. La civilisation dut faire de rapides progrès dans un pays où la nature a réuni tant de facilités pour les relations.

Les Cypriotes n’eurent point besoin de courir les mers pour acquérir des trésors : ils trouvèrent la richesse dans leur propre sol. Les Monts-Olympes abondent en métaux. Ces métaux ne sont plus exploités, mais ils l’ont été autrefois sur une très vaste échelle. On rencontre en plusieurs endroits d’immenses amas de scories provenant d’antiques fonderies de cuivre. Les Cypriotes de notre temps n’imaginent pas qu’autrefois l’industrie fût assez développée pour que de telles quantités de scories aient pu sortir de la main des hommes ; ils croient que ce sont des produits d’anciens volcans. D’après Pline, ce serait Cinyras, qui, vers le temps de la guerre de Troie, découvrit l’art d’exploiter les mines de cuivre ; ce roi inventa aussi les tenailles, le marteau de forge, le levier et l’enclume. L’exploitation du cuivre, à une époque où les métaux étaient encore très rares, devint sans doute pour Chypre la source d’une extrême richesse. J’ai recueilli un grand nombre d’anciennes scories ; M. Terreil, qui les a analysées, n’y a rencontré que des traces de cuivre, ce qui prouve l’habileté des anciens exploitans. Le cuivre de Chypre était employé à une infinité d’usages ; il n’est donc pas étonnant que les Romains aient imposé à ce métal le nom de cuprum, qui rappelle l’île même (Cyprus) où il avait été inventé et travaillé de tant de manières. Il ne semble pas que le fer ait été exploité à Chypre, quoiqu’il y soit fort commun. Ceci confirmerait l’opinion, généralement reçue, que le fer a été travaillé longtemps après le cuivre.

Les métaux n’ont pas été ici la seule richesse minérale. Les pierres dures des Monts-Olympes furent très recherchées. On sait combien les anciens attachaient de prix a ces sortes de pierres ; la perfection de leurs camées en creux et en relief n’a pas été égalée chez les modernes. Lorsqu’on visite à Rome, à Naples ou à Florence les cabinets des gemmes, on est frappé de la variété des pierres qui ont été employées. Les jaspes de Chypre sont particulièrement remarquables ; ils offriraient des ressources précieuses pour les belles mosaïques en pierre dure que l’on travaille encore à Florence. L’abondance en est extrême ; on en voit de verts, de jaunes et de rouges, dont les teintes sont très éclatantes. Le cristal de roche est commun ; cette substance a été l’objet parmi les anciens d’une supposition si étrange, que les naturalistes d’aujourd’hui peuvent à peine la concevoir : on croyait que le cristal de roche n’était autre chose que de l’eau très fortement glacée. « Il se trouve seulement, écrit Pline, là où la glace condense les neiges de l’hiver ; il est certain que c’est de la glace. » Les auteurs ont signalé à Chypre l’agate, le sangenon et le pœderos (amour des enfans). D’après leurs descriptions, on ne peut guère douter que ces deux dernières substances ne fussent des opales. Un minéral a porté dans l’antiquité le nom de diamant de Chypre ; les voyageurs modernes ont cru que c’était du cristal de roche très pur, et ceci n’est pas admissible, car les anciens, qui ont connu très exactement la forme des cristaux de quartz, n’ont pu confondre ces cristaux avec ceux du diamant, qui sont complètement différens. J’ai trouvé un minéral nommé analcime, qui est translucide et disposé en cristaux d’une grande beauté et du même système que ceux du diamant. C’est probablement à cette substance qu’on a appliqué le nom de diamant de Chypre. Ceci est d’autant plus croyable qu’Etienne de Lusignan a indiqué le gisement de ces diamans dans le lieu même où j’ai recueilli les plus beaux cristaux d’analcime. Les anciens et les modernes ont parlé des émeraudes de Chypre ; mais il est présumable que la plupart de ces émeraudes ne sont que des minéraux cuivreux ou des quartz colorés en vert. En effet, Pline décrit des émeraudes « longues de quatre et même de dix coudées. » Jamais on n’a vu une de ces pierres approcher d’une pareille taille. Pline nous raconte encore qu’à Chypre, « sur le tombeau du roi Hermias, à côté de pêcheries, se trouvait un lion de marbre dont les yeux étaient deux émeraudes. Le feu qu’elles jetaient pénétrait les flots de telle sorte que les thons épouvantés s’enfuyaient. Longtemps les pêcheurs s’étonnèrent de ce fait ; enfin ils enlevèrent les émeraudes des yeux du lion. » De telles pierres auraient eu un prix immense, et on se serait gardé de les exposer au bord de la mer. On voit encore cités dans les anciens écrits un très grand nombre de minéraux propres à Chypre : l’ocre, la terre verte, l’amiante, etc. Il n’est pas douteux que l’exploitation de ces minéraux n’ait contribué à la prospérité de l’île.

Le développement des beaux-arts et particulièrement de l’architecture dépend essentiellement des matériaux que renferme le sol. Théophraste a justement remarqué que Chypre est la contrée où la pierre à plâtre est la plus belle et la plus abondante. Cette île est aussi pourvue de bonne pierre à chaux ; elle ne renferme pas de véritable marbre, mais ses rivages sont bordés de pierres de taille. La bâtisse doit donc y être moins chère qu’en aucun pays ; aussi le moyen âge a laissé de nombreux débris d’imposantes constructions, et Strabon nous apprend que Paphos avait des temples magnifiques. Malheureusement la pierre ne dure pas comme le marbre ; ces temples sont tombés, tandis que ceux de la Grèce, bâtis en marbre du Pentélique et de Paros, restent debout, témoignages éternels du génie de Phidias. L’absence de marbre a dû être un obstacle à l’essor de la sculpture. La seule statue de Chypre vantée par les anciens est cette statue de Pygmalion, si belle qu’on la compara à une femme vivante ; elle était en ivoire. Nous avons rapporté d’Idalie un grand nombre de statuettes, ex-voto adressés peut-être à Vénus. Ces statuettes sont en terre cuite ou en pierre calcaire ; elles sont d’un travail assez grossier.


III

Les anciens poètes auraient pu dire que le ciel de Chypre s’est marié avec la terre pour enfanter la volupté. Si en effet le sol a produit de grandes richesses qui ont traîné les plaisirs à leur suite, le climat a prédisposé les Cypriotes à une vie sensuelle. Les hivers sont très doux, la neige ne couvre jamais les plaines ; janvier correspond pour la température au printemps du sud de la France. Lorsque mai commence, les herbes jaunissent. Depuis cette époque jusqu’en octobre, aucune pluie n’arrose la terre.

Dans le climat si régulier de Chypre, l’impression de la chaleur produite sur nos organes varie plus en raison de l’humidité de l’air qu’en raison de la température elle-même. Lorsque la chaleur est humide, elle est accablante. Aussi un savant docteur de Larnaca, M. Foblant, consultait chaque matin son hygromètre au lieu de consulter, comme nous en Europe, le thermomètre. La beauté du ciel est presque toujours en proportion inverse de celle de la terre : les pays brumeux ont en général de vertes campagnes. Au contraire, en Orient, l’air desséché qui a traversé les déserts dévore toute végétation ; mais aussi cet air, d’une rare transparence, donne au ciel une beauté incomparable. Parmi les erreurs religieuses des anciens, une des plus excusables est celle des Phéniciens, qui, trouvant la voûte céleste trop pure pour dépendre de notre monde, avaient pris les astres pour des divinités.

Pour contre-balancer les sécheresses de l’été, la Providence a donné à Chypre des ressources spéciales : les Monts-Olympes sont un réservoir de fraîcheur ; il s’en échappe des ruisseaux qu’autrefois les habitans retenaient par des rigoles et des écluses pour les forcer de répandre la fertilité dans les champs ; un grand nombre de ces rigoles existent encore. Le nord de l’île ne profite pas des bienfaits des Monts-Olympes, mais il est encore mieux partagé : la chaîne de Cérines forme une muraille qui abrite le rivage contre les ardeurs du soleil ; aussi les caroubiers et les oliviers y forment des ombrages dignes des bosquets antiques de la divinité que Chypre adorait.

Sous l’influence des grandes chaleurs, les fièvres contribuent à donner aux habitans cette langueur qui, dès la plus haute antiquité, paraît avoir fait le fond de leur caractère. Il règne même à Paphos des fièvres pernicieuses qui enlèvent en peu de jours l’homme le mieux constitué. Dans les autres parties de l’île, il est très rare que les fièvres soient mortelles ; elles sont intermittentes. Pour les guérir, on prend le sulfate de quinine à des doses tellement fortes que dans nos pays on les croirait suffisantes pour déterminer les plus graves accidens. Quelle que soit la cause première des fièvres, il est manifeste qu’elles se déclarent le plus souvent à la suite de refroidissemens. Comme nous voyagions en Palestine par une journée brûlante, entre Ramla et Jérusalem, nous rencontrâmes une source très pure, mais d’une extrême fraîcheur. Notre drogman y but à longs traits ; c’était un homme habitué dès son enfance aux voyages et qui n’avait jamais subi l’atteinte d’aucune maladie. Lorsqu’il prenait sa dernière gorgée : « Malheur à moi ! s’écria-t-il, voici la fièvre ! » Cet homme plein de force un instant auparavant ne pouvait plus se tenir sur sa monture ; sa tête penchait sur sa poitrine ; lui et un autre de nos gens, qui avait bu à la source, furent très gravement attaqués. À part les fièvres, Chypre n’a presque aucune maladie : les ophthalmies et les dyssenteries, si terribles en Égypte, sont peu dangereuses. Anciennement la peste y a causé d’affreux ravages, elle a anéanti la population de plusieurs villages ; mais depuis longtemps on n’en a remarqué aucun symptôme.

Telle est l’harmonie de la nature que l’étude du sol et du ciel d’une contrée nous prépare à celle de ses productions. La constitution géologique de Chypre a dû former une terre fertile, car ses roches, généralement peu endurcies, se sont désagrégées facilement, et elles sont assez variées pour avoir fourni de bonnes proportions d’alumine, de silice, de chaux, de magnésie. La température est favorable aux fruits ; tous ceux du Levant réussissent dans l’île ; on voit des orangers tellement chargés qu’on laisse perdre une partie de leurs produits. C’est sans doute à cause de la beauté des arbres fruitiers de Chypre que la fable y fait croître, au milieu du champ de Tamassus, l’arbre sur lequel Vénus cueillit les trois pommes d’or dont le charme permit à Hippomène de vaincre et de posséder la belle Atalante.

Strabon nous apprend qu’anciennement l’île était envahie par les forêts au point que les agriculteurs ne pouvaient la cultiver. Suivant Ammien Marcellin, telle était la richesse de la végétation qu’on y pouvait construire un navire depuis la carène jusqu’au sommet des mâts et l’équiper entièrement sans avoir besoin de tirer aucune pièce des pays étrangers. « Les Cypriotes, écrit Elien, prétendent qu’ils habitent une terre privilégiée et que leurs champs ne sont en rien inférieurs à ceux des Égyptiens. » Athénée raconte que le blé de Chypre est si agréable au goût qu’il attire les hommes comme la pierre d’aimant. Chypre se trouva donc dans des conditions tout autres que plusieurs des pays les plus fameux habités par les Grecs, et notamment que l’Attique ; le ciel et la terre de cette dernière contrée semblent avoir été faits pour enfanter les arts, mais non la richesse agricole : ses belles montagnes de marbre sont improductives, et des vents continuels dessèchent encore cette terre, déjà très sèche naturellement. Au contraire à Chypre les conditions géologiques et climatologiques ont formé un sol fécond et ont ainsi préparé toutes les douceurs de la vie matérielle : aussi ce n’est point Minerve, mais Vénus qu’on y adora. Dans une île aussi prospère au point de vue agricole, Cérès dut également avoir un temple ; en effet, on lui avait dressé un autel. Pendant neuf nuits avant les fêtes de Cérès, les femmes s’éloignaient du commerce des hommes ; ; c’était sans doute une allégorie montrant que la volupté ne peut s’allier aux durs travaux de l’agriculture.

Il ne faudrait point cependant croire que Chypre soit couverte de bocages. Si dans l’antiquité elle a renfermé de vastes forêts, c’est sans doute parce que la main de l’homme n’en avait point gêné l’accroissement, car en Orient les arbres grandissent péniblement. La richesse des pays chauds est très différente de celle des contrées septentrionales. À celles-ci, la Providence a donné une magnifique végétation arborescente. Sans les bois des forêts, comment l’Européen résisterait-il aux frimas ? Chose merveilleuse, ce n’est point d’aujourd’hui que le centre et le nord de l’Europe produisent de puissantes forêts ; dans les temps géologiques les plus anciens, dès l’époque houillère, les végétaux s’accumulaient pour nous préparer des provisions de combustible. En Orient, où l’homme n’a point à se prémunir contre les intempéries des saisons, le bois et le charbon de terre sont également rares.

Les Monts-Olympes ont pu conserver sur leurs hautes cimes des forêts de pins ; la belle couronne de verdure de ces montagnes contraste avec la blancheur des plaines environnantes. Les forêts entretiennent une douce fraîcheur ; elles sont ainsi une source de richesse pour la végétation d’une grande partie de l’île ; cependant le gouvernement turc né cherche pas à les conserver. Un berger a-t-il le caprice de semer de l’orge dans les montagnes, il brûle les arbres ; la cendre fertilise le sol pendant quelques années ; il en profité pour le cultiver ; puis il abandonne son champ pour en former un autre par le même moyen, sans se préoccuper de la disparition des arbres, qui, sous le ciel brûlant de Chypre, ne repousseront que bien lentement. On voit même incendier les bois de pins sans autre but que le plaisir de détruire. La résine alimente la flamme, dont la lueur se projette au loin sur l’horizon. Les branches craquent, le vent chasse dans les airs les feuillages enflammés : feu d’artifice admirable, mais désastreux. Souvent l’homme porte en lui l’instinct de l’ingratitude et de la destruction ; l’habitant des cités renverse la société qui l’a élevé, celui des déserts, s’acharne contre la nature qui le nourrit !

Suivant M. Fourcade, ancien consul à Chypre, l’étendue des terres cultivées annuellement n’est que de 65,000 hectares, ce qui serait la quinzième partie de l’île ; mais, comme les terrains restent souvent trois années en jachère, il faut compter trois fois plus de terres cultivées, c’est-à-dire près de 200,000 hectares. Ce chiffre correspond environ au cinquième de la superficie de l’île ; c’est bien peu Comparativement aux pays de l’Europe. À voir tant de terres incultes ou mal soignées, on croirait que les Cypriotes sont dans la misère ; ce serait une erreur. S’ils n’améliorent pas l’agriculture, c’est que chaque famille se procure facilement la récolte nécessaire à ses besoins. Comme la population n’est pas en proportion de l’étendue de l’île, on préfère de grandes cultures mal faites aux petites cultures bien faites. On ne fume pas les terres, elles se rétablissent en se reposant. On creuse à peine les sillons ; les graines sont semées lâchement. Si jamais un capitaliste européen était assez puissant pour acheter une partie des terres de Chypre et qu’il pût y amener un nombre suffisant d’ouvriers laborieux, il tirerait facilement un produit double ou triple de celui que l’on obtient actuellement.

Parmi les meilleures cultures de l’île, il faut ranger celle du cotonnier. Elle était si profitable au temps du gouvernement des Vénitiens, que l’on appelait cette plante l’herbe d’or. Le cotonnier d’Orient n’est pas un arbuste comme celui d’Amérique ; il est herbacé. On le sème en mai. Ses fleurs jaune rosé sont la parure des campagnes. En octobre, les, coques s’ouvrent et laissent voir leur coton blanc comme neige. Si la chaleur n’était pas assez forte et continue, les coques, au lieu de produire du coton, ne donneraient qu’une sorte de pâte gluante qui ne se diviserait pas en fils. Le coton est d’autant plus beau qu’on le cultive dans des régions plus chaudes. Celui d’Égypte est bien supérieur à celui de la Turquie. On ne peut donc espérer de l’acclimater en France. Pour l’obtenir parfaitement pur, on le retire des coques avec les doigts ; mais à cette opération si longue on substitue généralement celle du sistrage, qui consiste à remuer les coques dans un panier fait de roseaux : les débris passent à travers les intervalles, et le coton reste seul ; on le débarrasse ensuite des graines au moyen d’une espèce de laminoir. Enfin, avant de le charger sur les navires, on le place sous des presses puissantes, qui en diminuent extraordinairement le volume.

La garance est pour Chypre une production plus importante encore que le coton. Chacun sait que la racine de cette plante joue un grand rôle dans la teinture. La culture de la garance est fort singulière : non-seulement elle exige un fond de sable très fin, homogène, sans cailloux, mais il faut qu’au-dessous du sable les racines rencontrent de l’eau à deux mètres environ de profondeur ; l’eau complètement stagnante serait impropre, elle doit être courante. On voit que bien peu de pays peuvent convenir à la pleine réussite de la garance ; mais là où sont réunies ces conditions le produit est immense. L’arpent de terre cultivée, qui vaut généralement en Chypre de 500 à 1,000 piastres (la piastre est de 22 centimes), monte à 6,000 et 8,000 piastres dans les lieux où la garance réussit ; aussi, malgré le manque de bras et de capitaux, la culture de cette plante a-t-elle au moins doublé depuis quinze ans.

La réputation du vin de Chypre se perd dans la nuit des temps ; après avoir vu disparaître ses temples dédiés à Vénus, ses exploitations de minerais précieux, ses palais élevés par les Vénitiens, l’île a conservé ses vignobles, seul débris de son antique prospérité. Oserai-je le dire ? les hommes sont si sujets à l’oubli que peut-être le nom de cette contrée si célèbre autrefois serait à peine prononcé, si le vin de Chypre n’en rappelait le souvenir. L’île possède plusieurs espèces de vin, mais la seule qui soit connue en Europe est le vin de la Commanderie. Ce nom vient de ce que les templiers eurent dans le sud de Chypre une commanderie de laquelle dépendait l’entrepôt des vins sucrés. Les réjouissances auxquelles nos vignerons se livrent à l’occasion des vendanges ont lieu en Chypre lors de la plantation de la vigne. La vendange se fait au commencement d’octobre. Après avoir débarrassé les grappes des grains gâtés, on les monte sur les toits plats des maisons ; elles restent ainsi pendant vingt jours, ensuite on les met au pressoir. Au bout d’un an, les paysans portent le vin dans des outres goudronnées à Limassol, où se trouve actuellement l’entrepôt. Le vin de la Commanderie âgé. seulement d’une année a une forte odeur de goudron ; sa couleur tire sur le carmin. Plus tard il s’éclaircit, et, par un singulier retour, en vieillissant il brunit ; en même temps il se sucre et devient extrêmement liquoreux. Comme les Cypriotes n’ont pas de caves, il est très difficile, même dans leur île, de trouver de la vieille Commanderie. Cependant ils ont l’habitude, lorsqu’il leur naît un enfant, d’enterrer une amphore ; on ne la retire qu’à l’époque du mariage. « Le vin de Chypre, disait en 1572 Etienne de Lusignan, est le meilleur de tout le monde… Si on en veult prendre un doigt, il en fault mettre deux d’eau, et aussitôt qu’on l’a beu, on le sent par tout le corps fort en chaleur, et lors apparaist sa bonté. » Les vignobles qui produisent la Commanderie sont assis sur les Monts-Olympes. Si l’on doit contester à ce groupe de montagnes l’honneur d’avoir été une des demeures de Jupiter, du moins on pourrait admettre que le vieux vin de Chypre fut le nectar dont Ganymède remplissait la coupe du maître des dieux ; c’est un vin parfumé, trop capiteux pour des têtes mortelles. Les Cypriotes ne le boivent que dans des verres spéciaux, d’une petitesse extrême.

Les arbres les plus productifs de l’île sont le mûrier, l’olivier et le caroubier. Ce dernier réussit en Chypre mieux qu’en tout autre pays. Son fruit, nommé caroube, fade et sucré, sert d’aliment aux gens du peuple ; les Grecs et les Russes en consomment de grandes quantités dans leurs longs carêmes. Le commerce de cette denrée était déjà considérable au temps des Romains ; ils employaient les caroubes pour peser les substances grossières. L’orge, le blé, le sésame donnent d’abondans produits. La pomme de terre vient difficilement ; on la remplace par la colocasse, plante de la Nouvelle-Hollande inconnue de nos cultivateurs, mais assez répandue dans le Levant.

L’hiver fait fleurir de nombreuses plantes sauvages à oignons ou à griffes, — anémones, renoncules, jacinthes, narcisses, — dont on exporte chaque année de grandes quantités. Ces fleurs durent peu. Après le printemps, vous ne verrez plus que des végétaux au feuillage sec, à la texture coriace : nul brin d’herbe, nulle fleur dont la corolle soit humide ; en vain vous chercheriez dans la nature qui vous entoure un souvenir de la France. Le coloris de l’Orient se reflète cependant sur ces pauvres plantes : ici le cardopatium étale ses touffes d’un bleu éclatant ; là des picnomons, avec leurs feuilles couvertes de longs piquans jaunes, semblent des plantes chargées d’aiguilles d’or ; des échinops portent au bout d’une longue tige une petite sphère bleue, et à leur pied des carlines tranchent par leurs pétales rouges avec la blancheur des rochers. Plusieurs de ces plantes sauvages sont utilisées. C’est de Chypre et de Jaffa que viennent toutes les petites pommes, nommées pommes de coloquinte, dont les Anglais font un si grand usage dans l’art vétérinaire. L’artichaut sauvage est abondant ; on le recherche, car il est plus tendre et plus savoureux que l’artichaut cultivé ; moins la grosseur, il lui ressemble exactement. Tous les voyageurs qui ont vu les pays du midi connaissent les cistes, ces plantes dont les charmantes fleurs roses et blanches simulent celles de l’églantier. Les cistes de Chypre sécrètent le ladanum, substance noire, pâteuse, qu’il ne faut pas confondre avec le laudanum, et qui est très en usage dans la pharmacie des Orientaux ; Pline raconte que le ladanum se colle à la barbe des boucs pendant qu’ils broutent, et que les bergers l’en détachent. Ce singulier moyen est employé encore aujourd’hui. On promène aussi sur les cistes de petits balais auxquels le ladanum s’attache. Le lentisque, d’ordinaire un modeste arbrisseau, prend à Chypre et à Chio un grand développement. On en extrait le mastic, sorte de résine presque inconnue à l’Occident, mais qui est en Orient d’un emploi journalier : les femmes se plaisent à le mâcher, tandis que leurs maris savourent la fumée du chibouque et du narghilé. La liqueur habituelle des Orientaux, le raki, est de l’eau-de-vie dans laquelle on a dissous du mastic ; il se précipite en blanc aussitôt qu’on verse de l’eau dans la liqueur. Ce petit phénomène charme les Orientaux, trop ignorans pour en connaître la cause.


IV

Il nous reste à parler de la faune de l’île, et ici une question se présente à notre esprit : d’où viennent ces animaux que les flots séparent du reste du monde ? Si tous les hommes qui couvrent la surface du globe eurent pour berceau commun les rives de l’Euphrate et du Tigre, il n’en fut pas de même des autres êtres vivans. Passez en revue le nord et le midi de l’Europe, le Nouveau-Monde, la Nouvelle-Hollande, Madagascar, l’Afrique ; chacune de ces contrées vous offrira les produits d’une création spéciale, vous y verrez s’épanouir des fleurs différentes ; d’autres animaux bondiront dans les plaines, se joueront dans les eaux. Les productions de Chypre appartiennent à cette grande région naturelle qui est appelée région de la Méditerranée ; la nature de cette île se rapproche singulièrement de celle des autres îles de cette mer et des contrées qui l’environnent. Il est probable que, même dans la région méditerranéenne, il n’y a pas eu un seul centre de création duquel seraient partis tous les animaux et toutes les plantes ; la Providence a dû créer à la fois les mêmes espèces sur un grand nombre de points. En effet, à Chypre et dans les diverses îles, on voit des espèces de mollusques terrestres et d’autres animaux dont les facultés de locomotion sont bornées, et qui cependant se retrouvent dans plusieurs pays. sans doute les hommes en ont introduit quelques-unes, et les vents, ces habiles messagers qui transportent tant de germes, ont aidé à la dissémination des plantes et de quelques animaux ; mais ils n’ont pu à eux seuls propager tant de milliers d’êtres qui peuplent chacune des grandes régions naturelles du globe. Probablement la plupart des espèces ont été créées sur le sol de Chypre.

Parmi les animaux qui se trouvent dans l’île, il en est de nuisibles ; si belle que soit la nature, partout elle nous offre des obstacles à vaincre. Je citerai les scorpions, un serpent cornu nommé céraste et un aspic fort dangereux. Cet aspic est d’une couleur noirâtre et d’un aspect hideux. Un âne, piqué près de l’endroit où nous avions établi notre tente, mourut en quelques heures. Fréquemment des hommes ont péri mordus par des aspics ; aussi le nom seul de ces animaux glace les Cypriotes de terreur. On les rencontre principalement dans les blés ; les moissonneurs, dans quelques endroits, attachent des sonnettes aux faucilles dans l’espérance de les éloigner. Cette coutume est d’autant plus étrange qu’ils donnent aux aspics le nom de couphi (sourd). Un cap de Chypre porte le nom de Cap-des-Chats, parce qu’on y avait rassemblé un grand nombre de chats. Ces animaux étaient destinés à détruire les serpens : ils les saisissaient près de la tête et les mettaient dans l’impossibilité de mordre. « Le premier duc de Chypre, dit Etienne de Lusignan, fit bastir un monastère de moynes de l’ordre de Sainct-Basile, et donna tout le promontoire des Chats à ce monastère, à telle condition qu’ils seroient tenus d’y nourrir tous les iours cent chats pour le moins, auxquels ils bailleraient quelque viande tous les iours au matin et au soir, au son d’une petite cloche, afin qu’ils ne mangeassent pas touiours du venin, et le reste du iour et de la nuict allassent à la chasse de ces serpens. »

Les plus grands ennemis de la prospérité de Chypre sont les sauterelles. Un chroniqueur du XVe siècle raconte que pendant trois années elles dépouillèrent les arbres de telle sorte qu’on eut pu se croire en hiver. Les champs où elles passent sont impitoyablement ravagés. Pendant le mois de mai, nous avons rencontré leurs bataillons ; ils étaient si fournis, que nos mules étourdies avaient peine à avancer. On a disserté sur la provenance des sauterelles qui chaque année reparaissent dans l’île. Hasselquitz a prétendu qu’elles s’embarquent sur les bâtimens de Syrie ou d’Égypte. Selon Sonnini, les vents les enlèveraient des déserts d’Arabie et les transporteraient jusque dans les plaines de Chypre. Il est plus naturel de penser que ces insectes naissent sur le sol même de l’île comme les autres animaux. Leur apparition à chaque printemps et leur disparition pendant l’hiver ne doivent pas nous étonner, car en France nous voyons le même phénomène se produire pour les mouches et la plupart des insectes. Lorsque le vent pousse les sauterelles sur le bord de la mer ou d’un marais salant, elles périssent par milliers ; on dit que ces amas d’insectes en putréfaction contribuent fortement à entretenir les miasmes fiévreux. Sans doute, lorsque l’île était plus peuplée, les animaux dangereux étaient en moins grand nombre, et avec quelques soins aujourd’hui encore on pourrait s’en débarrasser en partie. On sait notamment que des bouquets de bois ménagés de distance en distance dans les plaines arrêtent les sauterelles, et que, si on creuse des fossés de quelque profondeur, des bataillons de ces insectes y tombent et y meurent.

Les autres animaux sauvages de l’île sont inoffensifs et souvent même utiles. Des couleuvres noires et grises s’enlacent au pied des arbustes, des lézards et des cinques courent dans les plaines, d’agiles geckos et de paresseux caméléons grimpent aux rochers. Nous avons élevé un de ces derniers ; aucun animal n’est plus doux ; il est étrange à voir avec sa grande bouche, ses petits yeux, qui tournent sans cesse, sa longue queue, au moyen de laquelle il se cramponne. Lorsqu’on le contrarie, il offre le curieux phénomène de changer de couleur. Attirés par les fruits, des milliers d’oiseaux se donnent rendez-vous dans l’île. Les becfigues sont surtout nombreux. On en confit de grandes quantités dans du vin de la Commanderie ; dans cet état, ils donnent lieu à un commerce d’exportation assez considérable. Ce commerce remonte pour le moins au moyen âge, car Lusignan raconte qu’il revint de Chypre sur un bâtiment chargé de quatre-vingt mille becfigues. Sans doute tous ces petits chanteurs à l’élégant plumage ajoutèrent au charme des bosquets d’Idalie, dédiés à Vénus. Lefcara, où l’on prend le plus grand nombre d’oiseaux, n’est pas loin d’Idalie.

Un bel animal sauvage habite les Monts-Olympes, c’est le mouflon. Il est grand de taille ; son port est gracieux, ses yeux ont une douceur extrême ; il est aussi timide que le cerf. Cet animal est désigné sous le nom de mouton sauvage dans une relation d’Oger, seigneur d’Anglure, qui visita l’île en 1399. « Le roi, dit-il, nous envoya présens : c’est assavoir cent perdriz, cinquante lièvres et cinq moustons sauvages, qui estoient moult belle chose à veoir. » Comme les montagnes de l’Olympe renferment peu de précipices, la chasse de ces bêtes n’offre point de danger. Il est singulier que d’aussi grands animaux se soient conservés jusqu’à nos jours ; ceci paraît prouver que les Cypriotes se sont peu occupés des exercices de la chasse. Peut-être, dans quelques années, la race de ces ruminans sera détruite, car ils deviennent très rares. Ils vivent par compagnies de trois ou quatre.

Sauf le renard, l’île de Chypre ne renferme aucun carnassier dangereux. Si dans l’origine Chypre eut des animaux féroces, elle a trop peu d’étendue pour que la destruction n’en ait pas été rapide. Au contraire les primitifs habitans de l’immense Asie furent contraints d’être longtemps de forts chasseurs. Si les faits signalés depuis quelques années dans les terrains quaternaires se vérifient, nos pères durent en Europe avoir de longs combats à soutenir. Elle fut sans doute exposée à des luttes terribles, à de cruelles angoisses, la génération des hommes qui disputèrent nos riches vallées au mammouth, au rhinocéros à narines cloisonnées, à l’ours et au tigre des cavernes. Plus heureux que nos pères, les premiers Cypriotes, soit avant, soit après le déluge, eurent bientôt conquis la tranquillité. L’histoire ne nous les représente pas comme habiles à lancer contre les bêtes fauves l’arc et le javelot. Quoique fils d’un roi et d’une princesse de Chypre, ce n’est point dans cette île qu’Adonis allait à la chasse des animaux dangereux. La fable dit que, pour le suivre dans les bois, Vénus quittait ses demeures favorites d’Amathonte et de Paphos ; c’est en Syrie que son amant fut tué par un sanglier. Les Cypriotes, n’ayant point endurci leur corps dans les combats contre les bêtes sauvages, ne surent point lutter non plus contre leurs semblables ; la gloire militaire n’a jamais brillé chez eux. Ainsi le règne animal, comme les autres règnes de la nature, contribua à leur créer une douce existence.

Si dans les temps anciens la chasse a peu occupé les Cypriotes, la pêche a dû être un de leurs exercices les plus habituels, car les peuples insulaires sont pêcheurs. Comme tout languit aujourd’hui dans l’île, on fait peu de pêches ; les seules qui aient conservé de l’importance sont celles des éponges. Nous avons assisté à une de ces pêches. La barque étant arrivée dans les parages favorables, les huit hommes composant l’équipage se mirent complètement nus et se placèrent debout autour du bastingage, immobiles, l’œil fixé sur la mer. L’un d’eux apercevait-il une éponge, il piquait une tête, disparaissait pendant une ou deux minutes, puis il remontait, jetait l’éponge dans le fond du bateau et reprenait sa position. C’était un spectacle étrange que de voir ces hommes au regard perçant suivre des yeux le fond de l’onde, s’y plonger tour à tour et revenir à la nage avec autant de laisser-aller que des animaux marins. La plupart des belles éponges viennent de Chypre et d’Asie-Mineure. Les plus fines et les plus régulièrement arrondies se trouvent dans les enfoncemens abrités contre le mouvement des flots ; on conçoit qu’elles soient difficiles à découvrir et à arracher. M. Tardieu, de Chypre, m’a donné une éponge qui est peut-être la plus belle de toutes celles que les naturalistes connaissent, soit à cause de sa taille prodigieuse, soit à cause de sa parfaite régularité ; on peut la voir dans les galeries du Jardin des Plantes. On lui a construit une vitrine spéciale.

Les animaux domestiques sont tellement liés à la destinée de l’homme, qu’il suffit de les passer en revue pour deviner plusieurs traits du caractère d’une nation. Les laborieux habitans de nos campagnes ont deux aides indispensables : le chien de berger, le chien de chasse. En Chypre, on s’occupe à peine de former des chiens de chasse et de berger. Vous voyez bien quelques lévriers, mais ils sont rares et négligés. Tous les autres chiens sont de la famille de ces bêtes hideuses de Constantinople, images de la vie paresseuse des populations musulmanes. Ils n’ont point de maîtres ; ainsi ils ont perdu jusqu’à ce caractère de fidélité qui distingue le chien de tous les autres êtres. Ils vont mendier leur nourriture par les rues infectes des villages ; les habitans ne les chassent point, car ces pauvres animaux favorisent leur paresse en leur épargnant la peine de jeter au loin les immondices. Sans les chiens, combien de pestes ravageraient les états musulmans !

Le cheval est l’auxiliaire le plus puissant des peuples guerriers. L’Arabe se sert de son cheval non-seulement pour guerroyer, mais pour franchir les vastes espaces qui séparent les oasis où il promène sa vie errante. Maîtres d’un sol peu étendu dont la fécondité est intarissable, à l’abri par leur position au milieu des mers de toute autre invasion que celle d’une armée navale, les Cypriotes n’eurent point besoin de nourrir de nombreux coursiers. Ils ont des chameaux pour transporter les riches récoltes des plaines, et des mules pour traverser les régions montagneuses. Ces animaux coûtent moins que les chevaux, et ils portent de plus lourdes charges : à la vérité ils ont un pas très lent ; mais les Orientaux ne connaissent pas le prix du temps, et la lenteur de la mule et du chameau est en harmonie avec leur caractère indolent. Comme il n’y a point en Chypre de routes de charrettes, tout est porté à dos de bête ; aussi on rencontre des caravanes de plus d’une centaine de chameaux. Chaque matin on voit ces animaux couvrir les champs des environs de Larnaca. Seuls, attendant leurs maîtres qui vendent leurs denrées dans la ville, accroupis en cercle, insoucians et graves, autour d’une petite provision de paille, ils ont quelque chose de véritablement étrange.

Les bœufs sont rares, car le pays ne produit point d’herbages. D’ailleurs les Orientaux ont peu de goût pour la viande. Cet aliment est trop échauffant dans les contrées brûlantes ; au contraire il est nécessaire dans les pays du Nord, et, par une disposition providentielle, les pâturages abondent dans ces pays. De nombreux troupeaux de moutons et de chèvres suppléent à la rareté des bœufs : souvent ils se contentent de brouter les herbes des régions incultes. Chez certains moutons, la queue prend un développement monstrueux ; on dit que, dans quelques pays de l’Orient, elle devient parfois si pesante que les bergers sont forcés de la soutenir sur un petit char à deux roues attaché au train de derrière : je n’ai jamais vu pratiquer cet étrange procédé.

L’animal le plus utile à Chypre est un des êtres les plus chétifs : le ver à soie pourrait suffire pour faire la richesse de l’île. On sait. que l’industrie des soies s’exerça longtemps dans la Chine sans être connue des Occidentaux ; les lois du Céleste-Empire s’opposaient à la sortie des œufs de vers à soie. En 552, sous le règne de l’empereur Justinien, deux moines passèrent aux frontières une certaine quantité d’œufs cachés dans l’intérieur d’une canne vissée ; ils les apportèrent à Constantinople : de cette époque date en Europe le commencement de la sériciculture. Elle se propagea peu à peu dans le Péloponèse, qui tira du mûrier (morus) son nom de Morée, en Asie-Mineure et surtout à Chypre. L’invasion des Turcs lui porta un coup funeste. Tandis que l’Orient dépérissait, l’Occident voyait grandir, avec sa puissance morale, son industrie et son commerce : la sériciculture reçut l’impulsion générale du XVIIe siècle, et, soutenue par le génie de Colbert, elle devint une des plus belles conquêtes de la France. Bientôt les cultures de mûriers et les éducations de vers à soie ne suffirent plus aux besoins de la fabrication. On tourna ses regards vers l’Orient ; on rechercha les soies de Turquie, et notamment celles de Chypre, qui sont nommées soies de Paphos. La sériciculture était bien tombée dans ces contrées ; cependant elle n’était pas éteinte, grâce à la coutume de porter des chemises de soie. En Chypre, il n’est pour ainsi dire aucune femme qui ne possède une chemisette de soie ; la robe s’ouvre sur la poitrine pour laisser paraître le tissu précieux, et elle s’arrête encore à la hauteur des aisselles pour montrer les manches de soie pendant négligemment par-dessus les bras. Aussi, dans les moindres masures, les femmes et les filles ont continué d’élever des vers à soie. Leur travail, qui se bornait presque aux besoins du ménage, a suffi pour que l’industrie de la soie se soit conservée ; il a été aisé de la développer, tandis qu’il eût été long et difficile de la créer. Ce sont les Européens qui eurent la gloire de relever la sériciculture en Orient. Aucun filateur européen n’est encore venu se fixer à Chypre ; aussi la fabrication est-elle restée la même. Cependant la production augmente rapidement, parce que les débouchés deviennent très avantageux. La meilleure soie de l’île est celle de Paphos. Cette supériorité résulte principalement de l’emploi de mûriers non greffés, et peut-être aussi de la vieillesse des arbres. « L’expérience, dit Olivier de Serres, monstre que la feuille des vieux mûriers est plus profitable et saine aux vers que celle des jeunes,… communiquant telle qualité avec la vigne, qui meilleur vin rend vieille que jeune. » D’ailleurs le district est montagneux, et les soies des montagnes sont toujours préférables à celles des plaines. Aujourd’hui les pauvres fileuses animent seules les ruines de Paphos ; leur soie est le seul luxe qui subsiste sur une terre si longtemps célèbre par sa richesse.

Avec les divers élémens que nous avons réunis, il nous est maintenant facile de nous représenter le tableau que Chypre dut offrir dans les temps antiques. Alors toutes les barques de Tyr, de Sidon, de Grèce, d’Afrique, d’Asie-Mineure, croisaient dans ses parages. Peu expérimentés dans l’art de diriger les voiles, les nautoniers devaient s’abriter souvent dans ses ports et rendre grâce aux dieux, qui avaient placé Chypre comme un point de relâche au sein de la Méditerranée. Des forêts s’étendaient dans toute l’île, et en faisaient un sanctuaire où les rayons du soleil brûlant pénétraient à peine. Bientôt une nombreuse population se pressa sous ces ombrages. Ici on arrachait aux entrailles de la terre le cuivre précieux et des pierres rares, là on ouvrait des carrières dans des calcaires d’une exploitation facile, et on élevait des palais aux héros, des temples aux dieux. Sur un autre point, la cognée abattait les arbres séculaires, et Cérès prodiguait dans les plaines tous ses trésors, tandis que sur les collines croissaient des vignes dont le jus parfumé égalait le nectar. Le long des rivages, on construisait des navires de toute pièce, sans qu’on eût besoin de rien emprunter aux autres contrées, tant était merveilleuse la variété des produits ! Ainsi le commerce maritime, l’agriculture et l’industrie se donnaient la main pour enfanter les richesses. Comme alors Chypre était belle, avec sa, population venue de tous les points du monde, avec ses ports remplis de mille navires, avec son manteau de forêts ! Puis, le MontOlympe a tant de majesté, le ciel de l’île est si transparent, et la mer reflète avec tant de grâce son image dans ses ondes calmes et pures ! À tant de charmes se joignit la mollesse que l’opulence produit trop souvent. La fécondité du sol favorisa l’indolence des habitans ; ils n’eurent pas l’occasion d’endurcir leurs corps à la chasse des bêtes fauves ; la chaleur du climat et les fièvres elles-mêmes les jetèrent dans une douce langueur. Ce n’est donc pas sans raison que Chypre fut choisie entre tous les pays de l’ancien monde pour être consacrée à la déesse de la volupté. Elle possédait les élémens qui forment un peuple puissant, et sa position aurait dû lui donner un grand rôle politique dans les temps anciens. Cependant à aucune époque elle n’est devenue un important état, et on la vit accepter successivement tous les jougs des nations étrangères. À la gloire elle préféra le plaisir. Vénus était tout pour elle.

Quel sera le sort de cette île ? Sa position géographique n’a plus la même valeur, car la civilisation s’est déplacée ; elle siège en Occident, tandis qu’autrefois on pouvait considérer Chypre comme le centre des régions les plus prospères. L’exploitation des mines, anciennement source de grandes richesses, ne pourrait être reprise avec avantage. Ainsi Chypre est dans des conditions moins bonnes que dans les temps anciens. Cependant c’est encore incontestablement un des pays les plus favorisés de l’Orient. Les routes seraient facilement rétablies, car il en reste des traces, et on a vu que nulle contrée n’offre des voies de communication plus faciles. On devrait empêcher le déboisement des montagnes, multiplier et réparer les rigoles destinées à l’arrosement des campagnes. Jusqu’ici les Cypriotes ont été laissés à eux-mêmes, sans exemple venu d’Europe, sans encouragement. Les musulmans sont peu favorables aux progrès : le dogme si consolant de l’intervention de la Providence, poussé chez eux à l’excès, devient un fatalisme ennemi de toute initiative. Aussi les grands progrès accomplis en Orient ont été l’œuvre des Européens, et, nous pouvons le dire avec orgueil, l’œuvre surtout des Français. Les Français appelés par le génie de Méhémet-Ali ont transformé le Caire et Alexandrie. Dans le Liban, nos missionnaires et nos sériciculteurs ont changé l’aspect des pays qu’ils habitent. Aidée par la France, la Grèce a été rendue à la liberté ; chaque jour, prenant nos institutions, elle grandit, et par l’extension de son influence intellectuelle elle prépare celle de sa puissance politique. Puissent un jour de courageux enfans de la France aller aussi planter en Chypre leur tente, et montrer sur cette terre des voluptés antiques ce que peut le génie actif des temps modernes !


ALBERT GAUDRY.

  1. Il ne faut pas confondre Salamine de Chypre avec la capitale de l’Ile de Salamine, qui fait partie du royaume de Grèce.