L’Idée de la mort et le prix de la vie

L’Idée de la mort et le prix de la vie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 434-444).
L’IDÉE DE LA MORT
ET
LE PRIX DE LA VIE

Célébrer le grand changement d’âme déterminé par la guerre dans la nation française est devenu une banalité. Mais le plus souvent les banalités sont des vérités. De fait, rien n’est plus vrai que la transformation subie. Un souffle de patriotisme farouche et d’abnégation sublime a passé dans toutes les poitrines. Des forces latentes se sont dégagées ; des sacrifices héroïques, invraisemblables, ont été consentis, et le scepticisme frivole s’est mué en un saint enthousiasme. Une universelle volonté vers le bien inspire toutes les mentalités.

Nous ne voulons nullement faire ici le bilan de cette rapide évolution. Mais il est un point de psychologie sur lequel doit être appelée l’attention des rêveurs, et peut-être même des autres. Il s’agit de la forme que revêt à l’heure présente l’idée de la mort.

La mort ! Le plus redoutable des problèmes qui aient jamais passionné les hommes, même les plus incultes, même les plus sauvages.

Aujourd’hui, à force de voir la mort de près, on a fini par reconnaître qu’elle n’est pas aussi terrible qu’on le croyait il y a peu de temps.


* * *

Aux anciens, nos maîtres en toutes choses, la mort n’inspirait que peu d’épouvante. Alors les soldats qui marchaient à la bataille plaisantaient volontiers sur leur destin, même quand ce destin paraissait un trépas assuré. « Ce soir nous souperons chez Pluton, » disait Léonidas aux Thermopyles.

Socrate, avant de boire la ciguë, conversait tranquillement, presque joyeusement, avec ses disciples, et le Phédon nous a gardé le souvenir de cette belle sérénité. Lorsque Criton lui demande quelques indications sur les mesures à prendre pour l’ensevelissement :


Quels soins faudra-t-il prendre, ô maître, de ton corps ?


Socrate, avec un petit sourire railleur, lui répond :


Ainsi, mon cher Criton, malgré tous mes efforts,
Tu prétends que Socrate est cette chair instable !
Non ! non ! Je vrai Socrate, il est insaisissable :
Et, quand tu penseras le tenir en tes mains,
Socrate aura quitté le peuple des humains !


Les Stoïciens, qui ne voulaient pas regarder la douleur comme un mal, traitaient la mort avec plus de dédain encore que la douleur. N’est-elle pas la nécessité inéluctable, en même temps que l’inviolable asile contre toutes tyrannies ? Pourquoi se révolter de la condition commune ? Être né, cela veut dire qu’on doit mourir un jour.

Pour les vieux Romains de la République, comme pour les grands Stoïciens de l’Empire, la crainte de la mort était de tous les sentimens humains le plus vil.

Epicure et son grand disciple Lucrèce arrivaient, quoique par des voies toutes différentes, aux mêmes conclusions que les Stoïciens. En des vers magnifiques, dont l’éloquence et la précision ne peuvent être surpassées, Lucrèce nous donne les puissantes raisons pour lesquelles la mort n’est nullement à craindre. Il s’adresse à l’homme qui, songeant à son trépas, s’inquiète et s’épouvante :

« Quelle absurdité ! Pourras-tu être malheureux, quand tu ne seras plus ?


Non miserum fieri qui non est, posse.


Pourquoi te lamenter sur ton sort futur, et t’indigner à l’idée que les oiseaux et les fauves déchireront ton corps, ou que tes membres seront brûlés par la flamme ? Il n’est pas raisonnable, étant vivant, de pleurer sur sa propre mort.


Scire licet nobis nihil esse in morte timendum,
Qui possit vivus sibi se lugere peremptum ?


« Alors en effet tu seras endormi dans une torpeur éternelle, en laquelle aucun regret ne pourra plus t’atteindre. Tu auras le silence et le repos. Qu’y a-t-il là de triste ? Quelle plus grande sécurité que ce prolongé sommeil ? »


Nec desiderium nobis nos attigit ullum,
Num quid tibi horribile apparet ? Kum triste videtur
Quidquam, nonne omni somno securius exstat ?


Avant Lucrèce, Platon avait formulé ce raisonnement d’une manière irréprochable : « Ou tu es vivant, ou tu es mort. Si tu es vivant, rien à craindre de la mort, puisque, par définition même, tu possèdes la vie. Si, au contraire, tu es mort, tu ne seras plus là pour déplorer chose quelconque. On ne déplore que si l’on existe. Ce qui est privé d’existence ne peut ni regretter, ni craindre, ni espérer. »

On sait que cette logique, d’ailleurs absolument rigoureuse, a coûté la vie au malheureux Etienne Dolet. Il avait traduit l’Axiochos de Platon, où l’auteur grec disait, dans une des branches de son dilemme : « après la mort, tu ne seras plus rien du tout. » Encore que Dolet ne fût que traducteur, on lui fit un crime capital d’avoir nié l’immortalité de l’âme, ce qui le conduisit droit au bûcher.

Dans un cas comme dans l’autre, que l’on admette ou non une âme immortelle, la conclusion est la même ; c’est que la mort est peu de chose.

Si l’âme survit à la décomposition de notre chair, si, comme toutes les religions l’admettent, il y a une Walhalla ou un Paradis dans lesquels le moi impérissable sera accueilli, la mort est un événement accessoire. La vie terrestre n’est qu’un passage, qui est très court et de pou d’importance ; de sorte que la fin de la vie ne termine rien, puisqu’elle ne termine pas la conscience. Donc, dans ce cas, pas de terreur.

Si au contraire avec notre dernier souffle le moi disparaît et s’anéantit dans un sommeil sans rêve et sans réveil, le moi ne sera plus là pour formuler quelque regret. Alors, rien non plus n’est à craindre.

Ainsi, de quelque manière que l’on raisonne, soit comme Lucrèce, soit comme Mahomet et les Pères de l’Eglise, on peut regarder la mort en face, et sans trembler.


Pourtant la Nature a fixé chez tous les êtres vivans une idée maîtresse, presque irrésistible : c’est l’horreur de la mort.

Il semble en effet que les êtres animés aient tous une tâche à accomplir, qui est de vivre, de croître, et de se multiplier à la surface de notre humble planète. Des myriades d’êtres respirent et ont respiré sans paraître avoir eu d’autre destination que de respirer le plus longtemps possible, en dépit des forces antagonistes, et des ennemis innombrables. Cette perpétuité de vie n’a pu se prolonger à travers les âges que parce que tout être vivant était possédé par l’amour de la vie, amour instinctif, tenace, intangible, qui précède tous les sentimens et qui survit à toutes les émotions, qui domine toutes les volontés, qui efface tous les désirs, qui débute avec le premier vagissement du nouveau-né et ne s’achève qu’avec le dernier soupir du moribond.

Pour combattre cet inflexible appétit de vie, les raisonnemens, même les plus ingénieux, seront à peu près sans force. Nous ne pouvons guère imaginer une société dans laquelle, par quelques syllogismes ou quelques dilemmes, même irréfutables, on aura persuadé à un individu que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue et que la mort est un accident négligeable. Aucune logique ne pourra ébranler un sentiment universel, inhérent à notre existence animale, et puissamment établi par une hérédité de cent millions de siècles.

Tout de même, selon les mœurs du jour, et les conditions présentes, d’après les climats, les races, les littératures, ce frénétique amour de la vie est variable en intensité. Chez les Romains et les Grecs, la mort, pallida mors, semblait moins hideuse qu’elle ne le fut au Moyen Age, où elle était sinistrement représentée. Chez les Musulmans, les Chinois, les Japonais, elle est moins redoutée que chez les Occidentaux.

En Europe, avant la guerre tout au moins, on se faisait de la mort une idée épouvantable et sombre. Communément elle était déclarée le pire des malheurs. Notre sensibilité, devenue maladive, s’était exaltée à ce point que nous ne la traitions plus avec la froide indifférence que, de vrai, elle mérite.

Mais, aujourd’hui que plusieurs millions d’hommes sont à chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, en présence de la mort, toujours menaçante, grâce aux projectiles implacables qui pleuvent de toutes parts, la mort paraît une péripétie assez banale. Chaque soldat se répète le mot qui, dans un roman célèbre, fait du soldat polonais Bartek un héros : « On ne meurt qu’une fois ! » Et alors, sans fanfaronnade, mais sans frisson, gardant la prudence nécessaire au vrai brave, nos troupiers affrontent les plus sanglans combats sans se perdre en lamentations inutiles.

On a observé d’ailleurs la même sérénité aux heures des -grands cataclysmes sociaux. Le danger grandit le courage. Pendant la Terreur, quand la guillotine était dressée sur les places publiques, ce n’était pas la terreur qui régnait, mais une sorte de résignation calme. Devant l’inévitable, les récriminations et même les larmes s’arrêtent.

En 1915, non seulement les soldats, mais encore ceux qui ne sont pas exposés aux bombes et aux balles, les mères, les pères, les épouses, les fiancées, les amis se sont fait une idée plus adoucie des périls que courent les êtres chers qu’ils adorent. Ils courbent la tête sous la nécessité. Certes oui. Mais ils comprennent aussi que la mort n’est pas le mal suprême. La vie a acquis un prix moindre. L’importance des existences humaines a diminué.

Pour prendre une comparaison qui, je l’espère, ne pourra froisser personne, il en est de nos idées sur la guerre meurtrière, comme des idées que se fait un joueur sur l’or.

Je suppose qu’on connaît le tapis vert d’une maison de jeu. Sur la table fatidique sont disposées des pièces d’or, parfois en masses épaisses ; quelquefois des billets de banque, de gros billets, qui, selon les fantaisistes soubresauts d’une petite bille qui roule, passent d’un côté à l’autre. En quelques minutes toute une fortune se disperse à droite ou à gauche. Cet or, qui représente de longues heures, de longs jours, de longs mois épuisés à un patient travail, cet or a perdu en ce lieu toute sa valeur. Le joueur ne sait plus ce que représentent en réalité cent francs, ou cinq cents francs, ou mille francs. Sans hésiter il confie au hasard ce qui est le salaire d’un long effort.

De même, dans la guerre d’aujourd’hui, la notion vraie de la vie humaine s’efface, comme la notion vraie de la pièce d’or devant une table de jeu. La France met comme gigantesque enjeu du gigantesque conflit tous ses jeunes gens. Et elle les expose sur les champs de bataille sans en faire le compte, comme le joueur expose son or sur le tapis vert, en oubliant le labeur et le bonheur que tout cet or représente.

Quand, pendant la paix, nous apprenions qu’un sous-marin, avec quinze hommes d’équipage, avait coulé à pic, un long cri d’horreur s’élevait. Quoi ! quinze braves jeunes gens disparus, ensevelis aux profondeurs de l’Océan ! Quel désastre ! Quelle douleur ! Mais que ce matin nous venions à apprendre que, dans la conquête d’une tranchée ennemie, nous avons perdu quinze cents hommes, c’est-à-dire cent fois plus de morts que par l’effondrement du sous-marin, nous nous applaudirons du résultat obtenu, en oubliant presque le prix qu’il a coûté. La mort de quinze cents soldats, après que tant d’autres ont succombé, a décru en importance.

Pendant la bataille, le combattant voit tomber autour de lui ses camarades ou ses chefs avec une sorte d’insouciance ; et cette insouciance est héroïque, car il est exposé aux mêmes périls, et son tour va venir tout à l’heure. Mais la vie humaine lui apparaîtra, qu’il s’agisse de ses compagnons ou de lui-même, bien plus négligeable qu’en temps de paix, dans les conditions normales de réflexion et de sécurité.

On s’habitue à tout, à l’exil, à la douleur, à la pauvreté. Et j’oserai dire, encore que l’expression paraisse singulière, qu’on s’habitue à la mort.


Quoique je ne sois ni un barbare, ni un stoïcien, ni un mystique, je m’imaginerais volontiers que cette indifférence peut se justifier.

Même pour les plus heureux parmi les hommes, la vie est lourde, faite de soucis plus que de joies, de craintes plus que d’espérances. Le bien-être général, du corps et de l’âme également satisfaits, cette euphorie, qui nous a souri à certaines rares heures de la jeunesse, est chose exceptionnelle. Que dire alors des malheureux qui languissent dans la maladie, ou s’étiolent dans la misère, ou sont dévorés par des passions inassouvies, ou luttent durement pour conquérir le pain de chaque jour ? A tous ceux-là, malgré les quelques maigres compensations, clairsemées, que le hasard est venu leur apporter, la mort est la délivrance suprême.

Dans des vers admirables, trop peu connus, Victor Hugo donne de cette délivrance un symbole saisissant.

Il suppose qu’il tient dans sa main un innocent petit oiseau qu’il a enlevé de sa cage, où le pauvret était prisonnier, et malheureux de sa prison. Au dehors, tout est printemps, épanouissement, joie :


O renouveau ! soleil ! Tout palpite, tout vibre,
Tout rayonne, et j’ai dit, ouvrant la main : « Sois libre. »
L’oiseau s’est évadé dans les rameaux flottans,
Et dans l’immensité splendide du printemps ;
Et j’ai vu s’en aller au loin la petite âme
Dans cette clarté rose où se mêle une flamme,
Dans l’air profond, parmi les arbres infinis,
Volant au vague appel des amours et des nids,
Planant éperdument vers d’autres ailes blanches,
Ne sachant quel palais choisir, courant aux branches,
Aux fleurs, aux flots, aux bois fraîchement reverdis,
Avec l’effarement d’entrer au paradis…
Alors, dans la lumière et dans la transparence,
Regardant cette fuite et cette délivrance,
Et ce pauvre être, ainsi disparu dans le port,
Pensif, je me suis dit : « Je viens d’être la mort. »


La vie est bonne, certes : mais elle n’est pas assez uniformément bonne ; elle nous réserve trop de surprises désagréables, et trop d’ennuis attendus pour que nous ayons le droit de la considérer comme un bien suprême, et le seul bien. On sera équitable pour la vie, et certainement très optimiste, en disant que la vie est un bien douteux.

Notre calme de 1915 est donc plus justifié que notre sensiblerie de 1913. Sachons, par quelque serein mépris de la mort, sortir de notre basse animalité, et vaincre cet instinct exclusif et violent, qui est la soif de vivre. Aimons la vie, source nécessaire de toutes les belles et bonnes choses, mais ne l’adorons pas d’un culte désordonné ; car elle route dans son cours précipité, et parfois fangeux, bien des douleurs et bien des larmes.

Surtout, ne sacrifions à aucune crainte ce qui est noble et ce qui est juste. De toutes les vertus nulle n’est plus nécessaire que le courage. C’est la première, sans laquelle il n’y a plus rien. C’est celle qui convient le mieux à l’homme ; c’est celle qui convient le mieux à la femme. La peur est, de tous les sentimens humains, un des plus abjects, et qui excite le moins de compassion. Et la peur, c’est le plus souvent un effarant amour de vivre.

Je ne parle ici que des jeunes hommes : car ceux-là seuls sont intéressans. Les autres, les hommes mûrs, et surtout les vieillards, s’ils attachaient quelque prix à la vie, seraient dénués de tout bon sens. Ils regrettent des biens qui ne les touchent plus.


Toute chose pour eux semble être évanouie.


La progressive et sûre destruction des organes les a tous frappés successivement, démolissant chacun d’eux pièce à pièce, lambeau par lambeau. Les cheveux blanchissent, la peau se ride, les muscles tremblent, la voix se casse, la vue se trouble, le rire s’éteint, l’intelligence baisse et passe au radotage. On devient une ruine, une loque. On n’a même pas à espérer que des sensations nouvelles vont, par quelque émotion imprévue, rafraîchir cette décadence. Eadem sunt omnia semper. Ce n’est que répétition de sensations jadis éprouvées. L’avenir ne réserve aux vieillards que du déjà vu ; ce qui ôte, à ce court avenir, le principal attrait de toute humaine existence : la curiosité.

Vraiment oui ! pour les vieillards, même quand ils se peuvent repaître de souvenirs charmans, il est sot de se cramponner à la vie. Que ne disent-ils, avec La Fontaine[1] :


Il faudrait qu’à cet âge
On sortit de la vie ainsi que d’un banquet.


Banquet ! Charmans souvenirs ! Illusions d’autrefois ! Hélas ! pour combien de pauvres vieux la vie n’a-t-elle pas été un fardeau très lourd ! Et, quand la mort frappe à leur porte, au lieu de dire : Encore ! ne seraient-ils pas plus avisés de dire : Enfin !

Cet état d’âme, qui devrait être celui de tous les vieillards, n’est triste que d’apparence : il est en réalité un grand apaisement.

Assurément, j’ai exagéré les désenchantemens de la vieillesse. Je connais le De senectute de Cicéron. On m’a dit que certains vieillards peuvent s’intéresser encore aux efforts des jeunes gens, à leur héroïsme, à leurs amours ; on m’a assuré que les grands problèmes de la science et de la vie peuvent encore passionner l’esprit des vieux ; on m’a affirmé que les choses peuvent alors se juger avec l’impartialité souriante d’un spectateur qui, de loin, voit se dérouler les scènes émouvantes, belles parfois, dont il lui est interdit d’être l’acteur trépidant. Oui ! Peut-être. Tout de même, à mesure que l’âge avance, on devrait regarder la mort, qui est plus prochaine, avec plus de sérénité.

Et je crois bien que ceux-là seuls méritent d’être appelés du beau nom de sages.


Comme notre psychologie, notre économie politique s’est modifiée profondément. Il se fait en ce moment un prodigieux gaspillage, non seulement d’or et de munitions, mais encore, — ce qui est tout de même plus important, — de vies humaines. Grâce à l’ardeur patriotique des combattans, la montagne de cadavres, qui s’élève en ce moment, monte beaucoup plus haut que celles qui furent oncques élevées par les orgies guerrières d’autrefois. On est bien au-dessous de la vérité en évaluant à huit millions le nombre des jeunes hommes que, de part et d’autre, cette sombre guerre a fauchés ou irrémédiablement mutilés déjà.

De savans économistes n’ont pas craint d’évaluer en une certaine somme d’argent le coût d’une vie humaine. Calcul qui paraît d’abord quelque peu brutal, mais qu’on a cependant, après les maîtres, le droit de faire. Admettons qu’un homme gagne, en moyenne, deux mille francs par an. A 5 pour 100 d’intérêt, le capital d’un adulte est donc voisin de quarante mille francs. Ainsi, les huit millions d’hommes tués ou estropiés représentent un capital de près de trois cent cinquante milliards. Voilà ce qu’ont coûté au monde, rien qu’en capital humain, les lugubres ambitions de François-Joseph et de Guillaume.

Cette somme inouïe, prodigieuse, invraisemblable, que nous pouvons écrire sur le papier en alignant beaucoup de zéros à la suite d’un premier chiffre, notre imagination ne peut en mesurer l’étendue. Mais, si colossale qu’elle soit, elle n’est rien au prix de l’immense flot de douleur qui s’est déversé sur le monde.

N’insistons pas. Ce crime pèsera sur la conscience, — au-cas où ils auraient une conscience, — de ceux qui en furent, de loin ou de près, les instigateurs.

Cependant il ne faut pas se laisser emporter par une indignation d’ailleurs parfaitement légitime, mais plutôt se demander si, au point de vue économique, la perte est irréparable, comme elle l’est au point de vue sentimental.

On connaît le mot cynique de Napoléon, contemplant, au soir d’une bataille, le champ de carnage où s’était exercé son génie militaire : « Une nuit de Paris réparera tout cela ! » Parole impie assurément, mais, dans une certaine mesure, vraie. Et, en effet, la Nature est d’une assez puissante fécondité pour remédier rapidement à ces grands désastres. Si les naissances étaient aussi nombreuses qu’elles pourraient l’être de par notre constitution physiologique, si les volontés conjugales, par leurs méprisables économies, ne venaient pas mettre d’odieux obstacles à la génération, alors une ou deux années suffiraient, non pour apaiser des douleurs inapaisables, mais pour précipiter dans la vie de nouvelles existences humaines, aussi abondantes que les existences sacrifiées.

A vrai dire, cette consolation, si c’est une consolation, n’est justifiée qu’en apparence. En effet, dans les batailles, dans les guerres, ce sont les plus braves soldats, qui succombent. Il y a sélection, mais sélection à rebours. Ce ne sont ni les médiocres, ni les pires, mais les meilleurs qui tombent. Ceux qui ont péri étaient plus héros encore que les héros qui ont survécu. C’est comme si un ange exterminateur avait choisi, pour les anéantir, parmi les jeunes hommes de l’Europe âgés de vingt a quarante ans, ceux qui ont le corps le plus sain et l’âme la plus vaillante. C’est l’élite de vingt générations qui fut sacrifiée. Voilà le cruel : voilà l’irréparable.


Ceux qui disparaissent ne sont pas à plaindre. Ils sont pieusement morts pour la patrie. Ils n’ont pas eu pendant des heures les supplices d’une longue agonie qui torture, ni pendant des années les horreurs d’une longue maladie qui disloque. Mourir vite, fièrement, et dans l’ivresse d’un combat : c’est une destinée enviable.

Mais il n’y a pas seulement les combattans et les morts. On peut et on doit penser à ceux qui restent. Ceux qui partent sont heureux ; les larmes sont à ceux qui survivent. De ceux-là, le deuil est affreux, barbare.

La mort d’une mère, ou d’un père, quoique la douleur en soit toujours très aiguë, est dans l’ordre naturel de notre infortunée condition humaine. Au contraire, la perte d’un enfant ou d’un jeune époux a quelque chose d’amer et d’inique. N’est-ce pas Euripide qui disait : « Les temps de la paix sont ceux où les fils pleurent les pères ; les temps de la guerre, ceux où les pères pleurent leurs fils. » Et nous vivons, hélas ! en ces temps inhumains.

Inclinons-nous devant ces douleurs. Comme à ces fleurs délicates que tout contact offense, il leur faut la pudeur du silence et de l’ombre. C’est presque un blasphème que de tenter une consolation.

Pourtant on nous permettra de conter une des vieilles légendes de la Grèce, belle peut-être, mais d’une beauté rude, austère, et munie un peu cruelle.

Cérès, chaque année, descendait de l’Olympe pour visiter les demeures des mortels. Mais, comme elle dissimulait sa divinité, l’accueil qu’elle recevait n’était pas toujours bienveillant. Un jour cependant, elle fut reçue généreusement par un humble ménage de laboureurs, l’homme et la femme, des vieillards déjà. Et l’hospitalité de ces pauvres gens fut si cordiale que Cérès en fut touchée, et résolut de la récompenser. Le soir était venu : le soleil se couchait à l’horizon. Or, voici que, revenant de leur labour, apparurent deux grands garçons, joyeux et robustes, qui, fiers de leur travail terminé, entrèrent dans la cabane, et saluèrent, pleins de respect et de tendresse, leurs vieux parens. Alors Cérès, pour leur éviter les affres de la vie, comme récompense, les toucha du doigt, et soudain, sans souffrance, ils tombèrent morts, les deux beaux jeunes hommes, en pleine vigueur, en pleine santé, en pleine joie.

Heureux ceux qui meurent jeunes !


CHARLES RICHET.

  1. Pourtant le même La Fontaine s’est contredit d’une manière assez étrange : car il importait assez peu au bonhomme d’être conséquent avec lui-même. En effet, il remémore le mot de Mœcenas qui avait dit : « Pourvu que je vive, c’est assez, »et il trouve le mot si beau qu’il le met en note dans sa Table La mort et le bûcheron, avec une naïve admiration.