L’Expression des émotions et l’origine du langage

L’Expression des émotions et l’origine du langage
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 175-195).
L’EXPRESSION DES ÉMOTIONS
ET
L’ORIGINE DU LANGAGE

I. Ch. Darwin, l’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, trad. par MM. Pozzi et Benoît, Paris, 1874. Reinwald. — II. Hensleigh Wedgwood, On the Origin of language, Londres, 1866. Trübner. — III. Farrar, Chapters on language, 2e édit. Londres, 1873. — IV. Staniland Wake, Chapters on man, Londres, 1868, Trübner. — V. Schleicher, die Darwin’sche Theorie und die Sprachwissenschaft, Weimar, 1863. — VI. Ludwig Noiré, der Ursprung der Sprache, Mayence, 1877.

Le positivisme aura beau faire, il ne parviendra pas à supprimer les questions d’origine. L’esprit humain s’obstine à les poser, et cette obstination même lui est une garantie qu’elles ne sont pas insolubles. Des problèmes qui s’agitent depuis le premier jour de la réflexion ne se laissent pas facilement mettre hors la science : fùt-il démontré qu’on n’en saurait jamais percer toutes les ténèbres, chaque siècle est tenu d’apporter son contingent de lumière et de fournir, sur ces différens points, une approximation nouvelle de la vérité. Là est peut-être le secret de la faveur que rencontre aujourd’hui la doctrine de l’évolution. Origine de la vie et des formes vivantes, origines de l’instinct et de la pensée, de l’espèce humaine et de l’organisme social, des idées morales et religieuses, telles sont les questions que résout l’évolutionnisme, avec une hardiesse aventureuse bien faite pour inquiéter nos esprits français, habitués depuis tantôt soixante ans aux circonspections timides des écoles écossaise et éclectique ; et je ne répondrais pas que, sous réserve de la nature même des solutions, l’évolutionnisme n’eût pour lui d’être en plus complet accord avec la grande tradition philosophique de tous les temps. L’essence de la philosophie, c’est d’être un système qui explique, autant que possible, la genèse de tous les êtres et de tous les phénomènes : là où l’expérience l’abandonne, elle a recours aux hypothèses ; mais elle manquerait à sa mission, si elle refusait d’aborder les problèmes d’origine, sous le prétexte que les données positives lui manquent pour les résoudre. Un grand philosophe est une intelligence héroïque que tente l’inconnu, qu’attire l’inaccessible ; il lui faut l’ambition sublime de refaire par sa pensée l’univers, de retrouver dans l’enchaînement de ses concepts l’unité du lien causal qui va d’un bout à l’autre de la nature et de l’histoire. Mais en même temps, et c’est là son originalité et sa puissance, il doit faire concourir à cette œuvre toutes les connaissances spéciales de son époque, et fonder sur les procédés les plus rigoureux de la science la légitimité de ses généralisations les plus hautes. Par là seulement la philosophie est ce qu’elle doit être, l’expression la plus complète de l’esprit humain à un moment donné de son développement.

A ne tenir compte que de la largeur des vues, de la compréhension des formules, de la masse des faits ramenés à l’unité d’un système, nous ne craignons pas de dire que l’évolutionnisme est aujourd’hui ce que furent, au commencement de notre siècle, l’hégélianisme et le kantisme, ce que fut au XVIIe la philosophie de Descartes, et dans l’antiquité celle d’Aristote. Et nous le disons volontiers, parce qu’on ne gagne rien à méconnaître la grandeur d’une doctrine dont on repousse le principe et les conclusions. L’amour du vrai ne va pas sans une sympathie profonde pour toute entreprise sincère d’arriver au vrai, eût-elle dévié vers l’erreur ; joint à cela qu’une conception philosophique ne saurait faire quelque fortune sans contenir une part importante de vérité, et que c’est cette vérité à qui l’on refuse hommage en dépréciant, par un faux zèle, les théories mêmes qui paraissent mériter les plus énergiques réfutations.


I.

L’un des points sur lesquels l’évolutionnisme semble jusqu’ici le plus embarrassé, celui pourtant où il aurait le plus d’intérêt à fournir une explication nette et précise, c’est la question de l’origine du langage. Ici, M. Darwin hésite; Huxley, Hæckel, se contentent de quelques affirmations sans preuves. Il n’est pas à notre connaissance que M. Spencer ait encore porté sur ce sujet le puissant effort de son ingénieuse et pénétrante analyse. On peut bien placer dans les animaux l’embryon de toutes les facultés humaines, pousser la générosité jusqu’à leur attribuer le raisonnement, la réflexion, le sens moral, le sentiment esthétique, voire le sentiment religieux : il suffit pour cela d’une certaine habileté dans l’interprétation de certains faits ; comme il nous est impossible de nous installer de plain-pied dans la conscience des bêtes pour voir ce qui s’y passe, nous pouvons y supposer ce qu’il nous plaît. Mais la parole, j’entends la parole articulée, se révèle à l’oreille; elle se lit au besoin dans la structure du larynx; or, excepté quelques espèces de singes, aucun animal supérieur n’a l’organe vocal conformé comme le nôtre, et ces singes mêmes ne parlent pas. De telle sorte que l’évolutionnisme est enfermé dans ce dilemme : ou bien ces singes ont la faculté de la parole, et alors pourquoi n’en font-ils pas usage? ou bien ils ne l’ont pas, et alors comment l’homme, sorti du singe, l’a-t-il acquise? Dans les deux cas, la conclusion qui paraît s’imposer, c’est que le langage articulé creuse entre l’homme et la bête un infranchissable abîme.

Nous allons essayer de suivre les détours par lesquels l’évolutionnisme prétend échapper à cette alternative. Le plus simple, le plus grossier, consiste à rapporter l’origine du langage articulé à deux différenciations purement accidentelles. Un jour, chez certains individus d’une espèce voisine de celle des singes anthropomorphes, une conformation nouvelle de l’organe vocal apparut : un imperceptible changement dans la structure de la glotte rendit possible, selon M. Huxley, a l’égalité d’action » des deux nerfs qui s’y rendent ; un heureux hasard dotait ainsi ces privilégiés de l’instrument de la parole. S’ils ne parlèrent pas, c’est que leur intelligence, trop peu développée encore, ne leur en faisait pas éprouver le besoin. Ces individus devinrent, par sélection naturelle, les ancêtres des singes les plus parfaits et de l’homme primitif. Celui-ci fut muet à l’origine, mutum pecus; des périodes géologiques s’écoulèrent depuis la naissance du genre humain jusqu’à l’heure où retentit le premier mot. Ce moment solennel fut celui où le jeu aveugle des forces de la matière produisit quelques cerveaux plus vastes et d’une organisation plus délicate : de là une somme plus grande d’intelligence et l’idée d’utiliser l’organe, jusqu’alors inutile, du langage articulé. Mais la parole, fille d’un développement intellectuel supérieur, devint cause à son tour de développemens nouveaux. Ces hommes parlans supplantèrent les autres dans la lutte pour l’existence, et, par l’incessante action du verbe sur la pensée et de la pensée sur le verbe, l’humanité fut lancée d’une vitesse toujours accrue dans la voie d’un progrès indéfini. Telle est l’hypothèse suggérée par Hæckel et Huxley; la discuter longuement serait peut-être lui faire plus d’honneur qu’elle n’en mérite. Comment prendre au sérieux cette succession de chances favorables qui, en l’absence de tout plan providentiel, introduit dans la série des êtres l’organe de la parole, et, quelques milliers de siècles plus tard, un cerveau qui s’avise de s’en servir? N’y a-t-il pas là d’ailleurs un renversement manifeste de cette loi générale de biologie, formulée par M. Spencer, que partout, dans la nature vivante, la structure est postérieure à la fonction et déterminée par elle?

Heureusement l’évolutionnisme a d’autres ressources. Plus ingénieuse, plus savante aussi est la théorie que l’on peut extraire des œuvres de Darwin, bien que nulle part on ne la trouve expressément énoncée. Suivons-la dans les lenteurs, calculées peut-être, de ses inductions; si nous n’arrivons pas à une solution satisfaisante, au moins aurons-nous la bonne fortune de rencontrer en chemin nombre de faits intéressans et suggestifs; cela vaut souvent mieux pour la science qu’une conclusion hâtive et téméraire, promptement remplacée par une autre qu’emporte bientôt la même disgrâce.

Nul doute que les animaux, ceux du moins dont l’organisation est relativement élevée, n’aient la faculté de manifester au dehors, par les moyens les plus divers, les émotions qui les agitent. Que n’a-t-on pas dit sur les conversations antennales des fourmis? Qui ne connaît les vingt-cinq mots que Dupont de Nemours affirme avoir discernés dans le langage des corbeaux? Mettons que la bonne volonté, la sympathie des observateurs, aient quelque peu forcé la signification des faits : ce qu’on ne niera pas, c’est que les animaux supérieurs ne racontent de la façon la plus claire, par les mouvemens, les gestes, l’attitude du corps, l’inflexion de la voix, leurs plaisirs et leurs peines, leurs colères, leurs désirs, leurs terreurs, leurs tendresses. Déjà, dans des vers célèbres, Lucrèce notait les sentimens différens que traduisent les variétés d’aboiement du chien et les cris des oiseaux. Avec toute la précision de la science moderne, Charles Bell et Gratiolet ont tenté de déterminer la part de chaque organe, de chaque muscle, de chaque nerf dans l’expression des principales émotions chez les animaux et chez l’homme. Mais c’est à Darwin que revient l’honneur d’avoir ramené la multitude des faits constatés à un petit nombre de principes généraux et d’en avoir proposé la première interprétation systématique.

Le premier principe énoncé par M. Darwin, c’est que certains mouvemens complexes, qui primitivement ont été d’une utilité, soit directe, soit indirecte, pour répondre ou satisfaire à certaines sensations, à certains désirs, se reproduisent par la force de l’habitude et de l’association, toutes les fois que le même état d’esprit se reproduit, bien qu’ils ne puissent être alors d’aucun usage. C’est ainsi, par exemple, que les jeunes chats manifestent souvent le plaisir qu’ils éprouvent au contact d’une étoffe chaude et moelleuse, en la pressant doucement et alternativement avec leurs pattes de devant. Pourquoi? Parce que l’impression qu’ils ressentent alors est analogue à celle que provoquent en eux les mamelles de leur mère, et ces petits mouvemens par lesquels ils ont l’habitude d’exciter la sécrétion du lait et d’en faciliter l’afflux se sont associés dans leur esprit avec toute sensation de surface chaude et molle. Supposons que l’habitude ait été fixée par l’hérédité à travers une longue série de générations : certains mouvemens, accomplis d’abord volontairement en vue d’une utilité immédiate, peuvent devenir entièrement réflexes. — Qu’un bruit se produise à l’improviste tout près de l’œil, instinctivement il se ferme, fût-on d’ailleurs convaincu que la cause de ce bruit n’a rien de menaçant. Il est probable qu’à l’origine ce mouvement fut volontaire et qu’il eut pour objet, en face d’un danger imprévu, de préserver le plus précieux des organes, celui de la vision. Répété un nombre de fois incalculable, il s’est transformé en une action réflexe dont le ressort part pour ainsi dire tout seul, dès que se reproduisent des circonstances analogues à celles qui primitivement ont donné naissance à l’habitude héréditaire.

Le second principe est appelé par M. Darwin principe de l’antithèse. — S’il est vrai que certains états d’esprit entraînent certains actes habituels qui sont utiles, on comprend que, dans un état d’esprit directement contraire, on soit fortement et involontairement tenté d’accomplir des mouvemens absolument opposés, quelque inutiles qu’ils puissent être d’ailleurs. Considérez un chien en proie à la colère et qui se prépare à se battre; puis observez le même animal, humble et soumis, témoignant sa tendresse à son maître. Dans le premier cas, la démarche est droite et raide, la tête légèrement relevée, la queue dressée en l’air, les poils hérissés, surtout le long du cou et de l’échine, les oreilles dirigées en avant, les yeux fixes. Dans le second, l’altitude, par tous les détails, est précisément inverse ; le corps, presque couché, est agité de mouvemens ondulatoires; la queue, abaissée, remue d’un côté à l’autre, les poils, instantanément, deviennent lisses, les oreilles sont renversées en arrière; par suite, les paupières s’allongent, et les yeux perdent leur apparence arrondie et leur fixité. Ce même principe de l’antithèse explique le contraste qui existe entre la posture du triomphateur et celle du suppliant, entre les manifestations de la joie et celles de la tristesse ; en général, les expressions d’émotions contraires s’opposent terme pour terme aussi bien chez l’homme que chez les animaux. — La réflexion et la volonté sont-elles pour quelque chose dans la formation des habitudes que traduisent les mouvemens rapportés par Darwin au principe de l’antithèse? Il est permis d’en douter. Tout ce qu’on peut conjecturer, c’est que les forces nerveuses mises en jeu par les sentimens qui se racontent au dehors suivent naturellement des voies opposées si ces sentimens sont opposés, sans que l’utilité suffise à expliquer dans les deux cas la divergence de direction. Quant à la raison du fait lui-même, on n’en peut donner d’autre qu’une convenance générale, une harmonie entre les mouvemens de l’organisme et les phénomènes de sensibilité.

Le troisième principe, M. Darwin l’appelle le principe de l’action directe du système nerveux. — Toute sensation vive engendre la force nerveuse en excès, et celle-ci est ordinairement transmise selon certaines lignes déterminées à l’avance, soit par les connexions des cellules nerveuses, soit par l’habitude; souvent, au contraire, l’afflux de la force nerveuse est, en apparence, interrompu. — C’est ainsi qu’une violente frayeur, parfois une joie intense, produisent un tremblement de tous les membres ; la force nerveuse, dégagée à la suite de l’émotion, rayonne par les nerfs dans tout le système musculaire, qu’elle ébranle convulsivement. Par là s’explique le blanchissement rapide des cheveux dans certains cas rares d’extrême angoisse. Cet afflux de force nerveuse que rien ne dirige suivra de préférence les voies les plus habituelles; aussi voit-on tout d’abord le visage se contracter dans la douleur, s’épanouir dans la joie, la respiration s’accélérer et devenir haletante, car les muscles faciaux et respiratoires sont ceux dont le jeu est le plus fréquent; les muscles des membres supérieurs entreront ensuite en action, puis ceux des membres inférieurs, enfin ceux du corps tout entier.

Ces trois principes, séparés ou combinés, rendent compte, selon M. Darwin, de tous les mouvemens expressifs, tant chez les animaux que chez l’homme. Il ne faut pas oublier que le rôle de l’hérédité est en tout ceci d’importance capitale; c’est elle qui transforme en actes instinctifs et quelquefois réflexes certaines habitudes utiles qui furent à l’origine des actes pleinement volontaires; c’est elle qui dessine dans l’organisme naissant les lignes de direction que suivra de préférence l’influx nerveux, et les oriente sur celles qui ont été le plus fréquemment suivies dans les organismes des ascendans. Chaque animal qui vient au jour apporte ainsi dans tous ses nerfs, dans tous ses muscles, dans tous ses membres, l’ébauche des mouvemens par lesquels se sont traduites les émotions des générations dont il est le dernier terme, et ses émotions individuelles n’auront plus qu’à revêtir comme d’elles-mêmes ce muet et éloquent langage qui s’est à l’avance élaboré pour lui dans l’incalculable série de ses ancêtres.

On remarquera que par le premier au moins des trois principes qu’il énonce, M. Darwin abrège déjà singulièrement la distance qui sépare les animaux de l’homme. Rapporter en effet à des habitudes utiles un grand nombre des mouvemens expressifs des animaux, n’est-ce pas attribuer à ceux-ci une intelligence qui leur permette d’inventer en quelque sorte des actions auxquelles l’instinct ne les détermine pas fatalement? Cette utilité dont on les fait appréciateurs et juges, comment la connaîtraient-ils, sinon par la réflexion, la comparaison, c’est-à-dire par quelques-unes des opérations les plus élevées de l’esprit? Et, chose étrange, qui semble en contradiction avec la donnée fondamentale de l’évolutionnisme, ce sont les ancêtres les plus reculés qui, dans une série quelconque de générations animales, auront dû posséder le plus d’intelligence ! A eux la tâche de former les habitudes utiles, de choisir par conséquent entre plusieurs mouvemens possibles les plus favorables à la conservation et au développement de la vie. Quant à leurs descendans, ils n’ont eu qu’à recueillir les fruits héréditaires de ces merveilleuses découvertes. Nul effort ne leur est plus nécessaire; la mécanique cérébrale, au fonctionnement désormais infaillible, les dispense d’être ingénieux. En un mot, selon la théorie darwinienne, l’instinct commence par l’intelligence et le libre choix, pour aboutir à l’habitude et à l’action réflexe : la marche de la nature vivante est ainsi régressive au lieu d’être progressive, et, comme les instincts remarquables se trouvent chez des animaux qui n’occupent pas un rang très élevé dans l’échelle des êtres, que d’autre part l’effort intellectuel qui a donné naissance à un instinct doit être en proportion du degré d’industrie que celui-ci révèle, la conséquence qui paraît s’imposer, c’est que les plus intelligens des animaux sont non pas les mammifères supérieurs, non pas même certains oiseaux ou certains insectes dont les actes sont maintenant déterminés par des habitudes transmises à travers une longue suite d’organismes, mais les ascendans les plus antiques de ces insectes ou de ces oiseaux, les premiers pères au génie desquels l’espèce tout entière est redevable de ses instincts.

Il semble que cette objection porte contre la doctrine darwinienne de la formation de l’instinct et non contre la théorie relative à l’origine des mouvemens expressifs. Mais on s’aperçoit sans peine que le premier des principes posés plus haut n’est qu’un cas particulier de l’hypothèse qui prétend expliquer les mouvemens instinctifs par des habitudes d’abord volontairement acquises : montrer l’insuffisance de celle-ci, n’est-ce pas la meilleure manière de réfuter le corollaire qui en découle ?

Quant aux deux autres principes, celui de l’antithèse et celui de l’action directe du système nerveux, nous ne voyons pas qu’ils contiennent, au point de vue évolutionniste, une véritable explication. Le principe de l’antithèse, nous l’avons dit, n’exprime autre chose qu’une convenance générale entre les dispositions mentales et les mouvemens et attitudes du corps; cette convenance, nous l’admettons comme un fait et nous y reconnaissons même l’une des mille preuves d’un plan providentiel; mais comment l’évolutionnisme en rendra-t-il compte, lui qui rejette toute notion d’une pensée ordonnatrice? — Reste l’action directe du système nerveux; mais ce fluide qui rayonne dans tout l’organisme et suit de préférence les lignes de moindre résistance, qu’est-ce autre chose, sous un autre nom, que la vieille hypothèse cartésienne des esprits animaux? Et si cette dernière est aujourd’hui universellement abandonnée, voit-on par quels titres celle qui la remplace pourrait justifier la prétention de fournir une raison scientifique des phénomènes expressifs ?

Nous croyons donc, en résumé, qu’une explication des mouvemens d’expression, conformément aux principes de l’évolutionnisme, est encore à trouver. Ni l’habitude héréditaire, ni l’action directe du système nerveux, ne semblent suffire. Pour les évolutionnistes, comme pour nous, le problème reste tout entier. Les faits sont constatés, le jeu des muscles et des nerfs est en grande partie connu; mais la connexion entre ces modifications organiques et les diverses émotions de la sensibilité, soit animale, soit humaine, est toujours un mystère.


II.

En même temps que, par le principe d’association des habitudes utiles, M. Darwin semble attribuer l’origine de certains mouvemens expressifs chez les animaux à une intelligence presque humaine, il s’efforce d’établir que des mouvemens et des expressions analogues chez l’homme ne peuvent guère s’expliquer que par une descendance animale. De tous les exemples qu’il invoque, le plus curieux est ce fait que, dans la colère, la haine violente, le défi, la lèvre supérieure se relève souvent de façon à ne laisser apercevoir la canine que d’un seul côté. Le rire sardonique est une reproduction atténuée du même mouvement, qui, pour M. Darwin, est identique à celui du carnassier qui va mordre. C’est donc là une survivance de l’époque où les ancêtres de l’homme, armés de fortes canines, s’en servaient comme d’une arme à la manière des dogues et des loups, car aujourd’hui il n’est personne qui, se débattant par terre dans une mortelle étreinte, et essayant de mordre son ennemi, songeât à se servir de ses canines plutôt que de ses autres dents. — De même encore, selon M. Darwin, la moue est dans l’humanité une tradition des singes. Les petits enfans européens, quand ils sont de mauvaise humeur, font une moue beaucoup moins prononcée que les adultes des races inférieures, et surtout que les enfans des sauvages. Mais le chimpanzé, l’orang-outang, le gorille, sous l’empire du mécontentement, de la surprise, ou même d’une légère satisfaction, allongent démesurément les lèvres, et leur figure prend alors l’expression la plus grotesque : la moue s’est ainsi perdue peu à peu, à mesure que l’homme s’est éloigné de ses origines simiennes, et si quelques vestiges s’en retrouvent chez nos enfans, c’est que, dans toute la série animale, les jeunes retiennent d’une manière plus ou moins parfaite, pour les perdre plus tard, certains caractères qui ont appartenu à leurs ancêtres adultes, et qu’on remarque encore dans d’autres espèces distinctes, leurs proches parentes.

Ces inductions sont à coup sûr ingénieuses : sont-elles aussi concluantes que parait le croire M. Darwin? De ce qu’un mouvement expressif est commun à l’homme et à certains animaux, il ne s’ensuit pas qu’on en puisse tirer la preuve d’une filiation. Les ressemblances s’expliquent naturellement par des analogies d’organisation : il serait téméraire d’affirmer au-delà. — J’avoue que le relèvement de la lèvre supérieure mettant à nu l’une des canines semble bien indiquer une survivance de l’habitude de mordre ; mais les premiers hommes ont pu se servir de leurs canines comme d’une arme sans pour cela descendre des carnassiers. D’ailleurs, de l’aveu même de M. Darwin, le mouvement dont il est ici question ne s’observe que chez un petit nombre de personnes; rien n’empêche d’admettre que ce ne soit là qu’une espèce de tic. Quant à la moue, tout ce qu’il est permis d’en dire, c’est qu’elle est une expression qui appartient à la fois à l’homme et au singe, et si elle est plus fréquente et plus accentuée chez les enfans et chez les sauvages, c’est parce que l’éducation et la culture ont pour effet de réprimer de plus en plus les manifestations extérieures des émotions.

Y a-t-il des mouvemens expressifs qui appartiennent exclusivement à notre espèce? On comprend tout ce que gagnerait l’évolutionnisme s’il avait le droit de répondre à cette question par la négative. Nombre d’observateurs ont soutenu avec Rabelais que a rire est le propre de l’homme. » M. Darwin est naturellement d’un autre avis. Selon lui, le singe partage avec nous ce privilège. « Un grand nombre d’espèces de singes font entendre, lorsqu’ils sont contens, un son saccadé évidemment analogue à notre rire, et souvent accompagné du claquement de leurs mâchoires ou de leurs lèvres; en même temps les coins de la bouche sont retirés en arrière et en haut, leurs joues se plissent et leurs yeux brillent. » Reste à savoir si le rire du singe exprime la même chose que le nôtre; s’il est, comme chez l’homme, le reflet d’une âme épanouie, l’écho sonore d’une pensée joyeuse dans une expansion nouvelle et imprévue de son activité, ou une simple grimace par où se dégage le trop plein de l’énergie physique, — ce qu’on pourrait appeler une gambade du visage. — Il est embarrassant pour l’évolutionnisme que les singes anthropomorphes ne pleurent pas : qui a le don du rire devrait, semble-t-il, avoir celui des larmes. Mais, fait observer M. Darwin, d’autres singes assez éloignés de notre espèce pleurent; ce qui lui permet de conjecturer que l’homme est issu d’une branche latérale à celle des singes anthropomorphes, branche éteinte aujourd’hui, et dont les individus avaient inventé déjà cette manifestation vraiment humaine de la douleur.

La rougeur et la pâleur, comme signes de certaines émotions morales, passent généralement pour des caractères distinctifs de notre espèce. « Comme il est dans l’ordre de la nature, dit Gratiolet, que l’être social le plus intelligent soit aussi le plus intelligible, cette faculté de rougeur et de pâleur qui distingue l’homme est un signe naturel de sa haute perfection[1]. » Ce recours au principe de la finalité ne peut être accepté par l’évolutionnisme. M. Darwin ne va pas jusqu’à soutenir que les animaux rougissent sous l’influence de la pudeur ou de la honte : mais il estime que la rougeur dans l’homme n’eut pas à l’origine la même signification morale qu’aujourd’hui. Elle est même, à l’en croire, une survivance d’un état social fort ancien et fort grossier, où les hommes et les femmes allaient encore presque nus. La cause de la rougeur serait, en effet, la pensée que notre extérieur est soumis à un examen attentif, surtout de la part d’une personne de l’autre sexe. Si le visage rougit seul chez les peuples civilisés, c’est que, seul, il est à découvert; néanmoins on a observé que souvent le cou, la poitrine même rougissent en même temps, et, chez les sauvages, la rougeur, paraît-il, descend fréquemment jusqu’à la ceinture. — Et comment se produit, selon M. Darwin, cette coloration subite de la peau? L’attention dont nous nous sentons l’objet excite en nous une certaine inquiétude, dans le cas principalement où nous désirons plaire à qui nous regarde ; par suite, notre pensée s’attache à la partie de notre corps sur laquelle est fixé l’œil d’autrui, et c’est ici le visage. Or, bien des faits établissent que si l’esprit est vivement préoccupé de l’état d’un organe, une certaine quantité de force nerveuse agit, sans que nous en ayons conscience, sur les nerfs qui aboutissent à cet organe, et peut augmenter notablement soit leur sensibilité, soit leur motricité. Si donc nous pensons avec anxiété à notre visage, les nerfs vaso-moteurs qui servent à dilater ou à contracter les artérioles de la face reçoivent un surcroît d’énergie; sous cette influence, les vaisseaux capillaires se dilatent, le sang paraît affluer sous la peau; d’où la rougeur. — Par une association d’idées très naturelle, toutes les fois que nous soupçonnons que l’on critique, non plus seulement notre personne, mais nos actions, nos pensées, notre caractère, notre attention se porte fortement sur nous-mêmes, et, en vertu de l’habitude et de l’hérédité, le mécanisme de la rougeur entre immédiatement en jeu, sans que nous ayons du reste conscience d’aucune préoccupation relative à notre visage. De même enfin quand on nous adresse des éloges; car la louange, aussi bien que le blâme, témoigne que nous sommes l’objet de l’examen d’autrui.

Contre cette explication originale et ingénieuse, encore qu’un peu pénible, nous n’avons pas compétence pour nous inscrire en faux. Mais on nous permettra de nous étonner que M. Darwin, qui a recueilli tant et de si jolies choses sur les coquetteries amoureuses des animaux, n’ait rencontré nulle part la moindre preuve qu’un jeune singe, par exemple, rougisse en présence d’une jeune guenon. Serait-ce que le mâle se soucie peu de l’impression que produit sa personne sur celle qu’il recherche? M. Darwin affirme le contraire. Serait-ce que le mécanisme des nerfs vaso-moteurs n’est pas ici le même que chez l’homme? L’anatomie et la physiologie comparées ne constatent pas, que nous sachions, de différences. Serait-ce que la peau du singe ne peut rougir? Mais cela même ne prouverait-il pas que la rougeur est dans notre espèce l’expression d’un ordre d’émotions que l’animal même le plus parfait ne connaît pas? Car enfin, si, comme on nous l’affirme, certains oiseaux, pour plaire à leurs campagnes, peuvent rendre leurs chants plus mélodieux, pourquoi le singe, plus intelligent encore, ne se serait-il pas fait à la longue un visage capable de rougir? Dira-t-on que ce signe délicat de l’amour timide eût risqué de n’être pas compris? Qu’on avoue donc alors que ces délicatesses sont étrangères au monde de l’animalité; que là le mâle ne cherche pas plus à devenir l’objet d’une préférence volontaire que la femelle n’a l’idée de faire un tel choix; que l’aveugle et brutal instinct y pousse seul les sexes l’un vers l’autre, et qu’entre rivaux c’est la force seule qui désigne un vainqueur.

Nous croyons pouvoir conclure que certaines émotions appartiennent en propre à notre espèce, et que, même sur ce point, l’évolutionnisme ne réussit pas si facilement à renverser les vieilles barrières qui, aux yeux du sens commun, séparent le règne animal du règne humain. De là, pour nous, une grave présomption contre les tentatives de faire dériver le langage intellectuel de l’expression des émotions. C’est ce nouvel et suprême effort de l’évolutionnisme dont il nous reste à apprécier le succès.


III.

Personne ne songe à nier que parmi les moyens expressifs qui sont à la disposition des animaux comme de l’homme, les plus importans peut-être, et les plus variés, ne soient les cris. Mais entre le cri de la bête et le verbe qui traduit la pensée humaine, quel abîme ! et comment le combler? M. Darwin incline à croire que le chant pourrait bien fournir la transition cherchée.

Il paraîtrait en effet que certains singes peuvent donner une série régulière de notes musicales. Une variété de gibbon, l’hylobates agilis, est, au témoignage de M. Owen, un véritable chanteur; et un naturaliste, cité par M. Darwin, dit, en parlant de sa voix : « Il m’a semblé qu’en montant et en descendant la gamme, les intervalles étaient régulièrement d’un demi-ton, et je suis certain que la note la plus élevée était l’octave exacte de la plus basse. Les notes ont une qualité très musicale, et je ne doute pas qu’un bon violoniste ne puisse reproduire la composition du gibbon, et en donner une idée correcte, sauf en ce qui concerne son intensité. » — Admettons maintenant, comme l’analogie nous y invite, que ce gibbon déploie les richesses de son chant principalement dans la saison des amours : rien n’empêche de croire qu’il en fut de même pour les ancêtres de l’homme ; avant de posséder le langage articulé, ils durent faire usage du chant pour captiver leurs femelles ; il est même permis de conjecturer que les femelles eurent, plus souvent que les mâles, recours à ce moyen de séduction, si l’on en juge parce fait que les femmes ont généralement la voix plus douce et plus musicale que les hommes. Qui peut mesurer aujourd’hui l’intensité des émotions que traduisirent et provoquèrent, en l’absence de tout langage articulé, ces mélodies informes et puissantes de l’humanité primitive? Et si, de nos jours même, la musique est restée la langue la plus naturelle de l’amour, si toute passion violente, échappant en quelque sorte à l’expression glacée de la parole, fait instinctivement explosion dans un chant ; si, par une convenance inexpliquée, les notes hautes répondent à certains états de l’âme, les notes basses à d’autres tout différens, — ne serait-ce pas que l’hérédité a comme imprimé dans notre organisation intellectuelle et morale un vague ressouvenir du langage musical de nos premiers pères, et qu’ainsi, dans les œuvres des grands compositeurs, nous entendons, sans le reconnaître, le retentissement affaibli des mélodies par lesquelles l’humanité, muette encore, racontait ses amours et ses haines, ses luttes, ses jalousies, ses fureurs, ses souffrances et ses joies?

Diminuez le volume de la voix, supprimez les notes qui dépassent une certaine hauteur moyenne, et la phrase musicale se rapproche du récitatif, assez voisin lui-même de la phrase parlée. M. H. Spencer établit que toute émotion dégage une quantité plus ou moins grande de force nerveuse qui produit des mouvemens musculaires d’une intensité corrélative; ces mouvemens peuvent se manifester par des sons de l’organe vocal, et, comme les notes les plus basses et les plus élevées sont celles qui exigent le plus d’effort, elles sont l’expression naturelle d’une sensibilité violemment excitée ; inversement, les notes moyennes traduisent une sensibilité moins émue : de la phrase musicale à la phrase parlée, il y a donc extinction graduelle de l’émotion. Mais on peut concevoir de l’une à l’autre une série indéfinie de transitions, en sorte que le ton passionné se soit abaissé peu à peu à celui de la raison tranquille. N’est-ce pas là en effet ce que confirme la marche historique de l’esprit humain? La prose n’est-elle pas née partout de longs siècles après la poésie qui à l’origine se confondit avec le chant?

L’explication précédente rend à peu près compte de l’évolution générale de l’expression vocale, mais elle ne nous apprend pas d’où est sorti l’élément même du langage articulé, le mot. — Sur ce nouveau point, qui est décisif, le transformisme aurait, semble-t-il, gain de cause, s’il pouvait établir que le mot est dérivé naturellement, soit des interjections inarticulées qui traduisent les sentimens primordiaux de l’âme humaine, soit de l’imitation des sons extérieurs, et particulièrement du cri des animaux.

On sait les graves objections de Max Müller contre ces deux théories de l’imitation et de l’interjection, et l’importance fondamentale qu’il attribue, pour la formation du langage, aux racines; elles marquent, selon lui, le point précis où commence la parole vraiment humaine et établissent entre le langage émotionnel, qui pourrait nous être commun avec la bête, et le langage intellectuel qui nous appartient en propre, une ligne de démarcation infranchissable. Mais, malgré tout notre respect pour la haute autorité de Max Müller, nous n’oserions affirmer que le problème soit définitivement résolu. On peut toujours se demander d’où viennent ces racines elles-mêmes. Max Müller refuse de poser cette question, sous prétexte qu’elle échappe par sa nature aux conditions de la science expérimentale. — Sans doute, si l’on s’en tient aux langues entièrement constituées et susceptibles d’être étudiées dans des monumens écrits, on ne peut remonter au-delà des racines, et on doit les considérer comme les élémens ultimes auxquels l’investigation positive puisse atteindre ; mais ces limites relativement étroites, l’induction ne peut-elle essayer de les franchir? Les innombrables idiomes des tribus sauvages n’ont-ils rien ù nous apprendre? Et en recueillant et concentrant les douteuses lueurs qu’on en peut tirer, n’y a-t-il pas quelque espérance d’éclairer d’un jour nouveau les obscures origines du langage humain ?

C’est ce qu’ont fait, non sans profit, plusieurs linguistes contemporains, parmi lesquels nous mentionnerons MM. Farrar, Hensleigh Wedgwood, B. Tylor. On ne peut méconnaître, en lisant leurs ouvrages, que les objections de Max Müller contre les théories de l’imitation et de l’interjection n’aient beaucoup perdu de leur force.

Il est aisé d’abord de ramener ces deux théories à une seule, celle de l’imitation ou de l’onomatopée. En effet, que sont les interjections? Des sons, articulés déjà, par lesquels l’homme a dû primitivement imiter les cris naturels de la douleur, de la joie, de la crainte, etc., pour exprimer à ses semblables les diverses situations de son âme. Le cri de la douleur, par exemple, est, en vertu de la constitution même de notre espèce, le signe universel de la douleur; pour implorer secours, en l’absence de tout autre langage, que fera l’homme, sinon reproduire plus ou moins volontairement le cri que, sous l’aiguillon de la souffrance, il a poussé maintes fois sans le vouloir? C’est ce que confirme l’observation des enfans. Longtemps avant d’avoir acquis l’usage de la parole, ils manifestent leurs besoins par la répétition évidemment intentionnelle de cris qui furent d’abord tout spontanés.

C’est donc au principe général de l’onomatopée qu’il faut demander s’il peut rendre un compte suffisant de l’origine des mots. Et certes, s’il ne peut les expliquer tous, il en explique du moins un fort grand nombre. MM. Farrar et Wedgwood ont montré que, dans toutes les langues connues, une foule de substantifs, d’adjectifs, de verbes, ont été formés par imitation du cri des animaux. Quant aux différences qui, d’un idiome à l’autre, se manifestent dans l’appellation d’un même animal, les causes en sont, soit les différences mêmes qui existent entre les cris habituels de l’animal, soit les altérations qu’ont dû subir à travers les siècles, sous des influences dont il est impossible de déterminer les effets, des vocables primitivement identiques. Tous les bruits de la nature ont dû, à l’origine, être reproduits par le langage. Comment croire, par exemple, que le tonnerre n’ait pas été nommé partout d’un mot imitatif ? Max Müller a fait voir, il est vrai, que dans les langues indo-européennes ce mot dérive d’une racine sanscrite, tan, qui veut dire tendre, étendre, d’où tonare, τόνος, tener, tennis, etc., le tonnerre ayant été rangé par les premiers Aryas sous le concept général des choses qui s’étendent et se prolongent, ce qui évidemment n’a rien de commun avec une onomatopée. Mais on peut raisonnablement mettre en doute que ce procédé savant ait été celui des temps les plus reculés. Le tonnerre a dû recevoir un nom avant que l’idée abstraite d’extension ne se soit exprimée dans une racine commune ; ce nom fut d’abord imitatif, comme il l’est encore aujourd’hui dans tous les idiomes des sauvages.

En dépit de l’arrêt de Max Müller, qui les déclare stériles, les interjections sont, elles aussi, une source féconde de mots. La douleur, la crainte, l’étonnement, la joie, le dégoût, la colère, le mépris, provoquent certains mouvemens involontaires du gosier, des lèvres, des narines ; les sons qui en résultent sont par suite les mêmes chez tous les hommes, et une patiente analyse les retrouve sans trop de peine dans les substantifs et les verbes qui expriment ces diverses émotions. C’est du moins ce que nous semble démontrer suffisamment le court et solide ouvrage de M. Wedgwood. Ne prenons qu’un seul exemple. — Dans l’étonnement, dans l’attention énergique et concentrée, on ouvre instinctivement la bouche ; la cause en est probablement que, par suite de la communication interne qui existe entre la bouche et les oreilles, nous entendons mieux quand l’air, qui est le véhicule du son, remplit la cavité des joues. Aussi, lorsque nos facultés sont vivement sollicitées par l’observation d’un objet qui excite la surprise, la bouche s’ouvre-t-elle comme d’elle-même pour faciliter la perception du moindre bruit venant de l’objet. Les lèvres, en se séparant, semblent prononcer la syllabe ba, que nous retrouvons, dans les langues les plus diverses, comme racine des mots qui expriment l’étonnement, l’attention soutenue, la vigilance, l’attente, l’action d’épier, et, en passant du phénomène mental au phénomène physique, l’action de bâiller, d’ouvrir la bouche, et, enfin, celle d’ouvrir en général. La répétition de la même syllabe donne les exclamations de surprise, βαβαὶ, en grec, babœ, papœ, en latin ; de même bah ! en français, les verbes ébahir, ébaudir (faire crier ba). En langue zoulou, babaza veut dire étonner ; en italien, badare, examiner attentivement, épier, flâner, s’arrêter ; stare a bada, observer ; en provençal, badalhar, bâiller, badar, ouvrir la bouche, pouerto badiero, une porte ouverte ; en portugais, bahia, une ouverture par où la mer pénètre dans les terres, une baie ; dans le dialecte breton, badalein, Miller, bada, être étonné, stupéfié. Rapprochez enfin le vieux français baier, béer, être attentif, à gueule bée, abaier (écouter avec étonnement), et la forme encore usitée béant, d’où l’anglais abeyance, attente, etc.

D’autre part, il est fort probable que les premières syllabes prononcées par l’enfant sont devenues dans toutes les langues les racines fécondes d’un grand nombre de mots. On a dressé la liste des noms qui, dans tous les idiomes connus, expriment les idées de père et de mère ; sauf quelques exceptions, on constate qu’à tous les degrés de la civilisation, sur les points du globe les plus éloignés, les syllabes pa et ma, ou tout au moins les consonnes p et m, en forment l’élément essentiel et primordial. Ordinairement p ou pa désigne le père, m ou ma la mère ; mais le contraire n’est pas rare. Doit-on penser, avec M. Max Müller, que pitar, en sanscrit, πατηρ, pater, père, papa, father, dans les différentes langues indo-européennes, viennent d’une racine commune, pa, qui veut dire protéger ; que mâtar, μητηρ, mater, mère, maman, mother, mutter, etc., dérivent de la racine ma, produire ? Ne serait-ce pas plutôt qu’à toutes les époques, dans tous les pays, les parens épiant, pour ainsi dire, les premières articulations sorties de la bouche de l’enfant, ont recueilli ces deux syllabes si douces à entendre, et que, par suite, elles ont servi presque partout à désigner ceux-là mêmes qui sont le plus près de l’enfant, ceux que ses doigts et son sourire semblent montrer et nommer au moment où il les prononce ? Bref, il est permis de croire, à l’inverse de l’explication proposée par Max Müller, que les racines sanscrites pa et ma, protéger et produire, ont été tirées, par un travail ultérieur d’abstraction, des mots qui primitivement ont signifié père et mère. Et l’hypothèse est d’autant plus vraisemblable qu’il est bien prouvé que, si l’enfant apprend la langue de ses parens, ceux-ci, à leur tour, sont obligés de faire l’apprentissage de la sienne ; comment donc n’en retiendraient-ils pas certains mots, certaines syllabes, celles-là surtout qui s’échappent les premières de ses lèvres ? Plusieurs philologues se sont attachés à signaler nombre de vocables employés dans les nurseries anglaises, allemandes, italiennes, françaises, etc., et qui ont peu à peu conquis droit de cité dans la langue des adultes.

Mais, dira-t-on, si considérable qu’ait été à l’origine l’influence de ces différentes causes, elle est loin de suffire quand on considère l’immense multitude de mots qui n’ont pu venir ni de l’onomatopée, ni de la reproduction du langage enfantin. Rien de plus vrai ; mais le principe de l’imitation ne s’arrête pas là. L’homme peut traduire, par les articulations de sa voix, outre des sons, des mouvemens, et en général des qualités. C’est ce que Platon a supérieurement marqué dans un passage célèbre auquel les grandes discussions contemporaines sur le sujet qui nous occupe donnent une importance nouvelle et presque inattendue. « Il peut sembler ridicule, dit Socrate dans le Cratyle, de dire que les lettres et les syllabes représentent les choses, et cependant nous n’avons pas de meilleure explication à donner… Il me semble que la lettre R est l’organe du mouvement. Celui qui a imposé les noms l’a prise comme exprimant le transport[2], comme dans les mots : sourdre, source, tremblement, rapide, frapper, rompre, fracasser, broyer, morceler, tourner[3]. C’est par la lettre R que leur nomenclateur a rendu ces mots expressifs ; il a remarqué que, dans la prononciation de cette lettre, la langue remue rapidement. Il s’est servi de la lettre I pour toutes les choses minces qui pénètrent à travers les autres choses, et c’est par l’i qu’il caractérise l’action d’introduire[4]. La manière dont la langue presse et appuie pour prononcer le D et le T lui aura paru bonne pour exprimer ce qui détient[5] et la station[6]. Comme la langue coule dans la prononciation de Z, il s’est servi de cette lettre pour exprimer ce qui est lisse, ce qui est moelleux[7]. Le G, faisant faire à la langue un mouvement contraire au précédent, a servi à exprimer ce qui est gluant, agglutiné[8]. L’N se produisant dans l’intérieur de l’organe exprime le dedans, l’intérieur[9]. Il a consacré l’A à la largeur, l’I long à la ligne, l’O à la rondeur. C’est ainsi qu’il a approprié à la nature de chaque chose les lettres et les syllabes dont il forme ensuite les autres mots toujours imitatifs. »

Cette application nouvelle du principe de l’imitation met déjà dans tout son jour le rôle immense de l’analogie dans la formation des mots. N’est-ce pas en effet procéder par analogie que de peindre avec des sons articulés la rapidité, la lenteur, la stabilité, et généralement les propriétés extérieures des objets ? Mais dans cette voie les progrès sont en quelque sorte illimités. Si, par exemple, une articulation rapide et brève traduit à l’oreille un mouvement de même nature, elle pourra aussi bien donner l’idée d’un espace court, car un tel espace est vite parcouru ; par suite, elle exprimera tout objet petit, faible, insignifiant. — C’est encore à l’analogie qu’il faut rapporter ce procédé, si fréquent dans les idiomes sauvages, de la répétition. Il servira à traduire tantôt la continuation de l’action, tantôt l’agent ou l’instrument de cette action, tantôt la grandeur ou la petitesse de l’objet. Ainsi, dans la langue maorie, puka veut dire palpiter, puka-puka les poumons ; muka, lin ; muka-muka, essuyer, frotter ; chez les naturels australiens, bou-rie signifie petit, bou-rie bou-rie, très petit. Une certaine tribu du Brésil appelle un ruisseau ouatou, et la mer ouatou-ou-ou (le ruisseau très grand). De même en latin, murmur, susurrus (sur surrus), etc.

Il faut admettre enfin qu’à l’origine ces différens procédés ont donné naissance dans le même idiome à plusieurs formes diverses pour traduire la même idée ; de là entre les mots cette sorte de lutte pour l’existence si bien décrite par Schleicher. Les formes les plus simples, les plus commodes, les plus intelligibles, ont peu à peu éliminé leurs rivales. Ce travail de sélection s’est fait comme de lui-même, mais non sans le concours inconscient de l’esprit humain ; car après tout, c’est lui seul qui, selon les lois nécessaires de logique qui lui sont inhérentes, choisissait. Ce choix dut être d’autant plus rapide que l’idiome était de formation plus récente ; par suite, des dialectes sortis d’une souche commune ont dû promptement diverger, au point que leur parenté devint presque méconnaissable. C’est ce que confirme ce fait, rapporté par quelques voyageurs, que, dans certaines peuplades, les hommes qui s’éloignent pour une expédition un peu longue ont peine à comprendre au retour le langage des femmes et des enfans.


III.

Cet exposé sommaire de quelques théories nouvelles sur l’origine du langage nous conduit, on le voit, à des conclusions assez différentes de celles de Max Müller et des philologues de son école. S’ensuit-il que nous supprimions la barrière qu’il a cru pouvoir élever entre le langage émotionnel et le langage intellectuel, et que nous refusions de reconnaître dans la formation des mots l’opération de facultés exclusivement propres à l’homme ? — En aucune façon.

Il est d’abord à remarquer que le procédé de l’imitation, tout naturel et spontané qu’en paraisse l’emploi, implique déjà la réflexion et la volonté. La bête en est incapable. On n’a jamais vu l’agneau, le bœuf, le singe même, après avoir échappé à la poursuite d’un lion, exprimer la cause de leur terreur par un rugissement. — La conformation de leur organe vocal s’y oppose, dira-t-on ; — soit ; mais n’est-ce pas la preuve que la faculté d’imiter les sons du dehors n’existe pas dans leur esprit ? L’onomatopée n’est déjà plus le cri soudain, irrésistible de l’émotion ; elle est une traduction, par l’intelligence, de quelque chose d’extérieur ; elle est analogue au dessin qui retrace à l’œil le contour des formes ; et il n’y a pas, que nous sachions, d’exemple d’un animal qui ait dessiné sur le sable, avec sa patte ou son bec, l’image, si grossière qu’elle fût, d’un objet. C’est que la reproduction imitative des sons et des formes n’est possible qu’à la suite d’une abstraction, et que la faculté d’abstraire semble bien être le privilége de notre espèce en même temps que la source de tout langage. — Supposons l’homme des époques primitives en lutte avec le plus puissant des carnassiers : tant que dure la bataille, il pousse les cris inarticulés de la terreur et de la rage ; il n’y a rien là que de bestial. Vainqueur, il revient près des siens ; il veut leur raconter le danger qu’il a couru. Comment désigner l’animal dont il a failli être victime ? Bien des traits divers le dépeignent dans son imagination ; il revoit cette tête énorme, ces bonds prodigieux, cette queue qui s’agite furieusement, cette gueule effroyable, toute prête à déchirer ; lisent encore sur lui l’haleine brûlante du monstre, il l’entend rugir. Dans tous ces caractères, il faut qu’il fasse un choix, et, par une abstraction rapide sans doute, mais en définitive volontaire et réfléchie, il met à part le plus expressif, celui qui, l’ayant le plus frappé, doit frapper aussi le plus vivement ceux à qui il s’adresse : le rugissement. Qui ne voit par là que l’onomatopée est déjà un signe intellectuel, un type phonétique abstrait ?

J’en dirai tout autant de l’imitation des mouvemens, si bien décrite par Platon dans le passage mentionné plus haut. Si le son que produit l’émission rapide de l’air par le larynx a primitivement exprimé l’idée d’un objet qui s’écoule rapidement (ῥεω, ῥοὴ), il a fallu d’abord dégager cet attribut de tous ceux qui sont communs à cet objet. L’eau d’une rivière est brillante, froide, sonore, elle étanche la soif, elle engloutit le baigneur imprudent, la barque mal dirigée, etc. ; voilà bien des caractères que le nomenclateur, comme dit Platon, a dû laisser à l’écart pour aller droit au trait essentiel, qui est la rapidité de l’écoulement. La condition d’un tel choix, c’est donc toujours la faculté d’abstraire, de considérer une qualité à l’exclusion des autres.

On peut aller jusqu’à dire que le langage ne nomme pas proprement des choses, mais seulement des qualités. Pourtant les mêmes qualités conviennent souvent à plusieurs choses différentes ; le même signe pourra ainsi servir à désigner plusieurs réalités d’espèces distinctes qui se ressemblent par un trait commun. Quelque imitatif qu’il ait été à l’origine, le mot fut donc dès le principe un produit, non-seulement de l’abstraction, mais de la généralisation. — J’ajoute que le mot est doublement abstrait et général; car le signe qui a été tout d’abord choisi pour exprimer lion, arbre, rivière, etc., a dû servir immédiatement à nommer, non pas tel individu spécial et isolé, mais tous ceux de la même espèce. Par là se trouve suffisamment réfutée l’assertion des évolutionnistes qui prétendent que les sauvages n’ont pas de termes abstraits. Tout mot est abstrait, par cela seul qu’il est un mot.

Quant aux choses qui ne tombent pas sous les sens, il est infiniment probable que primitivement elles furent toutes nommées par analogie avec certains objets ou phénomènes matériels. La métaphore a été et est encore aujourd’hui l’une des sources les plus fécondes du langage. Sans doute, ces analogies furent d’abord superficielles, presque arbitraires ; la plupart nous échappent ; mais l’important pour l’homme, c’est qu’un signe soit attaché à une idée ; l’usage, la tradition, consolident le lien, fragile au début, qui les unit. Et que sont ces procédés analogiques et métaphoriques, sinon l’application de ces mêmes pouvoirs d’abstraire et de généraliser, condition essentielle de tout langage humain ?

On ne manquera pas de nous objecter que par là nous faisons du langage l’œuvre volontaire et réfléchie de l’homme, à l’encontre d’une théorie fort accréditée qui n’y voit que le produit inconscient d’une sorte d’instinct; mais cette théorie n’a jamais fourni aucun argument décisif en sa faveur. Un psychologue des plus pénétrans, Albert Lemoine, a judicieusement observé que, si la grammaire d’une langue traduit au dehors les lois nécessaires de la logique et, par suite, peut être considérée comme l’expression spontanée de la pensée en acte, il n’en est pas de même du vocabulaire. Celui-ci se forme peu à peu, par additions successives; il s’enrichit et se modifie incessamment et dans la plus large mesure. Les mots qui le composent ont tous été créés, et cela par une volonté expresse ; chacun d’eux a commencé d’exister un certain jour, quelqu’un l’a lancé dans le monde, et la société tout entière est devenue sa mère d’adoption. C’est ce que démontre, par des considérations nouvelles et avec une autorité qui admet difficilement la réplique, l’éminent philologue américain M. Whitney, dans son livre la Vie du langage.

Irons-nous jusqu’à prétendre qu’il fut un temps où l’homme ne parlait pas? Cette hypothèse n’a rien d’invraisemblable, et elle n’implique pas nécessairement qu’un état d’isolement absolu ait précédé dans l’histoire du genre humain les premières formes de l’existence sociale : l’homme a pu d’abord communiquer avec ses semblables par gestes, par signes, par différens moyens inarticulés d’expression. Elle n’implique pas davantage que la pensée et la réflexion aient été absentes au début ; loin d’être fille du langage ou même de naître en même temps que lui, la pensée lui est logiquement et chronologiquement antérieure, comme l’ouvrier à l’instrument. L’enfant reste des mois sans parler, dira-t-on qu’il n’est pas un être humain, qu’il est incapable de se faire comprendre ou que nulle pensée n’existe en lui ? Le sourd-muet n’est-il pas à la fois un être intelligible et intelligent ? D’ailleurs, tout en admettant que le langage soit en toute rigueur une invention de l’homme, rien n’empêche de supposer que cette découverte fut une des premières et qu’elle a été presque contemporaine de l’humanité et de la société. Quoi qu’il en soit, fort du témoignage si grave de M. Whitney, nous n’hésitons pas à croire que le langage est l’œuvre, non d’une faculté spéciale d’expression et d’interprétation, comme le voulaient Jouffroy et Garnier, mais simplement de ces facultés d’abstraire et de généraliser qui, essentielles à l’esprit humain, furent en acte dès le premier jour, et ont créé avec la parole tous les arts, toutes les sciences, toutes les manifestations infiniment variées de la pensée réfléchie.

Que ces facultés à leur tour aient dû au langage de rapides et merveilleux développemens, qui le conteste ? Mais ce qu’il importe de maintenir, c’est qu’à l’égard du langage elles sont causes, non effet ; c’est que l’homme primitif, qui, pour inventer la parole, dut les posséder à un degré déjà remarquable, était, par elles, à une distance incommensurable de la brute ; c’est qu’enfin tout concourt à démontrer qu’elles sont la vraie caractéristique de notre espèce, le signe de sa dignité et de sa royauté. Nous consentirons à en reconnaître l’existence chez la bête, quand on nous aura montré un animal inventeur d’un langage tout pénétré, comme le nôtre, d’abstraction et de généralisation, c’est-à-dire de pensée ; mais l’animal ne parle pas., au sens humain du mot. Μέροπες ἄνθρωποι, les hommes au langage articulé, disait le vieil Homère, exprimant ainsi, par une intuition profonde du vrai, une distinction que tout l’appareil de la science moderne n’a pas réussi à marquer d’un trait plus exact : λόγος, disait mieux encore cette admirable langue grecque, traduisant, par le symbole d’un même vocable, la parenté nécessaire de la pensée et de la parole, du verbe et de la raison.

Ludovic Carrau.

  1. De la Physionomie et des mouvemens d’expression.
  2. Φορά.
  3. Ῥεῖν, ῥοὴ, τρόμος, τραχὺς, ϰρούειν, θραύειν, ἐρείϰειν, θρύπτειν, ϰερματίζειν, ῥυμβεῖν.
  4. Ἰέναι, ἴεσθαι.
  5. Δεσμός
  6. Στάσις.
  7. Λεῖον, Λιπαρόν.
  8. Γλίσχρον, γλυϰὺ, γλοιῶδες.
  9. Τὸ ἔνδον, τὸ ἐντός.