L'Exposition van Eyck à Bruxelles - La Résurrection de l’Agneau mystique

L'Exposition van Eyck à Bruxelles - La Résurrection de l’Agneau mystique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 387-404).
L’EXPOSITION VAN EYCK À BRUXELLES

LA RÉSURRECTION
DE
L’AGNEAU MYSTIQUE

L’Allemagne s’engage à remettre à la Belgique… les volets du retable de l’Agneau mystique, peint par les frères van Eyck, qui se trouvent actuellement au musée de Berlin.
Traité de Versailles. — Art. 246.


C’est la fin d’une très vieille histoire, d’une histoire qui est à conter comme un exemple de la vie tourmentée des chefs-d’œuvre ou de certains trésors célèbres et convoités. Il y avait jadis un tableau merveilleux qu’un bourgeois de la ville de Gand avait fait peindre par le plus grand des artistes de son temps, pour décorer l’autel où un prêtre devait dire une messe perpétuelle au-dessus de son tombeau. On y voyait le portrait de ce bourgeois et de sa femme à genoux, et puis tout le mystère de la Rédemption, la chute de nos premiers parents, les prophètes et la Sibylle, l’ange annonçant le Sauveur à une jeune fille en prière, blanche et grasse dans ses robes candides comme un beau lys des Flandres, et le l’ère éternel en habit d’empereur, et toute la vision céleste du Paradis. Ce radieux chef-d’œuvre faisait la gloire de la vieille église et de la vieille cité grondeuse de l’Escaut. On ne le montrait qu’aux souverains et aux seigneurs de marque ; mais les jours de fêtes, lorsqu’il planait grand ouvert au-dessus de l’autel, comme un missel sur son lutrin ou comme une porte du ciel, le peuple se pressait pour le voir, dit un vieil historien, comme en été les nuées d’abeilles autour des grappes mûres.

Les artistes venaient de bien loin pour l’admirer. Un roi qui pouvait tout (on disait que le soleil ne se couchait pas dans ses États) en eut envie, mais n’osa le prendre et se contenta d’une copie. Cependant une religion nouvelle, inventée par un moine allemand, déclarait la guerre aux images. Pendant vingt ans des bandes de reitres campèrent dans le pays, cantonnèrent dans les églises et les prirent pour écuries, abattant les statues et brûlant les idoles. Le tableau des van Eyck échappa par miracle. Caché d’abord dans le clocher de la cathédrale Saint-Bavon, il trouva refuge à l’hôtel de ville et y demeura tout le temps des troubles. Ce n’était là encore que le commencement de ses tribulations.

Deux siècles plus tard, une armée de va-nu-pieds envahit la Belgique, cordiale et indiscrète, afin de la purger des tyrans et de lui enseigner les bienfaits de la liberté. Ceux-ci n’étaient pas des barbares : c’étaient des curieux et des idéologues. Ils démolissaient le passé pour en recueillir les illicites. Ils faisaient à la fois des ruines et des musées. Ils avaient même conçu l’idée de constituer dans la capitale du monde régénéré un conservatoire général, une encyclopédie du progrès, consacrée aux archives des arts et du génie humain. Le chef-d’œuvre des van Eyck devait y avoir sa place, comme étant (on le croyait alors) le premier monument de la peinture à l’huile. Du reste, ces sans-culottes, fils de Plutarque et de Rousseau, en haine du décadent, de l’artificiel, du rococo, commençaient à goûter le primitif et le gothique. Ils se crurent fort éclairés en transportant à Paris, au Muséum, installé dans le ci-devant Louvre, le fameux retable de « Jean de Bruges. »

Il y resta vingt ans, au milieu de mille autres merveilles des Pays-Bas et de l’Italie, qui illuminèrent la jeunesse d’Ingres et de Delacroix, jusqu’au jour où la France fut vaincue pour longtemps dans la plaine de Waterloo. Alors la Sainte-Alliance rendit aux différents pays les richesses dont les jacobins les avaient dépouillés, et le retable de l’Agneau reprit, à l’allégresse populaire, sa place accoutumée dans la chapelle de Saint-Bavon. Mais il ne l’y reprit pas tout entier. En effet, les volets, défendus ; par l’évêque, Mgr de Beaumont, n’avaient pas quitté Gand en 1794 ; mais ils ne furent pas remontés quand, le 10 mai 1816, le reste du tableau fit retour à la cathédrale. On savait déjà que le chapitre ne tenait guère à ces vieilleries et qu’il avait même une ou deux fois cherché à s’en débarrasser, lorsqu’au mois de décembre, en l’absence de l’évêque, le vicaire général Le Surre crut faire une excellente affaire en les donnant pour 3 000 florins à l’antiquaire Nieuwenhuis, qui les revendit aussitôt 100 000 francs à l’amateur anglais Solly, dont la collection fut achetée en bloc pour 500 000 thalers, en 1821, par le gouvernement prussien. Seules, deux figures de ces volets, figures célèbres, mais jugées un peu compromettantes, représentant Adam et Eve, et qu’on n’exposait plus, de crainte de scandale, étaient demeurées encore la propriété de la fabrique, qui les céda enfin pour 50 000 francs, en 1861, au musée de Bruxelles.

Ainsi le vénérable chef-d’œuvre dépecé, dispersé, le corps à Gand, les membres à Bruxelles, à Berlin, paraissait condamné à ne recouvrer jamais l’unité et la vie. Personne d’assez puissant pour recomposer la merveille. Plus elle devenait célèbre, plus il apparaissait qu’il n’était au pouvoir d’aucun homme d’en recoudre les fragments épars et d’en restaurer l’harmonie. Barbarie de ces musées où l’on catalogue la beauté, où l’on se croit quitte envers elle quand on l’a disséquée ! Vanité de la science qui ne sait que détruire l’objet de son analyse ! Que de fois, à Berlin, au musée impérial, devant les van Eyck exilés sur les bords de la Sprée, je pleurai l’irréparable injure infligée au chef-d’œuvre et me répétai le vœu de la Prière sur l’Acropole : « Quel beau jour, ô Athènè, que celui où toutes les villes qui ont pris des débris de ton temple répareront leurs larcins, formeront des théories sacrées pour rapporter ceux qu’elles possèdent et rebâtiront tes murs aux sons de la flûte, pour effacer le crime de l’infâme Lysandre ! Puis ils iront à Sparte maudire le sol où fut cette maîtresse d’erreurs sombres, et l’insulter parce qu’elle n’est plus. »

Pour qu’un tel souhait devînt possible, il ne fallait rien moins qu’un bouleversement du monde, et quel insensé eût osé en concevoir le désir ? L’Allemagne ne craignit pas de déchaîner la catastrophe, elle viola le pays dont elle avait solennellement garanti les frontières. Les aventures du retable de l’Agneau pendant l’occupation allemande forment le dernier chapitre de son existence agitée. Il faut lire dans l’aimable récit de M. le chanoine van den Gheyn[1] par quelles ruses le tableau fut soustrait aux convoitises allemandes, comment il échappa, caché dans la ville même, dans deux cachettes différentes, et comment même, en plein jour, à la barbe de l’ennemi, dans une charrette de ferraille, il traversa Gand pour gagner une retraite plus sûre. C’est une des meilleures mystifications que la malice belge se permit à l’égard du pouvoir occupant. Déjà un certain docteur Schaeffer, dans la revue Die Kunst, en octobre 1914, jetait des regards de mai Ire sur le fameux tableau et l’annexait de droit au musée de Berlin, comme le premier chef-d’œuvre du génie germanique…

Mais la justice des armes dissipa ces beaux rêves. C’était à la Belgique de faire ses conditions. Elle avait des violences à châtier, des rapines à punir et du sang à venger. Cependant avec un tact exquis, pour prix de ses usines détruites, de ses villes brûlées, de ses quatre ans d’humiliation et de captivité, elle se contenta, — outre l’honneur de sa conduite immortelle, — d’une réparation idéale : elle ne demandait ni surcroît de puissance ni accroissement de territoire, mais seulement que lui fussent rendues quelques vieilles peintures, imprudemment aliénées, pour lui permettre de compléter les titres de son génie et de sa gloire artistiques. Par un article spécial du traité de Versailles, elle réclamait aux musées de Berlin et de Munich des fragments de retables peints voilà cinq cents ans par les frères van Eyck et par Thierry Bouts pour Saint-Bavon de Gand et Saint-Pierre de Louvain : tandis qu’elle-même, allant au-devant des souhaits de l’Italie, remettait à la ville de Venise un plafond du Palais des Doges, peint par Paul Véronèse, et donné à Bruxelles par l’empereur Napoléon.

Ce dut être un jour de grande joie dans la vieille ville de sainte Gudule, lorsque les envoyés du Reich, aux premiers jours de cet été, accomplirent le geste expiatoire exigé par le traité. Par une pensée délicate, qui honore l’actif et savant directeur des Musées royaux, M. Fierens-Gevaert, auteur de tant de beaux travaux sur l’école flamande, il avait été décidé que les œuvres rendues par l’Allemagne, avant de retourner dans leurs églises natales, seraient pour quelques semaines exposées à Bruxelles. On avait même déterminé les fabriques de ces églises à prêter à l’Etat les parties des chefs-d’œuvre qu’elles possédaient encore, afin que la réunion de l’ensemble ne fût pas seulement une fête locale pour telle paroisse ou pour telle ville particulière, mais parce qu’il convenait que tout le monde comprit que cette réparation était faite à la Belgique tout entière. A Bruxelles, la solennité prenait un sens national. Elle revêtait le caractère d’un événement public qui intéressait la patrie. Une reine charmante, en qui se personnifie la Belgique, un ministre, homme de goût et ami des beaux-arts, achevaient de donner à la cérémonie sa signification.

L’inauguration a eu lieu le dimanche 15 août ; c’était le sixième anniversaire des combats de Dinant, l’aurore de la victoire de Varsovie. Venu quelques jours plus tôt, j’avais trouvé le musée de Bruxelles en fête. On finissait de disposer les panneaux sur leurs châssis. Les peintres raccordaient les ors des cadres. On était en famille. Quelques intimes seulement : M. Léon Cardon, le collectionneur bruxellois, M. Devillez, l’ami de Carrière. Il y avait de l’activité et du bonheur dans l’air. Après quatre ans d’une guerre héroïque pour une indépendance si chère, ces chefs-d’œuvre, mérités par tant de sacrifices, paraissaient plus touchants. Dans la grande salle des Primitifs où M. Fierens-Gevaert, aidé de M. Pierre Bautier, leur avait fait place au milieu de leur cour et de leurs satellites, il flottait quelque chose de l’ivresse délicieuse qui avait suivi les journées inoubliables de l’armistice. Ces belles peintures, ramenées par la plus juste et la plus belle victoire, prenaient pour nos amis la même valeur d’émotion, de signe de ralliement, qu’a pour nous la flèche de Strasbourg.


* * *

Dans peu de jours, au début d’octobre, les deux tableaux, — la Cène de Thierry Bouts et l’Agneau mystique des van Eyck, — reprendront, dans l’intimité de leurs suaves chapelles de Louvain et de Gand, le cours, interrompu cent ans, de leurs rêveries séculaires. Hâtons-nous de les admirer tels qu’ils sont exposés à Bruxelles : les reverra-t-on jamais dans une plus belle lumière ? La Cène de Thierry Bouts est décidément un des tableaux les plus parfaits du monde, un enchantement de tons gris et d’expressions ardentes dont il n’y a pas l’égal dans l’œuvre de Memling. Les scènes des volets, — les rapatriées d’hier, — semblent un peu dépaysées. Elles viennent d’Allemagne : cela se sent. Il y aura d’abord à retrouver l’ordre exact de la composition et la suite des scènes secondaires autour de la principale. Il y a surtout une question de patine et de cadres, — en particulier des bordures d’un éclat munichois.et des récurages féroces donnant à la peinture un brillant de porcelaine, tout cela battant neuf et décelant à première vue le goût impitoyable du restaurateur de là-bas et le style « nouveau riche. » Ainsi endimanchées, il n’est pas étonnant que les nouvelles venues aient l’air un peu gênées. Elles ne sont plus de la maison. La fusion tarde à se faire, comme il arrive entre des sœurs depuis longtemps séparées et qui ne trouvent rien à se dire.

L’accord sera plus vite rétabli entre les diverses parties du retable des van Eyck. Sans doute, aucune n’a conservé la profondeur et le velouté de l’Adam et de l’Ève du musée de Bruxelles : tout le reste pâlit auprès de ces morceaux sublimes. Mais, soit que les panneaux conservés à Berlin y aient été moins maltraités par les restaurateurs, soit que ceux de Saint-Bavon aient eu de leur côté à souffrir (par exemple, de l’incendie de 1832), soit enfin que cette admirable peinture se trouve d’étoile assez résistante pour endurer ce qu’une autre ne supporterait pas, il y a entre toutes ces parties une égalité de ton, une puissance d’unisson que rien n’a pu altérer. La note s’est tenue sans écart. Berlin n’a pris qu’une seule mesure, explicable dans un musée, mais qui peut rendre délicate la restauration du retable dans sa situation primitive. On sait que les volets d’un triptyque étaient peints sur les deux faces, de sorte que l’ouvrage, soit ouvert, soit fermé, présentât un aspect et un sens différents. L’extérieur des volets, généralement peint en grisaille, avait en quelque sorte la valeur d’une préface. Le contraste était saisissant lorsque le triptyque ouvert changeait de forme, doublait d’envergure et de surface, découvrait brusquement un ruissellement de couleurs et comme un magnifique écrin de visions. De cette disposition les vieux maîtres avaient tiré une source d’effets incomparables. Tout cela par malheur ne comptait plus dans un musée ; et puisque Berlin ne possédait de tout l’ensemble que les volets, il n’y avait pas de raison pour ne pas les traiter comme des tableaux indépendants. On décida donc, il y a trente ans, de scier chaque panneau et de le dédoubler, comme on ferait d’une médaille dont on voudrait montrer à la fois la, face et le revers, et c’est dans cet état, qui désorganise, on le voit, tout le sens de l’ouvrage, que l’Allemagne a rendu sa part du retable de l’Agneau. On a pris à Bruxelles le parti provisoire de montrer simultanément, sur deux parois de la salle, le dehors et le dedans comme deux tableaux séparés. On ne voit pas trop comment on pourra faire de même dans la chapelle de Saint-Bavon, déjà très encombrée par des tombeaux de style baroque. Et quand on le pourrait, ce n’est pas la même chose.

Mais qu’importe ? Le tableau est là, le voici devant nos yeux presque dans son intégrité première, tel que, depuis cent ans passés, il n’a été donné à aucun homme de l’admirer ; voilà l’œuvre immortelle dans sa splendeur totale, dans toute sa jeunesse et son rayonnement, et pour ceux-là mêmes qui en avaient fait l’objet de leur étude familière, l’impression première est encore de surprise et d’émerveillement. A la voir ainsi, en beau jour, dans cette grande salle du musée de Bruxelles, à l’échelle des autres ouvrages qui en dérivent et qui l’entourent, au milieu de sa famille et de sa descendance, elle parait encore grandie, d’une beauté plus imposante et plus majestueuse, et faisant autour d’elle le vide et le silence. Même réduite comme elle est, sans doute, depuis longtemps, à son expression la plus simple, privée de son encadrement, de son luxe flamboyant de dais et de pinacles, de flèches et de lancettes qui autrefois la couronnait d’un panache architectural, dépouillée de tout ce décor de dorures et de statuettes qui devait l’exalter et la rehausser encore, ramenée à l’éloquence toute nue de la peinture, elle domine pourtant tout ce qui l’environne de tout l’empire de sa masse et de son autorité. Vue de près, dans la petite chapelle d’un bas-côté de cathédrale, elle paraissait un détail dans un ouvrage de détail. Ici, elle change d’aspect et reprend tout son poids et toute son importance. Elle est le centre d’un système solaire, l’aïeule d’une famille de planètes secondaires qui sont les œuvres de van der Weyden, de Bouts, de van der Goes, de Petrus Christus, de Memling, de Gérard David et de Quentin Metsys, représentées ici par une foule de tableaux de choix qui faisaient hier encore la gloire de ce musée ; mais aucune ne l’égale, et elle semble les contenir toutes et les déborder à l’avance. C’est une de ces œuvres rares qui, placées sur le seuil d’un siècle, le formulent et le résument, une de ces fontaines de vie qui alimentent trois ou quatre générations successives, et dont le flot est plus fort et le jet plus abondant à leur source qu’à leur embouchure.

La donnée de l’ouvrage est connue : la Johannes Tafel, la Sint Jans tafele, comme on l’appelait au temps de Durer, c’est-à-dire le tableau de la vision de saint Jean, reproduit un passage célèbre du quatrième chapitre de l’Apocalypse attribuée à col apôtre. Notons tout de suite en passant, comme l’a rappelé M. Louis Maerterlinck dans un très beau travail (j’y reviendrai tout à l’heure)[2] que saint Jean était à la fois le patron de la ville de Gaud, — Gandensium civium patronus, disent les vieux sceaux en leur latin, — et celui de l’église qui s’est appelée depuis la cathédrale Saint-Bavon. Il s’agit de saint Jean-Baptiste, mais on se plaisait au moyen âge à ne pas le séparer de son homonyme l’Evangéliste, surtout dans cet endroit où il était question de la vision de l’Agneau. La figure du Précurseur, dans son altitude classique, portant sur le bras l’Agneau divin enfermé dans une auréole pareille à une hostie, apparaît sur des sceaux du XIIe et du XIIIe siècle, conservés aux archives du Nord et dans nos Archives nationales. On l’y voit même, sur un sceau de 1275, entouré d’anges thuriféraires qui énoncent déjà comme le thème abrégé de l’Adoration de l’Agneau mystique. Saint Jean Baptiste est peint deux fois dans le retable de Gand, d’abord en grisaille à l’extérieur, à côté de Jean l’Évangéliste, comme des statues jumelles au porche d’une église, et en manière de dédicace ; ensuite à l’intérieur, à la gauche même de l’Eternel, sur le plan des figures célestes, et comme intercesseur immédiat de l’humanité auprès du Père. On se souvient que l’Agnus Dei chargeait l’écu et le pennon de Gand longtemps avant le lion de son blason moderne. Sous cette forme essentielle, il timbrait aussi les monnaies, ces fameux « moutons » de Flandres, puissante et batailleuse pecune, nerf de cette proverbiale patrie du drap et de la laine, des métiers et de la Toison d’or. Cette remarque si simple du savant directeur du musée des Beaux-Arts de Gand donne le mot d’un petit problème jusqu’à présent mal résolu. On ne s’expliquait pas pourquoi le bourgeois Josse Vyd, donateur du retable, avait fait choix d’un thème si exceptionnel dans l’iconographie chrétienne. On essayait de vains rapprochements avec des œuvres étranges et froidement scolastiques, comme la Fontaine de vie de Palencia et du Prado. Toute cette science était en pure perte. On voit à présent que le sujet de l’Agneau était parfaitement clair à Gand. C’était le sujet national, comme la légende de sainte Ursule pouvait l’être à Cologne, celle de saint Martin à Tours, celle de sainte Geneviève à Paris. Un Gaulois ne pouvait avoir une pensée plus naturelle. C’est ainsi qu’il devait exprimer l’idée de l’amour de son pays. On ne peut savoir trop de gré à M. Louis Maeterlinck de cette ingénieuse découverte. On verra bientôt qu’elle est féconde en conséquences.

Voilà pour le thème central. Pour le développement, il faut se reporter moins au texte de l’Apocalypse, qui est bref à son ordinaire, qu’à ce grand manuel de l’art jusqu’à la fin de la Renaissance, la Légende dorée de Jacques de Voragine. On y lit en effet que le jour de la Toussaint, l’année qui suivit l’institution de cette fête, le gardien de Saint-Pierre de Rome, après avoir fait pieusement le tour de tous les autels, s’assoupit un moment devant celui du Prince des apôtres et entra en extase. « Il vit le Roi des rois sur son trône, environné de l’armée des anges. Puis apparut la Vierge des vierges, couronnée d’un diadème de feu et suivie de la foule innombrable des vierges. Dès qu’elle entra, le Roi se leva et la fit asseoir à sa droite. Puis vint un homme vêtu de poils de chameau, que suivait une multitude vénérable de vieillards ; puis un autre homme en habit de pontife accompagné d’un groupe d’hommes habillés de même. Derrière eux s’avança une troupe innombrable de soldats, que suivait à son tour une foule infinie de toutes les nations. Tous, parvenus devant le Roi des rois, s’agenouillèrent devant lui et se mirent à l’adorer. » La suite du récit fait voir qu’il s’agit de la Toussaint et de la fête des morts, et l’on ne doute plus que ce morceau soit la source dont le peintre s’est inspiré, quand on sait que son tableau se complétait par une prédelle, détruite par un zèle maladroit, et qui représentait les âmes du Purgatoire.

Telle est la scène que l’opulent Josse Vyd, bourgeois de Gand et seigneur de Leedberghe et de Pamele, en Brabant, voulut faire peindre sur l’autel de sa chapelle funéraire. Il faut imaginer, au pied de cet autel, la dalle et le caveau, le vague De profundis qui s’exhale toujours de ces demeures sépulcrales ; rappelez-vous aussi que l’auteur du tableau, l’illustre maître Hubert van Eyck, — Major quo nemo repertus, — fut enseveli lui-même à l’ombre de son chef-d’œuvre. Au-dessus, l’autel où le prêtre dit la messe et offre le sacrifice ; sur cet autel, le vaste retable déployant sur ses ailes tout le drame du salut, le rêve et le Credo de ces âmes ferventes : d’abord, le tableau du Purgatoire, d’où elles aspirent à leur délivrance ; plus haut, l’immense paysage, les verdures éternelles, les eaux vives, le lieu du rafraîchissement et de la paix, les campagnes que dentelle la frange de la Jérusalem céleste, les prairies où les anges, les vierges, les martyrs et les confesseurs adorent la divine Victime : — mélange de la terre et du ciel, de la double pairie, celle de la chair et celle de l’âme, monde transfiguré où l’on retrouve pourtant les éléments du notre, toute notre humanité glorieuse, toute l’Eglise jadis militante, désormais triomphante ; où la flore, les costumes, les somptueuses étoffes, la toison des prairies, jusqu’aux silhouettes connues des flèches et des clochers évoquent dans le Paradis les souvenirs de la terre : — enfin, à l’étage supérieur, suivant une hiérarchie rigoureuse et sacrée, les personnages ineffables, Dieu, la Vierge et saint Jean, dans un luxe prodigieux de trônes, d’auréoles, de costumes pontificaux et de joailleries, au milieu du concert et des psaumes sans fin des anges.


* * *

Ce qui est étonnant, dans cette conception immense, c’est l’ordre, l’équilibre des masses pittoresques et la répartition des forces de l’orchestre. Qui se donnerait la peine d’étudier la rangée supérieure, la Trinité surnaturelle formée dans les hauteurs de l’œuvre par la triple figure de Dieu, de la Vierge et de saint Jean, les rapports de tons qui opposent la pourpre de l’Éternel au manteau vert du Précurseur et à l’outremer profond du manteau de la Vierge ; qui suivrait ces rapports sur la surface entière et dans les proportions relatives des étages ; qui observerait la symétrie de toute la construction, les deux groupes d’anges musiciens qui occupent la tribune à l’étage céleste, et se répondent comme deux chœurs ; qui analyserait dans le sujet principal le balancement des groupes et des quatre cortèges, accrus encore de la double procession des cavaliers et des piétons se dirigeant en sens inverse vers le même centre, — pénétrerait dans un monde nouveau de combinaisons et de calculs ; il verrait ce qu’ajoutent à la solennité et à la grandeur des choses la clarté des idées, le compartimentage et la puissance du cadre ; il devinerait des secrets de rythme, des lois insoupçonnées de cadence et de nombre.

C’est par-là que cette scène de près de trois cents figuras n’offre pas la moindre trace de confusion ou de flottement, et donne, dans le rendu de l’inexprimable et de l’idéal, l’impression de la solidité et de la certitude. Ces habitudes, ce support que la langue pittoresque empruntait a l’architecture, ces vertus de l’équilibre et de la symétrie sont bien près d’être aujourd’hui lettre close. On ne se doute pas des perspectives que le retable de l’Agneau fait entrevoir dans ce domaine. A cet égard, pour l’éloquence de l’espace, c’est une œuvre de même sens et presque de même portée que la Dispute du Saint-Sacrement. Ce sont justement ces mérites, si rares dans les pays du Nord, qu’il était par malheur impossible de saisir entre les différentes pages lacérées du poème, comme dans un oratorio dont les parties diverses, conservées çà et là dans plusieurs manuscrits, ne pourraient plus se lire ni se faire entendre ensemble. Ainsi le partage du chef-d’œuvre nous avait empêchés d’en sentir la musique.

C’est une œuvre où se marient deux mondes. Comme elle unit le ciel et la terre, la nature et l’éternité, elle est à cheval sur deux âges ; elle tient fortement des deux courants du siècle, où Renaissance et moyen âge se coudoient et se confondent. Comme dans les « mystères » du temps (et M. Louis Berguians a montré en effet que l’Adoration de l’Agneau a servi de modèle à de véritables « tableaux vivants, ») on y voit, en haut du théâtre, le Créateur portant la pourpre et la triple tiare, tenant le globe et le sceptre, faisant le geste de bénir et confondant dans sa personne les attributs souverains de la double puissance des papes et des Césars ; on y voit l’Esprit saint sous la forme d’une colombe, Jésus-Christ sur l’autel, sous la figure de l’Agneau ; on y voit tout le personnel de la Légende dorée, toute l’histoire humaine en deux groupes, l’ancienne Loi et la nouvelle, les siècles de l’attente et ceux de la révélation, d’un côté les prophètes, les patriarches, les sages, les penseurs, un druide rugueux drapé de blanc, couronné de laurier et tenant le rameau d’or, qui est peut-être Pythagore et peut-être Virgile, près d’un personnage maigre au noir profil de proie, manteau bleu, chaperon écarlate, que l’on a pris parfois pour Dante ; en face, les apôtres blancs au nombre de quatorze, puis les pontifes, les évêques, le diacre saint Etienne portant ses pierres dans un pli de sa dalmatique, le diacre saint Liévin reconnaissante à la tenaille où pend sa langue sanglante, et les cardinaux, les docteurs, les moines, les prélats, — les deux moitiés du temps, les deux Testaments, les deux Églises se faisant vis-à-vis et marchant gravement à la rencontre l’une de l’autre ; ailleurs, débouchant des lointains dans un ordre semblable par des vallons paisibles, entre des haies de fleurs formant coulisse, la milice des martyrs et le peuple des vierges, habillées de bleu pale, portant des palmes et des couronnes, sainte Catherine et sainte Agnès, sainte Barbe avec sa tour, sainte Dorothée avec ses roses, foulant légèrement les gazons et les mousses, comme deux cortèges sacrés qui viendraient des deux bords du cadre mêler leurs ilots et leurs cantiques.

Tout cela est superbe, incomparable de paix, de noblesse, de rythme, avec ce grand sentiment de l’ordre et des catégories qu’a eu le moyen âge, et cela vaut d’ailleurs, comme répertoire de types et d’expressions vivantes, ce qu’il y a de plus célèbre dans la peinture de portraits. Mais où éclate le mieux l’esprit de ce grand siècle, c’est aux deux ailes de cette frise admirable et dans les quatre morceaux revenus d’Allemagne.

Là défile devant des « portants » formés par des rochers la plus magnifique cavalcade qu’on ait vue en peinture avant celles que déroulèrent Benozzo Gozzoli sur les murs de la chapelle des Médicis et Pintoricchio à la Libreria de la cathédrale de Sienne : les princes et les guerriers, les trois saints militaires, Georges, Victor et Sébastien, manches vertes tailladées, avec la cuirasse et l’écu convexe en forme de soc, le preux Arthur, le preux Godefroy de Bouillon, remarquable par la mule qu’il voulut chevaucher à l’exemple de Jésus, et le preux Charlemagne ; et d’autres encore, héros du temps jadis comme dans la ballade de Villon, avant-garde sacrée dans laquelle on a cru reconnaître saint Louis, et puis le peloton des héros du présent, les puissants de ce monde, les seigneurs et les chefs, les têtes couronnées, les rois et loi ducs qui valent des rois, l’hermine des palatins et le chaperon bleu de Bourgogne ; le bonnet de fourrure du duc de Berry et peut-être un profil aigu de Basileus, — Manuel ou Jean Paléologue, — un résumé en vingt figures de la société contemporaine, avec ses restes d’épopée et de chevalerie, ses batailles d’Azincourt et de Nicopolis, la politique de Froissart et la vieille légende héroïque qui allait susciter Jeanne d’Arc. Mais, en face de cette cavalerie épique et féodale, voici venir de l’autre bout du monde le peuple des ermites et des anachorètes, les héros de la Thébaïde conduits par le bon géant Christophe, la race hirsute des Pacôme et des Hilarion, nourrie de sauterelles et disant des rosaires, avec leurs chevelures nattées en forme de paillassons, silhouettes bizarres et populaires dont les pénitences étranges formaient le roman du désert, et que suit sur les routes le piétinement innombrable de l’armée des pèlerins. Et dans ce diptyque admirable tient tout un univers, tout l’idéal guerrier et aristocratique, souvenirs de la croisade et de la Table Ronde, société militaire, grandes maisons rivales, Angleterre, Bourgogne, France, Flandre, Saint-Empire, et d’autre pari ces puissants remous de la roture et de la plèbe qui remuaient la chrétienté, l’arrachaient à la terre, au servage, aux soucis quotidiens de la vie, et la mettaient périodiquement en marche vers le miracle et vers les grands sanctuaires consolateurs de la Palestine ou de Compostelle.

Mais à côté du moyen âge, voici maintenant les temps nouveaux. Si certaines parties du tableau font penser aux visions de la bergère lorraine ou à celles de Ruysbrœck, l’ermite de la forêt de Soignies, si d’autres respirent l’esprit mondain des chroniqueurs et des gens de cour, l’ensemble évoque distinctement un souffle de Renaissance. En dépit de son titre, rien n’est moins proprement « mystique » que ce tableau : ce qui frappe avant tout, c’en est l’incomparable puissance d’exécution, l’empire d’un maître qui s’empare des formes de la nature. Cette faculté créatrice, ce pouvoir souverain sur tous les aspects du réel, voilà ce qui fait de ce chef-d’œuvre un vrai miroir du monde. Il faudrait étudier à part chaque tête et chaque physionomie : ce ruissellement de vie n’a pas d’égal dans la peinture. Mais c’est surtout dans quelques morceaux de cet ensemble immense que cette impression surabonde et se dégage d’une façon immortelle. Il faudrait dire par exemple ce qu’un tel tableau représente dans l’histoire du paysage. Dans l’imitation de la nature vraie, dans le rendu de l’atmosphère et des intérieurs, dans l’expression des moindres objets, dans l’art de l’enveloppe et du clair-obscur, comme dans celui de la perspective, un pas si décisif est fait, qu’il semble qu’après van Eyck il ne reste plus rien à découvrir d’essentiel. La peinture mettra plus de cent ans à explorer ce monde que son étonnant génie a embrassé du premier coup. Les écailles tombent des yeux : le visage de la terre, le charme de la création, jusqu’alors caché sous les hiéroglyphes et les symboles, apparaît. Une province poétique, propre à la Renaissance dans les pays du Nord, est annexée à la peinture. Cependant certaines figures sont peut-être encore plus importantes et significatives. La frise des personnages qui forment le couronnement de l’ouvrage et y règnent comme sur un fronton, est demeurée sans pareille pendant près de deux siècles dans l’art des Pays-Bas. Personne jusqu’à Rubens ne devait retrouver cette éloquence monumentale.

Le couple de nos premiers parents surtout est à cette date une chose inouïe. Fromentin, je ne sais pourquoi, parle de créatures velues et primitives, d’aspect quasi sauvage, aux gestes dramatiques, et empreintes d’une sorte d’antiquité tragique. Je crois qu’il a regardé trop vite, moins en historien qu’en visiteur pressé et en mêlant à ses notes un peu de rhétorique. Ces deux figures, d’une audace que n’a plus supportée le goût timoré du dernier siècle, et que le clergé d’alors trouva décidément trop nues, sont celles qui frappèrent le plus vivement l’imagination des foules ; on ne voyait plus qu’elles : la chapelle du retable s’appelait autrefois la chapelle d’Adam et d’Eve. On peut dire qu’elles sont les ancêtres de la peinture moderne, et le premier manifeste de l’art naturaliste.

On ne s’explique pas pourquoi l’auteur des Maîtres d’autrefois s’est mis à leur propos en frais de romantisme. Aucune œuvre, plus que ce morceau, ne confesse son dessein et n’avoue ingénument les préoccupations du peintre : il s’agissait, pour la première fois en peinture, de construire et de décrire deux corps d’homme et de femme nus. On voit l’artiste, ayant conçu ce projet extraordinaire, choisir ses deux modèles, sans doute quelque ouvrier ou quelque jeune servante enceinte, dont il aura fallu dissiper les scrupules, les placer l’un après l’autre sur un échafaudage, selon le point de vue légèrement plafonnant qu’il voulait leur donner dans le tableau ; on le voit absorbé par le sérieux de la pose, par la nouveauté de la tentative, par la passion abstraite d’une curiosité inédite, par la poursuite opiniâtre de la structure et des volumes, du dessin et du modelé, et tout ce travail, à mille lieues de toute idée de plaisir ou de sensualité, demeure encore sensible dans la gêne qui raidit ces figures édifiantes, gauches et magistrales. Sans doute, on trouverait dans la sculpture de nos cathédrales quelques statues aussi belles du premier couple humain ; on trouverait, dans certaines pages des Heures de Chantilly, des nudités plus élégantes (d’ailleurs visiblement inspirées de l’antique). Mais le problème était de transcrire ces données dans un nouveau langage plastique, et de le faire dans des dimensions qui ne souffraient pas l’a peu près. Voilà le sens de ces deux majestueuses « études, » les premières et les plus belles de la peinture flamande, et qui servent de prélude à toute la Renaissance du Nord comme celle du quattrocento, exactement à la même heure, s’ouvre à Florence par l’Adam et l’Eve de Masaccio.


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Quelle est l’histoire de cette œuvre unique, si harmonieuse et si profonde, que rien ne précède en apparence, et où subitement l’art de peindre, dès ses débuts, semble avoir dit son dernier mot ? Est-elle un point de départ ou un épanouissement ? S’il est vrai que les frères van Eyck se sont formés tout seuls, qu’ils n’ont pas de maîtres connus, que rien ne les annonce ni ne les fait pressentir, et si leur œuvre se présente en réalité comme une aurore sans aube ni crépuscule, il faudrait les tenir pour les plus prodigieux inventeurs de la peinture et pour un cas, d’ailleurs sans exemple, de génération spontanée. Ce problème ou ce « miracle » des van Eyck est un de ceux qui ont le plus exercé la critique. Il n’y a peut-être aucun chapitre de l’histoire de l’art qui ait suscité plus de recherches et de travaux. On n’attend pas que je résume une bibliothèque. La question se complique encore du fait qu’entre les deux frères, les opinions diffèrent sur le point de savoir lequel fut l’initiateur et le créateur de génie. Depuis cent ans qu’un érudit a déchiffré sur le cadre du retable la fameuse inscription qui le donne pour l’ouvrage commun des deux peintres, il n’est pas d’hypothèse qu’on n’ait faite pour distinguer la part et la main de chacun d’eux, il n’est pas un détail qu’on n’ait interprété, pas de subtilité d’exégèse à laquelle on n’ait recouru pour pénétrer l’énigme de leur collaboration et pour arracher son secret au mystérieux chef-d’œuvre.

On peut espérer que la présente exposition fera faire un pas important à cette étude et permettra quelques découvertes. Déjà M. Jan Six avait remarqué qu’un personnage des « Chevaliers du Christ, » celui qui porte le chaperon du Bourgogne, portait précédemment une couronne, qui reste encore visible sous la nouvelle peinture. Depuis qu’on voit mieux le tableau, on peut y observer aisément plusieurs de ces reprises ou de ces « repentirs. » On pourra tirer de ces menus faits quelques conclusions imprévues. Surtout, en échappant à l’Allemagne, aux musées allemands et à la science allemande, le merveilleux tableau rentre dans son milieu et dans sa vérité.

Je ne puis dire ici tout ce qu’a fait l’Allemagne pour s’approprier le chef-d’œuvre et pour donner à croire qu’il était sien. L’acquisition des volets en 1821 par le gouvernement prussien, comme celle des volets de la Cène de Louvain par les frères Boisserée, est d’un temps qui est le prélude hégélien de la doctrine pangermaniste. C’est pour cette raison que la critique d’outre-Rhin s’est toujours tant intéressée au problème des van Eyck. Il s’agissait de démontrer que leurs origines artistiques les rattachaient à tout pays, plutôt qu’à Gand et à la Flandre. Les savants allemands ont toujours excellé à ces conjectures qui ressemblent à de vrais escamotages. Ainsi, parce qu’on trouve dans le tableau de l’Agneau des cyprès, des palmiers et un pin parasol, on veut que les van Eyck aient appris à peindre en Italie, comme si les peintres à cette époque n’avaient eu que ce moyen de connaître la flore méridionale, ou comme si ces plantes ne poussaient pas en Portugal, le seul pays où l’on soit sûr qu’un des deux frères ait voyagé. De là aussi le rôle prépondérant que l’on attribue à Jean van Eyck dans la peinture du retable, bien qu’on sache par les textes qu’il n’a pu y travailler que quelques mois, et que c’est son aîné au contraire qui en a fait tout l’essentiel. Mais on savait que Jean van Eyck avait été un moment au service de l’évêque de Liège, Jean sans Pitié, comte de Hollande ; on reconnaissait dans le lointain du tableau la tour d’Utrecht et peut-être la silhouette de Cologne, et cela suffisait pour construire tout un roman. Il s’ensuivait que les frères van Eyck avaient travaillé pour des princes de Hollande, qui étaient alors des princes de la maison de Bavière ; que c’étaient ces princes qui avaient commandé le tableau, et que Josse Vyd, à la mort du comte Guillaume IV, n’avait fait que racheter d’occasion le retable inachevé. Il résultait de ce raisonnement que, par le détour du Rhin, de Cologne à Utrecht, c’était quelque chose de germanique qui venait s’insinuer dans la genèse du chef-d’œuvre.

C’est de cette atmosphère d’illusions et de sophismes que le tableau s’évade. A Bruxelles ou à Gand, la question est placée sur son vrai terrain. Désormais, on y voit plus clair. Depuis une vingtaine d’années, grâce surtout aux recherches de l’érudition française, la question van Eyck semble approcher d’une solution. L’exposition célèbre des Primitifs français, en 1904, a ramené l’attention sur une partie trop négligée de notre histoire artistique, et sur l’évolution profonde qui se dessine dans la pensée au XIVe siècle. Cette période assez sombre de la fin du moyen âge vit s’accomplir une révolution considérable dans les esprits. La France des premiers Valois, la cour de Charles V et de ses frères, celle de Louis d’Orléans dans ses châteaux de Pierrefonds, de la Ferté-Milou et de Coucy, la petite cour d’Anjou et l’aimable Borne d’Avignon, forment le milieu où s’opéra la métamorphose morale d’où devait sortir le siècle nouveau.

On me dispensera de répéter longuement des choses maintenant si connues, qui ont été plus d’une fois exposées ici même[3]. On n’apprend plus à personne qu’une partie des nouveautés qui surprennent dans l’Agneau mystique, en particulier les premiers chefs-d’œuvre du paysage, se rencontrent déjà vingt ou trente ans plus tôt dans les miniatures des Heures du Boucicaut ou dans le calendrier des Heures de Chantilly. Un des savants qui ont le plus fait pour débrouiller cette époque, M. le comte Paul Durrieu est parvenu à démontrer que quelques-unes des œuvres qui rappellent le plus le sentiment « eyckien, » comme le beau manuscrit des Heures de Turin, qui a malheureusement péri dans l’incendie de 1904, avaient été exécutées pour le duc de Berry. Il a reconnu aussi que le diptyque de Pétrograd, le Calvaire et le Jugement dernier, acheté en Espagne et attribué depuis longtemps à la jeunesse des van Eyck, avait également appartenu au même prince. Je ne crois pas que cette attribution soit exacte : il s’agit d’œuvres un peu antérieures aux van Eyck, faites par des maîtres très habiles, mais sans flamme. Il n’en demeure pas moins clair désormais que l’origine de ces grands peintres doit être recherchée dans le cercle des Valois, et que leur merveilleux génie s’est formé à l’école de la peinture française.

C’est un fait en effet que la Flandre du moyen âge n’a eu longtemps d’autre art que celui qu’elle tenait de nous. Ce fief de la couronne de France ne formait pas une province séparée dans l’ensemble de l’art français. C’est à Paris que travaillaient la plupart de ces grands artistes, les Beauneveu, les Jacques Coene, les Broederlam, les frères de Limbourg, qui illustrent la fin du XIVe siècle. M. Louis Maeterlinck est arrivé à montrer qu’il y avait à Gand, aux environs de 1400, une école d’art très prospère, bien antérieure à celles de Bruxelles et de Bruges, et d’ailleurs en relations manifestes avec la France. Ainsi le retable des van Eyck cesse d’apparaître isolé. Le Vieux patricien Josse Vyd n’a plus besoin d’un hasard et d’un secours étranger pour faire peindre sur son tombeau l’Agnus Dei et le saint Jean des armoiries de Gand. Tout s’explique à la fois dans le sens national.

Ce point n’est pas sans importance, et sans des conséquences qui dépassent peut-être le domaine de la pointure. On a vu que l’Allemagne n’a rien négligé pour persuader les Flamands qu’ils formaient une branche de la famille germanique, et que le génie des van Eyck était le premier éclat du génie allemand. Il n’est pas inutile de montrer que la Flandre a reçu sa vie intellectuelle non pas du Nord, mais du Midi, et de rappeler que l’Escaut gantois est un fleuve de source française. C’est le sens que peut prendre le retour du vieux chef-d’œuvre des Van Eyck dans sa vieille cathédrale. Le voilà délivré. L’antique Agneau de Gand reprend son rôle de drapeau. Cette fête de la patrie belge, qui est le prix de la commune victoire, est aussi une fête de l’amitié française.


Louis GILLET.

  1. L’Adoration de l’Agneau pendant l’occupation allemand ; par le chanoine van der Gheyn. Gand, 1919.
  2. L. Maeterlinck, Hubert van Eyck et les peintres de son temps, in-8o, Vandenpoorten édit. Gand, 1920. — Cette brochure n’est que le résumé des conclusions d’un livre actuellement sous presse et qui doit paraître prochainement à Paris, chez l’éditeur Jean Schemitt.
  3. Voyez l’Art flamand et la France dans la Revue du 1er mai 1913.