L’Exposition de Moscou et l’art russe

L’Exposition de Moscou et l’art russe
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 27-61).
L’EXPOSITION DE MOSCOU
ET
L’ART RUSSE

Décidément, la vie est un voyage en terre de surprises. On lit dans des gazettes qui n’ont jamais menti que la Russie agonise en d’atroces convulsions ; on y vient voir : on trouve une grande exposition nationale, une de ces consultations décisives où un pays s’interroge sur sa force, sur les pas qu’il a faits dans le rude chemin du travail. Sans doute, l’exposition de Moscou s’est ressentie des calamités publiques ; elle était préparée pour le printemps de 1881 ; peu de temps avant le jour fixé pour l’ouverture, le malheureux souverain qui devait l’inaugurer tombait ensanglanté sur le canal Catherine ; la Russie prenait le deuil, il fallait remettre. Cette année encore, les gens craintifs se demandaient s’il n’était pas plus sage d’abandonner une entreprise contrariée par tant d’angoisses ; on a bravement passé outre, on a ouvert à petit bruit, à trop petit bruit. Notre siècle n’a ni le goût ni le loisir de chercher les violettes ; quand on veut capter son attention, même pour le meilleur motif, il faut tout d’abord faire emplette d’une grosse caisse. Les Moscovites n’ont pas manié la réclame avec une vigueur assez américaine : aussi leur exposition n’est-elle pas précisément assiégée ; à l’intérieur, elle se heurte à cette indifférence magnanime, à cette somnolence qui est le trait caractéristique de la masse du peuple ; à l’étranger, la Russie n’est pas un but de voyage à la mode pour les oisifs, et la plupart de nos négocians seraient fort surpris si on leur parlait d’aller chercher à Moscou des leçons et des modèles ; ils se contentent d’y envoyer des pacotilles, comme chez les rois nègres. Les compagnies de chemins de fer n’ont rien fait pour attirer le public et lui faciliter l’accès de l’exposition ; une soixantaine de voyageurs enterrés vivans par l’une d’elles, ce n’est vraiment pas suffisant pour activer la circulation.

La modestie n’était pas de mise ici : l’exposition de 1882 est un véritable triomphe pour la Russie industrielle ; elle fait toucher du doigt l’immense progrès réalisé depuis vingt ans dans toutes les branches du labeur humain. Nul de ceux qui l’auront visitée ne regrettera sa peine. L’économiste y trouve des sujets d’étude, le travailleur des points de comparaison ; l’artiste, le simple curieux, y sont amusés par de piquans contrastes. Dans nos villes d’Occident, une exposition ne modifie pas sensiblement la physionomie moderne de la cité ; ce n’est que le résumé de la vie quotidienne, avec ses travaux, ses besoins, son confort. À Moscou, entre la ville et le palais de l’Industrie, il y a un quart de lieue de distance et quatre siècles de temps. Le voyageur descend dans la ville chinoise[1], au pied du Kremlin ; le voilà aux confins de l’Asie et au cœur du moyen âge russe ; tout ce qui l’entoure l’arrache à notre civilisation et le transporte au siècle des Ivans : les milliers d’églises aux coupoles bizarres, les couvens reclus dans leurs remparts, les cloches qui bourdonnent leur prière perpétuelle. Sur la rue ouvrent à chaque pas des bazars, des parvis de cloîtres, des chapelles ardentes de cierges, peuplées de vierges vêtues de vermeil et d’émail. Dans ces bazars, de vieux marchands sont assis derrière leurs éventaires, comme les joailliers arméniens dans un bézestein de Turquie. Dans ces cloîtres, des moines errent silencieux entre les touffes de sorbier. Devant ces chapelles, le peuple se prosterne, brûle des cires et répond aux litanies. Voici la place Rouge, la Grève moscovite, où tout parle encore des forêts de gibets qui se sont succédé là, tout le long de la tragique histoire russe. Une procession y déroule ses bannières et s’engouffre dans le plus étrange monument qu’ait jamais rêvé un architecte ; c’est la monstrueuse cathédrale de Basile le Béat, avec ses neuf coupoles coloriées imitant des fruits mystiques, ananas, melons, artichauts, cauchemar d’un jardinier en délire. On passe, tête nue, sous la voûte que domine la Vierge miraculeuse, on pénètre dans le Kremlin ; chaque pierre y témoigne d’un autre âge ; on monte sur le beffroi d’Ivan le Terrible, et aussi loin que se porte le regard, il voit se confondre à l’horizon les dômes d’or, les toits verts et les jardins d’une cité d’Asie.

Maintenant, voulez-vous passer dans un autre hémisphère ? Prenez un de ces drochkis, au profil de sauterelles, qui tremblent sur leurs grêles ressorts ; mieux que le manteau magique des ballades, il vous portera en un quart d’heure dans le Nouveau-Monde. Vous franchissez l’enceinte de l’exposition ; où est le recueillement de la vieille Moscou, attentive aux pieux appels de ses clochers ? Ici domine la rude voix de ce siècle, la respiration haletante et le cri rauque de la chaudière à vapeur, le râle précipité des pistons, le sifflement des courroies de transmission, le battement des métiers. Partout l’esclave moderne étend ses longs bras d’acier et accomplit, impeccable, les plus formidables comme les plus délicates besognes. Mille machines vous livrent leurs secrets ingénieux ; l’électricité multiplie ses miracles et meut un chemin de fer qui serpente autour des bâtimens. Près des instrumens du travail, une travée nous en montre les alimens, la houille, le fer, les échantillons du trésor russe, gardé dans les entrailles de l’Oural, les sables d’or, les métaux rares, les pierres précieuses. Puis, le long de ces vitrines, toutes les conquêtes des sciences nées d’hier, tous les produits d’une industrie raffinée, toutes les recherches du luxe et du bien-être. — Vraiment, entre le Kremlin et cette immense usine, le voyageur a le sentiment d’avoir franchi un fossé béant. Ah ! ce fossé, ce lamentable et curieux fossé, quiconque étudie la vie russe le rencontre à chaque pas ; c’est à la fois l’attrait et la fatigue de cette étude, que, pour tout expliquer, il faille passer et repasser sans trêve cet abîme entre les temps, voyager sans relâche entre le moyen âge et l’heure actuelle. Nul ne comprendra les contradictions, la difficulté de vivre, les peines russes, s’il ne les reporte à ce fossé, mal comblé par les siècles ; il sépare la Russie d’en bas, attardée dans le passé, de la Russie d’en haut, avancée dans le présent, parfois même dans l’avenir. Regardez une lettre venue de ce pays : elle porte deux dates, pour satisfaire aux deux calendriers ; en affirmant ainsi qu’il vit simultanément à deux époques, le Russe ne ment pas, il témoigne d’une nécessité qui régit toute son existence, et avec un écart de bien plus de douze jours.

Le lecteur craint peut-être que je ne le promène impitoyablement à travers les huit groupes de l’exposition, sans lui faire grâce d’un produit brut ou fabriqué. Je le prie de se rassurer. Je n’ai ni goût ni compétence pour apprécier la trame des tissés et des filés, la perfection des machines agricoles, la solidité des cuirs, la beauté des cassonades, des suifs et, des huiles qui remplissent ces vastes halles. Mais avant d’aborder le sujet auquel je veux me restreindre, je dois indiquer une observation générale qui touche directement aux intérêts de la patrie : un gros souci qu’on traîne partout et qui passe toujours premier. Nous avons accepté bien des déchéances, avec une résignation peut-être trop philosophique, consolés par cette idée que nos talens et notre industrie nous garantissent la richesse et assurent notre royauté économique. Cette confiance peut éprouver des mécomptes. Voici un pays, la Russie, qui était jusqu’à ces dernières années notre tributaire exclusif pour une infinité d’articles commerciaux ; le grand enseignement de l’exposition de Moscou, c’est que ce tributaire prend des allures terriblement émancipées. Arrêtons-nous un instant dans la section des étoffes : c’est de l’aveu de tous le plus éclatant succès de cette exposition ; des juges compétens m’assurent que la Russie peut lutter ici avec la concurrence étrangère, aussi bien pour les articles de grand luxe que pour les articles à bas prix de consommation populaire. Ces brocarts d’or soutiennent la comparaison avec nos merveilles lyonnaises ; ces cotonnades, ces indiennes, ces perses, d’un dessin charmant et d’un prix de revient très modique, n’ayant plus rien à envier à Rouen ou à Mulhouse. Dans peu d’années, les fabriques moscovites seront en état d’approvisionner tout l’empire ; déjà elles commencent à combattre avec succès l’exportation anglaise en Asie centrale, en Perse, dans les territoires naturellement dévolus à l’influence russe. Voulez-vous d’autres exemples ? On me montre un simple paysan devant un grand étalage de porcelaines et de faïences ; cet homme sensé s’est dit un jour que, puisque les Anglais et les Français gagnaient beaucoup d’argent en fournissant la Russie de théières, il ne tenait qu’à lui de faire de même et d’attirer dans sa poche les roubles de ses compatriotes ; il a fondé une maison considérable, et aujourd’hui sa marque est préférée dans les provinces du Sud aux marques étrangères. Ailleurs, je rencontre des papiers peints de fort bon goût, je m’informe auprès des experts et je recueille ce chiffre : il y a trois ans, les papiers peints français figuraient au tableau des importations pour 3 millions de roubles ; aujourd’hui ils sont descendus à 200,000. On pourrait citer vingt chiffres aussi instructifs. Je m’arrête, avec quelque étonnement, devant une vitrine de gantier : je ne soupçonnais pas l’existence de cette industrie en Russie. C’est un marchand de la ville de Jitomir qui l’a fondée ; il me raconte ses procédés, ses espérances, et conclut, avec une superbe confiance : « Avant peu, nous écraserons Grenoble, monsieur ! » C’est bientôt dit ; Grenoble ne s’effraiera pas de si peu, et le bonhomme a l’enthousiasme des novateurs ; mais il paraît intelligent, énergique, il veut être le Jouvin de Jitomir ; pourquoi ne réussirait-il pas ? — Ils s’avisent même de faire du vin ; voilà une grande salle pleine de bouteilles des crus de Crimée, du Don et du Caucase. Ceci n’est pas menaçant. Il est un empire que nous garderons toujours, celui de l’éloquence. Longtemps encore, nos commis-voyageurs sauront persuader à ces gens-là que leurs vins sont exécrables et que le bon ton leur commande de boire les préparations chimiques vendues dans le dernier village russe sous le nom de Château-Laffitte. Pourtant, si un jour ils se mettaient en tête de boire leur vin, au lieu de payer au poids de l’or les décevantes étiquettes du nôtre ?

Je ne veux pas multiplier les faits ? je résume une impression générale. L’exposition démontre que depuis vingt ans, — depuis l’émancipation, — la Russie a fait des pas de géant dans le domaine industrie ! comme dans tous tes autres. Il y a vingt ans, les classes populaires vivaient sans besoins, vêtues et nourries par tes procédés primitifs du travail individuel et local ; les classes aisées ne pouvaient vivre qu’en empruntant tout au dehors, depuis les rails et les locomotives de leurs chemins de fer jusqu’aux objets de toilette et d’ameublement les plus usuels. Aujourd’hui, tes besoins sont décuplés, et la plupart d’entre eux trouvent à se satisfaire dans la production nationale. Des industries qui n’existaient ? pas sont nées, et bien qu’encore dans la période d’enfance, elles promettent un essor rapide ; d’autres, qui sommeillaient et retardaient sur le progrès, se sont mises à niveau et ont pris une extension colossale. Grâce à des tarifs protecteurs qui sont presque des tarifs prohibitifs, avant un quart de siècle les manufactures russes seront maîtresses chez elles et pourront évincer la concurrence étrangère, en attendant qu’elles lui disputent l’Asie. Après l’Angleterre, personne ne souffrira plus que la France de la fermeture de ce grand marché. Et la Russie ne fait que suivre de loin l’exemple d’affranchissement donné par les autres nations du continent. Il y a là de quoi réfléchir. Les économistes répondront avec raison que tes barrières du monde reculent à mesure que les vieux marchés se ferment et que la production européenne augmente ; l’extrême Orient, l’Afrique, réservent à l’avenir des débouchés incalculables. Pour s’assurer ces débouchés, il faut l’esprit maritime, la grande politique coloniale, la présence active et l’autorité sur les mers teintâmes, le pavillon qui se dresse haut et force les portes barbares… Ne continuons pas ; à l’heure où j’écris, ces lignes sembleraient une triste ironie en un sujet qui ne comporte pas le sourire.

Une transition d’idées que chacun comprendra me suggère un dernier souvenir. Quand on a fait le tour des salles où s’entassent les produits de l’industrie et parcouru la galerie des machines, on arrive dans une travée placée en sentinelle à l’extrémité du palais ; là, comme une bête fauve entourée de ses petits, un énorme canon ; de 100 tonnes, accroupi sur son affût, rassemble autour de lui des pièces de bronze et d’acier de tout calibre ; leurs gueules rayées bâillent sur la longue avenue où battent les métiers, commandent et gardent le travail. Après avoir rempli cette enceinte de créations utiles ou charmantes, la science et l’industrie ont rassemblé leurs derniers efforts pour perfectionner l’engin qui doit détruire ces créations en quelques instans. Il y a là un thème de philosophie facile sur la folie du génie humain, les visiteurs ne se font pas faute de le développer. M. Prudhomme a de la famille en Russie ; j’ai entendu ses proches émettre dans la section d’artillerie des vues très sages, très justes et pas neuves. Il ne faut qu’une sagesse ordinaire pour relever les contradictions qui font de ce monde une machine d’apparence très baroque ; on peut employer plus utilement ses méditations en creusant jusqu’aux lois immuables qui expliquent ces contradictions et gouvernent la vie. La première de ces lois, c’est la lutte pour l’existence, la nécessité de défendre ce qu’on a acquis ; tant qu’on n’aura pas changé la nature humaine, l’opulence fera des jaloux, des convoiteux, et il faudra travailler comme les maçons de Samarie, la truelle dans une main, l’épée dans l’autre. Nul peuple ne pourra se vanter longtemps de sa richesse, de sa prééminence industrielle, s’il n’a dans ses usines une réserve d’acier pour les canons, et surtout dans son âme une réserve d’énergie pour le sacrifice. Les intérêts matériels, alors même qu’on ne veut plus connaître que ceux-là, exigent qu’on les défende et qu’au besoin on en risque une part pour sauver le tout. — Voilà du moins ce que les canons russes répondent aux philosophes qui s’irritent de les rencontrer dans l’exposition : je crois que les philosophes disent « dans les grandes assises de la paix. »

Nous savons maintenant que la Russie a quelques industries florissantes et que les autres sont en bon chemin ; nous savions depuis longtemps qu’elle a de gros canons et des cœurs résolus pour les servir. Il lui reste à prouver ce qu’elle vaut dans les arts, ce superflu si nécessaire. Ce n’est pas assez pour un grand empire de trafiquer et de batailler ; sa couronne est pâle et précaire si elle n’enchâsse pas ce diamant de l’art, dont la lumière passe les siècles et garde sûrement le souvenir des races mortes. Je ne sais si les Athéniens fabriquaient de bonnes étoffes, s’ils vendaient beaucoup d’olives noires et de leur détestable vin résiné ; je ne suis pas sûr qu’ils aient repoussé autant de Perses et de Mèdes qu’ils veulent bien nous le conter ; je sais qu’ils nous ont laissé le Parthénon, et que du haut de ce piédestal ils dominent tout l’ancien monde. Bien peu d’érudits pourraient dire si les gens de Florence furent plus souvent victorieux ou battus par ceux de Prato, de Sienne et de Pérouse, si la balance du commerce était en faveur de la république toscane, de Gênes ou de Pise : il suffit que Florence nous montre les Offices, la chapelle des Médicis et Or San Michèle, nous saluons en elle l’institutrice du monde moderne. Les Russes ont de grands rêves d’avenir, ils se promettent toutes les gloires ; avant d’acquiescer à leurs prétentions, renseignons-nous sur la valeur artistique de ce peuple. Est-il arrivé à la possession d’un art national ? Est-il du moins acheminé vers ce but ? C’est pour essayer de répondre à cette question que je suis venu à Moscou et que j’ai entrepris cette étude.


I

L’étranger qui jugerait l’art russe uniquement d’après les œuvres rassemblées à l’exposition serait mal renseigné. Faute de place ou d’une bonne volonté suffisante chez les détenteurs de tableaux, l’amateur éclairé qui a organisé la section des beaux-arts n’a pu en faire la représentation exacte des forces de l’école. On y entrevoit à peine quelques-uns des peintres russes les plus intéressans, on y voit trop certains autres. Hâtons-nous d’avertir ce même étranger que, s’il croyait compléter ses informations au musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, il ferait à la Russie une cruelle injure. Il y a bien, dans cette admirable collection, une salle précédée d’un cartouche où on lit cette annonce pompeuse : « École russe. » L’annonce est peu patriotique, car la plupart des voyageurs n’ont pas le loisir de s’enquérir ailleurs, et ils doivent emporter l’impression d’un néant absolu[2]. C’est dans les collections particulières qu’il faut chercher les œuvres éparses des artistes ; c’est aux expositions annuelles de l’Académie des beaux-arts et dans des expositions individuelles d’un usage très fréquent en Russie qu’on peut étudier le mouvement contemporain. Je ne me serais jamais enhardi à parler d’un sujet aussi neuf, si les circonstances ne m’avaient permis de profiter, durant plusieurs années, de toutes ces sources d’information. Enfin, à Moscou même, la riche galerie de M. Trétiakof, libéralement ouverte au public, forme le complément indispensable de l’exhibition officielle : là se trouvent réunis, avec les œuvres les plus marquantes de la jeune école, les quelques documens qui servent à reconstituer la courte histoire de l’art russe.

Comme bien des choses en Russie, la pratique des beaux-arts date d’hier. Durant tout le moyen âge, c’est-à-dire jusqu’à Pierre le Grand, il n’y avait de place pour la peinture que dans les églises ; elle y était condamnée par les habitudes orientales à un canon hiératique, emprunté aux vieux maîtres de Byzance et de l’Athos. Il ne s’agissait pas d’être inventif, mais d’être fidèle. Dans ces conditions, l’art gracieux et vivant de Pansélinos était promptement devenu une routine machinale. Les images et les peintures murales de l’époque des Ivans qui sont parvenues jusqu’à nous n’offrent qu’un intérêt archéologique, rarement un éclair d’individualité. — Il faut arriver aux successeurs de Pierre pour trouver les premiers essais d’art civil ; la grande Catherine réunit les collections de l’Ermitage et fonda l’Académie des beaux-arts pour donner des peintres à son empire. Malheureusement, c’est là un ordre de fonctionnaires qu’on ne crée pas par ukase. Les conditions sociales secondaient mal le désir des souverains russes. L’art a beau être un personnage de qualité, il subit plus qu’il ne croit la loi commerciale de l’offre et de la demande ; j’aurai occasion de citer à cet égard des exemples concluans. Or, jusqu’à ces derniers temps, il n’y avait pas de demande pour la peinture nationale. À la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, les goûts délicats et les besoins qu’ils font naître n’existaient qu’à la cour et dans une petite fraction de l’aristocratie ; ces goûts ne croyaient pouvoir se satisfaire qu’à l’étranger ; on sait quel était l’engoûment de la société russe pour tout ce qui venait d’Occident, langues, livres, vêtemens et mobiliers ; se fût-il révélé un Titien à Moscou, on aurait cru déroger au bon ton en appendant ses toiles à côté de celles de Greuze, puis de Vernet et de Gudin. Découragées par ce dédain préconçu, les vocations artistiques étaient faussées par un enseignement énervant ; victimes à leur tour de l’engoûment général, elles ne voyaient de salut que dans une imitation scrupuleuse des modèles étrangers. Alors se succédèrent ces générations d’académiciens, dont la descendance n’est pas éteinte au palais de Vassili-Ostrof, qui ont fait durant un siècle du prix de Rome avec conscience, labeur et médiocrité ; il y eut là une effrayante consommation de tuniques rouges et de manteaux bleus, d’hommes nus sous des casques, de glaives carrés, de trépieds, de ruines doriques et de pâtres d’Albano. On leur avait montré David comme le grand prophète de l’art ; ils imitaient David, qui imitait les Grecs et les Romains ; il en résultait l’ombre d’une ombre. Ce sera un curieux problème pour les historiens slaves de l’avenir, ce long intermède de l’histoire nationale qui va de Pierre le Grand à la fin du règne d’Alexandre Ier ; tout le corps du grand empire plongé dans l’ombre, ignoré de tous et s’ignorant lui-même ; la tête, la partie éclairée et vivante, réduite au rôle d’un miroir qui reflétait fidèlement des images étrangères, en politique, en littérature, en art. Ouvrez un recueil littéraire du temps de Catherine ou d’Alexandre ; les vers y foisonnent, car la muse russe a toujours été très prolifique : ce sont des odes et des bouquets à Chloris pensés en français, du pseudo-Pompignan et du sous-Parny ; n’était-il pas naturel que l’ambition des peintres se bornât à faire du sous-Michallon ?

Le premier essai de réaction nationale, qui suivit 1812 et prépara à la Russie une littérature indépendante, n’eut qu’une faible influence sur les traditions de l’académie. La brillante génération qui grandit sous Alexandre et donna ses fruits, malgré mille obstacles, au commencement du règne de Nicolas, comptait peu d’artistes. On remarque pourtant, çà et là, à cette époque, la trace d’un effort personnel. Il y a de bons portraits du temps auxquels resteront attachés les noms de Kiprenski et de Tropinine. Un peu plus tard, deux Petits-Russiens, Litovtchenko et Zarianko, apportent également dans le portrait l’esprit intelligent et libre qui caractérise leur race. Il y a du dernier, dans la galerie Trétiakof, une figure de femme au regard brillant, bien individuelle, bien vivante. Un homme mérite une place à part dans cette génération, c’est Ivanof, l’ouvrier obstiné et tourmenté, qui ne fit guère qu’un tableau, le fit toute sa vie et mourut sans l’achever. Pour son bonheur ou son malheur, Ivanof était l’ami intime de Gogol ; le poète, imagination pleine de formes et de couleurs, rêva un jour un tableau merveilleux et entreprit de le faire peindre par son ami, nature timide, en défiance contre elle-même. Gogol souffla son feu au pauvre artiste, s’attacha à lui comme un génie taquin et ne cessa de le persécuter, toujours mécontent de l’œuvre qui ne rendait pas son rêve. Sous l’empire de cette possession, Ivanof travailla vingt ans ; il alla à Rome, il multiplia des études de détail dont chacune représente le labeur d’un tableau définitif. De cette lutte acharnée contre une idée, il est sorti une composition puissante et défectueuse, l’Apparition du Christ. Aux bords du Jourdain, la foule des Juifs entoure Jean-Baptiste ; tous les yeux se tournent vers le point de l’horizon que désignent le regard et le geste du Précurseur ; là-bas, sur les collines, apparaît Jésus, un homme triste, qui vient vers les Juifs de très loin, rasant la terre d’un pas divin. On devine que cet inconnu marche vers les transfigurations du Thabor. L’ensemble du tableau laisse une impression saisissante ; chaque tête de Juif est étudiée avec un soin, un acharnement de pinceau qui nous emportent bien loin des banalités académiques ; mais la couleur est conventionnelle, désagréable ; on ne saurait dire pourquoi l’enfant nu qui sort de l’eau est lilas. Le paysage est sans caractère, les personnages mal liés entre eux, et, malgré ces défauts, l’œuvre marque une volonté si intense que nul ne l’oubliera après l’avoir vue une fois. Il est curieux de suivre, à l’exposition et dans la galerie Trétiakof, les conceptions successives par lesquelles a passé ce tableau, les morceaux d’étude qui ont amené chaque tête à son expression définitive.

Ivanof fut une exception dans un temps qui ne les comportait guère. Le règne de l’empereur Nicolas devait être pour l’art, comme pour bien des choses, un temps d’arrêt et de langueur sous des dehors d’éclat. La fée fantasque et libre qui préside à la naissance des artistes fut effrayée par cet uniforme sous lequel la Russie se raidit durant trente ans. La nature avait comblé Nicolas des qualités les plus désirables dans un souverain, l’élévation, la vigueur et la parfaite honnêteté de l’âme ; mais elle avait fait d’un fer trop dur celui qui devait conduire tant de millions d’hommes, de petits organismes libres, divers et complexes ; la passion de la ligne droite et de l’absolu hantait sa conscience rigide. Ayant à sa disposition des masses inertes et une table rase, ce prince rêva de construire une société ajustée dans toutes ses parties avec la perfection d’un meuble japonais, obéissant à la pression d’un bouton ; puis d’immobiliser sa création, de fermer à tout jamais les casiers une fois étiquetés. Sans doute un de ces casiers était réservé aux beaux-arts ; Nicolas voulait que cette parure ne manquât pas à sa grandeur. Le souverain qui s’était avisé un jour de changer le génie de Pouchkine et de vouer le poète à l’histoire, entendait que les peintres gardassent, dans le régiment qu’il commandait, la place, l’esprit et les tendances que sa volonté leur marquait. Ils devaient lui faire de la peinture noble et correcte, bien pensante, bonne à meubler les palais. Comme Louis XIV, son modèle, Nicolas voulut avoir son Lebrun et son Van der Meulen : il eut Brulof et Kotzebue. Le premier, qui ne manquait pas de talent, certains de ses portraits le prouvent, exécuta des machines glacées et solennelles dans le genre du Dernier Jour de Pompéi, Il y eut alors une conspiration tacite pour faire à Brulof une réputation bien disproportionnée à son œuvre ; on peut lire dans divers manuels qu’il est le premier des peintres russes ; la critique nationale commence à réviser ce jugement, qui ne sera jamais sanctionné par la critique étrangère. Kotzebue avait la partie des batailles : il orna les résidences impériales de larges toiles où étaient retracées les gloires militaires de la Russie ; l’exactitude historique des uniformes est scrupuleuse, car le tsar n’entendait pas la plaisanterie en cette matière ; à part cela, les victoires de Souvarof et de Koutousof pourraient aussi bien s’appeler Malplaquet, Fontenoy, Austerlitz ; les habitués du musée de Versailles se figureront sans peine ces compositions, avec les alignemens de bataillons, les charges de cavalerie et les cadavres du premier plan qui servent à la confection de ces peintures officielles. Sagement dessinées et sobrement coloriées, elles ne manquent pas d’un certain air de grandeur, vues dans la perspective des salles d’un palais, parmi tous les accessoires de la majesté d’une cour ; elles ne rentrent qu’indirectement dans le propos du critique désireux d’étudier les qualités natives, les efforts et les tendances de l’art russe. Cet art souffrait d’ailleurs, jusque sous le règne de Nicolas, du mal ancien, l’indifférence, j’allais dire l’incrédulité du public éclairé ; on lui rendait officiellement quelques respects, puisque l’empereur avait décrété qu’il existait en ouvrant une salle russe à l’Ermitage ; mais les particuliers qui voulaient former un cabinet allaient acheter leurs toiles à l’étranger. Le jour où le souverain inaugura et meubla à son goût la salle russe de son musée, les amateurs durent s’y rendre, l’air attentif et en vice-uniforme ; je gage bien qu’après ils en oublièrent le chemin et ne franchirent plus la zone lumineuse des Rembrandt, des Van Dyck, des Murillo.

Nous arrivons au dernier quart de siècle, à l’époque d’où l’avenir datera la naissance sinon d’une école russe, du moins des premières tentatives sincères pour la fonder. Les amis du passé m’accuseront peut-être d’avoir glissé bien légèrement sur toute une période où il se dépensa beaucoup de travail ; ils diront avec raison que des centaines de portraits, pour ne parler que de ce genre, témoignent de traditions soutenues et parfois d’un mérite réel. Je n’en disconviens pas, et si je faisais ici de la critique d’art au point de vue purement technique, j’aurais bien des oublis à réparer ; mais je crois répondre à une curiosité plus générale en cherchant en Russie des traits propres au génie russe. Je n’ai voulu établir qu’un point, sur lequel la controverse n’est guère possible ; jusque vers le milieu de notre siècle, les œuvres enfantées à Pétersbourg ou à Moscou ont eu un caractère franchement exotique, elles révèlent une seule des qualités nationales, le talent de copie et d’assimilation, elles auraient pu sortir tout aussi bien des académies de Paris, de Rome ou de Vienne. — Cherchons-le donc, cet insaisissable génie russe : quelques considérations générales nous feront comprendre comment le moment est venu où il va se dégager. On sait que Nicolas mourut dans un accès de noir désenchantement ; la machine savamment construite par lui et qu’il croyait infaillible se trouva impropre à servir au jour de l’épreuve ; la foi de toute sa vie sombrait, il n’y survécut pas. Depuis quelques années déjà, un vent soufflait de partout qui battait en brèche la construction artificielle ; dès que la main qui la soutenait fut refroidie, elle s’écroula en mille pièces. Ces rouages si exacts, qu’aucune vie propre n’animait, cessèrent de fonctionner et ne purent se rejoindre ; un flot d’idées et d’intelligences nouvelles monta sur ces ruines ; ce fut une débâcle large et rapide comme la débâcle des fleuves russes quand les grandes eaux captives crèvent leur prison de glace, noient les digues et couvrent les plaines. Bientôt, sur l’étroite scène où quelques acteurs répétaient discrètement leurs rôles classiques, un acte généreux et effrayant introduisait cinquante millions d’inconnus qui allaient vivre et parler. Toutes les perspectives s’ouvraient ; mais, entre l’état social de l’avenir qu’elles promettaient et celui du passé que chacun sentait condamné, malgré quelques vieux décors restés debout, il y avait un vide redoutable ; c’était l’inquiétant passage des limbes entre doux vies, les trois journées mystérieuses de Lazare dans le caveau de Béthanie. Alors commença une période d’attente, d’efforts et de contradictions que je ne me permettrais pas d’appeler le chaos, si je ne lui avais entendu donner ce nom par tous les Russes qui l’ont bien comprise. Le génie national, très confus jusqu’à Pierre le Grand, systématiquement ignoré depuis ce souverain, se cherchait lui-même avec angoisse, se trahissait par de vagues indices, des traits épars, qui rendent bien difficile encore la tâche de celui qui voudrait le définir.

Ces réflexions pouvaient seules expliquer l’évolution des arts, comme celle de la littérature et de tout l’organisme social. Ainsi que tous leurs compatriotes, les artistes subirent l’impulsion nouvelle ; tirés de l’ornière par ce grand courant et portés en pleine mer, ils se mirent, qu’ils me passent la comparaison, à nager comme déjeunes chats jetés à l’eau, furieusement, au hasard et sans direction. Des vocations décidées s’éveillèrent, on travailla en dehors de l’académie, le succès vint sourire à une carrière jusque-là si ingrate ; la mode était aux choses russes, au « retour à la maison, » suivant une expression fameuse à Moscou. La société riche s’engoua de ses peintres, acheta leurs œuvres ; des noms firent du bruit dans un public qui s’élargit chaque jour par l’ascension de nouvelles classes. À la faveur de cette action réciproque des artistes sur la société et de la société sur les artistes, une école nombreuse apparut. On devine que le caractère général de cette école fut le désarroi des idées, la recherche d’une forme, d’une voie nationale. Chacun partit en conquête, au gré de sa fantaisie : nous passerons tout à l’heure en revue les divers groupes, voyons maintenant quels sont les traits communs à ces fantaisies. D’abord, et comme on pouvait s’y attendre, la confiance, l’ambition, le robuste appétit de l’extrême jeunesse. C’est affaire aux vieilles races, blasées et refroidies, de priser très haut la discipline, le goût, c’est-à-dire l’art de choisir dans ce que la nature nous offre et de composer avec des élémens choisis. Ne demandez pas ce choix à cette jeunesse ivre de vie, qu’on vient de lâcher sur le spectacle merveilleux du monde après une longue contrainte dans les classes académiques. Elle ouvre les yeux tout grands, elle admire tout, et, dans le premier feu, elle veut tout reproduire ; comment choisir d’ailleurs dans l’illimité, dans cette énorme Russie aux paysages sans bornes, aux foules sans fond ? Le peintre plante son chevalet au hasard ; il y place volontiers une toile de 2 mètres, et, quel que soit son genre, paysage, marine, histoire, il découpe droit devant lui une vaste tranche, — ce mot familier fera comprendre mon idée aux artistes, — une tranche de forêt, de mer ou de foule, avec tous les arbres, toutes les vagues, tous les hommes, tout ce qui peut entrer dans le champ de la vision. De même, un roman russe a communément quatre volumes ; il ne fait pas grâce d’un détail et promène le lecteur autour du monde moral tout entier. J’ai dit que le peintre préfère une large toile ; il ne sait pas se restreindre ; telle scène de genre qui se rassemble naturellement pour nous dans un cadre de quelques pouces apparaît à l’artiste russe avec les dimensions d’un tableau de maître-autel. Dans sa façon de calculer l’espace, il n’y a pas de commune mesure entre l’œil du Russe et le nôtre, pas plus qu’entre son immense territoire et nos petits pays. Une ville de quelques milliers d’âmes se répand sur une aire d’une lieue carrée ; un particulier se bâtit une maison qui logerait chez nous un régiment ; dans ses vastes salles, il accueille volontiers des cadres qui barreraient nos cabinets lilliputiens. Rien n’est plus insupportable au vrai Russe que notre vie resserrée, et les tableautins que réclament nos boudoirs seraient perdus dans sa demeure. L’artiste slave fait grand et il fait vite ; autre instinct d’une race pressée de vivre, comme tous les jeunes. J’ai vu des peintres accomplir des tours de force de vélocité. Le ciel leur a dispensé une redoutable facilité ; ils en usent et en abusent. Ne cherchez pas ici les frottis acharnés, les surcharges de la brosse, les détails laborieux ; un pinceau agile a effleuré cette toile dont on voit le grain. Par tempérament, beaucoup d’artistes russes sont des impressionnistes inconsciens, satisfaits de fixer sommairement un relief, une vibration lumineuse. À ce jeu périlleux, ils sont souvent servis par une singulière justesse de coup d’œil : quand ils rencontrent la note vraie, ils la rendent avec un rare bonheur ; quand ils la manquent, ils retombent au-dessous du médiocre. Par une anomalie bizarre, sous ce triste ciel qui, durant plusieurs mois de l’année, fait chômer l’artiste en lui refusant la lumière, il s’est formé une école de coloristes à outrance ; ne leur demandez pas le dessin, qui exige des études et un labeur patient, toutes choses vers lesquelles le caractère national est peu porté ; il est rare de rencontrer des peintres russes qui dessinent savamment ; il l’est moins d’en rencontrer qui ne dessinent pas du tout.

Après les procédés techniques, cherchons l’inspiration morale qui prédomine. L’art a fidèlement reflété l’évolution si remarquable de la littérature. En moins de cinquante ans, une courbe rapide a mené celle-ci des élégances aristocratiques et de l’idéal romantique d’un Pouchkine ou d’un Lermontof, à l’analyse maladive, au réalisme âpre, grossier parfois et souvent très puissant, des productions contemporaines. De même, l’art nouveau a des partis-pris qui trahissent le génie foncièrement démocratique de la race. L’esprit, la gaîté, les fines qualités qui ont fait la fortune du genre en France, sont à peu près inconnus ici. L’âme russe est épique et lyrique ; aujourd’hui c’est l’épopée des humbles qui est en faveur. Les peintres les plus récens et les plus goûtés du public ont adopté une interprétation de la vie triste, amère ; les figures et les scènes qu’ils nous montrent de préférence parlent de fatalité résignée ou de sourdes révoltes ; on sent que le pinceau traduit des pages de Dostoïevski ou de Nékrassof. Les humoristes ont la main lourde ; ils forcent la note et tombent facilement dans le vulgaire. Ce qui nous choque le plus dans ces rudes natures, hâtivement écloses à la civilisation, c’est l’absence de politesse, au sens ancien et complet de ce mot : une sombre énergie la remplace. Les peintres de la misère et de la souffrance sont dramatiques parce que leur impression est sincère ; ils ne jouent pas sur un thème d’art. Enfin ceux qui étudient la nature la voient avec un sentiment pénétrant qu’on ne trouverait pas toujours au même degré chez nos maîtres. En somme, la tendance générale est très humaine, sérieuse, réaliste, éprise de vérité et d’actualité. On apprendra peut-être avec étonnement que, dans les expositions de la sainte Russie, la peinture religieuse tient encore moins de place que dans nos salons parisiens. Ce fait s’explique par ce que j’ai dit plus haut de l’ornementation des églises ; c’est un genre d’industrie à part, soumis aux vieilles règles et dont s’accommoderait mal la liberté de l’art moderne, — de la peinture laïque, diraient nos conseillers municipaux.

Mes observations portent sur des lignes générales et résument une impression d’ensemble ; elles souffrent de nombreuses objections. On pourra me citer bien des œuvres qui se distinguent par des qualités ou des défauts opposés à ceux que j’ai signalés : la variété des natures et des inspirations garde partout ses droits. Je me suis attaché à la physionomie des représentai de la nouvelle école les plus russes, les moins suspects d’influences étrangères. Je vais appeler quelques noms à l’appui de mes assertions.


II

Il serait malaisé de s’astreindre à la division rigoureuse des genres en étudiant les peintres de ce pays. Ils s’y soumettent peu. Ils n’ont pas à compter avec la tyrannie de notre public, qui parque chaque artiste dans un ordre de travaux déterminé et lui demande à perpétuité le tableau par lequel il s’est fait connaître tout d’abord. Bien n’entrave la liberté de la recherche chez les Russes ; leur clientèle accepte docilement leurs fantaisies. Sans nous tracer un plan arbitraire, suivons tout simplement la foule qui entre à l’exposition ; elle se porte vers les grandes toiles éclatantes des coloristes, MM. Sémiradski, Makovski, Jacobi. M. Sémiradski est un Polonais de Galicie qui a étudié et expose à Saint-Pétersbourg ; il s’est consacré à la grande peinture historique et fait ce qu’on pourrait appeler du prix de Rome romantique, sous l’influence visible de Makart et des maîtres allemands. Deux tableaux entre autres l’ont placé très haut dans l’estime du public, la Pécheresse et les Torches vivantes. La Pécheresse traduit en peinture un poème célèbre d’Alexis Tolstoï ; le poète raconte la première rencontre du Christ avec Marie-Madeleine, frappée de la grâce et prise de repentance au milieu d’une orgie. La lumière crue de Judée tombe, à travers le feuillage d’un figuier, sur une galerie et des degrés de pierre blanche, où les publicains en fête boivent et rient. Le jeu des ombres tremblantes sur les pierres et les personnages est rendu avec une grande habileté. La pécheresse, debout, avec un geste de défi, se trouble et laisse tomber sa coupe en apercevant le divin inconnu, qui, « dans un profond silence, promène ses regards tranquilles sur les assistans, s’arrête à la porte de la maison de plaisir, et fixe sur l’orgueilleuse fille ses yeux attristés. » Toute la partie matérielle du tableau est d’une exécution magistrale ; le sentiment des figures est moins satisfaisant. De même pour les Torches vivantes. C’est la scène décrite par Suétone ; dans les jardins de l’Esquilin envahis par l’ombre, les martyrs, emmaillotés de paille et de poix, flambent au sommet de grands mâts. Néron sort du palais en litière pour jouir du spectacle ; l’orgie romaine se déroule à ses pieds. On sent que ce qui a passionné le peintre dans cette donnée, c’est la richesse du bric-à-brac et non l’idée morale ; l’œil est tout d’abord distrait par la multiplicité et le rendu merveilleux des accessoires, la caisse de nacre et le vélum de la litière, les flabellifères, les tigres menés en laisse par des esclaves nubiens avec des chaînes d’or, les hydries, les colliers : les chrétiens ne sont pas le plus important de ces accessoires. L’orgie, — un thème qui inspire presque exclusivement tous les tableaux de M. Sémiradski, — manque de mouvement, sinon de couleur ; encore cette couleur éblouissante a-t-elle quelque chose de dur, de marmoréen, qui rappelle les ouvrages en pietra dura des mosaïstes italiens.

Je préfère la couleur de M. Makovski, aussi éclatante, plus vivante et plus harmonieuse ; c’est une fête pour les yeux. Le ciel s’est montré cruel en plaçant à Pétersbourg le peintre à la mode de la société russe ; il a oublié de naître en Italie, aux jours de la renaissance. Il a la furie des altistes d’alors, leurs goûts sensuels, leur joie à regarder le monde ; comme eux il aime les étoffes cassantes et flamboyantes, les belles femmes et les belles armes, les enfans blonds et les dogues fauves, se détachant sur des tentures sanglantes, des tapis de Recht et des buissons de roses. Hélas ! il est une passion qu’avaient ces artistes du XVIe siècle et qui manque à M. Makovski, la passion du squelette humain. Vasari nous les montre pâlissant la nuit sur les études anatomiques, les pieds dans des copeaux, faute de feu ; Benvenuto chante un dithyrambe à la gloire des muscles et des os. Je crains bien que le peintre russe n’ait jamais vu ses modèles déshabillés. Aussi le corps ne palpite pas sous ces vêtemens si bien traités. Voici un portrait de l’empereur Alexandre II très apprécié : la tête est frappante de ressemblance, d’une expression superbe, mais l’uniforme de hussard repose sur un mannequin. Dans cet autre portrait de jeune fille, une ravissante figure ne peut se tourner vers nous, car elle est fichée sur un pivot en bois. La faiblesse du dessin est moins apparente dans ces groupes d’enfans ; elle se révèle pourtant quand on arrive aux pieds et aux mains, qui finissent en appendices confus. Mais ils désarmeraient le critique le plus hargneux, ces beaux enfans si gracieux, si luxurians de vie, qui jouent aux pieds de leurs mères ou grimpent sur les meubles du somptueux atelier. M. Makovski s’est constitué le peintre des élégances aristocratiques ; rappelons-lui qu’elles sont mieux servies par la précision du dessin que par la richesse de la couleur. Telle pâle figure d’Ingres, avec sa silhouette sèche et fine, dit sa race bien plus éloquemment que les portraits à fracas du temps présent. Nous ne nous arrêterons pas devant le tableau des Ondines, où une trentaine de femmes nues et bleues nagent sous l’écluse d’un moulin ; cette grande toile, qui a eu les honneurs de l’admission à l’Ermitage, fait un tort réel au talent si incontestable de son auteur. L’Orient devait tenter la palette de M. Makovski ; il y a été, il en a rapporté des cafés, des bazars, des rues du Caire papillotantes de couleur. Je voudrais les louer, malheureusement j’ai trop vécu en Orient. Ah ! ce terrible Orient, il attire les coloristes, il semble facile et tout en dehors : mais comme le mirage se dérobe ! On croit qu’il suffit de renforcer sa boîte à couleurs : passe encore pour l’Orient turc ; mais l’Orient africain, si l’on peut accorder ces deux mots, confond toutes les idées préconçues. Dans le jour, la lumière puissante, intraduisible, est dans le ciel, autour des choses, partout, mais non dans les choses elles-mêmes ; elle écrase et éteint les nuances qui paraîtraient criardes ailleurs. Aux heures du matin et du soir, l’exquise finesse des tons exigerait la touche légère des paysages da Pérugin ; Marilhat y était presque revenu. Qu’on se rappelle les remarques si ingénieuses de Goethe sur la valeur relative des colorations à Naples et dans le Nord. En outre, les objets se découpent avec une netteté de contours effrayante pour le dessinateur peu sûr de sa main. L’artiste séduit par l’Afrique joue une partie impossible et où il n’a rien à gagner ; s’il en rapporte du clinquant, sa conscience lui reproche son succès ; s’il voit et rend cette nature telle qu’elle est, personne ne le croit. Un seul des orientalistes vivans, M. Guillaumet, m’a remis devant les yeux un village arabe : je ne sache pas que le nom de ce maître peintre soit populaire.

Il m’est plus difficile de juger le tableau de M. Jacobi, qui fit grand bruit à son apparition. C’est un épisode de l’histoire russe, le mariage grotesque du bouffon et de la naine de l’impératrice Anne, dans un palais de glace bâti sur la Neva. Un cortège de carnaval, vêtu de joyeux oripeaux, se précipite sur les pas des mariés avec beaucoup de mouvement et de gaîté. Cette toile, peinte dans une gamme bruyante, emprunte un éclat étrange aux fonds vert bleu des murs de glace, aux irisations de la lumière sur leurs parois. Nous devons tenir ces effets pour exacts, n’ayant jamais habité une maison de glace et vu comment la lumière s’y comporte. Je préfère du même peintre ce fin cardinal de Guise, à qui l’on apporte la tête de Coligny.

Quittons ces amoureux de la couleur ; ils ne constituent pas le vrai corps de bataille dans le camp russe ; la brillante école polonaise des Matejko et des Brosicz pourrait à bon droit les réclamer comme siens. Arrivons aux produits authentiques du territoire, tels que j’ai essayé de les caractériser plus haut. Voici M. Riépine, un des représentans les plus extrêmes des tendances dont j’ai parlé ; aussi l’accuse-t-on, suivant un mot très en faveur à Pétersbourg, de faire de la « peinture tendancieuse, » comme qui dirait de la peinture radicale. Il a exposé à Moscou le grand tableau qui fonda sa réputation, les Bourlaki. Les bourlaki, ce sont les forçats qui remorquent sur les chemins de hâlage, le long du Volga, les lourdes barques remontant le fleuve. L’impression voulue par le peintre est produite. Tandis qu’à l’horizon un pan de voile s’illumine joyeusement sur l’eau rose dans la fête du matin, une douzaine de misérables viennent droit au spectateur en tirant sur leur câble ; hâves, suans, courbés, les muscles tendus sous leurs haillons troués. Les torses sont largement peints, les figures, abjectes ou fatalement résignées, prises sur le vif. C’est là un morceau d’un grand effet ; mais pourquoi M. Riépine a-t-il passé la même couche d’ocre rougeâtre sur les terrains, les corps et les visages ? Quelques jours après avoir vu ce tableau, j’ai rencontré des bourlaki sur le Volga ; ils gardaient leurs couleurs naturelles dans la lumière ambiante et ne tournaient pas au vieux cuivre. Le Départ du conscrit nous montre un jeune homme arraché à sa famille ; même vigueur dans les personnages, même effet d’ensemble, avec une plus grande pauvreté dans les détails d’exécution. Presque toujours, dans un tableau russe, l’idée est jetée sur la toile avec une grande force et y reste à l’état d’indication ; le public n’est pas exigeant ; il veut qu’on lui livre cette idée en gros, il se précipite derrière et n’en demande pas davantage. M. Riépine a fait le printemps dernier une curieuse exposition de ses portraits : on pouvait méditer là sur ce que sera l’art de l’avenir en Russie, s’il persiste dans son idéal démocratique. Les modèles choisis étaient typiques : des figures grossières, rudes, qui semblent mal ébauchées par le créateur et que l’artiste reproduit tout d’un trait, avec une exécution brutale, une complaisance marquée pour les réalités laides ; des enfans souffreteux, de tristes vieilles, une estropiée ; une femme de qui la pose et la physionomie sont le dernier mot du commun ; et tout cela, soyons justes, relevé par je ne sais quelle commisération intime, quel reflet de la résignation du peuple russe. Dans toute cette peinture, de la force et pas de grâce, une vision nette du réel et aucune inquiétude de l’au-delà.

M. Kramskoï, le portraitiste que les Russes placent au premier rang, sait mieux les secrets de son art ; son dessin est plus serré, sa peinture plus habile ; mais sous cette tenue plus sévère, on retrouverait sans peine la manière de voir et de sentir de ses jeunes émules. Dans le modèle qui pose devant lui, M. Kramskoï n’aperçoit que la tête ; tout le reste est sacrifié pour la mettre en valeur. Aucun accessoire ne distrait le regard, le corps est peint dans une tonalité terne et se détache mal sur des fonds verdâtres : les vêtemens sont éteints, les draps décatis d’une façon particulière. Tout conspire à concentrer notre attention sur le visage, qui éclaire seul le tableau comme une lampe discrète. Ce procédé donne des effets très vivans, il dénote un sentiment de la dignité humaine qui vaut bien les recherches de bimbeloterie si chères à d’autres peintres. M. Kramskoï n’a guère souci de l’élégance, lui aussi ne poursuit que la vérité et la force ; il les trouve ; on peut voir à l’exposition le portrait du docteur B., une des meilleures œuvres de l’artiste. Que de science dans le modelé de ce front, de ces joues, dans le rendu de ce regard clair, voilé par le verre des lunettes ! Il semble que, pour fouiller cette tête, le peintre ait emprunté le scalpel de son modèle. On ne saurait trop louer la pensée patriotique qui a poussé M. Kramskoï à peindre et M. Trétiakof à réunir dans sa galerie les portraits des hommes qui ont le plus marqué depuis trente ans dans les lettres et les arts. Cette collection sera un document précieux pour l’avenir, elle est déjà pleine d’enseignemens pour l’étranger ; ces figures caractéristiques sont d’un autre monde que le sien, d’autres pensées les tourmentent, elles nous disent le travail de retrait que la Russie fait sur elle-même. J’ai vu réunis ailleurs des portraits de la fin du dernier siècle ou du commencement de celui-ci ; sauf quelques uniformes ou quelques ordres, rien n’indique que l’on est en Russie ; ces seigneurs, poudrés et corrects, hautains ou sourians, sont de toutes les cours, ils appartiennent à la bonne compagnie européenne, comme le peintre qui a reproduit leurs traits. Furent-ils courtisans de Catherine, de Frédéric ou de Joseph II, je l’ignore. Ici, pas d’erreur possible ; une race neuve a surgi, ces personnages et leur peintre sont des Russes, marqués d’un cachet énigmatique et nouveau.

J’hésite avant d’aborder l’œuvre d’un artiste hors de pair, qui me semble tenir la première place dans son pays, qui la tiendrait peut-être partout. Le nom de M. Véreschaguine soulève des discussions passionnées, comme celui de tous les novateurs ; on nie ou l’on exalte son talent. Il est difficile de s’expliquer en quelques lignes sur le compte d’un audacieux qui renverse toutes les doctrines reçues, d’un protée qui personnifie toute la souplesse de sa race et nous apparaît sous des aspects si divers. Ne le cherchez pas à l’exposition ; il n’y a là qu’un petit tableau et quelques études de ce peintre qui a déjà fourni une œuvre colossale par le nombre et les dimensions des toiles. Cette œuvre se divise en trois groupes bien distincts ; les scènes de l’Asie centrale, rapportées par M. Véreschaguine lors de sa première campagne à Tachkend, avec les armées russes ; le voyage de l’Inde, fait dans la suite du prince de Galles ; la guerre turque de 1877. On peut étudier la première série au complet dans la galerie Trétiakof : les autres, exposées dans toute l’Europe, ont causé grand émoi à Vienne, à Londres, à Berlin, où j’ai vu la foule assiéger la salle qui les contenait. Je m’explique mal l’accueil distrait que leur a fait notre Paris ; le public français est sévère à qui dérange ses habitudes intellectuelles et lui offre des choses trop nouvelles. Et M. Véreschaguine les trouble singulièrement, ces habitudes ; il demande à la peinture des efforts qu’elle n’avait jamais donnés ; il la contraint à rendre des spectacles, des impressions, que cet art ne semblait pas fait pour traduire. Voyez d’abord les scènes asiatiques : voici des sujets que n’eût jamais abordés un honnête artiste à qui on aurait enseigné la composition : une Pyramide de crânes, dans la steppe, trophée de quelque obscur plagiaire des Tamerlan et des Gengis-Khan ; le Puits des supplices, chez un des tyranneaux de cet heureux pays ; dans un cul de basse-fosse les fonctionnaires qui ont déplu sont condamnés à périr sous les morsures de la vermine ; on devine les misérables grouillant confusément dans l’ombre, au pied de cette haute toile oblongue : tout le reste, sur les trois quarts de la hauteur totale, ne représente que les parois du puits, où décroît la faible lumière tombée de l’orifice. Cet autre grand tableau n’est qu’une porte monumentale, d’une marqueterie merveilleuse ; au bas, deux gardes veillent, pétrifiés, la lance et le bouclier en arrêt. Est-ce donc une étude de bibelot, cette porte ? Non, je vois derrière le despote asiatique qu’annoncent la terreur et le silence des choses. Si M. Véreschaguine prête à la discussion sur bien des points, on ne lui refusera pas d’être par excellence le peintre de l’oriental : il a dérobé au sphinx ses plus intimes secrets. Regardez ce tarbé où des imams prient autour des tombes, et dix autres tableaux semblables ; la vérité locale n’est pas due à telles prodigalités de palette, qui semblent au vulgaire le dernier mot de l’orientalisme ; ce qu’il y a de vrai, de profondément vrai là dedans, c’est le calme immuable, la dignité et le fatalisme de l’Asie musulmane. C’est la nudité et le silence sévère de la mosquée. Le dessin est exact, non point, cela se devine, par suite d’études patientes, mais par le don d’une précision innée dans l’œil du peintre ; la couleur est sobre, seulement suffisante ; comme tout le côté technique de l’art, elle est pour M. Véreschaguine non un but, mais un instrument.

Il la trouve pourtant, quand elle lui est nécessaire, comme dans son album des Indes. C’est un nouveau monde barbare et inconnu qui nous est révélé, après celui de l’Asie centrale, par l’intrépide explorateur. On a beaucoup discuté ces petites études de monumens et de types que M. Véreschaguine a rapportées du Népaul ; à propos de cette peinture sèche et plate, on a parlé de photographie coloriée. Peut-être y a-t-il un peu de photographie dans cette façon de fixer les notes sur son carnet de voyage sans leur faire subir aucun arrangement, en tout cas, une photographie intelligente et habile. On reproche à ces études leur crudité, leur monotonie, l’immobilité des lumières et des ombres ; je ne connais pas l’Inde, les propriétés de la lumière sont si changeâmes suivant les latitudes qu’il y a sottise à en juger quand on n’a pas vécu là où le peintre nous transporte ; je sais seulement que l’Orient n’est ni remuant ni gai, qu’il est immobile et triste. Je crois que cet arrêt de la vie, dont les toiles de M. Véreschaguine nous donnent la sensation, a de grandes chances d’être la note juste, à midi, sous le tropique. Outre ces croquis, l’artiste a rapporté de grands tableaux, de trop grands même ; l’Entrée du prince de Galles est un portant qui pourrait servir de toile de fond à un théâtre ; les éléphans y ont presque leur taille naturelle : c’est une tentative malheureuse ; le peintre le plus fécond ne brossera jamais qu’un décor dans de pareilles dimensions. En revanche, admirons sans réserves la Prière à la mosquée, ce large parvis de marbre blanc où un croyant attend ses frères, prosternés là-bas près du Mirhâh et vus de dos ; si l’on plaçait cette œuvre au Luxembourg, à côté de l’Exécution à Tanger de Regnault, un jury serait sans doute fort embarrassé pour décerner le prix entre ces deux évocations de l’Orient. Arrêtons-nous encore devant cette Nuit dans la vallée de Cachemire : une ville dort au bord de l’eau ; les indications matérielles sont aussi restreintes que possible, des silhouettes confuses de maisons, des feux alanguis qui piquent les chaudes ténèbres bleues. Avec quoi l’impression est produite, je l’ignore ; mais elle est intense, on est envahi par la lourde volupté et la poésie pénétrante de ce nocturne indien.

J’arrive à la manifestation la plus récente et la plus personnelle du tempérament de l’artiste, à ce qu’on pourrait appeler « la moralité de la guerre. » Après la campagne du Danube, M. Véreschaguine a exposé une série de compositions importantes inspirées par la même idée philosophique. Cette façon de traiter un vieux sujet ne nous aurait jamais tenté, nous autres Français : nous aimons le soldat pimpant et alerte d’avant le combat, la mêlée furieuse de la bataille, le triomphe d’après. Nous ne nous serions jamais avisés de peindre systématiquement l’ambulance, le charnier, les misères et les souffrances de la guerre. Je ne parlerai pas ici des mérites techniques ; ils sont réduits au minimum, l’artiste ne prend de la forme que juste ce qu’il en faut pour rendre sensible son idée. Voilà qui condamne d’avance sa méthode dans l’esprit de la plupart de nos contemporains, fidèles à la doctrine de l’art pour l’art, ennemis de la thèse et de la prédication. Dieu me garde de rouvrir un débat insoluble où je n’ai pas de parti-pris ! La reproduction des choses dans le seul dessein de charmer me semble excellente, si elle charme en effet ; d’autre part, j’estime que chacun a le droit de se servir de l’outil qu’il sait manier, plume, pinceau ou ciseau, pour défendre une idée morale. S’il est vrai, comme on le prétend, qu’il ne faut pas parler pour ne rien dire, ce précepte peut s’appliquer à l’encre et aux couleurs. Le tout est de bien dire, clairement et fortement : M. Véreschaguine a ce don. Nul n’est sorti de son exposition sans maudire les horreurs de la guerre ; j’y ai vu de pauvres femmes, qui avaient sans doute perdu un fils à Chipka ou à Plevna, essuyer leurs yeux rougis ; on assure qu’à Vienne, l’autorité militaire défendit aux soldats de visiter ce spectacle démoralisant pour eux. Si l’on voulait disputer contre l’artiste, on pourrait lui dire avec Joseph de Maistre que la guerre est un mystère, qu’il faut voir par ses divers côtés ; ce n’est pas le lieu ; voyons comme il veut nous faire voir. C’est poignant ; moins encore l’Ambulance, le Convoi de blessés, que ces terribles toiles où aucun vivant n’est plus, vrais paysages de la mort ; par exemple, cette Route de Bulgarie, un champ de neige, des poteaux télégraphiques, un cadavre et un vol de corbeaux. Et cet autre tableau, encore plus inattendu, qui ne ressemble à rien de ce qu’on a vu en peinture : sous un ciel brouillé de pluie, dans une vaste jachère d’herbes jaunies, la mort a couché sa moisson du jour ; tout un régiment de corps est aligné, décroissant jusqu’aux perspectives de l’horizon ; seul, un prêtre en costume sacerdotal, debout dans l’angle de la toile, lit les prières ; ce personnage, de grandeur naturelle, est parlant. Le Jour de fête est une satire à peine déguisée. On avait donné le troisième assaut à Plevna le jour anniversaire de la naissance de l’empereur sur un tertre, autour du souverain assis dans un pliant, le peintre a groupé les figures connues du haut état-major ; sanglés dans leurs uniformes irréprochables, les chefs de l’armée braquent leurs lorgnettes sur un nuage du fumée que couvre l’horizon. Rien de plus : on devine assez sans les voir les milliers d’hommes qui meurent dans ce nuage. Voici trois petits cadres qui se font pendant ; c’est une sentinelle de Chipka à divers degrés de congélation. Dans le premier, l’homme est debout dans la neige, l’arme au pied, emmitouflé sous sa capote et son capuchon ; dans le second, il lutte contre la tourmente, arc-bouté sur son fusil, déjà pris jusqu’aux genoux dans la vague blanche qui monte ; le dernier, ce n’est qu’un champ de neige égalisé, où une légère ondulation dessine vaguement la forme d’un corps humain. J’en passé, et des pires. C’est du mélodrame, dira-t-on peut-être. Non ; il y a mélodrame quand le dramaturge enfle sa voix et essaie de nous entraîner en parlant le langage de la passion. Rien de tel ici ; le peintre réaliste observe cruellement, mais froidement et laisse parler la chose vue, comme il a fait pour Inde ou l’Asie ; il a voulu produire l’émotion, soit ; mais il l’a voulu à la manière de Stendhal ou de Mérimée, développant leur leçon d’anatomie, indifférens à l’émotion qu’ils provoquent.

Allons au fond de l’état d’esprit que l’œuvre du peintre russe prise dans son ensemble, nous révèle. Il y eut bien des anathèmes contre lui quand cette épopée tragique fut exposée à Pétersbourg-on ne pouvait accuser son patriotisme, on savait que, simple volontaire, il avait un des premiers passé le Danube et reçu de graves blessures dans le périlleux service des bateaux-torpilles : on savait que, par une étrange contradiction de la raison et du cœur cet ennemi de la guerre en avait le goût. On accorda tout, en décrétant que M. Véreschaguine était un nihiliste. Si l’on prend ce mot dans son acception accidentelle et politique en Russie, il n’y a là qu’une calomnie vulgaire ; si on le prend dans son acception permanente et philosophique, dans le sens où un critique pénétrant l’appliquait naguère à Gustave Flaubert, on doit être fort près de la vérité. Les mieux doués parmi les lettrés et les artistes russes de l’heure actuelle trahissent dans toutes leurs œuvres cet état de pensée où conduit l’abus de l’analyse : ils nous ont emprunté nos puissans instrumens de critique universelle ; dans nos âmes, où d’anciennes et fortes traditions font digue, ces instrumens trouvent une résistance obstinée, nous maintenons un modus vivendi peut-être peu logique mais sortable, entre le ravage de la critique et la résistance des traditions ; dans l’âme russe, vide de ces traditions, l’analyse s’installe en maîtresse absolue, elle pousse librement ses extrêmes conséquences. Le penseur russe va d’un bond au fond des choses, il voit les contradictions, la vanité, le grand rien de la vie, et si son tempérament d’artiste le porte à la reproduire, il le fait avec une impartialité dédaigneuse, parfois avec une froide désespérance, le plus souvent avec le fatalisme inhérent aux parties orientales de son âme. J’ai quelquefois rêvé une édition du livre typique de Tolstoï, la Guerre et la Paix, illustrée par M. Véreschaguine ; il y a parenté entre les deux esprits, précisément dans leur façon d’envisager la guerre : que les lecteurs du roman se rappellent le chapitre sur les ambulances, après la bataille de Friedland ; la collaboration de ces deux artistes jetterait une vive clarté sur cette philosophie russe dont l’influence est si sensible dans leurs œuvres respectives. Voilà une digression qui semble nous mener loin de la peinture ; mais la peinture de M. Véreschaguine n’aurait aucun intérêt, si on négligeait sa signification abstraite ; au point de vue habituel de la critique d’art, il n’y faudrait relever qu’une excentricité macabre, faite pour étonner les connaisseurs, pour effrayer les amateurs ; je doute qu’il s’en trouve un pour orner son salon avec ces tableaux de cimetière. Quand on considère dans son ensemble l’œuvre multiple de l’artiste russe, on est tenté de croire qu’il a voulu demander à la peinture ce que Richard Wagner demande à la musique, une langue universelle pour exprimer toutes les sensations, toutes les impressions. Sera-ce la peinture de l’avenir ? De quelque façon qu’on la juge, c’est l’effort le plus vigoureux et le plus original qui se soit produit jusqu’ici dans l’art russe.

Passons à des spectacles plus gracieux. Les paysagistes vont nous les offrir. Ces derniers sont nombreux ; dans ce grand voyage des Russes à la découverte de la Russie, qui est le trait saillant du mouvement contemporain, les peintres devaient s’éprendre du paysage national, avec son caractère si personnel. Ils ont le sentiment de la nature, de leur nature, ils comprennent et rendent avec bonheur ses longues tristesses, ses joies rapides. Dans l’étude des forêts et des plaines, comme, dans celle des hommes, ils cherchent des impressions plutôt que des compositions. Par une anomalie apparente, ces peintres du Nord ont une passion dominante, la lumière ; les plus audacieux en arrivent à étudier les phénomènes de la lumière pour eux-mêmes, presque indépendamment des objets traités comme de simples accessoires. C’est là le caractère commun et original de cette école de paysagistes ; j’imagine comment notre public la baptiserait, lui qui aime à résumer dans un mot nouveau les tendances d’un groupe artistique : l’école des luministes. Voici d’abord M. Kléver, très en faveur auprès de ses compatriotes, et à bien juste titre ; celui-là se garde de toutes les exagérations ; pourtant sa préoccupation maîtresse est de bien placer le coup de soleil couchant qui rougit la cime de ses bouleaux et qui est pour ainsi dire la signature de ses tableaux. C’est le peintre des terres polaires, des bouleaux et des neiges ; il les reproduit avec fidélité et poésie. On lui reproche un peu de monotonie, il fait souvent le même tableau, mais il le fait si bien ! L’atmosphère est si pâle et si triste en bas, sur le coteau de neige durcie ou fondante, autour de la pauvre cabane noire du moujik ! elle est si splendide là-haut, dans l’incendie des feuillages et des nuées ! Si M. Rléver est le peintre des neiges, M. Meschersky est le peintre des glaces ; il aime le luxe cruel du vieil hiver, son trésor de diamans, d’opales et de cristaux, les moires bleues et les franges d’argent sur la robe immobile des rivières russes ; il nous montre volontiers les granits et les cascades gelées de Finlande ; ou encore ces énormes cubes de glace qu’on tire de la Néva, avec leurs clartés laiteuses par les temps gris, leurs irisations féeriques par un beau soleil de janvier. M. Orlovski préfère l’été ; avec lui nous touchons déjà à l’étude systématique de la lumière ; il lui suffit d’un champ de blé pour remplir sa toile, s’il peut y poursuivre le rayon qui frissonne sur les épis mûrs ; d’une prairie et d’un saule, s’il trouve là un prétexte pour une de ces gammes jaunes qu’il affectionne. Elles ne sont pas toujours agréables, et je crains que la justesse de l’œil ne soit pas aussi grande chez ce peintre que chez son émule, M. Kouindji. Ce dernier est certainement le plus aventureux et le plus inventif de l’école. Voyez à l’exposition, qu’il est si peu représenté, son Effet de pluie ; c’est un brouillard peint, et, il faut bien le reconnaître, peint de main de maître. Il n’y a pour le tenter que les éclairages bizarres ; tantôt c’est un creux de vallée, un pré tout nu, où l’aube d’un jour d’orage projette une clarté glauque ; tantôt un dessous de bois, où les rayons obliques frisent l’herbe émaillée de fleurs vives et se brisent sur les troncs blancs des bouleaux. L’effet est aveuglant : le procédé qui le produit est facile à saisir ; toutes les parties blanches, sur les troncs de ces arbres, sont peintes avec des empâtemens de chrome à très fort relief ; ces saillies accrochent la lumière diffuse et tranchent vigoureusement sur les ombres, donnant ainsi l’illusion de ce miroitement spécial aux futaies de bouleaux qui baignent dans des marais, sur une grande partie du sol russe. Le spectateur hésite, étonné, devant ces témérités ; il est bien forcé de s’avouer que la réalité lui a donné de pareilles surprises. Non content de lutter avec le soleil, M. Kouindji a tenté d’assujettir la clarté lunaire à ses procédés. Il fait depuis quelque temps des tableaux de nuit ; on les montre au public dans une chambre obscure, la toile est seule éclairée par une lampe à fort réflecteur, dissimulée derrière une draperie. Vue ainsi, la Nuit sur le Dnièpre est un merveilleux décor ; elle soulève d’ardentes controverses : pour les uns, c’est un chef-d’œuvre ; pour les autres, un transparent ; il est plus simple de dire que, notre œil n’étant pas fait pour regarder dans une chambre noire, on trouble avec cette exigence toutes les lois de son optique et on enlève toute valeur à son jugement. Je devrais citer encore M. Vassilief, un peintre mort à la fleur de l’âge, qui a laissé quelques études de l’hiver russe d’une vérité saisissante ; et M. Chichkine, non que je le goûte beaucoup, mais parce qu’il nous donne un exemple caractéristique de cette absence de composition dont j’ai parlé ; sur une vaste toile s’étale un pan de forêt, des pieds de sapins brusquement coupés par le cadre à mi-hauteur ; malgré le soin du détail, ce n’est qu’un jeu de quilles : un arbre, un site, ont comme un homme leur personnalité ; je ne trouve aucun plaisir à les voir décapités et mutilés.

Cette indifférence pour le sujet, nous la retrouvons parfois chez M. Aïvazovski, le peintre de marines dont les Russes sont fiers à bon droit. C’est un talent fougueux, d’une fécondité inépuisable ; nul ne connaît comme lui la structure d’une vague, le poudroiement des embruns de mer, le rythme du flux et du reflux ; son eau mouille les galets, on l’entend déferler sur les récifs. Il se sait là dans son élément, aussi se contente-t-il parfois de transporter sur une toile 2 ou 3 mètres de mer, pris en plein océan : c’est un tableau de noyé, où la valeur de l’exécution ne rachète pas la monotonie du spectacle. La surprenante facilité de cet artiste l’entraîne à des exagérations fâcheuses : au temps de la guerre, au reçu de chaque télégramme annonçant la destruction d’un monitor turc, M. Aïvazovski brossait en quelques heures une reproduction fantaisiste de l’épisode ; le pinceau surmené arrivait à peine à couvrir la toile, c’était de la peinture panoramique. Souvent il s’égare dans des compositions mystiques, de grandes machines d’une tonalité violacée : le Déluge, la Découverte de l’Amérique, une Tempête, autant de prétextes à ces immenses décors. Mais quand il revient à ses plages de Crimée, à ses matinées de Mer-Noire, dormant dans la brume rose, quand il veut travailler et serrer son sujet, M. Aïvazovski nous donne des œuvres exquises, dignes des vieux Hollandais. M. Soutkovski, un autre peintre de mer, dépense un plus grand labeur, ses grèves sont estimables ; mais il ne trouvera jamais les visions rapides et justes de son inégal confrère. M. Bogoliubof croit peut-être que j’oublie ses fines marines, ses jolies vues de villes à vol d’oiseau ; non certes, mais j’étudie de préférence des tempéramens russes, je n’ai pas à faire connaître en France ce petit groupe d’artistes, naturalisés Parisiens, qui a appris dans nos ateliers toutes les habiletés, toutes les roueries de la peinture de genre ; M. Bogoliubof nous appartient, ainsi que M. Edelfelt, un assidu de nos Salons, et M. Pochitonof, l’auteur de ces vues minuscules d’Ukraine, si vraies, si curieusement fouillées, qui ont déjà valu à ce peintre de grand avenir le surnom de Meissonnier du paysage. Ces messieurs ont pris à notre école des habitudes de travail et un souci de l’élégance qui n’ont rien de commun avec les tendances signalées chez les Russes originaux.

La peinture m’a trop retenu ; pourtant que de remords me restent, devant les cinq cents numéros du catalogue ! Les artistes de mérite que j’ai omis de citer me pardonneront ; je devais présenter à notre public quelques types plutôt qu’une énumération de noms peu connus de lui. Saluons en nous éloignant la mémoire de M. Pérof ; il y a de la simplicité et de la bonne humeur dans les scènes bourgeoises de ce peintre que l’académie de Moscou vient de perdre. Remarquons des rapports de tons bien délicats dans les Pêcheurs de M. Poliénof, des parties excellentes dans le Christ chez Marthe et Marie de M. Chapalof, une exécution vigoureuse dans les Derniers Momens d’Otrépief de M. Vénig. M. Svertchkof méritait aussi de nous arrêter ; il y a infiniment d’observation et d’esprit dans le Départ de cette vieille dame, qui se case péniblement dans sa berline de voyage avec sa valetaille, ses chiens et ses oiseaux ; M. Svertchkof décrit avec entrain la vie russe, les troïkas qui fendent l’espace ; j’aime moins son portrait de Skobelef, un peu veule. Cela ne me rend pas la vaillante tournure du général blanc. Ce n’est pas ici que la foule vient le chercher à cette heure : suivons la foule, on comprendra que le voyageur se laisse distraire un instant de son sujet par ce qui est aujourd’hui l’unique préoccupation de tout ce qui l’entoure. — Au moment même où j’entrais à Moscou, les cloches à qui la pieuse cité dit tous ses secrets lançaient de sourdes volées douloureuses : le peuple inondait les rues, refluait sur les toits, silencieux et navré ; il regardait passer, partir le corps du plus cher enfant de la patrie. À voir cette désolation si unanime, si sincère, on eût pu croire que cette bière emportait tout l’espoir de la Russie. — Pour comprendre ce que fut l’adoption passionnée de ce jeune soldat par tout un pays, il faut avoir vu de près combien ses qualités et ses défauts étaient la représentation exacte de l’âme russe : âme changeante et extrême, capable de tout faire et toujours avec excès. Au hasard des heures, on laissait un grand enfant turbulent, on retrouvait un calculateur habile et froid ; tantôt il boudait silencieux, tantôt c’était le charme de la plus chaude, parole qu’il m’ait été donné d’entendre ; un jour un nerveux abattu, le lendemain le bogatyr des légendes slaves, à qui le monde semblait trop petit à dévorer. Il gardait la suite patiente de la volonté sous la fantaisie des caprices, se donnant, se reprenant, se dérobant, mais toujours ivre de pensée et d’action. Jamais, peut-être, depuis le XVIe siècle, la vie ne s’était condensée dans une créature humaine avec une intensité aussi effrayante, aussi superbe. Ce n’est pas la mort qui l’a abattu, c’est l’excès et comme l’étouffement de la vie. Il y a pour l’élite de cette race je ne sais quelle loi tragique qui foudroie avant quarante ans, en pleine fleur, tous ceux qui montent trop haut : rappelez-vous les grands poètes, Pouchkine, Lermontof ; Michaïl Dmitritch, le poète de l’épée, était de leur famille. C’est peut-être pour cela que la Russie l’aimait tant, comme les mères aiment les enfans qui doivent mourir, qu’elle l’aimait dans ses folies au moins autant que dans son génie, toujours comme les mères. On a vu à Moscou des femmes du peuple sanglotant par les rues devant les images, des moujiks, accourus trop tard pour saluer le corps, qui baisaient l’acier des rails derrière le train funèbre. Il y a longtemps qu’une nation n’avait dit à un des siens, avec autant de confiance et d’orgueil, le Tu Marcellus eris ! À cette heure, elle couvre la jeune tombe de ces fleurs que demandait le poète latin, elle y entasse les couronnes de laurier, et comme s’il fallait à ce capitaine des funérailles dignes de la vraie guerre, au moment où les archimandrites psalmodiaient les dernières prières dans l’église des Trois Prélats, les télégrammes nous annonçaient qu’il y avait quelque part sur la mer des flottes qui bombardaient une ville ; il semblait que le furieux soldat, à la minute où il tombait dans le silence de la mort, eût soufflé son âme et sa voix à des canons qui voulaient parler.


III

La sculpture est loin de s’être fait en Russie une place proportionnée à celle qu’occupe la peinture. Des causes extérieures ont contribué à ce retard. Le sol russe ne fournit presque pas de marbre ; cette rude terre ne porte que du granit. Les marbres d’Italie s’acclimatent à grand’peine sous ce ciel inclément ; ils s’écaillent par les gelées de 30 degrés. Chaque automne, on emprisonne les statues des jardins impériaux dans des guérites de bois ; malgré ces précautions, les pauvres Italiennes exilées ont perdu des doigts, des oreilles, des nez, comme les invalides des guerres russes. Le passé d’un art est toujours religieux ; or, la religion orthodoxe a supprimé la sculpture, en proscrivant des temples et des tombeaux la reproduction de la figure humaine en ronde bosse. Enfin, sur ces places glacées où les grands hommes ne peuvent habiter que dans un manteau de bronze, l’étiquette monarchique avait interdit, jusqu’à une époque récente, les honneurs du bronze pour le génie civil ; on ne dressait de statues qu’aux souverains et à quelques hommes de guerre illustres. On me montrait naguère à Kazan le monument de Derjavine, inauguré depuis peu dans le jardin de la ville : je m’étonnais de voir au vieux poète le costume à la mode en 1840, pour les statues, c’est-à-dire la toge romaine battant des mollets nus, chaussés de cothurnes. On me répondit que le monument datait, en effet, de cette époque ; mais l’empereur Nicolas, apprenant qu’on voulait l’ériger dans un lieu public, fronça le sourcil et ordonna de reléguer dans la cour de l’université le père de la poésie russe. Réduit à ne fondre que des souverains et des conquérans, un statuaire suffisait à la rigueur pour tout l’empire, comme il suffit d’un bourreau dans les états où il se commet peu de crimes. La comparaison n’est injuste qu’à demi ; on a fort maltraité Paul, Alexandre Ier, Nicolas et leurs maréchaux, dans les statues mesquines qui les représentent sur les places de Saint-Pétersbourg : les artistes d’alors ne s’inspirèrent pas de l’admirable Pierre le Grand de Falconet. Aujourd’hui, les écrivains émancipés commencent à apparaître dans les villes qui tirent gloire de leur naissance ; ces hommages publics témoignent d’une piété patriotique plus que d’un art très avancé. Pouchkine a enfin sa statue à Moscou ; mais sous ce raglan, dans ces gros souliers et cet horrible pantalon de bronze, avec son air soucieux qui voudrait être fatal, le poète des Tziganes ressemble trop à un notaire de province, rêvant à la perte d’un procès.

Bannie des églises et des lieux publics, réduite à la décoration intérieure des maisons, la sculpture, cet art sévère qui vit de foi profonde et de grandes ambitions, devait se borner à un idéal très modeste. Elle se contenta longtemps, elle aussi, d’imiter de son mieux les modèles italiens et français, à une époque où il n’y avait plus de modèles italiens et français ; elle ne sortit guère du genre maniéré et de la statuette d’ameublement. L’exposition de cette année ne permet pas encore de prévoir une renaissance nationale ; il n’y aurait rien à en dire, si une exception considérable ne faisait pardonner la médiocrité générale. La Russie ne possède qu’un sculpteur, mais l’un des plus grands à coup sur de notre temps, M. Antokolski. Il n’y a pas à chercher ici l’influence d’école ou de race, — M. Antokolski est israélite, — il n’y a qu’à saluer une individualité puissante, sans liens appréciables avec le milieu où elle s’est produite. Le Christ de cet artiste a obtenu, si je ne me trompe, une des grandes récompenses à l’exposition universelle de 1878 ; la gravure a popularisé son Ivan IV. On a reproché à cette belle œuvre une parenté trop directe avec le Voltaire de Houdon ; le vieux tsar est posé dans le fauteuil d’où il se soulève avec peine, la main crispée sur un des bras du siège, comme le philosophe dans la célèbre statue de la Comédie-Française, dont la bibliothèque de Pétersbourg possède un double. De la main gauche, Ivan le Terrible égrène un rosaire ; à portée de cette main, l’épieu ferré avec lequel il tua son fils dans un accès de fureur. Près de la mort, le despote rassemble toute son énergie pour vivre et commander encore ; on sent la volonté tendue comme les muscles de ce col et de cette face sournoise ; on devine que devant ces prunelles ardentes passent les ombres formidables des trois mille quatre cent soixante-dix suppliciés inscrits sur le Synodique de saint Cyrille. Le jeu de ces membres cassés par l’âge, les plis des draperies qui les couvrent, tout cela est d’un maître, sûr de son œil et de sa main. À Moscou, M. Antokolski a exposé un Socrate mourant, ce n’est pas la meilleure de ses productions. Cet affreux vieillard, que les Athéniens, amis de la beauté, empoisonnèrent sans doute à cause de sa laideur, est affaissé sur son siège, les jambes étendues et raidies ; la tête retombe sur la poitrine, un drap cache le torse jusqu’aux genoux. Cette pièce d’étoffe a été jetée avec un art consommé ; elle trahit la rigidité et le reste de vie du corps. Il faut savoir gré au sculpteur de n’avoir mis dans sa statue aucun réalisme de mauvais aloi ; pas de spasmes, pas de contorsions : la mort du sage garde sa dignité. Le faire est large, l’œuvre prise en plein marbre. J’ai eu le plaisir de voir dans l’atelier de l’artiste, à Paris, un Spinoza souriant et pensif, qui figurera dignement à côté de ses aînés. La Russie peut se consoler de ne pas posséder une pléiade de sculpteurs ; ils sont rares partout de nos jours, et mieux vaut en avoir un de cette taille que dix ordinaires. Ajouterai-je qu’il serait équitable, en faisant le procès d’une race qu’on supporte avec peine, de se souvenir qu’elle a donné ce jeune maître à l’art national ? — Quand on quitte M. Antokolski, on a vite fait le tour de la galerie de sculpture. Certainement M. Bock, M. Tchijor, connaissent leur métier ; mais ces Amours, ces Psychés, ces gamins du Transtevère, on les retrouverait dans chaque studio de Rome ouvert à la clientèle américaine. Les bustes de littérateurs de M. Bernstam ont de la physionomie ; dans tout ce modelé je vois bien la patte, comme on dit, je ne sens pas la griffé des vrais possédés de l’art. Si je ne parle pas des petits chevaux kosaks de M. Lanseret, c’est que nous reverrons cet animalier, si expert dans sa spécialité, aux bronzes d’art. Avant de sortir, regardons par curiosité cette dame dévêtue ; une Phryné, je crois, qui a eu la coquetterie de garder des bas de soie avec des broderies stuquées sur les coutures : l’Athénienne serait sûre de son acquittement devant un jury de bonnetiers.

Les études et les projets exposés dans la section d’architecture nous apprennent les efforts des académies russes pour constituer un art national. Ces tentatives sont toutes nouvelles. Jusqu’ici, la Russie ne possédait, à vrai dire, aucun monument civil, sauf les palais impériaux construits par l’Italien Rastrelli ; les églises, en général fort petites, étaient bâties avec très peu de variantes sur le plan de la Sainte-Sophie de Kiew, réduction assez gauche de la célèbre Sainte-Sophie byzantine. Une église de campagne en France a plus d’élévation et de superficie que les cathédrales historiques du Kremlin. Je ne fais pas entrer en ligne de compte les deux temples fastueux de Pétersbourg, Notre-Dame de Kazan, calquée sur Saint-Pierre de Rome, et Saint-Isaac, monument grandiose, mais qu’un architecte ne peut songer à reproduire s’il n’a pas un nombre respectable de millions à son crédit. Nulle ornementation extérieure sur les églises russes, sauf des coupoles de métal plus ou moins nombreuses, plus ou moins peintes et dorées ; les fidèles reportaient tout leur goût de magnificences sur les orfèvreries de l’intérieur. — Les architectes russes, à la recherche d’une forme monumentale, se proposent une tâche fort ardue. D’une part, ils sentent bien qu’ils doivent faire grand ; dans ce pays, la terre, les horizons, les cités, leurs places et leurs rues, les habitudes de vie et les aspirations, tout est large et grand ; l’harmonie secrète des choses exige, tout au moins pour les édifices du culte, des proportions majestueuses, de la hardiesse et de l’élévation. D’autre part, ces architectes se font un point d’honneur national de rester attachés aux traditions du moyen âge russe, aux élémens de construction employés par leurs aïeux. Les traditions du moyen âge, ce sont les églises nues, étroites, dont j’ai parlé, et, pour les besoins de la vie civile, les petits palais des Ivans, de Boris Godounof, ces maisonnettes élégantes qu’on appelle les téréma et dont le plus modeste bourgeois ne se contenterait pas aujourd’hui. Les élémens romano-byzantins qui constituent ce que l’on est convenu d’appeler le style russe, ne souffrent que des dimensions exiguës ; ce sont les colonnettes courtes et trapues, étranglées au milieu, les baies étroites aux cintres écrasés, les coupoles ramassées. Comment approprier ces traditions et ces instrumens rebelles aux exigences de la vie moderne ? Ajoutez à cela l’absence générale de pierre de taille en Russie, la nécessité de l’aller chercher fort loin et à grands frais, ou de bâtir, comme on a fait jusqu’ici, en très petit appareil, presque toujours en briques. L’embarras des artistes est visible dans les plans et les esquisses qu’ils envoient à Moscou ; leur fantaisie est encore à l’aise tant qu’il s’agit d’édicules, de monumens commémoratifs, de chapelles expiatoires ; dès qu’ils abordent les grands édifices, les uns s’en tirent par des superpositions de coupoles à l’infini, d’un effet assez lourd, les autres par des développemens qui enlèvent tout caractère aux élémens employés. Dans la pratique, un seul essai a été tenté à ma connaissance, la cathédrale du Sauveur à Moscou. La vieille capitale, qui compte tant d’églises, n’en possédait pas une où la pompe des cérémonies pût se déployer librement ; elle a consacré des sommes considérables à la construction d’un temple aux vastes proportions. On vient de l’achever : l’intérieur est grandiose et d’un luxe éblouissant ; l’architecte a prodigué les porphyres précieux de l’Oural, les revêtemens de labrador et de jaspe. À l’extérieur, c’est un énorme cube de pierre, aux profils pesans, rigides et tristes, qui ne donne pas la mesure de son élévation réelle et de ses dimensions intérieures. Peut-être les chercheurs trouveraient-ils d’heureuses inspirations dans l’étude de la cathédrale de Zvénigorod, de la fin du XIIIe siècle, où l’harmonie de l’ensemble résulte d’une proportion parfaite entre la hauteur du vaisseau et celle de la lanterne cylindrique qui supporte une coupole unique. Dans l’architecture civile, il y a un parti à tirer, pour l’ornementation extérieure, de ces revêtemens de terres émaillées, introduits en Russie par les Orientaux ; on ne craint pas les couleurs vives ici ; la plus gracieuse relique du temps passé est certainement ce pavillon conservé dans l’ancien couvent de Kroutitzki, où les carreaux de faïence et une dentelle de pierre peinte décorent les entre-deux de fenêtres renaissance. — Mais tout cela ne résout pas le problème des vastes édifices, maintenus dans le style russe ; je crains bien qu’il ne soit insoluble.

Tous les arts du dessin sont représentés à Moscou ; je ne pense pas qu’il faille attacher une grande importance à la section d’aquarelle et de gravure. M. Sokolof, le meilleur des aquarellistes russes, n’y figure pas ; M. Villier expose un de ces petits paysages qu’il traite dans un sentiment très moderne. Depuis quelques années, le talent de nos artistes a poussé ce genre si loin que nous sommes involontairement sévères pour l’infériorité des productions étrangères. Quant à la gravure, il est bien difficile d’implanter ce bel art dans un terrain nouveau, alors que la concurrence des procédés scientifiques le menace jusque dans les vieilles écoles où il a des traditions glorieuses. Soyons d’autant plus reconnaissans à ceux qui s’y consacrent, comme M. Pojalostine, le graveur de portraits, et M. Chichkine ; ce dernier attaque le paysage avec un burin un peu sec, mais non sans vigueur. La curiosité de cette section, c’est l’évangile manuscrit, orné de miniatures, de M. Solovief. Ce singulier artiste, un oublié du moyen âge, s’est avisé d’enfouir un labeur de bénédictin et des dons exceptionnels dans ces travaux archaïques désormais sans but. On passerait des heures à feuilleter ces pages. Quelle prodigieuse richesse d’invention ! quelle fantaisie dans ces figurines, ces agencemens de capitales et de culs-de-lampe ! quelle science du coloris dans ces petites scènes discrètement teintées, ces personnages monochromes, ces camaïeux et ces grisailles ! J’ai eu occasion de voir un recueil de légendes slaves enluminé par M. Solovief et peut-être supérieur à son évangile. Il y a là par douzaines des compositions absolument originales, et si sincères, si naïves qu’elles excluent toute idée de pastiche. L’homme qui a fait cela ne peut plus se trouver qu’en Russie ; il serait bien curieux à connaître : il doit sentir et imaginer comme un moine du XVe siècle. Si son œuvre s’égarait dans quelque vente de bibliophile, des amateurs la couvriraient d’or, la prenant pour une relique du passé.

L’orfèvrerie me servira de transition pour passer aux arts industriels. Faut-il la placer en-deçà ou au-delà de cette limite arbitraire ? C’est bien relatif : personne n’a jamais eu l’idée d’accoler le mot industriel aux travaux d’un Cellini ; toutes proportions gardées, j’ai conscience de l’appliquer à ceux de M. Ovtchinnikof. Nous sommes ici devant la manifestation d’art la plus vivace et la plus originale du goût russe. Leurs orfèvres avaient depuis longtemps une réputation européenne ; après l’exposition de Moscou, ils peuvent se dire sans rivaux, de l’aveu unanime des étrangers. Cette supériorité tient en partie aux lois si puissantes de l’offre et de la demande. Dans ce pays, où les autres artistes ont à lutter contre mille difficultés, tout conspire au succès de l’argentier ; sans parler de la pieuse munificence qui enrichit sans cesse les trésors des églises, toutes les habitudes de la vie russe réclament son concours ; les marques d’attention du souverain, les témoignages de dévoûment que lui retournent ses sujets, l’esprit corporatif, les jubilés après un certain nombre d’années de service, les anniversaires, tout se traduit en Russie par un échange continuel d’objets d’art d’un grand prix, dont on laisse l’invention à la fantaisie de l’artiste. Vous n’ouvrirez pas un journal sans y lire que telle assemblée de province a voté quelques milliers de roubles pour offrir à l’empereur une coupe, un plat en mémoire de tel événement ; qu’un régiment a fait de même pour son colonel, les bourgeois d’une ville pour quelque personnage. Ce sont les habitudes de la vie monarchique et municipale au moyen âge : on sait comme elles stimulèrent les argentiers d’autrefois. Je ne doute pas que, dans les mêmes conditions, nos artistes parisiens ne fissent des merveilles ; mais, sauf quelques surtouts de table, que leur demande-t-on ? Combien d’amateurs viennent leur donner carte blanche pour imaginer un objet d’art pur, sans préoccupations utilitaires ? Je n’ai jamais lu dans la gazette qu’un conseil municipal ait voté 25,000 fr. pour offrir un plat d’argent à M. le président de la république. — Cette année, les grands orfèvres de Moscou sont sur les dents ; les commandes se sont multipliées en prévision du couronnement ; on peut les admirer dans les vitrines de MM. Sazikof, Chliébnikof, dans celle de M. Ovtcninnikof, qui tient la tête par la fertilité de l’invention et la perfection du travail. Voici des plats curieusement ciselés, représentant des scènes de l’histoire nationale, des aiguières, des samovars à la panse renflée surmontés d’animaux archaïques ; sur l’argent mat courent des cordons d’inscriptions en lettres slavonnes, qui jouent dans l’ornementation russe le même rôle que les sentences koufiques dans l’ornementation arabe. Le style national, qui trahit la grande architecture, est parfaitement approprié au travail des métaux précieux, avec ses élémens raccourcis, ses lignes raides, son bariolage de couleurs. On sait quelle place tient dans l’orfèvrerie moscovite l’emploi des émaux mariés à l’or ou à l’argent mat. Le danger de cette décoration est dans le ton criard que donne parfois cette accumulation de losanges verts, rouges et bleus. M. Ovtchinnikof a trouvé un outremer très pâle, d’un effet charmant dans les rainures d’un service d’argent. Ce même artiste a voulu se signalera l’exposition par une conquête plus importante ; il a ressuscité le procédé byzantin des émaux cloisonnés appliqués à la figure humaine. Jusqu’ici, sur les pièces émaillées, on se contentait de peindre les figures ; l’orfèvre de Moscou nous présente un évangéliaire avec le Christ en croix et les douze apôtres, reproduits en cloisonné. Les nervures d’or figurent les côtes, les saillies des muscles et des os ; la pâte rose simule la chair. Le résultat n’est pas encore parfait, mais le procédé est acquis, M. Ovtchinnikof a dérobé un autre secret aux Japonais ; il expose deux pots d’un bel émail rouge avec des applications de feuillages en argent ; l’ombre portée par ces feuillages est naturellement obtenue sur l’émail par un artifice de cuisson. Je n’en finirais pas d’énumérer les trouvailles et les élégances accumulées dans cette salle, les nielles délicates, imitées du Caucase et bien perfectionnées, les nimbes d’icones en gemmes et émaux copiés sur le diadème d’une tsarine du XVIIe siècle, les couvertures de missels où le filigrane de vermeil et les réseaux de perles enlacent élégamment des fleurs d’émail blanc. Il faut se borner et terminer en admirant la pièce de résistance de l’exposition, le monument symbolique de la libération des Bulgares, toujours chez M. Ovtchinnikof. Ce monument, d’un mètre de haut, représente un cavalier abritant une jeune fille dans les plis du drapeau sur un socle de marbre rouge ; par une heureuse invention, on a rompu la monotonie du socle en faisant courir sur les plinthes deux soldats. Bulgare et Monténégrin. Ces deux figurines sont exécutées avec une hardiesse et un sentiment de vie dignes de la renaissance. J’ai plaisir à constater qu’elles ont été modelées par un de nos compatriotes, M. Lanseret, le même qui a renouvelé ici le bronze d’art avec ses groupes de chevaux kosaks et de bachi-bozouks si naturels, si mouvementés. Ce jeune artiste fait autant d’honneur à sa patrie d’origine qu’au pays où il travaille.

Je vais être injuste et ne donner que quelques lignes à l’art industriel et décoratif, m’étant laissé trop entraîner par son grand frère. Il mériterait mieux. Nulle part la transformation n’a été plus rapide et plus complète en Russie. Il y a peu d’années, quand ce pays voulait fabriquer lui-même, il empruntait les modèles ou les dessinateurs à l’étranger. Aujourd’hui, il pourrait prêter aux autres. Il n’est que juste de nommer les grandes écoles auxquelles ce résultat est dû. C’est, à Moscou, l’école Strogonof ; à Saint-Pétersbourg, l’école de dessin généreusement fondée par le baron Stiegliz, qui vient d’ouvrir et qui compte déjà des centaines d’élèves ; l’école de la société d’encouragement, qui a dépassé le chiffre de mille élèves en quelques années. Un lettré et un artiste, un homme de bien, M. Gregorovitch, s’est voué à cette dernière avec toutes les forces de son intelligence ; il a obtenu ces succès rapides par la seule vertu de l’initiative privée et sans aide officielle, phénomène rare en Russie. Enfin, les grandes compagnies de chemins de fer se font un devoir d’entretenir chacune une école de dessin pour leur personnel. Un esprit très large dirige l’enseignement, on va chercher les modèles un peu partout, en France, en Allemagne, à Kensington, en Orient. Dans ces conditions, il est presque impossible qu’une vocation sérieuse ne trouve pas où se développer. Tous ces établissemens ont leur exposition particulière à Moscou ; on voit ce qui existait, il y a dix ans, des essais gauches, sans goût, sans style, et ce à quoi l’on est arrivé aujourd’hui : un dessin habile, inventif, l’accommodation du style russe aux besoins de l’orfèvrerie, de la ferronnerie, de la céramique, de l’ameublement, des impressions sur tissus. C’est de là que sortent les cartons élégans qui ont permis aux étoffes imprimées de faire si bonne figure à l’exposition. Des procédés nouveaux sont en honneur ; ainsi la gravure par la pointe rouge, sur une planche de bois qui emprunte à l’action du feu de beaux tons fauves. On obtient de la sorte des panneaux de meubles d’un caractère très artistique. À vrai dire, ce procédé ne répond guère aux exigences de l’industrie, il est surtout entre les mains d’amateurs qui en tirent un grand parti. Voilà un de ces panneaux, représentant une paysanne et ses enfans ; avec des moyens si restreints, l’artiste nous rend l’illusion des différens bois du mobilier, sapin ou bouleau, il fait ressortir les tons respectifs des broderies et des linges, donne de l’expression aux figures. Il y a bien de l’esprit et de la finesse dans la main qui a conduit ce trait. — Une génération de dessinateurs est formée ; la génération qui vient donnera sans doute des ouvriers pour travailler sur ces modèles, dans toutes les industries encore retardées, l’ameublement, la verrerie, la céramique. Cette dernière commence à se répandre en dehors de la fabrique impériale, fondée par Catherine sur le plan de notre manufacture de Sèvres. M. Maslianikof expose des faïences très soignées, des barbotines, des flambés ; il est parvenu à reproduire un trépied de Gouttière, avec les guirlandes et les mascarons, tout cela par tâtonnemens, par intuition. C’est un ancien paysan qui s’est épris de son métier ; M. Ovtchinnikof, l’habile orfèvre, est parti du même point. Ceci est caractéristique ; les vraies trouvailles d’art, aux grandes époques, ne sont pas sorties d’une fabrique patentée, elles sont nées d’efforts individuels, obscurs : Palissy et tant d’autres ont tâtonné comme les chercheurs russes et vivaient dans un milieu social identique. — Je dois pourtant finir par une critique ; une des plus nobles industries, celle du livre, est de cinquante ans en arrière sur les autres ; on traite avec trop de sans-façon le premier des produits du travail. Sauf le caractère d’impression, généralement bon, tout est déplorable dans le livre russe : le papier, le rapport entre la justification et la marge, le brochage, la reliure. Quand vous avez lu vingt pages d’un volume broché, il ne vous reste entre les mains qu’un amas de feuilles volantes. Les éditions des classiques, de Pouchkine, de Gogol, ne sont pas assemblées avec plus de respect qu’un vulgaire prospectus ; si on les confie au relieur, il vous rend un grossier cartonnage, gaufré dans un goût barbare. Le livre russe, relativement fort cher, devrait prendre exemple sur la belle et solide librairie anglaise.

J’ai fait part de mes impressions au lecteur en toute sincérité ; à lui de tirer les conclusions. Il a vu quelle puissance de travail et quelle métamorphose l’exposition de Moscou nous révèle. Dans les choses d’art, il a vu une classe nouvellement arrivée à « l’intelligence, » comme on dit en Russie, chercher avec ardeur un peu de tous côtés, mais surtout dans la tradition nationale, l’expression d’un idéal très confus. Tous ces esprits sont en marche vers un but qu’ils pressentent et ne voient pas ; nulle part ils ne l’ont atteint, sur quelques points isolés ils en approchent. En tout cas, celui-là se ferait une grande illusion, qui, regardant une seule face de la vie sociale, croirait ce peuple ralenti, paralysé, las de vivre ; sous les orages des hautes régions, auxquelles la masse est plus indifférente qu’on ne pense, la vie continue, crée, transforme. L’éternelle inquiétude de l’art tourmente beaucoup de ces âmes neuves, les pousse à des efforts aventureux, puérils et grossiers quelquefois. Il est grossier aussi, et de mine chétive, le sable qui emplit cette manne, rapportée des fleuves de Sibérie par les laveurs d’or ; quand on l’aura tamisé et affiné, quand il aura passé dans la fournaise et sous le laminoir, il en sortira un lingot d’or vierge. Tel dédaigne cette poignée de limon qui admire un bijou de chrysocale luisant et séduisant ; le temps passe sur le bijou, il vous laisse aux doigts une once de cuivre sans valeur. Tâchons de deviner et de préférer le sable de Sibérie.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. L’usage a consacré ce contre sens des premiers voyageurs français, qui ont traduit à la légère l’appellation russe de kitaï gorod ; en réalité, elle signifie « la ville des fascines. »
  2. Cette lacune tient à la constitution même de musée impérial, à l’esprit qui présida à sa formation, comme on le verra plus loin, elle n’est pas imputable à l’homme de goût et de savoir qui dirige actuellement l’Ermitage : je lui offre ici mes remercîmens pour une aide qui m’a été bien souvent précieuse dans mes recherches.