Critique de la Tour
Gombault & Singier (p. 56-59).


CRITIQUE DE LA TOUR


Malgré l’intérêt qui s’attachait à ce monument, que n’ont pas dit, que n’ont pas imaginé les critiques ? Les uns criaient à la tour de Babel, les autres annonçaient des troubles dans l’état climatérique de Grenelle et même de Paris. La Tour construite répond elle-même à ces objections.

Mais il est une question que nous voulons traiter spécialement, c’est celle qui a trait à la valeur artistique de l’œuvre.

La plupart des architectes qui ont concouru pour le plan de l’Exposition, ont été gênés, nous dit-on, par cette immense pyramide qui écrase de sa masse tous les monuments d’alentour et particulièrement les bâtiments prévus pour l’Exposition : on lui reproche de manquer de cachet artistique : on la considère dans l’ordre architectural comme une création sans goût, sans art, sans élégance, une œuvre barbare, un monstre enfin.

Il est certain que l’œil, accoutumé à envisager les monuments dans le cadre étroit des constructions de pierre, ne saurait s’habituer tout d’un coup aux proportions gigantesques de la Tour Eiffel et que sa comparaison immédiate avec nos palais étonne et choque ; mais c’est là certainement un rayon d’optique, une éducation de l’œil à faire.

N’est-ce pas de l’art que l’application de la Science acquise par l’homme et de la puissance dont il dispose à la réalisation d’une conception quelconque ? et dès lors quelle œuvre plus artistique que la Tour Eiffel dont les lignes ont été arrêtées par le calcul c’est-à-dire par la loi de progression géométrique !

En fait d’architecture, l’art est la caractéristique d’une époque, d’un mouvement ou d’une génération dans l’esprit humain ; il marque les étapes et les évolutions successives de l’humanité ; procédant des grossiers tumulus en terre, il passe aux dolmens, aux pyramides, aux obélisques, pour arriver au Parthénon, au Colisée, puis à la Renaissance et à nos constructions modernes.

Or, qui sait si les prodigieux remueurs de pierres, qui ont élevé les pyramides, n’auraient pas souri de pitié à la vue des projets du Parthénon d’Athènes ! Si les artistes incomparables qui on conçu cette merveille des merveilles, n’auraient pas à leur tour critiqué l’art Gothique ? Si le cerveau puissant et inconnu dans lequel a germé Notre-Dame de Paris, n’aurait pas traité de fou l’architecte de la colonnade du Louvre ?

Qui peut nier aujourd’hui qu’une révolution s’opère dans les procédés de bâtir ?

La pierre et la brique, seuls éléments des constructions de l’Antiquité, cèdent de plus en plus le pas au métal. Le fer fondu ou forgé, épousant toutes les formes, offrant la plus grande résistance sous le moindre volume, tend à se substituer aux anciens matériaux de construction.

Est-il étonnant, dès lors, que les ingénieurs, qui assistent à cette révolution et qui la propagent, éprouvent le besoin d’élever un monument impérissable qui atteste cette transformation, qui en reste comme le témoin indestructible ; n’obéissent-ils pas plutôt à ce sentiment inné de l’art qui a donné naissance aux Pyramides, au Parthénon, à Notre-de-Dame de Paris, à Saint-Pierre de Rome, à la colonnade du Louvre ?

D’ailleurs, au moment où une crise terrible pèse sur notre industrie métallurgique, où nos ouvriers sont sans travail, pourrions-nous hésiter ? Ce monument de fer, dont la dépense sera facilement couverte, donnera pour quatre ou cinq millions de travaux à notre industrie nationale ?

Enfin, à qui veut-on faire entendre que M. Eiffel, ingénieur, n’a pas le sentiment de l’art aussi développé que les honorables auteurs de la protestation.

À qui veut-on faire dire que les grands ponts du Douro et de Garabit construits par M. Eiffel, et qui font passer des locomotives à des hauteurs vertigineuses que les aigles seuls peuvent atteindre, présentent un cachet artistique moins complet, une réalisation moins grande que le Pont-Neuf par exemple, ce type des ponts solides… à la condition qu’on aille pas lui draguer maladroitement sous les pieds !

Heureusement les protestations sont désarmées le succès de la tour s’affirme chaque jour. Aujourd’hui M. Eiffel a cause gagnée. Son monument ne déparera pas Paris, il lui donnera un attrait de plus, il contribuera à lui maintenir son titre de grande capitale du monde.

Mais encore, si réellement la vue de cette pyramide gigantesque fait tache au milieu du grand Paris, du Paris monumental dont tous nous sommes fiers à égal titre, alors on la déboulonnera pour la transporter ailleurs, au rond-point de Courbevoie, par exemple, emplacement auquel elle était réellement destinée et là, faisant suite aux monuments du vieux Paris, dégagée au milieu d’un terrain libre et non couvert de constructions, elle attendra patiemment que les générations qui viendront après nous s’habituant à sa masse, se fassent à ses proportions extraordinaires et la considèrent comme toute naturelle.

Alors on pourra disposer autour de ce monument gigantesque de grandes avenues, dont l’avenue de la Grande-Armée sera l’amorce, et qui rayonneront autour de l’Arc de Triomphe.

Paris comptera un monument de plus, et un monument qui marquera véritablement une époque, celle du triomphe définitif du fer et de l’acier sur les anciens matériaux de construction, sur la pierre et sur la brique.


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