L’Expansion française à l’étranger - Écrivains français en Hollande au XVIIe siècle

L’EXPANSION FRANÇAISE À L’ÉTRANGER

ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE
PENDANT LA DEUXIÈME MOITIÉ DU XVIIe SIÈCLE

L’un des plus beaux sujets qui puissent s’offrir à un historien français, est l’étude de la diffusion de notre civilisation à travers le monde. Ce n’est pas qu’elle n’offre à l’amour-propre national que des motifs de satisfaction. Notre émigration, — mettez à part les deux moments de la Révocation de l’Édit de Nantes et de la Révolution, — n’a jamais été considérable ; et dans tous les pays d’outre-mer, y compris parfois nos propres colonies, l’élément français ne compte guère.

Mais le personnel que nous avons fourni à l’étranger ne doit pas être évalué seulement au point de vue de la quantité : le point de vue de la qualité n’a pas moins d’importance. Et, de ce côté-là, nous nous relevons sensiblement. La difficulté est que la quantité se constate facilement, tandis que la qualité, à ce qu’il semble, ne se mesure pas.

Un professeur américain, il y a quelques années, a trouvé un moyen ingénieux de la faire apparaître. Les statistiques de l’émigration aux États-Unis nous placent à peu près au dernier rang des nations européennes. Par le nombre, nous ne comptons pas dans la formation de ce grand peuple. Mais en établissant à l’aide de la Biographie Nationale la liste des hommes qui ont, à un titre quelconque, marqué leur passage dans l’histoire des États-Unis, le professeur Rosengarten s’est aperçu que, après l’élément anglo-saxon, l’élément français était celui qui avait le plus fourni. Il se plaçait sensiblement avant l’élément allemand dont importance numérique est tellement plus considérable.

Méthode très approximative sans doute, et un peu simpliste, mais dont le résultat ne saurait être contesté.

Par une tout autre méthode, c’est encore le problème de la qualité que résout M. Gustave Cohen, — un grand blessé de Vauquois, — ancien professeur à l’Université d’Amsterdam, professeur à la Faculté des Lettres de Strasbourg, dans un excellent ouvrage intitulé : Écrivains Français en Hollande dans la première moitié du XVIIe siècle[1]. Laissant de côté la pénétration de la langue française en Hollande par les relations commerciales et par l’enseignement pratique des maîtres d’école, — sujet étudié magistralement par MM. Salverda de Grave et Ferdinand Brunot, et sur lequel M. Riemens a récemment apporté une importante contribution, — ne s’inquiétant pas de rechercher combien nous avons envoyé en Hollande d’artisans, de cuisiniers, de coiffeurs ou de modistes, M. Gustave Cohen n’a regardé que l’élite intellectuelle. Il s’est demandé ce que la France a donné ou prêté aux Provinces Unies d’étudiants d’Université, de poètes, d’érudits, de penseurs de tout ordre. Son premier volume nous conduit au milieu du XVIIe siècle ; le deuxième nous mènera jusqu’à la Révocation : espérons qu’il ne nous le fera pas attendre trop longtemps.

Le sujet était plein de difficultés : l’histoire littéraire se déroule ici en marge de la littérature. Un seul chef-d’œuvre dans le champ de la recherche : le Discours de la Méthode. Assez peu d’œuvres secondaires ; plus de latin que de français. Des lettres, quelques fragments de mémoires, de journaux, d’albums ou de carnets. Surtout des documents d’archives, registres d’état civil ou d’Université, pièces d’administration, contrats, etc. : plus de néerlandais que de français. Peu à peu, d’une multitude de petits faits et d’indices incomplets, patiemment recueillis, rapprochés ingénieusement, prolongés par des inductions prudentes et subtiles, l’image claire de tout un passé disparu a surgi. Beau travail de restauration archéologique où l’immense savoir de l’érudit a été fécondé par une imagination d’artiste, où la hardiesse enthousiaste de l’artiste a été réglée par la méthode scrupuleuse de la critique : travail bien français et qui fait honneur à la science française, où toutes les facultés humaines, faculté poétique, goût, sensibilité, sont disciplinées, et non éliminées, par la forte spécialisation.

La matière de M. Cohen se distribuait elle-même en trois tableaux. Un de nos poêles s’enrôle dans les armées du prince d’Orange ; les régiments français au service de la Hollande défilent devant nous : premier tableau. Des érudits, des étudiants de chez nous affluent à l’Université de Leyde ; le pays latin de Hollande se découvre à nos yeux : second tableau. Un gentilhomme français, le sieur Du Perron, — Descartes, — soldat d’abord dans l’armée du prince Maurice, puis immatriculé dans deux ou trois universités de Hollande, fait de ce pays l’asile de sa pensée solitaire, destinée à renouveler le monde des idées. C’est le troisième tableau, suite et synthèse des deux autres.

Dans les deux premiers tableaux, les individus servent à faire connaître la vie collective, militaire et civile. Dans le troisième, tout se ramène à l’individu qui occupe toute la scène par le droit du génie.

J’ai dit tout à l’heure que la matière s’organisait d’elle-même. Ne me croyez pas tout à fait. Un livre ne se compose tout seul que dans l’esprit qui possède l’ordre ; et c’est un mérite de M. Cohen d’avoir trouvé son plan dans la nature de son sujet.


I

Des relations séculaires, commerciales et féodales, entre la France et les provinces septentrionales des Pays-Bas ; la renommée militaire du Taciturne et du prince Maurice ; le lien de la religion calviniste ; l’Édit de Nantes et la paix de Vervins qui, mettant fin à la guerre civile et à la guerre étrangère, laissent sans moyens d’existence des milliers de gentilshommes et de soldats : de tout cela se forme le courant qui, vers la fin du XVIe siècle, porte la jeune noblesse protestante de France et une foule d’aventuriers, — parfois même des catholiques, qui n’avaient d’industrie que la guerre et pour qui partout l’Espagnol était l’ennemi, — à venir se mettre au service des Provinces-Unies.

Les États formèrent des régiments anglais, écossais, allemands, français. Auxiliaires précieux pour ces fils des Gueux qui continuaient la lutte héroïque contre l’immense monarchie espagnole pour la défense du sol et la liberté de conscience ; précieux aussi pour ces marchands avisés qui, payant des bras étrangers pour les besognes nécessaires et improductives de la guerre, réservaient les forces vives de la nation pour l’activité qui crée la richesse, et voyaient d’ailleurs rentrer dans leur bourse l’argent que les soudards dépensaient dans le pays.

C’est une histoire épique que celle des régiments français. Le premier est formé en 1599 par Odet de la Noue, fils du fameux capitaine huguenot : 2 000 hommes répartis en dix compagnies. Les volontaires affluent si bien qu’à la mort du successeur de La Noue, — Henri de Coligny, sieur de Châtillon, petit-fils de l’amiral et neveu du Taciturne, — le régiment est dédoublé. Les nouveaux colonels sont Guillaume de Hallot, sieur de Dommarville, le lieutenant-colonel du premier régiment, et Léonidas de Béthune, un cousin de Sully.

Rude vie, rude guerre, rudes gens.

Nous pouvons imaginer ces héros d’autrefois d’après le règlement militaire et d’après un Traité hollandais du maniement d’armes ; les voici, casque en tête ou feutre à larges bords, avec un haut panache blanc ou rouge, fraise au cou ou ample collet, cuirasse devant et derrière, avec l’écharpe blanche ou multicolore en sautoir. Les piquiers ont la pique de dix-huit pieds ; les mousquetaires les lourds mousquets à balles de dix à la livre, et la fourchette où l’on appuie l’arme pour tirer ; les arquebusiers ont l’arquebuse qui porte balles de vingt à la livre. — Les piquiers protègent arquebusiers et mousquetaires pendant qu’ils rechargent leurs armes : la baïonnette n’est pas encore inventée. — Les régiments marchent au son des tambours et des trompettes, précédés d’immenses enseignes aux plis lourds.

Ces héros sont magnifiques, et pas commodes. Ils aiment le vin, le jeu, les femmes. Ils sont prompts à dégainer, surtout quand ils ont un peu bu. Ils dégainent contre les Anglais du régiment de Vère, contre les bourgeois, entre camarades. Ce ne sont que rixes et duels. Malheur aux officiers qui s’interposent ! Ils tuent un colonel ; ils blessent deux capitaines. Les brelans, les cabarets, les mauvais lieux les voient plus souvent que le prêche.

Bons huguenots d’ailleurs, à la morale près, et qui, s’ils ne vivent pas selon la loi de Christ, sauront mourir pour son Évangile dont l’Espagnol, serviteur de l’idolâtrie romaine,, menace le règne.

On ne vit pas vieux, à l’ordinaire, dans les régiments français. Colonels et officiers ne durent pas longtemps. Un boulet emporte la tête de M. de Châtillon en 1601, au siège d’Ostende. Léonidas de Béthune est tué en 1603, en essayant d’arrêter, une rixe de soldats. Dommarville tombe en 1605 à Mulheim.

Tués aussi, en peu de temps, autour d’Ostende et à Nieuport, les capitaines Cormières, La Simardière et Marescot ; au siège de Rhinberc, le lieutenant de la compagnie Pomarède ; au siège de Grave le capitaine Fulgous, le lieutenant de la compagnie Hallard, les capitaines du Hamelet, Montmartin et La Gravelle ; au siège d’Ostende, les capitaines Sarocques et Montesquieu de Rocques : là disparait aussi, par blessure ou maladie, le capitaine Robert de Schelandre.

Ces pertes d’officiers laissent deviner que les compagnies fondent vite. Au siège de Grave, du 4 août au 21 septembre 1602, Schelandre perd 45 hommes sur 105 ; la compagnie Dupuy laisse par terre, avec son capitaine, la moitié de son effectif : et des 173 hommes de la compagnie colonelle du régiment Dommarville, il reste 39, moins du quart. Dans la défense d’Ostende, les pertes sont telles que les quatre compagnies françaises, qui doivent être relevées, sont retenues au front avec les troupes de relève.

Parmi les noms de tous ces officiers tombés au champ d’honneur, — noms bien français, picards, normands, poitevins, gascons, provençaux, — il y en a un, familier plus que tous les autres aux lettrés, mais, malgré cela, d’étrange figure, et qui n’est pas de chez nous : c’est celui du capitaine Schelandre. Ce Schelandre, — Xelandre, Chalander, Schalander, comme l’appellent les documents, Robert de Schelandre, comme il signe, — était en effet le petit-fils du vieux reitre Jehan Thin von Schelnders, voisin batailleur et pillard des évêques de Verdun, et le fils de Robert de Thin, seigneur de Schelandre, gouverneur de Jametz, qu’il défendit héroïquement contre le duc de Lorraine : par ce Robert, la race allemande des Schelnders entre dans la famille française, cœur et nom. Robert, fils, aîné de Jean, a pour fils aîné le second Robert dont nous suivons assez bien la carrière. Ancien page du roi Henri IV, inscrit dès 1599 sur les registres de La Haye, il commande à 113 piquiers et mousquetaires. Après la bataille de Nieuport, on lui donne la compagnie Marescot dont le chef vient d’être tué ; blessé d’une balle de mousquet à la poitrine au siège de Bois-le-Duc, en garnison à Berg-op-Zoom pour sa convalescence, il prend part au siège de Grave, et il amène sa compagnie à Ostende que les Espagnols assiègent. C’est là qu’en 1603 la compagnie de « feu Schelandre » est donnée à son lieutenant La Caze.

Il est donc mort en pleine jeunesse. Et c’est dommage, vraiment dommage. Et qu’il s’appelle Robert, non pas Jean. Car ces deux faits malencontreux défendent à M. Gustave Cohen de reconnaître dans le capitaine du régiment Dommarville le poète de Tyr et Sidon, de cette tragédie de sang muée ensuite par son auteur en une tragi-comédie pittoresque, qui est sous ses deux formes l’une des œuvres les plus intéressantes du théâtre français avant Corneille. Quelle joie c’eût été pour un érudit de remplir les lacunes de la biographie de l’écrivain par les états de service du capitaine !

Mais la réalité ne s’ordonne pas pour la beauté de l’histoire ni le plaisir de l’historien.

Jean de Schelandre, le poète, est simplement le cadet de Robert. Il a servi aussi en Hollande, où il est venu rejoindre son frère en 1600, au sortir de l’Université de Heidelberg. Comme il ne fut sans doute que soldat ou lieutenant, les documents sont muets sur lui, à moins qu’il ne faille le reconnaître dans ce Salander cuirassier de la compagnie Villebon^ que nous nomme un document de 1609.

Mais si les documents se taisent du cadet, sa poésie parle : son poème sur la Bataille de Nieuport, surtout son Ode Pindarique sur le voyage fait par l’armée des États de Hollande l’an 1602 et sur la prise de Grave, sont d’une exactitude historique et topographique que M. Cohen a fort bien mise en lumière, et qui révèle le soldat.

On pourrait se demander en quoi il importe à la littérature française que ce poète provincial ait fait la guerre aux Pays-Bas plutôt qu’en Italie, et sous le prince Maurice plutôt que sous Rohan.

C’est que, malgré les mœurs soldatesques, il y avait tout de même une atmosphère, un esprit dans les troupes des États. Comme il y en aura dans l’armée de Rochambeau, en Amérique. La cause était celle de l’indépendance d’un peuple et de la liberté religieuse. Un grand souffle traversait-parfois ces âmes d’aventuriers. On le sent passer çà et là dans les rudes vers de Schelandre.

Mais, de plus, la poésie gagne à ce que le poète ne demeure pas dans son cabinet, et respire un autre air que celui des chapelles et des coteries : mieux valut pour Schelandre courir fortune avec les régiments Dommarville ou Béthune que de guerroyer de la plume à Paris dans une « brigade » poétique. De cette vie d’action sortiront dans son œuvre des notes réalistes par où Schelandre se logera en assez belle place dans la robuste et savoureuse littérature qui entoure Malherbe et précède Corneille.

Ce ne sera pas rhétorique, ni copie d’un ancien, ce sera expérience vécue, image exacte de ses compagnons, — et peut-être de ce que lui-même, à un moment, avait été, — quand plus tard il fera, dans sa Stuartide, la peinture des soldats de fortune.

…Ils sont de par le monde envoyés,
Prodiguement aux guerres employés,
Et, la plupart, lardés de coups d’épées,
Embalafrés, bras ou jambes coupées ;

L’Orme, des Champs, la Planche, du Noyer,
Le Jonc, du Lac, le Sable, du Vivier,
La Fleur, du Pré, des Jardins, la Verdure,
Sont tous leurs noms ; leur surnom : L’AVENTURE !

Leur surnom, L’AVENTURE ! Est-ce que Rostand n’eût pas envié au vieux poète cette soudaine envolée lyrique du couplet réaliste ?

Et n’est-ce pas le « poilu » du XVIIe siècle qu’on entend grogner dans la tragi-comédie de 1628, quand le sergent « La Ruine » se plaint de sa vie de misère et de ses chefs :

C’est un meschant mestier d’estre pauvre soldat.
Le service est pour nous. Messieurs les Capitaines
En ont la récompense au despens de nos peines ;
Et, pour paroistre en mine, ils nous rendent tous gueux,
Combien qu’aux bons effets nous paroissions plus qu’eux.

S’ils tombent quand et nous en disette importune,
Ou si d’une desroute ils craignent l’infortune,
Ces panaches flottans, ces veaux d’or, ces mignons,
Pour estre plus au seür, nous nomment compagnons ;
Vous croiriez, à leur dire, et mesme les plus chiches,
Qu’au sortir du combat ils nous feront tous riches ;
Qu’en pères des soldats, partageans le butin,
Nos piques nous seront des aulnes à satin.
Mais, si tost qu’ils ont veu l’occasion passée,
La libéralité leur sort de la pensée.
Si nous sommes vainqueurs, l’honneur en est à tous ;
Mais le fruit du travail n’en revient point à nous :
Le gain remonte aux chefs, la risque estant finie,
Qui, sur nostre pillage, usans de tyrannie,
La poule, sans crier, des bons hostes plumans,
Ne nous laissent jouyr que des quatre elemens.
Si nous sommes battus, chaqu’un lesche sa playe,
Et tel doit au barbier deux fois plus que sa paye,
Qui, le soir de sa monstre, à peine aura de quoy
Nourrir en sa personne un serviteur du roy.
Jamais nostre bon temps n’arrive qu’en cachettes,
Car nostre bien public sont des coups de fourchettes ;
De fatigues sans fin nous portons le fardeau,
À peine ayans le saoul de mauvais pain et d’eau.
Cependant ces messieurs veulent que, pour leur plaire,
Nous ayons l’œil gaillard, l’armure toujours claire,
Desrouillans nostre fer et dehors et dedans,
Cependant que le jeusne enrouille tout nos dents.
Il est vrai que souvent nous faisons la desbauche
D’un demy tour à droite, un demy tour à gauche,
Dançant par entre-las des bransles différents,
Pour serrer et doubler nos files et nos rangs ;
Si bien qu’à regarder nos jambes sans nos trongnes,
Un passant nous prendroit pour un balet d’yvrongnes.
Aussi sommes-nous saouls jusqu’à nous en fascher,
J’entends saouls de marcher, affamez de mascher :
Car, quant à l’appétit, rarement il nous quitte,
Estant d’autant plus grand que la solde est petite.
Enfin, lorsqu’un de nous en sa poste est campé,
S’il dort, c’est d’estre las, non d’avoir trop soupé…


Voilà la vie qu’on mène dans les régiments français au service des États. La voilà vue d’en bas, sans panache et sans « bourrage de crâne. » C’est la Hollande qui a fourni à la poésie française ces deux morceaux d’art réaliste.

Enfin si l’on veut se représenter de quelle conséquence il fut pour la France que tant de ses enfants s’en allassent apprendre la guerre sous le prince Maurice, songez que Turenne, qui fut sept ou huit ans capitaine au régiment de Maisonneuve, sortit de cette école, et que Descartes y passa. Ces deux noms en disent assez.


II


Le registre de l’Université de Leyde, à la date du 8 mai 1615, porte deux inscriptions d’étudiants qui viennent de France.

May VIII. Joannes Lodovicus Balzatius, Sanctonensis, studiosus
jurisprudentiæ. Annorum XX. Bij Lowys de Moije.
Theophilus Viarius, Vasco, studiosus medicinæ. Annor. XXV.

Bij d’selve, vicinum R. V. Dni Joh. Polyandri.

Ainsi Jean-Louis de Balzac, Saintongeois, âgé de vingt ans, s’inscrit comme étudiant en droit, et Théophile de Viau, âgé de vingt-cinq ans, comme étudiant en médecine : ils sont logés tous les deux chez Louis de Moije, tout près du professeur Polyander. L’un est protestant, l’autre est catholique.

Pourquoi, comment sont-ils venus ?

Est-ce le pur attrait de la science qui les amène à Leyde ? Songez qu’ils paraissent avoir connu le professeur Baudius, mort en 1613, — qu’en 1613 les comédiens de Valeran le Comte donnent des représentations à Leyde, — que Théophile, il nous l’a dit, a été un temps le poète aux gages de la troupe, — qu’un certain Tristan l’Hermite est signalé dans un document hollandais comme s’étant fait voler des soieries, à Amsterdam, par une drôlesse, un soir qu’il était ivre (ce qui serait mis facilement d’accord avec un passage du Page disgracié) : si l’on rapproche tous ces faits, on voit se dessiner une jolie scène de Roman comique. Le troupe nomade tire après elle son auteur Théophile, et deux amis ; amis du poète, du théâtre, des comédiennes, ou de l’aventure ? ou de tout cela à la fois ? Et justement on rencontre Tristan échappé d’Angleterre. L’amusant canevas pour un Gautier ou un Banville !

Toujours est-il qu’en 1615, le Saintongeois et le Gascon, authentiquement cette fois, se retrouvent seuls à Leyde, et n’ayant sans doute rien de mieux à faire, se font étudiants : Balzac pour le Droit, en futur orateur qui exploitera les grands thèmes juridiques et politiques ; Théophile, pour la Médecine, en libertin curieux des secrets de Nature.

Ils n’étaient pas les premiers, ils ne furent pas les derniers à fréquenter l’illustre Université.

En effet, pendant que le goût des batailles recrutait les régiments français du prince Maurice, le prestige de la science faisait venir à Leyde, de tous les points de la France, des professeurs et des étudiants.

On raconte que lorsque le Taciturne offrit à la ville de Leyde, en récompense d’une héroïque défense, le choix entre l’exemption d’impôts et la fondation d’une Université, les bourgeois optèrent pour l’Université. Ce n’est pas mal pour un pays qui, selon Saumaise, adore « le démon de l’or couronné de tabac et assis sur un trône de fromage. » Ces marchands s’inclinent devant l’esprit, et payent la science. La Réforme leur a appris à respecter la doctrine, et leurs imprimeurs leur ont révélé qu’un livre n’est pas une marchandise tout à fait de même ordre qu’une pièce de drap ou un baril de harengs.

L’Université, installée en 1675 au couvent de Sainte-Barbe, et presque aussitôt à l’église des Béguines voilées, trouve six ans après son établissement définitif au cloître des Dames Blanches, derrière lequel, jusqu’au fossé de la ville, ou Blanc Fossé, s’étend le vaste Hortus, le Jardin Botanique. Dans la vieille église de briques aux longues fenêtres ogivales se voient encore les amphithéâtres avec leurs vastes cheminées et leurs solives apparentes : le Groot Auditorium réservé à la théologie ; le Klein Auditorium où habitait le Droit ; la salle voûtée du bas où la philosophie cherchait la lumière, et la salle actuelle du Sénat où professaient les médecins. On voit dans l’Aula la chaire de bois sculpté où s’asseyaient les nouveaux professeurs pour leur leçon inaugurale. Ces salles et ces murs sont tout pleins de passé : on y sent fortement la continuité de la civilisation, et à quel point la culture d’aujourd’hui plonge ses racines dans la culture du passé.

En France, chez Molière, on rit des noms en us : noms de pédants qui évoquent des faces grotesques. Hors de France, on n’est pas tenté de rire, quand, en y regardant de près, sous beaucoup de ces noms, Donaeus, Junius, Clusius, Baudius, etc… on retrouve de bons noms de France, et des figures sérieuses ou fines de savants français, qui nous découvrent la grande part qu’eut de 1575 à 1650 notre pays dans la prospérité et le prestige de l’Université hollandaise.

Les deux premiers professeurs nommés furent deux théologiens de chez nous, Louis Cappel, Parisien, et Guillaume Feugueray, de Rouen.

Puis à côté de Douza, Juste Lipse, Heinsius, Vossius, et de tant de Hollandais et de Belges qui illustrèrent l’Université de Leyde, vinrent s’asseoir dans les chaires magistrales des théologiens comme Lambert Daneau de Beaugency, Saravia de Hesdin, l’Artésien Trelcat, le Berrichon du Jon, Basting de Calais, le Normand Pierre Dumoulin, Polyander de Metz, André Rivet de Saint-Maixent ; des juristes comme Hugues Doneau de Chalon-sur-Saône, Dominique Le Baudier de Lille ; des logiciens comme Duban d’Autun et Jean Botté de Granville ; des professeurs d’éloquence ou de langue française, comme l’ex-jésuite, Pierre Jarrige, l’ex-comédien Antoine de La Barre, et le Lyonnais Pierre Lamôle ; enfin le fameux botaniste Charles de l’Écluse, d’Arras, et ces deux savants universels, l’incomparable Joseph-Juste Scaliger, d’Agen, et l’illustre Bourguignon Claude Saumaise. La gloire et l’influence intellectuelles de Leyde sont françaises pour une bonne part.

Ce n’était pas toujours une mince affaire que de faire venir de France un savant renommé : les traités de Westphalie et de Nimègue ne se sont pas menés à bout plus facilement que l’acquisition de Scaliger, de Rivet ou de Saumaise par l’Université de Leyde.

On expédiait au grand homme un ambassadeur chargé de traiter la négociation. Il était porteur de lettres des bourgmestres de la ville et curateurs de l’Université qui contenaient les propositions ; d’autres lettres des mêmes curateurs et bourgmestres, et même parfois des États ou du prince Maurice, au roi de France, ou à Louise de Coligny, ou à la duchesse de la Trémoïlle, ou aux principaux protecteurs et amis du savant qu’il s’agissait de décider. L’envoyé cheminait lentement, péniblement, dangereusement ; coûteusement aussi. Il faisait les offres. Sur un premier refus, nouvelles offres, nouveaux intermédiaires, nouvelles et plus magnifiques promesses : un ambassadeur français, à La Haye, n’ose-t-il pas garantir à Scaliger que « le chauffage qui se prend sous terre, qui sont les tourbes, n’a rien qui puisse offenser les plus délicates personnes, soit en odeur, soit en vapeur ? » Parfois, c’est un consistoire ou un synode qui ne veut pas lâcher son ministre : il a besoin de sa doctrine et s’honore de sa gloire. Ou bien c’est la femme du savant, en bonne bourgeoise de chez nous, qui craint les voyages et les pays étrangers. Elle fait des scènes à son mari : qu’il parte seul s’il veut. Elle aime mieux mourir que d’aller vivre en Hollande. Elle en tombera malade, ou bien, qui sait ? dans l’inconduite ou l’impiété. Mademoiselle Rivet était aussi incapable de choir dans l’inconduite que dans l’impiété. Son mari parti, elle mourut.

Ou bien, après dix-huit mois, deux ans de marchandages, l’affaire allait se conclure, quand de France, pour retenir l’homme illustre dont l’insistance de l’étranger faisait comprendre la valeur, surgissaient les offres d’un synode, ou bien d’un prince qui faisait briller l’espoir d’une pension, ou de l’éducation de son fils.

Enfin la place se rendait. Tous les honneurs lui étaient accordés : c’est-à-dire gros traitement, grosses indemnités de route et de logement, au besoin promesse d’un rang ou d’un siège distingué dans les cérémonies de l’Université. Il n’y avait plus qu’à partir. Lentement, après que meubles et livres étaient emballés, lorsqu’il n’y avait plus ni fièvre ni colique ni grossesse de femme pour le retarder, le savant se mettait en route, avec sa famille, et parfois avec quelques jeunes gens qu’il instruisait. Il allait s’embarquer à Dieppe, ou dans un autre port, d’où, à travers l’incommodité et le péril de la mer, à travers la menace des corsaires de Dunkerque, parfois à travers les glaces, et arrêté par elles, il atteignait Rotterdam. Là, quand on arrivait sans être annoncé, c’étaient tous les risques du débarquement et du voyage à travers un pays inconnu, dont on ne sait pas la langue, et où l’on n’a que son latin pour se débrouiller. C’était l’aventure qui arriva une fois à Saumaise, d’aller, sous une pluie diluvienne, abriter la vertu de Mme Saumaise, et les jeunes ans de sa « petite, » dans un méchant cabaret, qui se trouva être un mauvais lieu, ou de cheminer à tâtons, sans lanterne et sans guide, par une nuit d’hiver, d’un bout à l’autre d’une grande ville, pour trouver son gîte.

Mais, quand on était annoncé, ou dès qu’on était reconnu, tout était honneur et joie. Banquet à La Haye, banquet à Leyde. Messieurs les bourgmestres et curateurs font un peu la grimace devant la note. Mais ils payent. Et ils font vraiment bien les choses : ils les font d’une manière qui fait honneur à ces marchands, par l’estime qu’elle marque de la science.

Non seulement, la moyenne des traitements étant de six cents florins, Scaliger et Saumaise en reçoivent deux mille, sans parler de divers autres avantages appréciables ; mais on ne leur impose aucune obligation. Ils ne feront pas de cours. On ne leur demande que d’être là, de se livrer à leurs travaux, de décorer la ville et l’Université par leur présence et leurs ouvrages. Quel exemple pour nos républiques athéniennes !

Effort plus méritoire ! ces calvinistes ont recherché Saumaise autant que Scaliger. Et Saumaise est catholique.

Avec les maîtres, toute une jeunesse afflue à Leyde, des protestants surtout, mais aussi des catholiques. Il en vient de l’Ouest surtout, mais aussi de toutes nos provinces. Les registres, incomplets, donnent pourtant l’idée du mouvement des étudiants : la courbe s’élève ou s’abaisse suivant les temps. En 1592, apparaissent les premières hirondelles : quatre étudiants français s’inscrivent. En 1593, ils sont 39 : Scaliger arrive. En 1621, on monte à 49 ; Rivet vient d’inaugurer son enseignement. On redescend à 16 ; mais en 1632, Saumaise ayant débarqué, on remonte à 23 ou 27.

Parmi les noms de ces étudiants, Rochelais, Saintongeois, Poitevins, Normands, Parisiens, etc. que de noms inscrits déjà dans notre histoire, ou qui s’y inscriront aux XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles, et même au XXe !

Le futur évêque La Roche-Posay, deux Montgomery, deux Coligny, un La Trémoïlle, un Polignac : voilà la France féodale. Un de Gourgues, de Bordeaux, un Duplessis-Mornay nous ramènent vers Montaigne et Henri IV. Et voici des lumières de notre XVIIe siècle : lumières de l’hérésie, Amyraut, Daillé, Pierre Dumoulin ; lumières de l’érudition et des belles-lettres : Samuel Bochart, Priolo, Perrot d’Ablancourt, Sorbière, Moysant de Brieux. N’oublions pas Balzac et Théophile, ni surtout Descartes. Une partie de la France pensante doit quelque chose à Leyde.

Notons enfin un Jacques Clemenceau, Poitevin, et plaçons-le à côté de la première femme de Lambert Daneau, Claude Péguy, Orléanaise. Clemenceau ! Péguy ! On soupçonne, en lisant ces deux noms, dans quelles lointaines profondeurs de la vie nationale, à travers combien de générations, se sont préparées les énergies dont nous avons vu l’éclat se manifester sous nos yeux. On comprend ce que contiennent de signification concrète ces mots abstraits et ternes : « Nous sommes une nation qui a un passé. »

Les mœurs des étudiants n’étaient pas exemplaires. On a beau être étudiant en théologie, voire fils de pasteur, on a vingt ans ; on a des camarades ; le sang, l’exemple entraînent.

L’étudiant paisible se loge chez un professeur ou dans une famille : Cubicula locanda, voilà l’annonce qui se lit sur beaucoup de maisons. La plupart vivent en groupes dans les pensions de famille, ou à l’auberge. À l’auberge surtout, plus libre, plus amusante, où journellement la vie ménage des rencontres imprévues.

La taverne, les dés, les femmes, les rixes entre eux ou avec le guet et les bourgeois, tiennent une grande place dans l’existence des étudiants. Leur turbulence ne diffère pas en nature, mais en degré seulement, de celle des soldats. Il faut leur interdire les duels, et le port de l’épée. La « Porte du Ciel, » le « Lion combattant » sont aussi illustres qu’à Paris la « Pomme de Pin » ou le « Mouton blanc. » Le Pedel, — bedeau ou appariteur, — est un personnage important de l’Université, qui vend honnêtement des livres, quand il s’appelle Louis Elzévier : mais quand le métier est fait par un certain Bailly, il se charge de conduire les novices et les timides, masqués parfois, aux tripots et aux maisons mal famées.

Cette jeunesse universitaire ajoute à ces divertissements un peu vulgaires le « palle malle, » et surtout le théâtre : elle joue des pièces de Sénèque, d’Aristophane, d’Euripide ; un jour, en 1594, une pièce française, l’Abraham sacrifiant, de Théodore de Bèze.

Elle pratique aussi, de temps à autre, comme occupation propre à sa condition, diverses manifestations généralement bruyantes, diurnes ou nocturnes, dans les amphithéâtres et dans les rues : longs roulements de pieds sur les gradins de bois, pierres jetées contre les portes des bourgmestres, bris de carreaux au collège des théologiens, insultes à la femme du professeur Bertius, et tapage au cours du dit professeur ; ou même, un certain jour, envoi de plusieurs bourgeois, la tête, en bas, dans les eaux d’un canal. Ainsi s’attestait à Leyde la vivacité de la jeunesse intelligente.

Nos Français n’étaient les derniers à aucun de ces jeux. Balzac et Théophile y prirent leur part.

Ils apprirent à boire. Théophile affirme qu’il ne but jamais trop : « cette débauche opiniâtre qui est ordinaire dans les Pays-Bas, » avec toutes les suites qu’ont fidèlement enregistrées les peintres hollandais, déplut à ce Gascon qui préférait l’ivresse de l’esprit. Surtout, il haïssait la façon de boire du pays. « Tous ces messieurs des Pays-Bas ont tant de règles et de cérémonies à s’enivrer que la discipline m’en rebute autant que l’excès. » N’est-il pas le poète qui a écrit : « La règle me déplaît ? » Au cabaret et dans les vers, il veut que sa fantaisie soit souveraine.

Quand ils se brouillèrent à Leyde pour la vie, s’il est vrai que Balzac vola (ou ne paya point) son logeur, et en fut bâtonné, que Théophile tira l’épée pour son camarade trop poltron, l’en méprisa et le trouva ingrat, est-ce que toutes ces scènes ne rentrent pas encore dans le train de la vie d’étudiant qui se menait alors ?

Toute la débauche n’était pas du côté de la jeunesse, tout le sérieux du côté des maîtres. Il y avait des étudiants rangés qui travaillaient. Il y en avait beaucoup. Réciproquement, il y eut des professeurs peu exemplaires. Il y en eut quelques-uns.

Dès la troisième année, il fallut congédier l’Allemand Reineker pour grossièreté et ivrognerie. Il avait, n’étant pas de sang-froid, montré, — que le lecteur me pardonne, — son derrière à son hôtesse en proférant des mots qu’on ne peut répéter. L’helléniste Vulcanius, ou de Smet, — un Belge, — était « féru de dez et de boisson. » Hélas ! notre compatriote, Le Baudier, de Lille, était « infesté » de créanciers et menait une vie scandaleuse. On finit par lui interdire l’entrée de la salle du Sénat. C’est lui, qui, festonnant d’un bord à l’autre de la Breestraat (ou rue Large), répondait à quelqu’un qui lui demandait où il allait : Eo per viam latam ad Portam Cœli : « Je vais par la voie large à la porte du Ciel, » qui est, comme on sait, la porte étroite ; et qui était aussi la taverne bien connue. En ce temps de solides études, les jambes du professeur pouvaient fléchir sous le vin ; son latin, jamais.

Mais pour quelques paillards, ivrognes ou joueurs, qui firent honte à l’Alma mater, que de figures graves ! que de vies austères ! que de désintéressements qui s’ignoraient ! que de vertus, un peu criardes ou épineuses parfois, mais souvent candides, inoffensives et silencieuses ! que d’existences écoulées dans l’étude, toutes enfermées entre la bibliothèque, les amphithéâtres et le prêche, sans autre débauche qu’une heure passée de temps à autre à faire assaut d’érudition et de malice avec quatre ou cinq philologues de bonne race, chez le grand Scaliger ou l’illustre Saumaise.

Scaliger vécut seize ans à Liége, corrigeant ses anciens travaux, en publiant de nouveaux, bataillant contre les Jésuites Scioppius et del Rio, échangeant avec des collègues des vers grecs ou latins, ou s’entretenant avec son terrible accent gascon, en latin et en français, avec l’Écluse, Le Baudier, Raphelengius, de Smet, Heinsius et autres savants, lisant surtout, et consumant sur les livres ses nuits et ses yeux : attristé parfois et découragé, quand il mesurait sa vaste science au prix de l’infinité de la science à faire, et se prenant alors à dire que le courtisan qui s’avance, ou le marchand qui gagne, étaient dans le vrai. Mais il continuait néanmoins de « bêcher sa vigne, » entouré de livres et de manuscrits grecs, latins, hébreux, syriaques, chaldaïques, éthiopiens : quelle langue ne savait-il pas ?

Les gens de la ville rencontraient parfois ce maigre vieillard, au nez impérial, à la barbe blanchissante, le long du canal bordé d’arbres qui, de sa maison du Rapenbourg, le menait à l’église wallonne où il entendait le sermon. On le saluait avec respect : c’était la science, c’était l’esprit qui passait.

De ce respect, un curieux témoignage subsiste encore. L’enseigne d’une très ancienne auberge près de Harlem nous montre un personnage vêtu en savant du XVIe siècle, qui porte une longue échelle. Au-dessous, la légende : « De Geleerde man. » Calembour intraduisible : l’expression signifie à la fois le savant et l’homme à l’échelle. Un érudit hollandais a déchiffré récemment le rébus séculaire. Qui donc est à la fois porteur d’échelle et savant, sinon le descendant des della Scala, Joseph-Juste Scaliger ? Or, un document atteste que l’illustre érudit séjourna réellement à la fin de l’année 1595 dans l’auberge de Reyer Simonsz, alors auberge de la Cigogne. Devenir enseigne d’hôtellerie, c’est une immortalité, plus large que celle des Académies, et que peu de savants ont connue.

Saumaise passa vingt ans à Leyde. Il n’y fut pas très heureux. Il ne portait pas le bonheur en lui. Le climat lui déplaisait, et les gens, ces « ventres de bière. » Jalousies de collègues, querelles de préséance et de place, toute sorte de piqûres d’épingles lui gâtèrent la vie. Mlle Saumaise y aida, qui ne voulait pas être appelée « Mademoiselle, » comme toutes les femmes de professeurs, mais « Madame, » en femme de gentilhomme.

Surtout, il y avait à, Leyde l’ennemi, le rival, le seul qui pût disputer à Saumaise la royauté dans la cité des érudits : Heinsius. Les haines de savants du vieux temps n’étaient pas silencieuses. Ils s’injurièrent en héros d’Homère, et enrichissaient à tour de rôle les libraires de leurs invectives in-quarto. Il fallut que les curateurs s’entremissent pour leur faire jurer de ne plus rien publier l’un contre l’autre.

Saumaise est toujours grognon, réclame ceci ou cela, demande des congés, prolonge ses absences, fait valoir les offres magnifiques qu’on lui fait en France de la part du Roi ou du Prince de Condé, pour le retenir. Les curateurs sont d’une patience angélique. Honneurs, argent, ils lui accordent tout : ils ne se plaignent que de son absence, et ils s’excusent presque tendrement de le faire. Le Prince d’Orange leur écrit de ne laisser partir à aucun prix un aussi grand personnage.

Content ou mécontent, Saumaise finissait par rester ou revenir. Il travaillait. L’armée romaine, le prêt à intérêt, les perruques, la défense du roi Charles Ier, la primauté du Pape, à quel sujet n’était-il pas égal ? Ses publications payaient en gloire la Ville et l’Université qui l’avaient acquis. Sa personne était une de leurs parures, une curiosité qui attirait les étrangers.

Sorbière nous le peint, dans sa chambre, le dimanche soir, devant un grand feu clair, assis au coin de la cheminée, entouré de quinze ou vingt visiteurs de marque, écoutant d’abord, et peu bavard, puis peu à peu laissant déborder son savoir : pendant qu’à l’autre coin, Mlle Saumaise, la fine commère bourguignonne, guette l’occasion de décocher quelque mot piquant à l’un des assistants, et prétend que personne ne se retire sans avoir été lardé.

Qu’un gentilhomme le mette sur le propos de la chasse : Saumaise, « si mal à cheval, » et qui sans doute n’a jamais suivi les chiens, sait tout ce qu’on peut dire sur la vénerie, tout ce qui en a été écrit. C’est bien le même prodigieux érudit qui, traitant du tissage d’après les auteurs anciens, ne s’avisa pas qu’il pouvait voir à Leyde des tisserands et des métiers. Un siècle après que Ponocrates conduisait Gargantua chez les artisans ! Que le progrès, en toute chose, est lent !

Ni le ciel, ni la terre, ni les gens ne retenaient Saumaise en Hollande : qu’est-ce donc qui l’y fixa et l’emporta sur « la douceur de la patrie ? »

Deux choses : sa « pension payée à point nommé, tous les trois mois un quartier, » régularité inconnue en France.

Et puis, et surtout, le bien que chercha, que trouva Descartes en Hollande : la liberté. J’y reviendrai plus loin.


III


M. Gustave Cohen se défend du soupçon d’avoir eu la prétention de nous parler de la philosophie cartésienne. Il n’a voulu être que le continuateur de Baillet, et d’Adam et Tannery, — les auteurs de cette admirable édition des Œuvres complètes et de la biographie si fouillée qui la termine. Ce qui est merveilleux, ce n’est pas tant qu’il se soit si bien servi de ses récents devanciers qui lui avaient dérobé à l’avance de si belles découvertes : c’est qu’il ait trouvé à leur ajouter tant de particularités intéressantes, à commencer par le contrat d’édition du Discours de la Méthode. En suivant Descartes dans ses résidences successives, dans tous les lieux où il a seulement passé, en s’efforçant de retrouver toutes les personnes de toute condition et de toute nation qu’il a fréquentées ou rencontrées, en rapprochant de ses écrits et de ses lettres tous les documents de toute nature où se trouvent son nom ou sa signature, ce n’est pas seulement la vie extérieure du philosophe que M. Gustave Cohen a reconstituée : des faits extérieurs, sa fine induction, son amour et son sens de la vie, son tempérament d’artiste moderne l’ont conduit à l’homme, à sa vie intérieure. Dans l’élection d’un logis, il approche Descartes, comme Balzac exprimait Balthazar Claës dans la description d’une vieille maison flamande.

Cette figure de Descartes, jusqu’ici si fermée, si mystérieuse, si indéchiffrable, ne nous devient certes pas transparente et limpide ; mais, tout de même, M. Cohen l’a traversée de quelques rayons de lumière. Descartes : ce nom était pour nous l’étiquette d’une doctrine, le symbole de quelques positions abstraites de la pensée. Il évoquera maintenant des habitudes de vie, des façons de sentir, un individu moral. René Descartes, sieur du Perron, gentilhomme tourangeau, existe : nous pouvons presque le coudoyer.

Je ne puis suivre M. Cohen dans tout le détail minutieux où la figure incolore et énigmatique du philosophe s’éclaire peu à peu. Je laisse au lecteur le plaisir d’assister, dans le livre, à cette « animation » progressive.

Je laisse aussi de côté les traits déjà connus de la physionomie : le dévouement du penseur à son œuvre, qui lui fait fuir toutes les servitudes, jusqu’à celles des relations mondaines et de l’amitié, et lui fait goûter dans Amsterdam la « solitude des grandes villes ; » son empressement à déférer aux décisions de Rome, jusqu’à supprimer son traité du Monde ; le soin qu’il a de ne pas mettre son nom au Discours de la Méthode, sachant bien que le lecteur l’y mettra, mais ne voulant point offrir à des juges possibles un aveu signé de lui. Cette prudence perpétuelle, où il ne faut pas voir seulement le désir, humain après tout et honnête, de ne point s’exposer à des souffrances évitables, mais où il entre aussi une volonté très élevée de n’être point entravé dans les démarches de son génie et de faire son œuvre jusqu’au bout, cette prudence ne serait-elle pas également encouragée par le fait que Descartes, né quatre ans seulement après la mort de Montaigne, tient à la liberté du for intérieur et ne consent à personne le droit de la restreindre, mais qu’il n’est pas aussi assuré que nous le sommes trois cents ans après lui, d’un droit naturel de publier sa pensée en dépit de toute autorité religieuse ou civile ?

Je m’arrêterai de préférence à quelques traits qui, sans avoir été totalement inaperçus, ne sont pas ressortis avec la même netteté dans les biographies antérieures.

Le sentiment a eu une plus large part qu’on ne croit communément dans la vie intérieure de Descartes. Il est touchant de bonté, de complaisance, de patience, à l’égard des gens qui le servent. Ce Ferrier qui lui taillait des verres d’optique, ce Gillot, qu’il eut pour domestique, il en fait ses élèves, ses amis, ses camarades, ses « frères : » le mot vient sous sa plume. Aucune morgue, chez lui, de gentilhomme ou de bourgeois. Il reconnaît même à ces humbles une dignité, un droit à la susceptibilité, un droit même, jusqu’à un certain point, d’avoir mauvais caractère, tout comme s’ils étaient « bien nés. » Dans cette attitude humaine, on sent moins de philosophie réfléchie que de spontanéité naïve.

Quelle valeur eut pour Descartes le « divertissement » d’où naquit la petite Francine ? Je n’oserais trop dire : Descartes connut l’amour. Il connut la femme, une femme : voilà ce qui est sûr. C’était une fille d’auberge, Héléna Janz. Faut-il parler à ce propos de « vie sentimentale ? » Ne prit-il pas cette simple fille parce que l’amour d’une servante fait perdre moins de temps que l’amour d’une belle dame ? Les savants et les penseurs ont parfois de ces méthodes abrégées pour se débarrasser des sollicitations de la nature.

Les textes sont muets. Rien ne nous oblige d’y ajouter ni roman, ni drame. Nous n’avons droit de supposer que juste ce qu’il faut d’idylle pour que le 19 juillet 1635 apparaisse Francine.

Descartes avait connu la mère à Amsterdam où sans doute elle faisait son ménage, chez Thomas Sergeant, dans la Westerkerstraet. Lorsqu’elle fut grosse, il l’éloigna. Il la plaça à Deventer, où elle accoucha. Il ne publia pas sa paternité ; il ne la cacha pas tout à fait. Comme il ne mit pas son nom à la Méthode, il ne se laissa nommer ni Descartes, ni sieur du Perron, sur l’acte de baptême de Francine : il se fit désigner par son prénom et celui de son père, René fils de Joachim. Le ministre devait savoir qui il était. Ainsi il évite le scandale, et il fait son devoir.

En 1637, il cherche à remettre l’enfant, comme sa nièce, aux soins de son hôtesse, à qui il veut en même temps donner la mère comme servante. J’aime à croire qu’Héléna Janz, en effet, n’était plus alors pour lui qu’une servante.

Il s’occupe ensuite d’envoyer la petite en France, chez une dame du Tronchet, sa parente, pour recevoir une éducation convenable et catholique.

Francine mourut de la scarlatine en 1640. Descartes pleura sa fille avec « tendresse, » dit Baillet. Mais la douleur n’interrompit pas son travail. La direction de sa vie ne paraît pas avoir été un instant déviée.

Quant à la mère, il n’en sera plus question. On ne peut dire ce que fut Héléna Janz, ni ce qu’elle mit d’elle dans cette aventure. Était-ce une tendre ingénue qui aima ? Une plantureuse servante de Jordaens que le sang travaillait ? Une vaniteuse que l’amour d’un gentilhomme flatta ? Une maligne qui saisit l’occasion d’améliorer sa position ? Une bonne fille qui se laissa aller sans calcul raffiné et sans émoi extraordinaire ? Chacun croira ce qui plaira à sa fantaisie. En réalité, Héléna Janz nous échappe tout à fait. Nous ignorons tout autant les dispositions intérieures de Descartes dans ce court épisode de sa vie.

Je n’y vois assez clairement qu’une chose : une simplicité franche de procédé, et, pour tout dire, une humanité, qui avaient leur prix en ce temps-là, et qui ne l’ont pas perdu du nôtre. Également éloigné du cynisme et de l’hypocrisie, de la dureté aristocratique, de l’attendrissement humanitaire et du romantisme tapageur, Descartes fait ce qu’il doit faire selon sa position, et selon le monde où il vit. Sans s’oublier, sans se sacrifier, il fait entrer la mère et l’enfant tranquillement dans le plan de sa vie. J’aime cette manière sobre et grise, qui tient compte de tout, et n’outre rien.

Descartes, dit-on, confia plus tard à Chanut, en termes dévots, que Dieu lui avait fait la grâce de ne plus retomber dans de semblables engagements. Fut-ce scrupule de chrétien, ou sagesse de philosophe ? J’imagine que l’intérêt de sa méditation aida efficacement l’effort de sa piété.

Mais, pour remplacer l’amour charnel, Descartes ne connut-il pas l’amour platonique ? M. Gustave Cohen, en poète, le voudrait. Il soupçonne que Descartes et la princesse Élisabeth, dans leur commerce philosophique, glissèrent insensiblement vers quelque chose qui était ou qui contenait l’amour. Amour intellectuel, amitié amoureuse : je n’aime point ces mots. Ils colorent les deux figures d’une teinte romanesque et fade. Assurément il n’est pas physiquement impossible qu’un philosophe de quarante-cinq ans, qui vit chastement, se laisse émouvoir par une jeune fille de vingt-quatre ans, qui a le teint vif, les yeux bruns, les dents belles, même si elle est princesse, et même si elle a le nez rouge. Il n’est pas psychologiquement impossible qu’une jeune princesse, même fière, prenne un plaisir de femme à troubler un philosophe un peu défraichi, même pour n’en rien faire, et uniquement pour se persuader que ce vilain nez rouge n’anéantit pas tous ses charmes. Des possibilités, c’est assez pour Corneille et pour Stendhal : le plus modeste érudit a besoin d’autre chose.

Quelque complaisance que j’apporte à éplucher les textes, à donner de l’accent aux expressions, à lire entre les lignes, je ne trouve entre l’intelligente Allemande et notre Descartes qu’une parfaite communion dans le goût des idées et de la vérité, de l’estime réciproque, enfin de l’amitié ; une vraie, solide, virile amitié ; mais une amitié tout court.

Si la princesse parle à Descartes de sa santé et de ses affaires, si Descartes répond avec simplicité, disant ses observations, ses expériences, et mené par cette voie jusqu’à des confidences qui n’appartiennent plus au commerce d’idées, loin de prouver l’amour, cet abandon de tous les deux me paraît l’exclure. Le beau propos d’amoureuse, de confesser un beau jour qu’elle croit avoir la gale ! Diagnostic erroné d’ailleurs. N’oublions pas que le philosophe, — sans diplôme, — se croit un médecin, et est tenu au secret professionnel.

Tous les deux sont loin de leur pays, exilés ; l’une par la violence, l’autre par sa volonté. Ils n’ont guère d’amis à qui se fier. Chacun est avec l’autre en sécurité parfaite : est-il étonnant qu’ils s’ouvrent parfois ? Le besoin de se confier est un besoin humain, même chez un philosophe. Pour conclure, encore ici, aux couleurs de rose je préfère des teintes plus sérieuses, feuille-morte, si vous voulez.

Plus d’un lecteur hésitera sans doute à s’imaginer un Descartes mystique. Pourtant il le faut. Descartes fréquente les Rose-Croix ; il est lié avec plusieurs d’entre eux, Wassenaer, Van Hogelande. Il a des songes auxquels il donne des sens symboliques, et dont il reçoit des encouragements pour la direction de sa pensée.

Une nuit, il en eut trois de suite, qu’il crut venir d’en haut. Il se vit marchant dans les rues, emporté par un tourbillon qui le faisait pirouetter sur le pied gauche, et le jetait dans la cour d’un collège où une personne lui dit d’aller trouver M. N. qui lui remettrait quelque chose. Ce lui parut être un melon, signifiant « les charmes de la solitude. » Le second songe lui fit entendre un coup de tonnerre aigu à la suite duquel sa chambre fut remplie d’étincelles. Dans le troisième, il vit, sur sa table, un livre qui était un dictionnaire, et un autre livre qui était un Corpus poetarum latinorum, où un homme inconnu lui faisait lire une pièce de vers ; c’était « l’esprit de vérité », qui lui ouvrait « le trésor de toutes les sciences par ce songe. » Voilà Descartes tout près de la bonne femme qui va consulter sa commère sur ses rêves de la nuit.

Il y a aussi du mysticisme dans le catholicisme de Descartes. Car il est catholique, il veut l’être. À Franeker et ailleurs, il fixe sa résidence là où il y a une église de sa religion, pour y suivre le culte. Que valait cette exactitude pratique ? dévotion ? prudence ? Qui le saura ?

Certes, Descartes n’avait pas de fanatisme. Il se trouva fort bien de vivre parmi les protestants. Il en eut beaucoup pour amis. Il approuvait qu’ils restassent dans leur confession, lui dans la sienne. « J’ai la religion de ma nourrice, » disait-il. Que valait son orthodoxie ? Quelle importance attachait-il aux points de foi qui séparaient Genève de Rome ?

On peut se demander si, en son for intérieur, il ne se plaçait pas au-delà des dogmes qui établissent des frontières entre les Églises. Et c’est, si l’on veut, une attitude rationaliste.

Mais c’est également une attitude mystique. Il serait possible que Descartes eût pensé que la religion n’était pas l’affaire de la raison, et que la raison, en matière de religion, était de suivre la tradition et le sentiment. Il n’a peut-être pas vu de preuve claire qu’il fallût ici se comporter autrement que le peuple. De la science des théologiens, il ne faisait probablement pas grand cas ; mais il a pu croire aussi que la religion ne consistait pas dans la théologie. Qui sait s’il trouva une difficulté à réaliser l’idée de Perfection, qui était Dieu pour sa raison, tout à la fois dans le « Père qui est aux Cieux » des catholiques et des huguenots, dans le Jésus de sa nourrice, et dans le Christ d’Héléna Janz ? Jusqu’où allait-il dans cette voie ?

Pourtant, à certains moments, il se comporte simplement, nettement, en dévot catholique.

Sa fille Francine fut baptisée à l’église calviniste : il ne pouvait en être autrement. Mais elle est à peine sortie du premier âge, qu’il songe à l’envoyer en France chez une dame catholique, qui la nourrira dans la piété, à sa mode. Il tenait donc bien à la religion de sa nourrice ; il y tenait assez pour ne pas laisser à la petite la religion de sa mère.

Un jour, il fit un retour sur ses péchés et promit à la Sainte Vierge de se rendre en pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, « à pied, depuis Venise, si c’est la coutume et si c’est praticable, mais sinon, le plus dévotement qu’il se puisse faire. » Cette fois, pas de doute. La prudence, l’habitude indifférente ne peuvent plus ici s’alléguer. S’il pratiquait la religion de sa nourrice, il la pratiquait comme sa nourrice, de la même foi. Descartes ne fit pas le pèlerinage : il racheta sans doute son vœu. Mais il l’avait fait. C’est un rayon de lumière qui nous éclaire un moment l’énigme de ce caractère.

Ainsi le père du rationalisme moderne ne confond pas Rome et Genève, va à la messe, fait un vœu à la Sainte Vierge, croit aux songes, et se mêle, peut-être s’affilie aux Rose-Croix. Ce philosophe dévot et mystique n’étonnera que les gens qui se figurent un philosophe rationaliste sur le type d’une figure de géométrie ou d’une équation algébrique. Les rationalistes sont des hommes, des composés de chair et d’esprit, des tempéraments, des hérédités, des êtres qui sentent, qui souffrent, qui aiment, et qui ont mérité le nom de rationalistes parce qu’à travers toutes les secousses et les sollicitations de l’instinct, de la sensibilité et de l’imagination, ils ont essayé obstinément de préserver la liberté de leur raison et de bien appliquer quelques règles de méthode. Le rationalisme n’est pas une doctrine où il n’entre que du rationnel (y en eut-il jamais une ?), mais une doctrine où l’on tâche de bonne foi de faire entrer le plus de rationnel qu’on peut. Ce n’est pas un absolu fixe : c’est une tendance et un progrès.

Tel fut Descartes : un homme. Du fond mystérieux de l’activité physiologique inconsciente, montaient incessamment des suggestions et des représentations plus ou moins troubles ou obscures, qui, dans la lumière de la conscience, étaient ramenées par la raison au cours ordinaire de sa pensée. Il acceptait les phénomènes irrationnels qui lui étaient donnés en lui-même, il ne pouvait les nier ; et il s’en servait pour s’encourager à penser rationnellement. Le rationalisme triomphait encore dans cet usage du mysticisme.

Enfin, M. Gustave Cohen nous a offert un document psychologique sur Descartes, et un document précieux : le portrait de Franz Hals. Je ne parle pas de la toile bien connue du Louvre, mais d’une autre qui est à Copenhague, et que M. Cohen est le premier à faire connaître chez nous. Une figure ravagée, la perruque négligée, la bouche amère, des yeux lumineux et profonds : auprès de cette brusque et puissante ébauche, le portrait du Louvre paraît apaisé et presque élégant. Chez nous, c’est le chef-d’œuvre harmonieux, la perfection de l’art ; à Copenhague, l’ivresse devant le modèle, la vie arrachée à la nature, et fixée violemment sur la toile. Ce sont les Pensées à côté des Provinciales.

À ce propos, on ne saurait savoir trop de gré à M. Cohen d’avoir accompagné son ouvrage de cinquante-deux planches.

Ce ne sont pas des ornements, ce sont des documents ; tout colle au texte, l’illumine, ou le prolonge. Écritures, signatures, portraits des personnages dont le livre nous parle ; pages d’albums d’étudiants et contrat d’édition ; vues de sièges, de châteaux, d’universités : toutes ces reproductions nous rapprochent du passé, nous y font vivre, nous introduisent dans l’intimité des hommes et des choses. On ne connaît peut-être pas plus le sujet quand on a regardé les planches ; mais combien on le « sent » mieux ! Et tout de même, ici, sentir aide à comprendre.


IV


Ainsi le sang de nos soldats, l’esprit et la gloire de nos savants, la personne et le génie de Descartes : voilà le don de la France à la Hollande. Et la Hollande, qu’a-t-elle donné en retour ?

Un don inestimable, je l’ai dit plus haut, et qui payait tout : la liberté. La liberté sous toutes les formes : depuis la libération des servitudes familiales, sociales, mondaines, sans laquelle il n’y a pas de travail suivi, jusqu’à la sécurité de la personne, sans laquelle la liberté de l’esprit n’est qu’un mensonge.

La Hollande n’offrait pas seulement aux Français la jouissance de la liberté. Elle leur en donnait le spectacle ; elle les en enveloppait ; elle leur en inoculait le goût, l’habitude et le besoin ; elle faisait qu’on ne pouvait plus vivre sans elle, et que toute autre atmosphère paraissait irrespirable.

Tous s’accordent là-dessus : Schelandre et Balzac, Saumaise et Descartes. La Hollande est un pays qui a voulu être libre. C’est ce qui en fait l’asile des consciences et des esprits qui refusent de croire ou de penser au commandement.

M. Gustave Cohen éprouve comme un sentiment religieux à considérer ce caractère du pays.

« Il n’y a pas en Hollande de Colline inspirée, pour l’excellente raison qu’il n’y a pas de collines ; mais pourtant « il est des lieux où souffle l’esprit, » et la campagne qui s’étend de Leyde à la mer en contient au moins trois. Il n’est pas possible, quand on passe de l’un à l’autre, de ne point les rapprocher en pensée, plus encore qu’ils ne le sont dans la réalité : Endegeest, Rhijnburg, Warmond.

« Partez de Leyde, prenez la route qui va vers la mer ; au bout d’un quart d’heure, engagez-vous sous l’allée sombre des ormes, qui s’ouvre à votre gauche ; vous arriverez au château d’Endegeest : les arbres semblent s’y répéter les dialogues de notre Platon. Revenez sur la route, reprenez-la dans la direction de la mer ; après une demi-heure, vous serez à Rhijnburg, ce qui veut dire château sur le Rhin. Vous en chercherez un en vain, mais vous trouverez mieux. Tapie parmi les jardins, encadrée de fermes blanches et basses, à toit rouge et à volets verts, nullement différente d’elles, si ce n’est qu’elle est plus modeste et plus humble, vous trouverez une masure : c’est la maison de Spinoza. Ferme de Rhijnburg, petit château d’Endegeest, palais immenses dont la pensée des philosophes qui y logeaient reculait les murs jusqu’aux étoiles. Le Monde habite là.

« Or, si Spinoza a choisi Rhijnburg, c’est pour la même raison que Descartes a choisi Endegeest, c’est parce que, dans « ces fins de terre, » les pensées hétérodoxes fleurissent librement. Chassé d’Amsterdam par la Synagogue, Spinoza se met à l’ombre de ces illuminés qu’a visités Descartes, ces « Collegianten » qui sont aussi parmi les précurseurs de la pensée libre. Un des nôtres, un Français nommé Poiret, ira mourir à Rhijnburg, avec sa secte, en 1719.

« Ainsi de Warmond, troisième point de ce triangle mystique, et où un autre Français, bien illustre celui-là dans l’histoire des idées religieuses, le Père Quesnel, va s’éteindre à la même date, et repose encore en son cimetière d’exil. »

. . . . . . . . . . . . . . . . .

« Prenons le chemin des tombes. Que nos amis de Maestricht retrouvent celle de Saumaise, comme nous avons, dans l’église de Saint-Pierre, dégagé celle de notre immortel Scaliger.

« Que partout surgissent des pierres commémoratives ou, à leur défaut, que des pèlerinages littéraires s’organisent aux lieux que les nôtres ont illustrés, à Franeker, à Harderwijk, à Egmond, à Deventer, à Utrecht, dans lesquels vécut Descartes, à Amersfoort, qui est comme l’asile du Jansénisme français, à Amsterdam, où l’ombre de Descartes peut aussi rencontrer l’ombre de Spinoza, mais surtout à Leyde, dont nos étudiants ont oublié le chemin, et où ils furent jadis si nombreux que partout dans les rues retentissaient ou les « À Diu sias ! » ou les « Dieu vous conduise. »

« Entrez avec respect, non pas seulement dans l’église Saint-Pierre, où reposent Scaliger, Polyander, de l’Ecluse, près de Christian Huygens, ce qui est un symbole encore, mais dans le vieux cloître qui abrite l’Université. Songez que dans cette salle de philosophie fréquenta Guez de Balzac, et que dans un même amphithéâtre, on vit se pencher curieusement sur les cadavres et assister à la « Leçon d’Anatomie, » en 1615, le « libertin » Théophile, en 1637 le croyant Descartes. Voyez passer devant la loge du « Pedel, » ou bedeau, alors Louis Elzevier, moitié concierge, moitié libraire, la toge traînante de Doneau, la robe rouge à col d’hermine du petit vieillard à barbe blanche, Joseph-Juste Scaliger, « lumière de cette Université. »

Anabaptistes de Warmond, illuminés de Rhijnburg, jansénistes d’Amerfoort, qu’ont de commun ces mystiques avec Scaliger, Saumaise, l’Écluse, Descartes, Spinoza, avec les représentants de la science, de l’étude rationnelle ?

Ne sont-ce pas deux mondes incompatibles, éternellement en guerre ? Ils ont ceci de commun d’être également le domaine de l’esprit, d’exiger également la souveraineté, la liberté de l’esprit.

Mais, est-ce bien la vertu du sol qui destina la Hollande à être l’asile habituel de l’esprit ?

J’admire les pages émouvantes de M. Maurice Barrès.

« Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse (ou spirituelle)…

« D’où vient la puissance de ces lieux ?… »

« Illustres ou inconnus, oubliés ou à naître, de tels lieux nous entraînent, nous font admettre insensiblement un ordre de faits supérieurs à ceux où tourne à l’ordinaire notre vie… Il semble que chargées d’une mission spéciale, ces terres doivent intervenir d’une manière irrégulière et selon les circonstances, pour former des êtres supérieurs et favoriser les hautes idées morales. »

« Il y a des lieux où souffle l’esprit »…

Je m’avoue moins « naturaliste. »

Je ne nie pas la lente action de la terre, du climat, pour former et maintenir une race, c’est-à-dire une masse, une moyenne. Mais cette action n’a rien à voir avec l’inspiration des lieux prédestinés dont parle M. Maurice Barrès.

Il n’y a pas de lieux inspirés : il n’y a que des hommes inspirés. Domrémy n’avait pas de mission : la mission était en Jeanne d’Arc. Tout ce que Domrémy dit aujourd’hui à nos âmes, émane d’elle.

Le triangle spirituel de la Hollande, Endegeest, Rhijnburg, Warmond, ne s’explique pas par une propriété mystique de la terre. La Hollande, spirituellement comme économiquement et politiquement, est une création des Hollandais. Ce sont les Gueux qui ont donné une signification aux lieux où leur sang a coulé pour la liberté. Les Gueux ne sont pas des produits de la terre, comme les vaches de Cuyp, viande fabriquée dans les verts pâturages au bord des rivières lentes. Les Gueux sont des âmes.

Tout le matérialisme de la Hollande vient du sol : vie plantureuse, commerce actif, or et mangeaille. Toute sa spiritualité lui a été conférée par l’histoire. Et l’histoire, c’est l’homme. Les Gueux ont façonné cette terre pour des siècles, l’ont dressée à être la terre de la liberté, l’asile où Scaliger et Saumaise, Descartes et Spinoza, Poiret et Quesnel, toutes les têtes qui ne s’inclinent pas devant un ordre de croire ou une défense de savoir, viendront réfugier l’esprit. La beauté mystique de ces lieux est une beauté humaine.

D’ailleurs, pourquoi Paris, — le Paris de Corneille et le Paris de Racine, — n’était-il pas un de ces points spirituels ? Que manquait-il au terroir français, que le terroir d’Egmond ou d’Endegeest fournit à Descartes ? J’imagine que, si l’on eût ôté de notre sol quelques plantes insalubres, — qui s’appelaient arbitraire royal, fanatisme parlementaire, intolérance ecclésiastique, — le penseur n’eût pas trouvé l’air de Paris moins bon pour sa pensée que celui de Hollande. Avec les Gueux héroïques, c’est l’erreur des Français qui a sacré cette terre étrangère.

La France, où toujours souffla l’esprit, eut la prétention trop longtemps de lui interdire de souffler dans certaines directions. Voilà comment il fut bon pour elle, et pour le monde, qu’il y eût quelques terres basses au bord de la mer septentrionale où la pensée pût se dérouler selon sa loi intérieure, sans contrainte et sans péril. Des tracasseries, sans doute, mais pas de persécutions : juste ce qu’il fallait de fureurs pour exciter, pour obliger d’aller jusqu’au bout de l’idée ; pas assez pour la faire rentrer, la supprimer.

D’avoir donné Descartes à la Hollande, c’est nous qui lui redevons. Mais on ne peut s’empêcher de songer avec un peu de mélancolie, que trop souvent les hommes qui portèrent au dehors le génie et la culture de la France, furent des hommes qui n’y pouvaient plus vivre. Notre vie nationale s’appauvrissait de notre expansion à l’étranger. Notre patrie a-t-elle donc un charme trop puissant pour qu’on ne puisse s’en éloigner que jeté dehors ? Et faut-il que notre civilisation ne soit portée dans le monde que par des persécutés ? Des calvinistes au xvie et au XVIIe siècle, au xviiie des émigrés, et, les uns après les autres, les vaincus de toutes les Églises et de tous les partis, proscrits qui proscrivaient hier ou proscriront demain.

Souhaitons qu’à l’avenir, ce ne soit plus que par une surabondance de vitalité que la France donne ses fils et son âme aux nations de la terre, et que l’intense activité des échanges intellectuels n’ait, de notre côté, pour cause que la fermentation de toutes les forces internes de l’âme nationale.

Qu’il n’y ait plus un Français qui soit obligé de penser que « les lieux où souffle l’esprit » sont ailleurs qu’en France.

Alors, ce sera toute joie et tout gain, quand nous verrons dans quelque continent lointain les traces du passage du génie français.

Gustave Lanson.

  1. Edouard Champion, éditeur.