L’Exil de la Jeune-Irlande

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L’Exil de la Jeune-Irlande
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 889-930).
L'EXIL


DE


LA JEUNE-IRLANDE




Jail Journal, or five years in British Prisons, by John Mitchell, New-York 1854.





En l’année 1848, alors que tous les trônes tremblaient et que toutes les races s’agitaient, il y eut en Irlande une velléité de révolte sur-le-champ réprimée. Cette tentative révolutionnaire passa pour ainsi dire inaperçue. Nul ne s’inquiéta du sort de l’Irlande, nul n’eut une larme de pitié pour ces transportés, dont l’un était le descendant des anciens rois du Munster. Les catholiques eux-mêmes, le seul parti qui de notre temps ait montré pour l’Irlande de vives sympathies, ne s’émurent pas. Faut-il attribuer cette indifférence à l’état de confusion dans lequel l’Europe était plongée ? Sans doute les redoutables événemens qui s’accomplissaient alors pourraient suffire à expliquer cette distraction de l’esprit public. Malheureusement pour la triste terre des vertes collines, l’insouciance de l’Europe à son égard tient à des causes plus profondes. Ici et là seulement quelques individus élèvent la voix en sa faveur au milieu d’un public froid et affairé, qui écoute à peine le récit de ces misères sans nom, et cependant l’état de l’Irlande est une honte pour l’Angleterre, un scandale pour l’humanité. D’où vient donc cette indifférence ?

Elle a deux causes principales. En premier lieu, le voisinage de l’Angleterre fera toujours le plus grand tort à sa pauvre sœur Cendrillon, qui, les yeux pleins de larmes et fixés sur son foyer sans flammes, attend sans souper depuis des siècles l’arrivée du prince Charmant, qui doit l’élever à la dignité de reine ; mais, hélas ! le temps des princes féeriques est passé. — En second lieu, le caractère particulier de cette nation échappe au jugement des foules démocratiques et des multitudes vulgaires ; il ne peut intéresser que des individus d’une élévation morale suffisante pour comprendre encore certaines délicatesses qui s’en vont de jour en jour. Allez donc soumettre au jugement des masses les institutions monastiques, les livres mystiques, le dégagement des choses de la terre ! Eh bien ! le caractère celtique échappe, comme la vie monastique, comme la passion de l’idéal, comme la délicatesse des sentimens, au jugement du plus grand nombre. C’est là l’éternel honneur de la race celtique en même temps que sa ruine ; c’est là ce qui la rend à la fois inférieure et supérieure au reste de l’humanité. On peut dire de cette race qu’elle est ici-bas dans une fausse situation. Placée entre le souvenir et l’espérance, elle ne retrouvera jamais ce qu’elle regrette, elle ne conquerra jamais ce qu’elle ambitionne.

Si l’oppresseur de l’Irlande était l’Autriche ou la Russie, il n’y aurait pas assez d’invectives, assez de colère pour dénoncer l’injustice et la cruauté du tyran. Malheureusement l’oppresseur de l’Irlande, c’est l’Angleterre, l’Angleterre protestante, constitutionnelle, libérale, industrielle et marchande, le type le plus accompli des nations modernes, le modèle de la civilisation du XIXe siècle. Comment les hommes de notre temps prendraient-ils parti pour l’Irlande ? A-t-elle inventé les machines à tisser, les chemins de fer, les bateaux à vapeur ? De quelle invention, de quel service l’Europe lui est-elle redevable ? Ainsi raisonnent les marchands, les industriels, les économistes, race cosmopolite aujourd’hui très nombreuse, et qui sanctionnerait les injustices les plus notoires pour quelques aunes de coton et quelques quintaux de houille. — l’Irlande peut-elle nous donner, disent de leur côté les politiques, un gouvernement plus intelligent, mieux pondéré que le gouvernement anglais ? A-t-elle un autre idéal de gouvernement que le clan celtique, le pouvoir d’une aristocratie à demi sauvage tempéré par le pouvoir religieux du prêtre, deux puissances auxquelles toutes les nations ont renoncé, et qui ne peuvent plus régir une société compliquée comme la nôtre ? — Ainsi raisonne la partie influente, opulente, éclairée, oisive, de la société européenne à l’égard de l’Irlande. Abandonnés de ces classes toutes puissantes, les Irlandais peuvent-ils compter au moins sur les sympathies des révolutionnaires ? Non. L’Irlandais le plus anarchiste, le plus fougueux partisan de la force physique est moins avancé en fait d’idées libérales que le monarchiste le plus entêté du continent. M. Mitchel, le plus violent à coup sûr de tous ces membres de la Jeune-Irlande, est au fond moins révolutionnaire que le dernier boutiquier anglais. Il est révolutionnaire à la surface, dans l’accent, dans l’expression, en esprit et en principes, il est au pôle opposé. L’obstination des Irlandais dans le catholicisme n’est pas faite d’ailleurs pour leur conquérir les sympathies des radicaux. Ainsi ni les partis violens, ni les partis modères et sensés de la société moderne n’ont à compter sur l’Irlande, et celle-ci ne trouve chez eux qu’indifférence et tiédeur.

Par sa position même, l’Irlande ne peut attendre de l’esprit public les sympathies qu’excitent les infortunes des autres peuples. L’ombre de l’Angleterre s’étend sur elle. Le contraste entre la terre de la liberté, du commerce et de l’industrie et le pays de la misère, de la famine et des haillons est trop frappant pour ne pas égarer le sentiment des masses vulgaires. D’un côté, tout est activité, travail, opulence ; de l’autre, tout est paresse, abandon de soi, pauvreté. D’un côté règnent les principes en vertu desquels nous vivons tous, de l’autre règnent des principes qui sont contraires à notre existence. Qui ne préférerait l’Angleterre à l’Irlande, et qui oserait se prononcer pour l’Irlande contre l’Angleterre ?

Mais il y a encore une raison plus cachée et plus profonde. Nous avons aujourd’hui une manière de juger essentiellement prosaïque et bourgeoise. Nous pesons et nous mesurons les choses, les peuples, les races, comme nous pesons la houille ou comme nous mesurons les étoiles. Tout ce qui ne peut être étiqueté, classé, numéroté, n’a pour nous aucune valeur. Un homme n’a qu’une valeur productive et commerciale ; un peuple est d’autant plus grand qu’il produit davantage. La première nation du monde est celle qui fabrique et qui vend le plus. Les Américains nous ont donné dans ces dernières années la caricature de cette méthode matérialiste d’appréciation. Un honnête professeur d’agriculture d’Edimbourg, M. Johnston, raconte qu’étant entré un jour dans la boutique d’un boucher de je ne sais plus quelle ville de l’Union pour y voir différentes espèces de bœufs et de moutons, il fut distrait de sa contemplation économique par ces mots du boucher triomphant : N’est-il pas vrai que nous sommes un grand peuple ? Le même voyageur raconte qu’il lui tomba un jour sous la main un almanach de l’état de New-York. L’auteur de cette remarquable production populaire donnait le poids de chaque représentant de cet état, et les classait hiérarchiquement selon le nombre de livres que chacun pesait. — Un tel est un habile homme et fort intelligent, disait cet ingénieux almanach ; mais il ne pèse que cent vingt, tandis que cet autre pèse deux cent quatre-vingts ; c’est un solide représentant. — Ne rions pas trop de cette excentricité grossière ; nos jugemens ressemblent beaucoup à celui de l’almanach américain. Hélas ! les malheureux Celtes d’Irlande n’ont rien qu’on puisse mesurer, peser, jauger. Commerce, industrie, richesse, agriculture même, tout leur manque. Ils n’ont pas non plus ces qualités qui peuvent être appréciées jusqu’à un certain point comme on apprécie les productions matérielles, — la régularité dans le travail, la patience, la prévoyance, l’économie, — aucune de ces vertus au jour le jour, et d’un usage habituel et familier. Ils ont, si l’on peut s’exprimer ainsi, le superflu, et ils n’ont pas le nécessaire. Leurs qualités sont des choses de luxe, supérieures à leur condition, qui ornent et charment une existence brillante et oisive, mais qui ne peuvent aider en rien une existence précaire et famélique : ils ont des dons d’orateur et de poète, de l’esprit, de l’imagination, de la délicatesse de sentiment, de la gaieté, de l’abandon ; mieux vaudrait pour eux qu’ils eussent des qualités de fermier, de forgeron et de mineur.

Le monde moderne, qui n’estime que ce qu’il voit et touche, ne leur sait aucun gré de tous leurs dons séduisans, et dans le fait cette malheureuse race n’est plus qu’un débris et un souvenir de choses et de temps qui ne reviendront plus. Elle est entièrement isolée dans notre Occident ; rien ne lui ressemble dans tout ce qui existe, nulle part elle ne trouve un reflet d’elle-même. Elle aime la vie agricole, nous préférons les infectes manufactures et les noires usines ; elle aime le sol natal, les paysages de la patrie, les coutumes locales : nous sommes au contraire des cosmopolites, des citoyens du monde, et notre patrie, si nous en avons une, n’est autre que le wagon du chemin de fer ou le steamboat. Ils sont révolutionnaires, croirait-on ; mais non, ils s’insurgent contre toutes les choses en faveur desquelles s’insurgent nos démocrates, et se battent pour toutes celles que l’Europe radicale voudrait effacer à jamais. Leur caractère et leurs inclinations les séparent de tous les autres peuples, et les maintiennent dans un isolement absolu en leur conservant une physionomie très originale. Tandis que toutes les races sentent le besoin de se rapprocher et de s’unir, la race celtique éprouve pour le cosmopolitisme une aversion insurmontable et se tient à l’écart. En Amérique, où cette fusion s’opère plus facilement qu’ailleurs, les Irlandais continuent à vivre séparés, tandis que les Allemands et les Hollandais au contraire deviennent aisément des nationaux. Quels sont donc les traits principaux de ce singulier caractère ?

Il est souvent difficile de marquer nettement les différences qui séparent les races, car ces différences ne sont point grossièrement tranchées, elles consistent la plupart du temps dans des nuances extrêmement délicates. Lorsqu’on n’emploie pas le microscope, le scalpel et tous les fins instrumens d’analyse, on s’aperçoit que la division de l’espèce humaine en trois races, telle qu’elle nous est donnée par la Bible, est la seule qui soit d’une certitude absolue, à quelque point de vue qu’on se place. Les différences entre les trois races sont sensibles et pour ainsi dire matérielles. On voit clairement, et sans avoir besoin d’aucun instrument d’optique philosophique, les instincts qui les séparent les unes des autres et qui caractérisent chacune d’elles. La difficulté devient plus grande aussitôt qu’on essaie d’établir d’une manière précise les différences qui séparent les divers peuples qui composent chacune de ces trois grandes races. Il est facile de distinguer nettement un Asiatique d’un Européen ; mais en quoi un Arabe diffère-t-il d’un Persan ? Il en diffère cependant comme un Italien diffère d’un Français. La différence entre un Italien et un Français est-elle donc bien grande ? A proprement parler, en observant le monde caucasique, on n’aperçoit que deux caractères bien marqués : d’une part, le caractère germanique (pays Scandinaves, Allemagne, Hollande, Angleterre, Amérique du Nord), celui-là fortement tranché, tout individuel, dirions-nous presque ; d’autre part, un certain caractère plus impersonnel, plus métaphysique, moins indissolublement lié à la race, à la chair et au sang, et qui est commun à tous les autres peuples de l’Europe (Celtes, Latins, Slaves). Ces derniers peuples ne sont séparés réellement les uns des autres que par des nuances souvent imperceptibles, et ce qui le prouve, c’est la facilité inouie avec laquelle ils se comprennent. Un Français et un Italien, un Italien et un Russe, un Irlandais et un Polonais s’entendront parfaitement et feront très bon ménage ensemble. Ils ont au fond les mêmes instincts, les mêmes idées, les mêmes aversions et les mêmes sensualités. Ils s’apercevront facilement qu’ils haïssent et aiment les mêmes choses, qu’ils s’amusent des mêmes plaisirs. Pour prendre la race qui nous occupe, en quoi diffère-t-elle des autres races que nous avons nommées ? Les Celtes ont le goût de la vie patriarcale et pastorale, les Slaves l’ont également. Ils ont l’amour du sol natal et de la patrie, les Latins possèdent aussi cette vertu. Ils sont gais, spirituels, imaginatifs ; ils sont naturellement gracieux et aisés dans leurs manières ; mais l’aisance française et la courtoisie italienne sont renommées, et l’on sait que sous ce rapport les Slaves, polonais ou russes, peuvent soutenir la comparaison avec tous les peuples. Il n’y a pas jusqu’à leurs vices qui ne leur soient communs avec ceux des peuples non germaniques. Ainsi leur ivrognerie ne ressemble en rien à la lourde et brutale ivrognerie anglaise ou allemande ; c’est bien plutôt la gaie, folle, étourdissante ivrognerie de la populace française, du soldat polonais, du paysan russe. Leur vice tant reproché, le mensonge, l’amour de la hâblerie, tous les autres peuples, à l’exception des peuples germaniques, l’ont également. La différence entre les deux grands caractères européens est donc bien tranchée, beaucoup trop malheureusement, et l’âme humaine serait arrivée à son plus haut degré de perfection, si l’on pouvait, par un procédé quelconque, infuser quelques-unes des qualités germaniques dans le caractère celtique, slave ou latin, et quelques-unes des qualités slaves ou celtiques dans le caractère germanique. C’est là sans doute le but de la Providence, qui connaît seule les moyens de parvenir à ce difficile résultat.

Pour distinguer les différences de ces deux caractères, nous emploierons deux épithètes anglaises qui n’ont pas d’équivalent dans notre langue, earnest et ftlful[1]. Earnest résume admirablement le caractère germanique, fitful le caractère celtique, slave ou latin. La ténacité, l’ardeur sombre et persistante, la forte volonté, l’énergie infatigable et patiente, toutes les qualités et tous les vices d’une nature vigoureusement individuelle, féodale en un mot, sont contenus dans cette épithète d’earnest, qui peut s’appliquer à tous les grands hommes et à tous les grands événemens de l’histoire du peuple germanique, depuis les vikings norvégiens jusqu’aux compagnons de Guillaume, depuis les gueux du prince d’Orange jusqu’aux puritains de Cromwell, depuis les conquérans anglais de l’Inde jusqu’aux conquérans hollandais de Java. Fitful au contraire résume bien le génie opposé, c’est-à-dire une activité interrompue, intermittente, des accès d’ardeur fébrile suivis de prostrations ; l’absence complète de cette énergie froide, silencieuse, incessante, qui est l’apanage des Germains, mais en revanche des réveils subits et terribles, des trésors de passion, d’amour et de haine concentrés à un moment donné, dans une minute solennelle dont l’humanité gardera désormais l’impérissable souvenir ; de la douceur unie à de la violence, rien de cette âpre ambition que l’Anglais ou le Hollandais porte dans la conquête des choses matérielles, mais une fougue aveugle dépensée dans la jouissance temporaire de ces mêmes choses. Voilà le caractère que nous désignons par l’épithète de fitful, et qui, à quelques nuances près, est commun à toutes les nations européennes non germaniques. Or le type accompli, excessif du génie de l’earnest est certainement le peuple anglo-saxon, de même que le type excessif du génie du fitful est certainement le peuple irlandais. Là, ce génie se manifeste même dans toute sa nudité primitive. Vivant côte à côte, placés sur la même terre et séparés par les mers du reste du monde, comprenez-vous quel bon ménage ces deux, peuples ont dû faire ensemble !

La haine réciproque que les deux peuples se portent n’a donc rien d’extraordinaire, et l’oppression de l’Irlande par l’Angleterre apparaît comme un fait naturel. Les plus récens appréciateurs du caractère et du génie celtiques nous semblent avoir oublié de mentionner deux circonstances qui expliquent admirablement les malheurs de cette race infortunée[2]. Une des choses qui nous aident le mieux à comprendre la fortune ou le malheur des peuples, c’est l’idée qu’ils se font du temps. Passé, présent, avenir, à laquelle de ces trois divisions de la durée leur esprit aime-t-il à se reporter ? Regrettent-ils plus qu’ils ne désirent ? désirent-ils plus qu’ils ne regrettent ? ou bien, troisième hypothèse, ne regrettent-ils ni ne désirent-ils rien ? Vivent-ils plus volontiers dans le passé ou dans l’avenir que dans le présent ? Les Celtes ont toujours vécu de souvenirs ou d’espérances. Pour se consoler du présent, ils aiment à se bercer du douloureux souvenir des joies évanouies, et puis à chercher dans l’avenir la résurrection d’un passé chéri. De là le charme, la tendresse, la grâce que nous remarquons dans le caractère et surtout dans les poésie de cette race, qui semblent à la fois les accens d’un jeune homme et d’un vieillard. L’enchanteur Merlin, prisonnier de la fée Viviane, est bien le symbole poétique de cette race retenue captive par la douce étreinte du souvenir, et attendant toujours pour être délivrée la caressante main de l’espérance. Ce fait explique aussi beaucoup, je le crois, les singularités que présente son histoire et sa fantasque politique. Les Celtes n’ont jamais voulu des institutions existantes, même alors qu’elles étaient excellentes et qu’aucun peuple ne songeait à élever contre elles la moindre objection. Ils ont résisté au pape alors que l’autorité du pape était réellement un bienfait, et il a fallu employer l’épée des peuples devenus plus tard hérétiques et sceptiques pour les réduire à l’obéissance. Aussitôt que cette autorité est tombée, ils l’ont appelée à grands cris. Même chose pour la monarchie. Toujours en révolte contre elle aussi longtemps qu’elle a duré, ils se sont épris pour elle d’un inconcevable amour dès qu’elle a été renversée. Cette tendance singulière se retrouve partout où il reste un vestige de la race celtique ; le même esprit les anime tous, Irlandais, highlanders, Gallois, Bretons français. Les Celtes se trouvent placés dans cette position anormale, qu’ils sont à la fois les plus anarchistes et les plus conservateurs des hommes : ils sont toujours en retard sur le présent. Malheureux esprit, qui les rend sans doute fort intéressans, mais qui en même temps les rend incapables de vie politique !

Les Anglo-Saxons au contraire ont toujours vécu dans le présent. Jamais ils ne se sont payés de regrets ni d’espérances, jamais ils n’ont placé leur idéal par derrière ou devant eux. Pour eux, la minute présente résume le temps tout entier : la possession de la chose présente est la suprême joie : to have is to enjoy. Grâce à cet esprit fortement épris de la réalité, il n’y a jamais eu chez eux interruption dans la chaîne historique des temps. C’est par là que s’explique le caractère traditionnel du peuple anglais, et c’est par là qu’avec des principes du moyen âge il est arrivé à fonder la plus moderne des sociétés. Le passé vit condensé et résumé dans l’heure présente, qui elle-même prépare l’avenir. C’est ainsi que les Anglais sont devenus le peuple politique par excellence.

Si tel est l’esprit moral des Celtes, on ne doit pas s’étonner qu’ils aient été de tout temps écrasés par l’Angleterre. Leur tempérament n’était pas mieux fait pour la résistance que leur caractère moral. Ce tempérament est en effet essentiellement féminin, c’est-à-dire un composé de douceur et de violence. Les divers attributs de la nature féminine, la résignation, les réveils fiévreux de la passion, et cette puissance avec laquelle les femmes supportent la souffrance, se retrouvent dans la nature celtique. Tous les observateurs ont pu remarquer combien, sous ce dernier rapport surtout, l’homme est inférieur à la femme : la misère l’abat, la souffrance corporelle le brise, et toute son énergie tombe devant une douleur que la plus frêle femmelette supporterait en riant. Il en est ainsi des Irlandais. — Rien n’est plus gai, disait un jour un diplomate distingué, qu’un Irlandais qui n’a rien dans le ventre : c’est son beau moment. Alors il se rit de la Providence, il se moque de la reine, il raille l’Angleterre, il nargue le monde entier. Mettez un autre homme à sa place, un Anglais par exemple : il succombera en grommelant sourdement, comme une bête de somme, sous un poids trop lourd, et pour ne plus se relever. — Un autre attribut de la nature féminine, c’est la résistance par accès et par boutades. La résistance irlandaise n’a pas non plus de patience et de durée, elle s’affaisse et fait place à un état de prostration qui se termine par un réveil subit et par des explosions de fureur sauvage. Alors des crimes de toute nature sont commis par cette population si douce et si gaie. On brûle, on assassine, et tout cela, hélas ! sans résultat. Le public recule devant ces fureurs sauvages qui s’apaisent bientôt d’elles-mêmes, et la protestation de l’Irlande devient une affaire de cours d’assises. Les partis politiques exploitent ces crimes stériles, la presse anglaise les exagère et les présente au monde comme une justification de la politique britannique : — Sanguinary Celts, Celtes sanguinaires, répètent à l’envi de cette race féminine les durs Anglo-Saxons, qui le lendemain du désastre reprennent leur ascendant, réparent les maisons incendiées, effacent les traces des dégâts, promulguent quelques lois un peu plus sévères encore et décrètent quelques transportations. Il en est de ces tempêtes politiques de l’Irlande comme des orages de la nature : l’orage cesse, et le soir même les collines de la verte Erin sont plus vertes que jamais, et les oiseaux britanniques chantent leurs complaintes d’amour et d’attachement à l’Irlande, entremêlées de sifflemens satiriques contre le papisme et les papistes. Ce n’est certainement pas ainsi que l’Irlande pouvait et pourra résister à cette nation qui n’a jamais commis de crimes inutiles, qui ne s’est jamais déterminée à un meurtre par colère et qui n’a jamais reculé par pitié : ses explosions de fureur ne peuvent rien contre cette énergie patiente, sans illusions, sans faiblesse, qui ne se dément en aucune circonstance ; mais en revanche l’Irlande, lorsqu’elle a été coupable, l’a été par exaspération, jamais de sang-froid ou par calcul. Sa population est incapable de produire un Pitt ou un Warren Hastings ; c’est bien là sa faiblesse, que ce soit aussi son excuse !

Ainsi, pour nous résumer, la malheureuse condition de l’Irlande et l’indifférence relative de l’Europe à son égard ne s’expliquent que trop. Placée en face de l’Angleterre, elle est éclipsée par sa rivale ; c’est l’Angleterre qui est la puissance libérale, et c’est l’Irlande, la province opprimée, qui représente les idées rétrogrades. Isolée au milieu de notre civilisation, elle ne désire rien de ce que désirent les autres peuples, et nulle part elle ne retrouve son image. L’humanité ne se rappelle aucun service rendu par l’Irlande, et réserve en conséquence toutes ses sympathies pour son ennemie. Mise en présence de la race anglo-saxonne, la race celtique, avec ses mœurs douces, son esprit imaginatif, invinciblement portée à vivre toujours en dehors du présent, remplie d’instincts féminins, ne pouvait résister. Ses malheurs étaient inévitables. Cependant les esprits sympathiques à tout ce qui est humain ne doivent pas fermer les yeux sur les qualités de cette race parce que ces qualités ne sont pas de celles que nous estimons aujourd’hui, parce qu’elles ne se pèsent ni ne se mesurent. Amour du sol natal, passion sincère et tendre pour les vieilles habitudes, respect ardent pour les choses passées, faculté de souffrir des misères sans nom, n’est-ce rien que tout cela ? Allons donc, grands économistes, auteurs de savans traités sur la distribution des richesses, entrepreneurs de chemins de fer, vous qui avez la gloire de compter parmi vous le grand Hudson, roi des chemins de fer anglais, et le grand Barnum, roi du puff américain, représentans opulens de tout ce qu’il y a de commun et de vulgaire ! découvrez-vous une fois en passant devant ces mendians allâmes et en haillons, car ces mendians représentent un idéal qui ne s’est jamais réalisé sur la terre, celui de la chevalerie, non pas de la chevalerie germanique et féodale, tyrannique dominatrice des faibles, mais de la chevalerie mystique et chrétienne, protectrice du faible par le fort, l’idéal du désintéressement, du dévouement, de la sainteté active. S’ils se sont révoltés contre votre civilisation, s’ils sont restés en arrière de vos progrès matériels, pardonnez-leur en songeant à tout le sang celtique que vous avez répandu en l’honneur de cette civilisation à Drogheda, à Culloden, sur les bruyères armoricaines[3].

À défaut d’autre mérite d’ailleurs, ces pauvres Irlandais sont intéressant Pauvres, malheureux, ils sont au moins exempts de ces vices d’esprit et de caractère que le bonheur et la richesse semblent traîner à leur suite, ils sont exempts de pédantisme et, tranchons le mot, de cette cuistrerie qui caractérise les peuples triomphans. Ils aiment l’Irlande pour elle-même et ne fatiguent pas les oreilles de l’humanité entière de « notre puissante marine, » de « notre gigantesque commerce, » de « nos glorieuses armées, » de « notre héroïque population, » de « nos savantes universités, » comme le font si volontiers l’Angleterre, la France ou l’Allemagne. Ils n’ont pas cette vaniteuse importance qui, pour les contemplateurs, est aussi choquante chez un peuple qu’elle l’est chez un individu isolé pour l’observateur des faits particuliers et des détails. En un mot, grâce à leurs malheurs, ils ne sont pas vulgaires, précieuse qualité que le bonheur n’engendre pas toujours, car en vérité de nos jours, où l’on cherche tant la distinction et où on en parle tant, on pourrait recommander cette maxime : « Voulez-vous ne pas être vulgaire ? ne soyez pas trop heureux. » Cette absence de vulgarité n’est point un faible mérite comme on pourrait le croire, ni une vertu négative. Absence de vulgarité est presque synonyme de noblesse, et la noblesse est, après la sainteté, la plus belle des fleurs de l’âme humaine. Que les Irlandais n’accusent donc pas trop leur mauvaise étoile ! C’est par cette réflexion sympathique que nous terminerons ces quelques considérations sur le caractère de l’Irlande. Nous aurions pu appuyer davantage sur les vices des Irlandais, mais à quoi bon ? Insister sur les vices des étrangers est une tâche la plupart du temps malsaine et inféconde. L’observation du vice n’est jamais profitable que lorsque nous la faisons sur nous-mêmes. Laissons donc aux publicistes anglais le soin de reprocher à cette malheureuse population ses violences, sa négligence, sa paresse, son ivrognerie : c’est une tâche dont ils s’acquittent assez bien de temps immémorial, et qui a eu pour conséquences d’augmenter encore la haine qui sépare les deux nations. On s’imagine que l’injure perd de sa force lorsqu’elle s’adresse à une masse anonyme, à un peuple tout entier : il n’en est rien. C’est là le rôle véritablement odieux de l’Angleterre vis-à-vis de l’Irlande. Elle l’a littéralement abreuvée d’insultes, dont une seule suffirait pour mettre aux prises deux nations et les faire s’égorger jusqu’au dernier homme. Et tout récemment n’avons-nous pas entendu le brutal bon voyage ! qu’un des principaux organes de la publicité anglaise adressait aux émigrans celtiques ?

Ces injures, que l’Angleterre a eu le tort de tout temps d’adresser à l’Irlande, lui ont été rendues maintes fois avec usure par cette race sensible à l’outrage, susceptible comme la nation française, peu vindicative, mais violente dans ses vengeances comme l’Italien ou l’Espagnol lui-même. Chaque insulte a été payée par quelque quolibet sanglant ou par quelque action plus sanglante encore : rixes dans les rues de Dublin, outrages à l’autorité anglaise, coups de feu tirés derrière les baies sur l’orangeman et l’anglican, soustraction des criminels à la justice, etc. Seulement de ces représailles l’Europe ne voit encore que le mauvais côté, les attentats et les violences. La publicité anglaise est immense, et toute l’Europe lit les journaux anglais ; mais qui donc lit les journaux ou les pamphlets irlandais ? Dans ces polémiques, l’Angleterre a toujours le dernier mot, et demande que la civilisation anglaise nuit à la cause de l’Irlande, le bruit de la publicité anglaise étouffe la voix du peuple irlandais ; dans cette vilaine lutte, l’Europe n’entend que la voix de l’Angleterre.

M. John Mitchel rend amplement injure pour injure. Il crache sur l’Angleterre, il ramasse la boue des chemins pour la lui jeter à la face, il secoue sous ses yeux ces fétides guenilles irlandaises, grouillantes de vermine et imprégnées des poisons du typhus. L’esprit de vengeance anime ces pages, écrites au jour le jour, et où sont consignés minute par minute les maux de nerfs de l’auteur, ses explosions de colère solitaire, les tourmens de sa bile, les fureurs de son sang. C’est un livre écrit avec le tempérament, et le tempérament d’un condamné politique irlandais ! N’y cherchez pas d’opinions politiques, il n’y en a pas : les instincts y remplacent les opinions. Un sentiment amer et implacable relie ensemble toutes ces pages et fait l’unité du livre : ce sentiment, c’est la haine de l’Angleterre. Ne demandez pas à l’auteur s’il est catholique, constitutionnel ou républicain, ne lui demandez pas quel gouvernement il voudrait donner à l’Irlande : il n’en sait trop rien. Ce qu’il sait bien, c’est qu’il hait l’Angleterre de toutes les forces de son âme, qu’il est prêt à se révolter contre elle en toute occasion, et qu’il n’est aucun parti dont il ne soit disposé à se déclarer le défenseur, pourvu que l’Angleterre périsse. Sans-culottes français, aristocrates autrichiens, despotisme russe, tout lui sera bon. La révolution de février l’a poussé à la révolte ; mais ne croyez pas qu’il soit conséquent avec lui-même et qu’il s’afflige beaucoup de la mort de la république ! Dans tous les événemens qui se succèdent, il ne voit qu’une chose : peuvent-ils ou ne peuvent-ils pas nuire à l’Angleterre ? y a-t-il en eux une chance d’humiliation pour Carthage ? Il applaudit à Mazzini, l’ennemi du catholicisme ; il applaudirait aussi bien à un évêque ultramontain d’Irlande bénissant les étendards d’une insurrection celtique. Il salue avec espoir la république française ; mais lorsque, sur les pontons des Bermudes, il apprend l’élection à la présidence du prince Louis-Napoléon, un immense cri de joie sort de sa poitrine ; puis, lorsqu’à son arrivée en Amérique, il apprend les nouvelles d’Orient, il fait écho aux « trompettes guerrières du tsar qui retentissent sur le Danube. » Dans tous les événemens, il voit la bonne nouvelle : l’agonie de l’Angleterre !

Cette haine va si loin, qu’il sacrifiera sans hésiter la civilisation moderne, s’il n’y a pas d’autre moyen d’abattre la puissance anglaise. L’Angleterre est surtout vulnérable par les intérêts matériels ; faut-il bouleverser le crédit du monde pour tuer son commerce ? M. Mitchel est prêt. Si le monde pouvait faire banqueroute, l’Angleterre serait réduite au sort de l’Irlande ; cette perspective remplit de joie M. Mitchel. Il reviendrait bien volontiers à la vie sauvage, s’il pouvait voir cette vieille ennemie réduite à la mendicité. Peu lui importent tous les progrès de l’humanité depuis quatre cents ans ; un seul lui plairait, l’invention de la poudre à canon et des armes à feu, si l’Irlande pouvait avoir assez et de l’une et des autres pour appliquer à son tour la loi du talion. Toutes les autres inventions, chemins de fer, bateaux à vapeur, manufactures, docks et magasins, bibliothèques même, peuvent brûler comme de la paille : il ne s’en inquiétera pas. Il est tellement absorbé par sa haine, qu’il prend pour des réalités les illusions de sa colère. Ainsi il est très fermement convaincu que le crédit et toutes ses institutions sont une immense mystification, fondée par quelques charlatans pour l’exploitation des nombreuses dupes qui composent l’humanité ; que tous nos billets de banque, lettres de change, etc., ne sont autre chose que des morceaux de papier ; que tout cela repose sur une pure abstraction, sur un sentiment d’ignorance, et crèvera dans un jour prochain comme une bulle de savon trop gonflée ; que la propriété industrielle est une pure fiction ; que ceux qui lui confient leurs épargnes sont imprévoyans, fous ou stupides, et que rien n’est solide que la propriété foncière. Les billets de banque anglais, ce sont des traites de la maison Notus and C° tirées sur la maison Eurus and C°, rien de plus. Jusqu’à présent l’Angleterre n’a pas fait banqueroute, et la fraude n’a pas été découverte parce qu’elle a à sa disposition des pays qu’elle peut voler (sic) à merci ; mais supposons qu’on trouve moyen de prévenir ces vols à l’avenir, qu’adviendra-t-il ? M. Mitchel prouve son assertion par une foule de raisons, dont quelques-unes sont ingénieuses et la plupart puériles. De même que le vieux Caton répétait sans cesse son délenda est Carthago, il répète sur tous les tons ce sarcasme d’un célèbre écrivain anglais : « puissante est la banqueroute ! » Mais généralement il se plaît peu à ces dissertations économiques, et il aime mieux lâcher quelque raillerie amère et sanglante, ou paraphraser quelque terrible imprécation de la Bible, celle-ci, par exemple, qu’il cite quelque part : « Puissent tes pieds se baigner dans le sang de tes ennemis, et puisse la langue de tes chiens en être rougie ! »

Il ne faudrait pas se hâter de croire cependant que M. Mitchel soit un révolutionnaire à la française. Rien ne serait plus faux. C’est un pur Irlandais. Il se révolte contre l’Angleterre, et tous les moyens lui semblent bons pour la détruire, munie les plus sauvages. Deux ou trois fois il parla des socialistes européens avec le plus profond mépris, et comme la modération n’est pas au nombre de ses qualités, il dit tout haut que ce sont des bêtes féroces qu’on doit s’empresser de tuer. Il exprime peu d’opinions politiques ; mais s’il a quelques préférences, c’est pour la vie patriarcale et rustique, pour les sociétés fondées sur la propriété territoriale. Il applaudit aux révolutions, non parce qu’elles détruisent les monarchies et les aristocraties, mais parce qu’il considère ces institutions comme usées sous leur ancienne forme et en réclamant une nouvelle, que les événemens se chargeront de trouver. Il professe sous ce rapport les théories de Carlyle, que nous avons été assez surpris de rencontrer dans son livre. Les révolutions lui semblent bonnes parce qu’elles produiront à la longue les nouvelles formes politiques qui gouverneront le monde, non parce qu’elles répandront partout les théories des droits de l’homme et qu’elles feront passer l’humanité sous le niveau égalitaire. Il accepte donc partout la république non comme fin, mais comme moyen. En d’autres termes, M. Mitchel a des instincts révolutionnaires, il n’a pas de sentimens démocratiques. Il est factieux incontestablement, et il revendique de toutes ses forces le titre de félon irlandais, mais il n’est pas démagogue : celui de nos révolutionnaires qui essaierait de le compter comme un confrère se tromperait presque aussi lourdement que M. Ledru-Rollin se trompa naguère à l’égard d’O’Connell. La lecture de ce livre nous a réjoui, car nous n’étions pas sûr que nos pitoyables théories démagogiques n’eussent pas fait du chemin en Irlande, et nous regardions M. Mitchel, l’adversaire intraitable de l’agitation pacifique et des traditions o’connellites, l’homme de l’insurrection illégale, le partisan de la force physique, comme un des champions égarés de ces idées. Ce n’est qu’un révolutionnaire imparfait, et il lui reste beaucoup à faire pour se débarrasser de ses préjugés celtiques et de l’éducation qu’il a sucée avec le lait.

Sans le vouloir et sans le savoir, M. Mitchel contredit les idées les plus élémentaires de la démocratie. Il y a de lui un curieux plaidoyer contre lord Bacon et M. Macaulay. Qu’il exècre M. Macaulay en sa qualité d’Irlandais, rien de mieux ; mais que lui, révolutionnaire, nie la révolution scientifique accomplie par Bacon, cela est plus singulier. La révolution baconienne consiste en deux choses : d’une part, elle a démocratisé la science en la rendant utile, applicable aux besoins de l’homme, en la faisant descendre de ses hauteurs idéales ; d’autre part, elle l’a rendue accessible à tous en créant une méthode pour ainsi dire impersonnelle, instrument dont depuis cette époque le premier venu a pu se servir aussi bien que le plus grand savant. Dès lors est tombé le monopole aristocratique des Aristote et des Archimède, dont la science était la propriété et le domaine. Il y a eu une seule science, commune à tous les hommes, comme la nature, comme le soleil. Il n’y a plus eu de science péripatétique, de science platonicienne, plus de ces forteresses scientifiques dans lesquelles les philosophes s’enfermaient et dérobaient leurs trésors à la multitude ignorante. La science depuis lord Bacon, de même que la vérité depuis l’Evangile, a été accessible aux hommes de bonne volonté, et dans ce fait il y a plus de démocratie véritable que dans toutes les révolutions des dernières années. Malheureusement M. Mitchel ne voit et ne veut rien voir de tout cela. Il pense sur lord Bacon comme Joseph de Maistre, et il pense sur la destination de la science comme Platon et Archimède, qui défendaient à leurs disciples de dégrader la science en la faisant servir aux arts des esclaves. Il partagerait, comme Pythagore et Aristote, la science en deux parts : l’une ésotérique, l’autre exotérique ; l’une faite pour les initiés, l’autre pour les aspirans à l’initiation. Il ne saurait y avoir une manière plus aristocratique de considérer la science et sa destination. Cependant, malgré cette inconséquence, félicitons M. Mitchel. La révolution baconienne a été profitable et utile ; mais il serait bon en plus d’un sens de réagir contre elle. L’humanité a retiré à peu près de cette révolution tout le profit qu’elle en pouvait attendre. Grâce à cette révolution, l’humanité tout entière, et non plus quelques individus privilégiés, a été appelée à contempler les merveilles de l’univers, et a pu ainsi s’élever à une existence spirituelle plus haute : voilà le véritable progrès accompli ; mais donner le nom de science à toutes les inventions plus ou moins ingénieuses qui se sont multipliées dans notre siècle, et qui toutes ont pour but de nous procurer un plaisir ou une jouissance, donner le nom de savans à tous les hommes qui ont fait quelque combinaison mécanique, ou quelque observation empirique et de détail, c’est réduire la science au rôle que Bentham assignait à la justice. Qui de nous voudrait croire comme Bentham que la justice est une affaire de pure utilité ? Il en est de la science comme de la justice. Elle existe pour nous faire apercevoir les lois idéales et permanentes qui soutiennent le monde, pour en affirmer l’éternité. C’est là son vrai but, et ce but, en dépit de M. Macaulay, qui en effet a poussé la doctrine contraire trop loin, n’est pas contredit par la révolution baconienne. Bacon a transporté à la masse des hommes le privilège dont jouissaient quelques individus ; il a voulu que la science cessât d’être dédaigneuse, mais il n’a sans doute jamais voulu qu’elle fût considérée désormais comme la ménagère, la servante ou l’entremetteuse de l’humanité. Cette tendance matérialiste, amoureuse des détails, dédaigneuse de l’unité, cette rage de résultats pratiques, quelque mesquins et vulgaires qu’ils soient, ont surtout été poussées à outrance en Angleterre, et ont trouvé en France trop d’échos. La seule Allemagne, la mystique et spéculative Allemagne, au milieu de toutes ses erreurs, est restée fidèle à la haute mission de la science, et l’a toujours maintenue à une certaine élévation. Il faut donc féliciter M. Mitchel d’avoir soutenu la thèse contraire à celle qui a cours aujourd’hui, mais en l’avertissant qu’elle n’est rien moins que démocratique et révolutionnaire. La haine de l’Angleterre l’a heureusement servi cette fois.

Et cette haine le sert bien toutes les fois qu’il attaque l’Angleterre au nom d’un principe supérieur à l’utilité. Il y a de l’exagération, mais il y a aussi quelque vérité dans la critique qu’il fait de la politique anglaise, cruelle, implacable, prudente envers les forts, sans pitié envers les faibles, ne songeant à invoquer le droit que lorsque la ruse et la force n’ont point réussi, peu soucieuse de procéder par violence cependant, et ne s’y déterminant que lorsque cette violence peut être accomplie sans trop d’éclat. Ses railleries contre l’église anglicane, — objet de pure utilité pratique, et qui ne ressemble pas plus à une église véritable que la science empirique dont nous parlions tout à l’heure ne ressemble à la science véritable, — ces railleries sont amères et sensées. L’église établie en effet, avec sa belle liturgie, comme disent ses admirateurs, n’est qu’une sorte de manufacture de prières et d’oraisons, comme la maison Baring est une manufacture de lettres de change, comme Sheffield est une manufacture de coutellerie. La politique l’a fondée, la politique la maintient ; cette église accomplit un office social. Mais là où M. Mitchel se trompe, c’est lorsqu’il accuse la moderne civilisation anglaise de n’être pas chrétienne. L’Anglais en effet n’est pas chrétien par dévouement et par sacrifice : il l’est par l’idée du travail, par l’accomplissement du devoir. Ce que vous ne pourriez obtenir de lui par dévouement, vous l’obtiendrez par justice. Trop individuel pour s’abandonner aux mouvemens spontanés du cœur, il obéira à la pression de la conscience. C’est en ce sens qu’il est religieux, et il l’est profondément. Tous les défauts que M. Mitchel reproche aux Anglais ne sont souvent que des qualités contraires aux qualités de sa nation.

Le journal de M. Milchel va du milieu de 1848 à la fin de 1853, c’est dire qu’il comprend toute la durée des derniers troubles européens. N’y cherchez pourtant aucun écho de ces révolutions, l’auteur n’en a rien vu, il en a su peu de chose, les événemens de ces cinq années n’ont pour lui aucun lien. Il ne connaît cette histoire si récente que par fragmens. Il était alors bien loin de l’Europe, sur les rivages inhospitaliers des Bermudes, en face du cap de Bonne-Espérance, sur la terre de Van-Diémen. Il a été l’une des premières victimes de la révolution de février. Dès le mois de mai 1848, il avait cessé de compter parmi les acteurs du drame politique européen, et il n’eut même pas le temps de voir la déplorable issue de l’insurrection de Tipperary. Quel était donc son crime ?

M. Mitchel, avons-nous dit, n’a pas d’opinions politiques bien arrêtées. Ses opinions sont des sentimens, des instincts, et ne pouvaient être autre chose ; elles ont été le résultat non d’une contemplation calme et raisonnée des affaires irlandaises, mais de l’impression que certains faits, à savoir la semi-défection d’O’Connell et la famine, ont produite sur son organisation. M. John Mitchel est entré dans la vie politique au moment où l’agitation o’connellite et légale était épuisée. Il a vu les derniers et pitoyables mouvemens du vieux lion mourant ; il a entendu les derniers accens de cette voix affaiblie. Témoins des derniers actes du tribun, dont les prédilections aristocratiques et catholiques s’accusaient de plus en plus à mesure qu’il avançait en âge, M. Mitchel et les fougueux jeunes gens qui quelques années plus tard devaient accomplir cette agitation stérile et funeste de 1848, rompirent avec la tradition d’agitation légale créée par O’Connell. O’Connell mourant en Italie avait recommandé que son corps fut envoyé non pas en Irlande, mais à Rome ; le parti qui allait lui succéder rompit avec Rome. O’Connell avait recommandé l’agitation légale, le parti de la Jeune-Irlande recommanda la résistance à main armée. O’Connell avait passé sa vie à demander constitutionnellement le rappel, la Jeune-Irlande recommanda ouvertement et brutalement la séparation. Les hommes qui composaient ce parti se proclamèrent franchement traîtres à l’Angleterre et refusèrent de reconnaître ses lois. Rien ne resta de l’œuvre d’O’Connell ; tout ce qu’il avait prêché fut conspué, et son glorieux nom ne fut pas à l’abri de l’outrage. Comme il arrive toujours, la réaction dépassa rapidement l’action précédente et créa une nouvelle situation politique. L’Angleterre, qu’O’Connell avait si longtemps harcelée de ses importunités constitutionnelles, fut hardiment défiée et avertie de se tenir sur ses gardes. Elle s’y tint en effet

Ainsi les dernières années d’O’Connell, époque où ses prédilections politiques et ses habitudes de vie et d’esprit devinrent de véritables préjugés, contribuèrent surtout à la formation de ce parti violent. Le vent soufflait du côté de la Jeune-Irlande, et tous les événemens favorisaient sa popularité. En 1846, la famine éclata en Irlande, non pas cette famine permanente qui pendant tant d’années avait rongé et amaigri sourdement ce pays, rognant de jour en jour sa faible pitance et déchirant un peu plus ses guenilles, mais un véritable fléau, quelque chose comme le choléra ou le typhus. C’est alors que l’on vit les paysans irlandais affamés mourir en foule sur les grandes routes et border de leurs cadavres les chemins publics, des mères disputer leur nourriture à leurs enfans, d’autres cacher soigneusement les cadavres de leurs nouveau-nés pour s’en repaître secrètement, des malheureux désespérés se verrouiller dans leurs demeures et mourir solitairement, des familles entières se nourrir de charognes d’ânes ou d’autres animaux. À ces douleurs et à ces misères vint se joindre tout ce qu’elles peuvent engendrer, les délits, les crimes, le vol, le meurtre, et la répression de ces délits et de ces crimes, qui, dernière misère, semblait une nouvelle injustice. Forcée de rétablir l’ordre et de maintenir la sécurité publique au milieu de ces populations affamées, l’Angleterre n’en semblait que plus tyrannique. La Jeune-Irlande avait donc raison ! c’était donc à ce fléau qu’étaient venus aboutir tant de harangues et tant de meetings ! Ce n’était plus le moment de parler du rappel et des institutions irlandaises. Le parti d’O’Connell, guidé par son fils, vit son influence baisser encore ; la Jeune-Irlande devint le seul parti puissant, et la révolution de février 1848 vint bientôt la mettre en demeure de tenter par la force l’exécution de ses plans.

Des clubs furent formés, des armes forgées, des journaux fondés, dont l’un, l’United Irishman, organe de M. Mitchel et de ses amis, afficha ouvertement l’insurrection. Le gouvernement anglais de son côté ne resta pas oisif. Lord Clarendon, alors vice-roi d’Irlande, fit concentrer huit mille hommes de troupes à Dublin, multiplia les espions, soudoya des journalistes, entre autres un certain Birch, rédacteur du Satirist, feuille charivarique irlandaise, et dénonça publiquement par des proclamations et des placards les menées et les projets des chefs révolutionnaires. Il ne s’en tint pas là. L’insurrection n’avait pas encore éclaté, il fallait la prévenir s’il était possible, et à son instigation peut-être le gouvernement anglais prit des mesures prudentes. Au mois d’avril, sir George Grey présenta au parlement un projet de loi relatif au crime de haute trahison. Cet acte portait que quiconque lèverait l’étendard de la révolte contre la reine, ou refuserait de reconnaître son titre de souveraine de l’Irlande, ou exciterait autrui par la parole ou par la presse à ne pas le reconnaître, se rendrait coupable du crime de haute trahison et serait passible des châtimens portés contre ce crime. L’acte de sir George Grey coupait le mal dans sa racine, car à moins que l’insurrection n’eut rassemblé toutes ses forces et ne fût prête immédiatement à agir, il rendait impossible tous ses préparatifs, il annihilait la presse et les clubs, et pouvait jour par jour et pour ainsi dire heure par heure détruire cette insurrection en germe, par détails, tantôt en enlevant un de ses chefs, tantôt en détruisant un de ses organes ou en emprisonnant un de ses partisans. C’est aussi ce qui arriva. Trois des chefs de la propagande révolutionnaire, Smith O’Brien, Meagher et Mitchel, furent arrêtés et mis en jugement pour crime de sédition. M. Mitchel fut plus particulièrement que les deux autres, paraîtrait-il, l’objet de l’attention de lord Clarendon ; Smith O’Brien et Meagher, jugés par des jurys réguliers, furent acquittés. M. Mitchel accuse lord Clarendon d’avoir choisi pour le juger un jury particulier, d’où il avait exclu arbitrairement tous les catholiques et tous les protestans qui n’étaient pas ses ennemis. Faute de renseignemens suffisans, nous laisserons prudemment à M. Mitchel la responsabilité de son accusation. Le prévenu fut jugé, convaincu du crime de félonie et condamné à quatorze ans de transportation.

M. Mitchel, homme violent et instruit, haineux et intelligent, résolut dès lors d’écrire un journal où il conserverait, pour l’édification de la postérité, le récit de ses souffrances. Si tel a été son but, il l’a complètement manqué. Son livre n’obtiendra jamais le succès d’émotion qui n’a manqué ni au journal de Silvio Pellico, ni même au récit d’Andryane. Ln vérité, ce livre plaide pour l’Angleterre, il fait l’apologie de son humanité et de la douceur de son gouvernement. Ces féroces Carthaginois, cette tyrannique reine de Carthage, ces infâmes fonctionnaires anglais, ministres, officiers de marine, constables, policemen, geôliers même, sont bien les plus honnêtes gens du monde ; doux, polis, affables, prévenans, ils n’ont donné le droit à M. Mitchel de leur reprocher ni un mauvais traitement, ni une injure, ni même un mot blessant. Que M. Mitchel haïsse l’Angleterre, c’est son droit ; mais qu’il haïsse ses habitans, en vérité c’est à n’y rien comprendre. Bienheureux a-t-il été d’être soumis au pouvoir d’un gouvernement orgueilleux sans doute et fréquemment injuste, surtout envers l’Irlande, mais aussi tolérant, et d’un peuple dur peut-être et trop encroûté dans ses préjugés de race (circonstance qui le rend souvent désagréable et brutal), mais à tout prendre humain, partisan de la légalité et ennemi des cruautés inutiles. Dans quelque recoin de la terre que sa fortune transporte M. Mitchel, aux Bermudes, au Cap, à la terre de Van-Diémen, il ne rencontre que d’honnêtes gens faisant strictement leur devoir, sans y ajouter aucune dureté de leur invention, ainsi que cela est fréquent chez d’autres peuples. Qu’aurait-il dit s’il avait été condamné par l’Autriche ou la Russie ? Là il aurait trouvé des officiers de police beaucoup moins polis, il aurait été soumis à un traitement beaucoup plus rude. M. Mitchel s’emporte fréquemment contre le despotisme aristocratique de l’Angleterre ; mais est-ce bien à lui de s’en plaindre, et ne doit-il pas à ce despotisme hautain, mais légitime après tout, les respects dont les subalternes n’ont cessé de l’entourer en prison, sur les pontons, sur la terre de l’exil ? C’est à cette fierté aristocratique, qui, en Angleterre, a maintenu les droits des hommes cultivés et bien élevés sur la foule grossière, que M. Mitchel doit d’avoir été traité comme un genlteman. S’il eût été dans un pays démocratique, il eût rencontré beaucoup moins d’égards. Les haines de M. Mitchel peuvent être fondées toutes les fois qu’il s’agit de la politique anglaise en général, et alors elles s’expliquent très naturellement, mais elles sont injustes lorsqu’il s’agit de lui personnellement. Le lecteur en jugera ; c’est sur le témoignage de M. Mitchel lui-même que nous nous appuierons.

Le 27 mai 1848, à quatre heures de l’après-midi, M. Mitchel fut dirigé de Dublin sur Spike-Island, prison de convicts située dans le port de Cork. Nous le laisserons raconter lui-même son départ : « Après avoir entendu ma sentence, j’étais revenu dans mon cachot et j’avais dit adieu à ma femme et à deux pauvres enfans. Quelques minutes après leur départ, un geôlier entra tenant à la main un habillement complet d’étoffe grossière et de couleur grise. — Mettez ces habits immédiatement, me dit-il. — J’exécutai aussitôt cet ordre. Une voix se fit entendre du bas de l’escalier : — Laissez-lui ses habits. — On m’ordonna de me déshabiller de nouveau, ce que je fis. Je demandai à quel endroit j’allais être conduit. — Je ne puis le dire, répondit le geôlier ; dépêchez-vous. — Je suis prêt, répondis-je, et je descendis l’escalier. » Dans la cour de la prison, un constable attacha au prisonnier une chaîne au pied, puis on monta dans une voiture fermée, escortée d’un détachement de cavalerie. Quelques minutes après, le condamné était à bord du bâtiment à vapeur le Shearwater.

Le commandant du Shearwater, homme de quarante-cinq ans environ, reçut poliment M. Mitchel, ordonna qu’on lui enlevât ses fers et fit apporter du sherry et de l’eau. Il causa familièrement avec le prisonnier et lui apprit qu’il s’appelait le capitaine Hall. « Très bien, dit M. Mitchel, c’est vous qui êtes allé dernièrement en Chine et qui avez publié un récit de votre voyage. » Le capitaine répondit affirmativement, et, pour prévenir toute méprise, crut devoir l’avertir qu’il n’était pas le capitaine Basil Hall. « Je présume, me dit-il, que vous avez lu son Voyage aux îles Loo-Choo. — Je répondis que je l’avais lu, ainsi qu’un autre livre du même auteur que je préférais de beaucoup au premier, son récit des révolutions du Chili et du Pérou, et son portrait de cet admirable héros San-Martin. Le capitaine Hall se mit à rire : — Vous vous êtes beaucoup occupé de révolutions ? — Oui, beaucoup, presque exclusivement. — Ah ! monsieur, de dangereuses choses, ces révolutions ! — Vous pouvez bien le dire, répondis-je. »

On arrive à Spike-Island. M, Grace, le gouverneur, entre dans la cellule du prisonnier, lui disant qu’il peut écrire à sa famille, pourvu que la lettre lui soit préalablement communiquée, et met sa bibliothèque à sa disposition pour le temps qu’il passera à Spike-Island. Le lendemain il vient annoncer à M. Mitchel qu’il est obligé de s’acquitter d’un pénible devoir, que le condamné doit revêtir l’uniforme de convict, rigueur inutile immédiatement contremandée par le gouvernement. M. Grace revient une troisième fois, accompagné de l’inspecteur de la prison : « J’ai ordre de vous annoncer, dit ce dernier, que le gouvernement a décidé votre départ. -Vraiment ! Bientôt ? — Demain matin. — Pour quelle partie du monde ? – Les Bermudes. — Et par quel moyen de transport ? — Un vaisseau de guerre qui est arrivé aujourd’hui dans le port. » M. Grace l’informa ensuite que le gouvernement avait donné l’ordre de ne pas le traiter comme un convict ordinaire, de lui laisser ses habits, de ne pas lui mettre les fers aux pieds et de le traiter en tout comme une personne bien élevée et un gentleman. Le lendemain, on s’embarque pour les Bermudes à bord du vaisseau de guerre le Scourge, capitaine Wingrove, homme d’environ cinquante ans, bilieux, taciturne et très affable, qui reçoit le prisonnier à sa table, lui donne la permission d’aller et de venir sur le pont, pourvu qu’il avertisse la sentinelle chargée pour la forme de le surveiller. Les officiers de l’équipage se mettent à la disposition de M. Mitchel, lui offrent des livres et tâchent de lui rendre le voyage le moins ennuyeux possible. En vérité, j’ai peine à comprendre les anathèmes de M. Mitchel contre les Carthaginois. De quelque côté qu’on se tourne, on n’aperçoit que d’honnêtes gens, d’une affabilité et d’une indulgence vraiment étonnantes. M. Mitchel a été fort heureux d’être condamné au régime des pontons de l’aristocratique Angleterre ; supposons-le réduit à passer quelque temps sur les pontons de la république démocratique française : peut-être, avec sa santé délicate, son tempérament nerveux et irritable, n’aurait-il pas aujourd’hui l’occasion d’imprimer son volumineux torrent d’injures. Si M. Mitchel est mécontent de la manière dont les Carthaginois l’ont traité, il a le goût bien difficile.

Que faire en mer pendant une longue traversée ? Bâiller, rêver, lire, méditer des plans de vengeance, telles sont quelques-unes des occupations de M. Mitchel. Il trompe son ennui en dissertant sur le suicide et lord Bacon, sur M. Macaulay et sir Alexandre Burnes, sur la politique anglaise et le mérite des diverses autobiographies restées célèbres. Son journal est curieux pour nous en ce qu’il réveille le souvenir de choses passées maintenant à l’état d’histoire. Pendant que ce malheureux s’ennuie et trompe son ennui de son mieux sur les plaines sans fin de l’Océan, qu’autour de lui tout est calme et silence, qu’on n’entend d’autres bruits que le sifflement du vent à travers les cordages, les ordres des officiers, les jurons des matelots, que se passe-t-il dans cette partie du monde d’où il vient d’être banni ? Chacune des pages de ce journal porte une date célèbre. Le jour où il a écrit cette imprécation contre l’Angleterre, le prince Windischgraetz faisait bombarder Prague ; cette dissertation porte la date des journées de juin ; cette autre, celle de telle discussion fameuse au parlement de Saint-Paul ; cette dernière, celle de la malheureuse tentative de Smith O’Brien et de ses confrères. Il pense quelquefois à l’Irlande, lorsque sa haine de l’Angleterre lui laisse quelques momens de répit. Que vont faire ses amis ? Meagher est éloquent et ardent, mais il n’est pas assez prudent ; O’Brien est hardi et généreux, mais capricieux et intraitable. Le journal le Freeman se tiendra dans la légalité jusqu’à ce que l’orage soit passé ; le journal la Nation s’amusera à faire des dissertations girondines. Dillon et O’Gorman sont braves, mais ils ne sont pas assez exaspérés. Le prisonnier compte principalement sur Martin et Reilly pour accomplir l’œuvre qu’il a laissée derrière lui. Patience ; avant peu, il aura de leurs nouvelles à tous. Nous aurions mieux aimé, pour notre plaisir, que durant ces longues journées de traversée il eût pensé plus souvent à l’Irlande, à ses traditions, à ses mœurs, et qu’il se fût plus souvent promené sur le pont en murmurant quelque chant irlandais, comme celui qu’il murmura en vue des Bermudes :

L’Irlande est un pays hospitalier et riche en douces choses !
Ullagone dhu oh !
Il y a du miel dans les arbres là où s’étendent ses ombreuses vallées,
Et les sentiers des forêts sont en été rafraîchis par les cascades ;
Il y a de la rosée en plein midi et de fraîches sources dans les jaunes sables,
Sur les belles collines de l’Irlande bénie.
Ullagone dhu oh !

Les îles Bermudes ne sont pas précisément une terre aussi hospitalière que l’Irlande. Au XVIe siècle, ainsi que nous l’apprend Washington Irving, qui dernièrement a raconté leurs légendes avec ce talent romanesque qui lui est propre, elles passaient pour le séjour des démons et des âmes damnées. Des tempêtes, disait-on, assiégeaient incessamment ces rivages, que les esprits seuls pouvaient visiter. C’est là qu’Ariel, le serviteur dévoué de Prospero, allait recueillir la rosée nécessaire aux sortilèges de son maître ; l’orageuse Bermuda, ainsi les désigne le grand poète anglais. Les Bermudes méritent jusqu’à un certain point leur réputation par leur aspect inhospitalier, leur aridité, leur sécheresse. C’est là, sous un soleil brûlant, que M. Mitchel devait accomplir sa peine. Le lendemain de son arrivée, il quitta le Scourge et fut transporté sur le ponton le Dromadary. Cette vie des pontons, qu’il mena environ six mois, n’était pas faite pour rasséréner son âme et le ramener à des sentimens de douceur. Une désespérante monotonie planait tout autour de lui : toujours la mer avec son horizon uniforme, toujours l’aspect d’une terre aride et brûlante, et pour unique distraction la société des convicts ! Réduit à une solitude forcée, le prisonnier se replie sur lui-même, il vit de sa substance, et sans les tempêtes muettes qui s’élèvent dans son âme et qui font battre plus fortement son pouls, il perdrait le sentiment de la vie et de ses dramatiques agitations. Quel martyre pour un Irlandais vif, avide d’émotions ! Les rares incidens qui viennent de temps à autre briser cette monotonie sont d’un caractère horrible comme le monde de convicts qui s’agite sur ces prisons flottantes. Un jour, trois convicts s’échappent du ponton le Coromandel. Profitant d’une nuit pluvieuse, ils gagnent la terre, pillent une maison ou deux, et après avoir fait leurs provisions par ce moyen expéditif s’emparent d’un bateau dans l’intention de se diriger vers l’Amérique du Nord. Le bateau va donner contre un banc de sable, les fugitifs sont saisis, condamnés par le gouverneur à être fouettés successivement sur les trois pontons, le Coromandel, le Dromadary et le Medway, et à recevoir chaque fois vingt coups de fouet chacun. Cet horrible châtiment fut rigoureusement exécuté. Après les avoir fouettés sur le Medway, on les transporta, enveloppés de couvertures, sur le Dromadary. « L’un d’eux, après avoir reçu une vingtaine de coups, s’évanouit. La flagellation cessa pendant dix minutes environ, et le chirurgien fit de son mieux pour faire revenir à lui le misérable, qui reçut le reste de son châtiment. Il fut ensuite transporté, gémissant et criant encore, sur le Coromandel, déshabillé de nouveau et de nouveau martyrisé. Les deux autres supportèrent leur châtiment en silence ; mais j’entendis l’un d’eux crier une fois au quartier-maître : — Ne frappez pas plus bas que vous ne devez frapper ; le diable vous emporte ! » Le châtiment est un peu sévère. Quelle réflexion croyez-vous que fasse là-dessus M. Mitchel ? « Ce n’est pas, dit-il, que je trouve mauvais qu’on frappe des criminels, lorsque cela est nécessaire, pour le maintien de la discipline ; mais pensez que des soldats et des marins sont exposés à être fouettés comme des chiens ! » N’en déplaise à M. Mitchel, il est beaucoup plus légitime peut-être d’appliquer la peine du fouet à un marin ou à un soldat, dans un pays où le fouet remplace les autres moyens de discipline, que de fouetter à mort un convict. L’indiscipline d’un matelot ou d’un soldat peut être contagieuse et compromettre les plus graves intérêts d’une nation ; mais quels intérêts compromettaient ces pauvres diables qui, après tout, en essayant de s’évader, avaient obéi à un instinct très naturel à l’homme, celui de la conservation ?

Un organe très intéressant du parti radical anglais, le Leader, publie toutes les semaines un petit sommaire des crimes commis à Londres et dans les environs sous ce titre satirique : Our civilisation (notre civilisation). Tous les actes sauvages de la nature humaine sont là enregistrés à côté des colonnes qui rendent compte des séances de l’imperial parliament, du mouvement du commerce, des représentations dramatiques et des livres nouveaux. Mis en face du tableau brillant de la civilisation, ce petit chapitre se dresse comme un redoutable memento ; c’est la tête de mort au banquet épicurien, la goutte d’acide dans le vase de parfums. Cette comparaison de la civilisation et de la barbarie peut se faire, nous ne savons pour quelle cause, plus facilement en Angleterre que dans aucun autre pays, et c’est là l’ombre funeste qui s’étend sur cette opulence et cette prospérité. L’Angleterre est un grand pays, répétons-nous tous à l’envi, et cependant visitez-la, ouvrez les livres qui en parlent : quels sont les chapitres les plus curieux ? L’auteur commencera inévitablement par parler de la grandeur, de l’activité de cette nation, et puis, lorsqu’il viendra aux détails et qu’il racontera ce qu’il a vu de plus intéressant, vous courez risque de tomber sur des sujets tous plus sinistres les uns que les autres : paupérisme anglais, prostitution anglaise, prisons, établissemens de convicts, tread mills, workhouses, ragged schools, institutions fort originales, mais qui ont quelque chose de repoussant. C’est là le vilain côté de cette civilisation ; elle semble souvent n’avoir été inventée que pour fournir des sujets d’étude aux économistes dans ce qu’elle a de bon et aux criminalistes dans ce qu’elle a de mauvais. Sa littérature elle-même n’est intéressante que lorsqu’elle roule sur ces sujets lugubres. Qui ne préférerait l’enquête de M. Mayhew, par exemple, aux trois quarts des conceptions poétiques des dernières années, et un roman plus ou moins humanitaire de Dickens à tous les romans de high life ? Cette observation ne doit rien enlever à l’admiration méritée à laquelle a droit l’Angleterre ; nous n’avons voulu que constater un fait qui est d’ailleurs trop apparent, hélas !

De même qu’à Londres un voyageur inattentif risque fort de ne voir que des magasins et des mendians, aux Bermudes M. Mitchel ne voit que des convicts. Les renseignemens qu’il donne sur leur vie et leurs habitudes ne sont cependant pas aussi défavorables qu’il le croit au système de transportation adopté par l’Angleterre. Les mendians et gens sans aveu des quartiers pauvres de Londres parlent, dit-il, de la transportation sans horreur et sans répugnance, et considèrent même comme un bienfait d’échanger leur sordide liberté contre la condition de convict. Un jeune homme, serrurier de son état, transporté aux Bermudes, se trouvait enchanté de sa nouvelle position. — Ici on n’a pas à travailler, écrivait-il à ses parens, on n’a rien à faire qu’à manger, boire et se promener comme un gentleman. S’il avait su quelle agréable condition était celle de convict, il se serait fait transporter depuis bien des années. Il avait l’intention d’épouser une négresse et de vivre tranquille et heureux aux Bermudes jusqu’à la fin de ses jours. — Si le châtiment des convicts est aussi doux, pourquoi donc M. Mitchel accuse-t-il ce système de transportation d’avoir été inventé par le « diable, aidé de quelques amis ? » D’ailleurs l’important pour une société n’est pas, après tout, de faire subir un châtiment plus ou moins cruel aux coupables ; l’important, c’est de se débarrasser d’un membre gangrené. Si les convicts se trouvent heureux d’être loin de l’Angleterre, l’Angleterre de son côté doit se trouver assez satisfaite de n’avoir pas à surveiller, à garder, à loger dans ses prisons une multitude de malfaiteurs qui ont mis sa sécurité en péril. Maintenant que des demi-coupables, des natures à demi perverties seulement, se trouvent jetés au milieu de cette hideuse population et achèvent de se dépraver en sa compagnie, c’est un malheur sans doute, mais un mal que produisent également tous les systèmes de répression du crime, bagnes, prisons, colonies de convicts. La critique de M. Mitchel n’est ni juste, ni raisonnable. Le même phénomène se remarque et chez nous et chez toutes les nations européennes. M. Mitchel raconte avec horreur qu’une des choses qui l’ont le plus frappé dans la vie des convicts, c’est le respect profond qu’ils ont pour les plus scélérats d’entre eux ; mais ce fait n’est point propre seulement aux colonies de convicts, il est universel, parce qu’il est fondé sur la nature humaine. Dans le monde du crime, les lois morales sont renversées, mais non détruites, et de même que dans la société nous admirons d’autant plus un homme qu’il est plus vertueux et plus saint, les criminels admirent d’autant plus un de leurs semblables qu’il est plus scélérat. C’est leur hero worship, leur culte des héros. Si M. Mitchel visitait les bagnes et les prisons de la France, il y trouverait le même phénomène. La vanité du crime est un fait bien connu. M. Mitchel ne se rappelle-t-il pas cette anecdote racontée par Carlyle, touchant une criminelle fameuse : « Ne regardez pas trop de son côté, recommanda le geôlier aux visiteurs, cela excite sa vanité. » Les critiques de M. Mitchel contre l’Angleterre ressemblent souvent à sa critique sur les établissemens de convicts : elles pourraient être adressées aussi bien à un gouvernement quelconque qu’au gouvernement anglais.

M. Mitchel cite un assez curieux échantillon de cette singulière vanité qui est propre aux scélérats. Quelque temps après son arrivée aux Bermudes, il reçut la visite d’un convict, âgé de quarante à cinquante ans, solidement bâti, et d’une physionomie qui indiquait que l’homme était plein de l’idée de son importance personnelle.

« Si je puis faire quelque chose pour vous, monsieur, j’en serai fort heureux. Je suis Garrett. — Garrett ! répondis-je ; quel Garrett ? — Garrett, monsieur, Garrett. Vous devez bien me connaître, mon affaire a été rapportée par tous les journaux ; Garrett, vous savez ? — Je n’ai jamais entendu parler de vous, Garrett. — Oh ! monsieur, vous devez bien connaître toute cette affaire, la grande affaire du chemin de fer, vous vous rappelez ? — Non, pas le moins du monde. — Eh bien ! c’est moi qui suis M. Garrett, j’étais employé dans le chemin de fer (j’ai oublié le nom de la ligne) ; je réalisai là une affaire de quarante mille livres sterling, quarante mille livres, monsieur ! Je les ai laissées, en m’en allant, à mistress Garrett ; elle vit en Angleterre très comfortablement. Voilà deux ans que je suis ici, je m’y plais beaucoup. Il y a ici des brunes diablement belles, monsieur. Je suis très considéré ici. J’ai fait grande sensation, lorsque je suis arrivé. Dans le fait, jusqu’à votre venue, j’étais regardé comme le plus grand homme de la colonie. Quarante mille livres, monsieur, pas un liard de moins ; mais maintenant vous m’avez complètement détrôné. » Je me levai et m’inclinai. L’idée écrasante que j’avais pu détrôner un voleur de quarante mille livres sterling était un fardeau trop lourd pour moi. Aussi lui dis-je en m’inclinant gracieusement : « Oh ! monsieur, vous me faites trop d’honneur. Je suis sûr que vous êtes bien plus digne que moi de ce poste de distinction, car je n’ai jamais vu dans ma vie autant d’argent à la fois. — Mon cher monsieur, me répondit-il, vous, vous êtes un prisonnier d’état, un martyr patriotique, etc., mais on lit aussi une affaire d’état de ma petite affaire. Lord John Russell, depuis mon arrivée ici, m’a fait dire en particulier qu’il consentait à une remise complète de ma peine, si je voulais lui révéler ma méthode, c’est-à-dire la manière dont je me suis procuré cet argent. Ils voudraient se garantir à l’avenir contre de pareilles mésaventures, vous comprenez ? — J’espère, monsieur, dis-je en m’inclinant respectueusement, que vous avez traité la demande de cet homme comme elle le méritait. » Le mécréant cligna d’un œil. J’essayais de cligner aussi de l’œil, mais n’ayant pas réussi, je m’inclinai de nouveau. — Vous pouvez en être sûr, me répondit-il, je ne me moque pas mal d’eux tous. Je me plais beaucoup ici ; je n’ai pas été indisposé un seul jour. Je vais souvent à l’île la plus voisine visiter les canards du docteur Beck. Ah ! monsieur, il y a dans cette île deux ou trois filles de couleur qui sont réellement très belles, puis je corresponds quelquefois avec les journaux. J’ai des moyens particuliers de me faire envoyer tout ce qui m’intéresse sans qu’on en sache rien. Je me ferai un vrai plaisir, monsieur, de vous faire parvenir par cette voie ce dont vous pourrez avoir besoin. — Non, Garrett, lui dis-je, importuné à la fin ; laissez-moi. » Le vieux scélérat parut un peu déconcerté, mais sortit immédiatement, et comme je priai le docteur Hall de prendre à l’avenir des mesures pour me dispenser de ses visites, je ne le revis plus. »

Cependant cette vie monotone était interrompue çà et là par quelque incident. De loin en loin M. Mitchel recevait des nouvelles de la terre natale, nouvelles pénibles, mais qui, dans l’état de fièvre où il vivait, ainsi que le témoignent les élucubrations de haineuse métaphysique que contient son journal, étaient pour lui comme un baume rafraîchissant. L’homme est ainsi fait qu’une émotion douloureuse est presque un bienfait dans certaines circonstances, parce qu’elle nous fait rentrer dans les conditions ordinaires de l’humanité. L’esprit humain a aussi ses hydrophobies et sa rage, qu’une saignée pratiquée à propos peut dissiper. Si l’homme hait souvent, parce qu’il a beaucoup souffert, il est certain aussi qu’il hait moins lorsqu’il soutire. Les compagnons que M. Mitchel a laissés en Irlande partagent successivement son sort : la loi de haute trahison, vigoureusement appliquée par lord Clarendon, a produit l’effet que nous avons signalé ; elle a tué la révolution en détail en frappant successivement chacun de ses organes. M. Meagher a parlé, vite un mandat d’arrestation ; John Martin, rédacteur de l’Irish Felon, a élevé la voix un peu trop haut, il est emprisonné ; M. Duffy, rédacteur de la Nation, et MM. O’Dogherty et Williams, rédacteurs de l’Irish Tribune, ont subi le même sort. Tous les journaux ont été supprimés ; la loi de l’habeas corpus a été suspendue. Puis les procès commencent, procès dont l’issue n’est pas douteuse. Le premier qui succombe, c’est le compagnon préféré de M. Mitchel, John Martin, condamné à dix ans de transportation. Cependant il est évident que quelle que soit la surveillance de l’Angleterre, l’Irlande est en fermentation et qu’une insurrection est sur le point d’y éclater. Que s’y passe-t-il ? comment le savoir ? Défense expresse a été faite de communiquer aucun journal ou écrit politique à M. Mitchel ; mais une main obligeante jette dans son appartement un paquet de journaux. Une insurrection a éclaté dans le comté de Tipperary et a été promptement réprimée. Smith O’Brien, Meagher, O’Donoghue et Térence Mac Manus ont été condamnés à mort pour la forme, à la transportation en réalité. Des mandats d’arrestation ont été lancés contre O’Gorman, O’Reilly et O’Doheny, qui sont parvenus à s’échapper ; d’autres coupables sont emprisonnés et attendent leur jugement. Tout est fini, et la révolution peut continuer sur le continent ; encore une fois l’Angleterre est sauvée.

Sous le coup de tant d’émotions contraires et violentes, la santé naturellement délicate de M. Mitchel s’était sensiblement altérée. Un jour le docteur Hall entra dans sa chambre et lui déclara que sous le climat des Bermudes il n’y avait pour lui aucune chance de guérison, que son état empirerait de jour en jour. « N’y a-t-il donc pas d’espoir ? demande M. Mitchel. — Si, relativement à vous je crois qu’on peut obtenir quelque chose : demandez sans retard à changer de lieu d’exil. — Mais, répondit-il, depuis qu’on m’a déclaré traître, je n’ai jamais imploré aucun genre d’indulgence. Je ne puis faire aucun appel ad misericordiam. » Le docteur, guidé par son humanité, trouva un moyen jésuitique de tirer le prisonnier d’embarras, « Non sans doute, dit-il, vous ne le pouvez pas ; mais écrivez au gouverneur, informez-le de votre état de santé et appuyez-vous sur mon témoignage. — Mais pourquoi ne lui diriez-vous pas tout cela vous-même ? — Je ne le puis, je ne le puis ; les formes doivent être observées. Je ne puis intervenir officiellement avant que vous ayez régulièrement informé le gouverneur de l’état de votre santé. — Non, docteur, je vous suis reconnaissant, mais jamais je n’implorerai la clémence du gouvernement anglais. Je ne donnerai pas un pareil démenti à ma vie passée et à mes opinions présentes ; je ne mangerai pas de la boue. » L’excellent et sensible Carthaginois fit mine de se retirer ; tout à coup il se retourna brusquement, les larmes aux yeux, et frappant sur l’épaule du prisonnier : « Ainsi vous allez vous laisser mourir, lorsque vous pourriez si aisément obtenir d’être transporté ailleurs, sous un climat plus sain ? Écrivez au gouverneur, une simple lettre suffira. Je sais qu’il ne demande pas mieux que de faire tout ce qu’il pourra en votre faveur. » M. Mitchel consentit enfin et demanda à être transporté sous un autre climat ; le gouvernement anglais lui accorda cette demande avec empressement. Le Cap était la colonie désignée pour le séjour de M. Mitchel.

Après avoir passé environ huit mois aux Bermudes, M. Mitchel partit pour le lieu de sa nouvelle destination en avril 1849, sur le vaisseau le Neptune, faisant toute sorte de rêves de vie pastorale que le commandant du navire dissipa bientôt en lui apprenant que la colonie était en état d’insurrection, qu’elle refusait de recevoir les convicts envoyés par le gouvernement, que sir Harry Smith, le gouverneur, avait demandé des instructions, et que lord Grey avait répondu par l’ordre positif de débarquer la cargaison de trois cents convicts que portait le Neptune. Le commandant du navire lui révéla aussi un autre fait plus désagréable : le gouvernement avait donné l’ordre qu’on ne laissât le prisonnier manquer de rien, mais il avait défendu expressément aux officiers de l’équipage d’entretenir aucune relation avec lui. La conduite du capitaine Wingrove et des officiers du Shearwater ayant été blâmée et ayant donné lieu à différentes discussions dans le parlement, le gouvernement avait cru devoir prendre cette mesure, qui n’était, après tout, qu’une inutile tracasserie. Malgré cette surveillance plus importune et cette solitude forcée, le voyage fut agréable, et on atteignit Pernambuco vers le milieu du mois de juillet, très juste à temps, car les provisions allaient manquer, et on pouvait craindre une révolte à bord. « Le ministre de l’équipage, qui est très gras, me fit part de ses anxiétés il y a quelques jours, les lèvres pâles de frayeur. — Nous aurons une révolte, me dit-il, nous aurons le meurtre, le cannibalisme et toute sorte d’horribles choses. — Je lui répondis que le cannibalisme commençait à devenir une chose très ordinaire, qu’en Irlande, depuis quelque temps, les habitans se mangeaient les uns les autres parfaitement, en dépit de leur état de maigreur, et, en disant ces mots, je jetai un regard sur son abdomen bien nourri. Il tressaillit visiblement, et me répondit qu’il espérait que tout se terminerait bien. » Tout se termina bien en effet, et le Neptune ne vit point se renouveler les scènes de la Méduse ni celles de la barque de don Juan.

Le 18 juillet 1849, on était en vue de Pernambuco, belle ville brésilienne couvrant le rivage sur une étendue de deux milles environ et présentant aux regards fatigués de la majestueuse monotonie de la mer un paysage magnifique et varié. En face de la ville s’étend l’Océan, et par derrière, du haut du vaisseau, on peut voir s’étendre l’ombre de forêts immenses. Une luxuriante végétation envahit la ville elle-même, comme si la vigoureuse nature de ce pays voulait disputer à l’homme son empire et regrettait de céder la place aux blanches maisons et aux monastères qu’elle décore de ses ombrages. Dans le lointain, on peut apercevoir les mules trottant d’un pas grave dans les sentiers des forêts, les plantations de café, de sucre et de tabac ; dans le port flottent les bannières de toutes les nations, États-Unis, France, Angleterre, Hollande. Des bateaux chargés d’oranges, de citrons, de légumes et de pain frais, montés par des esclaves brésiliens, arrivent au vaisseau. La vue de ces esclaves cause autant de déplaisir à M. Mitchel que les oranges apportées par eux lui causent de plaisir. Ainsi donc partout il rencontrera l’injustice et la tyrannie humaines ; mais il se console en songeant qu’après tout ces esclaves sont mieux traités que les Irlandais libres, qu’ils sont d’humeur gaie, qu’ils n’ont pas à craindre la famine ou la suspension de l’habeas corpus, et il renouvelle à ce sujet une observation très ancienne : c’est que les esclaves dans les colonies françaises, espagnoles ou portugaises ne sont pas traités aussi durement que dans les colonies anglaises ou en Amérique ; « car, remarque avec amertume M. Mitchel, à l’exercice du pouvoir cette race anglo-saxonne ajoute toujours l’insolence. » Un autre trait des mœurs de l’Amérique du Sud, c’est, comme chacun le sait, l’amour de la flânerie et du far niente merveilleusement favorisé par la religion catholique. Le Neptune était depuis trois semaines en vue de Pernambuco, et l’équipage n’avait pas encore pu se procurer les provisions qui lui manquaient. Tantôt le temps était mauvais, et les timides Brésiliens n’osaient pas se hasarder ; tantôt c’était un jour de fête, et les citoyens de Pernambuco se promenaient dans leurs beaux habits des dimanches, sans s’inquiéter du Neptune et de ses provisions. Abord, les matelots pestaient en attendant contre les Brésiliens, leur paresse et leurs jours de fêtes. « Voyez-vous l’excuse que donnent ces drôles ! dit un des officiers de l’équipage à M. Mitchel. Ils ne veulent pas exposer leurs esclaves par ce temps-là ; que le diable les emporte ! Des Américains ou des Anglais auraient terminé depuis longtemps toutes ces affaires. » Sur quoi M. Mitchel, en véritable Irlandais, prend le parti des Brésiliens et fait la réflexion suivante : « Je respecte une nation indolente, une nation qui prend son temps, qui a ses jours de fête et n’expose pas ses esclaves. Vos Anglais et vos Yankees vont trop de l’avant ; ils se donnent à peine le temps de manger et de dormir, ils chauffent à un trop haut degré la machine sociale, sont toujours hors d’haleine, et ils appellent cela vivre ! Longue vie et prospérité aux sujets de l’empereur qui veulent jouir de leur existence ! Puissent-ils récolter longtemps sans avoir besoin de semer ! puissent de leurs cannes à sucre jaillir longtemps des flots de douceur et leurs prairies sans bornes nourrir d’innombrables troupeaux ! Ainsi les jours de fête abonderont, et la Vierge et tous les saints seront justement honorés. » Cependant, en dépit des jours de fête, les retards eurent une fin, et le Neptune reprit sa route sans que M. Mitchel eût mis pied à terre. Le paysage américain s’était dressé devant ses yeux comme une apparition des rêves. Enfin, vers le milieu de septembre, on atteignit le cap de Bonne-Espérance, et bientôt le Neptune entra dans la baie de Simon.

Là cependant ne devaient pas s’arrêter les pérégrinations de M. Mitchel. Au Cap comme à Pernambuco, il fut condamné à être spectateur du panorama qui s’agitait à terre sous ses yeux ; mais cette fois le spectacle était émouvant et remplit de douces émotions le cœur de M. Mitchel. Là il ne fut pas seulement un spectateur passif, il fut acteur métaphysiquement, acteur en pensée, d’âme et de cœur. L’Angleterre était en péril, la colonie était soulevée contre le gouvernement. On sait l’origine de cette querelle. Malgré l’assurance donnée par lord Grey, que le gouvernement n’enverrait de convicts dans aucune colonie sans le consentement des habitans, un ordre du conseil avait décrété l’envoi au Cap de plusieurs cargaisons de criminels. Grande fut l’agitation parmi cette population morale, austère, en partie d’origine hollandaise. Les rigides Boers se soulevèrent, ils déclarèrent qu’ils ne permettraient pas que leurs demeures et leurs propriétés fussent souillées par le voisinage de misérables plus dangereux que les Cafres eux-mêmes. Jusqu’alors ils avaient vécu tranquilles et heureux, d’une vie patriarcale, connaissant à peine le meurtre, le vol et les mauvaises mœurs, et voilà qu’on envoyait à cette population calviniste tous les prédestinés à la damnation, tous les élus de Satan ! Si les progrès que le gouvernement anglais méditait pour la colonie étaient l’introduction du vol, du viol, de la prostitution, de l’ivrognerie, les colons le dispensaient de son bon vouloir à leur égard ; si d’autre part il avait l’intention de se débarrasser en leur faveur de tous les drôles qui gênaient la société anglaise, et de faire du Cap un réservoir des égouts de Londres, la colonie était en droit de légitime défense, et cet arbitraire égoïste autorisait la résistance la plus énergique. Les habitans résistèrent donc, forcèrent le conseil législatif à se dissoudre, et arrachèrent au gouverneur, sir Harry Smith, la promesse qu’à l’arrivée du Neptune, aucun convict ne descendrait à terre. La population tout entière se forma pour ainsi dire en comité d’insurrection, et jura solennellement de n’employer aucun convict, de ne rien vendre à un convict, de mettre hors la loi tout traître qui aurait secouru, logé, employé un convict. Aussi, lorsque le Neptune arriva dans le port, le commandant dut-il se contenter de jeter l’ancre dans la baie et d’attendre les instructions du gouverneur. Il ne faut pas demander si M. Mitchel était dans le ravissement ; cette querelle allait peut-être devenir fatale à l’Angleterre ? Il suivait la lutte avec passion, et poussait en l’honneur de l’insurrection de nombreux go on, go on, qu’il aurait bien voulu pouvoir lancer à haute voix, afin d’encourager la résistance ; il en eut du reste l’occasion une ou deux fois. Un officier de santé du port, le docteur Stewart, vint le trouver pour lui dire qu’en ce qui le concernait le peuple ne s’opposait point à son débarquement, et qu’il pouvait descendre à terre s’il lui plaisait. M. Mitchel refusa stoïquement en disant que les colons ne devaient pas faire d’exceptions en faveur d’un individu, qu’ils avaient engagé une lutte légitime, et que pour sa part il se réjouissait fort de les voir déterminés à résister à l’insulte abominable que leur avait faite le gouvernement anglais. Il profite ainsi de toutes les circonstances qui s’offrent à lui pour attiser le feu autant qu’il le peut.

Sir Harry Smith se trouvait fort embarrassé. Il ne pouvait sans danger autoriser le débarquement des convicts ; il ne pouvait sans nouveaux ordres du gouvernement renvoyer le Neptune dans une autre colonie. Le Neptune pouvait donc rester six mois encore en quarantaine forcée, et se dresser en face des colons comme une menace permanente. La vue quotidienne de ce vaisseau détesté entretenait l’agitation, qui allait chaque jour en croissant. Dans Simonstown, au Cap, dans toutes les villes et dans tous les villages de la colonie, les habitans tinrent des meetings où ils prirent des résolutions de la plus grande importance, et qui indiquaient qu’ils étaient résolus à une lutte acharnée. Ainsi les habitans de Simonstown signèrent un engagement par lequel il était défendu à tout commerçant de vendre n’importe quelle denrée ou quelle marchandise aux personnes à bord du Neptune ; des engagemens semblables furent pris dans tout le pays. Lorsqu’on voyageait dans l’intérieur, on ne pouvait obtenir ni logement, ni nourriture, si l’on ne présentait un certificat en langue anglaise ou hollandaise de l’anti-convict association de son district, déclarant qu’on avait souscrit l’engagement que nous avons rapporté et qu’on y avait été fidèle. À la question des convicts vinrent bientôt s’en mêler d’autres auxquelles celle-là avait ouvert la porte, et les colons demandèrent à plusieurs reprises, afin d’empêcher qu’à l’avenir on ne disposât d’eux sans leur permission, un gouvernement représentatif.

M. Mitchel rapporte diverses anecdotes relativement à l’anti-convict association, qui prouvent mieux que toutes les dissertations quel vigoureux esprit politique possèdent les Anglais et les Hollandais. L’équipage du Neptune, à qui les habitans de Simonstown avaient coupé les vivres, était menacé de mourir de faim. Un des employés du vaisseau descendit à terre, prit toute sorte de précautions pour qu’on ne supposât point qu’il appartenait au Neptune, et entra dans la boutique d’un boucher pour acheter du mouton. Il feignit d’être fort en colère, se donna pour l’économe d’un autre vaisseau, la Minerve, qui se trouvait dans le port, et demanda si les passagers et l’équipage devaient mourir de faim parce qu’une cargaison de gredins se trouvait dans le port. Le boucher ne se laissa pas éblouir par cette fausse colère et soumit l’acheteur à un sévère examen, qui n’amena aucun résultat fâcheux pour le Neptune. Toutes les ruses n’étaient cependant pas couronnées du même succès, car les colons soumettaient tous les acheteurs à un examen terrible. Malheur au marchand qui se laissait attendrir par un acheteur suspect, ou qui se laissait toucher par un sentiment de lucre ou de convoitise ! Lorsque les chefs de l’anti-convict association avaient connaissance de son délit, ils lui refusaient à son tour l’eau et le sel, le retranchaient pour ainsi dire de la communauté et défendaient à tous leurs compatriotes de faire aucune affaire avec lui. Cet ordre rigoureux était rigoureusement exécuté. L’aumônier du Neptune entre un jour dans une boutique de draperie pour faire quelques emplettes : l’étoffe était déjà pliée et payée lorsqu’un nouvel arrivant murmure quelques mots à l’oreille du boutiquier, qui refuse alors de livrer sa marchandise. L’aumônier fort irrité demande avec dignité si leur engagement les oblige à laisser un ministre de l’Evangile aller tout nu. Le marchand embarrassé répond qu’il doit, avant de rien livrer, consulter M. Fairbairn, — journaliste du Cap qui dirigeait avec un certain mynheer Smuts l’anti-convict association, — et M. Fairbairn répond impitoyablement que l’aumônier peut aller, s’il lui plaît, chercher des vêtemens chez le gouverneur. Les délinquans innocens, ceux qui par méprise avaient vendu un objet quelconque à un membre du gouvernement, étaient obligés d’écrire des lettres suppliantes à l’association pour rentrer en grâce auprès de leurs compatriotes, faveur qu’ils n’obtenaient pas toujours : s’humilier était encore le meilleur parti qu’ils pussent prendre. Un certain M. Letterstedt intenta une action en dommages-intérêts contre M. Fairbairn, qui l’avait désigné nominativement à la vengeance publique : les défendeurs déclinèrent la juridiction de la cour sous le curieux prétexte que deux des trois juges avaient déjà préjugé la question en déclarant que le gouverneur agirait illégalement en renvoyant le Neptune de sa propre autorité. Un des juges se retira, et les deux autres continuèrent le procès. Les défendeurs déclarèrent alors qu’ils ne se défendraient pas, considérant que les magistrats n’avaient aucune autorité pour juger l’affaire ; quelques jours après, le plaignant lui-même retira sa demande, et le procès finit faute de plaideurs. Des scènes de ce genre se passaient chaque jour, et les fonctionnaires du gouvernement donnaient en masse leurs démissions.

Cependant cette situation ne pouvait durer longtemps. Les classes inférieures souffraient cruellement de cette cessation du commerce, et les marchands de cette inaction forcée. Des émeutes éclatèrent contre les chefs de l’association. Certes le gouvernement anglais aurait pu profiter de cette fermentation populaire pour étouffer le mouvement. Sir Harry Smith avait des forces suffisantes pour réduire une population de deux cent mille âmes tout au plus, éparse sur un immense territoire. Le gouvernement anglais céda prudemment. Au mois de février 1850 arrivèrent les dépêches de lord Grey, qui tirèrent sir Harry Smith de ses terribles embarras. Tous les convicts à bord du Neptune reçurent comme compensation des souffrances qu’ils avaient endurées un pardon conditionnel, à l’exception de M. Mitchel, qui dut recommencer ses pérégrinations maritimes. Le Neptune mit à la voile pour la terre de Van-Diémen.

M. Mitchel a une terrible imagination. Au moment de partir pour ce dernier voyage, il se met en frais de poésie lugubre. Il se représente la terre de Van-Diémen comme une terre de ténèbres et d’horreur ; là il ne rencontrera que solitude et souffrance ; tous les habitans sont des convicts. Il lui semble qu’il va descendre aux sombres royaumes de Dis, qu’il va traverser le Styx, entendre les rugissemens du Cocyte et se voir plongé dans les eaux enflanimées du Phlégéton. Il aime volontiers à s’exagérer son malheur, sans doute afin d’avoir l’occasion de lâcher quelque nouveau torrent d’injures contre l’Angleterre. Il appelle à son secours toute la philosophie et toutes les consolations du Portique, de l’Académie et du mont des Oliviers. Much ado about nothing, beaucoup de bruit pour rien ! comme dit Shakspeare. On arrive à la terre de Van-Diémen, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Le climat est sain, le pays charmant, les convicts se gardent d’importuner M. Mitchel ; la police anglaise ne l’inquiète point et même le laisse en liberté sous condition ; il retrouve ses anciens amis, vit, dîne, fume et chasse avec eux ; sa santé se rétablit à vue d’œil, sa femme et ses enfans viennent le rejoindre. Il a l’occasion, qu’il n’aurait jamais eue en Europe, de chasser le kanguroo, et même dans cette terrible ville d’Hobart-Town, la ville des convicts, n’a-t-il pas eu une des chances les plus heureuses qu’on puisse désirer ? Il y a rencontré, paraît-il, la plus belle femme qui existe actuellement dans le monde, une Anglaise née en France, et qui, après avoir absorbé pour ainsi dire tous les élémens de beauté que l’ancien monde pouvait fournir, était venue dès son plus jeune âge développer sous un climat plus chaud ces germes choisis. M. Mitchel parle en termes lyriques de ce chef-d’œuvre de la nature ; mais est-il donc entièrement inhabile dans les arts du dessin ? Il aurait dû orner son livre d’une esquisse de cette belle personne, et donner des renseignemens plus précis. Nous ne sommes pas devenus si matériels et si peu chevaleresques, qu’il ne puisse se trouver encore en Europe bien des gens tout prêts à faire le voyage même d’Hobart-Town pour contempler l’incarnation de l’idée de beauté. Nous recommandons ce voyage à toutes les personnes riches, ennuyées, n’ayant rien à faire. M. Mitchel a eu le bonheur de contempler cette splendide apparition, dont (selon ses propres expressions) le regard est si puissant que, lorsqu’il s’arrête sur vous, le sang abandonne les joues, et que pendant une minute ou deux le pouls s’arrête pour battre ensuite plus vivement ! Comment se plaint-il encore de l’Angleterre ? Il est bien ingrat. Si, comme il le dit très bien, c’est un grand moment dans la vie d’un homme que celui où il a pu contempler le suprême beau, c’est à l’Angleterre qu’il doit cette rare fortune. Trêve de plaisanteries : nous compatissons bien volontiers à toutes les souffrances, mais franchement M. Mitchel a trop d’imagination.

Aussitôt après son arrivée, un officier de police se présenta à lui au nom du contrôleur-général et l’informa qu’il pourrait résider en liberté dans n’importe quelle partie de la colonie, sans autre formalité à remplir que de se présenter une fois par mois au magistrat de police de son district et à la condition de promettre qu’il ne profiterait pas de cette permission pour s’évader. Smith O’Brien avait refusé de faire cette promesse, et avait été en conséquence interné dans une petite île de la côte, Maria-Island, où il était sévèrement surveillé ; mais Meagher, Martin, O’Doherty et les autres avaient accepté cette liberté et fait la promesse requise. M. Mitchel suivit l’exemple de ces derniers et demanda à pouvoir se rendre dans un district nommé Bothwell, où vivait son ami John Martin : sa demande lui fut accordée.

Il était défendu aux exilés de sortir du district qu’ils avaient choisi ; cependant la surveillance n’était pas si rigoureuse qu’ils ne pussent se visiter et communiquer ensemble en prenant quelques précautions. M. Mitchel et son ami Martin allèrent à la rencontre de Meagher et d’O’Doherty. En se voyant, les exilés partirent d’un immense éclat de rire, d’un rire hystérique et nerveux, de ce rire qui est un des signes physiologiques d’une nature vive et violente, et qui remplace les larmes. « Je ne sais si ce fut élan tumultueux du cœur ou bizarre perversité de sentiment, mais nous fîmes tous à la fois retentir les bois de notre rire, rire long et bruyant, qui réveilla deux sarcelles couchées parmi les roseaux du lac. » Lorsque ce rire irlandais eut duré assez longtemps pour exprimer tous les souvenirs amers, toutes les espérances déçues, toutes les souffrances subies et toutes les malédictions dont leur cœur était plein, ils causèrent longuement de l’Irlande et des prisons anglaises, de Smith O’Brien et de leurs compagnons d’exil. Hélas ! l’étourderie de l’Irlande l’avait accompagnée sur la terre étrangère. Les réfugiés irlandais en Amérique se disputaient chaudement sur des questions puériles, par exemple sur la question de savoir quel était le plus grand homme de la révolution de 1848. M. Mitchel avait son parti, et M. Meagher le sien, plus nombreux encore, et pendant que les deux proscrits causaient et fumaient tranquillement ensemble, des émeutes éclataient à New-York en leur honneur, des coups étaient même échangés entre leurs partisans respectifs. On causa beaucoup aussi de Smith O’Brien. Ce prisonnier avait, ainsi que nous l’avons dit, refusé la liberté sous condition qu’on lui avait offerte, et il avait été en conséquence traité beaucoup plus durement que ses compagnons. Il avait été soumis à une réclusion rigoureuse, et ce n’est que sur les représentations d’un officier médical qu’on lui avait permis de se promener dans Maria-Island, toujours accompagné d’ailleurs d’un constable armé. Ses lettres étaient ouvertes par les agens du gouvernement, et pendant longtemps on avait refusé de lui laisser recevoir ses provisions habituelles de cigares. En vérité nous nous sentons une certaine faiblesse pour ce hautain proscrit chez lequel l’orgueil du sang savait si bien dominer la souffrance. Descendant aristocratique d’une race royale à moitié sauvage, il supporte son exil morne, silencieux et fier comme un chef indien que les hasards de la guerre ont enlevé à sa tribu. M. Mitchel, que ses opinions violentes et son caractère plus violent encore séparent de Smith O’Brien, rend pleine justice aux qualités morales de ce dernier, qui ne blasphème ni n’injurie, qui ne se répand point en torrens d’insultes et ne s’épuise point en explosions de colère, qui n’éprouve pas le besoin d’annoncer ses malheurs à l’univers entier, mais qui supporte les coups du sort sans se plaindre, avec un calme mépris. Il visita Smith O’Brien quelque temps après sa première entrevue avec Meagher et O’Doherty, et nous a conservé les détails de leur conversation. Il décrit ainsi sa personne : « Sa santé décline visiblement, sa stature n’est plus aussi droite, ni son pas aussi majestueux ; sa chevelure grisonne, et son visage porte les marques du chagrin et de la passion. Il est triste de voir le plus noble des Irlandais jeté là au milieu de l’écume des prisons anglaises. Il a maintenant cinquante ans, et cependant, au milieu de ces bois et de ces collines, il conserve encore toute la gaieté de la jeunesse, mais adoucie et rendue pensive par le chagrin et assombrie par les fantômes des espérances ensevelies. »

Les deux proscrits parlèrent longtemps de la révolution de 1848, et Smith attribua son insuccès à l’influence du clergé. « Les prêtres m’entouraient partout, dit-il ; partout où un groupe se formait, ils accouraient, chuchotant quelques mots, et la foule se dispersait. J’ai vu des vieillards à cheveux blancs venir à moi, les yeux ruisselans de larmes, me dire qu’ils me suivraient joyeusement jusqu’au bout du monde, qu’ils avaient longtemps soupiré après ce jour, que Dieu savait si c’était à leur vie qu’ils tenaient, mais que, s’ils versaient le sang, ils perdraient leur âme immortelle. Ils me supplièrent à genoux de leur pardonner leur désertion. » L’issue de cette insurrection avait porté le coup mortel non-seulement aux espérances personnelles de Smith O’Brien, mais à ses espérances sur l’avenir de l’Irlande ; il acceptait sa défaite et regardait la nationalité irlandaise comme morte pour toujours. Dès lors, que lui importait le plus ou moins de liberté et de bonheur qu’il pouvait espérer encore ? Une fois il avait essayé de s’échapper : ses amis l’avaient averti qu’un bateau apparaîtrait à un jour fixé sur un certain point du rivage ; mais des retards eurent lieu, retards occasionnés, ainsi qu’il le sut plus tard, par le maître du bateau, qui vendit au gouvernement le secret du complot. À la fin, le bateau parut, et Smith O’Brien sauta dans la mer pour ne point perdre de temps. Lorsqu’il eut atteint le petit bâtiment, les trois traîtres qui le montaient lui montrèrent un constable armé d’un fusil, qui se tenait sur le rivage, et crièrent en même temps : « Nous nous rendons. » O’Brien refusa de se rendre, espérant que le constable ferait feu sur lui, mais les trois misérables se jetèrent sur leur prisonnier et le remirent entre les mains de son gardien. Depuis, il n’avait fait aucune tentative d’évasion, et il supportait fièrement sa destinée.

Un autre excellent type d’Irlandais est O’Reilly, caractère tout à fait différent de Smith O’Brien. Il ne se présente pas à nous en personne, mais il se dépeint lui-même sans y songer dans une longue lettre écrite des États-Unis à M. Mitchel, trop longue malheureusement pour être citée. Il est fort difficile de donner une idée de cette folle, étourdissante, agile, espiègle activité. Si un écureuil pouvait écrire, c’est sans doute ainsi qu’il écrirait. Cette lettre est un vrai phénomène ; elle ne contient réellement pas une pensée, et cependant chacun de ces mots est animé, chacun de ces mots est un geste, une grimace, une gambade, un éclat de rire. Il y respire je ne sais quelle turbulence insensée qui donne une sorte de vertige. On croit voir les bonds instinctifs de quelque gracieux animal des forêts, ou les jeux agiles et bruyans des souples lévriers. M. O’Reilly appartient incontestablement à la famille de ce capitaine celtique dont parle une ballade citée par M. Mitchel, et qui avait dans le sang de rouges éclairs. Il décrit une entrevue avec Kossuth, qui dut être fort désopilante, et à laquelle pour notre part nous aurions bien voulu assister. Figurez-vous ces deux étranges interlocuteurs, le celtique O’Reilly de Brefni-O’Reilly et le descendant des Tartares, gesticulant et criant à l’envi. « Kossuth s’agite beaucoup, dit M. O’Reilly ; il sautait sur sa chaise à la moindre contradiction, et gesticulait de la tête, des bras, des jambes, du visage, des yeux, de la barbe, du pouce et du cigare, appelant ainsi son corps tout entier au secours de sa terrible éloquence. » Comment gesticulait de son côté M. O’Reilly, sa lettre le dit assez. Dans son exil, il avait multiplié les efforts pour échapper à la pauvreté. Il avait rédigé un journal hebdomadaire, intitulé le Peuple, où il avait attaqué le principe américain de non-intervention. Le journal tomba bientôt. Les Américains ont conservé envers les Celtes la défiance traditionnelle des Anglo-Saxons, et « tous les lecteurs du journal jusqu’à mon tailleur inclusivement, écrit M. O’Reilly, souriaient et disaient : Très intelligent en vérité, mais Irlandais ! De leur côté, les prêtres me déclarèrent hérétique, de sorte que les servantes elles-mêmes se signaient à mon nom. C’est de cette manière que le journal tomba. » Il chercha ensuite un refuge dans le recueil intitulé Whig Review, et il essaya d’infuser dans ce journal conservateur quelques-uns de ses principes révolutionnaires à outrance. Les whigs le mirent à la porte en le traitant d’incendiaire, de loup revêtu de la peau du mouton, de monomane, etc. Expulsé du Whig Review, il va frapper à porte de la Démocratie Review, combat les whigs et les démocrates à vieilles tendances, et fait connaissance avec M. Douglas, le chef de la Jeune-Amérique, a un petit homme de quarante ou quarante-cinq ans, trapu, vigoureux, éloquent et intelligent, démocrate à outrance, et, pour un Américain, assez vigoureux ennemi de l’Angleterre. » Au milieu de tout cela, il se marie, perd ses enfans, est sur le point de perdre sa femme, rit, pleure, aime, hait, intrigue. Il semble voir les pirouettes d’un derviche tourneur. Véritablement il faut user d’images baroques pour donner une idée de la nature de cet homme. On dirait une âme semblable à ces esprits condamnés à tourbillonner sans cesse, enfermée dans un corps composé d’une substance élastique qui ne peut toucher terre sans rebondir, ayant du mercure en place de sang, et pour système nerveux les fils d’un télégraphe électrique. Intelligent, il l’est incontestablement, comme le prouve un certain discours prononcé en Amérique. « L’Irlande, y est-il dit, peut être l’avant-garde ou la Vendée de la révolution européenne. Jetez une armée sur son territoire, et vous anéantirez matériellement et financièrement l’empire britannique ; mais que la révolution éclate en Italie, qu’elle soit présentée en Irlande sous un jour faux par les Anglais et les prêtres, et l’Irlande sera la plus mortelle ennemie du républicanisme en Europe. »

M. Mitchel n’a couru sur la terre de Van-Diémen aucun des dangers qu’il redoutait. Les convicts et les bushrangers le laissèrent parfaitement tranquille. Il mena pendant plus d’une année une existence assez agréable en compagnie de son ami Martin. Il rencontra d’ailleurs plus d’une fois sur cette terre lointaine l’Irlande et la race celtique, et avec l’imagination qui le caractérise, il ne lui fut pas difficile de se figurer qu’il était sur le sol de la patrie. Nous avons mentionné la répugnance qu’éprouvent les Celtes à changer leurs habitudes et le soin avec lequel ils s’isolent, en compagnie de leurs souvenirs, sur la terre étrangère. M. Mitchel en eut la preuve dans la ferme de M. Kenneth Mackenzie, highlander originaire du comté de Ross et établi depuis longtemps en Tasmanie avec sa famille. Rien ne manquait du vieil ameublement celtique : dans la salle à manger était le rouet de la ménagère, et sur les murs brillait une vieille dague celtique ciselée qu’une des jeunes filles dégaina à la façon des highlanders pour la montrer aux étrangers. La mère était une vraie Celte, parlant mieux la langue erse que l’anglais. Tous les noms des enfans étaient celtiques et indiquaient une famille qui n’avait subi aucune influence ni aucun mélange, et cette famille n’était pas la seule ; M. Mitchel en mentionne une autre, la famille Connell, originaire du comté de Cork, dont la ménagère, mistress Connell, ne le cédait en rien en intrépidité belliqueuse à la célèbre Mac-Gregor elle-même, et avait trouvé seule, en l’absence de son mari, le moyen de mettre en fuite deux féroces bushrangers qui étaient venus piller sa maison. M. Mitchel partageait son temps entre ces visites aux colons et la promenade ou la chasse, surtout la chasse au kanguroo, genre de divertissement assez original, Ce doit être en effet un plaisir assez vif que de suivre les traces d’un kanguroo femelle qui, lancé par les chiens, vide dans sa course précipitée la poche qui contient ses petits, les met en lieu de sûreté, puis, lorsqu’il n’a plus qu’à songer à lui, s’adosse contre un arbre et déchire de sa griffe terrible le visage ou le ventre des chiens imprudens. Il y a aussi quelques belles descriptions de paysages, mais qui nous laissent froid comme toutes les descriptions de paysages qui ne sont unis à aucun souvenir. Là où l’homme n’a point laissé de traces, la nature a beau être opulente, elle n’est pas intéressante.

SI. Mitchel reçut au milieu de l’année 1851 la nouvelle de l’arrivée de sa femme, et il alla à sa rencontre à Launceston, le port où elle devait débarquer. Pour ne pas perdre de temps, il pria le député contrôleur d’Hobart-Town de lui envoyer par la poste les papiers nécessaires pour son séjour à Launceston. Un oubli de ce dernier le fit arrêter et mettre en prison, où il passa environ vingt-quatre heures. Ce court emprisonnement réveilla toutes les violences assoupies de M. Mitchel : « Il y a du danger, dit-il, à devenir trop doux, d’humeur trop accommodante avec notre vie pastorale actuelle, où l’on respire un air si pur, où l’on ne voit la face d’aucun geôlier. Je regarde donc comme un stimulant nécessaire d’ouïr de temps à autre le grincement des clés dans une serrure anglaise, et je penserai à m’appliquer ce stimulant au moins une fois par an pendant tout le temps de ma captivité. »

Ce bonheur devait être refusé à M. Mitchel. Au commencement de 1851, il alla rendre visite à Hobart-Town à un compagnon d’exil, Kevin O’Doherty. » Nous avons parmi nous un nouveau compatriote, lui dit ce dernier, Pat Smyth. — Transporté ? — Non, mais envoyé par le comité irlandais de New-York pour favoriser l’évasion de l’un ou de plusieurs d’entre nous. » Ce nouveau-venu avait été aussi un des insurgés de 1848 ; mais, plus heureux que ses confrères, il s’était embarqué abord d’un navire d’émigrans pour l’Amérique, où il avait vécu à peu près comme O’Reilly, au jour le jour, éditant un journal à Pittsburgh, agitant dans le New-York Sun la question du Nicaragua railway, essayant de pousser l’Amérique contre l’Angleterre, etc. Une réunion se tint le soir même chez Smith O’Brien. Ce dernier fut d’avis que les réfugiés devaient retirer formellement leur promesse devant le magistrat de police de leurs districts respectifs ; qu’une fois cela fait, leur honneur était sauf, et qu’alors tout moyen de faciliter l’évasion était légitime, même la corruption à prix d’argent des officiers de police, même la violence (sauf le meurtre, M. Smith O’Brien est un modéré). Pour lui, il refusa de tenter encore une fois le sort. « C’est votre tour, dit-il à ses compagnons. Le gouvernement anglais se fatiguera sans doute un jour de me retenir prisonnier, et si j’essayais de m’évader, l’Irlande me serait fermée pour toujours. » Une fois ces résolutions arrêtées, ils songèrent à prendre leurs précautions. La première était de faire une reconnaissance exacte du bureau de police de Bothwell. Pat Smyth s’en chargea, examina le local, prit note de la situation des lieux, du nombre de constables qui se trouvaient ordinairement au bureau de police. « Je pense, dit-il à M. Mitchel après avoir achevé son inspection, que trois ou quatre hommes, une demi-douzaine au plus, armés de revolvers de Colt, pourraient s’emparer du bureau et faire prisonnier le magistrat. C’est un grand homme que M. Colt. » Un bon cheval était aussi chose fort nécessaire, et, pour s’en procurer un, M. Mitchel alla s’adresser, devinez à qui ? Au magistrat de police lui-même, M. Davis. « Cette idée me plut, dit-il, d’acheter le cheval de mon ennemi, pour aider à mon évasion. J’avais ainsi deux avantages, — celui de me donner un nouveau moyen d’action, celui d’affaiblir l’action de mon ennemi. — Je dois vous avertir, monsieur Mitchel, me dit M. Davis, que si vous essayez d’atteler ce cheval, il brisera tout. On ne l’a jamais attelé qu’une fois, et il serait dangereux d’essayer une seconde, » Je lui dis que je connaissais cette particularité. « Il est bon de vous mentionner le fait, dit-il, ne connaissant pas exactement le service que vous voulez en obtenir. — Me porter tout simplement sur son dos partout où j’aurai besoin d’aller, et m’aider bientôt peut-être à faire un grand voyage. — Bien, dit M. Davis, je sais que vous montez beaucoup à cheval, vous pouvez compter sur Donald pour ce service. »

Le complot échoua une ou deux fois. Il fut d’abord convenu qu’un brigantin, le Walerlily, irait d’Hobart-Town à Spring-Bay, situé à soixante-dix milles de Bothwell, et qu’il prendrait les fugitifs à son bord. Le plan fut découvert dans ses moindres détails, et le gouverneur prit ses précautions en conséquence. Pat Smyth fut arrêté quelque temps après. Par suite d’une erreur des officiers de police, il fut pris pour M. Mitchel lui-même et emprisonné à Hobart-Town. Il tomba malade à la suite de sa réclusion forcée. Cet accident amena de nouveaux retards ; mais au mois de juin les exilés apprirent qu’un vaisseau était en partance à Hobart-Town. M. Mitchel se rendit immédiatement à l’office de police de Bothwell pour retirer sa parole. Huit ou dix constables, tous armés, erraient aux alentours. « Monsieur Davis, dit M. Mitchel, voici une copie d’une note que j’ai envoyée au lieutenant-gouverneur. J’ai cru nécessaire de vous donner cette copie. — M. Davis prit la note ; elle était ouverte. — Désirez-vous que je la lise ? me dit-il. — Oui, certainement ; c’est pour cela que je l’ai apportée. — Il parcourut la note et puis me regarda. À ce moment, Smyth entra et se mit à côté de moi. Sa seigneurie et son secrétaire furent quelque peu déconcertés, car ils connaissaient très bien le correspondant du New-York Tribune, ainsi que le motif de son voyage. Alors je dis : — Vous voyez le but de cette note, monsieur ; elle est claire et courte ; elle révoque la promesse que j’ai donnée, et fait cesser en conséquence la liberté conditionnelle dont j’ai joui. — Il ne fit pas un mouvement et ne donna pas d’ordre. Je répétai mon observation : Vous remarquerez, monsieur, qu’à partir de ce moment j’ai retiré ma parole, et que je suis venu pour être arrêté conformément à cette note. — Pendant tout ce temps il y avait un constable dans la chambre voisine, sans compter le secrétaire de police et la sentinelle à la porte. Cependant sa seigneurie ne fit pas un mouvement. — Maintenant, bonjour, monsieur, dis-je en remettant mon chapeau. La main de Smyth jouait avec un des revolvers qu’il avait en poche. Pour moi, outre mes pistolets, j’étais armé d’une forte cravache. Au moment où je dis « bonjour, » M. Davis s’écria : (Non, non, restez ici ! Rainsford ! constables ! » Le secrétaire était immobile à son pupitre et plongé dans la stupéfaction. Nous traversâmes la salle ; l’agent de police qui se trouvait dans l’office du constable du district, et qui lui sert généralement de secrétaire, reçut l’ordre de courir après nous et de nous arrêter. Il nous suivit en effet dans la cour, puis dans la rue, mais sans approcher jamais de très près. À la petite porte conduisant de la cour à la rue, nous comptions voir l’homme de garde mis en alerte s’interposer entre nous et nos chevaux ; mais ce pauvre constable ne remua pas, malgré le bruit et les ordres du magistrat. Il tenait les deux chevaux, un de chaque main, et nous regarda avec étonnement lorsque nous passâmes à côté de lui et sautâmes sur nos selles. »

À la suite de cet incident, M. Mitchel avec son ami s’embarqua à bord du Don Juan, et après avoir relâché à San-Francisco, à Creytown et à Cuba, sans aventures bien mémorables, entra, le 29 novembre 1854, dans le port de New-York, où l’attendaient son frère et M. Meagher. C’est ainsi qu’après avoir longtemps erré sur les mers, comme Ulysse, M. Mitchel (c’est le style dont il aime à se servir) parvint à s’échapper de l’antre du Polyphème anglais. Maintenant que nous le savons en sûreté, échappé aux mains de ces Carthaginois féroces, et que nous ne craignons plus pour lui le supplice de Régulus, nous prendrons congé de l’exilé irlandais, en lui souhaitant un peu plus de calme et un peu moins d’exagération.

À l’exception de Smith O’Brien, toute la Jeune-Irlande est maintenant réunie en Amérique : M. Meagher et M. Mac Manus avaient précédé M. Mitchel, M. Kevin O’Doherty le suivit de près ; mais, de toutes les émigrations européennes, l’émigration irlandaise est la moins retentissante. Les Américains n’ont pas décerné à ses chefs les ovations dans lesquelles ils se complaisent, et sauf M. Meagher, homme très-éloquent, il est vrai, et le mieux doué de tous ces proscrits, qui a eu l’honneur de se faire applaudir à outrance par les citoyens de New-York et de Boston, ils n’ont pas été célébrés avec le même enthousiasme que les réfugiés italiens et hongrois. L’indifférence du public européen, que nous avons signalée, s’est retrouvée chez un peuple essentiellement marchand et anglo-saxon, qui, sans avoir de raisons de haïr l’Irlande, ressent cependant pour elle des antipathies de race et de caractère. Leur cause n’a pas excité plus de sympathie aux États-Unis qu’en Europe, et les réfugiés irlandais y sont relativement isolés. En vain on leur montre l’espérance de voir une nouvelle Irlande se former en Amérique ; ils répliquent, comme M. Mitchel, que cela ne répond à aucune pensée dans leur esprit, et qu’il n’y a qu’une Irlande. Ils n’ont pas non plus sur leurs compagnons d’exil l’influence qu’exercent les réfugiés allemands ou italiens sur leurs concitoyens. Les Irlandais continuent en Amérique à vivre sous l’influence du clergé romain, et de même qu’à Ballingary ils abandonnèrent Smith O’Brien, ils sont toujours prêts à déserter, à la voix de leurs prêtres bien-aimés, les salles où parlent et gesticulent avec toute leur éloquence celtique M. Meagher ou M. O’Reilly. La Jeune-Irlande ne peut avoir d’action que lorsqu’elle excite chez les Irlandais la haine de l’Angleterre ; aussitôt que l’Angleterre n’est plus en vue, pour ainsi dire, le clergé reprend tout son pouvoir. Aussi les membres de ce parti violent sont-ils condamnés à une impuissance absolue. On put bien voir, il y a deux ans, quelle autorité exercent les prêtres sur l’émigration de l’Irlande, lors des émeutes excitées par la présence du nonce du pape, Mgr Bedini. Tandis que les Italiens et les Allemands fomentaient ces émeutes, les Irlandais se réunissaient autour des chapelles catholiques, tout prêts à prendre parti pour Mgr Bedini. Dépourvue de l’influence catholique qu’elle a répudiée, dépourvue d’idées politiques, délaissée par l’opinion, n’excitant que de rares et tièdes sympathies, la Jeune-Irlande achève d’user son existence dans une inaction forcée ou dans une activité stérile. Si jamais, comme le prédit M. Mitchel, les émigrans celtiques doivent opérer un retour des Héraclides, ce retour s’opérera avec la croix et la bannière catholique en tête, avec les encensoirs fumans et au chant des cantiques, mais non pas sous la bannière de M. Mitchel, sous l’égide de M. Meagher, ni même sous l’écusson aristocratique de Smith O’Brien.

De l’esprit, de l’éloquence, de l’imagination, une gaieté nerveuse et hystérique, un courage maladif, pas une idée pratique, pas une opinion politique arrêtée sur l’avenir de l’Irlande, — voilà tout le livre de M. Mitchel. L’auteur ne raisonne pas, ne discute pas. Il hait, il met toutes ses facultés au service de sa haine, et toute l’Irlande, hélas ! est ainsi : elle ne sait ce qu’elle ferait d’elle-même, si elle était libre ; mais en revanche elle hait, et sa haine lui tient lieu de tout. Tandis que nous, peuples libres et civilisés, nous avons inventé une foule de sentimens inconnus à l’homme primitif et qui déterminent nos actions, tandis que nous agissons par prudence, par intérêt, par prévoyance, par politique, les Celtes n’ont jamais agi que par amour ou par haine. Ces deux sentimens, si forts chez l’homme primitif, si affaiblis chez l’homme civilisé, peuvent nous donner l’explication de toute leur histoire. Aimer est le fond de leur nature, mais chez eux la haine est presque aussi ancienne que l’amour, car elle date du jour inconnu où leur première rêverie fut troublée, où leur première illusion fut dissipée, où la réalité brutale s’imposa fatalement à eux. Pourquoi donc Dieu conserve-t-il avec tant de soin sur cette terre les débris d’une race qui n’était pas faite pour y vivre, et qui est une perpétuelle protestation contre la terre ?

C’est là le secret de la Providence, Abel était le préféré de Dieu, et cependant il fut victime de son frère Caïn, et qui sait si le doux Ascenez[4], martyrisé de siècle en siècle, n’est pas vu d’un œil meilleur que ses deux autres frères ? car Ascenez est pieux naïvement et avec désintéressement, et lorsqu’il prie Dieu, il ne le remercie pas, comme son frère Thogorma, de lui avoir donné les forges de Sheffield et le port de Liverpool, les savanes de l’Amérique et le saint empire germanique ; il ne dit pas comme son autre frère, le souple et rusé Riphat : « Mon Dieu, donne-moi l’empire de la terre, afin que je glorifie ton nom ! » Non, il ne met aucune condition à sa piété, et c’est pour cela qu’Ascenez, le sauvage Ascenez, restera ici-bas jusqu’à la fin des siècles, afin que sur la terre il y ait encore un sentiment de religion désintéressé, et qu’il y ait jusqu’à la consommation des temps une protestation de l’esprit d’Abel, le pieux pasteur, contre l’esprit de Caïn, dont descendent tous les empires de la terre. Pour parler moins symboliquement, la race celtique semble persister à vivre afin de montrer qu’il y a quelque chose de préférable à l’assouvissement de la faim et de la soif, à la richesse, à la puissance, au travail même, et qu’un moine mystique, déguenillé, nu-pieds, souillé de poussière et de boue, mais pénétré des principes de l’Évangile, peut, dans l’échelle des âmes, être supérieur aux hommes de la richesse et de la force, même au tsar Nicolas, le représentant du pouvoir, même à Benjamin Franklin, le citoyen utile et vertueux.


EMILE MONTEGUT.

  1. Earnest implique l’idée d’une énergie sérieuse et persévérante ; fitful, celle d’une activité inquiète et capricieuse.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er février 1854, le très remarquable travail de M. Renan sur les Celtes et la Poésie celtique.
  3. L’idéal de la chevalerie celtique est un mélange de la vie du guerrier et de celle du prêtre ; c’est peut-être l’idéal le plus élevé que les hommes aient conçu.
  4. Ascenez, Riphal et Thogorma, pères des trois grandes races européennes.