L’Europe et la Jeune-Turquie

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L’Europe et la Jeune-Turquie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 1 (p. 374-407).
L’EUROPE


ET


LA JEUNE-TURQUIE.




Toute l’Europe accueillit avec faveur la révolution turque et l’avènement de Mehemet V. L’Allemagne elle-même, dont l’Empereur s’était maintes fois proclamé l’ami du sultan déchu, fit fête au régime nouveau. Les puissances occidentales, et surtout la France, la grande porteuse d’idées, saluèrent dans la victoire de la Jeune-Turquie le triomphe des principes de liberté politique. La presse entière, chez nous, célébra la régénération de l’Empire ottoman. Nous-même, ici, le 1er septembre 1908, quelques semaines après les événemens de juillet, nous disions nos sympathies pour un effort qui s’annonçait sous d’aussi heureux auspices et nous exprimions l’espoir que les résultats seraient à la hauteur des intentions.

Ce que l’Europe attendait de la révolution turque, c’était une issue honorable et pacifique à une situation politique embrouillée et la fin d’une anarchie tyrannique dont elle se sentait, pour sa part, responsable. Les troubles de Macédoine avaient, depuis 1902, inquiété les grandes puissances ; elles avaient à grand’peine réalisé un accord instable pour doter de quelques « réformes » cette malheureuse province. Ces préoccupations allaient disparaître ; la Turquie réorganisée, civilisée, deviendrait capable de pourvoir elle-même à la sécurité et au bonheur de tous ses habitans, sans distinction de race, de nationalité ou de religion. Il n’y aurait plus de question d’Orient ! Et voici que, plus que jamais, les affaires balkaniques occupent les chancelleries, remplissent la presse, émeuvent l’opinion. La Macédoine est de nouveau frémissante ; les combinaisons d’alliances et d’ententes européennes n’ont pas cessé de s’ordonner en fonction des événemens d’Orient et de se prémunir en prévision d’un avenir encore incertain de l’Empire ottoman. — Après trente mois écoulés, l’heure n’est pas encore venue d’établir un bilan définitif de l’actif et du passif de la Jeune-Turquie ; mais certains résultats commencent à apparaître, certaines directions à se dessiner. L’affaire de l’emprunt ottoman a récemment provoqué des débats sur la situation de l’Empire ottoman. Nous voudrions esquisser aujourd’hui l’analyse de cette situation.


I

C’est une erreur commune de trop attendre des révolutions ; elles sont obligées de beaucoup promettre, pour excuser leurs violences, et les conséquences de ces mêmes violences les empêchent de beaucoup tenir : de l’ordre détruit à l’ordre restauré, elles traversent une ère de troubles et d’incertitude ; les enthousiasmes des premières heures subissent l’usure du temps ; les intérêts privés restent quand les illusions tombent. L’Europe fut reconnaissante à la révolution qui emporta Abd-ul-Hamid, mais elle se montra aussi, vis-à-vis d’elle, trop exigeante ; de là des désillusions qui, comme les enthousiasmes du début, furent parfois exagérées.

L’art du gouvernement ne s’improvise pas. Rien ne préparait la plupart des Jeunes-Turcs à assumer les charges du pouvoir dans un moment aussi difficile. La révolution a été faite par l’audace d’une élite à laquelle le succès a attiré des recrues, mais, au début, les Jeunes-Turcs étaient peu nombreux et, même aujourd’hui, ils ne forment dans le pays qu’une minorité. Le gouvernement tombait donc aux mains de quelques hommes, civils et militaires, qui n’avaient ni l’expérience des affaires, ni l’art de manier les hommes. Les uns, les civils, avaient pour la plupart vécu en France ou en Suisse dans l’admiration de l’Occident libéral ; ils y avaient absorbé, un peu pêle-mêle, les élémens d’une culture avancée que leurs cerveaux avaient incomplètement assimilés ; quelques-uns étaient devenus des hommes très instruits, mais presque tous restaient des idéologues, plus capables de dresser un vaste programme de réformes théoriques que d’en réaliser pratiquement une seule ; disciples de la Révolution française, — c’est-à-dire d’un ensemble de doctrines et d’actes souvent en contradiction les uns avec les autres, puisque les doctrines sont de liberté et les actes d’autorité, — ils étaient mieux préparés à ourdir et à exécuter un complot qu’au long et patient effort de réorganisation d’un pays ballotté depuis des siècles entre l’anarchie et le despotisme. Les autres, les officiers, élevés à l’allemande dans le culte de la force, étaient des militaires zélés, des patriotes ardens, mais peu cultivés, simplistes dans leurs conceptions politiques, dévoués à leurs chefs et à l’Islam, base de l’État, et persuadés que l’énergie et les armes suffisent à tout. Les uns et les autres, militaires et civils, étaient remplis de bonne volonté, de foi en leur mission et en l’avenir de leur pays, de confiance en eux-mêmes et de défiance envers les autres, prompts à prendre ombrage de tout ce qu’ils croyaient être une atteinte à leur dignité nationale, enclins à suspecter tes amis sincères qui leur disaient la vérité et victimes des flatteurs qui, sous tous les régimes, bourdonnent au tour du pouvoir. Durant les premiers mois de leur domination, les Jeunes-Turcs recoururent à l’expérience des hommes qui avaient appris sous Abd-ul-Hamid le maniement des grandes affaires ; Saïd, Kiamyl, et surtout Hilmi pacha assumèrent le grand vizirat ; le dernier surtout, dont les talens s’étaient aiguisés en Macédoine au contact des agens européens des « réformes, » administra prudemment et prit d’utiles mesures ; mais, si sincèrement dévoués qu’ils fussent au nouveau régime, ces fonctionnaires vieillis sous le harnais hamidien ne pouvaient acquérir complètement la mentalité « jeune-turque ; » entre eux et le Comité Union et Progrès, l’harmonie ne fut jamais parfaite. En mars 1910, le Comité estima que le temps était venu pour son parti de prendre directement en main le pouvoir ; il fit comprendre sa volonté à Hilmi pacha qui se retira ; Hakki pacha constitua le ministère qui est encore aujourd’hui en fonctions ; l’élément militaire y est représenté par Mahmoud-Chefket pacha, ministre de la Guerre, le Comité Union et Progrès par Djavid bey et Talaat bey.

Il était à prévoir qu’une révolution des mœurs et de la vie politique aussi radicale ne s’installerait que par la force ; on ne fonde rien sans elle, pas même la liberté, et il serait injuste de faire grief aux Jeunes-Turcs de l’avoir employée. Depuis la révolution du 26 juillet 1908 et la proclamation de la Constitution, l’Empire ottoman n’a connu que les dehors et les formes d’un régime parlementaire ; il est, en réalité, régi par l’absolutisme d’un comité ; il est gouverné par une oligarchie fortement organisée en société secrète et appuyée sur l’armée. Le despotisme, au lieu d’être exercé par un homme, appartient à un parti, mais il est toujours le despotisme, c’est-à-dire un gouvernement sans contrôle ni responsabilité ; les pendaisons de 1909 ont montré qu’il n’était ni plus clément, ni plus scrupuleux sur les formes de la justice, que le régime hamidien. Constantinople subit toujours l’état de siège, et l’on ajourne de plus en plus l’établissement d’un régime légal. Ni la presse, ni la parole ne sont libres. Le rôle du Parlement est subordonné à celui du Comité, les débats ne sont guère qu’une mise en scène dont l’issue est réglée d’avance. La séparation du parti « Union et Progrès, » qui agit au Parlement, d’avec le Comité, qui prépare son action, n’est qu’une fiction ; pratiquement, ce sont deux organismes connexes mus par la même volonté. En fait, l’initiative des décisions appartient au Comité ; il impose ses résolutions au Parlement et au Cabinet, il fait et défait les ministres, prépare les lois et les fait voter, inspire la politique extérieure : il est l’âme du mécanisme gouvernemental. Une session du Parlement s’est ouverte le 14 novembre à Constantinople, mais en même temps se tenait, à Salonique, un congrès du parti Union et Progrès. Là, dans le plus grand secret, les destinées de l’Empire ottoman ont été agitées. Aucune communication n’a été faite à la presse. Le lieu des séances était ignoré des délégués une heure avant la réunion, et il n’en fut pas tenu deux dans le même local. Dans ces réunions, clandestines comme des tenues maçonniques ou des conspirations de la Sainte-Vehme, tout a été discuté et décidé, depuis l’altitude que prendra le gouvernement vis-à-vis de la France ou de l’Allemagne et la condition qui sera faite aux chrétiens de Macédoine, jusqu’aux réformes à accomplir et au sort du ministère. C’est là qu’il faut chercher le véritable gouvernement de l’Empire ottoman. Il est doté d’une constitution parlementaire, mais, dans cet État constitutionnel, un seul organe, en réalité, fonctionne normalement : c’est le souverain ; Mehemet V règne, mais ne gouverne pas. Les pouvoirs collectifs et occultes cachent généralement de profondes dissensions intestines et d’âpres rivalités de personnes. Des hommes, sortis du Comité Union et Progrès, et, si on nous passe l’expression, lancés par lui, comme Djavid bey et Talaat bey, ne pouvant ou n’osant s’en affranchir, ont cherché à le conduire, à l’inspirer et, par lui, à diriger l’opinion publique. À plusieurs reprises, le Comité central a regimbé et a voulu sortir du rôle secondaire auquel on cherche à le réduire, mais il manque d’hommes de valeur et surtout d’hommes politiques. Les plus intelligens, comme le docteur Nazim bey, sont les plus utopistes. La rivalité de l’élément civil et de l’élément militaire est une autre source de discorde. Mahmoud-Chefket pacha, vainqueur de la contre-révolution d’avril 1909, chef incontesté de l’armée dont il est très aimé, ne désire pas assumer lui-même le pouvoir ; mais rien ne peut se faire contre son gré, et son veto est sans réplique. Bon militaire, mais sans grandes vues politiques, Mahmoud-Chefket ne s’intéresse qu’à la réorganisation de l’armée ; dans ce domaine, il n’admet aucune ingérence, pas même celle du ministre des Finances. On n’a pas oublié à ce sujet ses dissentimens avec Djavid. Entre ces deux hommes grandit une sourde rivalité qui se prolonge en un antagonisme général entre l’élément civil et l’élément militaire. La circulaire de Mahmoud-Chefket qui interdit aux officiers de faire partie d’une société ayant un but politique, n’a eu pour résultat que de poser en face les uns des autres comme des rivaux, parfois comme des adversaires, les clubs Union et Progrès et les clubs militaires. Mahmoud est trop puissant pour être combattu ouvertement, à plus forte raison pour être mis à l’écart ; mais peut-être pourrait-on susciter en face de lui un autre soldat. On se demande si telle ne serait pas la tactique de Djavid bey et de Talaat bey quand on les voit pousser en avant Mahmoud-Mouktar. Homme intelligent, ambitieux, souple, ce fils du gazi Mahmoud-Mouktar était général de division sous l’ancien régime ; remis simple colonel par la commission de révision des grades, puis nommé vali de Smyrne, il a été récemment appelé, à l’instigation de Djavid bey, au ministère de la Marine. Quelle que soit l’issue lointaine de cette manœuvre, pour le moment, Mahmoud-Chefket n’exerce pas le pouvoir, mais il n’est possible à personne de l’exercer sans son agrément ; un geste de lui suffirait à balayer tous ses adversaires ; le sort de la Turquie reste aux mains du soldat heureux.

Dans les provinces, le représentant du pouvoir exécutif n’est pas plus qu’à Constantinople le véritable chef du gouvernement ; tout au moins, il n’est pas le seul. Le vali et, au-dessous de lui, toute la hiérarchie, mutessarif et caïmakan, sont surveillés dans leurs actes, souvent gênés, parfois aussi utilement dirigés, par les comités locaux qui, eux-mêmes, reçoivent du Comité central de mystérieuses instructions. Il arrive qu’un vali est obligé d’accepter les avis et de subir le contrôle d’un lieutenant. L’autorité de l’État s’en trouve énervée, l’initiative des fonctionnaires entravée. Dans les provinces éloignées, dans les petites villes, en Asie surtout, les hommes en qui le Comité croit pouvoir mettre sa confiance sont rares ; plusieurs des chefs les plus marquans du parti ne sont pas Turcs de race ; Djavid bey lui-même est un deunmé de Salonique, c’est-à-dire un juif devenu musulman. Le gouvernement se préoccupe de constituer, au service du régime nouveau, un personnel instruit et capable, mais, pour le moment, tant à cause de la pénurie de fonctionnaires expérimentés que de l’émiettement de l’autorité, l’action gouvernementale est tâtonnante, incertaine ; tantôt faible et tantôt brutale, elle a parfois d’heureuses initiatives, mais le manque d’ordre et de plan d’ensemble rendent stériles les efforts les mieux inspirés ; rapports, décisions, projets viennent se noyer dans une immense bureaucratie, infatuée de son importance et persuadée que, dès qu’un ordre est donné, une mesure décidée, une circulaire lancée, une réforme effective a été réalisée. C’est là un défaut général, inhérent à l’inexpérience, et d’autant plus dangereux qu’il va de pair avec des sentimens plus généreux et des intentions plus droites : la résistance des hommes et l’inertie des choses qui, dans tous les pays, rendent la moindre réforme si difficile à acclimater, ne frappent pas les Jeunes-Turcs. Beaucoup d’entre eux ne peuvent pas comprendre qu’il ne suffise pas que la Constitution ne distingue plus entre les différentes nationalités qui peuplent l’Empire, pour abolir en un jour jusqu’au souvenir de cinq siècles d’inégalité et d’oppression et transformer les ennemis frémissans d’hier en loyaux sujets d’aujourd’hui. De telles illusions préparent bien des déboires et peuvent conduire à des fautes irréparables.

II

Dans un État qui fait peau neuve, il serait injuste d’attacher trop d’importance à la correction constitutionnelle et légale des mesures prises ; si elles étaient excellentes, quoiqu’en contradiction avec les textes, les populations les recevraient avec reconnaissance. Certes, le fonctionnement normal de la machine gouvernementale exerce un effet régulateur sur la marche générale de la vie nationale, mais la méthode d’autorité peut avoir aussi ses avantages. Si l’on compare les réformes réalisées par les Jeunes-Turcs avec la masse de celles qui restent à accomplir, on est porté à trouver leur œuvre insignifiante ; mais, si on les mesure au temps dépensé et aux difficultés surmontées, on est enclin à un jugement plus équitable. Essayons de suivre dans ses diverses branches l’activité réformatrice du nouveau régime.

Il serait à peine exagéré de dire que la seule réforme qui tienne vraiment au cœur des Jeunes-Turcs, c’est celle de l’armée ; à celle-là seulement ils ont apporté une énergie, un esprit de suite qui leur auraient fait faire des merveilles s’ils l’avaient appliqué dans tous les autres domaines. En réalité, ce peuple est resté militaire avant tout ; il a fait sa révolution beaucoup plus par nationalisme, pour sauvegarder son indépendance et sa dignité nationale, que par amour de la liberté politique ; aussi a-t-il commencé sa régénération par l’armée. L’influence de Mahmoud-Chefket pacha et de ses collaborateurs s’est exercée vigoureusement dans ce domaine où ils étaient compétens. L’outillage a été amélioré et complété ; les artilleurs ont appris à se servir du matériel neuf acheté chez Krupp par Abd-ul-Hamid ; sous l’impulsion de Von der Goltz pacha et des instructeurs allemands, officiers et soldats ont beaucoup travaillé, et les grandes manœuvres qui ont rassemblé, cet automne, 70 000 hommes dans la plaine d’Andrinople, ont révélé aux observateurs impartiaux les progrès accomplis. La révision des grades, après la chute d’Abd-ul-Hamid, a permis doter les grands commandemens aux généraux de cour et d’éliminer beaucoup d’officiers ignorans. Les troupes ont été réparties en trente-neuf divisions et quatorze corps d’année, sans compter le corps du Yémen et la division de Tripolitaine. Ces grandes unités sont constituées [dès le temps de paix sur un type uniforme. Quatre grandes inspections d’armée ont été créées. Andrinople est devenu un camp retranché solidement fortifié. La discipline paraît restaurée ; mais il reste l’exemple dangereux d’une armée marchant contre son souverain sous la conduite de ses généraux ; quand le virus de la politique a pénétré dans un organisme militaire, il est malaisé de l’en extirper.

L’une des conséquences de la révolution a été le service militaire universel ; il a été appliqué, depuis le mois de mars 1910, en vertu de deux articles ajoutés à la loi de recrutement. L’étude d’une loi nouvelle, mieux adaptée à une armée qui n’est plus exclusivement musulmane, est commencée. L’incorporation des chrétiens avait une très grande importance : elle pouvait être le plus puissant outil de fusion des nationalités et des religions dans l’unité de l’Empire. Désirée par les chrétiens eux-mêmes, elle s’est opérée sans grandes difficultés ; mais elle n’a pas donné tous les résultats qu’on aurait pu en espérer parce qu’elle a été accomplie sans études préalables et sans plan d’ensemble. Au lieu d’appeler les hommes de la classe de cette année avec leurs camarades musulmans, quitte, si on le jugeait nécessaire, à faire faire quelques semaines d’exercice aux hommes plus âgés susceptibles d’être utilisés en temps de guerre, on a imaginé d’appeler les hommes de six classes, en commençant par les plus âgés ; des hommes de vingt-sept ans ont été incorporés et, jusqu’ici, personne n’a pu leur dire pour combien de temps. La durée légale du service est de trois ans, mais il serait inique de maintenir aussi longtemps sous les drapeaux des hommes de plus de vingt-cinq ans, presque tous mariés, pères de famille qui étaient loin de s’attendre à une telle mesure. Par ailleurs, l’incorporation des chrétiens n’a pas soulevé d’incidens graves ; le commandement avait donné des ordres très sévères et les officiers se sont en général bien comportés envers les recrues chrétiennes. L’erreur que nous avons signalée est caractéristique ; elle montre comment une mesure excellente en elle-même peut se trouver dénaturée et comment les meilleures lois produisent si rarement, en Turquie, tous les bons effets qu’on serait en droit d’en attendre.

Quoi qu’il en soit, l’armée ottomane est aujourd’hui prête à combattre énergiquement un agresseur, d’où qu’il vienne. Il faut souhaiter que le sentiment de sa force reconquise n’entraîne pas la Turquie à une politique d’agression qui lui serait funeste à elle-même et qui troublerait la paix du monde. Il n’est pas rare d’entendre, parmi les plus jeunes des Jeunes-Turcs, surtout parmi les officiers, des propos étranges et inquiétans ; il en est qui se croient revenus aux temps de Bajazet ou de Soliman le Grand et qui parlent de reconstituer l’ancien empire des Osmanlis en Europe, en Asie et dans la Méditerranée ; aussi attendent-ils avec impatience la résurrection de la marine turque qu’ils regardent comme l’instrument nécessaire de leurs ambitions grandioses. Que la Turquie réorganisée souhaite de posséder quelques bateaux cuirassés qui lui permettent de tenir tête, par exemple, aux Grecs, rien de plus naturel, mais que, dans l’état actuel de ses finances et de son développement économique, elle pense à redevenir, comme au temps de Barberousse, une puissance navale capable de jouer un grand rôle dans la Méditerranée, c’est un rêve dont elle sera sage d’ajourner la réalisation. Elle a des œuvres indispensables et urgentes à accomplir avant de s’engager dans les voies de l’impérialisme où elle rencontrerait, d’abord, la faillite.

L’une des plus nécessaires est la réforme, ou plutôt la création de l’administration. L’État turc n’était jusqu’ici qu’un minimum de gouvernement ; le mécanisme rudimentaire, qui fonctionnait tant bien que mal sous l’ancien régime, ne suffit plus aujourd’hui. Pour pacifier le pays et développer ses ressources économiques, il faut d’abord y organiser la vie locale. La « loi des vilayets, » qui date de 1867, est insuffisante ; elle est d’ailleurs à peine appliquée. Les vilayets sont de grandes provinces qui comptent souvent plus d’un million d’habitans et qui n’ont aucune vie propre ; ils n’ont pas de budget distinct ; les conseils généraux, qu’Abd-ul-Hamid avait laissés tomber en désuétude et que le nouveau régime vient de ressusciter, n’ont que des attributions insignifiantes et, en fait, purement consultatives puisqu’ils ne disposent d’aucun moyen de faire exécuter leurs décisions. Chaque saudjak, quelle qu’en soit l’étendue, y est représenté par quatre membres, nommés au moyen d’un système compliqué qui assure la prépondérance aux représentai de l’administration. Les villes, elles non plus, n’ont guère dévie propre ; leur budget est insignifiant ; leurs conseils municipaux n’ont ni autorité ni indépendance. Une grande ville comme Salonique a un budget de 800 000 francs, un conseil municipal de douze membres avec un président nommé par l’administration et qui est toujours un musulman, bien que les quatre cinquièmes des habitans soient israélites ou chrétiens ; dans toutes les villes où la majorité n’appartient pas aux musulmans, le maire est musulman. Dans [les villages, il n’existe qu’une organisation municipale rudimentaire. On trouverait dans le code une loi qui organise, sous le nom de nahiés, des municipalités, mais elle n’a jamais reçu que des commencemens d’application ; le nahié est une circonscription trop vaste, qui ne correspond pas du tout à notre commune ; parmi les nakiés organisés, il en est qui réunissent trente-cinq et jusqu’à quatre-vingt-dix villages. Ainsi, dans le domaine administratif, tout est à faire. Un projet de loi portant réorganisation des vilayets est actuellement soumis à l’examen du Conseil d’État, mais on ne saurait prévoir quand il pourra être voté. Tant qu’une hiérarchie régulière de circonscriptions administratives n’aura pas été effectivement créée et organisée, aucune administration régulièrement bienfaisante ne pourra fonctionner en Turquie. Mais il semble que, pour les Jeunes-Turcs, réforme soit synonyme de centralisation ; au seul mot de décentralisation, qui cependant est inscrit dans la constitution de Midhat pacha, ils s’irritent et s’alarment ; ils croient l’unité et l’intégrité de l’Empire en péril. Cependant, sans une vie provinciale et locale bien organisée, sans une administration assez souple pour s’adapter aux besoins de populations diverses, il n’est pas, pour l’Empire ottoman, de prospérité ni de développement économique possibles. Cette mosaïque de races et de religions ne peut pas devenir du jour au lendemain une république « une et indivisible. » Certaines régions lointaines, comme la Tripolitaine ou ; la péninsule arabique, ne sauraient être gouvernées comme la banlieue de Constantinople ; ce sont des colonies, qui devraient être administrées comme telles.

Dans l’ancienne Turquie, l’organisation judiciaire était déplorable et, plus encore, la manière de rendre la justice ; ni l’une ni l’autre ne sont encore parfaites dans la Jeune-Turquie, toutefois des efforts utiles ont été faits. Les traitemens des juges ont été relevés, mais ils restent encore insuffisans ; un magistrat, même turc, doit être mis à l’abri des tentations. On a commencé à séparer l’organisation religieuse de l’organisation judiciaire, à laïciser la justice ; les juges ne seront plus, à l’avenir, des cadis, ou des naïbs, mais des laïques. Malheureusement l’Oriental, quelle que soit sa nationalité ou sa religion, n’a pas, du juste et de l’injuste, pas plus que du vrai et du faux, la même conception que l’Occidental ; vérité, justice, ne sont pas pour lui des absolus qui ne doivent plier devant aucune contingence ; qu’il en pâtisse ou qu’il en bénéficie, un Oriental ne s’étonne jamais de la partialité, qui lui apparaît comme une manifestation naturelle de la force. Le juge turc a une tendance inconsciente à donner raison, à l’État et au « bon citoyen » ottoman. Des progrès avaient été faits, en Macédoine, sous le régime des réformes européennes, grâce à la vigilance de Hilmi pacha, à une meilleure sélection des magistrats et à une répression énergique de la concussion. Les heureux effets de cette sévérité se font encore sentir, mais les troubles qui ravivent, en Macédoine, la fureur des passions nationales, ont offert à une justice partiale des tentations auxquelles elle n’a pas toujours su résister. Les Jeunes-Turcs désirent avec impatience que les grandes puissances renoncent au bénéfice des Capitulations ; ils conviendront eux-mêmes qu’il ne saurait en être question avant le jour où une magistrature instruite, intègre, indépendante, capable de donner tort à l’État lorsqu’il n’a pas raison, aura fait ses preuves dans tout l’Empire.

L’auxiliaire indispensable de la justice, la gendarmerie, a ressenti les bons effets de la réorganisation générale de l’armée et des directions excellentes données, eu Macédoine d’abord, durant 1ère des « réformes, » dans tout l’Empire ensuite, depuis la révolution, par les officiers européens spécialement chargés de ce service. Le général italien de Robilant a le titre d’inspecteur général de la gendarmerie réorganisée ; il est parfaitement secondé par un chef d’état-major français, le commandant Lamouche, et par plusieurs officiers européens. En Macédoine, nous le verrons, l’opération du désarmement a donné aux gendarmes l’occasion de montrer qu’ils savent encore mériter leur mauvaise réputation d’autrefois. Dans cette région, les officiers européens sont tenus à l’écart ; on s’applique à leur enlever toute influence et à leur cacher ce qui se passe, comme si l’on redoutait en eux des témoins clairvoyans.

Ce qui brille, plutôt que ce qui dure, séduit les peuples et les partis « jeunes. » Un bataillon qui défile musique en tête frappe plus les imaginations que le lent et patient labeur qui doit faire refleurir la richesse dans un pays ruiné par des siècles de mauvais gouvernement. Cependant, la force militaire d’une nation n’est-elle pas elle-même dépendante de sa prospérité matérielle et financière ? La mise en valeur de l’Empire ottoman est l’œuvre capitale au terme de laquelle est le salut et sans laquelle il n’est pas de salut. En Macédoine, en Albanie, en Arménie, en Syrie, dans des contrées d’où Rome tirait de prodigieuses richesses et qui, au moyen âge, faisaient l’admiration de nos croisés, règne aujourd’hui la désolation, la stérilité. Les troupeaux ont arraché les dernières touffes d’herbe, les bergers ont brûlé les dernières souches des forêts, et les torrens, dévalant du haut des montagnes, ont mis à nu les rochers, sillonné les plaines de profonds ravins, recouvert les champs d’énormes couches de cailloux roulés, comblé les anciens ports ; la ronce et l’herbe folle envahissent les plaines ; ainsi vont se perdant d’admirables sources de richesse et de vie qui jamais ne retrouveront toute leur fécondité première ; ainsi s’opère sur notre globe, par l’incurie ou la barbarie de l’homme, « la dégradation de l’énergie[1]. » Arrêter cette ruine, refouler cette misère, détourner la malédiction qui semble peser sur la terre où règne le Turc, quelle tâche plus belle, plus salutaire pourrait solliciter des hommes qui auraient la volonté persévérante de régénérer leur pays ? Ramener la prospérité c’est, en Macédoine, par exemple, l’unique secret d’une pacification définitive. « Quand il n’y a pas de foin au râtelier, les chevaux se battent, » dit l’adage français. Que le paysan macédonien s’enrichisse, et il n’y aura bientôt plus ni Bulgares, ni Turcs, ni Grecs, mais seulement des propriétaires, préoccupés d’engranger leurs récoltes et de mettre à l’abri leurs économies.

Pour l’amélioration de l’agriculture, rien ou à peu près rien n’a été fait. En Macédoine, tout se réduit à l’achat de quelques étalons et à quelques initiatives utiles ; l’une d’elles est particulièrement heureuse : une commission a été chargée, sous la direction de M. Schrader, le géographe français bien connu, de dresser le plan des divagations du Vardar, qui transforment la riche plaine de Salonique en un marais pestilentiel, et de l’assainir par des opérations de drainage et de canalisation. La Macédoine est infestée par le paludisme ; le 3e corps d’armée perd chaque année un vingtième de son effectif par les maladies ; l’été dernier, deux bataillons, en garnison à Kotchana, ont perdu 70 pour 100 de leur effectif. Pour la santé et la prospérité du pays, des travaux considérables sont indispensables ; les Jeunes-Turcs le comprennent, puisqu’ils viennent d’adjuger la construction, sous la direction d’ingénieurs européens, parmi lesquels beaucoup de Français, de 30 000 kilomètres de routes. Chemins de fer, routes, drainage, irrigation, le programme d’avenir de la Turquie tient dans ces quatre mots ; par là naîtra la prospérité et, avec elle, viendra l’équilibre financier, la pacification des esprits et le ralliement des cœurs. Pour mener à bien une telle œuvre, le concours des capitaux et des techniciens étrangers est nécessaire ; ni les uns ni les autres ne feront définit à des entreprises productives et régénératrices.

Le commerce a ressenti les effets bien faisans de la révolution ; il a pris un essor encore timide, mais qui est l’indice du grand développement économique qui enrichira le pays dès que la sécurité et les moyens de transport y seront assurés. Les recettes du chemin de fer Salonique-Constantinople se sont élevées, de 1907 à 1909, de 2 400 000 francs à 3 153 000 francs. Mais le nouveau régime ne pouvait rien changer à l’esprit, ni aux habitudes de la masse populaire ; dans les villes, elle reste peu laborieuse et peu scrupuleuse. Dans certains grands centres, comme Salonique, les ouvriers ont entendu parler, par des émigrés revenus d’Amérique, des merveilleux salaires de là-bas, et, pour un travail médiocre en quantité et en qualité, ils exigent des payes exagérées ; ils ont appris quelques bribes d’un socialisme simpliste, et l’organisation du boycottage des produits autrichiens d’abord, grecs ensuite, leur a révélé leur puissance ; grèves et sabotage ont fait leur apparition en Turquie.

L’accroissement des affaires, si peu accentué qu’il ait été jusqu’ici, a déjà produit une heureuse répercussion sur la rentrée des impôts ; les deux dernières années accusent une plus-value, au moins dans les services contrôlés par la Dette ; elle est loin encore de permettre l’équilibre du budget, mais elle atténue l’importance du déficit. En Macédoine jusqu’à la révolution de 1908, et, depuis lors, dans tout l’Empire, les Turcs, assistés de conseillers européens, ont travaillé non sans succès à mettre de l’ordre et de la régularité dans leurs finances. Un budget a été établi, présenté au Parlement, discuté par lui : c’est une nouveauté considérable, mais qui ne produira tous ses bons effets que lorsque seront données, comme cela se fait chaque mois en France, des indications exactes sur la rentrée des impôts comparée à celle de l’exercice précédent et aux prévisions budgétaires. Souvent l’inexpérience des fonctionnaires rend inefficaces les réformes les plus utiles : il en a été ainsi de l’introduction, en mars 1910, de la comptabilité en partie double ; l’ignorance des employés est telle que ce nouveau système les a absolument déroutés et rebutés, si bien que, en maints endroits, ils ont préféré renoncer à toute comptabilité ! Cet état de choses se modifiera peu à peu, à mesure que des fonctionnaires compétens se formeront ; déjà un service d’inspection des finances fonctionne avec des jeunes gens qui sont venus en France s’initier à nos méthodes et au fonctionnement de nos institutions fiscales. Mais on n’a pas encore préparé la réforme de l’assiette et de la perception de l’impôt. En Macédoine, les dîmes sont toujours affermées, la plupart du temps aux grands propriétaires de tchiflik, qui deviennent ainsi, en même temps que propriétaires, agens de la puissance publique, et qui en abusent. Les Jeunes-Turcs ont déjà des financiers habiles qui se rendent compte de la nécessité de réformes profondes ; mais lisez les journaux nationalistes et même la conférence que Halil bey, président du parti Union et Progrès, a faite à Salonique : à les en croire, dès qu’on aura soumis les étrangers aux mêmes impôts et patentes que les Ottomans, tout sera sauvé, car si les finances de la Turquie ne sont pas prospères, la faute en est aux Capitulations. Nous ne citons ces exagérations que pour montrer qu’ici encore ce sont les impatiences d’un nationalisme imprévoyant et intolérant qui constituent, pour la Jeune-Turquie, le seul péril sérieux.

Sous l’ancien régime, on peut dire qu’en Turquie l’instruction publique n’existait qu’à l’état embryonnaire : budget insignifiant, écoles très peu nombreuses, mal organisées et mal installées, personnel ignorant et mal payé, absence de programmes, de livres, de matériel d’enseignement, tel était le bilan. La situation actuelle est un peu moins lamentable ; pareille création, certes, ne s’accomplit pas en un jour, mais il semble que les progrès auraient pu être plus sensibles. Aucune réorganisation générale n’a été tentée ; il n’y a eu que des efforts locaux, sous les auspices des comités Union et Progrès. Les journaux turcs eux-mêmes critiquent vivement l’inertie du ministère de l’Instruction publique. L’instruction n’existe sérieusement que là où les étrangers ou les chrétiens sujets ottomans ont créé des écoles. Dans le vilayet de Salonique, celui où l’instruction est le plus répandue et d’où sont sortis les hommes du risorgimento, le nombre donné par l’administration, comme étant celui des élèves fréquentant les écoles officielles est d’un peu moins de 14 000 enfans, — chiffre vraisemblablement exagéré, — tandis que les élèves des écoles des nationalités (Bulgares, Serbes, Grecs, Valaques) sont 89 000. Sans l’instruction répandue par ces écoles, par les écoles françaises et par celles de l’alliance israélite, on peut dire que la révolution ne se serait pas faite. N’est-il pas étonnant, dans ces conditions, de voir l’autorité ottomane s’attaquer, par toute sorte de moyens, à l’enseignement des nationalités ? Le directeur de l’Instruction publique du vilayet envoie des inspecteurs dans les écoles, ce qui est légitime et ce qui a toujours été accepté sans difficultés par les Bulgares et les Serbes, et admis en fait par les Grecs ; mais aujourd’hui ces inspecteurs refusent d’entrer en relation avec les autorités ecclésiastiques dont dépendent les instituteurs ; ils exigent que ceux-ci leur donnent directement tous les renseignemens : de là des conflits dont l’autorité profite pour faire fermer les écoles. On interdit au patriarcat et à l’exarchat d’avoir, de leur côté, des inspecteurs techniques ; dans certaines localités du sandjak de Serrès, les agens du gouvernement se sont emparés des écoles bulgares et y ont installé des instituteurs choisis par eux. L’idée peut être juste, mais non pas le procédé. La solution à laquelle on finira par s’arrêter sera probablement celle-ci : l’État entretiendra lui-même, dans les villages non turcs, des écoles où l’enseignement sera donné dans la langue maternelle des habitans, comme cela se pratique en Belgique, en Autriche et dans les cantons mixtes de la Suisse. La loi sur l’instruction publique prévoit cette mesure, mais elle n’a jamais été appliquée ; elle ne peut l’être avec succès que dans les pays où l’État est assez impartial pour donner confiance aux nationalités. Pour le moment, le procédé le plus sage et le plus libéral serait que l’État subventionnât les écoles des communautés non turques ; on l’a fait, d’ailleurs, mais la répartition et la distribution des subventions se sont opérées de la façon la plus arbitraire. Ainsi, par une application défectueuse, les dispositions les meilleures sont gâtées ; c’est une remarque qu’en Turquie on est obligé de faire à chaque pas. Il y a quelques mois, le patriarcat et l’exarchat ont été avisés que, à partir de la présente année scolaire, aucun étranger ne pourrait plus enseigner dans les écoles des communautés chrétiennes. Une exception a été admise pour les Européens occidentaux, mais Bulgares, Serbes et Grecs restent exclus. Certes, cette décision n’a rien en soi d’illégitime et personne n’ignore que ces instituteurs étaient en même temps les plus actifs agens des propagandes nationales ; mais la soudaineté de la mesure a désorganisé un enseignement dont il n’est pas juste de priver les populations, et que les Turcs seront longtemps encore hors d’état de remplacer. D’ailleurs, l’administration ne cache pas son but : affaiblir et ruiner le sentiment national chez les populations non turques. Chaque fois qu’on peut trouver un prétexte, souvent même sans prétexte, les écoles sont fermées, les professeurs arrêtés sous l’inculpation vague d’accointances avec les bandes et les comités bulgares ; une fois fermées, les écoles ne se rouvrent plus. Dans le nord du vilayet de Kossovo, en Vieille-Serbie, presque toutes les écoles serbes sont fermées.

Quant aux écoles créées et subventionnées par les puissances occidentales, qu’elles soient religieuses ou laïques, le désir du gouvernement ottoman est de les soumettre à une inspection faite par un délégué du ministère de l’Instruction publique ottoman. La mesure n’a rien de vexatoire en elle-même, mais on jugera peut-être qu’elle serait, pour le moment, prématurée et qu’elle ne paraîtrait pas exempte d’injustes suspicions à l’endroit d’un enseignement auquel les Ottomans de toute religion et de toute race, les Jeunes-Turcs en particulier, ont tant d’obligations. Avant d’inspecter les vieilles écoles européennes, qui ont fait leurs preuves de capacité et de loyalisme, il conviendrait à l’administration ottomane de l’Instruction publique de faire elle-même certains progrès indispensables. Selon un joli mot du baron de Marschall, « les Jeunes-Turcs font souvent le second pas avant le premier. » Dans leurs rapports avec les autorités, il arrive aujourd’hui, plus souvent qu’autrefois, aux directeurs d’écoles européennes de rencontrer des traces de mauvaise volonté, des exigences injustifiées. Ainsi se marque, là comme ailleurs, là plus injustement peut-être qu’ailleurs, cette défiance envers l’étranger à laquelle se laissent entraîner certains Jeunes-Turcs. La tendance générale du gouvernement est, en tout, de faire, rentrer les étrangers dans le droit commun, de les soumettre aux impôts, à la justice, à toutes les obligations des citoyens ottomans. Et, ici encore, ce ne sont pas les intentions, mais les procédés qui sont déplorables. Par ses maladresses, par ses défiances injurieuses même vis-à-vis des simples voyageurs, l’administration ottomane se charge de faire elle-même la preuve de la nécessité salutaire de ces mêmes Capitulations dont elle voudrait démontrer l’inutilité. Les Jeunes-Turcs, par l’exagération d’un sentiment louable, croient toujours que l’on veut attenter à l’honneur et à la dignité de leur nation, si bien que même un acte de justice vis-à-vis d’un étranger est interprété comme une faiblesse et taxé d’incivisme. Dans une grande ville commerçante comme Salonique, l’irritation est devenue telle que l’on oublie tout ce que l’on doit d’utiles réformes à la révolution et que, même parmi les musulmans, beaucoup regrettent l’ancien régime : car la tyrannie d’aujourd’hui-efface le souvenir de celle d’hier.

À chaque branche de l’activité réformatrice des Jeunes-Turcs, nous retrouvons la même conclusion : des intentions parfois excellentes aboutissent souvent à des mesures vexatoires, intempestives, dont le résultat est d’inquiéter les esprits, d’amoindrir la confiance générale que la nouvelle Turquie avait d’abord inspirée et de retarder l’avènement d’un régime qui serait à la fois fort et vraiment libéral. Ces maladresses de détail proviennent toutes d’une même source, la déviation du sentiment patriotique vers un nationalisme intolérant, jaloux et agressif.


III

Le problème des réformes, dans l’Empire ottoman, aboutit de tous côtés à celui des nationalités ; il implique toute la politique intérieure de la Jeune-Turquie, toute son évolution psychologique et morale.

La révolution de 1908 a eu, avant tout, un caractère nationaliste. Elle a éclaté dans une région, la Macédoine, où l’action et l’influence des agens européens des « réformes, » tant civils que militaires, allaient grandissant, pour le plus grand bien des habitans. Les Turcs, les militaires surtout, supportaient impatiemment cette ingérence ; ils craignaient qu’elle n’aboutit à une sorte de protectorat collectif de l’Europe sur les trois vilayets. L’entrevue de Reval, où le Tsar et le roi Édouard se mirent d’accord sur un programme de nouvelles réformes à introduire en Macédoine, décida les partisans de la révolution à agir sans délai. Ces faits et leur caractère sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’y insister : la révolution de 1908 a été d’abord nationaliste turque ; elle n’a été, en même temps, « libérale, » au sens occidental du mot, que pour une petite élite, composée surtout de civils. Tout son développement ultérieur resterait incompréhensible si l’on méconnaissait ce point de départ. Le premier article du programme des Jeunes-Turcs était : ottomanisation, c’est-à-dire égalité de toutes les races dans l’Empire ottoman, élimination des étrangers ; il s’appliquait tout particulièrement à la Macédoine. C’est là que la révolution est née en 1908, de là qu’elle est partie en »1909 pour s’emparer de Constantinople ; c’est là que la plupart de ses héros et de ses hommes politiques ont vécu et se sont formés, et c’est encore là qu’aujourd’hui ses destins sont en suspens.

Les chrétiens de Macédoine, les Bulgares surtout, accueillirent avec enthousiasme une révolution, faite au chant de la Marseillaise, qui leur promettait la sécurité, l’égalité, la prospérité matérielle. On sait aussi de quel poids fut, pour le succès des révolutionnaires, le concours des Albanais, tant musulmans que chrétiens[2]. Sans eux, sans les chrétiens de Macédoine, ni la proclamation de la Constitution en juillet 1908, ni l’expédition de Mahmoud-Chefket en avril 1909 n’auraient été possibles. Assurément, si l’on scrutait le fond des cœurs, on trouverait, chez les Bulgares surtout, les traces d’une déception : la révolution anéantissait les espérances nationales des Slaves et leurs rêves de réunion à la Bulgarie ou à la ; Serbie ; mais un régime libéral aurait eu aisément raison de ces regrets superficiels ; la grande masse des paysans était également satisfaite d’être débarrassée des Comitadjis et des troupes chargées de les poursuivre. Une justice égale pour tous, une réforme de la perception des dîmes, auraient ôté aux agitateurs tout prétexte et, en tout cas, tout succès. Si les paysans bulgares avaient eu les sentimens qu’on leur prête aujourd’hui pour les besoins d’une mauvaise cause, il leur était facile, au 13 avril 1909, de faire cause commune avec les Albanais ; en se soulevant ils auraient rendu impossible la marche sur Constantinople : c’est le contraire qui eut lieu. Mais bientôt les choses changèrent de face : le succès même de l’armée de Macédoine accrut l’influence et exagéra l’arrogance de l’élément militaire. En Macédoine, la plupart des officiers jeunes-turcs, qui naguère encore étaient chargés de la poursuite des bandes, ne purent s’accoutumer à traiter en citoyens ottomans, avec patience et justice, ces mêmes Bulgares qu’ils traquaient la veille comme des ennemis. Un à un les anciens chefs de bandes, les patriotes bulgares, disparurent, assassinés ou obligés de quitter le pays. Molestés de nouveau, les chrétiens commencèrent à douter des promesses de la révolution et, les esprits s’animant de part et d’autre, on en vint à croire à l’impossibilité d’un accord pacifique. Les idées « libérales » des Jeunes-Turcs élevés en Occident durent s’effacer devant les passions xénophobes et nationalistes des officiers. Les musulmans, en Macédoine, renoncèrent à l’ottomanisation avant d’en avoir fait une insuffisante expérience, et revinrent aux vieilles pratiques turques de domination par la force. Les idées d’égalité ne servirent plus que de paravent vis-à-vis de l’Europe et de prétexte commode pour enlever aux chrétiens leurs antiques privilèges, rançon de leur ancienne inégalité, pour abolir les juridictions spéciales, détruire les organisations nationales, fermer les écoles, entraver le développement des groupes non turcs. Ainsi reparaissait la vieille conception des réformes telles que les comprenaient les ulémas, d’après le droit et les traditions de l’Islam : le sultan ne doit pas être un despote pour les musulmans, mais ceux-ci, en vertu de la supériorité de leur religion et de leur force, doivent régenter souverainement les chrétiens. L’idée, aujourd’hui, devient même plus exclusive ; elle réserve l’hégémonie aux seuls Turcs qui, sauf exceptions, sont l’élément le, moins avancé en civilisation et le moins instruit. Ils craignent qu’avec un régime d’égalité sincèrement pratiqué le rôle principal ne passe aux élémens non turcs, et ils ne voient qu’un moyen d’assurer le maintien de leur suprématie, la force.

Les Albanais furent les premières victimes de cette nouvelle politique. Nous avons raconté déjà ici l’expédition de Djavid pacha dans la Haute-Albanie, les ravages qu’elle a exercés et les fermens de haine qu’elle a laissés derrière elle. Au printemps, l’Albanie était en armes, frémissante de colère, altérée de vengeance. Il fallait éviter un soulèvement général. Mahmoud-Chefket pacha vint dans le pays, négocia avec quelques chefs, puis commença l’opération générale du désarmement ; cette fois, la mesure ne visait plus seulement les Albanais, mais aussi les chrétiens de Macédoine. Des bataillons arrivèrent d’Asie, avec des officiers brutaux, des soldats sauvages ; les six bataillons de chasseurs qui, sous Abd-ul-Hamid, avaient été chargés de la poursuite des bandes, furent renforcés, et l’opération du désarmement commença. En réalité, sous prétexte de désarmement, on voulait saisir les fils de l’organisation bulgare et sévir contre les anciens comitadjis. Dans les villages musulmans de l’Albanie, l’opération fut faite avec rigueur, mais sans trop grandes violences ; il n’en fut pas de même dans les cantons chrétiens d’Albanie et de Macédoine. Les soldats s’abattirent sur le pays, comme une horde de barbares, ravageant les campagnes, arrêtant et torturant les hommes, violant les femmes ; village par village, méthodiquement, la Macédoine subit des horreurs auxquelles le nom de Torghout pacha restera attaché.

À Monastir, deux bataillons d’Asie viennent camper aux portes de la ville ; les chevaux dévastent les vignes, les soldats pillent les villages, coupent les arbres, perquisitionnent, sous la direction de leurs officiers, dans les maisons des chrétiens ; les hommes sont arrêtés en masse, sous prétexte qu’ils ne livrent pas toutes leurs armes ou qu’on les soupçonne d’être affiliés à une organisation nationaliste ; les prisonniers sont entassés dans les casernes, sans être interrogés, sans même qu’on leur demande leurs noms ; presque partout, ils sont froidement et méthodiquement soumis à la torture par le bâton ; à Kruchevo, à Demir-hissar, à Perlepe, les soldats se distinguent par leur cruauté ; des paysans sont roués de coups, leurs pieds et leurs mains sont mutilés par la bastonnade ; d’autres sont attachés, tout nus, et laissés dehors toute la nuit. À Negotin, un officier arrive avec vingt hommes et, sous prétexte de venger son frère, tué il y a plusieurs années dans la région, il fait subir les pires traitemens à la population ; cinq hommes meurent des suites des tortures endurées. À Monastir, les chrétiens arrêtés et torturés sont contraints, sous menace de mort, de signer un papier attestant qu’ils n’ont subi aucun mauvais traitement et, à Berlin, Djavid bey peut affirmer que tous les récits des atrocités commises en Macédoine sont des mensonges inventés par les Bulgares. En Vieille-Serbie, les paysans serbes sont molestés à la fois par les soldats turcs et par les Albanais musulmans ; ils s’enfuient par bandes au Monténégro où plus de 2 500 trouvent encore un asile. Les Bulgares se réfugient chez leurs frères du royaume ; d’autres, formant de petites bandes, se mettent à battre le pays comme aux plus mauvais jours de 1903 ou de 1904 ; plusieurs attentats contre les voies ferrées, notamment à Koumanovo, signalent leur passage. Ces bandes se grossissent de tous les malheureux qui fuient la torture ou dont les récoltes sont pillées, les maisons brûlées.

Dans le Caza de Yenidjé-Vardar (vilayet de Salonique), l’opération du désarmement fut particulièrement atroce. Les Turcs espéraient y trouver les preuves des accointances des paysans avec le chef de bande Apostol, qui tient la campagne dans la région. Il est bon, à titre d’exemple, de raconter ces faits en détail. Le 14/27 septembre, la ville de Yenidjé-Vardar est cernée par les troupes : ordre est donné aux habitans de livrer leurs armes ; le 16/29, les maisons des Bulgares sont gardées par la troupe et les perquisitions commencent ; durant quatre jours, aucun habitant, homme, femme ou enfant, ne peut sortir de sa maison même pour aller chercher de l’eau ou des vivres ou faire boire le bétail. Environ trois cents hommes sont arrêtés, sous prétexte qu’autrefois ils avaient aidé les comitadjis ! L’un après l’autre ils sont couchés par terre et cruellement battus sur la plante des pieds, sur les paumes des mains, sur le ventre, sur la tête et sur le dos ; les membres meurtris, mutilés, ils sont jetés en prison où ils restent quatre jours sans boire ni manger, sans couverture ; beaucoup sont attachés à une poutre. Le principal prêtre bulgare est atrocement battu, puis, les membres en bouillie, il est jeté sur un matelas et porté au konak où il est tué d’un coup de fusil. D’après la version turque, il aurait pris le fusil d’un gendarme, qui se serait absenté un instant, et il se serait suicidé pour ne pas faire de révélations ; mais il paraît bien invraisemblable qu’avec ses mains broyées il ait pu saisir un fusil et se tirer une balle dans la tête ; il est plus probable que les Turcs, embarrassés de leur victime, ont préféré faire disparaître un effroyable témoignage de leur cruauté. Le dimanche 9 octobre, après trois semaines de blocus pendant lesquelles personne ne put entrer ni sortir de la ville, les habitans se croient délivrés ; mais les Turcs sont furieux, ils n’ont trouvé qu’un petit nombre d’armes et aucune trace précise d’Apostol. Sur le soir, sans aucun prétexte, tous les Bulgares, réunis par groupes de 100 à 200 personnes, sont parqués dans la rue sous la garde de soldats, et jusqu’au mardi à quatre heures après-midi, il ne leur est permis ni de se coucher, ni de s’asseoir, ni de manger, ni de boire. Lorsqu’ils furent enfin délivrés, les malheureux, les jambes enflées et noires, défaillaient. Dans les campagnes environnantes, les paysans sont encore plus maltraités ; aux uns, mis à genoux, on place des cailloux coupans dans le pli de la jambe, puis on les frappe à coups de bâton sur les cuisses ; à deux autres on met des œufs brûlans sous les aisselles et on leur lie les bras ; le nommé Athanase, de Radomir, est lié à un mûrier, les mains passées derrière l’arbre, la tête au grand soleil et il y reste trois jours sans manger ni boire ; un autre reste deux jours les bras attachés en croix ; des femmes sont battues. Plusieurs Bulgares moururent des suites des tortures subies. Aucun Serbe, aucun Grec ne fut molesté ; au contraire, du côté de la frontière de Thessalie, ce sont les Grecs qui sont traqués, et, dans le Nord du vilayet de Kossovo, ce sont les Serbes qui pâtissent.

Les témoins de ces scènes barbares sont unanimes à déclarer que ces violences n’étaient pas le fait d’une soldatesque déchaînée, mais quelles étaient méthodiquement commandées et organisées par les officiers. Les chefs militaires et même les membres le plus en vue du Comité Union et Progrès à Salonique, des humanitaires comme le docteur Nazim bey, ne cachent pas leur opinion à ce sujet ; ils regardent la bastonnade comme le seul moyen de gouverner et de pacifier la Macédoine. Sous l’ancien régime, il restait aux persécutés un recours, un espoir ; parfois l’arrivée d’un consul européen les délivrait ; aujourd’hui, les Jeunes-Turcs n’admettent plus l’intervention des consuls, et ceux-ci, l’été dernier, n’auraient pu sans péril s’interposer. À Monastir, en septembre, un délégué du Comité Union et Progrès, Hadji bey, fit publiquement, dans un discours, l’apologie du meurtrier du consul russe Rostowski. Talaat bey et Djavid bey eurent soin d’affirmer que les consuls n’ont aucun droit d’intervenir dans les affaires qui n’intéressent pas leurs nationaux. Ici encore, les Turcs font le second pas avant le premier ; le second pas, c’eût été de restreindre l’action des consuls à ce qu’elle est dans les pays civilisés ; mais le premier aurait dû être de mettre fin pour jamais aux abus qui ont rendu si bienfaisante, durant de longs siècles, l’intervention des consuls.

Le but consciemment et méthodiquement poursuivi par le gouvernement jeune-turc, en Macédoine, ce n’est pas l’extirpation des bandes, car c’est les renforcer et faciliter leur propagande que de persécuter les paysans ; ce n’est pas la sécurité du pays : c’est la prépondérance de l’élément musulman, de l’élément turc, sur l’élément chrétien. Nous voilà loin des principes d’égalité inscrits dans la Constitution et proclamés par la révolution. On laisse partir les Bulgares qui veulent s’embarquer pour l’Amérique, mais on refuse l’entrée des ports à ceux qui reviennent ; enfin, partout où l’administration peut trouver des terres vacantes, elle y installe des mohadjirs, musulmans émigrés de Bosnie et d’Herzégovine. Ces nouveaux venus troublent le pays, molestent leurs voisins chrétiens et, souvent, se hâtent de vendre la terre qu’on leur a donnée pour courir les aventures ; ils sont, dans la malheureuse Macédoine, une cause nouvelle de troubles et d’insécurité. Cependant, le congrès récent du Comité Union et Progrès à Salonique a décidé de consacrer de grosses sommes à l’installation de nouveaux mohadjirs le long des lignes de chemins de fer et partout où l’élément chrétien est en majorité. Ainsi s’affirme la volonté, non plus d’ottomaniser, mais d’islamiser, de « turciser » la Macédoine. Si les Jeunes-Turcs avaient la volonté d’y rétablir la concorde et la paix, c’est par des réformes sociales qu’ils y réussiraient : la clef du problème macédonien est là[3] ; quand les Jeunes-Turcs l’auront résolu par une refonte du droit de propriété et de la perception des dîmes, ils auront définitivement gagné la bataille et assuré leur avenir. Ils ont voulu désarmer la Macédoine ; mais désarmer en saisissant quelques fusils n’est qu’un trompe-l’œil, car on remplace les fusils : désarmer, c’est faire tomber les armes des mains en gagnant les cœurs ; ce n’est pas la méthode des Jeunes-Turcs : c’est pourtant la seule qui donne des résultats définitifs.

Il semble cependant que, depuis le congrès de Salonique, une détente se fasse sentir. Les plus intelligens parmi les Jeunes-Turcs qui sont en relations avec l’extérieur, ont compris que les procédés employés en Macédoine ont soulevé une réprobation universelle ; et, comme ils ont besoin d’avoir pour eux l’opinion, ils ont réfléchi sur les inconvéniens graves que pouvaient entraîner les méthodes brutales des officiers ; ils se plaignent aujourd’hui du despotisme des militaires et cherchent à rejeter sur l’armée la responsabilité de violences qui rabaissent la Jeune-Turquie au niveau du régime hamidien. Les autorités ottomanes sont entrées en pourparlers avec les chefs albanais qui se sont réfugiés au Monténégro. Tous, y compris Issa Boletin, ont reçu l’autorisation de rentrer dans leur pays : il est convenu qu’ils déposeront leurs armes entre les mains des autorités qui les leur rendront aussitôt ; on ferme les yeux sur l’introduction des fusils en Albanie, si bien que l’on. se demande si celle subite indulgence, après les traitemens sévères de Djavid pacha et de Torghout pacha, ne cache pas de nouvelles intentions, et si les Turcs ne chercheraient pas à regagner les sympathies des Albanais musulmans pour réduire plus aisément à leur merci les Albanais chrétiens, les Slaves et les Grecs de Macédoine : ce serait un nouveau retour à la politique hamidienne. Mais tenons-nous-en à l’hypothèse la plus favorable : les Jeunes-Turcs ont senti le danger de leur politique et ils ne veulent plus recourir qu’à des procédés dignes d’eux et des premiers mois de leur gouvernement. La politique la plus juste et la plus généreuse serait en même temps la plus habile ; peut-être est-il déjà trop tard pour y recourir : en Albanie et on Macédoine, la politique suivie depuis un an a jeté des semences de haine qu’il sera difficile d’étouffer.

Si les Jeunes-Turcs attachent tant d’importance à réduire au silence les populations non turques, c’est qu’ils veulent enlever tout prétexte d’intervention aux différens États balkaniques dont les arméniens les inquiètent. Comment ne voient-ils pas qu’ils vont précisément à l’encontre de leur but et qu’en persécutant les nationalités chrétiennes, ils mettent les États voisins, Bulgarie, Serbie, Grèce, dans le plus terrible embarras ? À Sofia surtout, l’opinion publique, surexcitée par les malheurs des « frères » de Macédoine, pourrait un jour obliger le gouvernement à une intervention armée. Au printemps dernier, les rois de Bulgarie et de Serbie sont venus à Constantinople faire visite au Sultan ; des intérêts économiques très précis les y amenaient, mais leur démarche n’en constituait pas moins, aux yeux des populations slaves de la Turquie d’Europe, une sorte de consécration du nouveau régime ; elle signifiait que les populations chrétiennes devaient s’accommoder du gouvernement ottoman et arranger avec lui leurs affaires sans attendre aucun appui du dehors. La Bulgarie, n’ayant pas fait la guerre en 1908, quand l’occasion paraissait s’en offrir à elle, n’a aucun intérêt à la faire aujourd’hui à ses grands risques et périls ; elle préfère vivre en bonne intelligence avec les Turcs et obtenir d’eux des avantages pour son commerce et la jonction de ses chemins de fer : on a annoncé que la ligne de Koumanovo serait construite au printemps prochain. La Serbie a besoin, pour communiquer avec la mer, d’entretenir de bons rapports avec la Turquie. C’est par Salonique qu’elle reçoit ses canons, ses fusils, ses munitions, et qu’elle exporte son bétail et ses pruneaux ; si la Turquie venait à lui fermer ce débouché, elle serait réduite à capituler entre les mains du gouvernement de Vienne. Les Monténégrins étaient jusqu’ici en très mauvais termes avec leurs voisins Albanais ; des vendettas séculaires les mettaient aux prises sur les frontières ; la politique jeune-turque les a réconciliés ; les Albanais fugitifs ont trouvé asile et appui dans la Montagne Noire ; cinq mille Albanais, pour la plupart catholiques, sont actuellement en armes dans les montagnes du pays Malissore, et il est probable que c’est par le Monténégro qu’ils reçoivent des armes et des munitions. Les Serbes de la Vieille-Serbie, pourchassés par les soldats turcs, se sont, eux aussi, réfugiés au Monténégro. Le fier petit îlot de montagnes est redevenu une terre d’asile et son rôle s’en est trouvé grandi. Quant à la Grèce, la question crétoise l’empêche de chercher un rapprochement avec la Turquie ; toutefois, si les Turcs renonçaient vis-à-vis d’elle à leurs procédés comminatoires, au boycottage par exemple, ils ne s’exposeraient pas à voir s’opérer un rapprochement nuisible à leurs intérêts entre la Bulgarie et la Grèce. Nous ne croyons pas que ce rapprochement soit très avancé, mais déjà, en Macédoine, Grecs et Bulgares ont renoncé à se combattre, et si l’oppression des chrétiens continuait en Turquie, la force des circonstances imposerait aux gouvernemens l’entente et même l’alliance. Contre une Turquie agressive, il n’y a qu’un moyen de résistance : l’union balkanique. Une pareille coalition, même si elle réussissait à se former, ne serait pas de nature à alarmer les Turcs, tant que la Roumanie servira, au nord du Danube, de contrepoids à l’entente slave et formera une barrière entre la Russie et la Bulgarie.

La situation diplomatique de l’Empire ottoman est donc bonne. Les puissances, à l’envi, s’efforcent de lui épargner les difficultés et les réclamations, même justifiées. Jamais héritière de grande espérance ne fut plus flattée, ni plus courtisée. L’Allemagne, qui pratiqua le même jeu au temps d’Abd-ul-Hamid, fait valoir les services rendus à l’armée ; la Russie se targue des bons conseils qu’elle a donnés à la Bulgarie et de son intervention pacificatrice en février 1909 ; la France revendique la paternité de la révolution de 1908 ; l’Angleterre vante les services rendus après San Stefano ; il n’est pas jusqu’à l’Autriche qui n’ait eu l’art de présenter sous un jour favorable l’annexion de la Bosnie-Herzégovine et de dissimuler les avantages qu’elle trouve à maintenir l’anarchie dans la Turquie d’Europe. Entourés de tant d’amis empressés, les Jeunes-Turcs ne cherchent que l’intérêt de leur pays et celui de leur parti ; ils ne découragent personne, mais ne se lient, quoi qu’on en ait dit, avec personne ; ils ne sont pas dupes des manifestations intéressées, mais peut-être se trompent-ils parfois sur ce qu’eux-mêmes ont lieu de craindre ou d’espérer. En tout cas, nous ne croyons pas qu’une politique de faiblesse soit celle qui leur agrée le mieux. Lors des massacres d’Adana, le consul de France s’est enfermé chez lui, les navires de guerre ont reçu l’ordre de ne pas débarquer un matelot, et ni pour nos écoles détruites, ni pour les maisons des deux drogmans du consulat démolies, nous n’avons insisté pour obtenir une suffisante indemnité. La France, en Orient, a toujours su concilier la protection des chrétiens avec l’amitié des Turcs ; c’est, plus que jamais, la voie à suivre, et, s’il est vrai qu’il n’y a de salut pour la Jeune-Turquie que dans une réconciliation de toutes les races et de toutes les religions qui vivent dans l’Empire, les Jeunes-Turcs nous sauront gré un jour de les avoir aidés à la réaliser.

La Jeune-Turquie n’a donc que des amis. Elle pourrait perdre quelques-uns d’entre eux si elle s’égarait, sur les traces d’Abd-ul-Hamid, dans les voies du panislamisme. Nous sommes persuadé que les hommes qui la dirigent ne désirent pas s’engager dans une politique d’impérialisme musulman dont ils sont trop avisés pour ne pas apercevoir les lendemains hasardeux ; mais peut-être ne se rendent-ils pas assez compte de certaines conséquences de la révolution nationaliste qui a donné à la Turquie son nouveau régime. Les Jeunes-Turcs se sont donné la très noble tâche de restaurer le patriotisme ottoman, mais la notion de patrie, corrélative à celle de nation, n’existait pas jusqu’ici dans l’Empire ; un éveil du patriotisme national devait avoir pour conséquence, chez les Turcs qui n’ont jamais connu que le patriotisme religieux, une poussée de panislamisme. Si le mot est d’invention occidentale, l’idée est orientale et musulmane. Le musulman est le frère, le chrétien l’ennemi, le sultan le maître : telle était la conception simpliste que le bon paysan turc se faisait de la vie politique. Il faudra de longues années pour la modifier. Les Jeunes-Turcs feront donc bien de veiller avec soin sur les menées panislamiques que certains agens subalternes voudraient conduire. Au congrès de Salonique, il a été question d’émissaires turcs envoyés auprès des musulmans de l’Inde et du Caucase ; il est certain que, parmi les Algériens établis en Syrie, une active propagande antifrançaise est faite et que des agens ont été envoyés en Algérie. Des relations permanentes sont établies entre certains clubs jeunes-turcs et les sociétés jeunes-égyptiennes. Jusque dans le Sahara, jusqu’aux oasis du Kouar et de Bilma, jusqu’au Kanem et au Ouadaï, nos officiers qui, après tant d’efforts, ont assuré la paix et la sécurité du Sahara, trouvent la trace d’intrigues turques ; à propos du conflit de frontière qui a surgi entre lu Tunisie et la Tripolitaine pour quelques arpens de sable, la presse turque a montré plus d’âpreté que l’objet n’en comportait, et l’obstination du gouvernement à ne pas reconnaître le traité du Bardo ne va pas sans quelque ridicule. On croirait qu’en établissant notre protectorat sur la Tunisie, nous avons spolié la Turquie. Qu’il serait plus beau pour les Jeunes-Turcs, plus conforme à leurs principes, et plus politique en même temps, de s’entendre avec la France pour établir une bonne police sur les nomades sahariens et de collaborer avec elle pour fermer la dernière porte, celle de la Cyrénaïque, par où des esclaves noirs sont encore importés et vendus dans le bassin de la Méditerranée. En Perse, les Turcs ont occupé, sous prétexte d’une contestation de frontières, une partie de l’Azerbaïdjan, l’ancienne Médie Atropatène, dont l’importance, au point de vue des communications entre la Perse, l’Arménie et le Caucase, a toujours été considérable. À ce propos, un journal jeune-turc écrivait : « Nous avons le droit de nous occuper des affaires de la Perse, parce qu’elle est une puissance musulmane. » De telles affirmations ne sont pas rares dans la presse. En langage diplomatique, cette théorie s’appelle l’interventionnisme ; c’est celle que les Jeunes-Turcs, avec raison, ne veulent pas voir appliquer à leur pays ; il serait piquant qu’ils cherchassent à l’appliquer chez les autres. Le panislamisme ménagerait à la Turquie plus de déboires que d’avantages, mais il pourrait servir les intérêts de l’Allemagne : seule de toutes les puissances européennes, elle n’a pas de sujets musulmans et, si la Turquie se prêtait à son jeu, elle se servirait volontiers d’elle et du panislamisme pour susciter des embarras soit à la France, comme elle l’a déjà fait au Maroc, soit à l’Angleterre, soit à la Russie. Sa tactique n’est pas variée, mais elle est efficace ; reste à savoir si la Turquie consentira à s’y prêter et à perdre des amitiés qui lui sont précieuses, pour le plus grand avantage du pangermanisme et de la « poussée vers l’Est. »

Certes, ce n’est pas nous qui reprocherons à la Jeune-Turquie, comme le font parfois certains journaux français, de chercher à tenir la balance égale entre toutes les influences, et, par exemple, de faire des commandes à l’industrie allemande, pourvu qu’elle en fasse aussi à l’industrie d’autres nations ; ce que nous redoutons pour elle, ce sont les mirages décevans que la diplomatie allemande fait briller aux yeux ardens des Jeunes-Turcs. L’amitié allemande est lourde ; elle a coûté la Bosnie à la Turquie, elle lui coûtera peut-être un jour Salonique. Nous sommes convaincu que nul ne le sait mieux que les Jeunes-Turcs et qu’ils sont décidés à prendre toutes les précautions nécessaires pour parer au danger. Ils ne paraissent se jeter dans les bras de l’Allemagne que parce qu’ils ont une crainte très exagérée des ambitions russe et bulgare. Et d’abord, ils se tromperaient s’ils confondaient l’une avec l’autre : ce serait retarder de trente ans ; si jamais les Bulgares réalisent leurs grandes vues sur l’Empire ottoman, ce sera avec l’appui de Vienne, plutôt qu’avec celui de Pétersbourg. Ni en Asie, ni en Europe, les Russes n’ont le désir d’accroître leur territoire aux dépens de l’Empire ottoman. Cette crainte d’une descente cosaque hante l’imagination des Turcs et, pour faire contrepoids à l’influence russe, ils ne peuvent s’adresser ni à la France, alliée de la Russie, ni à l’Angleterre son amie, mais seulement à l’Allemagne. L’entrevue de Potsdam devrait, cependant, les faire réfléchir, et la désinvolture avec laquelle l’empereur Guillaume a « lâché » Abd-ul-Hamid est un précédent qui prouve que les amitiés, même impériales, ne sont souvent qu’une forme de l’intérêt. N’est-ce pas déjà sur le conseil de la diplomatie allemande que l’avancée turque en Perse a été arrêtée peu de jours après l’entrevue de Potsdam ? Aussi sommes-nous persuadé que la Jeune-Turquie est assez avisée pour ne s’inféoder à personne et pour chercher adroitement son avantage où elle croit le trouver. Quant aux sympathies personnelles des hommes actuellement au pouvoir, tout au moins des civils, elles vont certainement à la France qui seule n’aura jamais, tant qu’il existera une Turquie, d’ambitions territoriales en Orient, et qui a toujours témoigné aux Jeunes-Turcs les sympathies que méritent leur courage et leur intelligence. L’incident de l’emprunt n’a rien changé et ne changera rien à ce qui tient à la nature des choses et au caractère des hommes.


IV

Nous disons l’incident de l’emprunt, et, en effet, ce n’est qu’un incident, mais, à la vérité, regrettable et digne de suggérer d’utiles réflexions. La presse, de part et d’autre, a grossi le malentendu ; elle l’a même, en grande partie, fait naître. Dès qu’ils ont vu que l’affaire de l’emprunt n’allait pas sans difficultés, les journaux jeunes-turcs se sont emportés à des attaques violentes et injurieuses contre la France et son gouvernement, et certains journaux français ont fait à la Jeune-Turquie des reproches extrêmement vifs. Ces polémiques de presse seraient de peu conséquence si, en Turquie surtout, où la population n’est pas encore habituée à la vie politique et aux violences des journalistes, le public n’avait été exposé à prendre pour argent comptant ce qui n’était que « bluff. » Jamais le Tanin, par exemple, n’attaqua plus violemment la France qu’au moment où le grand vizir Hakki pacha était, à Vers-en-Montagne, l’hôte de M. Pichon ; mais ce n’est un secret pour personne que ces attaques étaient inspirées par le ministre des Finances qui aurait été dans une situation difficile si le grand vizir avait réussi dans une négociation où lui-même venait d’échouer : solidarité ministérielle qui n’est pas spéciale à la Turquie ! La situation financière et budgétaire de la Turquie, sans être grave, n’est pas brillante ; M. Francis Charmes l’a trop bien montré dans sa Chronique du 1er octobre pour que j’aie besoin d’y insister ici. La Dette est énorme (deux milliards et demi), le budget peu élevé (moins de 800 millions), le déficit annuel très gros (plus de 200 millions). Sous l’ancien régime, jusqu’à l’établissement du service de la Dette, confié à des Européens, le système financier de la Turquie était très simple : elle comblait les déficits du budget, — qui d’ailleurs n’était pas un budget au sens occidental du mot, — au moyen d’emprunts ; elle payait tant bien que mal ses créanciers étrangers, mais, à l’intérieur, le Sultan faisait de l’insolvabilité un système de gouvernement : le padischah ne doit rien à ses sujets. Depuis l’établissement de la Dette, la Turquie faisait des emprunts sur gages, elle aliénait entre les mains de ses créanciers telle ou telle part de ses revenus et la Dette, après avoir assuré le service des intérêts et des amortissemens, versait au Trésor un excédent qui, grâce à son excellente gestion, allait toujours en augmentant. La Jeune-Turquie, et c’est son honneur, veut avoir des finances nettes et faire face à tous ses engagemens. La première fois qu’elle eut recours au crédit, peu de jours après la révolution, la France, l’Allemagne et l’Angleterre s’entendirent pour mettre à sa disposition 200 millions sans gage spécial et sans l’intermédiaire de la Dette. Lorsqu’il y a quelques mois le gouvernement ottoman annonça l’intention de conclure un emprunt de 150 millions, il s’adressa à la Banque Ottomane ; celle-ci lui fit remarquer qu’une conversation préalable avec le gouvernement français, maître d’accorder ou de refuser l’admission à la cote de la Bourse de Paris, était indispensable. Djavid bey se résigna à entamer une négociation avec les ministres compétens qui demandèrent d’abord certaines garanties de gestion ; ces garanties, on pouvait les trouver facilement ; il suffisait de faire voter un projet de loi, sorti de la collaboration te M. Laurent et de Djavid bey, qui instituait une Cour des Comptes et confiait toutes les opérations de Trésorerie à la Banque Ottomane qui, déjà, durant l’ère des « réformes, » avait assumé à la satisfaction générale cette lourde et onéreuse responsabilité en Macédoine. Le gouvernement français, en posant cette condition, songeait au passé et à l’avenir : au passé, c’est-à-dire à la dette consolidée dont il était impossible d’amoindrir le gage ; à l’avenir, c’est-à-dire aux gros emprunts auxquels le gouvernement turc aura certainement recours avant peu ; Halil bey, dans son discours de Salonique, annonce déjà comme prochain un emprunt de 25 millions de livres turques, c’est-à-dire plus de 500 millions de francs, pour la mise en valeur des ressources économiques de l’Empire. De pareilles sommes ne pourraient être actuellement prêtées à l’Empire ottoman, sur les ressources générales de son budget, que si le ministère turc lui-même proposait un moyen, si discret soit-il, qui permît à ses créanciers de s’assurer de sa bonne gestion. Il était naturel que le gouvernement français demandât aussi quelques garanties politiques : il ne pouvait admettre que les millions prêtés par la France pussent servir, quelques jours après, à mobiliser l’armée turque, ou à acheter des armes en Allemagne. Dans les commandes faites par le gouvernement ottoman, la France ne demandait que d’avoir une part égale à celle de la nation la plus favorisée. Djavid bey refusa ces conditions. Des amis imprudens lui avaient persuadé qu’il trouverait aisément à Paris un groupe financier plus hardi, plus accommodant que celui de la Banque Ottomane. Et quant à la cote à la Bourse de Paris, n’était-on pas certain de l’obtenir, lui disait-on, avec l’aide d’une presse vénale, d’un gouvernement corruptible ? Djavid bey écouta ces conseils intéressés ; il eut, à Paris, des attitudes de conquérant qui rendirent les pourparlers impossibles. Les négociations reprirent avec le grand-vizir Hakki pacha, sans aboutir à une entente. C’est alors que le baron de Marschall, prenant texte des conditions demandées par la France, se posa en défenseur de l’indépendance ottomane et fit croire aux Jeunes-Turcs que nous voulions les mettre en tutelle. Il suggéra de s’adresser aux banques austro-allemandes ; elles ont dû se réunir à 32 pour trouver les capitaux nécessaires dans des conditions très onéreuses pour la Turquie : le service que l’Allemagne rend à la Turquie coûte à celle-ci 12 millions de francs ! L’Allemagne entre dans une voie dangereuse ; elle accorde, sans aucune garantie de gestion, un emprunt à la Turquie sur l’une des ressources générales de son budget, les douanes de Constantinople[4] ; c’est un procédé acceptable pour une somme relativement minime, mais qui deviendrait dangereux s’il s’agissait de plus gros emprunts, dans un pays dont les ressources sont loin d’être mises en valeur, et par des hommes politiques auxquels on ne fait pas injure en disant qu’ils manquent d’expérience. Une fois de plus, l’Allemagne a travaillé dans son intérêt propre et immédiat contre les intérêts généraux et permanens de l’Europe.

En France, l’incident de l’emprunt a permis de définir une règle de conduite dont, il faut l’espérer, le gouvernement ne s’écartera plus. Quoi qu’en dise la vieille école du libéralisme économique, l’argent n’est pas « une marchandise comme les autres. » L’État a le devoir de s’assurer d’abord que l’épargne française ne sera pas exposée à une catastrophe, et ensuite qu’elle ne servira pas à des fins politiques ou militaires contraires à nos intérêts ou à ceux de nos amis. Un grand emprunt ne peut pas ne pas être précédé d’une conversation qui, nécessairement, touche à la politique, laquelle est inséparable de la finance. Nos alliés russes eux-mêmes le savent et n’ont jamais songé à s’en étonner La Jeune-Turquie serait mal venue à se montrer plus ombrageuse. L’épargne française est un élément de notre force ; cette force doit être employée dans le sens de notre politique : le gouvernement a le droit et peut trouver le moyen d’exercer sur les banques une action suffisante pour qu’elles n’oublient pas que les capitaux, pour devenir une force, ont, comme les armées, besoin d’une discipline.

Un autre enseignement se dégage de l’incident de l’emprunt. À le regarder de loin, il fait l’effet d’un malentendu. La Turquie, si elle veut sérieusement travaillera sa régénération, a besoin de la France ; la difficulté avec laquelle 32 établissemens financiers allemands et autrichiens, sur l’injonction formelle de l’empereur Guillaume, ont trouvé 150 millions à un taux très avantageux pour eux, est la preuve que la réorganisation administrative et la résurrection économique de l’Empire ottoman ne peuvent se faire qu’avec le concours de la France et de ses capitaux. La Turquie débitrice a tout avantage à avoir pour créancière la France qui n’a pas, en Orient, d’intérêts territoriaux et qui ne peut pas être tentée d’exiger d’elle, en échange de ses capitaux, l’aliénation d’une parcelle quelconque de sa souveraineté ou de son indépendance. Nos intérêts économiques sont conformes à ceux de la Turquie elle-même. L’Allemagne, la Russie, l’Angleterre, l’Italie, l’Autriche trouveraient à gagner à une dislocation de l’Empire ottoman. Nous seuls y perdrions certainement, car nous y avons une situation économique prépondérante, et surtout nous voulons y faire fructifier un capital moral et intellectuel auquel nous attachons autant de prix, pour le moins, qu’à nos capitaux-argent ; nous regardons la Turquie nouvelle comme une fille de notre civilisation : c’est en ce sens, aussi bien qu’au point de vue économique, que nous avons, nous surtout, besoin d’une Turquie vivante et forte, mais pacifique et civilisatrice, qui soit, en Orient, un facteur de progrès, de concorde et de bonheur.

Ces réflexions, nous sommes assuré que, depuis l’incident de l’emprunt, les plus éclairés parmi les Jeunes-Turcs les ont faites. Le ton de leurs journaux est devenu beaucoup plus modéré, beaucoup plus sympathique à la France dont ils cherchent les occasions de rappeler la vieille amitié et les services ; l’ambassade de France a rencontré, depuis cette époque, un esprit de conciliation, un désir d’entente qui étaient plus rares il y a quelques mois ; elle a obtenu de sérieux avantages d’ordre économique ; les difficultés relatives aux Algériens résidant en Turquie ont été aplanies. Il n’est donc pas exact de dire que les relations de la France avec la Jeune-Turquie soient devenues moins bonnes. La Jeune-Turquie paraît résolue à ne laisser prendre à personne une influence prépondérante à Constantinople ; elle suit en cela la tradition de tous les gouverne mens turcs, y compris celui d’Abd-ul-Hamid. Nous avons déjà, dans l’Empire ottoman, une situation considérable ; elle prendrait plus d’importance encore si le gouvernement français, d’accord avec ses alliés et ses amis, pouvait préparer et offrir à la Jeune-Turquie le plan d’ensemble d’une collaboration de longue durée et de grande envergure.


V

Nous n’avons pas hésité à dire ici, en toute franchise, à la fois notre persistante sympathie pour la Jeune-Turquie et pour ses généreux efforts de rénovation, et aussi les inquiétudes que les actes de certains Jeunes-Turcs nous inspirent pour l’avenir. Nous sommes convaincu que les Jeunes-Turcs rendront justice aux avis désintéressés qui leur viennent de France ; si ces pages, où nous n’avons cherché qu’à être véridique, choquent-peut-être, au premier abord, les susceptibilités de quelques-uns d’entre eux, nous espérons fermement qu’elles trouveront, auprès des plus éclairés, compréhension et sympathie.

On se demande, en vérité, comment les Jeunes-Turcs ne voient pas qu’ils se donnent à eux-mêmes le plus fâcheux des démentis en recourant à des mesures qui ont déjà fait dire qu’il n’y a rien de changé en Turquie, que le nom et le nombre des profiteurs et des oppresseurs. De telles pratiques fourniraient un argument à ceux qui prétendent, en invoquant l’histoire, que le Turc n’est pas susceptible de progrès, qu’il restera toujours une race de proie, incapable de s’adapter à une autre civilisation que celle des camps et de concevoir un autre idéal que la conquête et la domination brutale. Une armée forte et entraînée est indispensable à la sécurité et à la vitalité de la Jeune-Turquie, mais il serait déplorable que la force militaire servît de paravent à tous les abus et d’instrument à toutes les oppressions. Une Jeune-Turquie qui serait ainsi en contradiction permanente avec les principes qui sont sa raison d’être, pourrait recueillir les encouragemens intéressés de l’Allemagne et les sympathies de l’Empereur qui fut l’ami particulier d’Abd-ul-Hamid, mais elle ne saurait obtenir l’approbation ni l’appui de la France. Que la Jeune-Turquie, fidèle à des principes de liberté qu’elle a pris chez nous, entreprenne donc la tâche difficile mais magnifique qui s’offre à elle : réconcilier progressivement tous les peuples qui vivent côte à côte sous l’autorité du Sultan, les habituer, en améliorant leur condition matérielle et morale, à se tolérer mutuellement et à participer, chacun avec ses aptitudes, sa religion, sa civilisation, son langage particulier, à la vie générale de l’Empire, organiser l’essor économique des différentes provinces où la production et la circulation des richesses sont à l’état embryonnaire. Pour une pareille œuvre, créatrice de richesse, génératrice de liberté et de concorde, la Turquie peut compter sur l’assistance morale et matérielle de notre pays, mais elle ne l’obtiendrait pas pour une politique dont la conséquence fatale serait de troubler la paix générale, et de conduire la Turquie elle-même à sa ruine financière et à sa dislocation définitive.


RENE PINON

  1. Voyez, dans le beau livre de Bernard Brunhes : la Dégradation de l’énergie, les fortes pages du chapitre XI et la conclusion (1 vol. in-12 ; Flammarion).
  2. Voyez la Question albanaise, dans la Revue du 15 décembre 1909.
  3. Voyez la Revue du 15 mai 1907 ou notre ouvrage l’Europe et l’Empire ottoman, p. 155 (Perrin, éditeur).
  4. L’emprunt n’est pas encore fait. Les millions sont fournis par tranches au gouvernement turc au moyen de bons du trésor à 8 pour 100 ; l’emprunt sera émis pour rembourser ces bons du trésor.