Veuve Duchesne, Veuve Bailly et Marchands de Nouveautés (p. i-32).

L’ESPRIT FRANÇOIS,
OU
Problème à résoudre sur le labyrinthe
des divers Complots

DÉDIÉ À LOUIS SEIZE.

SIRE,

L’empereur est mort : le même jour que les François reçoivent cette nouvelle, vous renvoyez M. de Narbonne ; si ses actions sont aussi claires que sa conduite, c’est une perte que la Constitution vient de faire. Le tems nous l’apprendra ; la conduite du Ministre de la Marine est généralement suspectée, et vous déclarez, Sire, à la Nation, qu’il est digne de votre confiance, le tems nous le persuadera, le tems, Sire, nous apprendra, beaucoup de choses, si nous opposons à tous les partis inconstitutionnels qui vont au même but avec des intérêts opposés, un courage et une modération imperturbables ; mais, Sire, il dépend peut-être encore de vous de vous concilier de nouveau l’amour des François, il dépend aussi de vous d’assurer leur bonheur, d’appeller auprès de votre Personne vos Frères, de forcer les Émigrans à rentrer dans leurs foyers, et de leur ôter tous moyens, toute espérance de rétablir les droits tyranniques de la féodalité et de conspirer contre, leur Patrie ; enfin, Sire, il dépend encore de vous de devenir le premier Roi du Monde.

Les ci-devant Nobles ne cessent de vous représenter, Sire, votre pouvoir anéanti, vos dignités attaquées et le Trône avili, et malheureusement pour la dignité d’un Peuple libre qui devrait donner à son chef, aux yeux de l'Univers, le caractère imposant du Roi des François, un amas d'écrits orduriers qui se succèdent à toutes les minutes du jour, avilissent ce caractère et donnent du crédit à l'assertion des ennemis de la Patrie. Hé ! Quel sera le fruit de leurs efforts ? La division des Citoyens, l'anéantissement de tous les pouvoirs, et la dissolution de l'Empire ; voilà Sire, voilà où vous amèneront leur orgueil et leurs complots ! Les insensés, avec leurs faux raisonnements, vous représentent votre Ayeul, Louis XII, comme Jupiter la foudre en main ; ils vous disent que s’il étoit sur le Trône, les François rentreroient fous le joug de l'esclavage ; les ignorans, ils ont donc bien mal connu le caractère de Louis XIV, il fut un grand Conquérant sans doute ; peut-être épargna-t-il trop peu le sang de son Peuple ; mais il aimoit tout, ce qui peut élever l’âme et le génie de l’homme. Je ne parle pas de ces édits iniques qui déshonorent sa mémoire, c’étoit le fruit des manœuvres de la cupidité Sacerdotale. À cette époque, Louis XIV avoit déjà un pied dans la tombe ; l’éclat de son règne était presque effacé ; mais à votre âge, Sire, dans toute la plénitude de ses facultés intellectuelles, il auroit retenu le Sceptre prêt à lui échapper ; fier de porter le titre de Roi d’un Peuple libre, il auroit mis ce nouveau triomphe à la tête de ses grandes conquêtes, et ce Monarque auroit encore une fois fait trembler l’Univers ; il n auroit pas énervé son Peuple, pour le réduire à l’abattement et le conquérir en le réduisant à une affreuse misère ; il n’auroit pas autorisé la spoliation des finances ; il auroit excité le courage des François contre les ennemis de la Patrie ; il n’auroit connu ni Frère, ni Beau-Frère, ni Ministre, ni Femme, et la gloire seule du Royaume et l’intérêt de la Patrie eussent fixé ses regards, et son âme, enflammée par l’amour de la liberté, auroit consacré, par des actes authentiques, l’égalité de tous les Citoyens.

J’aime, Sire, vos vertus, c’est à votre intégrité que j’ai donné l’avis pressant de ne pas accepter la Constitution sans modification, parce que j’en voyois la marche difficile ; mais aujourd’hui que vous l’avez acceptée, il faut qu’elle marche telle qu’elle est. Ah ! Sire, si vos Ministres, vos prétendus amis, vos Alliés, tout ce qui vous environne en un mot, et tous les Citoyens qui coopèrent à l’administration publique et à l’ordre social, avoient des vues pures, la Nation ne se trouveroit pas dans un labyrinthe effroyable ; le petit nombre des honnêtes gens est placé entre deux gouffres, dans l’un est le despotisme, et dans l’autre l’anarchie Républicaine : voilà la cruelle alternative, Sire, où se trouve la France ; en la sauvant, vous conquérez votre Couronne, en l’agitant, vous la perdez.

Je finirai, Sire, par vous observer qu’il est impossible que les Ministres fassent leur devoir, tant que vous n’abjurerez point d’éloigner de votre sein ceux qui vous assurent que la contre-révolution est nécessaire pour rétablir l’ordre et la paix ; et quel est l’honnête homme qui pourra désormais accepter la place de Ministre, et qui ne frémira pas de se corrompre dans ce poste empoisonné, ou d’être jugé tel par l’opinion ? Voilà Sire, la récompense que peuvent attendre ceux qui vous servent, l’Échafaud.

L’ESPRIT FRANÇOIS,
Par Mme De Gouges.

Le moment, le véritable moment qui doit régénérer l’Esprit des François est peut-être arrivé, je vais dire en même tems ce qu’ils furent et ce qu’ils doivent être ; jamais cause ne fut plus belle que celle qui va se décider. C’est la cause des Peuples.

Nous tromper dans nos entreprises,
C’est à quoi nous sommes sujets ;
Le matin je fais des projets,
Et le long du jour des sottises.

Volt.
Séparateur

L’esprit faisoit tout en France, sans esprit on n’y faisoit rien, la sagesse, la probité étoient des chimères, et jamais l’esprit ne caractérisa mieux les François que depuis qu’ils prétendent s’être régénérés. Ils ne le sont pas encore.

Les Gaulois modernes apportent, en venant au monde, les grâces et toute l’amabilité de l’esprit avec le germe de l’inconséquence et de la folie ; prenez la Monarchie Françoise dans son berceau, parcourez sa bisarre et superstitieuse Histoire, par-tout vous trouverez les effets merveilleux de l’esprit François, et partout vous verrez que son inconstance et sa frivolité ont altéré le caractère du Gouvernement. L’esprit François, naturellement enthousiaste, s’est tout-à-coup transformé en sage Législateur ; il a parcouru d’un œil rapide l’ancienne et moderne Histoire de tous les Peuples ; il a cherché dans nos plus grands Auteurs les principes d’une douce égalité, il a fait un résumé de tout en défigurant les principes de tout ; mais il a fait une Constitution, il faut la défendre et la maintenir ; fût-elle vicieuse sous tous les rapports, ce n’est pas le moment de la restaurer.

L’esprit François a fagoté à sa manière une idole…, la Liberté ; chez toute autre Nation elle seroit nommée la licence ou l’envie, peut-être l’esclavage, avec le droit d’égorger les Citoyens impunément, suivant que l’opinion du jour prend du crédit ; on pourrait appeller aussi cette liberté le hochet du Peuple avec lequel l’esprit François, despote, veut tout ou rien, esclave ou souverain.

Qui est-ce qui a fait la Constitution ? C’est l’esprit Français. Sera-t-elle fiable ? Elle doit l’être plus que son Auteur. A-t-elle fait le bien ?

Oui, et le mal de tout le monde si l’on y met des entraves et si le Pouvoir exécutif avec le législatif ne marchent pas d’un pas égal.

Cette constitution est une de ces grandes merveilles du monde, enfantée par l’esprit François, et qui de jour en jour se trouve en contradiction avec son propre ouvrage. Que veut-il actuellement ? La guerre. Sa Constitution la défend ; mais son Auteur n’a-t-il pas le droit de représailles ; ne prétend-il pas avoir le droit de changer cette Constitution à son gré, à son caprice ? Et ne trouveroit-il pas le moyen de dire qu’elle est au fond la même en la changeant annuellement ou journellement de formes et de principes ? Que prétendoit l’esprit François ? Planer dans les airs, faire du bruit, suivre la renommée et s’éloigner du point central de ses plus chers intérêts.

L’époque est arrivée où la sagesse doit prendre la place de cet esprit frivole et enthousiaste, il est temps que les François se rendent compte de ce que la raison leur commande.

La Monarchie Françoise a pris naissance dans le sein de l’ignorance et de la barbarie. L’esprit François voudroit-il qu’elle termine son illustre carrière dans le sein, des Arts et des Sciences, et entraîner dans sa chute la Patrie ? Voilà le chemin qu’il prend.

Nos Ancêtres étoient-ils plus sages pour s’être maintenus tant de siècles et nous avoir conduits à l’époque où nous sommes ? ils n’étoient pas plus raisonnables que nous ; mais ils étoient moins savans, et l’esprit François faisoit moins de ravage. Du tems de Montaigne, on comptoit les Orateurs, actuellement les rues en sont pavées ; l’esprit François ne jure que pour le bien de ta Patrie, et chacun ne pense qu’à des intérêts particuliers ; l’homme sans aveu, l’homme taré, le cynique, le tartuffe, et, ces hommes ont-ils de l’esprit ? ils parviennent à tout aujourd’hui ; on ne considère plus dans quelles mains on confie l’administration publique, et si les François doivent se perdre par les extrêmes, il est donc une grande vérité, nous avons changé de forme la caverne de l’Etat ; mais des brigands affamés s’en sont emparés de nouveau ; la France est gardée, défendue en apparence, et je tremble qu’au premier instant elle ne devienne un vaste repaire. Si les Citoyens ne se réunissent pas, la discorde et le crime se disputent ce superbe Royaume ; quels sont les vrais amis de la Patrie ? Les plus faibles. Qui la sauvera ? La Providence, peut-être. Qu’a fait l’esprit François depuis un an ? a-t-il-prévu le danger ? Ça été le moindre de ses soucis ; il a suivi la pente naturelle, il a fait des chansons, des bons mots, des grandes périphrases entortillées, dénuées de logique, des motions métaphysiques, des antithèses qui ne prétendent aucune opposition frappante, des chûtes de discours où l’Auditoire ne comprenoit rien, encore moins l’Auteur ; mais on applaudissoit, et sur-tout des pétitions ampoulées où l’on ne voyoit régner que la recherche d’un style brillant, élevé, et qui présentoient autant d’opinions et de partis opposés, que de diversités dans les intérêts particuliers de chaque individu ; voilà l’esprit François et ses sublimes avantages sur tous les Peuples connus. Vive l’esprit François, vive son harmonie, vive son égalité, vive sa sage prévoyance !

En vain ma voix a voulu appeller la sagesse dans ces heureux climats, les présomptueux François m’ont gratifiée, pour prix de mon pur civisme et de ma sage prévoyance, de l’épithète de folle. Certes, chacun attaqué de mon mal et muni d’un double brevet de la Déesse qui préside à tout dans ce nouveau régime, et qui agite ses grelots d’une force surnaturelle, qui hurle, qui crie contre les véritables intérêts de la Patrie, me détache tous ses difciples ; mais je ne saurois m’arrêter, je continue. À quoi servent tous les complots de nos implacables Emigrans ? où nous amèneront tous ces préparatifs de guerre, comment soutenir une campagne, comment ne pas redouter les effets de la plus petite attaque ? Les François vont se battre contre des François, contre leurs Frères, leurs Amis. Qui seront les vainqueurs ? Des François. Qui seront les vaincus ? Des François. Aveugle furie ! affreuse victoire ! que de chères, de précieuses victimes vont périr sous le glaive ennemi ! [1] La terre ne sera couverte que de matelas d’hommes ; dans les Villes, dans les Bourgs, dans les Villages où la guerre n’agitera pas les esprits, la famine ne la suscitera que trop. Point de crédit, point de confiance, un papier, un misérable papier-monnoie qui n’auroit plus cours si nos ennemis remporteront la plus petite victoire ; mais non, ils n’en remporteront jamais aucune, si les Citoyens sont d’accord. Qu’une fraternelle réconciliation les rapproche, qu’on éloigne du sein social les perturbateurs, et chaque François deviendra un Hercule pour défendre ses foyers.

Combien il auroit été plus prudent de trouver un moyen forcé d’accommodement dans l’origine ! Si on eût coupé les vivres aux Émigrans, intercepté tout ce qui pouvoit fournir à leurs odieux projets ; mais l’esprit François n’a point prévu les choses de si loin ; tantôt il établit l’inquisition de la parole et de la sortie du Royaume, tantôt il l’atténue et la révoque ; mais a-t-il dormi sur cette sage précaution que l’esprit François établit la liberté parfaite ? le changement est son élément, et je ne serois pas étonnée que dans un choc violent il ne finît par demander la contre-révolution. Il est fou de tout, il se fatigue de tout, j’ai désiré avant la révolution le régime actuel : le désordre qui se propage, le mauvais choix de l’Administration publique, les nouveaux abus aussi effroyables que les anciens et le changement perceptible des opinions, tout m’apprend que l’esprit François n’a eu que de l’effervescence et qu’il ne seroit jamais digne de la liberté tant que cette liberté ne prendra pas une force publique pour le maintien de la loi et de l’ordre social.

Il me faudroit un volume pour m’étendre sur l’esprit Français ; de la sagacité il a été à l’imprudence, de l’imprudence à la sottise, de la sottise à la folie ; et dans ce ficelé de vertige, pour comble de maux, le cœur est gangrenée de tous les vices des pallions, la Révolution s’est opérée dans un ficelé pervers. C’est le moment de reconnoître cette vérité, et que l’esprit public y remédie par une fermeté stoïque et confiante pour déjouer les trames de tous les partis destructeurs. L’esprit Français n’est pas encore changé, il est parvenu seulement au dernier degré de sa nature, son triomphe peut devenir contagieux et briser tous les Sceptres du Monde, il peut aussi ne frapper que sur lui. Les Robespierre, les Pétion, les Brissot, les Abbé Fauchet, les Manuel, ces Tribuns cependant plus solides dans leurs opinions que ces Représentants du peuple qui se font vendus bassement aux trames de la Cour, ne manqueront pas de crier à la royaliste ; certes, mes maximes font peut-être plus républicaines que les leurs ; mais le véritable esprit du Gouvernement français et les vrais intérêts de ma Patrie veulent une Monarchie. Ces intérêts, chers à mon cœur, me feront toujours la loi ; entre un trône et un échafaud, maîtresse de choisir le diadème ou le supplice, je ne monterai pas. en Françoise sur le trône, mais en Romaine, à la mort pour ma Patrie.

C’est mon âme qui parle en ce moment et non mon esprit. En défendant une si belle cause, je défends celle de ma Nation, je plaide celle de la Monarchie françoise.

Pour relever cette Patrie et conserver cette Monarchie il nous falloit un Roi loyal, ami de son peuple, et non pas des tyrans qui commandent pour lui.

Il falloit un peuple vertueux pour jouir du fruit de la plus auguste des révolutions ; il falloit un caractère soutenu dans toutes les assemblées ; il falloit enfin des cœurs sans reproches et qui rapportassent tout au bien de la Patrie. Mais quels ont été nos Districts, nos Sections, nos Départements, nos Assemblées Nationales ? des François régénérés ? non, des François corrompus.

Je ne dirai pas à mes Concitoyens comme tous ces Énergumènes des deux partis : Rentrez, vils esclaves, dans les fers, ils sont faits pour vous. Je dirai aux François : Vous êtes-vous bien connus pour désirer une égalité parfaite et une entière liberté ? N’avez-vous pas du vous défier de la légèreté de caractère dont la nature vous a doués ? Savez-vous le moment où vous n’étiez plus François ? C’est le moment de l’insurrection, le moment où vous fîtes tomber quelques têtes que vous fîtes promener avec triomphe sur des piques, et ce caractère aimable devenu tout-à-coup sombre et féroce, alloit vous porter à toutes sortes de crimes. Il fallut faire parler la loi dans toute sa force, et vous reprîtes insensiblement votre amabilité. Les chansons, les bons-mots et les satyres vous ont soutenus depuis au milieu de vos misères ; mais quelle est l’alternative cruelle de la Nation et du Roi ? Quelle est la guerre qu’ils vont entreprendre ? Quelle est la bataille qu’ils vont perdre ? Quelle est la victoire qu’ils vont remporter ? Quel est le sang qui va couler ? C’est celui des François.

Malheureux Roi ! quelle sera ta situation, si du sang circule dans tes veines ! Roi sans trône, Roi sans volonté, Roi sans pouvoir, Roi sans disposition de faire, même le bien, Roi sans peuple ! Si les deux armées sont une fois aux prises ! ô despotisme cruel ! ton dernier soupir coûtera cher à la Nation ; ô liberté ! ô douce égalité que j’ai encensée la première, faut-il maudire le moment qu’on vous a introduite en France ; faut-il regretter nos fers, où allez-vous devenir les instigatrices d’un nouvel esclavage ? L’esprit françois, dit-on, voyage avec vous sur toute la terre, vous préparez ensemble la foudre qui doit un jour embraser l’Univers, la France sera le point central de la destruction des hommes. Cette égalité, cette liberté, idole de l’esprit François, vont par-tout ouvrir la boucherie du monde ! affreuses déités ! vos amorces sont douces et vos suites cruelles.

L’esprit françois a changé totalement les choses de face ; mais il lui reste à régénérer les consciences et le choix des hommes. Il est en état de parvenir à cette perfection s’il veut user de ses ressources.

Me voilà encore une fois, comme l’esprit françois, perchée sur un arbre, voltigeant de branche en branche, tantôt en haut, tantôt en bas, parcourant surtout d’objets en objets sur la surface de la terre ; comme lui je plane au gré des vents, et je vais me perdre dans les immensités. Je ne vois plus, ni derrière moi, ni devant moi, ni sous mon nez peut-être, je vante, je discrédite sans raisons, sans motifs ; je veux tout entreprendre et je ne sais rien, et les plus savans n’en savent pas davantage sur la bisarre existence des hommes.

L’esprit françois ne manquera pas de faire l’allusion des nouveaux brigands aux Ministres du jour. Je dirai que ce n’étoit pas là mon dessein.

J’ai d’autres remarques à faire sur le caractère des Ministres du nouveau régime. Sur le caractère : en ont-ils un ? rampans, serviteurs du Pouvoir exécutif, esclaves timides du Pouvoir législatif, jouets du Peuple, caprices de l’opinion, voilà ce qui caractérise aujourd’hui ces machines ambulantes qui tiennent les rênes de l’État ; ces machines ne sont donc pas propres à améliorer le Gouvernement, non certes, faudroit-il les changer pour prendre encore pire ? Que faudroit-il donc faire ? faire l’homme pour la place, et non la place pour l’homme.

C’est l’ouvrage de Dieu, m’objecteront les viles créatures de la séquelle ministérielle ; eh bien, je me fais Dieu ; cette cure manquoit à mon originalité et à l’extravagance de l’esprit françois. O mon pauvre sexe, ô femmes, qui n’avez rien acquis dans cette révolution, des droits de la nature, et dans ce partage populaire, qui n’osez pas même égaler les hommes en travers d’esprit et d’imagination : imitez-moi, rendez-vous utile, et vous saurez les forcer à restituer ces droits que ces présomptueux vous ont usurpés.

Que de Midas vont se soulever contre cette réclamation ! mais ce n’est pas le moment de leur couper les oreilles et de donner carrière à la démence de l’esprit françois ; il est tems qu’il se repose ; l’âme de l’intérêt public doit l’emporter sur le sarcasme et la plaisanterie. Cependant il seroit trop dangereux de bannir tout à fait cette aimable urbanité, élément de l’esprit françois, qui peut seul, à mon avis, nous ramener à l’intérêt de la société ; si je n’ai pas la majeure partie des opinions pour moi, j’aurai du moins la plus sage et la plus saine. Je reprends donc le texte de la raison et des Ministres. Quelle est la perspective et la retraite des Ministres du jour ? la lanterne et la pique ; cet affreux traitement peut-il les rendre plus honnêtes-gens ? J’en doute ; mais ce que je démontrerai physiquement, c’est qu’il est impossible que les Ministres, n’ayant pas plus d’extension que celle qu’on leur a donné, ne puissuent avoir l’énergie et les vertus des hommes d’État. L’esprit françois perd tout par les extrêmes, jadis faisoit des Ministres des dieux ; aujourd’hui il fait des Ministres des brutes ; on leur parle comme on parle aux chevaux ; la plupart sont rétifs, et à force de les avoir maltraités, ils n’ont plus ni bouche ni éperon, et le manège devenu le Corps législatif, n’a pas encore produit d’écuyers assez habiles pour former ces coursiers de l’État.

On leur dit, d’après mon projet en 1788 sur la responsabilité des Ministres : vous êtes garans de toutes les sottises qui se commettront dans votre département, et si vous vous conduisez d’une manière irréprochable, vous n’aurez rien, certes, vous irez peut-être à Orléans, ce n’est pas là ce traitement que j’avois proposé, il est atroce, inhumain, injuste, et conduit indubitablement à la fourbe et à la rapine.

Jadis on tiroit les Ministres du sein de la fortune, aujourd’hui, on les arrache du sein de l’indigence ; on leur fait goûter tout à coup les délices de la mollesse ; on leur dit : voilà cent mille francs pour l’entretien de votre table, de votre maison ; de cette vie frugale ils passent dans une vie somptueuse. Ce n’est plus un bouilli servi sans apprêts, ces repas sont des festins continuels, la liste civile vient à l’appui de ce luxe dépravé, elle fait appercevoir un avenir terrible, on redoute son état primitif : on apperçoit de loin et avec horreur l’approche de son grenier ; il faut opter, l’ambition et la fortune vous prennent au colet le Ministre. Eh ! quel est l’homme qui pourroit résister à leurs amorces. [2] Voici les moyens que je crois infaillibles.

Que la Nation augmente le traitement des Ministres de vingt à trente mille livres, qu’elle retienne annuellement cent mille livres, dont elle fera valoir l’intérêt au profit de l’augmentation autant d’années qu’il resteront au ministère, autant de cent mille livres de gratification ; si la punition est terrible, il faut que la récompense soit encore plus grande. Forcez les Ministres à ne dépenser que trente mille liv. par an, ils n’auront à leurs tables qu’un petit nombre d’amis, qui ne corrompront pas leurs mœurs ; forcez les encore à répondre exactement à tous les Citoyens, qu’ils donnent toujours la preuve de leur activité et de leur exactitude ; le Gouvernement leur paye assez de Commis pour cette correspondance. Attachez cette branche à leur responsabilité, et vous détournerez ces plaintes perpétuelles qui font perdre cette considération que les Ministres doivent avoir dans l’opinion publique ; épurez cette opinion, vous épurerez en même tems la place du Ministre ; égalez sa récompense à ses devoirs, rappellez-le à toutes les vertus ; mais si vous n’attachez pas à ses vertus l’intérêt de l’homme, il sera toujours susceptible d’être corrompu dans son poste : dans l’espoir de cette retraite, il donne évidemment la préférence à la récompense Nationale et à l’estime publique. S’il n’a pas assez de capacité, il n’a pas moins de droit à la reconnoissance quand il a servi l’État en honnête homme ; c’est le moyen le plus efficace et le projet le mieux conçu pour faire l’homme pour la place. Contraint de se tenir dans un état de maison modérée, il a le tems de réfléchir sur les vrais intérêts de la Patrie, et moins d’occasions de s’égarer, il ne donne pas l’essor à toutes les passions, il a le tems de travailler avec une activité soutenue pour le bien de l’État ; je me reposerai, se dira-t-il, quand j’aurai bien rempli ma tâche. Quand il sera sûr de trouver dans sa récompense, tous les délices de la fortune et les avantages du vrai mérite, alors on ne fuira plus le Ministre disgracié, on recherchera l’homme qui ne sera plus l’objet de la pitié publique.

Que l’Assemblée nationale rende un décret bien prononcé, qui stipule indistinctement le pouvoir des Ministres en faveur de tous les Citoyens, et que la moindre violation à ce décret soit une conviction authentique contre leur intégrité, qu’ils ne puissent plus désormais accorder, même à mérite égal, la préférence des places et emplois à leurs favoris ou à leurs maîtresses, au préjudice de ceux qui se sont sacrifiés au seul intérêt de la Patrie.

Il m’en coûte de me donner pour exemple, mais le défi d’un Ministre que je ne nommerai point, par pure pitié, et à qui les belles aristocrates ont tourné l’esprit, me force à donner de la publicité à son défi.

Personne n’ignore que j’ai élevé publiquement la voix la première contre le despotisme, qu’au commencement de 1788 je donnai le projet de la Caisse patriotique ou de l’impôt volontaire. Tout le monde sait aussi les sommes immenses que ce projet a rapportées à l’État. En 1789, au commencement du grand hiver, j’ai publié mes remarques patriotiques et humaines, tous les Journaux de ce tems attestent le bien qu’a produit cet Ecrit en émouvant les âmes en faveur des malheureux et des ouvriers de tout le Royaume d’après cet écrit, tous ont été secourus, et les atteliers se sont ouverts comme je l’avois proposé.

Soit humanité ou crainte des Ministres de l’ancien régime, il m’adressoient tous des remercimens et des encouragemens, leurs offres me furent de la plus grande indifférence, le livre des pensions en est une preuve ; on n’ignore point qu’il n’a dépendu que de moi d’avoir ma place dans ce livre, et on l’apprendra mieux par les suites, Tout salaire qui n’élève pas l’ame n’est point digne de mon ambition ; la Révolution s’opère, mes productions se multiplient, et suivant la bonne cause d’un œil rapide, elles n’ont pu que donner de la force à l’opinion publique ; mon fils, Ingénieur dans son Département, du tems que sa mère se consacroit et dissipoit sa fortune pour sa Patrie, se signaloit en Lorraine pour la défendre, il chaffoit les Brigands et il exposoit tous les jours sa vie. La lettre que je fis imprimer au mois de Juillet, en 1789, sur le complot cromveliste, m’attira la haîne du généreux Philippe, que je n’attaquai point, mais que je voulois rappeller aux principes de la justice et de l’humanité dont il s’étoit montré d’abord le protecteur et le soutien ; s’il eût été ce qu’il devoit être et ce qu’il seroit aujourd’hui, plus que Souverain, en se montrant à la fois l’appui du Peuple et l’ami du Roi ; mais loin de s’arrêter à des çonseils augustes d’une femme ; il punit dans mon fils mon pur civisme et mon intégrité.

M, de la Fayette est instruit de ces faits, il promet avec justice de placer mon fils qui ne demande que de l’emploi pour défendre la bonne cause. Dix-huit mois s’écoulent en vaines démarches, les Ministres n’ignorent point mes droits, me promettent et me font valeter ; mais j’avois des droits à la récompense Constitutionnelle, ne serois-je pas autorisée à dire qu’on n’accorde rien aux femmes qui ne parlent qu’au nom de la Constitution, de la Patrie et non au nom de la Constitution de la liste civile ? Je me repose sur le droit de ma réclamation et deux ans s’écoulent sans obtenir justice. Mille et mille créatures sans aveu obtiennent des places, et mon fils étoit encore il y a huit jours dans l’inaction, ce n’est qu’à M. de Narbonne, que je ne connois point, à qui mon fils doit de l’emploi ; je lui dois de la reconnoissance et je la manifeste tout haut parce qu’il est disgracié, peut-être a-t-il mieux servi la cause de la Patrie qu’on ne le croit, je ne serai pas sa caution parce qu’il a été juste, le tems parlera mieux pour lui que ma reconnoissance et ses détracteurs.

Je reviens au Ministre du défi ; certes, ce Ministre mérite bien que je lui tienne parole : il a osé me dire, après mille fadeurs que l’on prodigue aux femmes ; Madame, comme Ministre, je ne vous dois rien. Monsieur, lui ai-je répondu, vous êtes dans l’erreur, car enfin, comme homme privé, je fais fort peu de cas de vous et de tout ce que vous pourriez m’offrir de la manière que vous l’entendez ; mais comme homme public, vous me devez toute la reconnoissance d’un Ministre patriote. Je vous demande, ajoutai-je, si vous voulez que je rende cette vérité publique, oui, me dit-il, je ne fais si, par ce défi, il a voulu me donner une preuve de son impartialité, persuadé que je ne manquerois pas de faire imprimer ce singulier excès de délicatesse : mais il a besoin d’une leçon, ainsi je demande au Public, aux Journalistes, aux hommes de Lettres, et surtout aux Représentans de la Nation, si les Ministres ne doivent pas plutôt accorder leur protection à mérite égal, à ceux qui se sont signalés pour la patrie, qu’à ceux qui n’ont rien fait pour elle ; ce n’est pas pour moi que je demande cette loi, puisque mon fils est placé actuellement, mais pour tous les Citoyens qui l’ont défendue. J’ai donc à me plaindre de ce Ministre, non pour le dénoncer, et sans croire même qu’il soit un malhonnête homme ; mais pour le mettre à même de regagner la considération et l’estime nécessaires à l’homme en place, qui a pu s’égarer, et perdre de vue les vrais principes constitutionnels, ces principes qui ont rapproché toutes les distances et qui distinguent le mérite des Citoyennes, de celles qui ne comptent que par des titres chimériques et des faveurs bien réelles.

Les femmes font d’étranges animaux, elles n’ont d’autre consistance dans la Société que l’art d’intriguer et de séduire les hommes : quelque soit leur farouche caractère leur prétendue supériorité, ils sont toujours apprivoisés par ces animaux, nul ne peut échapper à leurs atteintes ; toutes en général possèdent l’art de séduire, et par une bizarrerie attachée aux foiblesses des hommes, les plus perfides sont les plus intéressantes à leurs yeux ; les Ministres ne sont pas exempts de foiblesses et de séduction, s’il étoit possible que les Ministres du nouveau régime, et ceux de l’ancien fissent un aveu sincère, tous conviendroient que ce sont les femmes qui corrompent les hommes en place.

J’ai des faits vers moi, que les Ministres de la Révolution n’ont perdu de vue leur devoir et peut-être sans le vouloir, que par les insinuations des ci-devant Comtesses et Marquises, il faut en convenir, elle sont très aimables, quand elles veulent, il n’y a donc aucun ressort que la ci-devant Noblesse n’ait employé pour corrompre les Ministres. Un ex-Marquis, père de deux jolies filles, disoit : je les mettrrois, moi-même, dans le lit des Ministres pour accélérer le moment de la contre-révolution. C’est ainsi que la Noblesse se distingue en procédés nobles ; mais il est tems de faire une opération hardie et de couper jusqu’au vif pour déraciner le vice. Dans un crime de lèze-Nation, de lèze-Majesté ; dans un vol, dans un assassinat, on punit les complices des deux sexes, pourquoi ne puniroit-on pas les femmes qui se rendroient coupables en se mêlant nocturnement des affaires de l’État et du secret du cabinet ? pourquoi ces femmes, dis-je, ne seroient-elles pas mises en cause avec les Ministres prévaricateurs lorqu’elles seroient atteintes et convaincues d’avoir surpris la religion des hommes en place, et d’avoir inconstitutionnelement abusé de leur foiblesse.

Le mot m’est échappé, la vérité coule de sa source, que de ci-devant Comtesses et Marquises vont faire des bonds à cette insinuation de ma part sur la responsabilité des Ministres. Certes, en vain cherche-t-on la source du mal et la guérison, il ne convenoit peut-être qu’à une femme d’en désigner le germe et de donner l’application du remède, je sers mon sexe en le persécutant, je l’honore en le dépouillant de toutes ses honteuses menées et en faisant tomber le bandeau que l’ambition sans doute a placé sur les yeux des femmes, je les rends plus intéressantes aux yeux des hommes, et l’amour ne les embellira pas moins. Ces moyens propres à épurer la place de Ministre, restaureront en même-tems les mœurs ; je ne prétends pas faire des Ministres des Saints, les excepter du sentiment le plus louable ; une inclination digne de l’homme estimable, élève l’ame et épure le courage ; mais la Société est bien loin encore de ces inclinations qui sont le bonheur de la vie.

Enfin, je n’ai que le tems de donner un apperçu de mes bonnes idées, puissent-elles être mises à profit ! et que l’Assemblée Nationale dise de moi, comme Mirabeau : nous devons à une ignorante de grandes découvertes.

Je ne désigne personne, ceux qu’un sot orgueil auroit égarés, ceux qui auroient perdu totalement la tradition de leurs mœurs et de leur vrai mérite, m’en voudroient sans doute ; mais les idées que je donne sur l’amélioration de l’esprit ministériel leur feront plus de bien que de mal.

Quelques soient mes bonnes vues, je m’attends à la critique la plus amère ; le Triumvirat des factieux, l’entêtement des partis opposés se trouvant frondés sans relâche par l’Auteur de l’esprit François, épuiseront en vain leur venin… Je les attends comme Bayard, sans peur et sans reproche. Il est peu d’hommes qui puissent dire comme moi ; j’ai vu souvent la fortune, les dignités à mes pieds je les ai foulées et je ne me suis jamais démentie. On dit que l’homme change, je soutiens le contraire, tous ceux qui varient n’ont ni caractère ni vertu, se connoissant faibles et vicieux, ils ont seulement eu l’art de tromper le vulgaire, et sous un masque spécieux, cachant artistement leurs vices, ils ont préparé de loin ce poison subtil, de flatter, de ramper, de caresser suivant les circonstances, les mœurs, les préjugés et l’opinion. Ah ! Si on lisoit dans les consciences, combien verroit-on de réputations mal acquises, combien verroit-on de vertus persécutées ! foibles humains ! Aveugle engouement populaire, quelque soit votre délire et vos faveurs, nul ne peut échapper à son instinct ; pour juger un homme, attendez qu’il soit au tombeau. Cette récompense, quoiqu’inhumaine, tient à une cause divine que vous ne pouvez pénétrer ; pour prononcer avec certitude sur le compte d’un homme, il faut l’avoir parcouru dans toutes les circonstances de sa vie, vous y verrez développer dans sa vieillesse, les dispositions qu’il eût dans son enfance, et pour vous donner une connoissance parfaite du caractère de l’homme, François, n’oubliez pas la remarque d’une femme, et faites-en l’expérience ; joignez à vos nouveaux principes d’éducation nationale un Journal fidele ; que vos Instituteurs publics soient tenus d’y rendre compte des dispositions morales et physiques de leurs Élèves, que tous leurs penchans soient développés dans ce Journal, ensuite vous apprendrez à vos neveux à former véritablement des hommes, et je défie qu’on puisse jamais parvenir à les rendre vertueux, tant que la connoissance de leur caractère et de leurs penchans primitifs échappera au public.

J’ai proposé le bien, j’ai poursuivi le vice, et j’ai donné de quoi réfléchir sur la plus importante des questions et sur le salut à venir des hommes.

Mais quelle est dans ce moment l’affreuse alternative où se trouvent les vrais intérêts de la Patrie ! cette Patrie est aujourd’hui entre deux gouffres effroyables, dans lesquels sont placées les artilleries qui doivent l’engloutir ; le despotisme brûle de la conquérir par le sang, l’anarchie Républicaine veut l’incendier plutôt que de montrer un caractère digne d’un Peuple libre. Le feu est dans tout le Royaume, et l’on ne peut découvrir les artisans de ces affreux complots et les chefs des boutefeux ; est-ce les Monarchistes ? les Républicains ? et par-dessus, les Clouvelistes, ou marchent-ils de concert ensemble, quoique divisés d’intérêts ? Telle est la perspective douloureuse que nous offre le tableau effroyable de la France ; voilà le résultat de l’esprit François.

Puissent ces réflexions produire une crise fraternelle et rallier les cœurs des honnêtes gens autour de la Patrie ; puissent ceux qui excitent le désordre, qui interprètent l’anarchie de patriotisme ; puissent enfin les créatures du despotisme, qui le couvrent du manteau monarchique constitutionnel, être découverts et périr sur les échaffauds, d’après la Loi, comme des factieux et des perturbateurs du repos public ; et puissent, pour la dernière fois, les Journalistes patriotes reconnoître que l’intérêt public dépend peut-être de leur sagesse et de leur pur civisme, abjurer tous sarcasmes, toutes personnalités et toute calomnie hasardée qui peut exciter le peuple en lui dérobant la vérité ! fidèles sentinelles des intérêts des Citoyens, du repos social, faites entre vous une coalition qui exprime votre animadversion contre les Écrivains qui s’écarteroient des conditions et des mesures que vous prendrez pour éclairer le peuple à l’avenir, non pour l’exciter avant d’avoir approfondi la vérité des faits ; éloignez surtout de vos penchans ces critiques ordurières qui apprennent non seulement au peuple le mépris des chefs, mais encore celui de la Loi.

Les brigands, sous le manteau du civisme, assassinent les organes de la Loi et mettent la France au pillage, et voilà comme le peuple est égaré ; quel exemple frappant le Maire d’Etampes n’offre-t-il pas à tous les Journalistes amis de la liberté !

Les hommes ne seront-ils donc jamais assez sages, assez humains pour s’élever jusqu’à, l’intention de l’Éternel ? tous les décrets sont dans la nature, et tous sont défigurés dans les mains des hommes ; l’homme est né bon par nature, méchant par société, menteur, calomniateur par habitude, féroce par l’exemple, savant par engouement, extravagant par instinct ; voilà la vie des hommes, à peine mettent-ils les pieds sur la terre pour se conduire, que cette terre mobile et fragile s’entrouvre sous leurs pas. Les insensés ! Ils ne vivent qu’un jour, une heure, une minutte en comparaison des siècles, et cette vie courte, rapide, remplie d’orages, d’infirmités, de turpitudes et des douleurs humaines, n’a pu encore leur inspirer la forme d’un gouvernement sage et humain. Que n’ai-je pu, dans cette courte morale, renfermer toutes mes bonnes vues, les moyens utiles que j’offre dans cette production verbeuse et souvent diffuse ! Il n’est pas en mon pouvoir de contenir mon zèle, et de le réduire dans un espace court et précis, il n’est pas en mon pouvoir d’entraîner le Lecteur par un style brillant et recherché ; plus naturelle qu’éloquente, voilà mon cachet, les puristes y mettront le sceau de la critique, je m’en moque, si j’intéresse les amis de la Patrie ; je n’ai point d’autre espoir et mon but est rempli.

La preuve des dénonciations et l’arrestation de M. de Lessart vont porter la lumière dans les trames ténébreuses qui cachoient les projets de la Cour ; ce Ministre est-il criminel pour avoir obéi ? Tout dépose contre lui, fera-t-il victime, comme Favras, des crimes de ses chefs ? La voix publique ne le condamnera-t-elle pas plutôt que la Loi, et les Juges diront-ils, c’est une proie que le peuple attend avec avidité ? Non, non, ce peuple ne veut plus une justice illégale : il réclame lui-même en faveur du coupable, l’impartialité et la pureté de la Loi. Si la Loi frappe la victime, il bénira l’exemple et gémira sur le sacrifice ; mais si cette victime obtenoit sa grâce en dévoilant des mystères dérobés, même à la preuve contre lui, la Loi, dans pareille circonstance, ne parleroit-elle pas en sa faveur, et la Patrie ne lui devroit-elle pas son salut ? si les Rois, jadis, avoient le droit de sauver un coupable de l’échafaud, comment la Nation n’auroit-elle pas celui de faire grâce au coupable qui la serviroit au moment même qu’on l’envoye à la mort ? [3]

Qu’on n’oublie pas ce vers d’Émilie à Auguste :

Si j’ai séduit Cinna, j’en séduirois bien d’autres.

Il est donc bien important de connoître la source de cette trahison ; le Roi seul est inviolable, tout le reste est soumis à la Loi. Mais si la Cour n’avoit point de coupables desseins, si elle n’avoit qu’une fausse politique, dans l’espérance de ramener les esprits, en employant les voies de la médiation et de la modération ; en un mot, il est temps de ne plus prononcer sur les apparences, nous sommes sous un ciel orageux, les nuages se sont formés de toutes parts, la sagesse peut seule les dissiper, les habitans de ce globe n’ont à redouter que la tempête des brigands que l’Étranger a poussés vers la France dans ce temps de calamité. Et ne seroit-il pas de la plus grande utilité que les Départemens : et Municipalités s’occupassent de bannir ces brigands de la Société ; que tous les hommes sans aveu, étrangers à la France, fussent resserrés et renvoyés sur les frontières de leurs pays. C’est ce que j’avois proposé en 1788, dans le Bonheur primitif de l’Homme. Nous remplissons nos prisons d’Étrangers, qu’ils aillent vomir dans leurs foyers le venin dont ils avoient voulu nous empoisonner. Enfin, la force publique étant en défense, elle doit extirper cette armée de scélérats, divisés dans la France, qui n’attendent, qui ne suscitent le désordre, parmi les Citoyens, que pour les frapper, s’emparer des propriétés et se réunir. Paris, Paris, sur-tout, est assiégé d’un nombre effroyable de ces exécrables scélérats ; les différens partis, aveugles dans leurs ambitions, se servent de pareilles agens, sans prévoir quelles en peuvent être les suites malheureuses pour eux-mêmes.

PROBLÈME À RÉSOUDRE
SUR TROIS POINTS.
SERONS-NOUS Esclaves, Républicains ou
Royalistes constitutionnels ?


Il ne faut pas se le dissimuler, ces trois Partis existent. Quel est le plus raisonnable et le plus fort, dira-t-on ? Moi, je répondrai, c’est le plus constitutionnel ; mais il faut résoudre cette vérité. En force publique, qui doit dans ces momens périlleux se trouver dans le cœur de tous les François ? Que les haines particulières ne prévalent plus sur l’intérêt de la Patrie, que les passions s’étouffent, la France, sous un nouveau jour plus pur et plus serein, relèvera son front altier aux yeux de l’Univers attentif à sa chûte.

  1. C’est le cas de rappeller cette anecdote de Louis XV, lorsqu’il vit, à la bataille de Lawfelt, le Champ couvert de morts : que de victimes, s’écrioit-il, en versant des larmes de sang, pour l’entêtement de deux hommes ! Que d’hommes vont périr pour l’entêtement de deux partis insensés !
  2. Je suis loin cependant de croire qu’aucun ai succombé, je ne suppose que le possible.
  3. En prenant la défense de ce Ministre coupable ou innocent, je me venge de la trame particulière que son injustice envers mes services patriotiques n’a que trop excitée. J’ai à me plaindre en général de tous, je les ai trouvés vains ou ridicules, je leur ai dit ou écrit leurs vérités et ne les ai point dénoncés ; mon fils est placé actuellement, je ne suis point de ces mécontents qui, lorsqu’ils n’obtiennent pas, même injustement, ce qu’ils demandent, poursuivent les Ministres comme s’ils étoient responsables de leurs ridicules prétentions ; s’ils en obtiennent tout, ils les flattent ou ils se taisent sur leur compte. Je servirai toujours mon pays, et jamais je ne mêlerai mes intérêts, à ceux de la Patrie, Il me reste à faire une exception ; G. M. Cahier de Gerville, que je ne cannois que par une marche d’actions irréprochables, quitte le Ministère, c’est un brave homme que l’État va perdre, qu’on aura peut-être de la peine à remplacer ; pour M. Duport, je, ne lui soupçonne que des torts involontaires, et quelquefois le plus honnête homme n’est pas à l’abri d’erreur ou de recevoir des leçons ; puisse-t-il profiter, de celle-ci, et sortir du Ministère comme il y est entré, avec l’estime générale !