L’Enlèvement d’une princesse de Hohenzollern au XVIIe siècle

L’Enlèvement d’une princesse de Hohenzollern au XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 145-157).
L’ENLÈVEMENT
D’UNE
PRINCESSE DE HOHENZOLLERN
AU XVIIe SIÈCLE


I

Vers l’année 1636 arrivait à Cologne un officier de fortune, du nom de Massauve, fils d’un gentilhomme de Montpellier, aventurier lui-même, et que les hasards de la guerre avaient conduit à Nancy, où il avait épousé la fille du gouverneur.

Le jeune Massauve avait été élevé parmi les pages de l’archiduc Léopold, évêque de Passau et de Strasbourg ; puis il était entré dans le régiment lorrain de Vaubécourt où il avait obtenu une compagnie, et de là, il était passé au service du roi Louis XIII, avec le même grade de capitaine.

Malheureusement, il abusa des passe-volans, ainsi que l’on appelait, à cette époque, les hommes d’emprunt, faux soldats destinés à figurer aux montres ou revues pour les manquans, dont la solde entrait ainsi dans la poche du commandant de la compagnie.

Un jour d’inspection, comme les vides de la compagnie de Massauve dépassaient la mesure, le commissaire royal adressa de vifs reproches au capitaine et déclara qu’il ferait un rapport au Roi. Furieux, notre Méridional s’oublia au point de saisir la fourchette d’une arquebuse et en porta un coup violent à l’officier inspecteur en lui criant : « Tiens, va-t’en aussi porter cela au Roi ! »

L’affaire prenait une tournure grave et Massauve le comprit. Aussi, sans perdre un moment, il planta là l’inspecteur ahuri et ses soldats stupéfaits, et, piquant des deux, il réussit à franchir sans encombre la frontière, qui, heureusement pour lui, n’était pas loin. Sa précipitation, du reste, ne fut qu’un acte de prudence, car, déclaré peu après coupable de lèse-majesté, il fut exécuté en effigie, tandis qu’il gagnait Cologne où l’attendaient d’autres aventures.

Dans cette ville résidait en ce moment Charles IV, duc de Lorraine, lequel, depuis dix ans, luttait contre la France qui l’avait dépouillé de son duché héréditaire et le forçait à mener la vie errante d’un chef de bande. Ce prince, sorte de condottiere dont l’existence fut un véritable roman de cape et d’épée, ne pouvait manquer d’accueillir avec bienveillance un officier de fortune qui joignait à de sérieuses qualités militaires et à une connaissance assez complète de la France et de ses hommes en vue, une haine profonde pour ce pays où il lui était désormais impossible de rentrer. Sans scrupules, d’ailleurs, insolent, fourbe, spirituel, débauché, trahissant tout le monde sans vergogne, il devait sympathiser tout de suite avec un gentilhomme d’aventure dont les défauts et les qualités avaient tant d’analogie avec les siens.

Massauve devint donc en peu de temps le compagnon le plus intime et l’ami le plus fêté du duc de Lorraine ; celui-ci le nomma lieutenant-colonel du régiment d’infanterie de sa garde, emploi qui lui valait un traitement annuel de près de cinquante mille livres, et le présenta dans tous les hôtels de la noblesse qui vivait alors près de la cour de l’Electeur de Cologne.

Parmi ces familles, on remarquait celle d’Ernest-Jean-Louis, comte d’Isembourg, dernier rejeton mâle de la ligne de Grenzau de cette illustre maison, surintendant des finances des Pays-Bas, gouverneur de Luxembourg, général d’artillerie au service de l’Empereur et chevalier de la Toison d’Or. Ce noble personnage, veuf depuis peu d’Hélène-Charlotte, fille du prince Charles d’Arenberg, venait d’épouser (en 1636), en secondes noces et à cinquante-deux ans, Marie-Anne de Hohenzollern-Hechingen, fille de Jean-Georges, comte de Hohenzollern, puis prince du Saint-Empire en 1623, et de Françoise, fille du rhingrave Frédéric. Le comté d’Isembourg, petit État souverain de la Wétéravie, non loin de Trêves et de Cologne, n’était pas une résidence bien séduisante ; ses châteaux ne présentaient pas, en ces temps de guerre et de troubles, toute la sécurité désirable, et le comte Ernest avait installé ses pénates dans la grande ville de Cologne, où sa famille trouvait, pendant les longues absences que l’obligeaient à faire ses nombreuses charges, un abri sûr et une vie plus facile.

La jeune comtesse Marie-Anne, née en 1614, avait alors vingt-deux ans et était dans tout l’éclat d’une incomparable beauté. Cette beauté et la haute situation de son mari avaient fait immédiatement de l’hôtel d’Isembourg le centre de la plus noble société de Cologne. Massauve, introduit dans ce cercle recherché par le duc de Lorraine, n’avait pas tardé à s’y faire remarquer avec avantage. Il était joli garçon, avait la libéralité facile, ce que lui permettaient ses gros appointemens ; de plus, il dansait agréablement, il aimait la musique, il peignait passablement ; enfin, ajoute avec fatuité Tallemant des Réaux, « il avait l’air français, et n’avait pour rivaux que des Allemands. »

Il devint bientôt la coqueluche et le suivant préféré des galantes damoiselles de la comtesse d’Isembourg.

Celle-ci, entendant dire monts et merveilles du jeune officier français, désira le voir de plus près. Mariée à un soudard plus âgé qu’elle de trente ans, oisive et romanesque, elle ne demandait qu’à se distraire autant que le permettait l’ombrageuse jalousie de son époux. Comme elle était musicienne, et que Massauve jouait du luth avec un véritable talent, ce fut là le premier prétexte de relations plus fréquentes.

On sait que la musique adoucit les mœurs. Elle adoucit tellement celles de Mme d’Isembourg qu’elle partagea bientôt l’amour qu’elle ne manqua pas d’inspirer au galant cavalier. Sa passion pour lui devint même si violente que, renversant les rôles, ce fut elle, dit-on, qui lui demanda de l’enlever. C’était, d’ailleurs, le seul moyen de s’aimer en paix, car le comte d’Isembourg avait quelque peu la réputation d’un Barbe Bleue, et de mauvais bruits avaient couru à l’occasion de la mort de sa première femme, Hélène d’Arenberg, emportée en deux heures par un mal mystérieux. Marie-Anne de Hohenzollern proposa donc à son amant de se réfugier avec elle en France, dans ce pays où il était cependant condamné à mort par contumace et exécuté en effigie.

Il est fort probable que Massauve avait négligé de donner ce détail à sa belle, dans la crainte que la flétrissure qui l’avait atteint dans son propre pays n’avançât pas ses affaires amoureuses. On ne peut expliquer autrement le singulier choix de l’asile fait par la comtesse, quand il leur était si facile de se réfugier dans quelque autre lieu où Massauve eût été accueilli avec moins de difficultés.

Mais rien n’est impossible à un véritable amoureux, et il devenait, d’ailleurs, urgent de prendre un parti, car la liaison de Massauve et de sa maîtresse commençait à s’ébruiter, et il était à craindre que le comte d’Isembourg ne vint à en être informé.

Massauve écrivit donc au duc de Saint-Simon, père de l’auteur des Mémoires, alors favori du Roi. Il en était connu et il obtint par sa protection la mise à néant de la condamnation prononcée contre lui, à la seule condition de faire des excuses publiques à l’officier-inspecteur qu’il avait insulté.

A la vérité, l’habile aventurier avait eu le soin de faire miroiter aux yeux de son protecteur et du cardinal de Richelieu de séduisantes offres de service. Il leur avait dit être l’agent d’une princesse allemande, laquelle, pour des raisons qu’il ne pouvait dévoiler, était toute disposée, malgré son étroite parenté avec la Maison d’Autriche, à prendre parti pour la France ; il ajoutait que, comme premier gage de sa bonne volonté, cette princesse offrait de livrer au Roi la forteresse d’Ehrenbreitstein, résidence de l’Electeur de Trêves, qui avait appartenu à la France depuis l’année 1632 et était, depuis peu, retombée au pouvoir des Impériaux.

Richelieu, malgré toute sa finesse, se laissa prendre à ces ouvertures : elles ne présentaient, du reste, dans ces temps troublés, aucun caractère d’invraisemblance.

Massauve, venu à la Cour nanti d’un sauf-conduit, pour faire les excuses exigées, en repartit, muni d’un ordre ministériel enjoignant à tous les commandans français des frontières de lui prêter main-forte et de se mettre à sa disposition à première réquisition. Ainsi autorisé, notre aventurier vint d’abord à Nancy, où demeurait son frère cadet avec lequel il s’entendit pour la mise à exécution du projet qu’il avait conçu.

Avec l’aide d’un ami qui entra dans la confidence, ils commencèrent par s’assurer d’un bon carrosse à quatre places et firent préparer des relais à chacune des trente stations de poste qui séparent Cologne de Nancy. Ils ne manquaient pas d’argent. La comtesse, avec qui Massauve entretenait une correspondance suivie, leur en fournissait autant qu’il était nécessaire. De plus, les commandans des diverses places fortes de la frontière, sur le vu de l’ordre dont Massauve était porteur, mirent à leur disposition des escortes échelonnées de distance en distance.

Au moment précis convenu entre les amoureux, les deux frères Massauve arrivèrent à Cologne et leur carrosse passa devant l’hôtel d’Isembourg. On était en plein midi. C’était jour de foire aux chevaux. Dans la ville, régnait une grande animation, et personne ne fit attention à ce carrosse. Aussi, la comtesse, accompagnée de deux femmes de chambre et chargée de tout l’argent et de tous les bijoux qu’elle avait rassemblés, put-elle y monter sans encombre. On fut bien arrêté un instant à la sortie de la ville par la foule, et il y eut un moment d’angoisse. Mais Massauve ne perdit point la tête ; se penchant à la portière, il se mit à crier d’une voix impérative : « Place au carrosse de S. A. I. le duc de Lorraine ! » Et chacun, aussitôt, se rangeant avec respect, les fugitifs reprirent leur course.

Cet enlèvement audacieux, fait en plein jour et en pleine foule, réussit donc parfaitement, et on fut plusieurs heures à s’apercevoir de la disparition de la comtesse. Puis on perdit plusieurs heures encore à la chercher dans l’hôtel d’Isembourg et aux alentours. De sorte que, lorsqu’il fut possible de réunir quelques indices et de s’apercevoir qu’on était en présence d’un enlèvement et que les coupables avaient pris la route de France ils étaient déjà d’autant plus loin qu’ils pouvaient pousser leurs chevaux, étant assurés d’en trouver de frais à chaque relais. Néanmoins, la poursuite fut faite avec tant de vigueur et les carrosses voyageaient si lentement sur les détestables routes de cette époque que, malgré tous les efforts de Massauve, on les rejoignit sur les frontières de Lorraine.

Mais alors les fugitifs étaient sous la protection d’un des détachemens mis à leur disposition par les commandans français. Un combat acharné s’engagea, pendant lequel le cadet des Massauve, emporté par son courage et par son affection pour son frère, se précipita contre les ennemis avec tant d’ardeur qu’il ne put revenir à temps vers son monde et qu’il fut blessé et fait prisonnier. Et pendant qu’à la faveur du combat, Massauve et la belle comtesse réussissaient à gagner du terrain et à se mettre en sûreté, le malheureux jeune homme, victime de son dévouement fraternel, était ramené à Cologne, condamné à mort et exécuté ; sa tête, fixée au bout d’une lance, demeurait exposée au-dessus de la porte Saint-Séverin, par laquelle les ravisseurs étaient sortis de la ville. On dit que la mère de Massauve ne pardonna pas à son fils aîné d’avoir causé, par son égoïsme et son amour insensé, la mort de son jeune frère et qu’elle ne voulut jamais le revoir.


II

La moitié de la besogne était seule terminée ; il fallait maintenant rendre sûr l’asile que l’on avait trouvé dans les terres du roi de France et, pour cela, il était nécessaire d’imaginer un moyen quelconque de paraître tenir les promesses faites par Massauve au sujet de la forteresse d’Ehrenbreitstein.

Massauve se mit donc en rapports avec un individu nommé Lafleur, qui avait quelques connaissances en artillerie et qui, « muni de lettres de recommandation écrites par d’influens personnages de la Lorraine, s’en vint trouver le commandant d’Ehrenbreitstein, pour solliciter l’emploi, alors vacant, de maître arquebusier de la place. Il l’obtint effectivement. A peine installé dans ses fonctions, cet homme, comme le prouva l’enquête faite postérieurement, sema habilement de l’argent parmi ses subordonnés, en leur donnant à entendre que le hasard pourrait faire qu’il eût un jour besoin de mettre leur reconnaissance à l’épreuve. Chargé de la direction des travaux dans l’intérieur de l’arsenal, il y travaillait, suivant son habitude, avec deux hommes sous ses ordres, dans le courant de janvier 1642, lorsque cinquante quintaux de poudre, emmagasinés dans la partie supérieure de la tour où se trouvait son atelier, firent tout à coup explosion en détruisant de fond en comble cette partie de l’arsenal[1]. »

Cette catastrophe ne surprit qu’à moitié les Allemands. On sait combien les esprits étaient tournés, à cette époque, vers la magie et les choses surnaturelles. Or, Ehrenbreitstein passait depuis longtemps pour un lieu hanté, et sa « chambre d’argent, » située dans l’aile Nord du château, avait une réputation diabolique. C’est dans cette chambre qu’en 1631 travaillait à ses sortilèges le Hongrois Félix Wendrownikius, suppôt du « grand œuvre » de la transmutation des métaux. C’est là aussi que s’étaient passées des scènes mystérieuses qui précédèrent de peu la prise de possession du château par les Français, sous M. de Bussy-Lameth, le 9 juin 1632.

Dans ce milieu plus ou moins déséquilibré par les pratiques de la sorcellerie, l’explosion de l’arsenal ne donna lieu à aucune recherche. On n’entendit plus parler, d’ailleurs, de Lafleur et de ses deux aides. Avaient-ils disparu, ensevelis sous les décombres de la tour, ou bien avaient-ils pris à l’avance leurs précautions pour ne pas être victimes de l’explosion ? On ne le sut jamais.

Toujours est-il qu’à Paris on ne douta pas qu’il y avait eu dans cette explosion quelque machination destinée à aider les Français à s’emparer de la forteresse. Massauve déclarait, d’ailleurs, effrontément, qu’elle était maintenant entre les mains d’un parent de la comtesse, qui la gardait pour le Roi.

Les deux amans profitèrent donc de l’illusion dont fut alors dupe le cardinal de Richelieu lui-même, pour venir à Paris où la belle comtesse d’Isembourg fut présentée au Roi et au Cardinal et autorisée à résider en quelque lieu du royaume que cela lui conviendrait.

Toutefois, ce succès ne fut pas de longue durée.

On peut juger du scandale qu’avait produit en Allemagne cet audacieux enlèvement. Les maisons d’Isembourg et de Hohenzollern tenaient de près à tous les princes de l’Empire : le frère aîné de la comtesse, Frédéric de Hohenzollern, VIIe du nom, avait épousé Marie, fille du comte de Bergh ; un autre de ses frères, Philippe-Christophe, qui continua la descendance, à défaut de son frère aîné, s’était allié à Marie-Sidonie, fille du marquis de Bade. Parmi ses six sœurs, Sybille avait été mariée à Ernest, comte de la Marck ; Anne à Egon, comte de Furstenberg ; Catherine-Ursule à Guillaume, marquis de Bade ; les trois autres à des seigneurs moins illustres, mais appartenant néanmoins à la plus haute noblesse germanique.

Le comte d’Isembourg ne pouvait laisser impunie la cruelle injure faite à sa maison. Son honneur, aussi bien que sa jalousie, lui faisaient un devoir d’en poursuivre une vengeance éclatante. Ayant appris que son infidèle moitié était à Paris, il y envoya un de ses neveux, le comte de Beaumont, qui, au nom de l’époux outragé, invoquant le droit des gens en usage même entre princes ennemis, réclama l’extradition de la fugitive et la punition du ravisseur. Le prude roi Louis XIII, qui entendait peu raillerie en matière d’amourettes, très surpris et très mécontent de ce qu’il apprenait par Beaumont, donna l’ordre d’instruire contre les coupables. Heureusement pour eux, le Cardinal prit leur défense, en s’appuyant sur cet axiome politique « qu’on ne saurait jamais faire trop de mal à un ennemi. » J’ai connu à cela, disait plus tard avec cynisme Massauve en racontant cette histoire, « que le Cardinal était un méchant homme d’avoir laissé un si grand crime impuni ! »

Quoi qu’il en soit, la situation des deux amoureux devenait difficile à la Cour, d’autant plus que l’imposture de Massauve, relativement à la forteresse d’Ehrenbreitstein, commençait à transpirer. Bientôt, ne se sentant plus en sûreté et pénétrés de l’abandon dans lequel ils se trouvaient, ils jugèrent plus prudent de disparaître et d’aller cacher leur passion dans quelque coin ignoré de la province où l’on n’aurait pas l’idée de les poursuivre.


III

Ils se rendirent donc en Auvergne où Massauve prit le nom de Mespletz (d’autres écrivent Mesplach), qu’il ne quitta plus. La comtesse passa dès lors pour sa sœur. Mais bientôt cet asile ne leur parut pas assez sur et ils se décidèrent à pousser plus loir leur course vagabonde.

Arrivés par des chemins détournés en Albigeois, ils résolurent de s’y fixer. S’il en faut croire une dame d’Albi, Mme de Saliès, qui transforma quelques années plus tard leur aventure en un roman où la vérité se mêle, d’ailleurs, le plus souvent, à la fiction, la comtesse fut séduite par la beauté du paysage qui se déroulait sous ses yeux.

« Elle aperçut la plus jolie vallée du monde. La diversité y est merveilleuse : une grande rivière la coupe en deux parties presque égales ; ses bords, extrêmement élevés, semblent des abîmes, mais la nature a réparé ce défaut : elle a planté des arbres tout le long du rivage, qui, s’élevant à une hauteur prodigieuse, cachent ce que ces précipices ont de terrible… La comtesse… regardait avec plaisir que les prairies, les terres et les petits bois, étaient si bien mêlés, qu’il semblait que l’artifice eût fait ce que l’on ne peut attribuer qu’à la nature. Les fontaines coulaient partout avec une abondance et une pureté qui marquaient assez l’excellence de l’air de cet heureux climat. »

Dans ce pays enchanteur, se trouvait précisément à vendre un modeste domaine appelé la « Longaigne. » Situé à une lieue Nord-Est d’Albi, au milieu d’un bois, dans un endroit solitaire, ce petit manoir avait l’avantage d’attirer peu l’attention. Massauve et sa maîtresse réalisèrent quelques pierreries et achetèrent la Longaigne pour la somme de onze mille livres. Ils s’y créèrent un nid à leur convenance et ils vécurent complètement oubliés et dans une quiétude parfaite pendant deux ou trois ans., On raconte que Massauve y fit de nombreux travaux de peinture, et on montrait encore il y a quelques années une salle du rez-de-chaussée qu’il avait décorée lui-même, assez grossièrement d’ailleurs, pour la transformer en chapelle.

Mais bientôt ces paisibles travaux ne suffirent plus à occuper notre gentilhomme, qui, dit Tallemant, « était enjoué et aimait assez la débauche. » Le moment vint où il se lassa de ce bonheur tranquille et chercha des distractions.

La nécessité où ils étaient de se procurer de l’argent en réalisant, au fur et à mesure de leurs besoins, quelques-uns des joyaux qui leur restaient, lui fournissait des prétextes pour s’absenter. Il allait quelquefois à Toulouse, la grande ville voisine, où l’arrivée de ce mystérieux personnage ne manquait jamais de faire une certaine sensation. La retraite profonde dans laquelle vivaient les solitaires de la Longaigne était, en effet, on le croira sans peine, le sujet des préoccupations des habitans d’Albi : « Les mœurs y sont douces, écrit Mme de Saliès, et les esprits disposés à la bienveillance… » Cette bienveillance n’empêchait pas les Albigeois, en se promenant sous les beaux ormes de leurs remparts, de jaser de Mespletz et de sa compagne et l’écho de ces cancans provinciaux était parvenu jusqu’à la capitale du Languedoc.

Massauve n’y passait donc pas inaperçu. On se demandait avec curiosité quel était ce cavalier de bonne mine que l’on voyait, à chacun de ses voyages, échanger des bijoux précieux contre des espèces sonnantes, dont il dépensait immédiatement une notable portion en parties de plaisir. La malignité gasconne s’exerçait à son sujet. Il était beaucoup question à cette époque de faux monnayeurs que les Parlemens recherchaient avec une grande sévérité. Les allures de Massauve étaient assez louches pour attirer sur lui l’attention de la police.

Sur ces entrefaites, un de ses valets, avec qui il s’était brouillé et qu’il avait mis à la porte, voulut se venger et le dénonça au premier président de Toulouse, comme espion de l’Empereur. Cette dénonciation donna un corps aux soupçons qui planaient sur ces étrangers mystérieux et Mespletz fut immédiatement arrêté. Un commissaire du Parlement se transporta à la Longaigne, s’y livra à de minutieuses perquisitions et, comme la prétendue sœur du prévenu se refusait à fournir des explications satisfaisantes, elle fut aussi décrétée de prise de corps, amenée à Toulouse et incarcérée comme complice. En même temps, un rapport était adressé à Mazarin qui venait de succéder à Richelieu.

L’affaire prenait décidément une mauvaise tournure, et la comtesse comprit qu’elle ne pouvait en sortir qu’en renonçant à son incognito et en avouant qui elle était. Elle se décida donc à exhiber le passeport qu’elle avait obtenu naguère de la Cour. En même temps arrivait la réponse de Mazarin. Le cardinal déclarait que l’inculpé était un brave gentilhomme, coupable seulement d’avoir enlevé une princesse allemande ; et on prétend qu’il ajouta : « Plût à Dieu que tout gentilhomme français en fit autant[2] ! »

Ce coup de théâtre mit fin à la détention de nos deux amoureux. Le premier président, accompagné de plusieurs conseillers, alla lui-même à la prison les délivrer avec force excuses, et le valet dénonciateur, dont la conscience, parait-il, n’était pas absolument nette et qui avait, dans son passé, quelques peccadilles à se reprocher, fut envoyé à Toulon, ramer pendant quelques années sur les galères du Roi, pour le punir de s’être mêlé de ce qui ne le regardait pas.

La comtesse ne put résister à l’envie de rester quelque temps à Toulouse, d’y faire admirer sa beauté et d’y parader en princesse de l’Empire. Mais cette vie luxueuse acheva rapidement d’épuiser les ressources du ménage et il fallut bientôt venir reprendre à la Longaigne la vie retirée à laquelle on avait échappé pour un temps.


IV

Ce fut bientôt la misère, misère d’autant plus poignante que, malgré les préventions que devaient faire naître les irrégularités de leur situation, la noblesse albigeoise, moitié bienséance, moitié curiosité, avait repris les relations avec la Longaigne. Le petit hôtel de Rambouillet, auquel présidait Mme de Saliès, dissertait avec passion sur les aventures de la belle princesse allemande. Il fallait donc garder les apparences d’une maison bien tenue, et Marie-Anne de Hohenzollern, réduite, dit-on, à accomplir les plus humbles besognes domestiques, fut obligée parfois, si l’on en croit la légende, à laver elle-même sa vaisselle.

« Quand la misère entre par la porte, — dit la sagesse des nations, — l’amour s’en va par la fenêtre. » Le vieux proverbe se justifia une fois de plus. Les deux amans en vinrent aux reproches mutuels, et, de là aux querelles préliminaires de la rupture complète, il n’y a qu’un pas, qui fut vite franchi.

La comtesse se mit à regretter amèrement sa folle équipée. Lasse de la vie qu’elle menait, lasse de cet homme dont l’amour lui avait fait cette vie, elle aspirait au moment d’échapper à un joug que la passion ne rendait plus supportable. Trop prudente, d’ailleurs, pour se lier à la générosité de son mari, trop fière pour accepter les offres d’asile que lui faisaient sa belle-sœur la princesse de Bade, ou la duchesse d’Arschott sa cousine, elle refusa de retourner en Allemagne et se résolut à prendre un refuge plus digne de sa naissance et de son repentir.

Parmi les personnes qui lui avaient témoigné de la bienveillance se trouvait l’hôte du palais de la Verbie, le pieux et magnifique Gaspard de Daillon du Lude, évêque d’Albi, qui avait plusieurs fois rendu des services discrets à la belle pécheresse. C’est à ce parfait gentilhomme, fils et frère de ducs et pairs, qu’elle résolut de se confier et de demander une retraite honorable.

Mais la chose n’allait pas sans difficultés.

Massauve, en effet, autant par amour-propre que par habitude, ne voulait pas être abandonné et luttait avec violence contre ces idées de retraite. Des scènes déchirantes avaient lieu entre les deux amans. La comtesse avait le cœur brisé : on ne rompt pas sans douleur une liaison déjà ancienne, resserrée par le souvenir des communs dangers, des communes misères.

Elle eut le courage, cependant, de ne pas céder, mais il fallut que l’évêque profitât d’une des absences de Mespletz, pour procéder à un véritable enlèvement de sa maîtresse, qu’il remit aux Dames nobles de la Visitation Sainte-Marie, de l’Ordre de Saint-François de Sales, établies depuis 1638, à Albi, rue du Puits-de-Grèze.

C’est là qu’elle attendit la mort de son époux arrivée à Bruxelles quelques années plus tard, en 1664. Le comte d’Isembourg était alors octogénaire. Depuis longtemps d’ailleurs, le mari outragé avait pris son parti de sa mésaventure, et avait renoncé à faire poursuivre son infidèle, quand elle eut disparu de la Cour. Il eût été pour cela en assez mauvaise posture, ayant toujours continué à combattre au premier rang des ennemis du Roi. C’est lui qui était gouverneur d’Arras, au moment où les Français s’emparèrent définitivement de cette ville, en 1640, et il y fut blessé.

Pendant de longues années, l’évêque d’Albi continua à affermir sa Madeleine repentante dans ses pieuses résolutions. Il la visitait presque chaque jour et, lorsqu’elle fut devenue veuve, c’est lui qui lui imposa le voile et qui fournit la dot de 4 000 livres exigée par la règle des Visitandines.

Elue abbesse peu de temps après par ses sœurs, la comtesse d’Isembourg mourut saintement dans son monastère vers la fin de l’année 1670.

Quant à Massauve, — ou plutôt Mespletz, car il continua à porter ce nom d’emprunt, — il n’était pas homme à garder longtemps rancune à sa maîtresse, qui d’ailleurs, en le quittant, lui avait fait abandon de la Longaigne et des épaves de leur splendeur passée. Il se consola donc, surtout lorsqu’on eut obtenu pour lui le brevet d’une compagnie de chevau-légers dans le régiment de Vardes, — où son aventure lui valut le sobriquet de « M. le Prince, » — et, la guerre finie, il revint à la Longaigne où il passa, seul et abandonné, la fin de sa vie agitée.

Les Hohenzollern se consolèrent vite de cette mésaventure familiale en enlevant, non pas des femmes, mais des provinces à leurs voisins. C’est une habitude qu’ils eurent longtemps. Espérons que les événemens actuels leur retireront les moyens d’y persévérer.


Comte DE CAIX DE SAINT-AYMOUR.

  1. BULAU (r.), Personnages énigmatiques, etc. Traduit par W. Deukett. Paris, 1861. 3 vol. in-18 ; III, p. 54, d’après Rheinische antiq., p. 336 et suiv.
  2. Malgré l’obligeance de M. Baudoin, alors archiviste de la Haute-Garonne, il m’a été impossible de retrouver la trace de cette affaire dans les registres criminels du Parlement de Toulouse.