L’Enfant (Henri Joly)

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L’Enfant (Henri Joly)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 553-588).
L’ENFANT

Faire beaucoup parler de soi n’est pas toujours un bon signe. Il fut un temps où l’on dissertait peu sur la patrie, on la servait ; on mourait pour elle. On ne chantait pas l’inquiétude religieuse, on ne scrutait pas la part de la subconscience dans la croyance : on croyait. On ne faisait ni l’histoire de la famille, ni l’analyse des facultés de l’enfant : on se mariait, on avait beaucoup d’enfans, et on les élevait pour les marier à leur tour le plus tôt possible et avoir ainsi des petits-enfans. Aujourd’hui, il est bien à craindre que ce ne soit l’inverse. Les éditeurs, qui ne publiaient jusqu’ici que des livres de science et de libre pensée, nous disent en leur langage professionnel : « La religion, c’est devenu très bon. » Un livre qui est consacré à la critique de l’idée religieuse, à l’histoire des religions, aux rapports de la religion et de la métaphysique est sûr de se vendre. Il n’est pas sûr du tout que ses lecteurs pratiquent une religion quelconque. Tel homme qui se garderait bien d’ouvrir un livre de messe achètera de grosses thèses de doctorat sur la croyance, sur le mysticisme, sur la prière. De même, alors que le nombre des enfans va tous les jours en décroissant, se multiplient les ouvrages les plus étudiés sur l’évolution de l’enfant, sur l’enfant et la race, sur l’esprit et le cœur de l’enfant. Je ne crois pas qu’il y ait là de quoi justifier l’optimisme d’un certain auteur allant jusqu’à dénommer « le siècle de l’enfant » une époque où on a des enfans le moins possible.

La patrie, la religion, l’enfant, auraient-ils le sort de ces antiquités qu’on admire, mais commodes objets de luxe enlevés à des monumens en ruines, et séparés ainsi du milieu social où ils complétaient un ensemble vivant ? Dieu merci ! la nature et la nécessité sont là : grâce à elles, on peut toujours compter sur les retours si fréquens dans l’existence de l’humanité. Mais il ne faut pas se dissimuler que les portraits d’enfans, en peinture, en sculpture, en poésie, ont auprès de beaucoup de gens plus de succès que les enfans eux-mêmes et que dans bien des maisons il y a plus de poupées richement habillées qu’il n’y a de garçons et de fillettes.

C’est cependant dans cet ensemble, dont seul il assure l’avenir, que nous voudrions replacer l’enfant. Les travaux mêmes dont il a été l’objet nous y invitent, car ils ont servi à grouper des questions dont on ne peut méconnaître l’intérêt[1]. Qu’est-ce que l’évolution de ces organismes où revivent les aïeux nous apprend ou nous aide à deviner sur l’évolution de la race humaine ? Qu’est-ce que le développement de leurs facultés nous explique sur le mécanisme des nôtres ? Que lisons-nous dans leurs essais, dans leurs préférences, dans leurs attachemens ? La nature dont nous déchiffrons là l’ébauche est-elle appelée à la spontanéité, au choix, à l’effort personnel, ou n’est-elle faite que pour l’ajustement passif aux conditions du milieu, pour l’imitation, pour la docilité aux suggestions extérieures ? On a longtemps considéré l’enfant comme le principal attrait de la vie collective et comme le ciment des familles. Tout serait-il changé à ce point que son arrivée dans le monde serait devenue, par les craintes qu’elle inspire, un dissolvant du ménage ? Ceux enfin à qui on abandonne le soin d’en faire sortir vaille que vaille des hommes, des citoyens, n’ont-ils à tenir aucun compte du milieu héréditaire ? Peuvent-ils sans témérité les en isoler et leur en inspirer l’oubli ou le dédain ?

Voilà, dira-t-on, de bien graves problèmes entassés sur ces têtes fragiles ! Sans doute ; mais personne ne les a inventés et personne n’est à même de les écarter. Et puis, n’ayons crainte, si nous parlons de lui, l’enfant l’ignore ; toutes nos analyses ne lui feront rien perdre de ses beaux rêves, de ses éclats de rire et de ses escapades.

Dans son livre, dont le titre seul est un programme, Le développement mental chez l’enfant et dans la race, le savant américain Baldwin écrit : « C’est désormais dans la nursery qu’on ira étudier l’embryogénie sociale. » Assurément, c’est un champ d’expérience qui en vaut un autre, d’autant qu’il est à la portée de nous tous. Mais est-il prouvé que les phases du développement social de l’enfant résument les phases de l’histoire morale de la race ? Nous pouvons connaître les premières, elles se déroulent sous nos yeux. Pouvons-nous connaître aussi facilement les secondes ? Considérer l’humanité comme une grande armée qui, parce qu’elle est partie du même point, a dû traverser partout les mêmes difficultés et y opposer les mêmes ressources, c’est là une conception difficile à établir.

Que la dispersion des représentans les plus anciens des races humaines soit un fait primitif (comme le veulent les polygénistes) ou un fait secondaire (comme le pensent les monogénistes et comme l’enseigne la Bible), il est certain que là où l’histoire proprement dite peut remonter, c’est la dispersion qui est le fait apparent et saillant ; il se développe avec ses conséquences inévitables, une certaine différenciation qui, selon les circonstances, s’accuse tantôt plus, tantôt moins. Tous les groupes humains ne sont pas également favorisés, soit par le milieu où ils ont dû se réfugier, soit par les événemens qui se sont passés au milieu d’eux. Tous n’ont pas connu « la marche à l’étoile. » Il en est qui, au moment où nous faisons dater, — pour nous, — le début de leur histoire, ne nous semblent marcher que vers la nuit, c’est-à-dire vers la décadence et vers la mort : il en est qui essaient de se relever, il en est qui y réussissent au point d’absorber les autres ou de les détruire, mais pour se voir bientôt vaincus à leur tour : il en est enfin qui restent immobiles pendant des siècles.

Souvent, en effet, il a suffi qu’une race, comme une espèce animale, il faut bien l’avouer, se trouvât isolée, pour qu’elle ne connût ni l’exemple attrayant du mieux, ni le danger de la concurrence. Elle s’immobilisait alors dans un état dont quelques-unes de ses pareilles sortaient, non loin d’elles, parce que là où elles avaient dû se fixer, elles avaient été aux prises avec d’autres conditions d’existence : peut-être aussi à l’intérieur même de la tribu, quelqu’un des leurs, mieux organisé, mieux renseigné par quelque voyage et quelques contacts inattendus, les avaient réveillées de leur apathie. Il est même des formes sociales qui, dans certaines régions du globe, se sont échelonnées de progrès en progrès à travers les âges, mais subsistent encore aujourd’hui côte à côte dans d’autres parties de la planète. Dans son livre sur le Sud de Madagascar, le général Lyautey raconte comment, dans une marche de cinq cents kilomètres, il a vu s’étager devant lui, comme en une coupe géologique, tous les âges de l’humanité ; ici des Hovas conquérans qui, par le costume et l’habitation sont déjà des bourgeois de France, près d’eux les Betsiléo disséminés en de petites métairies qui évoquent le souvenir du Perche et de la Bretagne. « Plus au Sud, nous remontons de dix siècles : nous sommes chez les féodaux : le chef, entouré de sa clientèle, s’avance avec l’appareil d’un seigneur du XIIe siècle… Remontons les hautes vallées de la zone forestière, nous faisons un nouveau bond en arrière. A mon premier kabary, j’étais en pleine Iliade. Les tribus étaient venues de loin, amenées par leurs chefs : les groupes étaient massés en rangs profonds, chacun derrière son roi. Ceux-ci parlèrent tour à tour, déroulant leurs périodes nombreuses et imagées ; les jeux suivirent… » Enfin, « à l’extrême Sud, nous sommes aux âges préhistoriques. Là, l’organisation sociale la plus rudimentaire : aucun indice de civilisation. Les groupes, à l’état anarchique, vivent sans besoins, dissimulés derrière d’impénétrables murailles d’euphorbes et de cactus, ignorant l’usage de la monnaie, insoucieux de tout perfectionnement. »

Devant de pareilles diversités de développement et devant de pareilles inégalités de l’évolution sociale au sein d’une même île, comment pourrait-on dire que le petit héritier d’une race quelconque parcourt en son enfance toutes les phases par où a passé « la race humaine ? » Mais à chacune de ces étapes franchies par l’humanité, là où elle allait en avant (car ne l’oublions pas, elle est allée souvent en arrière) cette marche était déterminée, en majeure partie, par des circonstances plus heureuses : une nouvelle modalité du milieu provoquait une nouvelle modalité d’efforts. C’est ce qui fait que parmi les races, les unes ont franchi depuis des siècles la plupart des étapes, tandis que d’autres en sont encore aux plus lointaines. L’enfant d’aujourd’hui traverse-t-il donc toutes ces variations coupées de tant de hasards ? Aurait-il donc le moyen d’expérimenter successivement les effets de tous ces milieux ?

Non sans doute, dira-t-on, car il se trouve tout de suite en présence de la plus récemment atteinte de ces étapes et en contact avec le milieu devenu familier à ses auteurs immédiats ; il s’y accommode sans peine, mais ses états supérieurs qui se succèdent avec rapidité n’en rappellent pas moins la suite des états psychologiques par où ont passé ses lointains aïeux. Ceux-ci ont été lentement, lui va vite ; mais l’ordre de succession subsiste. N’est-ce point là un fait dont il faut savoir se servir ? N’a-t-il pas un égal intérêt pour l’étude naturelle de l’enfant et pour l’étude rétrospective de l’histoire des sociétés humaines ?

Ici, on est très ingénieux, mais non moins conjectural. « La période de timidité organique de l’enfant, dit Baldwin, n’indique-t-elle pas une période purement familiale et monogame où, par instinct de défense et par défiance, on ne cherchait de protection que vers les siens ? L’époque de confiance altruiste de l’enfant ne correspond-elle pas à l’adoucissement que suppose la vie nomade de la tribu, à l’esprit de paix et d’amitié que ce groupement établissait entre les familles ? »

Mais est-il donc prouvé que la famille organisée a devancé partout la tribu ? C’est là évidemment la marche normale et celle qu’ont suivie les peuplades les plus favorisées. Mais quand on a étudié les « primitifs » ou les hommes censés tels, on a remarqué souvent que, du sein d’une sauvagerie qui n’est peut-être elle-même qu’un état secondaire, issu d’épreuves mal surmontées, l’humanité ne remontait pas immédiatement à la famille, ni surtout à la famille monogamique. Elle passait par la promiscuité dans la tribu omnipotente. Il est inutile de reprendre ces controverses dans lesquelles les uns tablent sur une série d’exemples, les autres sur d’autres. Mais ce qu’on peut affirmer, c’est que le développement des différentes races humaines n’a été, en fait, ni si un, ni si régulier.

L’auteur américain veut encore que l’enfant, dans sa confiance innocente qui le porte vers autrui, rappelle des époques de paix et de simplicité, et que la réflexion qui pénètre plus tard dans sa vie reproduise cet égoïsme raffiné provoqué chez les peuples supérieurs par le développement de l’industrie, du commerce et des arts. Encore une fois, c’est là un parallélisme tout à fait artificiel. Où a-t-on vu que les peuples dits primitifs brillaient tous par l’esprit de paix et par la simplicité ? Que de fois on a constaté chez eux le contraire et signalé les contradictions, pleines de cauchemars, des coutumes et des lois et surtout des superstitions des populations les plus arriérées !

Faible et obligé de tout attendre et, aussitôt qu’il le peut, de tout demander, l’enfant de son côté, alors même qu’il cherche à gagner la faveur de ceux qui l’entourent par ses petites ruses si connues, l’enfant, nous paraît moins égoïste. Rendu plus fort par les bienfaits mêmes d’une civilisation toute faite, l’adulte a les moyens d’en user surtout pour lui-même et il en profite : voilà pourquoi on le dit plus égoïste. En réalité, amour de soi et amour d’autrui, désir de profiter pour son bien propre des dispositions qu’on a réussi à provoquer et se laisser aller à son tour à la bienveillance, tout cela se mélange en nous à tous les âges. Les uns sont égoïstes parce qu’ils sont faibles, les autres parce qu’ils sont forts. Heureusement, la faiblesse se sent désarmée, et devant ceux qui la ménagent ou la soutiennent, elle se laisse aller à la reconnaissance, qui est une première forme de l’amour vrai. D’autre part, la force, qui met à même de rendre des services, en donne quelquefois l’heureuse tentation. Beaucoup y cèdent, et ainsi les deux sentimens se mélangent dans les âmes à tous les âges, comme à toutes les époques de l’humanité. Il n’y a point de ces passages si régulièrement aménagés, ni se succédant avec un ordre si arrêté par avance.

Dans l’enfant toutefois se dessinent clairement ces deux mouvemens qui règlent en quelque sorte toute la vie de l’humanité, mais dont l’équilibre est rarement parfait <c le mouvement qui porte les individus comme les races à la différenciation, et le mouvement qui les porte à se rapprocher les uns des autres. L’action propre et spontanée de l’être humain luttant contre des conditions différentes contracte là des habitudes qui s’enregistrent en partie dans l’organisation physique et lui donnent des caractères spéciaux ; mais ces divergences, si anciennes qu’elles puissent paraître en certains cas, elles ont des limites. Ces limites, qui les pose et les maintient, sinon premièrement cette force de rapprochement et d’union qui est l’essence même de la vie de l’espèce ? Avant tout, l’enfant est un être humain, quoiqu’il soit de plus un blanc, un noir ou un jaune, un Français ou un Allemand et ainsi de suite.

L’accord ou l’antagonisme de ces deux tendances dès les premiers âges de la vie sont intéressans à étudier. A n’en pas douter, c’est la tendance unificatrice qui est alors la plus forte, l’enfant qui vient de venir au monde n’ayant encore subi lui-même aucune de ces influences particulières qui agiront sur lui par le climat, par les coutumes, par la langue. Il en a cependant reçu tout ce que l’hérédité a accumulé de caractères secondaires : il ne tardera pas à s’en ressentir de plus en plus, mais il est certain que, dans les premières années, les caractères fondamentaux sont moins altérés, moins modifiés, en tout cas, qu’ils ne le seront dans la suite de la vie.

Il est aisé, par exemple, de remarquer que les traits de la physionomie juive ont, parmi nous, besoin de quelque temps pour s’accuser. Au lycée, nos camarades israélites ne différaient guère de nous. Dans telle ou telle de nos grandes écoles, à l’Ecole normale entre autres, les divergences étaient encore assez légères. Quand nous nous retrouvons après les dix ou quinze ans de dispersion imposés par nos carrières respectives, nous sommes frappés du changement : cette fois, c’est bien le type ethnique qui apparaît et qui se reconnaît à première vue.

Or, on peut généraliser sans crainte. J’ai consulté à ce sujet un certain nombre de missionnaires revenus à Paris des pays lointains. Aucun n’hésite : entre le petit nègre et le petit Européen les différences sont beaucoup moins saillantes qu’elles ne le sont entre le nègre adulte et l’Européen adulte. Les mères de famille de nos villages ont coutume de dire que « tout ce qui est petit est gentil. » Le petit nègre est donc éveillé, gai, gracieux, intelligent : il n’a point encore usé contre les obstacles séculaires de la nature ou de la barbarie ce surcroît de force nerveuse qui suffit amplement à ses jeux.

Ce que des Pères du Saint-Esprit me disent de l’Africain, des Lazaristes me le disent du Chinois, tout en me faisant observer que les caractères propres à ce dernier sont moins contraires au développement normal de la moyenne des facultés humaines, et que par conséquent le contraste entre les années de début et les années suivantes est moins saillant. C’est l’inverse qui est à noter quand, au lieu de rester chez les noirs sénégalais, on va dans les tribus du centre et, par exemple, au fond du Congo. Là, en effet, la race a subi de plus graves déformations, et les marques de l’abrutissement héréditaire sont plus promptes à se manifester.

Partout d’ailleurs, dans le continent noir, les filles prennent les tares organiques de la race de meilleure heure que les garçons, soit parce que, plus précoces, comme partout, elles arrivent plus vite à la fin de cette période où l’enfance est relativement indemne et aux débuts de celle où l’action des altérations ethniques se fait sentir dans l’organisme même ; soit, plutôt, pense-t-on, parce qu’elles ont été, de génération en génération, plus éprouvées par la situation inférieure à laquelle elles sont condamnées. Là, en effet, où la femme est plus ménagée et où l’homme prend sur lui plus de fatigues de divers ordres, c’est le contraire qui se manifeste. Dans les familles juives, le charme du type de la jeune fille se conserve beaucoup plus longtemps, tandis que le type masculin y est beaucoup plus vite compromis. Pareille différence se retrouve dans certaines populations comme celles du pays d’Arles. On n’est point embarrassé pour y trouver des figures féminines dignes de l’antique renommée ; la population masculine y est au moins aussi laide qu’ailleurs.

La divergence qui partout se manifeste si promptement entre le caractère des petits garçons et celui des petites filles n’infirme en. rien ce que nous venons de dire sur le privilège qu’a la première enfance de nous rappeler mieux que tout autre âge la communauté de nos origines. L’homme est à la fois homme et femme ; et pour ceux mêmes qui aiment les hypothèses évolutionnistes jusqu’à rechercher quelle peut avoir été l’origine organique des sexes, il n’y a pas à nier que cette différence ne soit dans ce que nous avons bien le droit d’appeler la nature. Que ces diversités s’accroissent encore avec la civilisation, nous n’avons ni à nous en étonner, ni surtout à le regretter. Il est plus fâcheux de voir survenir toujours trop tôt les tares caractéristiques d’un abaissement physique et moral. Dans quelle mesure peut-on aider la nature première à en triompher, à les amortir tout au moins, et à remonter vers le niveau où se maintiennent des races plus heureuses ? Il faut se contenter ici de certaines indications partielles, non sans valeur cependant.

Voici les petits Sénégalais. Il est certain que si on les prend tout à fait enfans et si on les élève à part, on les amène à un état supérieur à celui de leurs congénères. Encore faut-il y apporter beaucoup de précautions. Livrée à elle-même, la nature la plus déchue cherche encore un certain équilibre : elle y tend par des ajustemens gradués, soit des caractères organiques les uns aux autres, soit de l’ensemble des caractères aux ressources du milieu. Or, si on ébranle trop vite le type ainsi bâti, on y fait pénétrer des influences qui n’y apportent que des bénéfices trompeurs : c’est surtout du trouble et du désordre qu’on y introduit, et on précipite ainsi la décadence. C’est de quoi nous pourrions nous souvenir dans l’éducation de nos propres enfans !

Le petit nègre, me disent des Pères de la Congrégation du Saint-Esprit, traverse, au moment de la puberté, une crise très troublante. La fille, à laquelle les traditions ont réservé un rôle absolument passif, se laisse tomber dans un abaissement dont elle n’essaie guère de se relever. Pour elle, il n’est pas question de développement moral ou intellectuel. « La crise des passions la laisse noyée dans les sens et dans la vie matérielle. même chrétienne, elle garde son indolence et sa morne résignation ; aussi revient-elle ou plutôt retombe-t-elle assez lourdement aux coutumes et aux superstitions ancestrales. Là est le grand obstacle à la complète régénération de la race noire. »

Sur les enfans du sexe masculin, l’hérédité pèse moins. J’appelle toutefois l’attention sur le témoignage du missionnaire. On pourrait croire qu’à ses yeux, du moment où l’enfant a été baptisé, a appris tant bien que mal son catéchisme et a fait sa première communion, il est transformé. Non ! des hommes de tant d’expérience n’ont point tant d’optimisme ; leur jugement n’en est que plus sûr. Certainement, ils font une différence entre le petit païen resté païen et le petit converti. « Le premier est sournois, dissimulé, a les traits plus durs, et ce caractère s’accentue avec l’âge. Le petit chrétien est apprivoisé : il est plus ouvert, plus affable et plus affectueux : son sourire s’épanouit plus franchement ; il est capable de délicatesse. La fameuse crise passée, devenu homme et marié chrétiennement, il persévère d’ordinaire ; et, s’il n’est pas sans défaut, s’il a même de la peine à se débarrasser de la paresse, du mensonge et du vol, il mène une vie morale. »

Mais pour que le résultat de cette nouvelle éducation soit acquis et consolidé, il faut plus d’une génération. Il faut surtout qu’il y ait eu pendant quelque temps un accord entre l’allégement apporté aux misères transmises avec le sang et ce qu’on a justement appelé l’hérédité sociale, c’est-à-dire cette suite d’imitations, de traditions, de résolutions concertées, de préjugés, si l’on veut, mais en prenant ce mot dans son sens le plus favorable : toutes ces influences ont au moins l’avantage d’exercer l’intelligence naissante, tout en lui épargnant la peine de recommencer un travail déjà fait ; elles la libèrent de plus d’une servitude organique et de beaucoup d’impulsions dues au hasard, qu’il lui faudrait, sans cela, subir à son tour. Il est souvent difficile de distinguer ce qui est dû à cette hérédité sociale et ce qui est dû à l’hérédité proprement physiologique. C’est une raison de plus pour faire en sorte qu’au lieu de se combattre elles s’accordent et se renforcent mutuellement… en agissant dans le bon sens, cela va sans dire. Nous ne savons que trop comment, dans nos familles, une initiation prématurée aux conceptions du jour que véhiculent des allusions, des critiques, des éloges, des attitudes et des dessins, des manifestations, enfin, de toute nature, troublent souvent les meilleures éducations et compromettent même les fruits de la plus saine hérédité. Heureusement, ce que certains milieux font perdre, d’autres milieux le peuvent faire gagner. Mais, encore une fois, le mouvement réparateur ne doit pas être trop prompt et il doit être surveillé. Les nouveaux convertis à la vie chrétienne et à la vie civilisée ne peuvent tout d’abord s’élever bien haut. « On en trouve parmi eux (ce sont toujours des missionnaires qui me documentent) qui sont de bons écoliers primaires, puis des employés intelligens et recherchés, des ouvriers d’art, sculpteurs, orfèvres, ébénistes et même des musiciens, des organistes habiles. Mais peu d’imagination créatrice et nulle aptitude encore pour les études abstraites. »

Veut-on hâter le mouvement ; on compromet tout à la fois l’intelligence et la moralité des sujets. Mieux vaudrait, le missionnaire n’hésite point à le dire, le laisser dans la vie de sa tribu. Il y serait dans un milieu inférieur, soit. Mais il pourrait s’y élever au-dessus de ses congénères, au-dessus de lui-même. Indiscrètement introduit dans un milieu tenu pour supérieur, il n’en comprend ni les exigences, ni les contradictions : il y entreprend des lâches qui le dépassent, il risque d’y retomber au-dessous du niveau même où il réussissait à se maintenir auparavant. Écoutez ce que me disait le prêtre catholique revenu d’un long séjour au continent noir : « La crise de la puberté une fois passée, le noir, même païen, s’il reste placé dans le milieu normal de sa tribu, à l’intérieur, retrouve d’ordinaire l’équilibre et la santé morale. Sans doute, il est pris par les coutumes ancestrales, par le fétichisme et la polygamie : sa moralité est d’une essence inférieure ; mais, malgré ces graves réserves, il faut reconnaître qu’il n’est ni amoral, ni perverti à fond. En lui survit l’essentiel de la morale naturelle. Dans la famille noire, le droit strict est mieux observé que parmi nos civilisés en voie de retour au paganisme. Il subit ici plus profondément, en mal plutôt qu’en bien, la double influence de la race et du milieu semi-européen où il est transporté : le vice en fait vite un dégénéré. »

Ceci toutefois demande à être complété. Je consulte un autre missionnaire de la même congrégation. Sans rien affaiblir de ce qui précède, voici ce qu’il ajoute : pour obtenir davantage il faut plus d’une génération et un concours plus prolongé de l’action convergente des deux hérédités. A une première génération, l’on trouve aisément des enfans pleins de foi, de courage, d’héroïsme même devant des parens qui voudraient les ramener de force au paganisme. Il est des momens où une nature jeune semble avoir secoué d’un seul coup tout le fardeau de ses misères et s’élever d’un seul bond vers un idéal aperçu dans sa pureté : elle y donne une action pure elle-même de toute arrière-pensée comme de toute crainte. Par malheur, il est aussi des instans où l’enfance se précipite d’un bond, — sans qu’on sache exactement pourquoi, — vers les cruautés ou vers les folies cachées au fond de la bête humaine. Ces derniers élans ne s’arrêtent pas toujours d’eux-mêmes. Il est également rare que les premiers se soutiennent d’eux-mêmes et suffisent à toutes les tâches. Pour prendre un cas précis, il ne faut pas essayer de faire un prêtre d’un de ces enfans récemment convertis, si pieux qu’ils soient. On l’a quelquefois essayé et on s’en est mal trouvé.

A la seconde génération, ce serait encore au moins imprudent. A la troisième, les succès sont loin d’être impossibles ; car ils sont nombreux. Autrement dit, on ne peut compter avec sécurité que sur le petit-fils des convertis ; mais alors celui-là peut faire absolument les mêmes études de latin et même de grec, de philosophie et de théologie. Il est évident qu’avec une même vigilance et une même prodigalité de dévouemens et de bienfaits, des laïques intelligens obtiendraient des résultats non moins précieux : il est non moins certain que s’il fallait opérer ce genre de sélection sur des familles du Gabon ou de l’Oubanghi, qui se ressentent davantage d’une barbarie plus prolongée, les délais devraient être prolongés et réclameraient plus de patience. Il en faut encore près de nations autrement civilisées plutôt que moins civilisées, comme la Chine. Au point de vue des réserves organiques et de la force cérébrale, les distances n’y sont pas très longues. Le principal obstacle n’est pas dans l’hérédité physiologique, il est dans le laisser aller des mœurs au sein même de la famille et dans des habitudes nationales de fourberie. Mais ces dernières altérations, dans ce qu’elles ont d’excessif et de particulièrement perverti, sont d’ordre social plutôt que d’ordre physique.

Maintenant, nous en savons assez pour être convaincus qu’en étudiant l’enfant, tel que nous l’avons sous nos yeux, nous n’étudions pas, au bout du compte, un être d’exception. On a souvent reproché aux philosophes de ne point tenir assez de compte des diversités, de la soi-disant nature humaine. Ces sévères amis du particularisme psychologique voudront bien tempérer ici quelque peu la sévérité de leur jugement.

De notre côté, ne rendons pas cette indulgence trop difficile. N’attribuons par trop d’importance aux cadres classiques dans lesquels nous avons appris à ranger les facultés de l’esprit humain. Allons tout de suite, sans théorie préalable, à ce qui nous permet d’entrer en communication avec l’enfant lui-même, c’est-à-dire à son langage. Aussi bien, toutes sortes d’efforts d’imagination, de comparaison, de déduction, de volonté, se donnent-ils ici rendez-vous.

Alors qu’on observait peu les enfans, on admettait comme une chose évidente en soi qu’ils recevaient de leurs parens un langage tout fait, leurs propres balbutiemens n’ayant aucune signification que celle-là même qu’il nous plaisait de leur prêter. Sans doute, ils commençaient par reproduire le langage maternel avec gaucherie, estropiant les mots, sacrifiant la moitié des syllabes pour en redoubler une, au hasard ; mais peu à peu, leurs organes vocaux devenaient à la fois plus fermes et plus souples, plus aptes à imiter les sons produits par ceux qui les entouraient, ils répétaient ainsi les mots entendus et s’y habituaient : le rapprochement souvent renouvelé des mots désignant une chose avec la vue de la chose même les initiait bientôt, avec une rapidité croissante, au langage total. Ainsi Dieu avait donné le langage à l’homme, et l’homme fait le transmettait à ses enfans. Telle était la théorie de M. de Bonald. Pour ceux qui ne voyaient plus dans l’idée de Dieu qu’une convention ou qu’un symbole, comme pour beaucoup de psychologues spiritualistes trouvant indigne d’eux d’étudier l’âme humaine hors de son intérieur normal, il restait « la nature, » la nature qui donne aux êtres vivans des instincts transmissibles et qui a procuré à l’homme la faculté du langage comme elle a donné aux oiseaux la faculté de voler et la faculté de construire des nids. Avec un mot de changé, M. Renan reproduisait, — on n’a pas été sans le remarquer, — la théorie du philosophe traditionaliste par excellence. Essayer de démêler la part de l’initiative, de l’effort individuel, de l’invention chez le petit enfant ne semblait apparemment pas philosophique.

Aussi avait-on laissé passer quelques observations profondes dues les unes à saint Augustin et les autres à J.-J. Rousseau ; deux hommes qui ayant eu l’idée originale de faire leur confession publique complète, avaient voulu remonter jusqu’à leurs plus jeunes années, le premier pour s’accuser, le second pour s’excuser et pour se louer. Dans leurs jugemens sur l’enfance, tous les deux étaient également suspects à l’opinion courante ; celui-là l’était pour son pessimisme, celui-ci l’était pour son optimisme. Le saint évêque tenait trop, disait-on, à rendre saillante l’action du péché originel en une nature déjà toute pleine, suivant lui, de convoitises et de colère ; le philosophe voulait nous faire admirer chez l’enfant une nature excellente, qu’il ne s’agissait que d’abandonner à elle-même et à ses instincts primitifs, pour qu’elle trouvât toute seule, sans se pervertir en rien, tout ce dont elle avait besoin.

Mais par-dessous ces divergences doctrinales, il y avait une grande et importante diversité de méthodes. Rousseau n’avait fait qu’avancer une conjecture, très ingénieuse du reste. « L’enfant, disait-il, ayant à chaque instant besoin de sa mère, devait se mettre en frais pour essayer de se faire comprendre d’elle, et sa langue devait être, en grande partie, son propre ouvrage. » Saint Augustin avait creusé bien davantage : il avait analysé ses propres souvenirs, complétés par ce qu’il avait examiné plus tard chez d’autres enfans.

L’auteur des premières Confessions ne s’est donc pas borné, comme beaucoup le croient, à cette description tant de fois citée des accès de jalousie et de méchanceté chez des enfans au berceau et à la mamelle. Il a suivi avec une rare finesse l’enchaînement des faits physiologiques et psychologiques. « Je commençais à rire, dit-il, en dormant d’abord, ensuite éveillé. » C’est là une observation dont aucune mère n’aura de peine à reconnaître la justesse. « Il rit aux anges, » ai-je souvent entendu dire autrefois, pour désigner ce premier sourire, signe naturel d’une respiration libre et douce. Dans sa description, saint Augustin n’est pas aussi poétique que la nourrice populaire ; mais il est plus scientifique. « Peu à peu, écrit-il, je remarquais où j’étais, je voulais marquer mes volontés à qui pouvait les accomplir ; mais en vain ! elles étaient au dedans, on était au dehors, et nul ne donnait à autrui entrée dans mon âme. Aussi me démenais-je de tous mes membres, de toute ma voix, de ce peu de signes semblables à mes volontés que je pouvais, tels que je le pouvais, et toutefois en désaccord avec elles. » Qui ne reconnaîtrait encore là les petites colères des enfans, la peine qu’on a souvent à les « comprendre, » les hypothèses échangées sur la nature de ces vagues désirs, que souvent le hasard seul permet d’apaiser ? Est-ce là un langage ? Sont-ce même des signes intentionnels ? C’en est au moins la matière première : elle n’a pour le moment qu’une forme, celle de l’appel. Mais bientôt l’enfant discerne de lui-même et reconnaît ceux qui résistent à cet appel, ceux qui y répondent, ceux qui y répondent de manière à le satisfaire plus ou moins. C’est pourquoi il pleure devant ceux qui y répondent mal et sourit devant ceux qui y répondent mieux à son gré.

Comment ce débrouillement s’opère-t-il peu à peu ? C’est ce que saint Augustin a encore très bien vu. « Déjà l’enfant à la mamelle était l’enfant qui essaie la parole. Je me souviens de cet âge et j’ai remarqué depuis comment alors j’appris à parler, non par le secours d’un maître qui m’ait présenté les mots dans un certain ordre méthodique, comme les lettres bientôt me furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de l’intelligence que vous m’avez donnée, ô mon Dieu ; car ces cris, ces accens variés, cette agitation de tous les membres n’étaient que des interprètes ou fidèles ou inintelligens qui trompaient mon cœur impatient de faire obéir à ma volonté. J’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille [et dont j’avais senti l’efficacité, aurait-il pu ajouter]. Et quand ma parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne m’échappait, je reconnaissais que le son précurseur était le nom de la chose : le vouloir m’était révélé par le mouvement du corps, langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le son de la voix où se produit l’élan de l’âme pour obtenir, posséder, rejeter ou faire. Attentif au retour fréquent des paroles exprimant des pensées différentes, je notai peu à peu leur signification, et je parvins ainsi à pratiquer l’échange des signes expressifs de mes sentimens. »

Dans la dernière partie de cette analyse, on n’aura pas été sans remarquer le mot très significatif d’ « échange. » C’est peut-être le plus profond et le plus scientifique qui ait été dit sur l’origine indéfiniment remise en cause et indéfiniment renouvelée du langage. L’enfant essaie d’abord de faire comprendre ses volontés : il s’applique à comprendre celles des autres, et la mère ne fait accepter de lui son propre vocabulaire qu’en faisant expérimenter à l’enfant comment ce vocabulaire équivaut au sien, l’éclaircit et le complète par un nombre croissant de subdivisions et d’analogies.

Il restait toutefois dans cette analyse une certaine lacune. Entre les vagues mouvemens des premiers sons et les efforts attentifs de mémoire si bien décrits, il y a une période où le petit être trouve à lui seul de véritables mots que nous devons nous appliquer nous-mêmes à comprendre. C’est ce langage enfantin que des observateurs pénétrans, depuis M. Emile Egger jusqu’au plus récent, M. Léon Linder, se sont efforcés d’analyser.

Il faut distinguer ici (tous les penseurs ne l’ont pas fait) le vocabulaire et la syntaxe. La syntaxe est le résultat de longs tâtonnemens et d’efforts séculaires d’adaptation nationale. Pour arriver seulement de la déclinaison latine à la déclinaison française, que de temps n’a-t-il pas fallu ! Les lois essentielles de la syntaxe résistent à la fantaisie, comme y résiste la logique. La forme première qu’elle revêt chez l’enfant est à peine une forme, c’est une sorte d’enveloppement synthétique ; car même quand il commence à mettre trois ou quatre mots à la suite les uns des autres pour tenter de composer une phrase, il les accumule sans liaison réfléchie ; tantôt il jette en tête le mot désignant ce qui le préoccupe le plus, c’est-à-dire l’attire ou lui fait peur, tantôt c’est par le nom sous lequel il se désigne lui-même qu’il débute, mais il agglutine en quelque sorte le tout. Ainsi, un enfant de deux ans qui, — je ne sais plus trop pourquoi, — appelait une musique militaire « toutou, » s’écriait, quand on s’apprêtait à l’habiller : « Voir toutou robe » ce qui signifiait : je veux qu’on me mette la robe que j’avais quand j’ai entendu la musique et je veux aller l’entendre encore une fois. De tels exemples surabondent. La décomposition des phrases, l’union logique des fragmens réalisée par les mots grammaticaux, l’intelligence des formes uniquement faites pour exprimer des rapports, tout cela, dans l’échange du langage enfantin contre le langage des adultes, suppose une action prépondérante des adultes mêmes. Il est probable qu’à lui seul l’enfant serait long à le trouver et surtout à le manier : il continuerait sans doute à y suppléer par le geste montrant successivement sa propre personne, puis les personnes et les choses avec lesquelles il veut voir s’établir les relations qui l’intéressent.

Il n’en est pas de même du vocabulaire, lequel, en somme, contient tout l’essentiel de la langue.

On sait que la distinction d’une note et d’une autre note donne la clef de toute la musique. De même, la perception d’un rapport entre signe et chose signifiée, quel que soit le signe, quelle que soit la chose, est la clef de tout langage. Quand la sœur Sainte-Marguerite, des filles de la Sagesse de Larnay, près Poitiers, reçut la jeune Marie Heurtin sourde-muette et aveugle, celle-ci était bien faite pour illustrer la première description que donne saint Augustin de cette agitation toute en dedans, douloureuse et encore stérile. La petite séparée, murée dans son organisme presque sans fenêtres, était prise d’accès de colère effrayans ; sa seule ressource était de se rouler par terre, car elle ne trouvait aucun moyen de « donner à autrui entrée dans son âme. » Mais la sœur s’avisa, comme on sait, de renouveler plusieurs fois des échanges alternatifs entre un objet auquel l’enfant tenait beaucoup (un couteau) et un certain signe tactile (une main posée en travers sur l’autre main). L’enfant a compris : dès lors tout a été, non pas certes facile, mais possible ; car de ce simple signe est sorti tout un système de signes analogues qui ont révélé successivement à la prisonnière les arts usuels, la géographie, l’histoire sainte, le catéchisme. De la sauvage furieuse du début on a fait une jeune fille adroite, intelligente et gaie. « C’est sa maîtresse, dira-t-on, qui a trouvé la clef et qui l’a mise en main, puisque c’est elle qui a fait comprendre le rapport du signe et de la chose signifiée ! » Expliquons-nous bien : c’est la religieuse en effet qui a mis le signe à côté de la chose signifiée, et il est certain que l’éducation sert à quelque chose, qu’elle est même nécessaire. Mais l’intelligence du rapport n’est pas communiquée du dehors au dedans : elle est seulement provoquée, et c’est d’elle-même qu’elle répond du dedans au dehors. Une fois que l’enfant eut ainsi compris, elle se prêta volontiers à toute la série des leçons qui vinrent combler l’isolement et le vide dont elle souffrait ; voilà la part de l’éducation et voilà celle de l’activité spontanée à laquelle elle fournit les occasions de s’exercer.

Supposons maintenant des enfans réunis entre eux, n’en étant pas réduits à se toucher par hasard dans la nuit, mais s’entendant et se voyant, devant toutefois se suffire et trouver par eux-mêmes les moyens de s’entendre entre eux. Ce fait se produisait souvent dans les tribus africaines que les missionnaires européens, protestans ou catholiques, ont pu observer dans leur état des plus incivilisés, lors des premières explorations. Je ne puis faire autrement que de reproduire le texte du missionnaire anglican Moffat ; car c’est, je crois bien, cette page qui a déterminé le premier revirement dans les opinions des savans (philologues ou philosophes)[2]. On a cessé dès lors d’exagérer la docilité passive de l’enfant et de lui refuser une participation personnelle à l’invention du langage.

« Les divers dialectes des Béchuanas, dit Moffat, diffèrent tellement de la langue commune [des Bushmen], surtout dans les districts éloignés des villes, qu’ils ont souvent besoin d’interprètes pour se faire comprendre. Dans les villes, la pureté de la langue se conserve au moyen des assemblées publiques et des fêtes, des chants nationaux ou religieux et aussi des entretiens continuels… Il en est différemment dans les villages isolés du désert. Là, il n’y a ni assemblées, ni fêtes, ni bétail à conserver et à soigner. Ils ne possèdent aucune espèce de bien ; leur seule étude, le but suprême de leur activité, est de conserver leur vie : pour y parvenir, ils se voient souvent obligés de s’enfoncer dans les déserts à une grande distance de leur lieu natal. Dans ces occasions, les pères et les mères et tous les hommes en état de porter un fardeau font souvent des absences de plusieurs semaines, laissant les enfans sous la surveillance de quelques vieillards infirmes. La nouvelle génération où se trouvent des individus qui bégaient à peine, d’autres qui commencent à prononcer une phrase entière, d’autres enfin plus avancés encore, qui passent le jour à s’ébattre ensemble, abandonnés aux seuls soins de la nature ; tous ces enfans, dis-je, qui seront un jour la nation, se créent un idiome qui leur est propre. Les meilleurs parleurs accommodent leur langage à l’intelligence des moins avancés, et de cette Babel d’enfans sort un dialecte bâtard, formé d’une multitude de phrases et de mots cousus ensemble sans règle aucune. C’est ainsi que le caractère de la langue change totalement dans l’espace d’une génération. »

Évidemment, on ne peut faire pareille expérience sur les enfans des Tuileries ou du Luxembourg : car les jeunes hôtes de ces allées entendent trop de conversations et saisissent trop de signes faits pour les rapprocher des adultes. Là aussi cependant, il faut que les plus grands « accommodent » leur langage à celui que les petits commencent à bégayer. Dans ces premiers échanges qui décident de la formation du langage commun, ce sont bien les petits qui font la loi ; ceux qui les « élèvent » doivent commencer par se baisser jusqu’à eux, et cela est vrai au moral comme au physique, car les besoins et les désirs de ces débutans dans la vie sont particulièrement impérieux. Il n’y a qu’à les regarder ou les écouter pour voir comment ils trouvent d’eux-mêmes le langage de désignation, puis le langage d’imitation, puis le langage symbolique. Rappeler comment ils reproduisent à leur manière les cris des animaux ou le bruit d’un objet qui leur plaît ou qui leur déplaît, et fabriquent ainsi leurs premiers mots, est bien superflu ; mais voici un exemple de symbolisme qui montre comment l’enfant sait de très bonne heure rapprocher les images de deux états pour faire du signe direct et habituel de l’un le signe indirect de l’autre. Une fillette de dix-huit mois, et demi était embrassée par son père dont elle aimait beaucoup la compagnie et qui lui dit, d’un ton interrogatif : « C’est bon ? » L’enfant regarda celui qui la tenait dans ses bras, sourit, et passa sa main du haut en bas de sa poitrine, comme si elle venait de manger du sucre (qu’elle appelait, pour le dire en passant, du croncron) ou de boire du lait.

Si réel qu’il soit, ce premier effort créateur de l’imagination expressive de l’enfant est difficile à isoler dans nos analyses, précisément parce que dans la réalité l’homme n’est jamais seul. En revanche, il est très intéressant à suivre dans cette espèce de prise de possession si accidentée qu’il fait de notre langage. Qu’on lise les longs chapitres consacrés à ce sujet par MM. Pérez, Compayré, James Sully, Linder, ou qu’on se rappelle ses propres observations familiales, on verra toujours comment il met sur la plupart des mots qu’il s’approprie sa marque individuelle, tantôt gauche et bonne à redresser le plus tôt possible, tantôt très curieuse et très attachante par un essai naïf d’invention et par une logique au moins aussi conséquente que la nôtre. Quand, par exemple, un neveu bien choyé parle de l’amour « tanternel, » ou quand un autre appelle le marchand de tabac le « tabatier, » il ne fait que se substituer, pour son usage personnel, aux promoteurs de la simplification de l’orthographe, sinon au Dictionnaire de l’Académie : sa méthode est guidée par des analogies on ne peut plus acceptables : il n’a contre lui que des anomalies d’un usage mal connu de lui et auquel il n’a pas appris à faire de sacrifices, voilà tout. On ne peut attacher que moins de prix encore à certaines diversités, imposées sans doute par celles des organes physiques de la parole et par une insuffisante capacité d’attention soutenue. Dans un nom prononcé devant lui, et même prononcé souvent, comme celui d’un frère ou d’une sœur, il saisit une des voyelles, il la redouble en l’articulant avec une consonne quelconque ; et de la sorte, si peu que la famille soit nombreuse, un frère aîné se trouvera nommé de deux, trois, quatre manières différentes.

Ce qu’il y a là de plus digne d’étude, c’est le besoin de trouver des mots et d’en forger, tantôt sur de simples coïncidences, dont l’enfant se contente parce qu’il est pressé, tantôt sur des analogies, souvent erronées, je le veux bien, mais imaginées dans un effort de comparaison. D’autres fois, il transformera un fragment de mot saisi au vol en un mot complet et se suffisant à lui-même. Il lui prête, — c’est bien ici le mot vrai, — il lui prête un sens dont, plus tard, il devra le dépouiller, ou bien encore il ne fera qu’un mot avec deux mots séparés, et ici encore il a fallu qu’il donnât, coûte que coûte, un sens à ce composé mal venu. Nous-mêmes, en définitive, quand nous adoptons un mot, n’est-ce pas toujours une partie seulement de l’objet qu’il désigne réellement, ce qui suffit à nous faire penser à tout le reste. Nous appelons cela une abstraction, suivie d’une généralisation : et nous tenons l’une et l’autre pour des opérations qu’un être doué de raison peut seul accomplir. C’est évidemment à un pareil effort que l’enfant s’essaie tous les jours.

Dans ce débrouillement, on a très bien observé que l’enfant trouve d’abord les substantifs : car ce qu’il voit avant tout, ce sont des choses, ce sont des êtres dans leur complexité ; puis il s’approprie les verbes, car le verbe exprime pour lui une action, à laquelle il peut être sensible, soit par la façon dont elle frappe ses sens, soit par le degré d’intérêt qu’elle a pour ses appétits ou ses caprices. Il passe ensuite aux adjectifs, car il en vient à vouloir caractériser les choses par la qualité à laquelle il est le plus sensible quand il les voit, quand il les touche, quand il en use. Il arrive enfin aux propositions, adverbes et mots divers exprimant des relations : les premières de ces relations, celles qu’il tient le plus naïvement à affirmer et à faire connaître sont naturellement celles qui établissent que tel objet est bien à lui, est bien pour lui, est bien de lui. Peu à peu viennent les mots qui servent à fixer l’ossature de la syntaxe, c’est-à-dire à bien préciser les rapports des idées et la manière dont elles reproduisent les rapports des choses.

Pour désigner certaines relations idéales, comme celles du temps et de l’espace, il a plus de peine. L’espace, il le supprimerait volontiers, parce qu’il ne le connaît pas beaucoup. Il pense à une personne, à un objet : son imagination y va tout droit, comme fait la nôtre dans le sommeil, où nous nous sentons instantanément transportés dans tous les lieux auxquels nous rêvons. Ces objets et ces personnes, il veut les voir, et il se garde bien de réfléchir à la distance qui l’en sépare. Ainsi, une fillette de deux ans qui vient d’arriver à Paris voit, en un passage, une immense vitrine toute remplie de poupées. Tout de suite elle cherche des yeux la sienne qu’elle a laissée à la maison. « Et Madeleine, où est-elle ? »

Le temps, il apprend plus vite à le distinguer et à le subdiviser parce qu’il y a des choses qu’on lui fait attendre ; et il en est aussi qu’il n’aime pas voir arriver, comme l’heure de se coucher : mais, tout en s’efforçant de nier ou de dissimuler son envie de dormir, il sent très bien que le moment est venu où l’on n’est plus dupe de son petit manège. La succession des jours et des nuits renouvelle incessamment pour lui des alternances très nettes et des successions très marquées. Il arrive ainsi à comprendre très tôt le sens des mois « hier » et « demain, » qui désignent le temps avant et le temps après le sommeil de la nuit. Mais c’est le premier qu’il saisit le mieux, car du passé il a une expérience acquise, et, pour l’avenir, il a une grande hâte d’anticipation. C’est pourquoi une autre petite fille, un peu plus âgée, il est vrai, voulait désigner un temps dont le prolongement rétrospectif se perdait un peu dans les détours et dans les confusions de sa mémoire, et elle savait se satisfaire en disant : « C’était hier, hier, hier ! » L’expression m’a toujours paru l’un des meilleurs exemples de ce que l’imagination expressive des enfans a d’initiative, je dirai même d’invention logique et rationnelle.

Beaucoup de ceux qui étudient l’enfant croient devoir adopter pour la suite de leurs recherches l’ordre même que les psychologies classiques introduisent dans la suite de leurs études : perception, jugement, mémoire, association des idées, raisonnement. Il me paraît plus intéressant de suivre avant tout l’enfant dans les manifestations les plus visibles de sa propre activité. Après le langage, qui le met en communication continuelle avec nous et avec la nature, vient le jeu. Nous savons tous à quel point cet ordre de manifestations est riche en intentions, en idées, en sentimens et en efforts de toute sorte ; et cette complexité même a toujours paru aux observateurs et aux moralistes (témoin La Bruyère) ce qu’il y avait de plus caractéristique à noter dans la vie de l’enfant.

On a assez répété, Dieu merci ! que l’art est un jeu. On pourrait retourner la proposition et dire que le jeu est un art, ou peut en être un. Le jeu de l’enfant a de la peine à être autre chose qu’un art rudimentaire et même très grossier, là où les moyens d’exécution lui manquent. Des observateurs à la recherche de sujets nouveaux ont écrit sur les dessins des enfans. Il est certain que ceux-ci aiment de très bonne heure à « barbouiller » et qu’il n’est pas de père de famille qui n’ait besoin de cacher ses crayons ou de les renouveler souvent, dès que les petites tailles atteignent seulement la hauteur de son bureau. Les mains qui courent alors sur le papier font ce qu’elles peuvent. Dans les premiers efforts du langage, la bouche reproduisait une voyelle et la complétait au petit bonheur. De même ici, un premier coup de crayon à la prétention d’indiquer, soit telle partie d’un objet, soit une tête, soit un mur de maison, et ensuite la main remue comme la langue gazouillait : ce sont des lignes plus ou moins conventionnelles ; elles sont censées être en réalité ce que l’enfant veut qu’elles soient. C’est là d’ailleurs le premier de tous ses jeux et particulièrement de ceux où, disposant d’objets tout faits, il n’a plus qu’à régler la mise en scène, en prêtant aux choses une vie, des caractères, des fonctions, des services entièrement imaginaires. L’idée marche en avant ; la matière suit comme elle peut, mais il n’importe !

Tout ici mérite d’être analysé. Les jeux des enfans commencent par être et restent souvent un simple exercice, une simple satisfaction donnée à un impérieux besoin de remuement et d’agitation. S’ils s’en tenaient là, on les verrait donc remuer, courir, crier, faire semblant de se battre, et rien de plus. Mais ils cherchent assez vite à allonger et à diversifier ces premiers jeux par l’emploi de certains engins qui leur demandent quelque attention, quelque adresse, un certain art enfin de voir les difficultés et de les vaincre. Ce penchant est universel : on le retrouve en quelque race que ce soit. Un missionnaire protestant français de la première partie du siècle dernier, Casalis, arrivait au Sud-Est de l’Afrique dans un groupe de Cafres, appelé les Bassoutos ; et il nous donnait de ces peuplades une description demeurée d’autant plus intéressante que, depuis ce temps-là, tout a prodigieusement changé dans ces régions. À l’époque de sa mission, Casalis pouvait encore dire[3] : « Lorsque nous pénétrâmes dans leur pays, les Bassoutos n’avaient jamais eu de rapports avec des populations d’origine différente de la leur. Ils avaient conservé leurs usages et leurs idées dans toute leur fraîcheur primitive. » Or, là, les fillettes sautaient à la corde et jouaient aux osselets, tandis que les garçons faisaient la petite guerre. Casalis nous esquisse encore ce petit tableau.

« Aussi longtemps qu’il garde ses dents de lait, l’enfant s’ébat du matin au soir et n’a rien autre chose à faire qu’à se développer et à grandir de son mieux. Nous avons trouvé chez ces petits désœuvrés plusieurs des jeux de notre enfance. Ainsi deux fillettes s’assiéront côte à côte d’un air fort mystérieux : l’une d’elles ramasse une pierre et, la passant rapidement d’une main à l’autre, présente ses deux poings fermés à sa compagne, afin qu’elle devine dans quelle main est le petit caillou. Si la devineuse se trompe, l’autre lui dit d’un air triomphal : « Tu manges du chien, je mange du bœuf. » Dans le cas opposé, elle se déclare vaincue en disant : « Je mange du chien, tu manges du bœuf, » comme un de nos petits Français dirait, et dit, en effet, dans un cas pareil : Tu manges du fromage, je mange du biscuit, etc. Puis la petite négresse remettait la pierre. Évidemment, ce n’était pas pour la valeur de l’objet ; mais cette pierre était un signe de gain. » La preuve d’une certaine supériorité et cette supériorité même, cela suffit.

L’enfant fait encore un pas de plus dans cette même voie quand, privé de divers objets ou ne les voyant qu’en un état extrêmement imparfait, il imagine qu’il les a comme il les souhaite et imagine qu’il s’en sert à sa complète satisfaction. Là encore et plus encore, ce n’est pas du tout du dehors qu’il reçoit son plaisir, c’est de lui-même. Il ne doit en quelque sorte rien à la chose ; c’est la chose qui est, — pour lui, — ce qu’il veut qu’elle soit. Qui ne l’a pas vu vingt fois s’amuser avec un fragment de jouet cassé, sali, méconnaissable, plus qu’avec le jouet sortant du magasin et battant neuf ? La petite fille, plus coquette et plus attentive à ses propres parures, est sans doute plus exigeante pour sa poupée, jouet de tous les climats et de tous les temps, comme différentes expositions nous l’ont prouvé. Il lui faut donc pour elle des toilettes, un trousseau, un lit. Ce qu’elle invente, c’est la fin dans laquelle le tout est employé, modifié, donné, sous conditions ! Car la poupée doit être sage, doit être propre, doit dormir quand on le lui ordonne ; il lui est recommandé de ne pas se réveiller, même si le coq fait du bruit en chantant trop matin : demain, elle sera malade, il lui faudra rester au lit pendant huit jours… qui seront achevés au bout de dix minutes. Celle qui est successivement sa mère, son amie, sa couturière, sa marchande, sa bonne, son institutrice fera mieux. Se dédoublant avec la plus grande facilité, elle lui dictera un devoir pour lequel elle lui prêtera la main, non sans faire la faute qu’une écolière débutante ne peut guère éviter ; mais L’institutrice, reprenant son rôle, aura le plaisir de corriger cette faute qu’on lui avait corrigée dans ses propres dictées.

Les petits garçons, ayant des jeux plus amples et plus mouvementés, sont obligés d’inventer davantage. Il ne s’agit plus pour eux d’une visite où deux jeunes mamans se présentent mutuellement leurs enfans de cire ou de bois et s’en racontent les aventures. Ils courent, eux, les aventures ; ils partent au loin, livrent des batailles où ils exécutent des mouvemens tournans ; ils colonisent, ils établissent des camps retranchés où les uns montent la garde, tandis que d’autres vont aux provisions, construisent des bûchers avec des petits bouts de bois ramassés sous leurs pieds. Je me rappelle une bande qui, dans un enclos dijonnais, allait fonder… jusqu’au bout du jardin… un établissement fort important. Sur une petite voiture à bras, on avait accumulé toutes sortes d’objets représentant tout ce qui était nécessaire, sans oublier les bâtons qualifiés fusils. Avant de partir, un de la troupe, esprit plus positif, futur polytechnicien, futur ingénieur, s’écrie : « Ah ! nous avons oublié d’emporter de l’eau. » Et aussitôt un de ses camarades, d’esprit moins méthodique et de plus de fantaisie, lui dit avec vivacité : « Ça ne fait rien, il y en aurait ! »

En tout cela l’enfant crée, dispose et fait agir en imagination des choses qui lui plaisent. Dirai-je qu’il a de plus un certain amour de l’art pour l’art ? La formule paraîtra peut-être prétentieuse ; mais qu’on n’en rie pas trop ! L’enfant n’a-t-il pas son art à lui, très imparfait, comme le sont ses moyens d’exécution, mais son art enfin ? S’il y tient, ce n’est pas pour exprimer des pensées raffinées, ni pour transformer la nature en y ajoutant les pensées (suivant la définition de Bacon) ; non ! C’est simplement pour exercer sur les images des choses une action telle quelle, en attendant qu’il en exerce une sur les choses mêmes. Il se récrée comme le font le primitif et le sauvage en dessinant comme ils le peuvent, sur une paroi de leurs cavernes ou sur une pierre, le profil des animaux qu’ils ont combattus. Dans les figurations où il s’empare de ce qui, dans la réalité, déplaît à qui le regarde, l’artiste, l’artiste véritable, veux-je dire, sait captiver l’attention et la charmer par la façon dont il rend les traits caractéristiques de cette laideur. Ainsi fait l’enfant plus souvent qu’il ne le semble. On ne saurait dire que la classe lui plaît. Il faut qu’il s’y tienne tranquille, qu’il y fasse des efforts d’attention, qu’il y reçoive des reproches sans témoigner ni trop de dépit ni trop d’indifférence. Pourquoi donc arrive-t-il à tant d’enfans de se faire la classe entre eux et d’y trouver du plaisir ? Je traversais l’ancienne pépinière du Luxembourg et je me rencontrais dans une allée avec un groupe d’une dizaine de fillettes. Elles faisaient cercle, rangées bien sagement autour de la plus grande qui les gourmandait à tour de rôle : « Marguerite, je vous l’ai toujours dit : vous êtes une petite fille détestable ! » Et suivait l’énumération des griefs. Celle à qui s’adressait cette semonce essayait bien de prendre un petit air repentant, mais se pinçait les lèvres pour ne pas rire… trop ostensiblement. Peut-être tout ce petit monde avait-il un malin plaisir à esquisser une sorte de caricature de la vraie classe et de la vraie maîtresse ; mais assurément, ce n’était point là le sentiment dominateur. Que de choses tristes et effrayantes que les enfans ne voudraient pas affronter dans la réalité, mais dont ils aiment à voir la représentation ou à entendre le récit, ce en quoi, comme dit La Bruyère, ils sont déjà des hommes ! Pour eux comme pour nous, l’art, quels que soient les moyens de celui qui l’exerce, est souvent une sorte de revanche contre la réalité. Un Velasquez et un Rembrandt font des tableaux admirables en y fixant les images de têtes rongées par les rides, de corps couverts de haillons, de figures même d’imbéciles. L’enfant fait ce qu’il peut. Il se console d’avoir obéi la veille en commandant le lendemain : la classe qu’il fait, — à sa guise, — le dédommage de celle qu’il a été obligé d’écouter.

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Si le lecteur a bien reconnu jusqu’ici l’enfant, — l’enfant vivant auquel il est habitué, — il sera peut-être surpris d’apprendre que des philosophes aient voulu presque tout ramener chez lui à l’imitation et à la suggestion. Certes, l’enfant est très imitateur, ses jeux en sont la preuve : il est crédule, irréfléchi, facile à l’illusion : ne s’étant encore fixé solidement sur rien, il est exposé à subir toutes sortes d’influences. Mais s’il en est auxquelles il cède très volontiers, il en est auxquelles il résiste et quelquefois avec une grande opiniâtreté. Ici, comme dans son langage et comme dans ses jeux, il a une faculté de choix, d’élection, de fantaisie personnelle, en un mot, une spontanéité que rien ne réussit à masquer… si ce n’est aux yeux de l’homme à systèmes.

Vous êtes devant un enfant tout petit, vous lui tendez les bras. Va-t-il imiter votre mouvement ? Pas toujours, il s’en faut. Il le fera s’il est bien disposé, s’il a envie de quitter la personne qui le tient et si votre figure lui agrée davantage. Dans le cas contraire, il se retournera bien vite, comme le petit Astyanax, et il vous tendra, non pas les bras, mais le dos. Quelquefois enfin il vous regardera d’un air surpris, hésitant, on serait tenté de dire interrogatif, sans pleurer ni sourire. Je ne dirai pas qu’il fait sur vous toutes sortes de réflexions et d’hypothèses : car les états d’incertitude et d’immobilité ne sont pas toujours, — même chez l’adulte, — le résultat de ce que les psychologues contemporains appellent une inhibition par conflit de représentations : ils sont souvent dus à l’absence momentanée de toute représentation qui « dise quelque chose : » l’imagination ne voit rien qui l’appelle ni rien qui la repousse, elle est dans une attente neutre et indécise qui persiste assez longtemps si le sujet manque de vie et qui devient anxieuse s’il a une réserve d’activité souffrant de ne pas s’employer.

Ici, l’observateur américain Baldwin, qui veut retrouver la suggestion partout et qui, pour y réussir, la simplifie, nous dit : « Mais précisément ! il n’agit pas parce qu’aucune suggestion ne s’est produite. » (Alors que nous disons, nous : Il y a eu une suggestion, mais le sujet ne l’a pas acceptée.) Pour être plus sûr d’avoir raison, M. Baldwin multiplie le nombre et la variété des suggestions. L’enfant prend une certaine habitude qu’on lui impose par voie organique ou mécanique ; c’est une suggestion. S’il se laisse guider par un souvenir, c’est une suggestion. S’il fait le contraire de ce qu’on lui commande, — cas très fréquent. — c’est une suggestion de contradiction !

Tout ceci revient à dire : pour agir en un sens quelconque, il faut un appétit, un désir et surtout une image enveloppant la représentation des mouvemens qui doivent ramener la sensation désirée ; mais en supposant même que l’enfant imite toujours quelqu’un et fasse toujours quelque chose qui lui ait été suggéré, il faut bien observer qu’il est fort loin d’imiter indifféremment tout le monde et de faire indistinctement tout ce qui lui est suggéré par qui que ce soit. Sa spontanéité se manifeste en effet de très bonne heure par la résistance, et j’ai toujours remarqué sur mes enfans et petits-enfans qu’ils savaient dire non avant de savoir dire oui et qu’une fois qu’ils avaient compris, — vers dix-huit mois environ, — le sens du mot et du signe de tête qui l’accompagne ou le remplace, ils étaient ravis de les prodiguer. Il leur arrivait de dire non pour le plaisir de dire non ; mais ils savaient aussi le dire fort à propos.

C’est par cette résistance à laquelle il tient beaucoup, que l’enfant déblaie, pour ainsi dire, son terrain de tout ce que les propos, les exemples et, si l’on veut, les suggestions de l’entourage y multiplient de contradictoire. Y réussit-il complètement ? A coup sûr non, puisque ni l’adulte, ni l’homme mûr, ni le vieillard n’y réussissent ; mais enfin, à travers toutes sortes d’hésitations, d’inconséquences et de changemens subits, il s’achemine vers un certain caractère et vers un ensemble de préférences avec lesquelles il faudra compter.

D’abord, si c’est un garçon, il ne voudra pas faire ce qu’il voit faire aux filles (et ceci dans les moindres détails de la vie). Puis il se forme peu à peu une image ou indifférente ou attrayante ou déprimante ou même répulsive des camarades qui jouent avec lui, des différens membres de la famille, de ceux qui fréquentent la maison et bientôt de ses maîtres et maîtresses. Ce qui résulte de ces comparaisons, réfléchies ou irréfléchies, on le devine : il imite exclusivement ceux qui lui plaisent et fait ce que ceux-là seulement lui suggèrent. Tous les parens soucieux de leurs devoirs savent à quel point ils ont besoin de veiller à ce que leur autorité ne cède pas la place, sans qu’ils s’en doutent, à celle d’un étranger, d’un compagnon de jeux, très souvent d’un domestique, ou quelquefois même, au moins pour un temps, à celle d’un personnage d’imagination dont l’enfant a pris au sérieux les aventures. Il est donc faux de tout attribuer chez lui à l’imitation et à la suggestion, si on n’insiste pas sur ce fait, que son imitation est élective et que la force de la suggestion qu’il subit dépend surtout de la préférence, — momentanée peut-être, — qu’il a pour celui de qui elle vient.

En tout cela, l’égoïsme ou la bonté de l’enfant et ce qu’on appelle son bon ou son mauvais cœur jouent Un rôle important. Chez lui, les séparations qui peuvent plus tard nous étonner entre la sensibilité et l’intelligence, entre la compréhension et l’affection, ne sont pas encore accusées. La bonté est une première forme de l’intelligence, la meilleure peut-être, car elle ouvre l’esprit et l’élargit, autant que l’égoïsme l’enferme en un cercle étroit à l’horizon rétréci. Une imagination pauvre et sèche empêche de sympathiser avec les maux d’autrui, puisqu’elle ne permet pas d’en ressentir vivement le contre-coup ; mais une sympathie à laquelle le cœur s’abandonne avive à son tour les efforts d’imagination de celui qui veut s’intéresser aux épreuves d’autrui, en connaître l’étendue, en chercher les causes, en trouver les remèdes. Or, égoïste ou bon, l’enfant l’est tour à tour en quelques instans, et la prédominance d’un de ces deux sentimens sur l’autre dépend beaucoup de ceux qui sauront mériter plus ou moins sa reconnaissance.

La reconnaissance est bien en effet chez lui le premier essai, pourrions-nous dire, de bonté désintéressée. Elle suppose sans doute un bienfait reçu et goûté, c’est-à-dire un retour involontaire sur soi, un attachement à son plaisir propre ; mais enfin, ce bienfait même est déjà du passé : c’est même pour cela que tant de gens n’y veulent plus penser et que celui qui y pense, avec un certain désir de le rendre, est bien sur le chemin de la bonté.

Jusque-là, ce qu’on appelle l’égoïsme de l’enfant et son absence de pitié n’ont rien qui appelle notre sévérité, à nous surtout qui, sous ce rapport, méritons plus de reproches que lui. Son peu de pitié tient surtout, nous venons de l’indiquer, à son ignorance, à son peu d’expérience de la vie, à son impuissance à ressentir en imagination des maux qu’il n’a jamais ressentis en réalité. De même, l’oubli qu’il semble faire à certains momens d’une affection plus ancienne vient de la vivacité avec laquelle il s’est épris subitement d’une nouvelle personne. Un enfant est très affectueux pour son père et pour sa mère ; un étranger vient, le prend sur ses genoux, admire sa poupée, lui raconte une belle histoire ; l’enfant dira, sans hésiter : « Je veux m’en aller avec ce monsieur. » Il le dit sans arrière-pensée, parce que le premier mouvement n’a pas eu le temps d’être contrebalancé par un autre. Les parens sont les premiers à en rire.

La reconnaissance et la bonté apparaissent-elles de bonne heure ? et à quel âge ? C’est ce qui est très difficile à préciser, tant la vie de l’enfant est pleine de lueurs qui brillent subitement pour s’éteindre et se rallumer plus tard. Le premier témoignage que je me souviens ici d’avoir relevé est celui-ci (je pense qu’on s’attend bien à ne rien trouver que d’ « enfantin ») : une fillette encore allaitée avait pour son père et pour une de ses bonnes une affection non douteuse, au-dessus même de l’ordinaire. Or, il lui arrivait souvent de se retourner vers l’un ou l’autre en saisissant de ses petites mains le sein de sa mère et en l’offrant, avec un sourire engageant : elle voulait en faire profiter ceux qu’elle aimait…

Ce qui prouve plus que tout le reste à quel point l’idée de bonté est vite familière à l’enfant, c’est la facilité avec laquelle il accepte l’idée du bon Dieu, du bon Jésus, de la bonne Sainte Vierge. Il a besoin, dira-t-on, de croire qu’il y a de la bonté partout et il se persuade aisément qu’il sera le premier à en profiter, comme il serait le premier à souffrir d’une puissance malfaisante. Oui, mais il pourrait tout aussi bien être obsédé par l’idée d’un mauvais génie, tandis que c’est bien la confiance qui tient à dominer dans son âme. « L’enfant, répétait souvent le Père Gratry, voit Dieu dans son père, » et il donnait des exemples fréquens de cette foi dans la science sans bornes et dans la force sans limites du chef de famille. Il eût pu tout aussi bien dire que l’enfant voit en Dieu un père universel dont la puissance est invoquée, quand celle du père selon la nature commence, au contact de l’expérience, à laisser voir ses inévitables défaillances. Les deux propositions se tiennent : car l’enfant ne fait ici, sans le savoir, que pratiquer la « dialectique » platonicienne. Comme l’auteur du Banquet et du Phédon, de ce qu’il voit et éprouve d’impuissante bonté il s’élève à la conception d’une bonté parfaite ; il soupçonne, il accepte de tout cœur la parenté de l’une et de l’autre, ne se défendant pas d’humaniser la seconde et ne demandant qu’à diviniser la première aussi longtemps que cette illusion lui sera permise.

Beaucoup réduiraient volontiers tout l’élan religieux des enfans à leurs requêtes intéressées de la nuit de Noël : mais ces requêtes sont souvent relevées de sentimens pleins de délicatesse. Il n’est pas difficile d’inspirer à celui qui les adresse de demander aussi pour les petits pauvres : il acceptera parfaitement cette fraternité entre l’enfant divin, les enfans malheureux et lui-même. Son élan va quelquefois plus loin encore. Une fillette de six ans, très précoce, il est vrai, très souvent occupée de sa petite personne et très désireuse que rien ne froisse son amour-propre naissant, n’oublie pas, aux approches de la dernière Noël, d’écrire (et toute seule ! ) la lettre habituelle au divin petit dispensateur des faveurs dues aux enfans sages (dont elle est bien assurée de faire partie). Elle s’interrompt une fois dans l’enchevêtrement de son écriture : « Je lui demande peut-être beaucoup de choses, » se dit-elle ; mais elle se donne confiance avec cette réflexion : « Il peut tout ce qu’il veut, cela ne le gênera pas. » Puis, enfin, se souvenant d’une cousine germaine de quinze ans dont la mort vient d’attrister toute sa famille, et dont on lui a dit naturellement qu’elle était allée au ciel, elle écrit : « Mon petit Jésus, vous embrasserez bien pour moi ma pauvre Suzanne. »

Ceci est déjà très touchant. Voici qui est, j’oserai dire, plus profond. Cette même fillette de six ans est conduite par hasard en la chapelle d’un couvent. Elle voit toutes les religieuses à l’office, elle regarde curieusement, elle questionne, elle se fait rendre compte des occupations des sœurs. Il en est qu’elle connaissait déjà, pour les avoir rencontrées avec leur « corniche, » — c’est ainsi qu’elle appelle la cornette ; et quoique le costume d’une jeune mariée lui eût, à peu près à la même époque, paru beaucoup plus flatteur, elle n’en avait pas moins demandé à ce qu’on lui mît un jour une « corniche » pour venir recommander, disait-elle, à son grand-père le-placement d’un petit orphelin. Cette fois, elle a vu dans la chapelle un groupe de sœurs qui passent leur vie à prier. A peine sortie, elle dit : « Eh bien ! voilà des personnes qui aiment le bon Dieu ! cela prouve bien qu’il y en a qui l’aiment ! »

Je sais que parmi toutes ces conceptions qui brillent et qui passent comme des étincelles, il en est de moins intéressantes que celles-là. Les parens sourient aux unes et aux autres ; ils y reconnaissent leur naïve simplicité d’autrefois, qu’ils regrettent peut-être, et ils savent gré à la foi empressée de leur progéniture de leur faciliter certaines réponses à des questions embarrassantes Vais-je insinuer par là qu’ils se débarrassent purement et simplement d’un souci et d’un effort ? Leur conseillerai-je d’essayer d’apaiser cette soif de solutions en servant à leurs jeûnes questionneurs les hypothèses de la lutte pour la vie et les beautés de la loi des trois états ? J’avoue que non, et je confesse qu’à mon avis, en donnant à la raison naissante ce qu’elle peut supporter, ils la ménagent et l’encouragent à des efforts ultérieurs et s’abstiennent, selon le mot profond de Malebranche, de la « rebuter. » La curiosité incompressible de la nature humaine réclame deux ordres de réponses, les unes sur le pourquoi, les autres sur le comment. Platon donnait la préférence aux premières et soutenait qu’elles seules fournissent une véritable explication. A coup sûr, il était, sinon dans le faux, du moins dans l’incomplet : et il était difficile qu’il ne le fût pas, puisque de son temps la science expérimentale n’était pas née. Elle est très développée aujourd’hui, mais pas pour l’enfant qui serait incapable d’en rien saisir, tandis qu’il saisit très bien que tout ce qui félonne puisse lui être donné comme le produit d’une volonté paternelle et bienfaisante. Un livre récent sur la mentalité des êtres inférieurs dit que les primitifs et les enfans ont pour tout une explication « mystique. » Je n’offenserai pas le distingué philosophe en disant qu’il n’est peut-être pas très en mesure de bien juger le mysticisme. Le mysticisme ou amour de Dieu et désir de s’unir à lui, tantôt précède la science et tantôt la suit ; dans aucun des deux cas, il n’est fait pour l’étouffer. On peut soutenir sans paradoxe que Newton a été mystique et que Descartes lui-même et Leibnitz n’étaient pas très éloignés de l’être. Ils ne l’étaient point, à coup sûr, dans leurs recherches en astronomie, en mécanique, en philosophie naturelle ; mais ils pouvaient l’être après et au-delà, comme ils auraient pu à la rigueur l’être avant : car eux aussi ont commencé par être des enfans. Je ne crois cependant pas beaucoup, je l’avoue, au mysticisme de nos petits garçons et de nos petites filles, pas plus que je ne crois à celui du bon nègre. Ce qu’il y a chez eux, c’est simplement une impossibilité de se prêter à cette explication naturelle des phénomènes par des enchaînemens d’expérience et de calculs qui ont demandé, qui demanderont des vies entières, pour ne pas dire des siècles d’efforts collectifs. Il est donc inévitable qu’ils acceptent d’abord une explication invoquant des volontés et des intentions analogues aux leurs et qu’ils s’en tiennent d’abord pour satisfaits. Soit respect pour ce qu’on leur dit sur un ton d’autorité, soit faiblesse d’attention et incapacité momentanée d’enchaîner un trop grand nombre d’idées, il est à remarquer que, quand ils ont une réponse vraisemblable qui ne les choque pas, qui ne les fasse pas rire, ils s’arrêtent. C’est un peu plus tard que leur curiosité réfléchira de nouveau et s’apercevra qu’elle a besoin d’une réponse complémentaire. S’ils estiment alors que le second mode d’explication s’ajoute au premier et ne le détruit pas, qu’on y revient même après avoir constaté que le second, à lui seul, ne résout pas tout, ils ne seront peut-être pas en trop mauvaise compagnie.

Montrer comment, de l’une de ses phases à l’autre, l’enfant apprend à raisonner, par induction ou par déduction, à perfectionner sa mémoire, à faire servir plus ou moins ses habitudes à ses progrès, ce serait là reprendre de biais la psychologie tout entière. Sans nous exposer à rien de pareil, notons ici certaines idées que les « nouveaux psychologues » ont essayé d’accréditer sur l’esprit de l’enfant, et demandons-nous ce qu’il faut en penser.

En deux mots, la nouvelle psychologie rend de très grands services par ses études analytiques ; mais ces services, elle en compromet un peu la valeur par l’abus même de l’analyse. Elle oublie que l’esprit et le cœur de l’enfant ne sont pas faits de phénomènes hétérogènes qui se juxtaposent, que l’âme de l’enfant est une organisation complexe et une où tout se tient, avec des corrélations nombreuses comme avec des compensations, que le tout enfin se développe à travers des milieux dont l’action est tantôt facile et tantôt difficile, ici acceptée avec docilité, là modifiée, ici durable et là passagère.

Le nouveau psychologue, assez dédaigneux pour ses devanciers, entre dans une réunion d’enfans. Il y arrive muni d’appareils enregistreurs, avec des graphiques tout préparés. Il fait lire au tableau et mesure la grandeur des lettres lues à une distance mesurée elle-même avec précision. Il fait apprendre une pièce renfermant tant de vers et il inscrit le nombre de minutes et de secondes au bout desquelles chaque enfant l’aura apprise. Il pose des questions qui lui feront mesurer ce que l’enfant a d’imagination ou visuelle ou auditive et le degré de son aptitude à devenir peintre ou musicien. Il compte ce qu’il faut à l’un et à l’autre de minutes pour trouver cinquante mots, pour reconstituer une phrase où l’on a supprimé un mot, deux mots, trois mots, pour additionner dix chiffres ou vingt chiffres, de même qu’il compte combien de coups chacun d’eux peut taper sur sa table sans se dire fatigué. Il se fera fort de fixer par le dynamomètre la cause organique de la paresse, car il mesurera, d’un côté, la force musculaire et, de l’autre, le degré d’indifférence ou de réaction à des excitations tenues, à tort ou à raison, pour caractéristiques. Il fera enfin composer en un même jour toute une troupe de garçons et de fillettes sur cette question : « A qui voudriez-vous ressembler ? » Et par là il se flatte d’avoir déterminé l’idéal de chacun d’eux.

Ces procédés sont ingénieux et ils ne sont pas sans utilité, à la condition qu’on ne s’y tienne pas. Certes, un enfant, s’il est myope, le restera, mais ce n’est pas une raison pour qu’il soit moins bon observateur. Il y a des gens qui sont à même de tout voir, mais qui malheureusement ne regardent rien : ceux qui sont obligés de regarder de près voient souvent beaucoup plus et beaucoup mieux qu’eux. Qui dira le genre de tempérament, le degré de force musculaire ou de richesse sanguine ou de vivacité nerveuse qui favorise le plus l’ardeur au travail ? Les uns sont paresseux à l’école parce qu’ils sont maladifs, les autres le seront parce que, se portant trop bien, ils voudraient à tout prix le grand air et le remuement. Mais qui dira même exactement où est le gage d’une santé parfaite ? et surtout qui prétendra découvrir l’organe et la fonction dont l’activité garantira le mieux le bon équilibre de l’ensemble ? La classification des enfans en bien doués ou mal doués pour la mémoire, j’irai jusqu’à dire en intelligens et en peu intelligens (les arriérés mis à part), en enfans ayant de la volonté et en enfans n’en ayant pas, tout cela est, — en cours d’éducation, — quelque chose de très conjectural et de hasardeux. Il est des natures qui lancent des traits pétillans, mais destinés à s’éteindre les uns après les autres : ce sont des traits d’esprit, des remarques piquantes, des esquisses originales, mais il en reste peu de chose. Il en est d’autres, et quelquefois tout à côté, où le feu couve sous la cendre : il attend les alimens et aussi le souffle qui lui conviendront le mieux, et alors le foyer ne faiblira plus.

En dehors de quelques natures exceptionnelles, aucun homme ne peut être universel : tous sont obligés de choisir plus ou moins tôt ou de se laisser assigner une destination particulière. On a ainsi un ouvrier intelligent, un fermier intelligent, un éducateur intelligent, un médecin intelligent : un homme qui aurait la prétention de se dire très intelligent, sans occuper son intelligence à rien de suivi, aurait bien des chances de n’être qu’un raté. C’est qu’en effet l’intelligence est nécessairement l’intelligence de quelque chose et de quelque chose qui vaille la peine d’être bien connu. Or ce qui vaut la peine d’être connu est de son côté quelque chose qui dure et où tout se tient et se coordonne. L’intelligence d’un homme et aussi celle d’un enfant se mesurera donc d’abord à ce qu’elle a (autant que possible) d’adéquat à son objet présent. Si elle le dépasse et sait le faire rentrer avec d’autres en un ensemble plus large auquel elle saura se montrer égale, elle aura certainement donné une preuve de plus de son étendue et de sa vigueur. C’est dire que l’intelligence d’un écolier peut être chose changeante et sujette à des ascensions comme à des chutes également inattendues.

La mémoire est une des parties les moins nobles, peut-on dire, de cet ensemble mouvant, parce qu’elle peut, à quelques-uns des degrés qu’elle franchit, dépendre surtout d’aptitudes toutes mécaniques. On pourra dire d’elle ce que Boileau dit de la rime : elle n’est qu’une esclave et ne doit qu’obéir. Sa valeur durable ne s’établit donc que par le concours qu’elle donne à des formes plus larges de la pensée. Une mémoire qui revient d’elle-même exactement et promptement à ce qu’elle a lu ou vu sous une forme sensible ne vaudra pas telle mémoire d’abord plus rebelle ou plus facile à égarer, mais dont l’enfant retrouvera les détours par un effort personnel et réfléchi. Peu importe que ce « palais » des souvenirs soit plus difficile à ouvrir, si on emploie, pour y pénétrer, une clef dont l’usage même a quelque chose d’intelligent. Quand surtout on exige la mémoire littérale (et celle-là seule peut être mesurée par les procédés que nous avons dits), on risque bien de mal juger le sujet ; car souvent ce qui la gêne et la déroute chez un enfant n’est pas autre chose que la troupe d’images accessoires et d’idées naissantes que provoquent les mots prononcés ou mentalement ou à haute voix, et n’est-il pas connu que pour revenir à la littéralité, il ne faut souvent qu’une absence ou qu’une suspension de réflexion ? C’est pourquoi la mémoire d’un enfant, comme plus d’une de ses autres facultés, est variable, variable d’une classe à l’autre et d’une année à l’autre, suivant l’attrait, — souvent passager, — qu’on a su donner à tel ou tel genre d’exercice. L’œuvre de l’éducation enfantine est de coordonner et de régulariser tous ces efforts : le travail de la jeunesse proprement dite et de ses heures décisives sera de les faire converger vers une fin élue ou adoptée et persévéramment servie.

Pour hâter ce moment et pour en fixer les bienfaits, il faudra un certain idéal, et il est toujours intéressant de connaître, quand on le peut, celui d’un enfant. Mais ici encore, que de variations successives ! L’essai plusieurs fois répété en Amérique et en Belgique de faire écrire, à un moment donné, aux enfans d’une même classe ce qu’ils voudraient être et quel est le personnage auquel ils voudraient ressembler, peut être pour le professeur un amusement innocent. Il n’aurait de valeur sérieuse qu’à la condition d’être répété souvent, et encore faudrait-il être sûr de la sincérité des réponses. Tout petit, l’enfant a un idéal conforme à ce que lui suggèrent ceux de ses premiers livres qui l’ont amusé. Quels sont les petits garçons qui n’ont pas voulu être soldats, ou marins, ou explorateurs, ou ingénieurs, suivant les jouets qu’on leur donnait ? Une fillette de cinq ans, qui jouait encore aux poupées et se figurait sans doute la famille comme un prolongement de cette heureuse illusion, s’écriait tout d’un coup, comme après des réflexions dont elle ne voulait point faire part : « Elle est bien heureuse, Mme de J…, elle a beaucoup de petites filles ! » Celle qui poussait cette exclamation naïve n’en déclarait pas moins, douze ou quinze ans plus tard, sa volonté solide et bien arrêtée de garder le célibat.

Sur le choix, — si souvent passager, — de l’idéal enfantin, rien n’agit plus que l’attrait exercé par les apparences dont l’imagination est frappée dans son contact avec une personne donnée ; mais il y a aussi certaines répulsions qui opèrent. Presque toujours le petit garçon débute par vouloir être comme son père : mais fréquemment il y renonce parce qu’il a trop entendu parler de la peine que son père avait dû se donner et qu’il voit de trop près celle qu’il continue à s’imposer. Quelques-uns se proposent plus facilement comme modèles un oncle ou un ami de la famille, parce qu’ils éprouvent ses complaisances plutôt que ses sévérités et qu’ils le voient moins dans ses difficultés quotidiennes. D’autres fois enfin, l’idéal de choix n’est autre chose que la ressemblance avec une personne dont la voix, dont les paroles, dont les exemples auront flatté quelques penchans, provoqué quelques désirs naissans, les uns, excellens, les autres moins bons. Dans une de ces enquêtes dont je parlais il y a un instant, une fillette de sept ans, d’une école de la Flandre belge, avait répondu : « Je voudrais ressembler que c’est une personne que nous connaissons de vue, parce qu’on la voit et connaît toujours. » Un homme de science commentait la réponse en un grand journal parisien et disait : « Il y a ici une pensée, mais elle gagnerait à être dévoilée ; telle qu’elle se présente, c’est une énigme. » Eh bien ! ce n’est pas mon avis ; malgré son incorrection bien pardonnable, cette réponse m’a paru la plus claire de toutes. L’enfant en question donnait en quelque sorte la théorie de ce que beaucoup de ses camarades pratiquaient peut-être sans s’en douter. Elle affirmait ne vouloir ressembler, un jour, qu’à une personne qu’elle connaîtrait parfaitement et dont les qualités, dont l’humeur, dont la bonne réputation, dont la bonté, dont la bonne chance aussi ne lui laisseraient aucun doute. Elle était dans le vrai ; et c’est ce qui nous explique comment l’idéal d’un enfant varie avec la nature de ceux qu’il a l’occasion d’admirer, — croyant les connaître, — ou dans la vie réelle, ou dans l’histoire, ou dans ces récits imaginaires dont on occupe ses rêveries changeantes.

De tout ce qui précède, il suit que l’enfant est un être actif, tout plein d’énergies spontanées, travaillant lui-même à la constitution de son langage, de son art et de ses jeux, de son idéal préféré, imitant beaucoup, mais n’imitant pas qui que ce soit. On ne saurait non plus le traiter comme un simple réceptacle d’activités et d’aptitudes indépendantes, dont on pourrait mesurer, puis régler l’essor en les isolant indifféremment les unes des autres. L’organisation qui s’ébauche et se consolide en lui n’est pas toujours en équilibre ; mais elle tend à s’y mettre si on surveille les corrélations mutuelles de ses diverses facultés et si on aide l’une à compenser l’insuffisance, quelquefois passagère et guérissable, de l’autre. Si, en effet, nous ne pouvons rien sur l’enfant sans son concours, lui non plus ne peut rien sans le nôtre. Et quand je dis le nôtre, je ne veux pas seulement parler du maître qui le dirige ou qui est censé le diriger ; je veux parler aussi de l’accumulation des influences héréditaires et plus encore des influences morales du jour ou de la veille, de la place qu’on donne à l’enfant dans la famille, de manière qu’il puisse relier celle de demain à celle d’hier : car pour l’être humain mieux valent encore des liens qui gênent que des liens brisés : on peut assouplir les uns, on ne peut pas facilement remplacer les autres.


HENRI JOLY.

  1. Parmi les nombreux ouvrages qui composent « la littérature » de l’enfant, il faut signaler ceux de M. Perez, de MM. Compayré, Queyrat, Baldwin, James Sully, Alfred Binet, Ellen Rey, Edmond Cramaussel, F. Nicolay, de Mme Jeanne Leroy.
  2. Voir Frédéric Baudry, De la Science du langage et de son étal actuel, Paris, 1864, et Albert Lemoine, De la physionomie de la parole, précieux petit volume, Paris, 1865.
  3. Comme Moffat le disait plus haut des Bushmen.