L’Empereur Alexandre II et la Mission du nouveau tsar

L’Empereur Alexandre II et la Mission du nouveau tsar
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 647-670).
L’EMPEREUR ALEXANDRE II
ET LA
MISSION DU NOUVEAU TSAR

L’histoire de Russie, après comme avant Pierre le Grand, a enregistré bien des morts tragiques et de sanglantes catastrophes. Bien des tsars ont péri de mort violente, l’empereur Alexandre II est le premier qui soit tombé dans la rue, victime d’une main inconnue et de colères anonymes. Jusqu’à lui, la Russie ne connaissait que les révolutions de palais ; le régicide y était exécuté en secret, loin des yeux du peuple, de nuit, au fond d’une salle obscure ou d’une chambre fermée; l’autocrate était mystérieusement étranglé par quelques généraux ou hauts fonctionnaires, conjurés pour changer le souverain. Tout se passait derrière la scène, dans les coulisses, pour ainsi dire, entre acteurs de la haute politique. Le peuple apprenait à l’improviste qu’un mal soudain avait emporté l’empereur, et l’inviolabilité du trône restait intacte aux yeux de la foule.

Le prince que, en Russie comme au sud des Balkans, on se plaisait à nommer le tsar libérateur est le seul qui ait été tué en public, en plein jour, par des mains privées, au nom de ce minotaure moderne, d’origine étrangère, que, faute d’un mot national, on appelle, en Russie comme chez nous, la révolution. Jusque-là, aucun homme du peuple, aucun particulier n’avait osé porté la main sur l’oint du Seigneur. Sous l’empereur Nicolas, de despotique mémoire, la sainte Russie semblait encore à cet égard demeurer en dehors de l’Europe, dès longtemps habituée à de sinistres exploits de ce genre ; c’est sous Alexandre II que le régicide révolutionnaire y a fait son apparition, et à la promptitude, à l’audace, à l’acharnement des coups qu’il a déjà portés au trône naguère le plus sûr de l’Europe, on se demande avec inquiétude quelle place peuvent, dans l’histoire prochaine de la Russie, prendre les machines infernales et les bombes, la dynamite et la nitro-glycérine, chez un peuple enclin en toutes choses à renchérir sur ses aînés.


I.

L’empereur Alexandre a été tué un an à peine après le jour où la Russie célébrait le vingt-cinquième anniversaire de son avènement et récapitulait toutes les réformes accomplies en ce quart de siècle.

Peu de règnes, en effet, ont jamais été illustrés par une œuvre aussi grande et aussi multiple. Pierre Ier et Catherine II occuperont seuls une pareille place dans l’histoire de Russie. Quel beau sujet pour les historiens nationaux, pour les Solovief ou les Kostomarof de l’avenir ! et, si la mode était encore aux fastueux tombeaux avec bas-reliefs historiques et figures allégoriques, à la façon de la renaissance, quelles belles images, quelles nobles et originales figures pour le ciseau du sculpteur! D’un côté, le serf russe, après trois siècles d’esclavage, délivré de ses chaînes; de l’autre, le Slave bulgare, après cinq ou six cents ans d’extinction historique, rappelé soudainement à la vie et à l’existence nationale. Ici, la Justice, jadis muette ou bâillonnée, à laquelle Alexandre a rendu la parole ; en face, la Liberté, hôte nouveau chez les Russes, introduit dans le zemstvo et la douma; et si, pour compléter la décoration du monument, il fallait des vaincus et des captifs, n’a-t-on pas, sans compter la Pologne réprimée, le Turc défait et l’Asie-Centrale conquise?

En dehors de toutes ces images et figures, ailleurs si souvent menteuses, quelle noble épitaphe, latine ou slavonne, on composerait à l’empereur défunt, rien qu’en énumérant, dans le laconisme un peu emphatique du style funéraire classique, les principaux actes de son règne! « Il a brisé les fers de vingt millions d’esclaves et assuré aux laboureurs le champ qu’ils cultivaient. — Il a purifié les tribunaux et institué le jury. — Il a donné aux provinces et aux villes des représentans élus. — Il a établi l’égalité civile, supprimé les privilèges devant l’impôt ou l’armée et appelé tous les Russes à servir la patrie. — Il a étendu l’empire de ses pères jusqu’au cœur de l’Asie et ouvert le berceau des Ginghiz-Khan et des Tamerlan aux paisibles colons de l’Europe. — Il a effacé le traité de Paris et fait voir aux aigles russes les flots bleus de la Propontide. »

Une pareille épitaphe ne serait qu’une brève récapitulation des principaux événemens d’un règne dont les réformes de tout ordre ont été si nombreuses qu’un jour, dans leurs examens d’histoire, les successeurs des jeunes nihilistes d’aujourd’hui, sur les bancs des écoles, auront peine à indiquer toutes les grandes mesures du prince si cruellement assassiné par des étudians.

Par quelle funeste perversion des sentimens humains ce réformateur, dont l’œuvre marquera dans l’histoire de Russie autant que celle de Pierre le Grand ou de la grande Catherine, comment ce prince qui, s’il n’eut pas leur génie, n’eut pas les vices de Catherine ou de Pierre, ce prince, avant tout renommé pour son aménité et sa bonté, est-il devenu l’objet d’attentats presque aussi nombreux et aussi variés que ses réformes? Et ce qui est plus triste encore, ce qui est moins connu, comment se fait-il que, parmi ceux de ses sujets qui avaient le plus d’horreur pour les balles et pour les bombes, beaucoup, tout en maudissant le crime de quelques jeunes gens à peine sortis de l’adolescence, se réjouissent intérieurement et presque malgré eux de voir s’ouvrir pour la Russie une nouvelle ère avec un nouveau règne?

Cette apparente anomalie n’est malheureusement point un mystère insondable. Il y en a dix explications pour une. La raison de cet attristant phénomène est à la fois dans le temps où nous vivons et dans les exigences croissantes des peuples vis-à-vis de leurs gouvernemens; elle est dans l’état social, dans l’état moral ou l’état mental du peuple russe, tourmenté de besoins nouveaux et d’aspirations presque aussi malaisées à satisfaire qu’à comprimer. Le mot de cette navrante énigme est dans le contraste des instincts et des passions de notre époque, partout si troublée, avec la nature du pouvoir autocratique établi par les siècles, pouvoir dont l’ombre épaisse offusque déjà les couches supérieures de la nation sans que les racines en aient été ébranlées au fond du peuple.

Veut-on chercher d’autres raisons, d’autres explications encore? On en trouvera dans la durée même du règne d’Alexandre II; vingt-six ans, grande mortalis œvi spatium ! c’est beaucoup de notre temps, pour un gouvernement absolu surtout, obligé de remplir la scène à lui seul, d’occuper les imaginations, de donner un aliment aux intérêts et aux passions, car dans la Russie contemporaine, de même que partout ailleurs en Europe, l’absolutisme, si paternel qu’il soit, ne peut plus se maintenir qu’à la condition d’agir, de créer, d’innover, de se prodiguer sans cesse. Les hommes vieillissent et inclinent au repos, les hommes se fatiguent, alors que les peuples, incessamment renouvelés par les générations, restent souvent jeunes, entreprenans et avides de mouvement. Alexandre II avait beaucoup fait durant son règne, particulièrement durant les premières années ; on répétait même parfois dans son entourage qu’il avait trop fait; il pouvait se flatter d’avoir payé sa dette à sa patrie et à l’histoire, d’avoir le droit de se reposer et de laisser à son successeur la continuation de l’œuvre qui, chez les peuples en progrès, n’est jamais achevée. L’empereur était depuis longtemps las de corps et d’esprit et, en face de lui, surgissaient des générations nouvelles, une jeunesse impatiente, nerveuse, devenue chaque année plus exigeante, grâce aux réformes mêmes d’Alexandre II, car ce qu’il avait fait rendait plus sensible le besoin de ce qui restait à faire, ce qu’il avait changé rendait plus choquant ce qui, dans les anciennes institutions, n’avait pas été remis à neuf.

Au début de son règne, l’héritier de Nicolas s’était vaillamment engagé dans la voie des réformes; les premières étapes en étaient pour ainsi dire marquées d’avance; c’étaient l’émancipation, la justice, l’administration locale; mais, arrivé au bout de cette première moitié du chemin, Alexandre II s’est rencontré à l’un de ces carrefours historiques où, pour ne pas faire fausse route, la bonne volonté ne suffit point. Il avait, presque à son insu, accompli la plupart des réformes compatibles avec le pouvoir autocratique, et, à sa grande surprise, à sa naturelle inquiétude, il s’aperçut alors que ce qui était en cause, c’était au fond le pouvoir souverain lui-même, le grand moteur de l’histoire russe, celui qu’on en pourrait appeler l’unique ressort, l’autocratie. L’empereur n’a pas voulu y porter la main. Bien qu’il tînt peu lui-même au pouvoir, bien qu’il fît sans cesse appel au concours de la nation, il n’a pas osé associer effectivement la nation au trône. Aucun souverain n’eût pu, il y a quelques années, le faire avec plus d’autorité que l’émancipateur des serfs; il aurait été singulièrement plus libre que ses successeurs de fixer la mesure et la forme de ce concours du pays. Il n’a pas voulu l’essayer, il a trouvé qu’il était allé assez loin, il s’est arrêté, abandonnant à son fils une tâche qu’il n’osait entreprendre lui-même.

On avait plusieurs fois, sans fondement, semble-t-il, parlé de son abdication; il est certain qu’il semblait considérer sa tâche comme terminée, qu’il se renfermait de plus en plus dans les occupations et les plaisirs de la vie privée, oubliant même parfois que tout n’est pas permis à qui peut tout, satisfaisant ses goûts et ses affections, au risque d’amoindrir le prestige de la couronne. Si, dans les derniers temps, dans les dernières semaines, il allait, sous de nouvelles influences, tenter, comme on l’affirme, quelque chose dans la voie où l’opinion le pressait d’entrer, il avait malheureusement trop de fois laissé entendre que, de son vivant, la Russie ne pouvait plus attendre aucun changement important. Cette croyance, presque universelle, a été pour beaucoup dans l’acharnement avec lequel de jeunes exaltés se sont attaqués à la vie du vieil empereur.

Alexandre II possédait de nobles qualités de cœur et d’esprit, une âme naturellement généreuse avec de hautes aspirations qu’avaient développées les maîtres de son enfance[1]. En cela il n’était pas sans ressemblance avec son oncle Alexandre Ier ; mais, comme ce dernier, quoique par la fécondité de son règne il l’ait laissé bien loin derrière lui, il était dépourvu de certaines des facultés les plus essentielles à un réformateur ou à un grand souverain. C’était par-dessus tout un homme de bonne volonté, loyalement dévoué au bien de son pays; mais en politique ni le bon vouloir ni la loyauté ne suffisent; ce qu’il faut avant tout, c’est l’intelligence et le caractère, le coup d’œil qui, au milieu de la confusion des circonstances, découvre la voie à prendre, l’esprit de décision et de persévérance qui, le chemin une fois trouvé, le fait suivre à travers tous les obstacles jusqu’au but. Or, personne ne saurait le contester, Alexandre II était dénué de ces qualités souveraines, et, ne les ayant pas en lui-même, il n’a pu ou il n’a su les rencontrer autour de lui, dans un de ses sujets, dans un ministre dont il eût fait son Richelieu ou son Bismarck. Un tel homme eût existé près de lui, qu’Alexandre II eût été peu propre à le découvrir, et l’eût-il trouvé qu’il aurait été peu disposé à déléguer à l’un de ses sujets la meilleure part de son pouvoir. Ce n’était pas un de ces princes capables de s’identifier avec un grand ministre et au besoin d’en supporter le joug.

Comme Napoléon III, Alexandre II aimait peu les visages nouveaux et passait beaucoup de choses à ses amis. Il se laissait facilement aller à des préventions dont il était malaisé de le faire revenir; puis, comme bien des princes et comme, en dehors même des cours, bien des hommes d’état, il craignait d’être rejeté dans l’ombre, d’être dominé ou annihilé par un conseiller trop puissant; il se montrait défiant, sinon de la supériorité, du moins de toute influence exclusive. Sans les attentats de ces dernières années et le désarroi de son gouvernement en face des nihilistes, jamais il n’eût admis près de lui un ministre dirigeant et presque omnipotent, comme le comte Loris Mélikof. Il n’aimait pas laisser le pouvoir à des mains trop libres d’agir, il craignait de donner à ses serviteurs carte blanche et ne s’irritait pas de les voir inquiéter ou molester dans la mission que lui-même leur avait confiée. Quoique épris de tranquillité et désireux d’assurer son repos personnel, il ne détestait pas, surtout dans les premières années, les luttes d’influence et les compétitions d’amour-propre; il ne lui déplaisait point que ses ministres se combattissent et se tinssent en échec les uns les autres. A ses yeux, c’était là, semble-t-il, le gage d’une sorte d’équilibre qui lui assurait mieux l’intégrité de son pouvoir. Le lecteur en a pu voir de nombreux et singuliers exemples, à propos des affaires russes comme des affaires polonaises, dans notre récente biographie de N. Milutine[2].

Alexandre II a subi beaucoup d’influences de diverses sortes, publiques et privées, masculines et féminines, mais soit calcul, soit penchant naturel, il semble s’être attaché à ne pas tomber sous une influence unique, à ne point subir le joug d’un ascendant dominateur. Si quelques personnes de son entourage ont gardé sur lui, jusqu’au bout, un pouvoir incontestable, c’étaient des personnages peu capables du rôle d’homme d’état et de premier ministre.

De cette défiance contre tout ascendant étranger, de cette répugnance à remettre la direction des affaires en des mains fermes et indépendantes, de ce souci d’opposer les uns aux autres comme des contrepoids les hommes et les ambitions, vient, en grande partie, le défaut d’unité, l’incohérence, les contradictions que nous avons été trop souvent obligés de signaler dans les lois et dans la pratique de son gouvernement et jusque dans les meilleures réformes. De là aussi une des raisons du peu de résultats apparens de tant de mesures, excellentes en elles-mêmes, mais mal combinées, mal conduites, et parfois discréditées presque à dessein par les mains chargées de les appliquer. De là enfin naturellement une bonne part des déceptions du pays, le découragement des esprits sages et modérés, les progrès constans, durant les dernières années, du pessimisme ou du scepticisme chez les hommes mûrs, du nihilisme révolutionnaire chez les jeunes gens.

Par quelques-uns de ses défauts et de ses qualités, par certains traits surtout de l’époque difficile où il a été appelé à régner, Alexandre II pourrait être rapproché de Louis XVI. Comme le roi martyr, celui que dans le peuple russe on appelle déjà le tsar martyr, avait pour le bien public un dévoûment que, faute d’énergie ou de clairvoyance, il ne savait pas toujours rendre efficace. S’il avait quelque chose de Louis XVI, c’était un Louis XVI mieux préparé au métier de souverain et moins mal conseillé, plus pénétré de la nécessité d’agir, plus résolu, au moins dans sa jeunesse, à aboutir. Si l’on a pu dire qu’il avait, lui aussi, renvoyé Turgot, il ne l’a renvoyé qu’après avoir signé l’acte d’émancipation[3]. Il a eu, du reste, le bonheur de venir moins tard en un siècle moins vieux, d’avoir devant lui, dans ses premières années, des problèmes après tout plus simples, et s’il fera dans l’histoire une tout autre figure que l’époux de Marie-Antoinette, cela tient en partie à ce que la Russie de 1860 était loin d’être aussi mûre pour la révolution que la France de 1780.

Ce qui faisait peut-être le plus défaut au fils aîné de Nicolas, c’était l’énergie, la volonté, l’esprit de suite; il semble en avoir eu lui-même le sentiment, et, comme il arrive souvent en pareil cas, il était préoccupé de ne pas le laisser apercevoir aux autres. Au milieu des intrigues qui s’agitaient autour de lui et qu’il encourageait indirectement lui-même, en maintenant au pouvoir ou en fonctions à côté les uns des autres des compétiteurs ou des adversaires occupés à se desservir et à se paralyser mutuellement, au milieu de toutes ces luttes de cour et de cabinet, l’empereur tenait par-dessus tout à ce qu’on ne doutât point de sa parole, de sa conviction de sa fermeté; selon l’expression de Milutine, alors que Tcherkasski invitait son ami à trouver un moyen d’accompagner l’empereur à Kovno et de ne pas le laisser seul en présence du vice-roi de Pologne, c’était là, chez Alexandre II, le point sensible[4].

De ce côté, il était aisé à froisser, et une fois blessé, il ne revenait guère. Il n’oubliait point volontiers les torts qu’à ses yeux on avait eus envers lui; il avait des antipathies et des rancunes qu’il n’était pas assez dissimulé pour déguiser et dont il n’était pas assez politique pour triompher. Jamais, par exemple, il ne pardonna aux Polonais la fatale insurrection de 1863. La Pologne eut beau demeurer tranquille pendant dix-huit ans, elle eut beau ne prêter aucun concours aux sinistres entreprises des révolutionnaires, l’empereur ne voulut apporter aucun adoucissement aux mesures de rigueur prises contre les provinces de la Vistule. Il n’a jamais non plus, croyons nous, pardonné entièrement à la France, sinon la guerre de Crimée, du moins l’accueil relativement froid qu’il avait rencontré à Paris, en 1867, et le coup de pistolet tiré dans nos rues par Bérézowski. Ces ressentimens personnels, associes à sa vieille affection pour son oncle le roi de Prusse, ne furent peut-être pas étrangers à l’imprévoyant concours que, en dépit de l’opinion publique, il prêta en 1870 à la prépotence germanique.

Le caractère du prince a naturellement laissé son empreinte sur son œuvre; presque partout, dans cette œuvre multiple, on retrouve la marque des hésitations et des inconséquences du pouvoir.

L’émancipation a été suivie de nombreuses réformes, administratives, judiciaires, militaires, financières même; mais toutes ces réformes, élaborées par des commissions différentes, sous des influences rivales ou hostiles, ont été entreprises isolément, d’une manière fragmentaire, sans esprit de suite, sans programme défini. Il s’agissait de créer une Russie nouvelle, on reprenait en sous-œuvre les fondations du vieil édifice, et tout cela se faisait sans plan général, sans devis préalable, sans que, pour présider aux travaux, il y eût un architecte ou un maître capable de les coordonner. De cette façon, en faisant çà et là des innovations coûteuses et en négligeant dans le voisinage des réparations indispensables, en accolant partout les constructions neuves aux vieux murs, l’empereur Alexandre II n’avait abouti, après beaucoup de travaux, qu’à faire de la Russie des réformes une demeure inachevée et incommode, où amis et ennemis des nouveautés se trouvaient presque également mal à l’aise.

Et ce défaut de plan n’était pas le seul. Le manque d’un esprit supérieur tel qu’un Pierre le Grand ou un Frédéric II, le manque d’un souverain ou d’un ministre capable de tout conduire et de tout régler avait un autre inconvénient non moins grave. Faute de savoir où l’on allait, faute de savoir précisément ce qu’on voulait, le gouvernement, livré à des influences diverses, s’effrayait lui-même de ses propres œuvres, cherchait à reprendre en détail silencieusement ce qu’il avait accordé en bloc solennellement, se mettait sans cesse en contradiction avec sa propre législation, élaguant et rognant à plusieurs reprises ses réformes au risque d’en arrêter la sève et d’en retrancher les fruits.

Naturellement bon, confiant dans son peuple et dans la gratitude des hommes, l’empereur Alexandre avait, dans les premières années; touché à presque tous les rouages de la machine politique, sachant au besoin, comme dans la dotation territoriale des paysans, triompher des influences hostiles; puis il s’était peu à peu lassé de cet effort continu, de cette lutte contre une partie de son entourage et de difficultés sans cesse renaissantes. La plupart des princes, on doit le dire, auraient fait de même à sa place. Une pareille œuvre ne pouvait s’accomplir sans résistances, sans tiraillemens, sans reviremens de toute sorte ; pour ne pas se laisser aller aux tergiversations et aux perplexités, pour ne pas osciller d’un bord à l’autre et demeurer inébranlable au milieu des contradictions des hommes et des doléances des partis, dans ce conflit des principes nouveaux avec les vieilles habitudes et les intérêts du passé, il eût fallu un homme de fer comme Pierre le Grand. Tel n’était pas Alexandre II. Il s’était étonné de ne pas recueillir plus d’avantages des meilleures réformes, attristé de voir les changemens s’appeler les uns les autres, troublé des désordres auxquels il ne s’attendait point. Placé en face des revendications de plus en plus exigeantes d’une partie des classes cultivées, de ce que, par opposition avec le peuple, on appelle en Russie du nom un peu ambitieux d’intelligence, le tsar réformateur s’était pris à douter de son œuvre et de ses propres réformes; en plus d’un cas, il avait fini, sous prétexte de les corriger, par les laisser mutiler ou annihiler dans la pratique, sans comprendre assez que, une fois lancé sur la route des innovations, on n’est pas maître de s’arrêter court; sans bien sentir qu’il ne pouvait indéfiniment comprimer des aspirations, en partie provoquées par ses propres lois, sans s’apercevoir enfin que les réformes comme les révolutions s’appellent et s’enchaînent les unes les autres et que rien ne fomente l’esprit révolutionnaire, avec l’impatience et l’irritation, comme le défaut d’harmonie des institutions entre elles et le désaccord entre les lois ou les maximes du gouvernement et les pratiques gouvernementales.

Dans la seconde partie du règne d’Alexandre II, l’optimisme si confiant des premiers temps avait presque partout fait place à un pessimisme découragé ou à un scepticisme anxieux. A la veille de la guerre de Bulgarie, la Russie, quinze ans plus lot si ouverte à l’enthousiasme, était visiblement désabusée, incertaine de sa voie, mécontente d’avoir été trompée dans ses espérances.

Si les comités slaves de Moscou, au début sans influence et à Pétersbourg tournés presque en dérision, réussirent en quelques mois à s’emparer de l’opinion et à fomenter peu à peu une véritable agitation nationale, c’est précisément que la société était lasse d’une sorte de stagnation intérieure qui menaçait de se prolonger indéfiniment; c’est que, dans son appétit d’action et de mouvement, elle se laissait aller à chercher au dehors la vie et l’intérêt qu’elle ne trouvait plus au dedans, espérant vaguement que, de la guerre et de l’émancipation des Slaves du Sud, il sortirait quelque chose pour la Russie et les libertés intérieures.

Cette guerre de Bulgarie, à laquelle l’empereur répugnait personnellement, qu’il ne se résigna à entamer qu’après l’avoir longtemps retardée, cette guerre de 1877-1878, loin d’être, pour le gouvernement et pour le souverain, une heureuse diversion, ne fit qu’affaiblir l’autorité morale du pouvoir, infliger de nouvelles déceptions au pays et donner une violente impulsion aux penchans révolutionnaires qui couvaient chez la jeunesse.


II.

Dès le début des opérations militaires, le public russe, étonné des lenteurs de l’entrée en campagne, se dédommageait de son désappointement par des critiques du pouvoir et des chefs de l’armée. On se moquait presque ouvertement de la répartition des hauts commandemens militaires que, à l’instar de la Prusse, en 1870, l’empereur avait confiés aux princes de la famille impériale. Défiante et frondeuse à l’égard des talens stratégiques des généraux grands-ducs, l’opinion n’était pour cela nullement inquiète du succès des opérations. Sur ce point, la présomption du public ne le cédait en rien à celle du quartier-général.

Aussi, violente et profonde fut l’émotion du pays lors des échecs successifs d’Arménie et de Bulgarie, lors de la retraite précipitée en deçà du Balkan et de la double défaite de Plevna. Sous le coup de ces mauvaises nouvelles, d’abord en partie dissimulées, Moscou, Saint-Pétersbourg et toute la Russie passèrent tour à tour par l’incrédulité, la stupeur, la colère, l’indignation. Après la surprise des premiers jours, toute l’irritation du patriotisme déçu retomba sur le gouvernement, sur l’administration civile et militaire, sur le défaut d’organisation. De toutes parts on se mit à examiner le système qui, après vingt ans de réformes, valait à la Russie de telles humiliations. On se demandait comment, en 1877, on avait pu rencontrer, dans les armées et dans l’administration, beaucoup des fautes, des erreurs, des vices mêmes de la campagne de Crimée. La guerre, peut-on dire, est la pierre de touche des états, et les Russes eurent la douloureuse surprise de voir que, malgré l’émancipation des serfs, la Russie d’Alexandre II différait moins de celle de Nicolas que ne l’eussent espéré les patriotes.

Entre les deux défaites de Plevna, on parlait ouvertement à Saint-Pétersbourg et à Moscou de la nécessité d’un changement de régime, de l’urgence de convoquer une assemblée de délégués des états provinciaux (zemstvos). Le président des comités slaves et l’un des principaux instigateurs de la guerre, M. Ivan Aksakof, ne craignait pas, dit-on, de faire remettre un mémoire au tsarévitch, c’est-à-dire à l’empereur actuel, réclamant la réunion immédiate d’une sorte d’assemblée nationale pour aviser aux périls du moment. « La dynastie a commencé la guerre, la nation seule peut la mener à bonne fin, » se serait écrié après Plevna M. Aksakof.

Le mécontentement était universel, il s’étendait à toutes les sphères du gouvernement, à tous les hommes en place, n’épargnant rien ni personne. La confiance dans le pouvoir était irrévocablement perdue. Les bruits les plus bizarres, les soupçons les moins justifiés trouvaient créance dans le peuple et jusque dans les cercles les mieux informés. Défaites, trahisons, révolutions, tout paraissait possible et l’on s’attendait à tout. Presque aussi prompte à se relever qu’à se laisser abattre, l’opinion publique, comme un ressort longtemps comprimé et subitement détendu, revint bien vite de son affaissement. Le pays recouvra son orgueilleuse assurance, mais non son ancienne confiance dans le pouvoir. Le prestige de l’autocratie avait à Plevna reçu une atteinte irréparable.

Le rôle de l’empereur, durant toute cette longue et pénible campagne, était plus fait pour lui valoir l’estime et l’admiration de ceux qui l’approchaient que pour relever aux yeux de ses sujets son ascendant personnel. Alexandre II, on le sait, avait voulu rejoindre ses troupes au sud du Danube ; il avait tenu à être témoin de leurs exploits, à partager leurs fatigues et leurs dangers, mais soit modestie, soit crainte de la responsabilité, il avait décliné le commandement en chef pour le remettre à son fière le grand-duc Nicolas. C’est ainsi que, dans une petite maison de Gorni-Stouden, il passa de longues et anxieuses semaines, supportant les chaleurs d’un été du Balkan et les privations de la vie de camp, attendant le résultat d’opérations dans la direction desquelles il se fût fait scrupule d’intervenir, assistant en spectateur aux défaites de Plevna et en témoin attristé aux récriminations de ses généraux et aux discordes des princes de sa famille, ayant pour principale occupation de visiter les ambulances, de réconforter les blessés, d’encourager les médecins et les sœurs de charité, donnant à tous par sa présence l’exemple de la patience et de la résignation. Certes, c’était là une noble fonction, digne d’un grand cœur, et plus d’un pauvre soldat russe dut être touché de voir son empereur s’associer ainsi à ses souffrances ; mais cette abnégation même, ce rôle effacé et peu militaire de premier volontaire de la croix rouge avait aux yeux de l’opinion quelque chose de peu impérial ; on voyait là plutôt les vertus privées d’un particulier que ces qualités souveraines dont l’éclat rehausse le trône et fascine les peuples. On trouvait, en Russie, qu’Alexandre II devant Plevna ressemblait plutôt à Napoléon III à Metz ou à Sedan qu’à l’empereur Guillaume dans la guerre de France. On allait parfois jusqu’à insinuer que la présence de l’empereur était un embarras pour l’armée et une gêne pour le commandement. Comme s’il n’eût voulu partager que les tristesses de ses troupes ou comme s’il n’eût attendu qu’un succès pour reparaître en Russie, Alexandre II n’accompagna pas ses armées victorieuses au sud du Balkan ; ayant été à la peine, il ne chercha pas à être à l’honneur.

La victoire du reste devait apporter au souverain des tracas d’un autre genre et au pays des déceptions nouvelles. Dans la paix comme dans la guerre, le gouvernement devait se trouver incapable de répondre à l’attente de l’opinion. En vain les diplomates russes, affectant des airs superbes et enveloppant à dessein les négociations un voile mystérieux, choisissaient fastueusement pour signer la paix le vingt-troisième anniversaire de l’avènement d’Alexandre II au trône.

Aux yeux du public russe, le traité de San-Stefano n’avait rien que de modéré. Jamais, disaient la presse et les salons, un gouvernement n’avait donné pareille preuve de mesure et de désintéressement. Au point de vue russe, en tenant compte de l’exaltation nationale et de la présence des armées du tsar au pied des murailles en ruines de Constantinople, le traité de San-Stefano, loin d’avoir rien d’excessif, n’était en effet qu’un minimum. En n’entrant point dans Stamboul, en n’arborant point sur la coupole de Sainte-Sophie la croix victorieuse, les Russes n’avaient-ils pas donné au monde une insigne preuve de modération? A vrai dire, Moscou et Pétersbourg ont su peu de gré à l’empereur Alexandre d’avoir ainsi arrêté ses aigles victorieuses aux portes de la ville impériale[5], devant les cuirassés de lord Beaconsfield. Bien des patriotes ont vu là une marque de faiblesse, alors que, à leurs yeux, il suffisait d’un peu de décision et d’une heure d’audace pour imposer à l’Europe, désunie et réaliste de nos jours, l’autorité du fait accompli et résoudre à jamais la question d’Orient.

Presque personne, en tout cas, n’admettait que la Russie pût se départir des stipulations dictées aux Turcs à San-Stefano par le général Ignatief. On s’étonnait de l’étonnement causé en Occident par la délimitation de la Bulgarie. Les limites données à la nouvelle principauté n’étaient-elles pas celles acceptées, quelques mois plus tôt, par les plénipotentiaires des six puissances à la conférence de Constantinople? Aussi l’opinion répugnait-elle singulièrement à laisser débattre les conditions de la paix dans un congrès européen. Si elle s’y résignait, elle affectait de ne voir dans le congrès des puissances, qu’une sorte de chambre d’enregistrement, dont le rôle devait se borner à consacrer les principales clauses du traité, intervenu entre les belligérans.

« Le tsar ne peut se soumettre aux injonctions de Londres ou de Berlin, » s’écriait-on en chœur à Moscou; « le peuple russe a dit son dernier mot. » Le tsar céda aux périls d’un conflit que l’état seul des finances lui eût fait un devoir d’éviter; Alexandre II, las d’une guerre faite malgré lui, préféra une politique de prudence et de concession. En cela, il rendit assurément service et à la Russie et à l’Europe; mais, en résistant aux entraînemens belliqueux d’une notable partie de la nation, il compromit sa popularité personnelle et diminua l’autorité déjà bien discréditée de son gouvernement. Dans toutes ces négociations de Londres et de Berlin, il est une clause du traité de San-Stefano à laquelle l’empereur Alexandre s’était personnellement attaché avec la ténacité qu’il apportait parfois en pareille matière. Cette clause qui lui tenait spécialement à cœur n’était pas de celles qui préoccupaient le plus sa diplomatie ou l’opinion publique. Les politiques les plus prévoyans, les hommes les plus désireux d’asseoir l’influence russe en Orient eussent préféré voir la Russie faire une concession sur ce point pour en obtenir d’autres ailleurs. Il s’agissait de la bande de terre enlevée à la Russie, sur les bouches du Danube, par le congrès de Paris, et réunie à la Moldavie. En reprenant à ses alliés de la veille ce lambeau de la Bessarabie, la Russie risquait de s’aliéner pour longtemps les Roumains, dont le secours devant Plevna lui avait été singulièrement précieux. Cette considération avait peu de poids pour Alexandre II; s’il s’obstinait ainsi à recouvrer la Bessarabie danubienne, ce n’était pas par calcul politique, mais par une sorte de point d’honneur et d’intérêt sentimental. Il tenait par-dessus tout à effacer les clauses du traité qu’il avait été obligé de subir vingt ans plus tôt, il croyait devoir à ses ancêtres de rendre à la Russie Ismaïlia, le témoin des exploits de Souvarof, dont le souvenir est consacré par le nom d’un des régimens de la garde.

La façon dont furent menées les négociations du congrès ne fit qu’accroître le désappointement du pays. Les bases du traité de Berlin étaient déjà secrètement arrêtées entre le comte Schouvalof, lord Beaconsfield et M. de Bismarck, alors qu’en Russie le public se persuadait encore qu’en acceptant le congrès le gouvernement n’avait fait à l’Europe qu’une concession de forme. Qu’on juge de la déception lorsqu’on apprit par les feuilles étrangères qu’avant l’ouverture même du congrès, le plénipotentiaire de la Russie avait sacrifié la grande Bulgarie du général Ignatief! Les membres les plus ardens du parti national se refusaient à croire à une pareille nouvelle. Pour en prévenir la réalisation, ils cherchaient audacieusement à peser sur le gouvernement par leurs comités et par la presse. On affectait de proclamer que la Russie n’oserait se déshonorer en manquant de parole au peuple bulgare. L’irritation croissait à mesure qu’avançaient les séances du congrès, quand on apprenait successivement que la Bosnie et l’Herzégovine devaient être livrées à l’Autriche, que la Bulgarie allait non-seulement être réduite, mais coupée en deux et, pour la moitié méridionale, perdre sa demi-indépendance avec son nom slave, et selon l’expression du comte Schouvalof, être démarquée.

Du traité de San-Stefano, ainsi abandonné par le gouvernement qui l’avait imposé à la Porte, il ne resta pour les Russes qu’un amer sentiment de désappointement. Les sacrifices consentis à Berlin par la diplomatie impériale firent perdre de vue tous les résultats réels de la guerre. Le traité qui enlevait à la Turquie le large fossé du Danube et ne lui conservait nominalement le haut rempart du Balkan qu’en y rendant presque impossible la présence des sentinelles turques ; le traité qui, en agrandissant les deux protégés traditionnels de Pétersbourg, la Serbie et le Monténégro, faisait reconnaître leur indépendance; qui, entre le Danube et les Balkans, érigeait pour un allié du tsar une principauté de Bulgarie et, à côté d’elle, une province autonome, manifestement destinée à revenir tôt ou tard aux Bulgares; le traité enfin qui, en Europe, faisait désormais confiner la Russie aux bouches du Danube et qui, en Asie, lui donnait Batoum, le meilleur port de la Mer-Noire avec Kars, la meilleure forteresse de l’Asie-Mineure, ce traité de Berlin qui effaçait les principales stipulations de celui de Paris, fut reçu comme une humiliation et honni comme une banqueroute de l’honneur russe. Dans un discours du 22 juin (3 juillet) 1878, l’infatigable Ivan Aksakof avait, aux applaudissemens d’une nombreuse assistance, dénoncé la mutilation de la Bulgarie et l’abandon de la Bosnie aux Allemands ou aux Magyars de l’Autriche-Hongrie comme une trahison de la cause slave et une désertion de la mission historique de la Russie. Pour mettre un terme à cette agitation et à cette ingérence toute nouvelle des particuliers dans sa politique étrangère, le gouvernement d’Alexandre II dut recourir à des mesures de rigueur. Il lui fallut suspendre plusieurs journaux et faire interner dans ses terres, par la IIIe section, l’indocile président des comités slaves.

Qui, aux yeux de la Russie, était responsable de tous ces mécomptes successifs? Ce n’était pas seulement l’Angleterre de lord Beaconsfield, l’Autriche-Hongrie du comte Andrassy, l’Allemagne du prince de Bismarck, c’était naturellement avant tout le pouvoir, les hommes en place, le régime en vigueur. De cette guerre entreprise avec un loyal et sincère enthousiasme, la Russie sortait ainsi mécontente d’autrui et d’elle-même, mécontente de son gouvernement et du système d’alliances de l’empereur Alexandre II, mécontente de l’administration, de la direction militaire, de la diplomatie, lasse en un mot de tout l’ordre de choses existant. La guerre de Bulgarie, terminée aux rives légendaires de la mer de Marmara, a eu sur la nation et l’opinion publique presque la même influence que, vingt ans plus tôt, la guerre de Crimée et la chute de Sébastopol. Le besoin de changemens et de modifications de toute sorte, l’urgence d’une refonte des institutions et d’un renouvellement de l’état s’est tout à coup fait sentir partout à la fois.

La désaffection, la méfiance, le pessimisme fomentés par les déceptions de la guerre et de la paix ont, depuis la rentrée des troupes dans leurs foyers ou leurs garnisons, trouvé un nouvel aliment dans les récits des soldats et des officiers, des médecins et des sœurs de charité. Les souffrances des soldats, l’incurie des chefs, la corruption de l’administration ont, dans la bouche de milliers de témoins oculaires, fourni une nouvelle pâture à l’esprit critique et à l’irritation de la jeunesse. Durant les mois qui ont suivi le rapatriement de l’armée, la presse a été remplie de récits de guerre, souvent assombris par la rancune et la malignité. Il s’est ainsi formé toute une littérature populaire qui exaltait le soldat et l’homme du peuple aux dépens des chefs et du pouvoir, littérature qui, par l’inspiration et par les sous-entendus, était insidieusement hostile à l’autorité et au système officiel.

En passant le Danube pour affranchir les Bulgares, beaucoup de Russes s’imaginaient travailler à leur propre affranchissement. On rêvait d’une autre émancipation, de constitution, d’assemblées représentatives. Or la réalité vint bientôt dissiper pour longtemps tous ces beaux songes. La chancellerie impériale rédigea un projet de constitution, mais ce fut pour les Bulgares, délivrés par les aimes russes et ainsi mis en possession de libertés refusées à leurs libérateurs. Il y avait là, pour l’amour-propre national, un froissement pénible. Les Russes ne pouvaient guère se résigner de bonne grâce à demeurer politiquement au-dessous de tous les petits états d’Orient, déjà pourvus de constitutions politiques, au-dessous de leurs frères puînés et encore enfans du Balkan que, pour le génie et la civilisation, on ne saurait assurément mettre au-dessus d’eux.

De la dernière campagne d’Orient est ainsi sortie une situation nouvelle. Plevna a donné au vieux système une secousse dont il n’a pu se remettre. A cet égard, la guerre de Bulgarie pourrait, toutes proportions gardées, être comparée à notre guerre d’Amérique, sous Louis XVI. L’une et l’autre, entreprises sous la pression de l’opinion et des plus nobles sentimens, ont réagi à l’intérieur dans le sens libéral, donné un stimulant aux instincts de nouveauté et précipité le cours des événemens.

Que si, à toutes ces déceptions de la guerre et de la paix, on ajoute la gêne financière, les nouveaux impôts, la baisse du papier-monnaie, les disettes et les mauvaises récoltes des dernières années et, par-dessus tout, l’amer désenchantement laissé dans bien des âmes par l’inefficacité, l’inexécution ou l’inachèvement des grandes réformes de la première moitié du règne, l’on ne s’étonnera point de la crise intérieure qui, en Russie, a succédé à la guerre étrangère. Rien ne surprend plus, ni l’ardeur et l’audace des ennemis de l’ordre, ni l’indifférence et l’apathie apparente de la société, ni l’isolement moral et les irrésolutions des gouvernans. Nulle part en Europe, l’esprit révolutionnaire ne pouvait trouver un terrain mieux préparé. Le nihilisme a moissonné ce qui avait été semé par la désillusion et la désaffection. Grâce au désarroi du gouvernement, à la vénalité de l’administration, à la répulsion excitée par la police, à la complicité passive d’une partie de la société, il a pu inventer et mener à leur fin des attentats qui, en tout autre pays, eussent semblé chimériques.


III.

Nous ne chercherons pas à dépeindre aujourd’hui les mobiles et les instrumens de propagande des révolutionnaires russes; nous avons déjà ici même indiqué les causes et les caractères du nihilisme[6]. Comme nous l’avons dit, ce mal, loin d’être indigène, est venu du dehors et de la contagion européenne. Les miasmes révolutionnaires en suspens dans l’atmosphère de l’Occident ont, avec notre civilisation et nos idées, pénétré en Russie, et ils y ont fait d’autant plus de victimes que moins sain était le climat moral du pays, que moins aguerri était le tempérament national et plus débilitant le régime politique. La propagande révolutionnaire a pris chez les néophytes russes une ferveur passionnée, un fanatisme intense qui, malgré leur petit nombre, leur a permis de faire planer sur les fonctionnaires et sur tout le pays une sorte de terreur.

De quelle façon l’empereur Alexandre II a-t-il lutté contre cet ennemi invisible, en guerre déclarée avec l’autocratie? Hélas! ici comme en toute chose, on ne rencontre ni programme défini ni direction arrêtée. Le pouvoir, vivant au jour le jour, essaie tour à tour des rigueurs et des concessions, sans savoir s’arrêter à aucun système, sans esprit de suite et presque sans conviction. Après les premiers attentats, des sévérités jusque-là inconnues sous Alexandre II, la IIIe section et la haute police érigées comme sous Nicolas en arbitres de l’état, la presse muselée, les nouveaux tribunaux mutilés, des milliers de suspects incarcérés ou expédiés en Sibérie, la Russie divisée en six ou sept grandes satrapies, ayant chacune à leur tête, sous le nom de gouverneur-général, un petit autocrate investi de pleins pouvoirs. Un peu plus tard, après l’explosion du Palais d’hiver, un soudain changement de front; les pouvoirs, naguère dispersés entre sept ou huit gouverneurs-généraux, concentrés aux mains d’une sorte de grand vizir ou de dictateur improvisé, et grâce à ce dernier, une subite détente dans tous les rouages du gouvernement : la parole rendue à la presse, les arrestations en masse suspendues, nombre même de déportés rappelés dans leur famille. « La rigueur n’a pas réussi, avait dit dans un conseil extraordinaire le général Loris Mélikof, il faut essayer d’autre chose; » et Alexandre II, heureux de pouvoir donner cours à sa naturelle bonté, s’était rallié au système de l’habile Arménien.

L’essai a duré un an, et, durant cette année pure d’attentats, la société a recommencé à respirer et à espérer. Au fond, il n’y avait là qu’un temps de répit dont, faute de hardiesse, le gouvernement n’a pas su tirer parti.

L’ordre de choses, issu de l’arrivée au pouvoir du général Loris Mélikof était manifestement provisoire; une dictature, si intelligente qu’elle fût, ne pouvait se prolonger indéfiniment. Le gouvernement ne pouvait longtemps rester dans une situation aussi anormale; il lui fallait avancer dans la voie libérale ou reculer vers l’ancien système. Selon l’expression d’un Russe, c’était un dégel, et sous le ciel du Nord, le froid et la gelée ont souvent de brusques retours. Durant cette dernière année, remplie d’espérances si cruellement déçues, il n’y eut en réalité que des changemens de personnes ou des changemens de noms. Rien de modifié dans le régime; s’il fonctionnait d’une autre manière, cela tenait uniquement à ce que la direction en était dans d’autres mains.

Alexandre II avait bien fait à son peuple un sacrifice qui, en d’autres temps, eût été salué comme une des grandes réformes du règne. Je veux parler de la suppression de la trop fameuse IIIe section; mais en fait on avait supprimé plutôt le nom que la chose. De la chancellerie impériale, la haute police était passée au ministère de l’intérieur. C’était plutôt une concentration des pouvoirs au profit du gouvernement qu’une garantie pour les sujets du tsar. Les arrestations par voie administrative restaient autorisées, et, s’il ne s’en faisait plus le même abus, c’est au général Loris Mélikof qu’en revient l’honneur.

Il en était de même pour la liberté de la presse, de même pour les inspections sénatoriales, dont le pouvoir et l’opinion semblent avoir également beaucoup espéré. La presse, retrouvant inopinément une tolérance inaccoutumée, s’adonna avec une singulière ardeur à la poursuite des abus administratifs. Les oreilles russes furent surprises d’entendre raconter tout haut d’innombrables actes d’arbitraire et de corruption que, en tout autre temps, on se fût transmis à voix basse. Les déportés, revenus des extrémités de l’empire, dénoncèrent dans les journaux les vexations et les illégalités dont ils avaient été victimes de la part des proconsuls de province. L’enquête sénatoriale même, dirigée par des hommes intègres et indépendans, faisait de tristes découvertes dans l’administration provinciale! De toute façon, par la presse et par les agens du gouvernement, se dévoilaient à tous les yeux ces plaies administratives qui rongent l’empire. Plus grand apparaissait le mal et plus il devenait évident que, pour purifier l’administration russe, il fallait autre chose que des inspections de sénateurs et des procédés de contrôle qui, à dix siècles de distance, semblaient empruntés aux missi dominici de Charlemagne.

Pendant que tout montrait ainsi la nécessité d’un changement de système, de graves événemens s’accomplissaient dans la famille impériale et diminuaient le prestige du trône ou la considération du souverain. L’impératrice régnante, depuis longtemps malade, mourait estimée et regrettée de tous, et, quelques semaines après avoir, selon l’usage russe, porté sur ses épaules la bière de sa femme, l’empereur sexagénaire se mariait en secret à une jeune favorite dont il avait déjà plusieurs enfans.

C’était la première fois, croyons-nous, qu’on voyait un mariage morganatique en Russie. La nouvelle épouse du tsar, ancienne demoiselle d’honneur de la défunte impératrice, avait déjà son appartement au Palais d’hiver, au-dessus de celui de l’empereur ; depuis longtemps déjà, elle avait sa petite cour et exerçait autour d’elle une influence qui ne paraît point avoir été bienfaisante. Le mariage qui consacrait cette situation ne pouvait pas ne point donner lieu à des froissemens dans la famille impériale et à la cour, encore en deuil de la dernière impératrice. On se demandait si celle qu’il avait épousée clandestinement, Alexandre II ne voudrait pas un jour la faire couronner à Moscou ; s’il n’y serait pas même obligé par le peuple de la vieille capitale, incapable de comprendre que la femme de l’empereur put ne pas être impératrice. On se demandait si la Russie du XIXe siècle n’allait pas, comme la France de Louis XIV, avoir ses bâtards légitimés. On comprend qu’un pareil événement n’était pas fait pour relever l’autorité de la dynastie et l’ascendant personnel d’Alexandre II. Aussi, dans les derniers mois, y avait-il autour du souverain une sorte de froideur et de désaffection. Il a fallu sa mort cruelle, son courage en face des assassins et de la souffrance pour faire oublier ses faiblesses d’homme privé. L’excuse d’Alexandre II était dans ses scrupules religieux, dans son désir de légaliser une situation dont l’irrégularité lui pesait, de donner un état civil à la femme qu’il aimait et à ses propres enfans. L’excuse de sa hâte à convoler à de secondes noces, au milieu de son veuvage officiel était surtout dans ses tristes pressentimens, dans l’ébranlement trop naturel de sa santé et de ses nerfs, dans les menaces de mort qui, depuis trois ans, planaient sur lui et ne lui laissaient pas le loisir d’attendre.

Pour la Russie, hélas! il a attendu, et par là il a même laissé à son fils une tâche plus difficile. Tous ces soucis de l’homme privé, durant cette dernière année, toutes ces questions de mariage, d’étiquette et de relations domestiques, parfois embarrassantes à trancher, alors même qu’on est autocrate, donnaient à Alexandre II des préoccupations qui lui laissaient moins de loisir pour les affaires et moins d’énergie pour les graves résolutions. Au milieu de sa nouvelle lune de miel, il entendait moins distinctement les désirs de plus en plus nettement exprimés de son peuple; le mot que l’on répétait partout en Russie et qui résumait toutes les vagues aspirations de l’opinion arrivait plus difficilement jusqu’à lui.

Que de fois, dans son long règne, Alexandre II avait entendu résonner l’écho étranger de ce mot nouveau de constitution et de liberté politique, ou mieux, comme le nom en était interdit, que de fois il avait entendu, sous des périphrases plus ou moins habiles, demander et discuter la chose! Au début, c’était dans les assemblées de la noblesse qui, en compensation de la perte de ses serfs, attendait du tsar des droits politiques. Un peu plus tard, c’était dans les nouvelles assemblées provinciales ou dans les municipalités, et un jour, vers 1868, le prince Tcherkasski, comme maire de Moscou, présentait au tsar une adresse de la douma de cette ville implorant la convocation d’une assemblée nationale. Au commencement, pour ne pas irriter l’empereur par ces réclamations malséantes ou ces mots malsonnans, on avait essayé, après avoir en vain recouru aux assemblées publiques, de voies plus discrètes et plus mondaines. Sous l’inspiration de la grande-duchesse Hélène, on avait un jour tenté de glisser le grand mot à l’oreille d’Alexandre II, dans un bal masqué de la cour. Une jeune femme, costumée en abeille, avait été chargée de cette délicate mission, et l’empereur, dit-on, en sut mauvais gré à l’audacieuse abeille.

Douze ou quinze ans plus tard, quelle différence! c’est bien encore par des moyens mystérieux que le tsar est sollicité de donner la liberté à ses sujets; mais, au lieu d’une insinuation enjouée, jetée dans un bal par une gracieuse bouche de femme, ce sont des lettres de menaces, des assignations révolutionnaires qui pénètrent jusque dans le cabinet impérial. Les avertissemens, c’est le revolver de Solovief, ce sont les attentats répétés sur les chefs de la haute police. Les lignes de chemin de fer par où passe Alexandre sont minées ; dans son propre palais, sa salle à manger fait explosion à l’heure où il va se mettre à table avec sa famille. Et l’empereur, ne répondant pas plus aux menaces et aux injonctions des conjurés anonymes qu’aux prières et aux suppliques de la noblesse libérale, apprend un jour qu’il a été jugé et condamné par la Sainte-Vehme révolutionnaire. Au moment où l’on s’imaginait avoir arrêté tous les conspirateurs, quand on se flattait d’avoir rétabli le calme dans les esprits avec quelques changemens de personnes et quelques libertés de détails, Alexandre II, revenant d’une visite au palais où son grand-père Paul avait été étranglé, rencontre en chemin une bombe qui le fait rouler tout sanglant dans la neige. Transporté à la hâte dans son cabinet, une artère ouverte, les deux jambes fracassées, entouré de médecins qui voulaient pratiquer immédiatement l’amputation, l’autocrate expirant dut s’estimer heureux de mourir plutôt que d’exposer les Russes à voir sur le trône le tronc mutilé d’un empereur cul-de-jatte.

Et, chose triste entre toutes ces tristesses, il semble qu’au moment même où il était renversé par une bombe anonyme, Alexandre II s’était enfin décidé à entrer dans cette voie de réformes politiques où il avait tant de répugnance à s’engager. Il allait, affirme-t-on, convoquer les députés des zemstvos ou états provinciaux à se réunir dans l’année, soit pour délibérer sur les finances de l’empire et la réforme de l’impôt, soit mieux encore pour rechercher les moyens de procurer au gouvernement la coopération régulière du pays. Pourquoi ce projet, si, comme tout porte à le croire, le bruit en est fondé, n’a-t-il pas été connu et publié plus tôt? Peut-être eût-il arrêté le bras de fanatiques égarés ; peut-être un grand deuil eût-il été épargné à la Russie et de grands dangers pour l’avenir. Le pouvoir n’eût pas été exposé aux mêmes tentations de réaction et les jeunes sectaires de la révolution, exaltés par leur premier triomphe, ne croiraient pas tout possible aux bombes et aux mines.

Il n’est que trop à redouter, en effet, que la triste fin d’Alexandre II n’accroisse à la fois les appréhensions des conservateurs et les exigences d’une folle jeunesse, qu’elle n’augmente en même temps les répugnances d’en haut pour les libertés politiques et la dangereuse propension des novateurs à ne se point contenter du possible. L’exploit des bombes du canal Catherine, déjà chanté par de sinistres poètes, va, en Russie et peut-être ailleurs, faire tourner bien des têtes. De sauvages philanthropes, qui croient que l’amour de l’humanité autorise les crimes les plus barbares, s’imagineront avoir en poche, avec quelques boules grosses comme une orange, un infaillible moyen de régénération sociale et de rénovation politique. Quand on s’est persuadé de la légitimité de tels procédés et qu’on se flatte d’en avoir pratiquement démontré la vertu, il est à craindre qu’on ne se prive point de recourir à des instrumens en apparence si simples et si efficaces.

Avec la sombre résolution et l’espèce de religieuse abnégation d’une partie de la jeunesse russe, avec la rare puissance d’exaltation dont témoigne aujourd’hui le caractère slave, avec les haines et les passions accumulées par un long régime de compression, avec la difficulté pour cet immense empire, habitué à l’autocratie, de donner satisfaction aux plus naturelles aspirations et aux plus légitimes exigences de la vie politique moderne, il est à craindre qu’entre les mains de ces derniers-nés à la civilisation, de ces néophytes de nos sciences, encouragés par le succès d’un de leurs plus audacieux attentats, les découvertes scientifiques et les engins de destruction ne deviennent les instrumens d’une guerre sans scrupule et sans merci contre un pouvoir condamné, pour sa propre défense, à des mesures de répression qui risquent d’exaspérer les haines soulevées contre lui. Cette seule raison rend à jamais regrettable que, aux jours de calme et de confiance, Alexandre II n’ait pas su prévenir les besoins de ses sujets, devancer les injonctions révolutionnaires et, en accordant à la Russie les premières libertés politiques, affermir ses propres réformes et couronner son œuvre.

Cette heure propice est, hélas ! passée ; mais de ce qu’on a laissé échapper le moment le plus favorable, est-ce une raison pour ne rien faire? De ce que les ennemis de l’ordre tenteront de recourir de nouveau aux mines et aux bombes, de ce que quelques fanatiques de la révolution, pour la plupart mineurs et souvent imberbes, pour la plupart aigris par de précoces souffrances et d’irritantes vexations, ne consentiront probablement point à désarmer devant les concessions mêmes du pouvoir, est-ce un motif pour s’en tenir à l’ancien système que tout le monde considère comme ayant fait son temps? Est-ce un motif pour en revenir au régime de rigueur qui a enfanté le nihilisme et suscité la plus horrible série d’attentats dont l’histoire ait jamais fait mention? Est-ce un motif enfin pour s’enfoncer obstinément dans une impasse à laquelle on ne saurait trouver d’issue, pour s’exposer à provoquer de nouveaux crimes et à justifier aux yeux d’une partie du pays les forfaits de conspirateurs incorrigibles? Assurément une pareille conduite profiter ni au souverain ni à la dynastie.

Ce qui doit diriger le nouvel empereur, ce qui doit tout primer dans sa raison et dans son cœur, ce n’est ni un trop naturel courroux ni un faux sentiment de la dignité impériale, c’est l’intérêt seul du pays dont la Providence lui a inopinément confié les destinées. Le moment est un des plus critiques qu’ait traversés la Russie; les premières résolutions du souverain décideront sans doute de tout son règne. Or, le statu quo, le provisoire des dernières années ne saurait durer ; personne n’a jamais cru qu’il pût longtemps survivre au défunt empereur, et tout le sang répandu par Alexandre II n’a pu le consacrer et le rendre respectable. La Russie attend quelque chose; elle attendait avant la mort d’Alexandre II, elle attend bien plus encore aujourd’hui, avec quelle impatience, avec quelle anxiété, il est inutile de le dire. Ce qu’elle espère, ce que réclame l’immense majorité des hommes cultivés, chacun le sait, on ne se gêne plus guère pour le dire tout haut, c’est la fin d’un régime arbitraire qui a laissé la Russie pauvre en dépit de ses richesses naturelles et faible devant l’ennemi malgré ses millions de baïonnettes. Ce qu’attend l’opinion, c’est cette chose innommée pour laquelle il n’y a pas de mot indigène en russe, et que les dékabristes de 1825 essayaient déjà de faire bégayer à leurs soldats, sur la place de l’Amirauté.

Lorsque l’empereur Alexandre II est monté sur le trône, il avait devant lui une tâche indiquée par les circonstances et toute tracée d’avance, devant laquelle il lui était interdit de reculer. Alexandre III se trouve en face d’une tâche non moins clairement indiquée et non moins urgente. Comme son père était destiné à faire l’émancipation des serfs, il est manifestement appelé à faire l’émancipation politique. On assure qu’il n’en a lui-même jamais douté. Tout retard de sa part à remplir cette noble vocation serait funeste au pays et à lui-même; les délais ne profiteront qu’au nihilisme.

On ne saurait, disons-nous, avoir de doute sur les désirs et les besoins du pays; l’incertitude, et cela est déjà bien suffisant, ne porte que sur les voies et moyens, sur la forme à donner aux nouvelles institutions. Dès avant la mort d’Alexandre II, la société exprimait ses désirs par tous les moyens en sa possession. Nous en avons un exemple caractéristique, à la veille même de l’attentat du canal Catherine, dans la récente session de l’assemblée de la noblesse du gouvernement de Saint-Pétersbourg, assemblée composée de grands propriétaires et réputée l’une des plus conservatrices de l’empire. La noblesse, on le sait, jouit du seul droit politique reconnu en Russie, le droit de pétition, et encore ce droit, n’en doit-elle faire usage que pour ses [intérêts particuliers.

A la fin de février dernier, l’assemblée de la noblesse de la capitale a, sur la proposition de M. Shakéief, voté une pétition à l’empereur pour réclamer l’interdiction de toute arrestation par voie administrative. Dans une autre séance, un des vétérans de cette assemblée, M. Platonof, maréchal de la noblesse de Tsarsko-Sélo, qui en 1862 ou 1863 avait déjà demandé une constitution, a répété le même vœu en des termes qui méritent d’être reproduits. Répondant à l’un de ses collègues qui réclamait de nouvelles prérogatives pour la noblesse : « Il est oiseux, a dit M. Platonof, de travailler à modifier des privilèges qui ont fait leur temps et qu’il ne servirait à rien d’élargir dans le cercle restreint où ils s’exercent aujourd’hui. La liberté de la parole nous est interdite. car, ici même, où nous avons le droit séculaire de défendre nos intérêts, nul n’ose prononcer le nom de l’institution que chacun désire, que chacun sait être désormais indispensable. Ce ne sont pas des privilèges que nous devons demander, ce sont des garanties pour la liberté de tous, garanties sans lesquelles la vie n’est plus possible. Voyez la Finlande en possession de libertés que le gouvernement russe lui a données et qu’il nous refuse. » Et, comme ce hardi langage provoquait les scrupules des timides ou les protestations des gens de cour, l’orateur reprenait en termes encore plus catégoriques : « Il est indispensable d’obtenir un contrôle sur les actes du gouvernement, indispensable d’obtenir la responsabilité des ministres devant une assemblée composée des représentans du pays. » Le lecteur remarquera cette périphrase pour désigner une constitution, c’est-à-dire cette chose que tout le monde souhaite et que personne n’ose nommer. On comprend que la noblesse pétersbourgeoise n’ait pas osé s’approprier dans son intégrité la motion de M. Platonof. Sur la proposition de son président, le comte Bobrynski, elle s’est contentée de demander la remise en vigueur d’une loi conférant à la noblesse le droit de présenter des remontrances sur les abus de l’administration, droit dont elle ne s’était jamais beaucoup servie et dont elle n’avait pas moins été dépouillée vers 1868. La motion de M. Platonof, reproduite par la presse, n’en a pas eu moins d’écho dans le pays; on peut dire qu’elle résume les aspirations des classes les plus élevées de la société[7].

L’empereur Alexandre II n’a pu répondre aux demandes de la noblesse pétersbourgeoise, c’est à son fils de le faire à sa place. Si le nouvel empereur reste fidèle à ce qu’il était comme tsarévitch, le sens de la réponse n’est pas douteux. S’il hésite, si des conseillers trop prudens l’arrêtent sous prétexte de sécurité, il se prépare un règne singulièrement tourmenté. Il est des cas où le parti le plus sûr est le plus brave, où il y a plus à risquer à ne pas risquer. Telle est aujourd’hui la situation d’Alexandre III.

Il y a plus de vingt ans, l’empereur actuel, alors âgé d’une douzaine d’années (était-ce bien Alexandre III ou son frère aîné mort à Nice, je l’ai oublié; mais peu importe), il y a plus de vingt ans donc, l’un des deux fils aînés de l’empereur disait mystérieusement à un de ses petits camarades dont je tiens l’anecdote : « Sais-tu que j’ai fait une découverte? j’ai surpris un grand secret, promets-moi de ne le révéler à personne : l’empereur Paul est mort assassiné. » Hélas ! le tsarévitch actuel n’a point de peine à pénétrer le mystère de la mort de son grand-père ; il serait malaisé aujourd’hui d’élever un héritier du trône dans la croyance qu’un empereur ne saurait périr de mort violente. Les attentats sont devenus chose commune sur la route des tsars russes; les crimes politiques sont aussi fréquens et étonnent aussi peu en Russie qu’en Irlande les crises agraires. Dans un cas comme dans l’autre, il est malheureusement impossible d’indiquer un remède certain. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on imagine, il est à craindre qu’on ne puisse faire tomber le fer ou les bombes des mains des assassins; mais, entre la résistance aveugle et une évolution libérale, entre le maintien du statu quo et l’accomplissement des vœux du pays, il y a cette immense différence que, dans le premier cas, le gouvernement augmente le nombre de ses ennemis et que, dans le second, il rallie autour de lui tout ce qu’il y a de sain et d’honnête dans la nation. La force des nihilistes, ou pour leur donner le nom dont ils aiment à se parer, la force des terroristes, n’est pas toute dans leur fanatisme, elle est dans l’apathie de la société, dans le scepticisme de l’opinion, dans une sorte de complicité passive qui laisse préparer des attentats partout ailleurs impossibles. Cette société, épouvantée par le crime du canal Catherine, maudit aujourd’hui des rêveries et des sophismes pour lesquels, à certaines heures, elle s’est peut-être montrée trop indulgente. Alexandre III n’a, pour se l’attacher à jamais et raviver son loyalisme, qu’à lui montrer de la confiance. Qu’il fasse appel au pays, qu’il lui donne les moyens légaux de prêter au pouvoir un concours effectif, et le pays tout entier, sans distinction de classe, répondra à la voix de l’empereur. Les conspirateurs, déjà isolés du peuple, se verront également isolés des classes cultivées, isolés de l’intelligence ; les terroristes se sentiront impuissans, sinon encore contre la personne du souverain, du moins contre l’empire, contre les institutions. Le découragement saisira peu à peu les révolutionnaires et s’il reste encore des réfractaires, il leur sera malaisé de recruter leurs rangs parmi une jeunesse désabusée. Un changement de régime, une politique sincèrement libérale est le seul moyen d’attaquer le mal dans sa racine ; si Alexandre III ose y recourir et s’il ne tarde pas trop, la Russie peut encore recouvrer le calme intérieur et, sous un tsar vraiment national et populaire, revoir un grand règne.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. On a publié en 1880, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de son avènement au trône, le plan d’études et pour ainsi dire les cahiers qui avaient servi à l’enseignement d’Alexandre II. On est étonné de la largeur des vues et même des tendances libérales qui avaient présidé à l’éducation de l’héritier de Nicolas.
  2. Voyez la Revue du 1er et du 15 octobre, du 1er et du 15 novembre 1880 et du 15 février.
  3. Voyez la Revue du 1er et du 15 octobre 1880.
  4. Lettre de Milutine, 2/14 juin 1854. Voyez la Revue du 15 février.
  5. Tsorgrad, nom slave de Constantinople, souvent traduit à tort par « ville du tsar. »
  6. Voyez la Revue du 15 février 1880. Le lecteur trouvera de nouvelles réflexions et de nouveaux renseignemens à ce sujet dans le premier volume de nos études sur la Russie qui doit paraître ces jours-ci à la librairie Hachette.
  7. Au lendemain même de l’assassinat d’Alexandre II, plusieurs journaux et entre autres le Golos, qui a comme le Times la prétention d’être avant tout le miroir de l’opinion publique, se sont faits l’organe d’un vœu analogue.