L’Émigration chinoise et les Relations internationales

L’Émigration chinoise et les Relations internationales
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 650-688).
L'EMIGRATION CHINOISE
ET LES
RELATIONS INTERNATIONALES

A mesure que l’industrie se développe, perfectionne ses outils, diminue le prix de revient et augmente la production, à mesure que les moyens de transport et de communication se multiplient, deviennent plus rapides et moins coûteux, à mesure que le chiffre des échanges entre les peuples s’élève, à mesure que les courans commerciaux croissent en vitesse, en volume et en nombre, resserrant chaque jour davantage les mailles de l’immense réseau dont ils enserrent le globe. — l’importance des questions économiques va grossissant. Les relations internationales se sont transformées : les questions de haute politique, les cabales de cour et les rivalités de personnes, les combinaisons d’alchimie diplomatique, toutes ces influences qui, pendant des siècles, ont dominé dans les rapports des gouvernemens entre eux, n’exercent plus qu’une action décroissante sur les destinées du monde. Les questions économiques ont pris leur place, et il est vrai de dire qu’un diplomate aujourd’hui doit être aussi bien, peut-être même mieux, préparé à discuter un traité de commerce qu’un traité de paix ou d’alliance. Les questions coloniales, qui ont joué et continuent de jouer un grand rôle dans les relations internationales, ne sont au fond que des questions économiques : c’est la course aux débouchés. Les peuples se précipitent pêle-mêle à la curée ; ils se heurtent à chaque instant ; ils multiplient leurs points de contact, agrandissent leurs surfaces vulnérables.

Les questions économiques priment toutes les autres aujourd’hui ; cela est si vrai que les nations en sont venues à se faire la guerre sans recourir aux armes. Dès que les questions économiques sont en jeu, les peuples s’excitent les uns contre les autres, les rapports s’aigrissent, les notes diplomatiques s’accumulent plus âpres. Deux nations en guerre de tarifs peuvent se ruiner plus sûrement qu’à coups de canon. M. de Bismarck est ministre du commerce en Prusse, et, tandis qu’il réclame très haut le bénéfice du rôle de protecteur de la paix européenne, il nous fait sans relâche une guerre économique et commerciale. Il compte pour nous réduire à merci tout autant sur ses combinaisons économiques que Guillaume II sur son armée.

Des rapports du travail et du capital est née la question sociale. Elle s’est dans chaque pays, avec des modes divers, imposée aux préoccupations des hommes politiques avec un caractère de nécessité plus pressante, à mesure que se compliquaient les conditions de la production industrielle. Non-seulement l’incessante transformation de l’outillage mécanique a dans un même pays amené à un état de tension constante les rapports du travail et du capital, de l’ouvrier et du patron, mais encore le bon marché et la multiplication des moyens de transport ont déterminé la situation actuelle : ne voit-on pas des milliers de citoyens d’un pays émigrer par masses dans une autre contrée, voisine ou éloignée, avec ou sans esprit de retour, et y apporter des perturbations profondes dans le prix de la main-d’œuvre ? Tantôt ces étrangers, connue des oiseaux de passage, viennent chercher la pâture durant une saison, puis, après quelques mois de séjour, reprennent le chemin par où ils étaient venus. Tantôt ils demeurent plusieurs années, mais ils ont laissé leur famille, s’ils en ont une, au pays natal, et ils restent étrangers dans le pays où ils sont venus tenter la fortune. Tantôt le cas est tout autre : les mers sont sillonnées de navires lourdement chargés de familles d’émigrans partis d’Irlande, de Hambourg, du Pays de Galles, du pays Masque, de Gênes ou de Livourne. Ceux-là vont plutôt dans les pays neufs, et ils y deviennent citoyens.

Mais de cette étrange mêlée des peuples, de cette pacifique invasion d’une nation par une autre devaient résulter fatalement des nécessités nouvelles, des rapports inconnus. Or, quoique l’attention publique n’ait été attirée sur ces problèmes que dans ces dernières années, le mouvement date de loin. Il semble que les gouvernemens n’en aient pas aperçu d’abord toute la portée, ou qu’ils aient dédaigné d’y réfléchir. Tandis que les nations discutaient âprement et réglaient par des instrumens diplomatiques leurs rapports commerciaux, rien n’était prévu pour réglementer et contrôler les courans humains de pays à pays. Il y a eu des congrès internationaux pour constituer la propriété littéraire, la propriété industrielle, pour étendre et simplifier le trafic postal et télégraphique ; il y a eu des conférences des chemins de fer, de la navigation fluviale, des sucres, des pêcheries ; mais à aucun moment il n’a été question de réunir les représentais des nations intéressées pour qu’une fois enfin quelques principes généraux fussent posés relativement à l’émigration et à l’immigration.

Il ne s’en forme pas moins une opinion publique sur le sujet ; les intérêts s’émeuvent : les difficultés se multiplient. Malgré tout, les principes internationaux demeurent les mêmes que lorsque la question n’était pas encore née. Nous ne croyons pas nous tromper beaucoup en affirmant qu’avant qu’il soit longtemps, la nécessité apparaîtra aux divers gouvernemens de provoquer la réunion d’une conférence internationale chargée de jeter un peu de lumière sur la matière.

Il y a des droits et des devoirs nouveaux que nous voudrions Voir enfin précisés et établis d’un commun accord par les états intéressés. Par exemple, un pays d’immigration peut-il à un moment donné s’opposer à la pénétration du courant ? Peut-il réclamer des immigrans des garanties quelconques, et lesquelles ? Peut-il enjoindre à l’état d’où part le courant envahisseur d’y couper court ? D’autre part, jusqu’à quel point le pays d’émigration peut-il réclamer du pays d’immigration que celui-ci ouvre ses portes toutes grandes aux sujets du premier ? Si les immigrans sont partis en masse, mais avec esprit de retour, jusqu’à quel point le pays d’émigration peut-il réclamer pour ses propres sujets dans le pays d’immigration la jouissance des droits et privilèges accordés aux citoyens des autres nations qui y sont fixés en petit nombre seulement ?

Nous fournirons quelques exemples des questions d’ordre intérieur et d’ordre international, souvent fort complexes, que les courans d’émigration font naître. Dans l’exposé des cas choisis nous irons du simple au composé : nous montrerons d’abord les États-Unis aux prises avec les difficultés soulevées par l’importation en masse des prolétaires italiens ; nous les montrerons ensuite en lutte avec l’élément chinois et parvenant non sans peine à l’éliminer presque complètement. — Mais déjà, lorsqu’il s’agit d’immigration chinoise, la question n’est plus aussi simple ; elle n’est plus purement économique : elle se complique d’antipathies de races, de divergences de civilisations. — Nous pénétrerons enfin dans les colonies britanniques du Canada et d’Australie ; nous y trouverons le colon blanc en révolte déclarée contre la concurrence heureuse que lui fait l’immigrant jaune, et les gouvernemens, placés entre leurs intérêts et leurs engagemens, donnant par leur étrange conduite l’impression inquiétante qu’ils n’ont plus une notion très nette de leurs devoirs et des droits de l’étranger. Nous aurons à faire l’histoire de cette crise en détail ; nous aurons à en chercher les origines, les causes profondes et les conséquences. Nous serons amené ainsi à regarder en face ce que l’on a appelé le péril chinois, et à considérer les élémens de l’un de ces problèmes économiques qui prendront une importance prépondérante dans les destinées du monde.


I

Des scandales retentissans émurent l’opinion publique à New-York, point où convergent tous les convois d’émigrans partis d’Europe. Une enquête fut instituée en juillet dernier : elle révéla une situation alarmante à la fois pour le pays d’immigration, les États-Unis, et pour le pays d’émigration, l’Italie.

Le nombre s’accroît constamment des Italiens qui viennent chercher en Amérique un salaire élevé. La période de douze mois qui finissait en juin dernier en avait vu débarquer 51,000. L’enquête a prouvé que ces immigrans viennent surtout du sud de l’Italie, qu’ils sont ignorons, sans énergie, et qu’ils arrivent dans l’état le plus misérable. On sait que le gouvernement italien, loin d’encourager l’émigration, s’en préoccupe connue d’un mal à enrayer. Les immigrons appartiennent à une contrée de l’Italie insuffisamment peuplée, où leur disparition augmente encore la difficulté de la culture. Ils ne pouvaient payer le passage : il a fallu que quelqu’un leur en fournit les moyens. Qui donc a intérêt à monder le sol américain d’une nuée de misérables, véritables non-valeurs sur le marché de la main-d’œuvre, charge menaçante pour l’état ? C’est ce que l’enquête a révélé.

C’est une industrie florissante que celle d’importateur de cargaisons humaines : il existe en Amérique des entrepreneurs italiens qui ont en Italie des agens chargés de recruter des émigrans par tous les moyens. Le paysan ignorant se laisse séduire, embarquer ; sa volonté intervient à peine ; il arrive quasi inconscient à New-York ; il n’a rien eu à payer jusque-là ; il s’est engagé seulement à restituera l’entrepreneur le prix du passage, plus un intérêt léonin. Les compagnies de transport, par leur concurrence effrénée, facilitent ce genre d’industrie. L’entrepreneur n’attache guère d’importance à la valeur personnelle du sujet qu’il introduit : son unique souci est de lui trouver du travail assez longtemps pour qu’il paie sa dette. L’entrepreneur a déboursé 115 francs pour son passage, il lui en réclame 250 ; il lui trouve de l’ouvrage, rembourse son gain jusqu’à concurrence de la somme due. La chose faite, le misérable pressuré est jeté sur le pavé, et l’entrepreneur ne le connaît plus. Cinq mille Italiens sont venus, durant l’année écoulée, demander des secours au consulat italien à New-York. Le 2 août, on télégraphiait de Philadelphie au Times : « Le vapeur Alesia (Cie Fabre) a quitté New-York pour l’Italie, ayant à bord 300 Italiens attirés par de faux rapports et incapables de trouver de l’ouvrage ; il y a aussi deux brigands que le gouvernement renvoie en Italie. »

Sans doute les États-Unis ont besoin encore aujourd’hui de recevoir un afflux d’immigrans disposés à travailler ; mais ils ne peuvent oublier qu’il y avait en juillet dernier 2,000 Italiens sans ressources dans les rues de New-York. C’est un terrible inconvénient, c’est payer d’une rançon trop lourde le bénéfice d’une augmentation nécessaire de population.

Le parti dit « américain » a inscrit sur son programme : les privilèges politiques seront réservés aux seuls sujets nés en Amérique ; l’immigration sera sévèrement contrôlée ; la période de séjour nécessaire pour obtenir la naturalisation sera étendue à quatorze ans[1]. — Tous les partis se préoccupent des garanties à exiger de ces milliers d’inconnus qui affluent chaque année : sans doute l’on ne songe nullement à leur interdire en masse de débarquer ; l’on ne saurait renoncer au bienfait qu’ils apportent, l’énergie et la puissance du travail. Mais on ne peut oublier ce que l’enquête a révélé : il a été déposé que, en Allemagne, des sociétés favorisent l’émigration de certains individus dont le pays désire se débarrasser, indigens et criminels, en leur remettant des billets de passage et 100 marcs pur tête.

L’agitation provoquée par l’approche de l’élection présidentielle a donné encore plus d’animation à la discussion de ces problèmes. Les deux grands partis leur ont accordé nue large place sur leurs plat-forms ; les deux candidats, dans leurs lettres d’acceptation, se sont déclarés énergiquement contre l’immigration sans contrôle ; le président et candidat Cleveland déplorait le torique fait au travailleur américain l’introduction de la main-d’œuvre « inintelligente ; » le candidat Harrison, irresponsable et moins tenu à la circonspection diplomatique, déclarait que les États-Unis devraient « refuser aux gouvernemens étrangers la permission d’envoyer leurs indigens et leurs criminels dans les ports américains[2]. » Lorsque le courant d’émigration part des ports de l’Extrême-Orient et qu’il transporte par masses compactes les fils de Han à San-Francisco, à Cuba, à Manille, en Australie, des résultats heureux se produisent d’abord : dans les pays neufs où tout est à faire, où le sol est à défricher, les mines à exploiter, les chemins de fer à construire, C’est comme une alluvion fécondante qui vient recouvrir un sol jusqu’alors stérile. Mais quand la moisson commence à pousser, quand l’heure de la récolte approche, le colon blanc, qui a payé l’homme jaune pour remuer le sol et se tient quitte envers lui, le salaire payé, ne songe qu’à éliminer ce manœuvre qui, par son épargne, est devenu capitaliste à son tour : c’est un concurrent redoutable, il faut s’en défaire. Alors seulement, alors surtout, les colons blancs s’aperçoivent que l’homme jaune est d’une race ennemie, envahissante, humorale, que leur civilisation supérieure est en danger ; il leur semble avoir avalé inconsciemment un poison lent, ils font des efforts terribles et le vomissent dans des convulsions.

C’est le spectacle que nous ont donné certains des États-Unis ; c’est la tragi-comédie qui s’est jouée il y a quelques mois à peine en Australie. Les colons d’origine anglo-saxonne ont su, les premiers peut-être, exploiter systématiquement l’industrie, le labeur des fils du Ciel ; et ils ont été les premiers aussi à se réclamer des « droits supérieurs » de la race blanche pour réduire à néant l’élément jaune là où l’on avait commencé par l’attirer, là où ses infatigables et silencieux efforts avaient fait du désert un lieu habitable.

Cette « question chinoise » s’est posée d’abord en Californie. Quelques Célestes arrivent aux États-Unis dès 1835. Mais aucun courant d’immigration n’est encore déterminé ; la découverte des placers en Californie n’attire pas tout d’abord le mineur jaune. Cependant les peuples d’Occident et à leur suite les États-Unis frappaient à coups redoublés à la porte de Chine et conquéraient à la pointe de l’épée le droit de pénétrer et de s’établir sur quelques points des côtes. En 1808, le gouvernement de Washington obtenait la libre entrée de ses nationaux en Chine, et s’engageait en retour à garantir aux Chinois sur son sol le sort de la nation la plus favorisée.

C’est alors que se produisit un mouvement considérable de Chinois vers la côte occidentale de l’Amérique du Nord. « On ne trouve encore que 42 immigrans en 1853 ; mais en 1854, le nombre eu monte tout à coup à 13,100 ; il redescend à 3,526 en 1855, puis 4,733 en 1856 ; 5,944 en 1857. Une poussée de 7,518 immigrans se produit en 1861. Ce chiffre se retrouve à peu près (7,214) en 1863. Puis la moyenne redescend et reste à environ 2,500 jusqu’en 1868. Cette année, et par suite du nouveau traité, il entre 10.684 Chinois aux États-Unis ; en 1869, les chiffres sont encore plus forts (14,902). Bientôt ils sont de nouveau dépassés : l’année 1873 voit entrer 18,154 Chinois ; il en vient 16,651 en 1874, 19.033 en 1875 ; 16, 879 en 1876. Enfin, après quatre années de dépression, nous trouvons deux totaux formidables : 20,711 en 1881 et 35.614 en 1882[3]. »

Le Chinois a dès longtemps connu toute la valeur de l’association ; l’organisation de l’émigration chinoise en Amérique en témoigne. Six grandes compagnies se sont formées, correspondant à six districts entre lesquels la Chine a été divisée. Dans chacun de ces grands districts, la compagnie, sous le contrôle des magistrats locaux, organise l’émigration. Elle fait savoir qu’elle se charge du transport de l’émigrant et de le ramener mort ou vivant. Une fois le Chinois débarqué à l’étranger, elle le suit dans sa lutte pour l’existence. Elle le soutient, lui avance des fonds, s’il est dans un pas difficile ; elle veille sur lui en cas de maladie, intervient s’il a des démêlés avec la justice ou un procès civil à soutenir. En échange de ces services, le Chinois verse à la compagnie 2 1/2 pour 100 de tous ses gains. Cette organisation, peut-être en partie imitée des sociétés de protection mutuelle et de vigilance formées par les colons européens dès les débuts de la colonisation en Californie, alors que l’anarchie régnait et qu’un état policé n’avait pas encore été constitué, — cette organisation donnait aux Chinois une force considérable : en 1876, ces six compagnies comptaient 148,000 membres.

La pratique adroite et disciplinée de l’association a puissamment aidé le Céleste dans ses entreprises. Un certain nombre de Chinois, occupés de diverses manières, forment entre eux une petite société ; chaque mois, ils apportent à la caisse commune une légère cotisation ; quand l’ensemble forme déjà une petite masse d’une certaine valeur, ce capital est confié à l’un d’eux, qui prend un fonds de commerce : il continue à payer la cotisation mensuelle et partage avec ses associés les bénéfices du commerce qu’il exploite. Un nouveau petit capital se forme et est confié aux mains d’un autre associé, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous les membres de la société aient un fonds à exploiter[4]. Ce système n’a pu se pratiquer et réussir que grâce à l’existence commune, à la solidarité très étroite des Chinois à l’étranger : fondé sur la confiance mutuelle la plus absolue, il avait pour condition essentielle une sorte de franc-maçonnerie et ce principe que l’honnêteté, — entre Chinois, — est encore le meilleur calcul.

Si le Chinois contribue par son travail opiniâtre à la prospérité du pays où il s’est temporairement fixé, il ne le colonise pas au sens propre du mot, puisque son but unique est de retourner aussi tôt que possible dans la contrée de ses ancêtres ; de plus, il draine des capitaux considérables qui s’engloutissent dans l’immense Empire du Milieu : si l’on consulte les relevés de banques, on verra que, de 1853 à 1878, les Chinois établis aux États-Unis ont expédié en Chine 180 millions de dollars ou 900 millions de francs[5].

Cependant le travailleur blanc sentait sa colère grandir à la vue de ce concurrent prospère et odieux. La lutte n’est pas à armes égales ; il se voit vaincu d’avance ; la haine l’aveugle ; le sang coule. — Mais les politiques, quelque respectueux qu’ils soient des volontés de l’électeur, même brutalement intimées, ne pouvaient décemment intervenir sans quoique prétexte d’un ordre plus élevé : c’est un mineur américain qui, dans une lettre adressée à M. Jones, sénateur du Nevada, le suggéra : « Si l’envahissement continue, vous n’aurez bientôt plus de civilisation américaine ; la civilisation chinoise la remplacera. » Les diplomates se mirent à l’œuvre. Le 17 novembre 1880, un traité fut signé à Pékin : était reconnu au gouvernement des États-Unis le droit de réglementer, limiter ou suspendre l’entrée ou la résidence des travailleurs chinois, toutes les fois que cette entrée ou résidence lui paraîtrait pouvoir mure ou menacer de nuire aux intérêts du pays ; en aucun cas il ne pouvait la prohiber absolument. Étaient à l’abri de ces dispositions les autres sujets chinois ou même les travailleurs se trouvant sur le territoire des États au moment de la signature du traité : ils continuent de jouir des droits de la nation la plus favorisée. Ce traité fut promulgué le 5 octobre 1881.

Le gouvernement américain s’abstint tout d’abord d’user des droits que lui conférait le traité : les Chinois en profitèrent pour arriver en masse. Une loi intervint le 6 mai 1882, suspendant l’introduction des travailleurs chinois. L’immigration de la race jaune est tombée immédiatement à un taux extrêmement bas : 381 en 1883 : 84 en 1884 ; 57 en 1885 ; 8 en 1886 ; 28 en 1887. Le chiffre des départs croissait en raison inverse, variant de 10,000 à 17,000 par an.

Il semble que le gouvernement de Washington ne se soit pas cru suffisamment à l’abri d’un retour offensif, puisqu’il nouait des négociations en vue d’aboutir à la prohibition absolue de l’immigration. Le 12 mars 1888, M. Bayard, secrétaire d’état aux affaires étrangères, signait à Washington avec le ministre de Chine un traité qui, légèrement modifié par le sénat, contient les dispositions suivantes : après un préambule où il est déclaré que le gouvernement chinois, en raison de l’antagonisme et des sérieux et déplorables désordres auxquels la présence des Chinois a donné lieu dans certaines parties des États-Unis, désire prohiber toute immigration, et que les deux gouvernemens s’accordent à unir leurs efforts pour atteindre ce but, il est convenu que : 1° l’introduction des travailleurs chinois aux États-Unis est prohibée pour vingt ans ; 2° cette prohibition ne s’applique pas au travailleur ayant une femme légitime. un enfant ou ses parens (père ou mère) aux États-Unis, ou y possédant des biens de la valeur de 1.000 dollars, ou des créances d’une valeur égale ; 3° le traité n’atteint pas les fonctionnaires, professeurs, commerçans, voyageurs, étudians ; 4° les travailleurs danois résidant au montent de la signature du traité sur le territoire de l’Union, et les sujets chinois qui peuvent venir visiter ce pays dorénavant, ont droit au traitement de la nation la plus favorisée, sans pouvoir cependant réclamer la naturalisation ; 5° le gouvernement chinois ayant réclamé une indemnité pour ceux de ses sujets qui ont été aux États-Unis « victimes de mauvais traitemens dans leur personne et leurs biens de la part d’hommes sans foi ni loi[6], » le gouvernement de l’Union, refusant toutefois de se reconnaître légalement obligé, mais prenant par humanité ces torts en considération, cousent ù payer avant le 1er mars 1889, entre les mains du ministre chinois, comme pleine et entière indemnité, la somme de 270,019 dollars 75 : 6° le traité restera en vigueur durant vingt ans, et si aucune des parties contractantes ne le dénonce six mois avant son échéance, il restera en vigueur pour une nouvelle période de vingt années[7].

Le gouvernement de Washington semblait à la veille d’obtenir la solution désirée, quand un incident inattendu survint : le projet de traité prohibait en fait l’immigration pour l’avenir, mais il prévoyait l’octroi de permis de retour délivrés aux travailleurs chinois qui, résidant en Amérique, désireraient se rendre pour un temps au pays natal sans perdre le droit de rentrer en Amérique. La Chine approuva ; mais, avant de ratifier le traité, le sénat de l’Union introduisit une clause interdisant absolument ces permis de retour. Il fallut renvoyer le traité en Chine pour le soumettre à une nouvelle approbation du gouvernement chinois. On s’attendait à un refus ; et la nouvelle, — non officielle, il est vrai, — arriva le 31 août que la Chine refusait la ratification. A peine ce bruit se répand-il qu’un membre du congrès, un démocrate, introduit un bill donnant force de loi aux dispositions écartées par le Tsung-li-Yamên. Le bill passe sans opposition le 3 septembre au congrès et le 7 au sénat. — La confirmation officielle du refus de ratification n’était pas encore parvenue au gouvernement de Washington ; bien plus, le 6 septembre, il recevait de son ministre à Pékin une dépêche annonçant que la ratification était ajournée pour plus ample examen. Et c’est ce moment que le sénat choisissait pour voter un bill qui prenait ainsi le caractère d’une menace directe. Aussi, grâce à l’intervention injustifiable du parlement, à son action brouillonne et impolitique, le gouvernement de l’Union se trouve-t-il aujourd’hui à l’égard de la cour de Pékin dans la même situation défavorable où nous allons Voir celui du Royaume-Uni : il perd en un jour le bénéfice de longttes et patient. es négociations qui peut-être allaient aboutir.

Les travailleurs blancs qui, aux États-Unis, ont poursuivi avec acharnement l’élimination du Chinois ont atteint leur but : les salaires augmentent sensiblement là où autrefois les Chinois entraient en ligne. Déjà même, pour certains travaux où la main-d’œuvre chinoise à bas prix était requise, le manque de bras se fait sentir. — On sait que les caisses de l’Union regorgent de numéraire ; que les excédens budgétaires y sont un embarras pour les hommes au pouvoir ; que l’état, drainant ainsi des capitaux considérables, menace de troubler la circulation monétaire : ces recettes encombrantes proviennent des douanes ; l’état souffre de pléthore financière pour avoir maintenu des tarifs protecteurs très élevés, souvent prohibitifs. Il sera intéressant de voir si des mesures analogues appliquées à l’importation de la main-d’œuvre iront jusqu’à provoquer une crise économique.

II

En passant à l’Australie, nous trouvons que la question se complique : là aussi les Chinois sont venus attirés par l’abondance de l’offre sur le marché du travail ; ils ont rendu des services auxquels l’Européen était impropre ; ils ont prospéré, bon nombre d’entre eux sont retournés en Chine avec leurs économies, et ont été aussitôt remplacés par d’autres ; ils ont su se rendre indispensables en quelque manière ; leur salaire s’élevait, tandis que celui de l’Européen tendait à baisser en proportion. Les intérêts menacés se sont groupés, mis en mouvement : des milliers de voix ont réclamé qu’on délivrât l’Australie de la « peste chinoise. » C’est alors que les choses prennent une autre tournure qu’en Amérique : le sang ne coule pas comme en Californie, mais les gouvernemens prennent des mesures prohibitives énergiques. Ils méconnaissent les traités qui lient la métropole à la Chine ; ils n’ont aucun intérêt direct à ménager l’Empire du Milieu ; les intérêts généraux de l’empire britannique disparaissent devant la nécessité d’apaiser le populaire surexcité. La métropole se trouve alors dans la plus gênante situation, désireuse de ne pas intervenir dans ce qu’elle appelle les affaires intérieures de la colonie, et fort en peine de répondre d’une façon satisfaisante aux représentations de la diplomatie chinoise qui demande l’exécution des traités. Si le gouvernement de Londres est préoccupé d’une part de ne point mécontenter une colonie émancipée, prospère, où grondent déjà des menaces d’indépendance, il sent d’autre part toute la nécessité de maintenir les meilleures relations avec la Chine, où les intérêts britanniques sont nombreux et puissans.

Une étude détaillée de la question chinoise en Australie jettera donc un jour tout particulier sur les rapports de la colonie et de la métropole, ainsi que sur les liens d’amitié qui unissent l’empire britannique à l’Empire du Milieu.

En mai dernier, le public anglais, sans y avoir été préparé le moins du monde, apprit par de laconiques dépêches d’Australie que, cédant à un irrésistible mouvement d’opinion, le gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud avait décidé de mettre un terme à « l’invasion chinoise, » qu’il venait d’interdire à l’Afghan de débarquer ses passagers, venus de Chine sur la foi des traités. La Nouvelle-Zélande devenait la proie des mêmes terreurs : mais, prise de scrupules, elle déclarait tous les ports chinois contaminés, rendant ainsi aux traités cette manière d’hommage que l’hypocrisie passe pour rendre à la vertu. Puis les nouvelles étranges se succédaient : le 16 mai, l’agence Reuter annonçait au monde que sir Henry Parkes, Premier de la Nouvelle-Galles, avait envoyé de la part de son cabinet, par l’intermédiaire du gouverneur, au secrétaire d’état pour les colonies une dépêche où il déclarait que le gouvernement de la Nouvelle-Galles était décidé à empêcher à tous hasards le débarquement des immigrais chinois. Tandis que la colonie continuait d’expédier à la métropole l’expression télégraphique de son mécontentement, se plaignant amèrement que le gouvernement de Londres fut trop lent à suivre les affaires qui intéressent si vivement les colons, joignant même aux reproches la menace non dissimulée d’un recours à l’autonomie, l’assemblée législative siégeait à Sydney jour et nuit. Sir Henry Parkes demandait, dans une harangue enflammée, le vote d’un bill libérateur et protecteur : Chinese restriction bill.

Ce n’était pas la première fois que semblable mesure était proposée aux législateurs australiens et adoptée par eux. Au moment de l’épidémie de « fièvre d’or » qui sévit sur Victoria en 1851, celle colonie se crut à la veille d’une invasion chinoise ; prise de panique, elle adopta des lois restrictives. Dans les autres colonies, le mouvement se dessine depuis dix ans.

En Queensland, le premier act de ce genre date de 1877 : il s’agissait « de réglementer l’immigration des Chinois et de prendre des mesures afin d’éviter qu’ils ne devinssent une charge pour la colonie. » L’exposé des motifs ajoute qu’il est « expédient » de s’assurer des garanties pour le paiement des dépenses que ces immigrans pourraient occasionner ou des amendes qu’ils pourraient encourir. On ne parle pas encore ouvertement de restreindre l’immigration, on affecte des préoccupations d’un autre ordre. Il est bon que, au cas où le Chinois tomberait à la charge de la colonie (condamnation à la prison, aliénation mentale, indigence), il existe un fonds pour y pourvoir. Les stipulations de l’act sont peu en accord avec l’exposé des motifs : il s’y trouve des dispositions nullement restrictives. Le nombre de passagers par navire importateur d’immigrans chinois est fixé au maximum de 1 par 10 tonneaux ; le maître du navire doit payer 10 livres sterling par tête avant que chaque passager soit autorisé à débarquer. Un act de 1884 resserre encore ces limites : la proportion est réduite à 1 Chinois par 50 tonneaux, et la taxe portée de 10 à 30 livres par tête. La disposition du premier act, il savoir que le montant de la taxe perçue à l’arrivée du Chinois, comme garantie, lui serait rendu au départ, a cessé rapidement d’être appliquée : l’argent chinois ne contamine pas les caisses de la colonie. — Un autre act de Queensland, déclarant s’adresser aux étrangers asiatiques et africains, mais dirigé en fait contre les Chinois, refuse aux étrangers ainsi désignés le droit de se faire naturaliser sujets britanniques, à moins qu’ils ne soient mariés et n’aient résidé avec leurs femmes depuis trois ans dans la colonie. Un act de 1878, réglant les questions de propriété de1 mines d’or, déclare ces mêmes étrangers incapables d’acquérir des concessions dans les nouveaux placera.

En Nouvelle-Galles, un act du 6 décembre 1881, en vue de diminuer l’afflux des Chinois, dispose : il ne pourra être importé qu’un Chinois par 100 tonneaux ; il sera levé une taxe de 10 livres par tête. Sont exceptés les Chinois résidant déjà dans le pays, ou naturalisés, ou fonctionnaires.

La colonie de Victoria a quatre ou cinq acts à son actif : le dernier, du 24 décembre 1881, est analogue à celui de la Nouvelle-Galles. — Dans l’Australie du Sud, un act du 18 novembre 1881 s’abrite derrière les mêmes prétextes fiscaux invoqués en Queensland. La taxe est de 10 livres et la proportion de 1 par 100 tonneaux ; mais l’act ne s’applique pas à l’immense territoire situé au nord de cette colonie et où le climat interdit à tout blanc de travailler. Là peuvent s’établir les Chinois dans un rayon de 1,000 milles à compter de la côte. — En Nouvelle-Zélande : droit de 10 livres, proportion de 1 par 100 tonneaux[8].

Telle était la situation légale faite au Chinois lorsque éclata l’agitation à Sydney, en mai dernier. Le nouveau bill introduit, le 16 mai, par sir Henry Parkes, disposait : l’act aura effet rétroactif remontant au 1er du mois ; la naturalisation est refusée au Chinois dorénavant ; chaque navire arrivant dans la colonie ne pourra avoir à bord plus d’un Chinois par 300 tonneaux ; la taxe est portée de 10 à 100 livres ; l’amende, en cas de fraude, est de 50 livres au lieu de 10. Les Chinois pourront se fixer et exercer leurs métiers dans des districts déterminés.

Cependant les Célestes, retenus en rade à bord de l’Afghan, s’étaient adressés aux tribunaux, qui avaient accordé à cinquante d’entre eux, munis des pièces nécessaires, des writs d’habeas corpus. Les juges déclarent unanimement que la détention à bord est illégale, personne que la reine n’ayant le droit d’exclure les étrangers du sol de la colonie. Les cinquante Chinois débarquèrent, mais un grand nombre d’immigrans durent reprendre la route de Chine sans avoir pu mettre le pied sur le sol australien.

Quoique parmi les colonies australiennes l’opinion fût loin d’être unanime à approuver la précipitation de sir Henry Parkes, l’idée de réunir une conférence intercoloniale pour discuter et régler la question d’un commun accord lit rapidement son chemin. La réunion a lieu à Sydney, et, vers le milieu de juin, les délégués adoptent un projet de bill uniforme dont la teneur est télégraphiée au gouvernement métropolitain ; suit l’expressiin du désir qu’à la conférence de voir le gouvernement de Sa Majesté engager des négociations avec la cour de Pékin sur des bases analogues à celles qui ont été récemment acceptées par la diplomatie chinoise pour la conclusion d’un traité avec les États-Unis. Les deux principales dispositions du bill uniforme adopté par la conférence sont les suivantes : 1°' restreindre à 1 par 500 tonnes la proportion des Chinois admis en Australie ; 2° abolir la taxe par tête.

Le gouvernement de Londres, prévoyant les difficultés que les mesures prises par les colonies pourraient apporter à ses négociations avec la Chine, invite les gouvernemens coloniaux à modérer leur ardeur législative. Les diverses colonies paraissent s’être inclinées ; seul, le gouvernement de Sydney, sir Henry Parkes en tête, continue de réclamer une solution radicale et immédiate. Mais l’opinion semble s’être calmée dans la Nouvelle-Galles, et la chambre haute se sent soutenue dans sa résistance aux exigences antichinoises du Premier. La chambre haute fait observer qu’il y a en dehors de la colonie au moins 400 Chinois y ayant résidé déjà, qu’ils sont partis, munis d’exemption certificates, ayant donc l’intention arrêtée de revenir ; or la proportion entre le nombre de Chinois admis et le tonnage du navire, telle qu’elle est établie dans le nouveau bill, est si défavorable, qu’elle interdirait le retour à ces hommes qui ont des intérêts dans la colonie et sont en somme d’honnêtes travailleurs. Finalement, sir Henry Parkes a dû céder devant ces représentations, et, pour sauver son bill, accepter les amendemens proposés par la chambre haute. L’affaire en est là.

Vu de loin, suivi d’Europe au jour le jour à travers les télégrammes laconiques des journaux, le problème semble se poser simplement, brutalement : une race européenne a colonisé dans l’hémisphère antarctique un immense continent ; son œuvre est menacée d’être inondée, dévastée par un courant parti d’Asie, formé d’êtres humains d’une autre race, patiens, acides. Le premier occupant défend son bien comme il peut, sans se soucier des considérations étrangères à ce qu’il juge être son droit, droit triple de vivre, de posséder et de dominer. — C’est là l’idée courante, vague, mais assez fortement enracinée. Un examen attentif des termes du problème la dissipera, pour faire place à une notion plus exacte des forces, des intérêts, des droits en présence.

C’est d’abord l’aspect économique et social de la question qui frappe. — Pour justifier les mesures de proscription prises subitement, toute affaire cessante, en séance de nuit, comme en face d’un danger national, par la chambre législative de la Nouvelle-Galles, invoque-t-on le nombre croissant des immigrans jaunes, leur chiffre chaque jour plus élevé à l’étiage de la population, comme d’un fleuve qui se gonfle et menace de tout submerger ? Invoque-t-on cette même raison pour justifier l’étrange mesure prise un beau matin de mai dernier par le gouvernement de la Nouvelle-Zélande, abusant indignement des lois respectées par tous les peuples civilisés et déclarant, en manière d’expédient, tout l’empire chinois contaminé ? Il sera facile de répondre que les Chinois étaient bien plus nombreux en Australie, il y a vingt ou trente ans, qu’ils ne sont aujourd’hui ; qu’à l’heure actuelle, ils ne sont pas plus de 51,000 pour une population européenne de près de 3 millions d’habitans ; que le nombre des Célestes habitant la colonie diminue chaque année à raison de 3 pour 100 ; et que, en admettant que la situation actuelle se prolonge, il n’y aurait plus un seul Chinois en Australie dans trente ans ; qu’il y a en ce moment 1 jaune par 60 milles carrés et pour 60 blancs ; que les trois quarts de l’Australie sont inhabités et que, dans le quatrième, les Chinois ne forment qu’une infime minorité ; que les parties où les Chinois sont plus nombreux que les Européens sont précisément celles où ces derniers sont incapables de travailler, comme par exemple le territoire situé au nord de l’Australie du Sud, où l’on rencontre 6,000 Chinois pour 600 Européens ; que, si l’on est obligé de renoncer à leurs services, ce territoire redeviendra un désert ; que le même cas se présente pour le nord de Queensland ; qu’en Nouvelle-Zélande enfin, pas plus qu’en Australie, il n’y a rien pour justifier la panique, les cris d’alarme et les mesures d’exception, Wellington, la capitale, renfermant 72 jaunes pour une population totale de 30,000 blancs, et l’île entière 3,000 Célestes seulement[9].

Les partisans comme les adversaires des lois destinées à restreindre ou à prohiber l’immigration chinoise en Australie s’accordent à reconnaître qu’au fond cette agitation, de quelque autre couleur qu’on la veuille couvrir, n’est qu’un épisode de la lutte pour la vie entre ouvriers jaunes et blancs, de la concurrence sur le marché de la main-d’œuvre. Mais, quand il s’agit de déterminer les positions respectives, les appréciations diffèrent.

Dans la dépêche que, le 11 avril 1888, le Premier de Victoria adressait à lord Salisbury, en réponse à celle du gouvernement de la métropole dans laquelle était transmise aux gouvernemens coloniaux la protestation de la Chine contre les mesures d’exception déjà prises à l’égard des Célestes, — l’honorable D. Gillies, parlant de la concurrence faite par ceux-ci aux travailleurs blancs, disait : « Cette lutte absolument inégale a sérieusement atteint diverses branches d’industrie. » A Victoria, comme dans la Nouvelle-Galles, le gouvernement élu a cru devoir intervenir dans la lutte et mettre tout son pouvoir, — même arbitraire, — au service du travailleur blanc. D’autre part, un colon écrit de Sydney en avril[10] : « L’agitation est purement l’œuvre des classes ouvrières (wage-earning classes)… Jusqu’à présent, l’influence des Chinois sur les salaires n’a pu être que très restreinte, puisque les taux restent extrêmement élevés : par exemple, la journée de huit heures pour les maçons est payée 11 shillings ; le salaire minimum payé sur les chemins de fer de la Nouvelle-Galles est 7 shillings. » Un autre colon australien, qui ne craint pas de signer, écrit[11] : « Les Chinois ne travaillent pas à plus bas prix que les européens ; bien plus, ils sont souvent mieux payés. » Pourquoi leur donne-t-on la préférence là où la concurrence s’établit ? D’abord parce que le Chinois a des qualités positives, tandis que « l’ouvrier européen est généralement indolent, demandant le salaire le plus haut pour le moins de travail possible. En ville comme à la campagne, un grand nombre d’entre eux mendient, et même vont jusqu’à exiger de la nourriture comme un droit. Il n’est pas rare, par exemple, que dix ou vingt forts gaillards aillent frapper le soir à la porte d’une station en demandant des alimens. On leur en donne, et souvent même on fait la cuisine pour eux. Pourquoi, dira-t-on, le squatter se laisse-t-il ainsi rançonner ? Par la simple raison qu’il a peur d’être incendié, — ce qui arrive assez fréquemment. »

Les trade-unions sont bien autrement puissantes en Australie que dans la métropole : cela tient sans doute au fait que tout citoyen qui a six mois de résidence dans la colonie est électeur. Ce sont elles qui ont organisé l’agitation : elles ont juré d’expulser jusqu’au dernier Chinois. Elles disposent d’une forcé redoutable. Tout ouvrier qui n’est pas membre d’une trade-union a bien des chances de ne pas trouver à gagner son pain. Un ouvrier non-union qui accepte de l’ouvrage au-dessous du tarif fixé est mis à l’index sans merci, ainsi que celui qui l’emploie, et les conséquences rappellent celles du boycottage irlandais. Dans les villes, il est malaisé d’échapper à cette tyrannie ; dans les campagnes, le squatter, plus à l’abri des menaces des trade-unions, n’hésite guère, fatigué des habitudes d’ivrognerie et de désordre dont ne sont exempts que bien peu des pâtres et travailleurs de sa propre couleur, à prendre pour les remplacer de sobres fils du Ciel. — Récemment, un vapeur postal arrive de Nouvelle-Zélande à Sydney ayant à bord des chauffeurs chinois, le syndicat des travailleurs du port de Sydney déclare au capitaine que son navire ne sera pas déchargé tant qu’il n’aura pas remplacé les chauffeurs chinois par des chantiers australiens, remmenant les premiers comme passagers. Le capitaine propose de s’engager à ne plus revenir ayant des Chinois dans l’équipage : la trade-union, sentant sa force irrésistible, n’admet pas de transaction : le capitaine est obligé de céder.

Il ne manque pas de gens pour regretter sincèrement cette exclusion systématique du Chinois. — Les amis des Australiens leur font observer qu’ils commettent une faute, qu’ils niellent en danger l’avenir de leur colonie en refusant la main-d’œuvre étrangère à bon marché ; que l’Australie est immense, qu’il reste beaucoup à faire, qu’il reste à défricher, à planter, à fouiller le sous-sol minier ; que, dans bien des cas, le climat interdit tout travail de ce genre au blanc ; qu’il faudra recourir au Chinois, tout disposé à l’entreprendre, ou laisser dormir des richesses incalculables.

Il s’élève des voix indépendantes et désintéressées au milieu des clameurs intransigeantes : « Il est révoltant de penser, écrit un Néo-Zélandais, que les destinées d’un vaste territoire, dépassant en étendue, en richesse et en splendeur les plus puissans états du vieux monde, seraient à la merci de quelques petits dans agités, aveuglés par l’esprit de classe, et cantonnés dans un coin de la côte sud-est d’Australie. » — A la séance du 8 juin 1888. à la chambre des lords, lord Derby, tirant à sa manière la morale de l’agitation australienne, mais se défendant, d’intervenir dans une question dont la solution, selon lui, devait être laissée au jugement indépendant de la colonie, disait : « On parle beaucoup aujourd’hui de vastes plans d’émigration en masse pour répandre notre surplus de population dans nos colonies. Si nous en venions à l’exécution, et si le résultat était de faire baisser le taux des salaires, les immigrans auraient beau être Anglais et non plus Chinois, ils ne seraient pas moins impopulaires parmi les classes ouvrières de la colonie que les Chinois ne sont aujourd’hui. » Tout le monde n’a pas les moyens d’être aussi philosophe que lord Derby ; et parmi les habitans peu fortunés de la métropole, prêts à émigrer à leur tour, plus d’un eut pu répondre au « noble lord » que c’est, en tout cas, de la part de quelques dizaines de mille de travailleurs blancs établis dans « un coin » du continent australien, une singulière prétention que de vouloir traiter en pays conquis cette terre immense qui pourrait recevoir et nourrir une population cent fois plus nombreuse.

Il reste à expliquer pourquoi les gouvernemens australiens, et en particulier celui de la Nouvelle-Galles ont pris en main avec une telle vigueur la cause des travailleurs blancs, pourquoi ils ont épousé leurs griefs, partagé leurs préjugés, simulé avec eux une panique injustifiable. C’est parce que le temps des élections approchait, parce que la grande majorité des électeurs est formée d’ouvriers, — le suffrage étant universel, avec la condition unique de six mois de séjour, — parce qu’il fallait persuadera ces électeurs peu éclairés que le gouvernement au pouvoir avait fait beaucoup pour eux, qu’il les avait délivrés d’un ennemi, d’un fléau terrible. Et le Chinois, l’odieux Chinkee, n’était-il pas le bouc émissaire tout désigné ? N’était-ce pas ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal ? Aucune voix redoutable ne s’élèverait pour le défendre. Il y aurait sans doute quelques difficultés, soulevées par la Chine, des signes certains le faisaient prévoir ; mais la métropole se débrouillerait comme elle pourrait avec les diplomates du Céleste-Empire. Les élections n’en seraient pas moins dans le sac. En somme, il y avait gros à gagner, sans rien risquer. La chose était tentante pour une coterie « d’hommes d’état » coloniaux en possession du pouvoir et peu disposés à passer la main.

La tactique avait été inaugurée en Queensland lors des dernières élections ; elle avait réussi à animer la lutte : deux politiciens rivaux avaient cherché à s’arracher les suffrages populaires en jurant à qui mieux mieux que le pays allait être envahi par d’innombrables bandes de barbares mongols ; la patrie était en danger ; il fallait prendre des mesures extraordinaires. — L’idée fut trouvée bonne dans la Nouvelle-Galles : la coterie gouvernementale la reprit à son compte. Les élections approchant, la mise en scène fut réglée : des meetings ouvriers furent tenus, dont le pauvre Chinkee fit tous les frais : l’agitation fut savamment tambourinée, grossie, et un beau jour, au sortir d’un meeting antichinois, une bande de « larrikins » se rua dans l’enceinte de l’assemblée législative, brandissant une pétition, laquelle réclamait l’exclusion totale de l’homme à face jaune. On connaît la suite… Il semblerait donc que le monde entier a été la dupe d’un immense humbug électoral.

L’exemple, toujours contagieux, le succès aidant, a gagné de Sydney les États-Unis. Au seul bruit que le traité prohibitif signé à Washington, entre les plénipotentiaires américains et chinois, avait été définitivement écarté, la cour de Pékin refusant de le ratifier, l’on a pu voir un membre du congrès, un démocrate, agité sans doute de l’horrible pensée qu’il pourrait être devancé par un républicain, se précipiter au parlement et proposer d’adopter sur l’heure une mesure injurieuse à la Chine, attentatoire aux droits reconnus par les traités aux sujets de l’empereur. La nouvelle de l’échec de la convention n’était même pas officielle. Mais il s’agissait d’attraper d’un coup de filet adroit, les votes des états du Pacifique pour l’élection présidentielle. Le bill a été voté à mains levées, sans opposition ; les républicains, résignés, ne voulurent pas ajouter à la faute de n’avoir point imaginé les premiers cette excellente réclame celle de combattre une mesure absurde, inique sans doute, mais faite pour flatter les passions du populaire dans l’un des états les plus puissans de l’Union.


III

Revenons à l’Australie : là, la mise en scène devait être double. Aux oreilles de l’électeur il fallait faire sonner le danger de l’invasion des travailleurs jaunes, les salaires réduits, la hideuse misère. Pour la métropole, — car enfin il fallait la gagner aussi, l’intéresser, l’apitoyer, — on jouerait un air différent. Sans aucun doute, il se trouverait là-bas bien des gens qu’une différence de quelques shillings sur les salaires payés aux antipodes passionnerait peu ; mais posez-vous en champions de la vertu britannique, en défenseurs de la pureté de la race anglo-saxonne, et la vieille Angleterre vibrera à l’unisson. Cette fois encore l’événement justifia les prévisions des politiciens coloniaux.

« Il est faux, écrit un colon, qu’il existe dans les colonies aucune prévention contre les prétendus vices du Chinois. Mais il est parfaitement certain que les plus vicieux d’entre les Européens y professent les plus insurmontables préventions contre leurs vertus. » Si le Chinois était aussi foncièrement vicieux qu’on le représente, comment expliquer que des centaines de résidens européens en Chine prennent des Célestes comme domestiques de confiance, qu’ils en lassent des bonnes d’enfant, et qu’ils ne craignent pas de souiller ainsi l’atmosphère morale de leur home ? Il semble que les hommes d’état australiens aient voulu emprunter aux provinces les plus arriérées de, la Chine leurs plus absurdes préjugés. Ne circule-t-il pas à travers l’Empire du Milieu un pamphlet intitulé : le Coup de mort aux doctrines corruptrices. L’auteur y attribue aux commerçans anglais et aux missionnaires chrétiens en Chine des pratiques obscènes, des vices sans nom ; il trouve naturellement des milliers de lecteurs crédules. »

Dans le Royaume-Uni, le signal donné, toutes les langues, toutes les plumes entrent en branle : quel bon philanthrope manquerait semblable occasion de placer l’inévitable sermon ou l’article en réserve qu’il tient toujours prêts, — foudroyant le vice et vengeant la vertu ? La presse métropolitaine frémit plusieurs mois sous l’effort de cette croisade courageuse. Elles abondent, les descriptions des lieux d’infamie où pullule et se vautre le Chinois malpropre et malsain, dans les quartiers écartés et malodorans de Sydney et de Melbourne ; on y promène les lecteurs à travers Lower-George-Street ou Little-Bourke-Street. Et le lecteur se sent pris d’une indignation puritaine, dont il se sait un gré tout particulier. Enfin on reproche au païen chinois (heathen Chinkee) d’avoir la peau jaune, et surtout des qualités qui s’imposent. Ses rares défenseurs soutiennent qu’il est naturellement respectueux de la loi, très laborieux, fidèle et honnête, donnant une bonne somme de travail pour un bon salaire, sans qu’il soit nécessaire de le surveiller ; il est frugal, sans doute, mais il sait aussi apprécier et se procurer les avantages de notre confort. Les mêmes avocats ajoutent : La moralité des travailleurs jaunes est infiniment supérieure à celle des travailleurs blancs ; leur charité est sans bornes : ils donnent au pauvre méritant. Il suffit de consulter, pour s’en rendre compte, les listes de souscriptions et donations aux hôpitaux et établissemens charitables. Ils ont appris beaucoup de nous, et nous avons beaucoup appris d’eux. Ils sont les seuls qui dans la colonie cultivent et savent cultiver les légumes : sans eux, la colonie en serait privée.

Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Du côté des gens pressés de rejeter à la nier les fils de Han, c’est un concert de reproches, de mépris, d’accusations monstrueuses, auquel le cant britannique vient donner un ragoût de haute hypocrisie.

Le 18 février 1884, la législature de la Colombie britannique passait une loi en vue « de réglementer la population chinoise. » Cette loi était précédée de l’exposé des motifs suivant : «… Attendu que les Chinois ne sont pas disposés à se soumettre à nos lois ; que leurs habitudes et occupai ions diffèrent, de celles de nos concitoyens ; qu’ils se soustraient au paiement des taxes justement dues au gouvernement ; qu’ils sont gouvernés par des habitudes infectes (gorverned by pestilential habits ) ; qu’ils ne sont bons à rien en cas de danger ; qu’ils ont l’habitude de profaner les cimetières pour en exhumer les corps ; attendu en général que les lois qui régissent les blancs sont reconnues inapplicables aux Chinois, et que ceux-ci sont adonnés à des coutumes qui mettent en danger le confort et le bien-être de la société… » La rhétorique ne fleurit pas en Colombie britannique ; le parliamentary draftsman y est peu familier avec les euphémismes parlementaires. L’Australie est plus au fait de l’art d’habiller sa pensée au goût de la « civilisation européenne. » Le Premier de Melbourne télégraphie à lord Salisbury, le 11 avril 1888 : « Le Chinois vient sans sa femme et ses enfans, n’ayant pas sans doute intention de se fixer ; il se tient toujours à l’écart ; « le quartier chinois » dans nos grandes villes est légendaire, toujours distinct et souvent noté d’infamie. Ce n’est pas là le fait de l’isolement, non ; mais c’est parce qu’en aucun cas il ne saurait en être autrement. Le Chinois est si différent de nous, qu’un mélange des peuples est impossible. Il n’est pas seulement de race étrangère, mais il resto étranger parmi nous… L’existence au milieu de nous de cette classe à part entraîne des conséquences très fâcheuses. Le Chinois est laborieux : n’ayant, que peu de besoins, pas de femme ni d’enfans à nourrir, il est disposé à travailler à plus bas prix que nos ouvriers ; de plus, le nombre d’heures de travail qu’il fournit est bien supérieur à celui qui a cours ici… » On reproche aux Célestes de fumer l’opium, d’être des joueurs effrénés, d’avoir un penchant irrésistible à former des sociétés secrètes. Enfin, avec le plus grand sérieux, les ministres de Victoria, de Queensland, de la Nouvelle-Galles, déclarent que la pureté de la race blanche est en danger, que la race même est menacée de disparaître sous une couche uniforme d’envahisseurs jaunes. L’enfant né d’un Chinois et d’une femme blanche va toujours chercher ses ressemblances du côté du père : c’est là encore un des grands crimes de John Chinaman. La conférence intercoloniale réunie à Sydney déclare qu’elle « attend avec confiance du gouvernement de Sa Majesté qu’il fournisse aux colonies australiennes aide et assistance dans leurs efforts pour mettre leur pays à l’abri du danger d’être inondé par une race étrangère. » Et lord Salisbury, dans la dépêche que, quelques jours après avoir reçu ce message, il adressait à sir John Walsham, ministre à Pékin, pour lui recommander d’entrer en négociation avec le Tsung-li-Yamên, parle « du droit qu’ont les colonies australiennes de prendre telles mesures législatives qu’elles jugent nécessaires pour maintenir en Australie la prépondérance et la suprématie de la race britannique. » La presse métropolitaine se fit l’écho de ces cris d’alarme : « Il ne s’agit de rien moins que de décider quel sera le type de la future race australienne[12]. »

Les discussions, les polémiques que cette agitation antichinoise a soulevées, l’action diplomatique qu’elle a amené le gouvernement de Londres à engager, les débats du parlement, l’attitude des politiciens coloniaux, celle des ministres de la reine, ont éclairé d’un jour tout particulier les rapports de la colonie et de la métropole. Nul n’ignore qu’il existe dans la colonie un parti remuant qui a pour mot d’ordre : « L’Australie aux Australiens ! » D’autre part, la longanimité de la métropole britannique à l’égard des fantaisies, des velléités d’indépendance de ses diverses colonies est devenue proverbiale ; mais il faut avouer qu’en cette occurrence l’Australie s’est montrée singulièrement ombrageuse et particulièrement égoïste. Le Premier de la Nouvelle-Galles, sir Henry Parkes, prononçait au parlement de Sydney ces paroles étranges : « Ce n’est point les cuirassés de Sa Majesté, ni le représentant de la reine en Australie, ni le secrétaire d’état aux colonies qui nous feront dévier d’une ligne dans notre plan de conduite : nous voulons mettre un terme à l’arrivée des Chinois sur nos côtes et cela pour toujours ; nous appliquerons les restrictions prévues par le bill, qui tendent et aboutissent à une prohibition de fait. » Et, pour mieux prouver que ces paroles ne lui étaient point échappées dans un moment de passion, il les reproduisit en tête d’une brochure qu’il fit circuler dans la colonie. Le 9 août, à la chambre des communes, sir G. Campbell demandait au secrétaire d’état aux colonies s’il avait connaissance du discours et de la brochure de sir Henry Parkes ; sir J. Gorst se contenta de répondre qu’il n’avait aucune raison de douter de l’authenticité du document.

Le 9 juin, lord Derby avait dit à la chambre des paire : « Nous sommes à la merci des colons ; il faudra qu’ils en arrivent à leurs fins. S’il est une opinion universellement adoptée en Australie, c’est celle-ci, que l’Australie appartient aux Australiens et que ce n’est point à nous à régler l’admission des Chinois dans les colonies… Il est puéril de croire qu’en une matière où leurs sentimens et leurs intérêts sont si fortement engagés, ils sacrifieront leurs propres désirs à des considérations de politique impériale. » L’opinion est générale en Angleterre : les Australiens sont maîtres chez eux ; à eux de régler comme ils l’entendent leurs affaires intérieures. — Le malheur est qu’en l’espèce ils ont empiété sur le domaine de la politique impériale ; qu’ils ont foulé aux pieds des traités conclus par la métropole avec une puissance amie. Ils ont même lésé des intérêts britanniques : les échanges entre la Chine et l’Angleterre se chiffrent par centaines de millions chaque année ; politiquement et commercialement, l’Angleterre est tenue à entretenir les meilleures relations avec la Chine ; en Australie même, où l’on commençait à exporter des laines en Chine, il ne manque pas de colons que cette politique étroite inquiète et indispose ; il est des points importans de l’empire britannique où le danger que la conduite des Australiens peut susciter a été très vivement senti ; Hong-Kong en est un des plus riches et des plus influens.

C’est de Hong-Kong que partaient tous les navires chargés d’immigrans à destination d’Australie ; la chambre de commerce de Hong-Kong adresse une énergique protestation au gouvernement de sa majesté : « Les armateurs, se fiant à la bonne foi des gouvernemens australiens, s’étant mis en règle avec les règlemens existant au moment où leurs engagemens furent pris, se sont vus, sans avertissement préalable, soumis à des limitations auxquelles ils n’étaient nullement préparés à se conformer. » L’ « action injustifiable » des Australiens menace de troubler les relations entre la Chine et l’Angleterre ; elle constitue « une atteinte formelle au droit des gens et aux usages internationaux, une violation des droits reconnus par les traités aux nations civilisées. » Les armateurs, et commerçans de Hong-Kong ont subi de ce fait des pertes très sérieuses.

Lord Salisbury se trouve donc dans une situation très embarrassante ; il risque fort de mécontenter un chacun en voulant satisfaire tout le monde. Avant d’examiner comment la question se présente au point de vue international et dans quelle voie le gouvernement de Londres a dirigé son action diplomatique, il importe de mesurer la grandeur des intérêts qui viendront, dans les conseils de sa majesté britannique, faire contrepoids aux réclamations australiennes pour engager lord Salisbury à ménager la Chine.

Le chiffre annuel des échanges entre la Chine et l’empire britannique s’élève à la somme énorme de 763 millions de francs, dont la moitié passe par Hong-Kong[13]. En 1887, les statistiques des douanes dans les ports chinois accusaient, comme total des entrées et sorties, le chiffre de 22,195.661 tonneaux, dont 14,171,810 au compte de la marine marchande britannique, c’est-à-dire environ les deux tiers.

Il y a à Singapour 86,766 Chinois pour 2,769 blancs ; et dans l’ensemble des Straits Settlements (Singapour, Penang, Malacca, etc.) un total de 174,327 Chinois sur une population totale de 423,384 individus. Il n’y a pas un seul Européen qui comprenne leur langage ; ils vivent forcément à l’écart, ignorans des projets du gouvernement, des idées des Européens ; ils sont la proie de toute sorte de préjugés, vivent sur leur esprit exclusif et cèdent facilement à leur goût pour les sociétés secrètes, dont quelques-unes sont fort dangereuses. En 1887, elles comptaient à Singapour 62,376 membres, à Penang 92,581. Que la nouvelle se répande dans cette foule grossière et fanatique que leurs frères d’Australie sont persécutés, maltraités, le bruit sera rapidement dénaturé, grossi, et nul ne sait quelles conséquences terribles pourraient s’ensuivre.

En Birmanie, les Anglais reconnaissent qu’ils ont besoin des Chinois, ils les accueillent, ils les flattent. En juin 1887, sir Charles Bernard s’exprimait ainsi : « De tous les étrangers réunis aujourd’hui (à l’occasion du jubilé de la reine), il n’y en a pas qui nous soient plus sympathiques que les Chinois, dont l’énergie et le caractère industrieux sont appelés à rendre de grands services à la Birmanie… Le gouvernement de la reine désire vivement faire tout son possible pour que la Birmanie soit un séjour agréable pour les résidens chinois… » Commentant ce speech, l’India Times ajoutait : « La présence des Chinois dans la haute Birmanie ne peut que nous être très avantageuse. Leur sobriété, leur activité, seront des facteurs puissans pour développer les ressources du pays… A Pékin, ces paroles ne peuvent manquer d’augmenter l’estime des Chinois pour nous[14]. »

A Bornéo, la même nécessité se fait sentir. Sir Spencer Saint-John, consul-général, dans un rapport adressé à son gouvernement disait : » Il est très facile de mettre en exploitation le nord de l’île de Bornéo et d’en tirer de bons profits. Il faut se servir des Chinois : c’est le seul peuple qui puisse aider une nation européenne à coloniser l’île[15]. »

A Hong-kong, sur une population totale de 160,402 habitans en 1881, 7,990 seulement étaient blancs ; il y avait 130,168 Chinois. Hong-kong atteignait 200,990 âmes en 1886 ; il est à présumer que l’énorme proportion de Chinois n’a pas diminué. Or ce sont les Chinois qui détiennent à Hong-kong presque tout le commerce du riz dont cette ville est le principal entrepôt dans les mers de Chine, et ce sont eux qui font les armemens et les approvisionnemens des navires[16].


IV

Le 1er janvier 1887, quelques mois après avoir quitté l’Europe, où il s’était mis fort au courant des dessous de cartes dans le jeu des forces occidentales, où il avait pris des leçons à bonne école et s’était mêlé brillamment à la partie en jouant atout à plusieurs reprises, le marquis Tseng lançait dans une Revue anglaise[17] un article concis, fortement pensé, vigoureusement écrit et qui lit du bruit dans le monde : il reconnaissait que la Chine avait dormi trop longtemps, mais il annonçait que l’heure du réveil était venue, et lui-même sonnait la diane. — La Chine jusqu’alors s’était désintéressée de ce qui se passait au dehors ; elle avait signé des traités le couteau sur la gorge, sans trop savoir à quoi elle s’engageait : le nombre de ses sujets fixés à l’étranger augmentant sans cesse, les intérêts extérieurs de l’Empire croissant de même, la Chine allait se mettre à avoir une politique étrangère : « Sa politique étrangère aura pour objet de préparer et d’obtenir la révision des traités existans dans un sens qui s’accorde mieux avec la place que la Chine occupe en tant que grande puissance asiatique. » Ne semble-t-il pas que ce mandarin veuille plagier nos chancelleries ? Voilà assurément un style nouveau sous une plume chinoise. Mais il y a mieux : « Les outrageux traitemens que des sujets chinois, résidant en de certaines contrées étrangères, ont eu à subir, sont la honte et du gouvernement sous l’œil duquel les faits se sont accomplis et de celui dont l’indifférence à l’égard des souffrances de ses sujets résidant au dehors semble avoir favorisé ces indignités. Une commission chinoise vient d’être nommée ; elle est chargée de faire une enquête sur place et de rédiger un rapport sur la condition des nationaux à l’étranger ; on espère que cette preuve de l’intérêt que le gouvernement impérial commence à prendre au sort de ses sujets qui vont au dehors, suffira à leur assurer à l’avenir le traitement que le droit des gens et la pure humanité dictent aux nations civilisées à l’égard des étrangers qui sont leurs hôtes. » Il ajouta qu’à l’expiration de la période décennale, la Chine ne renouvellera pas les traités par lesquels elle aliène ses droits souverains sur certaines parties de son territoire concédées aux établissemens étrangers : de plus, ses efforts tendront à faire substituer le régime des traités à celui des capitulations dans ses rapports avec les étrangers. — Sans aucun doute, les Anglais se rendirent compte d’emblée que le marquis leur empruntait des verges pour les fouetter ; ils l’avaient initié aux subtilités du droit des gens avec le plus parfait désintéressement durant le conflit franco-chinois : c’était alors la France qui payait les frais de cette éducation à la fois théorique et pratique. Mais il semblait bien cette fois que l’élève s’émancipait ; l’article avait beau paraître en langue anglaise dans un recueil anglais et s’adresser à de certaines nations étrangères, plus d’un homme d’état britannique sentit, en sa conscience avisée, que l’apologue, bien que dédié à ces Yankees, à ces Hollandais, à ces Espagnols, qui avaient persécuté les fils de Hann, était de ces leçons dont tout le monde est appelé à faire son profit. L’Australie, par exemple, pouvait passer, à la rigueur, pour un de ces « pays étrangers » auxquels le marquis faisait allusion, sans compter la Colombie britannique. Il fallait assurément se préparer à du nouveau, et le nouveau ne se fit pas longtemps attendre.

La commission d’enquête envoyée à l’étranger par la cour de Pékin au début de 1887 avait à sa tête le général Wong Yung-Ho, qui parle anglais parfaitement, ayant été l’un des interprètes attachés à Gordon durant sa campagne à la tête de « l’armée toujours victorieuse. » Elle visita les Straits Settlements, Java et les autres colonies hollandaises de l’archipel malais, puis, prenant la route du détroit de Torrès, se rendit successivement dans le nord de Queensland, à Brisbane, dans les provinces de la Nouvelle-Galles, de Victoria, de l’Australie du Sud. La commission allait quitter l’Australie quand elle fut abordée, à Townsville et ailleurs encore, par les ligues antichinoises qui la pressèrent d’empêcher la venue de nouveaux Chinois dans la colonie. Le général Wong, — qui est apparemment un Chinois d’esprit, — répondit à l’une de ces députations que pour lui les fils de Han étaient assurément beaucoup mieux chez eux que dans le Queensland : en ce qui concernait La réduction des salaires, le plus simple remède était de laisser faire les Célestes à leur guise, on verrait bien alors qu’ils sont tout disposés à se faire payer plus cher même que les Européens. A Townsville, les antichinois, qui semblaient s’entendre pour donner l’avantage au général, déclarèrent dans leur adresse que « les Européens ne pouvaient pas plus se résoudre à descendre au niveau des Chinois qu’à les élever au leur, » et que, s’il n’était mis un terme à l’immigration, Queensland deviendrait pour les Célestes un séjour peu enviable. Le général fronça le sourcil et rendit cet énigmatique oracle : « A mon retour en Chine, il sera fait quelque chose, et il se pourrait bien que ce soit plus ou moins qu’il ne vous conviendrait. » La commission rentrait en août à Hong-Kong et gagnait Pékin.

Le 21 décembre, l’ambassadeur de Chine à Londres remettait à lord Salisbury une note dans laquelle il attirait l’attention du gouvernement de la reine sur les traitemens infligés aux immigrans chinois en Australie et au Canada, et demandant qu’une enquête fût instituée sur les mesures législatives prises contre eux par les législatures de ces colonies. C’est cette note qui, transmise aux gouvernemens coloniaux, mit le feu aux poudres. Ce fut le prétexte d’une recrudescence d’agitation antichinoise en mai 1888 : on en a lu le récit plus haut. La conférence intercoloniale se réunit à Sydney, et, le 13 juin, lord Salisbury en informait l’ambassadeur de Chine, ajoutant que cette conférence allait rechercher le moyen d’établir une législation qui conciliât les demandes des colons avec celles du gouvernement chinois.

Le fond de la question, dont on parlait le moins possible, reposait en somme sur les droits parfaitement définis que les traités reconnaissent aux sujets chinois. Quels sont-ils ? L’article 1er du traité de Nankin (29 août 1842) stipule que les « sujets de l’empereur de Chine et de la reine Victoria jouiront de pleine sécurité et protection pour leur personne et leurs biens dans les limites îles états respectifs des deux souverains. » Par l’article 1er du traité de Tien-tsin (1858), celui de Nankin est « renouvelé et confirmé. » Par l’article 13 du même traité, le gouvernement chinois consent à ne mettre aucune restriction à l’emploi des sujets chinois par des sujets britanniques dans les limites de la loi. » L’article 5 de la convention de Pékin, signée le 24 octobre 1860, dispose : « Aussitôt que les ratifications du traité de 1858 auront été échangées (elles le furent le même jour, 24 octobre 1860), Sa Majesté l’empereur de Chine rendra un décret ordonnant aux hauts fonctionnaires de toutes les provinces de proclamer dans l’étendue de leur juridiction que les Chinois, désireux de trouver un emploi dans les colonies britanniques et autres pays d’outre-mer, sont entièrement libres de contracter des engagemens à cet effet avec des sujets britanniques et de s’embarquer à bord de tout vaisseau britannique dans les ports ouverts de l’Empire ; de plus, les hauts fonctionnaires susdits s’entendront avec le représentant de Sa Majesté britannique en Chine pour instituer tels règlemens que les conditions spéciales à chaque port rendront nécessaires pour la protection des Chinois émigrant ainsi que convenu. »

Il semblait difficile aux ministres de la reine qui avait signé ces traités de nier les engagemens précis et solennels qu’ils renferment. C’est cependant ce que n’hésitèrent pas à faire, au nom du gouvernement, deux membres du Colonial Office. Le baron H. de Worms dit, le 1er juin, aux communes : « Encore que l’empereur de Chine se soit engagé par traité à ne point empêcher ses sujets de quitter la Chine pour émigrer aux colonies britanniques, le gouvernement de Sa Majesté la reine ne s’est nullement engagé, de son côté, à garantir aux émigrans chinois l’entrée des colonies britanniques selon leur bon plaisir ; en somme, l’engagement n’a pas été réciproque. » Le 8 juin, lord Knutsford déclarait à la chambre haute que, « selon lui, il n’y avait pas de raison de supposer que les mesures législatives (irises par les Australiens fussent en contradiction avec le traité de Tien-tsin. » Les écrivains irresponsables de la presse vont plus loin encore : un correspondant du Globe (14 juin 1888) déclare crûment : « Le traité de Tien-tsin était notre traité, non celui de la Chine… La clause de la nation la plus favorisée nous a été concédée, mais nous n’avons nullement accordé la réciprocité. »

Un correspondant du Times, homme fort compétent[18], répond longuement à ces interprétations diverses : Les Chinois, dit-il en substance, ont ou n’ont pas le droit de pénétrer dans les possessions britanniques. La distinction que le baron de Worms veut établir, à savoir que, si le traité suppose que les Chinois seront admis sur le territoire britannique, la reine ne s’engage nullement à les y laisser pénétrer en nombre illimité, cette distinction ne saurait être admise. Il n’est question nulle part dans le traité du nombre de Chinois à admettre : ou bien le Chinois a droit à l’hospitalité du sol britannique, ou il n’y a pas droit ? Or la réponse ne peut faire doute. Le même écrivain rappelle au baron de Worms l’article 5 du traité de Nankin, qui, loin d’être caduc, a été fortifié par les traités subséquens. En somme, par trois traités successifs, l’Anglais a voulu « ouvrir » la Chine : il se trouve que la brèche qu’il a ouverte, en même temps qu’elle laisse pénétrer l’Anglais, offre une issue à l’émigrant chinois. Mais l’Anglais avait prévu cette conséquence, elle était même dans ses plans, puisqu’il y a vingt ou trente ans il songeait à protéger l’exode du travailleur chinois contre les résistances que les mandarins pourraient opposer à son départ. Les événemens ont marché depuis : ces traités que l’Anglais avait construits et aménagés pour sa commodité propre lui sont devenus une gêne : cela prouve-t-il en rien qu’ils n’existent plus ? Les Américains qui avaient presque littéralement les mêmes traités que les Anglais n’ont pas du tout les mêmes vues que le baron de Worms sur la réciprocité : témoin les conventions postérieures qu’ils ont signées ; témoin leur tentative diplomatique récente. — Si les Australiens ont il se plaindre d’une invasion d’étrangers pauvres, qu’ils prennent des mesures générales contre l’introduction des gens sans ressources ; mais il ne saurait leur être concédé qu’ils ont le droit de prendre des mesures d’exception contre les Chinois sans violer les traités de Nankin et de Pékin. Quand le prince de Bismarck a voulu éliminer les Français d’Alsace-Lorraine, il s’est mis à l’abri des réclamations de la France en prenant une mesure générale, en réclamant un passe-port de tout étranger sans distinction.

Ce correspondant du Times pourrait être suspect de partialité. Il est bon d’écouter d’autres avis. Or il semble bien qu’il répugne à la grande majorité du public britannique de voir déchirer des traités solennels pour le maigre bénéfice de couvrir les fautes des Australiens. Sans doute, dit-on, ces traités, qui lient aujourd’hui l’empire britannique aussi bien que l’empire chinois, avaient été conclus par nous dans la tranquille assurance qu’ils ne pourraient jamais tourner qu’à notre avantage ; c’était noire traité que nous obtenions ; quant à la Chine, il nous semblait bien que son rôle dût se borner à signer un instrument revêtu des formules généralement en usage entre les hautes parties contractantes. Elle nous joue aujourd’hui le mauvais tour de se prévaloir d’un traité que nous n’avions pas fait pour elle ; il est regrettable que notre haute situation dans le monde ne nous permette pas de faire la sourde oreille. Les convenances s’y opposent. D’ailleurs, les tribunaux britanniques semblent ne pas avoir la mémoire aussi courte ou l’imagination aussi subtile que les fonctionnaires du Colonial Office. En 1884, la législature de la Colombie britannique avait voté une loi antichinoise, dont on a lu plus haut l’étonnant préambule : tout Chinois paie une taxe annuelle de 10 dollars ; il doit être constamment prêt à exhiber le reçu de cette somme. Tout Chinois, désirant travailler aux mines, doit payer 15 dollars en sus : un certificat additionnel lui est délivré. Enfin, l’article 28 dispose que tout Chinois accusé de l’un des délits prévus par le présent act, en sera tenu coupable tant qu’il n’aura pas prouvé son innocence, c’est-à-dire que la garantie la plus précieuse que renferme le droit criminel anglais est suspendue quand il s’agit du réprouvé à face jaune. — Il se trouva un riche marchand qui résolut de résister ; ce Céleste, moins patient que le commun des fils de Han, s’appelait Wing-Chong. Il prit un avocat de talent et s’adressa à la cour suprême de la colonie, plaidant : 1° que cet act dépassait les attributions de la législature coloniale, étant un empiétement sur les droits des étrangers ; 2° que c’était un obstacle illégal apporté au commerce et à l’industrie ; 3° que c’était une violation des traités ; 4° que les taxes prévues par l’act, n’étant pas égales pour tous, étaient inconstitutionnelles. — La cour, dans un long jugement par lequel elle donnait gain de cause à Wing-Chong, condamna sévèrement cette mesure d’exception, la déclara illégale, contraire à la liberté du commerce et en violation des traités existant entre les deux Empires. — Le 3 septembre 1888, la Cour suprême de Melbourne rendit son jugement dans l’action introduite par Chun-Tsong, un passager chinois de l’Afghan, réclamant des dommages-intérêts pour avoir été illégalement empêché de débarquer à Victoria : le gouvernement de la colonie s’est vu condamner.

Cependant les diplomates n’étaient pas restés inactifs. Lord Salisbury, sans désavouer publiquement les étranges doctrines de droit international émises au parlement par ses lieutenans, jugea plus prudent ou plus habile de ne les point épouser. La Grande-Bretagne étant liée par des traités, — traités déclarés dangereux par les colonies australiennes, — la seule solution possible était de s’adresser à la Chine pour obtenir d’elle des modifications sur les points délicats. Le 18 juin, lord Carrington, gouverneur de la Nouvelle-Galles, avait envoyé à Londres, en même temps qu’une analyse des dispositions restrictives réclamées par la conférence intercoloniale de Sydney, la teneur d’un vœu émis par la même assemblée en faveur de la conclusion d’un accord international. Le 22, lord Salisbury, dans une lettre adressée à sir J. Walsham, ministre britannique à Pékin, faisait un historique de la question et concluait en l’invitant à demander au gouvernement chinois qu’il consentit à signer une convention analogue à celle que les États-Unis venaient de conclure sur le sujet. Ce document est un résumé des griefs des Australiens, dont le premier ministre de Sa Majesté se fait le porte-parole. Il proteste cependant du désir qu’entretient bien sincèrement le gouvernement britannique d’avoir pour les sentimens du peuple chinois tous les égards dus à une nation avec laquelle l’Angleterre tient à rester sur le pied de la plus étroite amitié. — N’y a-t-il pas dans ces paroles, rapprochées des propositions qui suivent, une ironie énorme qui n’a pu échapper qu’au « noble marquis ? » — Depuis un certain temps déjà, ajoute-t-il en substance, les colonies australiennes ont pris des mesures destinées à restreindre l’immigration chinoise ; et, récemment, à une sentence de la cour suprême déclarant illégale l’interdiction faite à certains Chinois de débarquer, la législature coloniale a répondu par des mesures plus restrictives encore ; « Il a paru au gouvernement de la reine que cette action de la part de la Nouvelle-Galles était préjudiciable au traitement de la question par voie diplomatique. » — C’est la seule réserve que contienne ce document ; ceci dit, lord Salisbury redevient le transmetteur des griefs australiens. — La conférence intercoloniale, continue-t-il, en vue d’aider à la conclusion d’un arrangement international, a recommandé l’abolition de la taxe établie sur les Chinois mais, considérant que les négociations entre les gouvernemens pourront être longues et que, dans l’intervalle, l’afflux des immigrans pourrait continuer, elle s’est vue « contrainte de légiférer immédiatement en vue de protéger les citoyens contre une invasion qu’ils redoutent, non-seulement pour l’influence qu’elle pourrait avoir sur les salaires, mais aussi sur la condition sociale et morale du peuple. »

Telle est l’entrée en matière d’un ministre des affaires étrangères qui vient solliciter d’un état étranger qu’il renonce aux garanties et aux droits que les traités accordent à ses sujets. Et tandis que lord Salisbury, au nom du gouvernement de la reine, entreprenait de régler la question de concert avec celui de l’empereur de Chine, lord Carrington, gouverneur de la Nouvelle-Galles, donnait, au nom de la même reine, son assentiment aux nouvelles mesures restrictives que lord Salisbury avait déclarées préjudiciables à l’action diplomatique.

Toute l’argumentation de la conférence de Sydney et de lord Salisbury, — qui semble s’être résigné au rôle de canal de communication entre les colonies australiennes et le Tsung-li-Yamên, — toute culte argumentation tombe devant ce fait que la convention signée à Washington n’a pu obtenir la ratification de Pékin. Le gouvernement chinois sera-t-il plus disposé à conclure une convention analogue avec l’Angleterre ? On peut en douter si l’on songe à la façon dont la question se pose et dont les négociations sont engagées. Le même correspondant du Times, qui semble s’être donné pour mission de mettre le public britannique au courant des intentions de la diplomatie chinoise, dit : « Le traité a été rejeté parce qu’il était tel qu’aucune puissance indépendante et jalouse de sa dignité n’en aurait voulu signer un pareil. » Pourquoi le Tsung-li-Yamên a-t-il attendu à la dernière minute pour anéantir une convention lentement élaborée ? Parce que la diplomatie est un art nouveau en Chine ; parce qu’aucune loi n’y a jamais clairement déterminé à qui revient le pouvoir de conclure les traités. Les choses se passent ainsi : le Tsung-li-Yamên consent à négocier ; mais toutes les négociations, même le fait qu’elles sont engagées, sont tenus secrets, jusqu’au jour où le résultat final est rendu public ; c’est alors seulement que l’opinion publique dit son mot[19], et le gouvernement règle sa conduite en conséquence. Dans le cas présent, toutes les illégalités, tous les mauvais traitemens auxquels les Chinois ont été en butte, furent révélés à la fois : car à la nouvelle que le gouvernement anglais allait négocier un traité avec celui de Pékin, les corporations chinoises d’Australie se mirent non-seulement en relation avec le ministre de Chine à Londres, mais hardiment télégraphièrent leurs griefs au Tsung-li-Yamên. « La situation de la Chine dans l’espèce est fort simple : elle n’a en aucune façon le devoir d’aider les puissances étrangères à se tirer de leurs difficultés intérieures ; elle n’a point de propositions à faire, elle maintient les droits accordés à ses sujets par les traités. »

Si l’on se souvient des déclarations énergiques du marquis Tseng, on comprendra que la Chine ne soit pas disposée à rien abandonner de ses droits et qu’elle soit décidée au contraire à les faire respecter. Le marquis exerce aujourd’hui une influence considérable sur les affaires étrangères de l’empire. Quelque intérêt qu’ait la Chine à entretenir des relations amicales avec l’Angleterre, elle n’ira pas jusqu’à se remettre entre ses mains sans condition. Il y a bien des raisons de croire qu’elle sent toute la force de sa situation et qu’elle ne signera plus de traités sans y trouver, elle aussi, son avantage ; elle se sait « grande puissance ; » et le propre d’une grande puissance, — elle l’a appris à ses dépens. — n’est-il pas d’exiger beaucoup en donnant peu ? Aussi bon nombre de sujets britanniques trouvent-ils qu’il est risqué d’engager des négociations avec la Chine, qu’il y a plus à perdre qu’à gagner : il serait plus digne, plus simple et plus prudent de chercher une solution « impériale[20]. »

Le transport des émigrans chinois en Australie, au Canada, aux États-Unis, est tout entier outre les mains de sujets britanniques. Ce trafic se fait sous le contrôle des autorités britanniques, sous la protection des couleurs britanniques du point de départ au point d’arrivée. Le centre d’où il rayonne est Hong-Kong. De là partent les navires qui vont déverser leur cargaison jaune à Brisbane, Sydney. San-Francisco, Vancouver. C’est une industrie organisée. Les coolies sont enrôlés en Chine, transportés à Hong-Kong : là ils signent des engagemens et sont distribués entre les diverses corporations qui se partagent les colonies[21]. On a lu plus haut la protestation de la chambre de commerce de Hong-Kong contre les entraves apportées à ce trafic par les colonies australiennes. Il est singulier que depuis des années une colonie britannique s’obstine à monder d’immigrans chinois une autre colonie britannique qui s’en veut débarrasser à tout prix. Tout gouvernement, moins désireux que le gouvernement britannique de ne pas « se faire d’affaires » avec ses colonies, eût vu d’emblée que la solution n’était pas à Pékin, mais à Hong-Kong. Il eût choisi, au lieu du rôle commode de spectateur indifférent, celui, plus épineux mais plus digne, d’arbitre impartial, et se fût sans doute épargné un pas de clerc diplomatique.


V

Depuis quelques années, une vague terreur nous vient de l’Extrême-Orient, celle de l’homme jaune ; longtemps nous avions ri de lui, et voilà que nous sentions obscurément que le temps d’en rire est passé. On se mit en Europe à parler un peu en l’air du « péril chinois » comme d’une de ces menaces si lointaines qu’elles flottent encore au pays brumeux des hypothèses et ne viennent pas jusqu’au fond de nous émouvoir notre égoïsme. Cependant les Californiens, les Australiens, qui voyaient le monstre en face, lui déclaraient la guerre et juraient de l’exterminer. Le baron de Hübner, au retour d’un long voyage « à travers l’empire britannique, » publiait ses impressions en 1885 : il ne cachait point que les progrès des fils de Han au dehors l’avaient frappé, que, réunissant en un faisceau tous les signes de leur force pour en mesurer la résistance, il se sentait profondément ébranlé dans sa sécurité héréditaire d’habitant du vieux monde ; il énumérait les belles colonies où l’Anglo-Saxon, l’Européen, se rencontrent avec le Céleste, où la lutte est engagée ; et de la tournure que prennent les choses, il se voyait amené à déduire des vues très sombres sur l’issue du choc entre la civilisation blanche et l’invasion jaune au XXe siècle.

Où est le vrai péril ? Faut-il craindre une inondation humaine qui submerge l’ancien continent et les pays neufs que les Européens avaient conquis à leur race ? Faut-il craindre, comme les Australiens elles Américains, une invasion pacifique de travailleurs jaunes, redoutables, par leurs qualités et leur peu de besoins ? Le péril est-il là ? Est-il ailleurs ?

« La Chine depuis des siècles était endormie ; mais la vie ne l’avait pas abandonnée. Elle fut réveillée par le canon européen. Le traité de Nankin, en 1842, ouvrait quatre nouvelles brèches dans la muraille d’exclusivisme : Amoy, Fou-tchéou, Ning-Po et Shang-Haï, — ajoutés à Canton, — formaient cinq points de contact entre la Chine et l’Occident. Cela commença à tirer la Chine de ses rêves saturniens. Mais il fallait plus encore pour l’éveiller tout à fait. Il fallait que le feu du palais d’Été lui brûlât les sourcils ; il fallait que le Russe atteignît, Kuldja, que le Français s’emparât du Tonkin… La Chine n’est déjà plus ce qu’elle était il y a cinq ans ; chaque rencontre, et surtout la dernière, en lui montrant sa faiblesse, lui a découvert en même temps sa force. » C’est le marquis Tseng qui parlait ainsi à la fin de 1886.

La Chine est réveillée : faut-il voir dans ce réveil un danger pour l’Occident ? « Non, répond-il ; les Chinois n’ont jamais été une race agressive : la Chine n’est pas dévorée de cette soif de conquêtes qui caractérise d’autres nations, et, contrairement à l’opinion généralement répandue en Europe, elle n’a nullement besoin de chercher dans d’autres contrées un déversoir nécessaire pour son trop-plein de population. »

L’étude attentive des faits confirme ces paroles du marquis Tseng. A y regarder de près, il semble bien que l’émigration n’est pas pour la Chine une nécessité vitale ; il semble même que l’Empire du Milieu pourrait, si la population était convenablement répartie et la terre partout mise en valeur, nourrir le double du chiffre énorme d’habitans qu’elle contient aujourd’hui.

Les statistiques parvenues au ministère des finances chinois pour l’année 1885 accusent un chiffre de 319.383.500 habitans pour 15 provinces ; les cinq autres au recensement précédent représentaient 63.046,072 habitans, ce qui fait un total de 392 millions, non compris les pays vassaux, Thibet, Kashgarie, Hikuldja, Corée. Ces chiffres, fournis pour les besoins du service de l’impôt personnel, sont forcément au-dessous de la vérité. Le recensement de 1760 avait donné un total de 197 millions, celui de 1821 355 millions d’habitans.

Le docteur Wells Williams[22] calcule qu’en adoptant le chiffre de 362 millions pour les 18 provinces de la Chine propre, représentant 1.300.000 milles carrés, on obtiendrait une proportion de 268 personnes par mille carré : or la moyenne correspondante était aux derniers recensemens de 289 en Angleterre. 249 en Italie, 213 en Allemagne et an Jupon, 440 au Bengale. Mais les 9 provinces orientales de la Chine, qui forment les deux cinquièmes de la superficie totale et renferment les terres les plus fertiles de l’empire, portent 458 personnes par mille carré, tandis que la proportion correspondante dans les autres provinces, représentant les trois cinquièmes de la superficie totale, n’est que de 154[23]. Le même auteur évalue à 650 millions d’acres l’étendue des terres cultivées en Chine, ce qui fait 1 4/5 acres par habitant ; en France, la proportion correspondante est de 1 2/3. Or, si l’on songe aux méthodes de culture employées, si minutieuses que rien n’est perdu, si l’on songe que tout le sol cultivé produit de la nourriture pour l’homme, qu’il n’y a pas de prairies, qu’on ne fait pas de fourrage ; qu’il y a souvent trois récoltes par an dans les régions favorisées du nord-ouest ; que, grâce à la perfection où les Chinois ont porté la pisciculture, les rivières et les viviers fournissent du poisson en quantité prodigieuse, — on se convaincra que la Chine produit grandement assez pour nourrir ses habitans.

Sans doute il y a eu des famines terribles, des catastrophes qui ont chassé d’une province des millions d’habitans, les rejetant au-delà des mers ou les forçant à émigrer à l’intérieur : mais c’étaient des causes passagères, aucune d’elles n’a persisté ; et il y a tout lieu de croire qu’elles deviendront moins fréquentes et moins funestes. De 1842 à 1882, de singulières fluctuations se sont produites : on constate dans la province métropolitaine de Petchili une diminution de 18 millions d’habitans ; même diminution dans les provinces de Tchekiang et Kiang-Sou, toutes deux situées dans la vallée du Yang-tse ; pendant la même période, le Yunnan s’accroissait de 6 millions, le Sze-Chuen de 45 millions d’habitans.

Les causes d’accroissement de la population en Chine n’ont pas cessé d’opérer : ce sont le soin apporté à la culture, la fertilité du sol, le souci qu’ont les parens devoir leurs fils mariés à dix-huit ans, le désir qu’ont les femmes de se marier à dix-sept ; le partage égal des héritages entre les fils ; les habitudes d’épargne enracinées dans le peuple ; le caractère laborieux et l’habileté manuelle du Céleste. Si des Chinois se sont vus contraints de quitter leurs foyers pour aller chercher fortune à Cuba, au Pérou, aux États-Unis, dans les colonies britanniques, c’est par la même raison que d’autres ont dû émigrer à l’intérieur. Les provinces se peuplaient et se dépeuplaient tour à tour, suivant que les cataclysmes physiques ou les catastrophes sociales atteignaient l’une ou l’autre. Les inondations formidables de plusieurs grands fleuves, les longues et sanglantes rébellions des Taïpings et des musulmans ont été les principales de ces causes accidentelles. « Dans ses vastes domaines, la Chine a de la place pour tous ses prolifiques enfans. Elle n’a nul besoin de recourir à l’émigration ; ce qu’il lui faut, c’est une organisation convenable qui répartisse également la population. Dans la Chine propre, particulièrement aux endroits qui furent les foyers de la rébellion des Taïpings, des terres en grand nombre sont tombées en jachère : en Mandchourie, en Mongolie, dans le Turkestan chinois, d’immenses espaces de pays sont demeurés vierges des atteintes de la charrue. Non-seulement pour des motifs économiques, mais aussi pour des raisons stratégiques, la colonisation de ces territoires excentriques est devenue indispensable. Le gouvernement impérial l’a reconnu récemment, et il n’a cessé depuis lors d’encourager, dans certaines parties très peuplées de l’empire, un mouvement centrifuge de la population[24]. » Le développement des moyens de communication, en même temps qu’il facilitera cette colonisation intérieure, en rendant plus accessibles les districts situés à la périphérie, réduira la fréquence des famines en permettant aux inégalités des récoltes dans les diverses provinces de se compenser pur des échanges opérés à temps.

Toutes ces raisons tendent à prouver que la Chine actuelle possède dans son sol des ressources suffisantes pour nourrir une population plus nombreuse encore que celle qu’elle renferme. Une dernière considération viendra rassurer les esprits tourmentés de la crainte d’une inondation humaine, inévitable dans l’avenir : l’industrie moderne se crée en Chine, elle ne tardera pas à se développer ; l’établissement de manufactures, l’exploitation des mines, l’introduction des chemins de fer, seront de nouvelles sources de richesse ; elles feront vivre des milliers d’individus qui n’avaient jusqu’ici d’autre ressource que l’agriculture. L’industrie mécanique sera comme une soupape de sûreté ouverte aux énergies humaines dangereusement accumulées dans les provinces trop peuplées.

Ce n’est donc pas du danger d’être submergés par les flots pressés des fils de Han que se doivent inquiéter le vieux monde ni même les colons qu’il a envoyés coloniser les pays d’outre-mer.

S’il y a un péril chinois, c’est dans le développement économique qu’est appelé à prendre l’Empire du Milieu. Le temps est passé du dédain que les Célestes professaient pour les « barbares. » — « Il est grand temps, dit un remarquable document officiel de 1887[25], que des mesures soient prises pour inoculer des forces nouvelles au corps de l’état ; le seul moyen d’y parvenir est d’introduire l’étude de la science et des arts mécaniques de l’Occident. » En conséquence, ce rapport propose que, dans les programmes des examens, aux sujets traditionnels sur les classiques et la poésie soit ajoutée une épreuve de mathématiques. Et si ces examens du premier degré révèlent des talens capables de pousser plus loin ces études nouvelles, leurs noms seront enregistrés et ils seront admis à subir à Pékin un examen d’un ordre plus élevé sur les matières suivantes : philosophie, mathématiques, mécanique, art de l’ingénieur, tactique militaire et navale, artillerie de marine, torpilles, droit international[26], histoire.

Mais les sujets de Kwang-sû n’avaient pas attendu, pour se mettre au fait des procédés de « la science occidentale. » que le Tsung-li-Yamên eût donné le signal de l’abandon définitif des préjugés traditionnels. Partout où les fils du Ciel sont entrés en contact avec les Européens, ils se sont mis à bonne école, et bon nombre d’entre eux ont surpassé leurs maîtres. Les étonnantes aptitudes du Chinois pour le commerce sont connues de longue date ; l’expérience prouve aujourd’hui qu’il n’est pas moins habile industriel.

« Tous ceux qui visitent Singapour, Bang-Kok, Saïgon, Batavia, dit M. de Lanossan, sont frappés de l’importance prise dans ces villes par les commerçans et les ouvriers chinois : je ne parle pas de Hong-Kong, où les Européens sont noyés dans la population indigène… Ils y détiennent non-seulement le petit commerce et les petites industries, mais encore une grande partie des affaires commerciales et financières les plus importantes. A Singapour, on les voit partout dans les magasins, dans les bazars, dans les grandes maisons de commerce, sur les quais. A Bang-Kok, ils concentrent entre leurs mains tout le commerce du riz, l’industrie du décorticage des beaux paddys siamois et la majeure partie des scieries de bois de teck. En Cochinchine, c’est entre leurs mains que passent les 500.000 tonnes de riz ou de paddys que la colonie exporte chaque année. — Partout le voyageur retrouve le marchand et l’industriel chinois prêts à lui vendre on à fabriquer pour lui quelque chose. A Shang-Haï, les Chinois sont les maîtres du commerce des thés ; dans tous les ports de la mer de Chine, les banques chinoises figurent parmi les plus importantes. Dans les grandes villes de l’Extrême-Orient, la concurrence existe non-seulement entre les commerçans chinois et les commerçans européens, mais encore entre les produits de la Chine et ceux de l’Europe, et la victoire appartient souvent aux premiers. »

La main-d’œuvre en Chine est à un prix dérisoire. Le manœuvre employé par un Chinois qui le défraie de tout, se contente d’un salaire mensuel de 1/3 à 2/3 de taël (soit de 2 fr. 50 à 3 fr. 75). L’Européen paie le même manœuvre. — qui doit subvenir à son entretien, — 3 ou 4 taëls par mois (de 18 fr. 75 à 25 francs). Dans les métiers exigeant un apprentissage et des connaissances techniques, l’abondance d’artisans, consommés est telle que, grâce à la concurrence, les salaires restent toujours très bas.

Les travaux les plus délicats de la construction ou de la mécanique, dit encore M. de Lanessan, n’échappent pas plus que les autres à l’intelligence et à l’activité des ouvriers chinois. On les retrouve dans les grands ateliers de maçonnerie, de menuiserie, de charpente, de serrurerie aussi bien que dans les arsenaux. Ils y manient les outils les plus délicats et les plus modernes. — Le jour où parmi ces ouvriers dressés par nous, il s’en trouvera quelques-uns, une élite, qui, rentrant en Chine, y implanteront toutes ces industries, utilisant le merveilleux pouvoir d’adaptation de la race, le bon marché de la main-d’œuvre, la réserve inépuisable d’hommes, les matières premières de toute sorte que renferme en quantités intimes cet immense empire, ce jour-là ils seront en mesure de porter jusqu’en Europe la concurrence terrible qu’ils nous font déjà sur les marchés de l’Extrême-Orient. Et ce jour-là n’est peut-être pas éloigne de nous. Les habiles commerçans chinois, déjà en possession de capitaux énormes, d’une flotte commerciale considérable, sauront créer des débouchés à l’industrie chinoise. S’il y a peu de chances, selon nous, « de voir un jour une population jaune pulluler dans nos rues, » il est permis de prévoir celui où les produits de la race jaune « encombreront les étagères de nos grands magasins. »

La Chine se met à construire des railways : plusieurs lignes sont en exploitation dans le Nord ; deux lignes viennent d’être ouvertes à Formose et de Tien-tsin à Tykoo. On peut croire que les railways se développeront aussi vite que les télégraphes. En 1880, il n’y avait pas 1 mètre de fil sur toute la surface de l’empire : aujourd’hui Pékin est relié à Shang-Haï, à Tien-tsin, à Canton, à Vladivostock, et à toutes les capitales de provinces ; Pékin est même relié à l’Europe par fil terrestre grâce à la jonction établie à Hong-Tcheng sur la frontière russo-chinoise près de Possiet. — La presse indigène progresse constamment ; elle s’étudie à instruire, à diriger l’opinion, à entretenir le sentiment national. Des encyclopédies, des dictionnaires traduits ou compilés des œuvres analogues de l’Occident, et renfermant une foule de détails techniques, sont publiés et vendus par milliers à des prix infimes.

La Chine se réveille. Ses rapports avec les puissances étrangères en subissent, l’influence. La Chine a senti sa force ; elle s’est rendu compte qu’elle était une grande puissance, elle aussi ; elle s’apprête à jouer ce rôle. Sa diplomatie change d’allures ; elle quitte son attitude résignée, indifférente. Elle s’intéresse aux affaires du monde ; elle connaît l’Europe, ses dessous, les intérêts divergens des différentes nations ; elle profite de leurs rivalités. Elle veut être traitée sur le pied d’égalité : elle réclame contre les mauvais traitemens infligés à ses sujets, contre les mesures d’exception dirigées contre eux. Elle veut obtenir le droit d’avoir des consuls à l’étranger pour prendre en main leurs intérêts[27]. Les diplomates qu’elle enverra au dehors seront recrutés parmi les jeunes mandarins que le Tsung-li-Yamên reconnaît la nécessité d’initier aux « sciences occidentales. » Le Tsung-li-Yamên en fait la franche déclaration dans le document cité ; il ne veut plus de purs lettrés, « de bavards creux » pour représenter la Chine au dehors. — La Chine est décidée à se faire respecter : sa diplomatie y veillera, appuyée par une année solide et une marine puissante.

Aujourd’hui, l’escadre chinoise du Nord, qui faisait l’été dernier d’importantes manœuvres dans le voisinage de Port-Arthur, est déclarée, par les officiers de marine anglais eux-mêmes, égale au moins, sinon supérieure, — pour le matériel et l’armement, — à la flotte britannique dans les mers de Chine. Cette escadre chinoise comprend entre autres deux croiseurs Armstrong, le Ching-Yuen et le Chi-Yuen, construits en 1887, — et qui oui presque atteint la vitesse de 19 nœuds durant les manœuvres récentes. Il n’y a pas dans les mers de la Chine un seul croiseur anglais qui puisse les suivre. Les autorités navales chinoises viennent d’entreprendre la construction d’une série de torpilleurs à l’arsenal de Fou-tchéou, sur le modèle du Yarrow, sorti d’un chantier de la Tamise il y a environ deux ans, et qui est considéré comme presque parfait. « La flotte de Li-Hung-Chang ne prête pas à rire, disait récemment un Anglais bien informé ; bien dirigée, avec de bons équipages, elle serait pour notre flotte d’Orient un ennemi dangereux à attaquer. Or la flotte de Li, l’escadre Pei-Yang, n’est qu’une partie des ressources navales de la Chine. Quoique les escadres de Canton et de Fou-tchéou traversent une période critique, elles aussi sont en progrès, et, quand les trois flottes auront été réunies sous la même direction et le même contrôle, elles formeront une force imposante. »

Li-Hung-Chang travaille aussi à la réorganisation de l’armée. Et la France ni l’Angleterre ne peuvent oublier qu’en s’avançant au Thibet, en Birmanie, au Tonkin, en cherchant le contact de l’empire chinois, elles lui ont donné une prise directe sur elles.

Si nous n’avons pas cru devoir partager les craintes bruyantes des Australiens, si nous nous sommes refusé à prédire la submersion de la race blanche sous une immense nappe jaune, nous n’en avons pas moins reconnu que l’agitation antichinoise, qui se répand comme un mal contagieux de Californie aux îles Sandwich, des Sandwich en Australie, d’Australie aux Philippines, est le symptôme d’une lutte qui ne fait que de commencer. Elle s’annonce comme une lutte de races, mais elle sera surtout une lutte économique. Les armes employées seront l’activité industrielle et l’habileté commerciale. Peut-être verrons-nous notre marché écrasé, nos ouvriers réduits à la famine : alors nous en viendrons aux expédiens que la nécessité pressante nous suggérera. Après avoir ouvert la Chine à coups de canon au nom de la civilisation, nous en viendrons à élever contre l’invasion des produits de l’extrême Orient notre muraille de Chine : nous ferons des lois contre le Fils du Ciel, nous lui fermerons nos ports : nous retomberons dans la « barbarie » d’où nous prétendions l’avoir tiré. Les « barbares » seront vengés !


MAX LECLERC.

  1. Un bill, en ce sens, a été déposé au congrès en février dernier : Ne pourra devenir citoyen américain que quiconque aura résidé cinq ans au moins dans le pays, et sera en état de lire la constitution américaine dans le texte anglais.
  2. Au Congrès, le Comité d’enquête sur les abus auxquels donne lieu l’immigration a introduit, en février dernier, un bill dont voici les principales dispositions : « L’accès des États-Unis est interdit à tout individu idiot, aliéné, indigent, criminel, etc., polygame, socialiste ou anarchiste ; ou à quiconque est engagé par contrat pour exécuter un travail quelconque ; ou dont le passage a été payé moyennant une promesse de travail. Les professeurs d’université et les ministres du culte sont seuls exceptés de ces interdictions. Il est, en outre, stipulé que toute personne contrevenant à la présente loi, par action ou par assistance, sera passible d’une amende maxima du 1,000 dollars et d’un emprisonnement de trois ans. L’immigration par mer sera limitée pour chaque navire à un passager pour cinq tonnes de jauge, les enfans non compris. Toute contravention sera punissable de 500 dollars d’amende. Une taxe de 5 dollars par tête sera perçue sur chaque immigrant ou sur chaque personne, quelle qu’elle soit, arrivant aux États-Unis, excepté les représentans diplomatiques et consulaires des puissances étrangères. Toute personne ayant l’intention d’immigrer aux États-Unis devra en faire, trois mois d’avance, la déclaration au consul américain le plus rapproché de sa résidence, qui devra, dans l’intervalle, faire une enquête sur le caractère, la position, etc., du postulant et lui délivrer, s’il y a lieu, un certificat attestant qu’il remplit les conditions nécessaires pour devenir un citoyen désirable des États-Unis. » — Le consul des États-Unis à Berlin mandait à ce propos à son gouvernement que l’on se préoccupait beaucoup en Allemagne des réformes projetées en Amérique parce que l’on prévoit que les mesures proposées auront des conséquences incalculables : ce sera une révolution dans les conditions de l’émigration d’Europe en Amérique.
  3. D. Bellet, Rev. scient., 21 juillet 1888.
  4. D. Bellet.
  5. Loc. cit.
  6. Wicked and lawless.
  7. Times, 19 mai 1888.
  8. Quarterly Review, july 1888.
  9. Times, 22 août 1888.
  10. Times, 19 mai 1888.
  11. Ibid., 4 septembre 1888.
  12. Times ; 22 mai 1888.
  13. Millot, le Tonkin. Paris, 1888. — Statesman’s Yearbook, 1888.
  14. Millot, loc. cit. — Je suppose qu’on se demandera plutôt à Pékin ce qu’il faut penser des chinoiseries de la politique britannique. Il est même à présumer qu’avant d’engager plus à fond les négociations désirées, le marquis Tseng proposera à sir John Walsham de résoudre au préalable ce petit problème académique : sous quelle latitude le Chinois est-il un animal sympathique ? sous quelle latitude est-il un être immoral, malodorant ?
  15. Millot.
  16. De Lanessan.
  17. Asiatic Quarterly.
  18. Nous avons des raisons de croire qu’il n’eut autre que sir Halloway Macartney, secretaire de l’ambassade chinoise à Londres, qu’en fait il dirige.
  19. Il arrive parfois que le populaire manifeste assez brutalement son opinion. On télégraphiait au Standard, le 6 septembre, de Shang-Haï : « La question de savoir si le traité avec les États-Unis, relatif à l’émigration, sera ratifié après modifications, suscite d’âpres discussions. Des émeutes ont éclaté à Canton, où le palais du ministre chinois à Washington a été assailli par la populace, furieuse du rôle qu’il a joué dans la négociation de la convention. »
  20. Quelle contenance tenir s’il prenait fantaisie au Tsung-li-Yamên de répondre à la note de lord Salisbury par une transposition de ce document, où la prose de l’homme d’état anglais serait simplement démarquée : « La présence des nombreux sujets britanniques qui résident dans quelques villes de la Chine est nuisible, attendu qu’ils ne s’assimilent pas à la population chinoise, qu’ils ne s’établissent que rarement, — on peut même dire jamais, — comme colons définitifs ; que, bien au contraire, ils demeurent essentiellement étrangers dans leurs manières, leurs coutumes, leur religion, et qu’ils retournent en Angleterre après avoir gagné en Chine assez d’argent pour suffire à leurs besoins dans leur pays natal. »
  21. 82,897 émigrans chinois sont partis du port de Hong-Kong en 1887, en augmentation de 18,000 sur l’année 1886. Ces chiffres représentent le total de l’émigration chinoise pour l’année 1887 : tous les émigrans, en quelque lieu du monde qu’ils se rendent, s’embarquent à Hong-Kong.
  22. The Middle Kingdom.
  23. En 1882, la province de Huan, où la population était le plus dense, comptait 822 habitans par mille carré ; venait ensuite Shantung avec 557 ; au bas de l’échelle, Kwang-si avec 65, et Kiui-su avec 62 habitans par mille carré.
  24. Marquis Tseng.
  25. « Mémoire du Tsung-li-Yumên proposant un plan de réforme pour l’introduction des mathématiques et autres sciences occidentales dans les concours provinciaux et métropolitains pour l’admission aux emplois civils. » (12e année de Kwanp-sû, 1887.)
  26. Sic dans le Mémoire officiel : Comment douter après cela que la Chine soit décidément entrée dans les voies de la « civilisation occidentale ? »
  27. Ce droit lui a été accordé en principe dans le dernier traité de commerce avec la France. Elle a simplement consenti à en ajourner l’exercice. Elle a déjà des consuls à San-Francisco, à Philadelphie, à New-York, à la Havane, à Singapour, au Japon, au Pérou.