L’Attaque des côtes

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L’Attaque des côtes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 422-444).
L’ATTAQUE DES CÔTES

Voici des questions qui soulèvent de vives controverses., Rien de plus naturel. La guerre maritime a déçu beaucoup d’espoirs. Les Alliés exercent sans doute la maîtrise de la mer, mais pas complètement. La Baltique reste à l’Allemagne et nous n’en sommes plus à nier l’importance de cette exception. En tout cas, on est surpris que la maîtrise de la mer du Nord n’ait pas abouti pour les Alliés à une emprise plus directe sur les eaux et sur le littoral de l’ennemi.

On observe en effet que si la flotte allemande reste enfermée dans ses rades, tout en faisant exécuter des « raids » audacieux par ses bâtimens légers, et que si le pavillon de l’Empire n’est plus porté, au large, que par des paquebots-corsaires (qui, du reste, le dissimulent plus souvent qu’ils ne le montrent), les sous-marins ne se laissent point du tout bloquer, qu’ils battent toutes nos mers avec des chances diverses, mais toujours trop grandes, enfin que le blocus qu’ils nous infligent pourrait bien, à la longue, balancer par ses résultats celui que l’Allemagne subit depuis trois ans.

Telle est, en gros, la situation, dont il ne faut pas exagérer la gravité, puisqu’après tout il ne dépend que de nous d’en modifier profondément l’aspect, mais que tous les sophismes intéressés des partisans du statu quo maritime ne masqueront pas aux yeux des peuples soumis à des restrictions économiques de plus en plus graves et préoccupantes.

Que, depuis longtemps, en face de cet état de choses, certains esprits se soient demandé si l’Entente n’avait pas fait fausse route dans le choix de sa politique navale et si le blocus à distance de l’Allemagne, qui est le fond même de cette politique, ne s’était pas montré doublement insuffisant, d’abord pour affamer et ruiner l’Allemagne dans un délai assez bref, ensuite pour nous empêcher d’être affamés et ruinés nous-mêmes, c’est ce dont on ne saurait vraiment se montrer surpris. Le contraire eût été bien étonnant, puisqu’enfin il y a toujours des gens qui observent, qui réfléchissent, qui prévoient, mais qui ont ce malheur qu’étant ainsi faits, ils déplaisent quelquefois aux masses et presque toujours à leurs gouvernans.

Il faut cependant le reconnaître impartialement : les raisons que donnent les partisans du statu quo maritime dont je parlais tout à l’heure ne manquent pas d’une certaine valeur, spécieuse au moins ; et, pour mieux combattre ces argumens, il convient de les exposer en toute franchise.

Le premier, qui a perdu beaucoup de sa force au cours de l’année 1916, mais auquel l’entrée en action des Etats-Unis procure un regain de faveur, est fondé sur l’efficacité qu’on se plaisait à attribuer au blocus à distance, surtout après qu’il fut entendu que, renonçant aux principes, — non ratifiés, heureusement ! — de la déclaration de Londres, les Alliés exerceraient le « droit de suite » sur les cargaisons transportées par les navires neutres à destination des ports des puissances limitrophes ou immédiatement voisines de l’Allemagne ; telles la Hollande et le Danemark dans le premier cas, la Norvège et la Suède, dans le second, puisque les deux derniers royaumes Scandinaves ne sont séparés des ports de l’Empire que par la Baltique[1], mer sur laquelle, comme nous l’avons remarqué plus haut, l’Allemagne garde la maîtrise.

On prétendit, en effet, bloquer nos ennemis au travers des neutres du Nord, malgré les inextricables difficultés auxquelles on s’exposait, difficultés que j’avais discrètement annoncées, il y a quelques mois, ici même[2], et sur lesquelles je me suis suffisamment étendu, le 1er juin et le 15 juillet derniers, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir.

Tant y a que le président Wilson, avec une clarté de vues, une énergie calme et un juste sentiment de ses responsabilités auxquels il convient de rendre hommage, a pris, pour résoudre le délicat problème du ravitaillement des neutres, — mais des neutres seuls, et non de l’Allemagne derrière eux, — des mesures qui seront sans doute efficaces, si les négociations manifestement « tendancieuses » des neutres en question n’aboutissent pas à de dangereuses concessions de la part de nos nouveaux alliés.

Mesures efficaces, viens-je de dire ; mais l’efficacité dont il s’agit ne vise que la stricte limitation des importations à ce qui est indispensable aux Hollandais et aux Scandinaves. C’est sans doute beaucoup, déjà, de priver à peu près nos adversaires des ressources que leur procurait l’inépuisable et fructueuse complaisance de leurs voisins immédiats, et l’on sait maintenant que l’attitude nouvelle de M. Erzberger, d’abord, de la majorité du Reichstag, ensuite, a eu pour essentielle origine la juste préoccupation des conséquences de ces faits économiques de haute portée. Malheureusement, les événemens militaires qui se déroulent sur le front russe au moment où j’écris ceci, infirment singulièrement, d’avance, les résultats du resserrement du blocus sur le front maritime. Il n’est pas permis de se faire illusion : les, empires centraux vont récupérer largement dans la Podolie, la Bukovine et la Moldavie, si le recul des Russes s’accentue, les ressources essentielles en céréales, pétroles, matières grasses, cuirs, minerais, charbon même, que le grand chemin de la mer, prolongé par les voies ferrées des neutres, ne leur apportera plus.

Ainsi, comme je le disais tout à l’heure, l’argument en faveur du statu quo maritime tiré de l’efficacité nouvelle du blocus à distance, perd de sa valeur. Peut-être observera-t-on que si cet argument voit diminuer sa force persuasive, celle des raisons qui défendent le blocus rapproché n’y gagne rien. Et en effet, il semble d’abord que des opérations sur les côtes de l’Allemagne n’auraient aucune influence sur l’exploitation « intensive » des riches terres noires de la Russie, exploitation à laquelle les Allemands se livreront certainement, en cas de succès marqué. Mais il suffit d’un peu de réflexion pour comprendre que toute opération de nature à fortifier le moral de nos alliés de l’Est dans la grande crise qu’ils subissent, à leur permettre de reprendre l’offensive et, d’autre part, à donner des craintes sérieuses à l’Allemagne pour son littoral, ses grands ports, son canal maritime, constituerait un obstacle puissant, quoique indirect, à la mise en coupe réglée de ces vastes territoires.

C’est ce que j’exposais déjà, le 15 juillet, dans cette revue[3]et, pour s’appliquer aux nouveaux « greniers » que nos ennemis vont peut-être conquérir par la trahison, plus encore que par la force des armes, mon raisonnement n’a rien perdu de sa force. Plus que jamais, au contraire, il faut tendre toutes nos volontés vers la reprise des régions dont le poulpe allemand va sucer toute la substance. Pour cela une puissante diversion dans le bassin de la Baltique, une action combinée avec la flotte russe réorganisée et avec les armées de la Dwina serait certainement très utile. Les forces de l’Allemagne sont grandes encore, et elle nous le fait voir. Ces forces s’usent cependant. Déjà les opérations sur le front Ouest en absorbent une grande part. La constitution de nouvelles armées spécialement affectées à la défense d’une côte très étendue (1 800 kilomètres, en ne mesurant que la courbe tangente aux points saillans du littoral) dépasserait probablement les ressources de l’Empire en personnel apte aux opérations de guerre.

La mise en jeu des flottes alliées, — en attendant mieux, — sur le front Nord se trouve donc toujours parfaitement justifiée par la politique générale de la guerre ; et, au demeurant, on ne niera pas que l’efficacité de la lutte économique engagée contre nos adversaires ne saurait que gagner à une attitude de nos forces navales qui, d’un côté, réaliserait le blocus effectif de tous leurs ports, de l’autre, créerait les plus grandes difficultés à leurs sous-marins, obligés de naviguer en surface pour sortir de leurs estuaires ou pour y rentrer.


Mais s’il est malaisé aux partisans de l’attitude purement défensive des flottes de l’Entente de méconnaître les bénéfices que nous procurerait l’offensive maritime, leur jeu paraît avoir des cartes sérieuses lorsqu’ils invoquent les difficultés pratiques des opérations côtières pour les escadres modernes et lorsqu’ils observent qu’en ce qui touche l’action navale dans la Baltique, on se trouve en présence d’obstacles résultant de la nécessité de franchir les eaux d’un État neutre.

Disons d’abord quelques mots sur cette dernière question. Nous exposerons ensuite les motifs exacts des appréhensions d’ordre technique manifestées par les tenans de la passivité.

Le droit de rester neutre entre deux belligérans ?… Certes, rien de plus respectable, en tout cas, de mieux établi par le droit international.

Le droit, le devoir même d’un gouvernement d’épargner à ses peuples de cruelles épreuves et même, si l’on veut, de les faire bénéficier, des avantages que peut légitimement procurer la situation d’intermédiaire économique entre les deux partis ? Cela encore se doit accorder, en principe, au moins.

En 1870, dans la dernière des grandes guerres normales, nul chez nous ne pensait à rien reprocher à la Belgique, à la Suisse, à l’Angleterre. On se bornait à regretter que cette dernière ne comprit pas, dès lors, quelles conséquences aurait pour elle-même l’abaissement de la France, l’exaltation de la Prusse, la fondation de l’énorme bloc allemand[4].

Bref, en théorie et, je le répète, dans une guerre restée normale au triple point de vue des causes initiales, du caractère général et de la durée, personne ne songerait à discuter le droit des petits États du Nord de l’Europe de se tenir à l’écart du formidable conflit.

Mais, justement, rien qui ressemble moins à une guerre normale et, disons-le tout de suite, à une guerre de peuples civilisés que celle-ci où, par la volonté bien arrêtée de l’Allemagne, conformément à un plan systématique fondé sur des théories politico-militaires qui font doctrine chez nos ennemis, l’humanité s’est trouvée reportée à plusieurs centaines d’années en arrière et où l’on a vu des hécatombes d’innocens, des destructions aussi sauvages qu’inutiles, des déportations en masse de populations réduites en esclavage, sans parler de rapines odieuses et d’écœurans crimes sadiques provoqués par le désir de terrifier les adversaires, les neutres, la terre entière, autant que par une méchanceté atavique, la schadenfreude[5].

Or, quand on constate ces faits indiscutables et que les neutres du Nord, en particulier, ne discutent plus, depuis que leurs navires de commerce sont coulés sans merci, il est impossible de méconnaître que l’on ne se trouve plus dans ces conditions normales de la guerre qui, seules, avaient permis l’établissement de règles bienfaisantes auxquelles consentaient à se plier les peuples de la « chrétienté, » et aussi ceux qui, appartenant à d’autres familles ethniques que la nôtre, sont parvenus pourtant à un degré de civilisation analogue.

Non, on n’est plus dans les conditions normales du fonctionnement de l’ancien droit. Et ce n’est pas seulement à cause du caractère de férocité que l’Allemagne et ses alliés ont donné à la guerre ; ni à cause des origines du conflit, expressément voulu et préparé par les Empires du Centre ; ni enfin à cause de la durée de cette crise affreuse, que sa longueur rend insupportable en raison même des cruautés qu’y commettent sans relâche nos adversaires… Mais c’est aussi qu’il apparaît de plus en plus que certaines neutralités sont fictives, ne profitant qu’à nos adversaires qui ont, depuis des années, tout disposé pour qu’il en soit ainsi. C’est encore que certains gouvernemens, soit par crainte, soit en vertu de considérations d’ordre dynastique, soit par suite de l’influence toute particulière qu’exerce l’Allemagne sur les chefs des partis dominans[6], se sont mis complètement dans la main de nos ennemis.

Il y a longtemps qu’un tel état de choses aurait dû provoquer, chez les puissances de l’Entente, de viriles résolutions. Le pis qu’il pût arriver était que, mis en demeure de choisir, les neutres auxquels je fais allusion prissent ouvertement parti pour les Empires du Centre, si toutefois, devant une telle honte, la conscience des peuples, souvent plus délicate que celle de leurs gouvernemens, ne se fût enfin révoltée. Or il serait facile de montrer que, dans cette hypothèse extrême, le bénéfice eût encore été pour nous. Deux ou trois centaines de mille hommes jetés dans l’un des plateaux de la balance des colossales armées modernes n’en pouvaient altérer définitivement l’équilibre, alors que le blocus du Nord aurait eu le plus haut degré d’efficacité, étant plus simple, plus facile à tenir et devenant strictement, légalement effectif, ce qui supprimait toute discussion, toute négociation, tout compromis avec les autres neutres.

Aussi bien, pourquoi s’étendre sur un sujet où l’accord est fait depuis longtemps sans qu’on ose, de ce côté-ci de l’Atlantique, l’avouer expressément, retenu que l’on est par de généreux scrupules, tandis que le chef éminent de la grande république américaine déclare sans ambages aux Scandinaves et aux Hollandais qu’il n’admet pas que leur trafic soutienne les ennemis du genre humain et contribue à faire durer une guerre abominable. Si, comme il y a tout lieu de le croire, le cabinet de Washington se tient ferme sur le terrain du refus de toute exportation en faveur des neutres qui font du négoce avec l’Allemagne, ceux-ci seront probablement obligés de prendre parti. On conviendra que la nuance est peu sensible entre cette mise en demeure et celle que les Alliés auraient pu adresser depuis longtemps aux ravitailleurs des Empires du Centre.


Je crois bien, du reste, qu’on eût fait bon marché de ces scrupules dont se rient depuis trois ans nos adversaires, si les gouvernemens de l’Ouest ne s’étaient trouvés en présence de la tenace opposition faite par la plupart des chefs des marines militaires à toute opération sur les côtes de l’Allemagne.

Quels sont exactement les motifs de cette opposition ?

Contrairement à ce que d’aucuns pensent, il ne semble pas que l’on se soit trouvé, du moins au début de la guerre, en face d’objections de principe sur les résultats de la lutte entre bâtimens de combat et défenses de côte. On voit les flottes française et anglaise attaquer les Dardanelles avec un superbe dédain des moyens que leur peut opposer le défenseur. Lorsque l’Amirauté envoie dans le Levant le « dreadnought » neuf Queen Elisabeth, nul ne doute que les canons de 381 millimètres de ce magnifique vaisseau ne réduisent en poudre les ouvrages des Turcs. On dirait que les marins les mieux avertis ont oublié le fait d’expérience de l’inefficacité relative des feux directs contre les ouvrages à terre ayant une certaine altitude. Ils ont oublié aussi les mines dérivantes et que, déjà, dans la guerre de Sécession, on s’était servi avec succès de ces engins, d’autant mieux à leur place dans les Dardanelles que le courant y est constant en direction, comme dans les grands fleuves d’Amérique. Peut-être ignorait-on, avant le 18 mars 1915, quelle était déjà l’emprise de l’Allemagne sur la Turquie et que la défense des Détroits avait été remaniée et complétée par les meilleurs techniciens. Toujours est-il que la lutte se poursuivit, ce jour néfaste, dans les pires conditions pour les cuirassés engagés dans cette vaine canonnade. On est assez d’accord aujourd’hui qu’ils n’avaient qu’à défiler rapidement, — en s’enveloppant de fumée, — devant les ouvrages de Tchanak-Nagara et que leur apparition décisive dans la mer de Marmara ne leur eût pas coûté plus de pertes que celles qu’ils essuyèrent en essayant d’éteindre successivement les feux de toutes les batteries de l’adversaire[7].

Malheureusement cet échec retentissant est immédiatement exploité par les adversaires déterminés de toute opération sur les côtes. On a tôt fait de généraliser. Et de ce que des unités de combat, — anciennes, du reste et appartenant au type « chavirable, » — ont succombé sous le choc de mines dérivantes ou de torpilles, car ce n’est pas le canon qui les a coulées, on conclut sans appel que c’est folie de risquer des dreadnoughts dans des entreprises contre un littoral défendu. Il est vrai qu’en même temps et par une contradiction singulière, on applique à ce qui reste des cuirassés mis en jeu, le 18 mars, des défenses « de fortune » qui seraient déjà fort efficaces contre les engins sous-marins ; qu’on se hâte d’étudier des dispositifs plus complets de protection et même que l’on conduit jusqu’à l’entrée des Dardanelles des monitors puissamment armés, auxquels on pourrait demander le succès dans une deuxième tentative si, justement, on n’avait pas pris la résolution d’en rester là.

Quoi qu’il en soit, on décide que les argumens en faveur de l’abstention des navires de ligne tirés de leur impuissance contre les ouvrages du détroit ottoman vaudront contre ceux qui réclament l’attaque d’une côte absolument différente par ses caractères géographiques et hydrographiques, une côte où les batteries sont privées de l’essentiel avantage du commandement et où les mouvemens de la marée ne permettraient guère l’emploi des mines dérivantes. Cette côte, il est vrai, passe pour très difficile, inaccessible, même, et nos avisés ennemis n’ont rien négligé, — allant jusqu’à la falsification de leurs cartes officielles, — pour bien établir cette opinion. J’ai déjà eu l’occasion de dire ce qu’il en était exactement d’une prétention trop facilement acceptée. Je n’y reviendrai pas et, au demeurant, nous verrons tout à l’heure qu’il n’est point nécessaire de compromettre les plus récentes unités de combat dans le détail des opérations sur les côtes.

C’est là, en effet, le point essentiel de toute discussion sur le sujet qui nous occupe : ne pas compromettre les précieux dreadnoughts !

Et si, pour justifier cette obsédante préoccupation, l’on invoque ouvertement la haute valeur militaire qu’ont ces magnifiques engins en même temps que l’énormité de leur prix de revient comparé à la faiblesse de celui d’une batterie de côte. d’une torpille, d’une mine surtout, il est clair que l’on veut avant tout se ménager pour l’après-guerre, ou seulement pour l’époque des négociations décisives, le bénéfice de l’effet moral qui s’attache à la possession d’une flotte puissante, parfaitement intacte.

A la vérité, il y a là une sorte de pétition de principe, car enfin ce n’est pas pour rehausser le prestige des grandes unités de combat, ce prestige sur lequel on fait tant de fonds, que de les montrer si soucieuses de leur conservation et si peu assurées de se conserver, en effet, en présence des armes de la guerre navale moderne. Et l’on ne voit pas bien ce que l’on répondrait au négociateur sceptique qui, menacé de l’intervention d’une quarantaine de dreadnoughls, observerait paisiblement que, demain comme aujourd’hui, ces bâtimens se montreraient fort circonspects devant les engins sous-marins.

Mais ne nous engageons pas dans une controverse délicate, difficile à épuiser, alors qu’il ne s’agit de rien moins que des problèmes les plus ardus de la politique navale, inutile enfin puisqu’aussi bien, je le disais déjà tout à l’heure, il semble possible de conduire des opérations sur les côtes sans faire sortir les navires de haut bord de construction récente du rôle exclusif qui leur a été jusqu’ici réservé.


Contre quels engins, contre quelles armes, en définitive, a-t-on à lutter quand on entreprend sur les côtes de l’adversaire ?

Il y en a de deux sortes, de mobiles et de fixes :

Les engins mobiles, escadres organisées, flottilles de bâtimens légers, petits croiseurs, destroyers torpilleurs, appareils aériens et sous-marins enfin, qui, intervertissant les rôles, peuvent tous se jeter, — simultanément ou successivement, — sur l’assaillant et réaliser ainsi l’idéal d’une « défensive-offensive » efficace.

Les engins fixes, batteries, mines, obstructions ou estacades, filets contre les sous-marins, ballons captifs, projecteurs, etc., qui attendent l’attaque, obligés de la subir au moment qu’aura choisi l’adversaire, et qui se trouvent, par-là même, placés en état d’infériorité initiale vis-à-vis de celui-ci.

La défense mobile est donc, en principe, l’organe essentiel de la sauvegarde du front maritime. Si cette défense mobile est définitivement réduite, l’assaillant est le maître de porter tout son effort sur le point de ce front qu’il juge le plus faible ou, — considération importante, — le plus intéressant en vue d’opérations ultérieures, à terre. Ainsi attaqué, ce point doit en bonne règle succomber tôt ou tard, à la condition, bien entendu, que les moyens de l’assaillant balancent, dans leur ensemble, ceux du défenseur.

Remarquons en passant que, le soir du 31 mai 1916, la « défense mobile » du littoral allemand, qui venait de donner tout entière contre la flotte anglaise, était nettement refoulée, sinon détruite. Peut-être eût-il été possible, en conséquence, de donner une sanction pratique à la victoire britannique, si l’on avait eu le matériel nécessaire à la guerre de côtes, telle qu’elle doit se développer dans les circonstances actuelles. Ce matériel, on ne l’avait pas. Il est même douteux qu’on l’ait aujourd’hui. C’est que, sans doute, si l’on ne possédait pas le matériel en question, on n’avait surtout pas le désir d’entreprendre quoi que ce fût sur la côte ennemie, et cela pour les raisons que j’exposais plus haut. Il faut dire aussi qu’en se dérobant à l’étreinte anglaise, dans la phase finale de la bataille, la flotte allemande conservait la faculté de faire un second et dernier effort sur la flotte adverse, si celle-ci avait prétendu tirer de son succès toutes les conséquences possibles. Mais quel résultat l’amiral von Scheer eût-il obtenu d’une nouvelle sortie, dans l’état de délabrement où étaient les vaisseaux qui lui restaient, le 1er juin ?…

Quoi qu’il en soit, on peut affirmer que la preuve a été faite, le 31 mai 1916, de l’efficacité du matériel et de la valeur des procédés tactiques de l’assaillant contre le matériel et contre les procédés tactiques du défenseur. Il convient toutefois de faire quelques légères réserves. C’est ainsi qu’il ne semble pas que nos Alliés aient eu sur le champ de bataille des navires de plongée plus qu’ils n’avaient d’appareils aériens. Peut-être n’employaient-ils pas non plus « certains projectiles » tandis qu’il est fort probable, sinon assuré, que les Allemands en ont usé avec quelque succès. Ces derniers ont aussi fait usage de fumées artificielles, utiles dans certains cas, dans la marche en retraite, surtout. Il n’est pas aisé de savoir si, dans cette grande bataille à péripéties très diverses et à mouvemens compliqués, ils ont mis à l’eau des mines dérivantes. C’eût été assez imprudent, ces engins ne distinguant pas l’ami de l’ennemi.

On peut compter, en tout cas, que dans une nouvelle rencontre entre la force navale anglaise, assaillante, et la « défense mobile » allemande, la première serait pourvue cette fois, de tous les engins susceptibles de rendre son triomphe plus éclatant encore que le 31 mai 1916. Dès lors, l’armée ennemie étant décidément mise hors de cause, les véritables opérations côtières pourraient commencer. Or, cette nouvelle rencontre, on peut la provoquer.

On ne saurait pourtant pas être sûr que ce processus soit observé et l’on doit admettre aussi que cette défense mobile allemande, — la Hochsee flotte, en définitive, augmentée du plus grand nombre possible de formations légères, — attendrait pour sortir de son réduit que l’adversaire eût marqué d’une manière positive ses intentions en attaquant un point de la côte. Ce serait une intervention exécutée au moment propice et non pas une attaque préventive analogue à celles auxquelles se livrent nos adversaires sur le front continental, lorsqu’ils nous soupçonnent de vouloir attaquer nous-mêmes. Jusque-là le commandement naval allemand s’en tiendrait sans doute, contre l’assaillant se rapprochant de son littoral, à des coups de surprise frappés par ses flottilles de bâtimens légers combinées avec des sous-marins et des appareils aériens, dirigeables et hydravions.

Voilà justement, dira-t-on, qui serait dangereux pour les dreadnoughts, si bien gardés qu’ils fussent. Peut-être. Mais, depuis trois ans que, dans la mer du Nord, le 22 septembre 1914, disparurent les trois beaux croiseurs cuirassés anglais, Hogue, Cressy et Aboukir, bien des procédés de protection, dont quelques-uns vraiment efficaces, ont été proposés aux amirautés. Il n’est pas possible que, si on le veut, un dreadnought à la mer, marchant à faible vitesse, dans des circonstances de temps ordinaires, ne soit pas pourvu d’un de ces dispositifs[8], aménagé, bien entendu, de telle sorte qu’il pût s’en débarrasser, le « larguer » incontinent, si les éclaireurs signalaient au loin la présence d’une armée ennemie. C’est, du reste, une question de savoir si une grande supériorité de nombre et de puissance individuelle des unités de combat ne permet pas de faire de sensibles sacrifices sur la vitesse, au moins dans une rencontre tactique. Or nous savons, — M. Lloyd George, il y a quelques jours, prenait la peine de nous le dire, — que nos alliés d’Angleterre ont, depuis la bataille du Jutland, augmenté d’une façon marquée l’effectif total et l’armement de leurs très grandes unités, lesquelles dépassaient déjà sensiblement, par le nombre et par la puissance individuelle, le 31 mai 1916, leurs rivales allemandes. Il n’est pas probable que l’état-major naval de Berlin, particulièrement occupé de construire des sous-marins et des submersibles de grande taille, ait pu lutter de ce côté-là avec l’amirauté britannique. On ne saurait tout faire à la fois, surtout quand la première matière essentielle, le fer, commence à se faire rare.

Et l’on trouverait même, au besoin, dans cet état de choses, une intéressante solution de la participation relative des grands cuirassés aux opérations sur les côtes. Car, enfin, qui empêcherait les Amirautés de l’Ouest de réserver délibérément, pour l’éventuelle bataille contre la Hochsee flotte, le nombre des dreadnoughts qui serait jugé nécessaire et d’affecter les autres, — les plus anciens, naturellement, — en même temps que les cuirassés « pré-dreadnoughts, » à la force navale chargée de l’attaque du littoral ?

Un calcul assez précis montre qu’en ne comptant que les flottes anglaise, américaine et française, on disposerait de soixante dreadnoughts, alors que les Allemands en auraient à peine vingt-cinq. L’écart est considérable, et il semble difficile d’admettre que quarante ou quarante-cinq unités de cette force ne réussiraient pas à battre la Hochsee flotte.

J’ajoute que, vraisemblablement, les anciens dreadnoughts employés à l’attaque de tel ou tel point de la côte, — à l’attaque éloignée, s’entend, leurs projectiles pouvant atteindre des portées de 18 000 à 20 000 mètres, — seraient en mesure de prendre part au moins à la dernière phase de la lutte. Pour ne parler que de la mer du Nord, il est aisé d’imaginer un dispositif d’ensemble de la force navale assaillante qui permettrait, soit à ces dreadnoughts anciens de couper la retraite à l’ennemi qui se serait fait battre en allant attaquer à 100 milles au large la grande escadre tenue en réserve comme couverture de la flotte d’opérations, soit à cette grande escadre elle-même de tomber en temps utile sur l’armée allemande, si celle-ci se dirigeait immédiatement sur les bâtimens chargés de l’opération côtière.

Observons seulement que les combinaisons de mouvemens que je viens d’esquisser supposent, de la part de la flotte assaillante, l’emploi simultané de grands appareils aériens de reconnaissance et de bâtimens légers très rapides, pourvus, bien entendu, de la T. S. F. Aucun moyen d’information ne doit être négligé, encore moins, systématiquement écarté.


Occupons-nous maintenant de la flotte d’opérations, et d’abord examinons-en la composition.

Cette flotte doit être un parc de siège flottant. Elle doit donc avoir des élémens fournissant des feux directs, « fichans ; » d’autres qui donnent des feux courbes ; d’autres encore, on peut le dire maintenant, qui laissent tomber des bombes en tir vertical, et ce sont les appareils aériens.

Voilà qui est pour contrebattre l’artillerie des ouvrages et la réduire au silence. Mais il faut aussi paralysée les mines qui empêchent de progresser ou seulement de s’établir aux bons endroits pour le bombardement ; et comme on peut prévoir que le défenseur aura fait le plus large usage de ce commode et efficace moyen d’action, il ne faudra pas craindre de multiplier les dragueurs en les pourvoyant des appareils les plus perfectionnés, de même qu’il conviendra d’employer le système, peut-être un peu négligé dans cette guerre et cependant efficace encore, des contre-mines. Il serait bon d’examiner aussi, — je devrais écrire : il eût été bon d’examiner, car enfin, ne nous lassons pas de le répéter, il y a trois ans que la guerre dure ! — si le sous-marin primitif du type Lake[9]ne rendrait pas, dans ce cas, de sérieux services, quitte à recevoir, dans des filets disposés ad hoc autour du point où cet engin opérerait, les mines dont il aurait coupé les câbles de retenue.

Enfin, on ne perdra pas de vue que lorsque la mer est calme et que les eaux ne sont pas troubles, les appareils aériens peuvent découvrir assez aisément les lignes ou champs de mines qu’ils survolent. Or, il est rare que la géographie, l’hydrographie, le sens marin et militaire ne fournissent pas déjà quelques indications sur l’existence et le gisement de ces lignes. On peut donc limiter assez étroitement le champ des recherches des dirigeables ou des avions. On se demande même si de petits dirigeables, comme en ont déjà les Alliés, ne pourraient quelquefois jouer le rôle de dragueurs. Les bombes des appareils aériens, en tout cas, trouveraient là un utile emploi.

Quoi qu’il en soit, ce « nettoyage préalable, » je ne dis pas des chenaux qui dépendent étroitement de la place maritime, mais du moins des emplacemens que devront occuper plus tard les vaisseaux, constitue, avec la reconnaissance minutieuse de la place elle-même, une opération préliminaire indispensable.

Je viens de parler de la reconnaissance préalable de la place. C’est ici déjà que l’on reconnaît l’énorme progrès que l’aviation a fait faire à l’art des sièges maritimes, — disons mieux, des sièges tout court. Il est clair, pour prendre un exemple, d’ailleurs purement objectif, qu’avant de commencer l’attaque méthodique de l’estuaire de l’Elbe, la flotte assaillante aurait soin de faire prendre par ses appareils aériens de nombreux clichés des saillans de Kügelbaake et de Grimmerhorn. Bien savoir, c’est, en tel cas, la moitié du succès.


Poursuivons d’ailleurs notre rapide examen des opérations éventuelles et, par conséquent, des besoins en matériel de la flotte de siège.

Ce n’est pas tout pour celle-ci de draguer, de faire sauter des mines, ou encore d’en couper les orins de mouillage, il faut qu’elle sache se préserver des sous-marins et de leurs torpilles. Que peut-on faire pour cela ?

Rappelons d’abord qu’en ce qui touche les grandes unités qui couvrent au large cette flotte de siège, il existe des dispositifs de protection, les uns permanens et fixes, — par exemple une coque extérieure, rapportée sur la coque primitive, — les autres « circonstanciels » et mobiles, tels que les boucliers, susceptibles, j’y insiste encore parce que c’est très important, d’être largués rapidement, si besoin en était. On peut concevoir aussi, avec le renforcement des filets individuels du type Bullivant, l’emploi de filets collectifs, pour ainsi dire, qui seraient mouillés autour d’une force navale dès qu’elle aurait jeté un pied d’ancre, fût-ce en pleine mer, étant bien entendu qu’il s’agit de parages où les fonds ne dépassent guère cinquante mètres à plus de 120 milles de la côte. Or, s’il est exact que le rôle des nouveaux dreadnoughts est tout d’expectative, qu’ils sont « l’armée de couverture » et n’auront à intervenir qu’en cas de sortie de « l’armée de secours » ennemie, rien ne les empêche de rester mouillés, tant que l’état de la mer le permet. Il suffit qu’ils soient toujours prêts à combattre, après avoir franchi le barrage qui les défendait contre les sous-marins.

Mais observons, de plus, que ce barrage existe déjà, en permanence, et qu’il peut être utilisé dans l’hypothèse où nous nous plaçons : c’est celui qui a été dispose, en février dernier, au travers de la partie moyenne de la mer du Nord par nos alliés. On peut fort bien admettre que le gros des dreadnoughts se tiendrait derrière le barrage en question dont le tracé répond à la condition de n’être pas, sur une assez grande longueur, éloigné de plus de 100 milles de la côte allemande. Il faudrait seulement y ménager une grande portière, bien définie par de fortes bouées et d’ailleurs soigneusement gardée par les bâtimens légers et les appareils aériens.

Que la situation des beaux dreadnoughts de cette flotte de couverture soit, dans ces conditions, moins « confortable » qu’elle ne l’était dans les profondes et sûres rades d’Ecosse, c’est ce qu’il est impossible de ne pas reconnaître. Mais nous savons que de telles considérations n’auraient aucune prise sur les excellens marins que sont nos vigoureux alliés. Ne fut-ce pas là, d’ailleurs, le sort de l’escadre cuirassée française dans le dur hiver de 1870-1871 ? On ne dira jamais assez quelles fatigues endurèrent les équipages de ces frégates blindées du type Gloire qui roulaient « bord sur bord » à la moindre agitation des flots.


Le barrage permanent dont je viens de rappeler l’existence peut aussi être utilisé, à ses deux extrémités, cette fois, par la flotte de siège proprement dite si, comme il est probable, l’attaque méthodique du littoral allemand commence par celle de l’une des îles terminales des deux chapelets de la Frise orientale et de la Frise septentrionale ou Slesvig. Il suffirait pour cela de dévier soit dans l’Est, soit dans le Sud, suivant le cas, les derniers milles de ces filets garnis de mines. L’opération n’a rien d’impossible puisqu’elle a déjà été faite. Les Anglais ont modifié à deux reprises le tracé de leur immense barrage et, récemment, ils l’ont poussé aussi près que possible de la frange littorale, aussi bien pour gêner les sous-marins que pour intercepter les « cargos » allemands qui recommencent à naviguer dans la mer du Nord, de la Hollande ou du Jutland à leurs estuaires. Il serait donc aisé à la flotte de siège de se couvrir, au moyen d’un nouveau déplacement du barrage contre les submersibles venant des bases allemandes, Helgoland, Cuxhaven, Wilhelm’shaven. Ce serait une excellente mesure de sécurité.

D’ailleurs, les cuirassés pré-dreadnoughts et les dreadnoughts anciens qui constituent le noyau du parc de siège flottant, se sentant couverts au large par la grande escadre des unités de combat nouvelles, hésiteraient moins à « s’embarrasser, » comme on le dit trop volontiers en pareil cas, de dispositifs de protection individuelle. Il faut savoir se plier aux nécessités de la guerre. Il n’est vraiment pas possible d’admettre qu’une gêne momentanée, dont on exagère singulièrement les inconvéniens, puisse entrer en balance avec des avantages tactiques indiscutables et, par voie de conséquence, paralyser des conceptions stratégiques de la plus haute valeur.

Je ne m’arrête pas à rappeler encore, à propos de la défense des bâtimens de ligne contre les sous-marins, les services que l’on peut attendre de l’emploi « intensif » des navires légers rapides, — dont les Américains construisent en ce moment un type remarquable, — et aussi des appareils aériens. J’observe seulement que c’est autour de la flotte de siège proprement dite qu’il y aura, par la force même des choses, le plus grand nombre de ces unités légères et de ces aéroplanes ou petits dirigeables spécialisés dans la recherche des navires de plongée.


Arrivons au point capital de cette étude sommaire, puisque aussi bien l’opération essentielle de l’attaque d’une côte reste toujours le bombardement, par les élémens flottans et mobiles, des ouvrages fixes, batteries de canons longs ou de mortiers, magasins à poudre, postes d’observation et de commandement, postes de projecteurs, abris de tout genre et établissemens militaires de toute destination.

On sait quelles appréhensions cause à beaucoup de marins l’idée d’engager des bâtimens contre les batteries de terre. Il faut bien dire tout de suite que cet état d’esprit ne tient, qu’un faible compte de l’intérêt essentiel d’étudier les cas d’espèce et n’en tient aucun des avantages considérables que les engins de guerre les plus modernes donnent à l’assaillant sur le défenseur.

Les cas d’espèce, viens-je de dire ; et je ne fais, en m’excusant du reste, que répéter ce que j’ai eu souvent l’occasion de remarquer ici : comment peut-on, de bonne foi, arguer de l’échec des Dardanelles contre une proposition d’attaque du saillant de Cuxhaven, par exemple ? Quel rapprochement est-il possible de faire entre des circonstances locales aussi parfaitement différentes ? Mais je vais plus loin, et je dis qu’il n’est pas beaucoup plus sage d’en faire entre les circonstances locales des divers points défendus du littoral allemand. Laissant même de côté le bassin de la Baltique, dont les caractères n’ont aucun trait commun avec ceux du bassin de la mer du Nord, je puis affirmer que la manière dont il conviendrait d’attaquer Borkum, par exemple, ressemble peu à celle dont il faudrait user pour réduire Sylt, ou Wangeroog, ou Helgoland. Rien de pis, et de plus opposé à l’intérêt militaire le plus essentiel que les généralisations hâtives dont on se contente dans cette matière, parce qu’au fond on a pris parti d’avance contre toute opération côtière.

J’ai ajouté tout à l’heure que l’état d’esprit systématiquement hostile à ces opérations empêche de voir quels bénéfices on peut tirer des armes modernes dans l’attaque méthodique d’un littoral ou dans un siège maritime et, à plus forte raison, den chercher, d’en imaginer de nouvelles.

En vue d’établir ceci, rappelons d’abord que, pour obtenir la destruction ou seulement la « réduction » d’un ouvrage de rôle bien construit et approprié à son rôle, il faut disposer de deux sortes de feux, les feux directs ou de plein fouet, fournis par les pièces longues, à grande vitesse initiale et à trajectoire tendue[10], et les feux courbes ou plongeans que l’on doit demander à des pièces courtes, obusiers ou mortiers, tirant sous de grands angles, et avec une faible vitesse initiale, des projectiles ayant, en général, une charge intérieure plus forte que celle des obus lancés par les canons longs. Malheureusement, alors qu’autrefois il existait à bord des bâtimens de combat des obusiers destinés justement au tir sur les batteries de côte ; alors qu’il y avait même dans toutes les marines des bâtimens, — « bombardes, » galiotes, batteries flottantes, — étroitement spécialisés pour les bombardemens, on ne trouve plus rien de tel, ni dans la composition des flottes modernes, ni dans l’armement des unités, grandes ou moyennes, encore moins dans celui des petites unités, dont la stabilité de plate-forme laisserait trop à désirer. Tout a été sacrifié aux feux directs, ou, pour mieux dire, aux combats de bâtiment à bâtiment, d’escadre à escadre, où l’on n’use que de ce genre de feux.

En vain m’opposerait-on qu’aux limites extrêmes de leur portée, — 18 000 mètres, peut-être 20 000, pour les plus grosses bouches à feu actuellement en service, — les obus des canons longs tombent avec des angles de chute de 35° environ. C’est tout à fait insuffisant quand il s’agit de défoncer des casemates bétonnées à grande épaisseur[11], les abris de munitions et de personnel, ou encore d’atteindre efficacement, derrière les parapets, les plates-formes, les châssis, les affûts des canons et ces canons eux-mêmes. Pour obtenir ces résultats, plus décisifs que le bouleversement produit dans la masse couvrante par les projectiles des canons longs, il faut des obus dont l’angle de chute atteigne 60° environ. Or cette condition ne peut être remplie que si ces obus sortent de la bouche d’une pièce susceptible d’être pointée avec une grande inclinaison et tirant en barbette au-dessus d’une tourelle non fermée ; d’une pièce aussi qui, dans ces conditions de tir, n’exerce pas sur le pont ou sur les fonds de son véhicule flottant une réaction trop vive et, donc, qui ne projette sa « bombe » qu’avec une faible charge. C’est la définition de la pièce courte, l’obusier, ou le mortier.

Mais ici une objection se présente. Tirant à faible charge et avec un grand angle de projection, l’obusier ne peut prétendre à une grande portée. De plus, le bâtiment qui le porte, — son affût flottant, — se meut avec lenteur et ses facultés défensives n’ont rien de comparable à celles du cuirassé d’escadre. Autant de motifs qui donnent l’avantage au canon de côte, si celui-ci a pu régler son tir avant l’obusier, ce qui lui sera d’autant plus facile qu’il tire plus juste aux distances moyennes et plus rapidement, en général.

C’est pour cela qu’autrefois, — et pas si loin, après tout, le 17 octobre 1854 devant Sébastopol, par exemple, — on avait soin d’embosser les bombardes derrière un repli de la cote qui couvrait au moins leurs œuvres vives. Ce repli de la côte, on ne le trouvera pas partout ; mais il y a d’autres moyens de se tirer d’affaire avec les radeaux métalliques à moteurs qui serviront de véhicules à nos gros obusiers. Ceux de mes lecteurs qui pourront se procurer la carte hydrographique du littoral allemand de la mer du Nord reconnaîtront qu’il existe, entre les îles qui couvrent, — imparfaitement, — cette côte, des chenaux que l’on peut utiliser pour prendre des positions de flanc favorables pour le bombardement des points intéressans.

J’ajoute que la multiplication de ces véhicules, robustes, simples, peu coûteux, est encore un des meilleurs moyens de leur rendre l’avantage sur la batterie de côte. Le nombre est déjà une protection ; il ajoute toujours aux chances de succès.

Enfin, — et nous arrivons au trait essentiel de cet exposé, — il convient de ne faire intervenir nos bombardes modernes que lorsque la vivacité des feux de la défense aura subi un ralentissement sensible sous les coups combinés des canons longs des navires de haut bord et des appareils aériens spécialement construits pour ce genre d’opérations.

Les résultats obtenus dans les bombardemens exécutés sur Zeebrugge et, mieux encore, sur l’arsenal de Pola par des aéroplanes ou des hydravions ne permettent plus de nier l’efficacité de ce nouveau moyen d’action, destiné à bouleverser la technique de toutes les opérations de guerre. Et il est bien surprenant que l’on ne s’en soit pas avisé plus tôt ! Si cette idée s’était fait jour depuis seulement deux ans, si on ne l’avait étouffée quand elle commençait à germer dans certains esprits[12], les progrès de l’hydravion de bombardement, — pour ne parler que des sièges maritimes, — eussent été tels que l’on pourrait se passer des bombardes flottantes. En fait de tir plongeant, qu’y a-t-il de mieux que la chute verticale d’une bombe sur la carapace ou l’armement à détruire ? Malheureusement, l’emploi « intensif » et méthodique en même temps de nos appareils aériens dans l’attaque des ouvrages de côte se heurte encore à des difficultés qui ne permettent sans doute pas de renoncer au concours des bateaux plats[13]. C’est d’abord le nombre qui manque ; et le nombre est ici une faculté d’autant plus essentielle que, par son mode d’action même et par l’inévitable faiblesse de son approvisionnement en munitions, l’appareil aérien ne peut donner au bombardement qu’il entreprend la continuité qui, seule, rend cette opération définitivement efficace. Il faut donc remplacer la continuité des coups par la répétition rapprochée des attaques, résultat que l’on ne saurait obtenir, en raison de la rapide usure des forces des pilotes et des « bombardiers, » que si l’on dispose de trois ou quatre flottilles susceptibles de se relever les unes les autres au bout d’un certain nombre d’heures. D’ailleurs, la puissance manque aussi, en ce sens qu’ou bien il faut limiter étroitement le nombre des projectiles que peut laisser tomber un aéroplane, ou bien il faut réduire le poids de ces bombes et par conséquent leur capacité destructive. J’observe toutefois, sur ce dernier point, qu’il semble possible de se servir pour les bombes d’appareils aériens d’explosifs beaucoup plus violens que ceux que l’on peut tirer, même à faible charge, dans une bouche à feu. Et c’est là, en faveur des aéroplanes, hydravions ou dirigeables, un avantage très marqué.

Enfin, s’il ne s’agit plus d’opérations sur la côte belge, toute proche de celle de l’Angleterre, il faut accepter la nécessité de doter la flotte de siège, ou les escadres de couverture, d’un nombre assez considérable de paquebots, qui seront disposés pour servir de « mères gigognes » aux appareils aériens. En effet, il n’est pas possible de demander à ceux-ci de faire plusieurs centaines de milles marins pour se ravitailler et surtout pour trouver un parc d’aviation où ils puissent se reposer et réparer leurs avaries. De même que l’on a un parc d’artillerie de siège flottant, il faut avoir un parc d’aviation flottant et très mobile, à moins que l’on ne puisse occuper, à une distance convenable de la place attaquée, un point isolé où l’on établira une station aéronautique bien organisée. Il est clair que c’est la une opération préliminaire de la première conséquence et à laquelle il serait bon de se décider sans tarder. Car encore faut-il le temps de créer les établissemens dont je viens de parler ; avant d’entreprendre méthodiquement sur le littoral ennemi.

Résumons ces observations sur la phase essentielle de l’attaque d’un littoral, — celle du bombardement de ses ouvrages, — en disant que la destruction, ou, au moins, la complète extinction des feux de ces batteries fixes, doit être demandée non seulement aux canons longs des navires du type ordinaire, mais aussi aux pièces courtes des bâtimens spéciaux du type bombarde, ainsi qu’aux appareils aériens, dont on a le droit d’attendre beaucoup, si l’on s’attache, dès maintenant, à perfectionner en l’agrandissant, — car il faut toujours en passer par là, — l’avion actuel de bombardement. J’insiste encore sur ce fait qu’il ne suffirait pas de perfectionner cet engin, mais qu’il convient expressément de prévoir pour lui la création de bases rapprochées du théâtre de son action, bases fixes ou flottantes.

Ajouterai-je que l’on pout se demander si, outre les hydravions de bombardement qui seront nécessairement un peu gros et un peu lourds, il ne faudrait pas adjoindre à la flotte de siège des appareils plus particulièrement destinés au réglage du tir des vaisseaux ?

M. l’amiral Jellicoe, dans une récente interview à laquelle on a prêté tout naturellement une déférente attention, observait qu’il n’est pas toujours aisé de tirer juste à des distances de 18 000 à 20 000 mètres, qui sont celles, je crois, où se tenaient les navires anglais de haut bord dans une des dernières opérations contre Zeebrügge et Ostende. En effet. L’observation des points de chute n’est guère possible à de telles distances ; mais si elle ne l’est pas pour le bâtiment qui tire, elle l’est pour l’aéroplane qui survole l’objectif. J’entends bien qu’il reste la difficulté, pour cet appareil aérien, d’attribuer exactement tel ou tel coup à tel ou tel bâtiment. Ce n’est point là une difficulté insoluble dans un tir de bombardement méthodiquement conduit. Je dis méthodiquement, et c’est là un mot que j’ai eu souvent l’occasion d’employer dans cette étude, comme dans toutes celles que j’ai consacrées depuis plus de trente ans aux opérations côtières et en particulier aux sièges maritimes[14]« C’est qu’il n’y a point d’opérations qui exigent, plus que celles-ci, une méthode soutenue et minutieuse autant qu’intelligente. Il n’y en a point où il y ait plus à prévoir, à réfléchir par conséquent, et où il y ait aussi plus à savoir d’avance.) S’il ne faut, en effet, rien livrer, — ou livrer le moins possible, car rien, on ne saurait y parvenir, — à l’imprévu, toujours dangereux à la guerre, on ne peut remplir cette condition que par les investigations les plus prolongées, les plus attentives, les plus ingénieuses, avant la guerre et pendant cette guerre, surtout si elle se prolonge.

A cet égard, je ne puis mieux faire que de rappeler la belle reconnaissance exécutée, le jour de Noël 1914, par une force britannique aéro-navale sur l’estuaire de l’Elbe et sur celui de la Jade. Cette fructueuse opération a-t-elle été renouvelée, depuis, par nos vaillans alliés ? Je l’ignore. Je crains que non. C’est, en effet, un peu après cette époque que se sont complètement modifiées en Angleterre les opinions dominantes au sujet du mode d’emploi de la force navale dans le grand conflit actuel. Il n’est point interdit, sans doute, d’espérer qu’un nouveau revirement puisse se produire à ce sujet. Ce ne sont assurément pas les motifs qui manquent, dans la phase où nous sommes, pour justifier un effort décisif de l’un des moyens d’action les plus puissans que les Alliés aient à leur disposition.


Amiral DEGOUY.


P.-S. — Au moment où je remets cet article à la composition, on apprend la chute de Riga. Ce pénible événement confirme la réflexion qui termine mon étude et aussi celles que je faisais, au début, sur le bénéfice que les empires centraux vont trouver, pour leur ravitaillement, dans l’occupation des provinces riches de la Russie.


A. D.

  1. En ce qui touche la Norvège, je compte le Skager-Rak comme faisant partie de la Baltique. En fait, les navires de guerre anglais n’y paraissent guère. On se rappelle que les Allemands, au contraire, ont bloqué, dans l’automne de 1916, les côtes Sud de la Norvège.
  2. Voyez la Revue des 15 février, 1er mars et 1er juin 1917.
  3. Revue des Deux Mondes du 15 juillet : « Les offensives conjuguées. »
  4. Quelques années plus tard, lorsque l’expansion de la Russie donnait des craintes à la Grande-Bretagne et qu’elle nous sondait pour savoir si elle ne pourrait pas compter de nouveau sur notre concours, comme en 1854, je causais avec des officiers anglais, à qui je ne dissimulais pas qu’un tel espoir me semblait chimérique : « Vous ne nous avez pas aidés en 1870, » leur rappelai-je ; et l’un d’eux répondit en hochant la tête : « Ah ! c’est que vous nous paraissiez alors trop forts. L’Angleterre ne peut pas vivre avec une France trop forte !… » Peut-être. En tout cas, ce principe est encore plus vrai, appliqué à l’Allemagne.
  5. « Le plaisir de nuire. » Ce mot bien allemand n’a d’équivalent dans aucune langue.
  6. Le Matin a donné, dans les premiers jours d’août, une intéressante étude de M. Ed. Laskine sur les dessous de « l’intrigue de Stockholm. » On savait déjà quel rôle y avait joué le leader socialiste hollandais Trôelstra. M. Laskine nous apprend l’importance qu’a prise celui du leader danois, M. Borgbjerg. Il cite à ce propos le passage suivant de la revue danoise Ugens Tîlskuer : « La direction du parti socialiste en Danemark n’est qu’une section provinciale de la social-demokratie impériale de Scheidemann, etc. »
  7. On a objecté à ceci que l’escadre n’aurait pas pu se maintenir dans la mer de Marmara, faute de ravitaillement. J’ai déjà répondu à cette allégation, que la consommation de charbon dans la marche de la mer Egée à la mer de Marmara serait très faible et que les navires auxiliaire que la flotte entraînerait avec elle seraient bondés de briquettes. On pouvait d’ailleurs emporter aussi un supplément de munitions. Il y a encore d’autres argumens qu’il serait peu prudent de faire valoir.
  8. Tout système de protection contre la torpille ou la mine adopté postérieurement à la construction d’un bâtiment aura toujours pour effet de diminuer la vitesse et, quelquefois, les facultés de gouverne de cette unité. Il faut s’y résigner sans arrière-pensée. La seule chose que l’on puisse demander, répétons-le, c’est que le bâtiment puisse se débarrasser rapidement de son bouclier, si bouclier il y a.
  9. Ingénieur américain, qui proposa, il y a quelques années, un type de sous-marin susceptible de glisser ou même de rouler sur le fond de la mer et pourvu de sas permettant d’envoyer au dehors des scaphandriers. Tout cela a été reconnu, expérience faite, parfaitement réalisable. Mais on s’en est tenu là.
  10. Dénomination d’une signification générale. Il est clair que la trajectoire cesse d’être vraiment tendue et que sa flèche ou ordonnée maxima devient très haute lorsque le canon tire avec le plus grand angle de projection, — de 20 à 25°, — que lui permettent son affût et l’ouverture du sabord de sa tourelle.
  11. Je rappelle qu’il n’y a d’ouvrages à casemates ou coupoles métalliques (fonte dure Gruson) sur la côte allemande, qu’au fond de l’estuaire de la Weser.
  12. Je prends la liberté de rappeler à ce sujet les mutilations qu’a subies mon étude du 15 février 1915, ici même, sur « la guerre aérienne. »
  13. Aux dernières nouvelles (fin août), on apprend que les Italiens emploient, dans leur attaque du Carso, outre les monitors anglais et leurs grandes batteries flottantes, des radeaux armés qui circulent sur les lagunes voisines de l’embouchure de I’Isonzo. Voilà donc réalisé le « desideratum » que je formule depuis longtemps.
  14. Revue maritime, de 1884 à 1888 : « Les opérations combinées » et « Le siège maritime. »