L’Araguaïl

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L’Araguaïl
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 198-223).

L'ARAGUAÏL


SCENES DE VOYAGE DANS L'AMERIQUE DU SUD.




L’Amérique, si long-temps négligée, commence aujourd’hui à attirer l’attention des gouvernemens de l’Europe, et l’évidence des faits les oblige enfin à se préoccuper du rôle que ce vaste continent doit remplir un jour dans l’histoire de la civilisation. Déjà une portion de ce monde nouveau, la florissante Union américaine, a pris l’initiative dans le développement des institutions politiques, et si, à côté de ce grand pays, la barbarie conserve un domaine trop étendu, tout fait présumer que l’impulsion féconde partie des États-Unis ne rencontrera bientôt plus de limites. Aujourd’hui, quand on veut admirer la nature américaine dans toute sa beauté sauvage et primitive, c’est vers le sud du continent qu’il faut se diriger. Tandis que le nord devenait la terre de l’utilitaire et du négociant, le sud restait et il n’a pas cessé d’être en grande partie le domaine du poète et du naturaliste. Là point de chemins de fer ni de canaux, ni le plus souvent de routes quelconques, mais partout d’admirables forêts vierges, des fleuves dont l’étendue est sans bornes, des animaux aux formes les plus bizarres, des montagnes dont les cimes glacées se perdent au-dessus des nuages, des nations sauvages enfin, auxquelles le nom même de l’Europe est inconnu.

De tout temps, mon désir le plus ardent avait été de parcourir ces régions. Je ne doutais pas qu’il n’y eût là, pour le naturaliste, d’importantes découvertes à l’aire, des trésors sans nombre à recueillir. Je ne me trompais point, et le récit d’un épisode du voyage que j’entrepris à travers les solitudes de l’Amérique méridionale montrera combien de richesses attendent encore dans ces plaines inexplorées le passage du voyageur. C’est avec une joie profonde, on le comprendra, que je me vis placé à la tête d’une expédition scientifique chargée par le gouvernement français de visiter les parties les moins connues de l’Amérique du Sud. Un prince dont, quelles que soient les vicissitudes de la politique, le nom restera toujours cher à la France, M. le duc d’Orléans, avait contribué puissamment à l’organisation de ce voyage. Je ne m’étendrai pas sur les préliminaires, ni sur le plan de notre expédition ; je ne veux, je l’ai dit, raconter ici que quelques-unes des journées les plus aventureuses de ce long pèlerinage dont Rio-Janeiro, Lima, le Para, Surinam, marquent les principales étapes. Une excursion sur une des plus grandes et des plus mystérieuses rivières de la province brésilienne de Goyaz, l’Araguaïl, donnera une idée fort exacte des régions encore inexplorées de l’Amérique méridionale et des peuples qui les habitent.

C’est à Goyaz que le projet de cette périlleuse campagne fut formé. J’étais arrivé dans cette ville après avoir traversé très péniblement les forêts et les plaines désertes qui la séparent de Rio-Janeiro. Les jours qui précédèrent notre arrivée à Goyaz se rattachent trop étroitement à l’excursion sur l’Araguaïl, pour que je n’en dise pas quelques mots, en remontant même jusqu’à notre séjour dans la capitale du Brésil.

Partis de Brest le 30 avril 1813, nous entrions le 17 juin à Rio-Janeiro, et nous admirions cette magnifique baie parsemée d’îles dont l’apparence est féerique. Mes compagnons de voyage étaient M. Eugène d’Osery, jeune et savant ingénieur, dont le concours devait être si précieux à l’expédition, et dont un lâche assassinat devait, quelques années plus tard, interrompre si tristement la brillante carrière ; M. le docteur Weddell, à la fois médecin et botaniste, dont l’intrépidité et le savoir me furent souvent d’un grand secours ; enfin M. E. Deville, jeune naturaliste, le seul de notre petite phalange qui dût revoir avec moi le sol de la France, après avoir accompli dans tous ses détails l’immense tâche qui nous était assignée.

On a souvent décrit la capitale du Brésil. Ce qu’on n’a pas assez remarqué, c’est le curieux aspect de sa population maritime. Les eaux de la baie, si pures et si tranquilles, sont sillonnées chaque jour par des centaines de navires destinés pour toutes les régions de la terre. Depuis l’élégante frégate jusqu’au dégoûtant baleinier, toutes les formes de constructions navales inventées par le génie de l’homme se trouvent réunies dans ce port. On peut dire que nul point du globe n’offre un champ plus vaste à l’étude de la race humaine. Ici, dans la même chaloupe, le Russe et le Suédois rament à côté du Grec et du Portugais. Là, des matelots chinois et malais descendent des flancs d’un bâtiment de la compagnie des Indes. Des habitans de la Nouvelle-Zélande et de la Polynésie, apportés par des baleiniers américains, attirent l’attention par leur apparence sauvage et par leurs gestes désordonnés. Dans les rues tortueuses de la ville fourmillent des représentans de toutes les tribus de l’Afrique, les uns défigurés par de profonds tatouages, les autres par leurs dents limées en forme de clou. A tous ces élémens si divers se mêlent encore les Cabocles, représentans de la race indienne, qui, en qualité de muletiers, viennent de Saint-Paul ou de la province des Mines.

Je ne parlerai de notre réception à Rio-Janeiro que pour rendre hommage à la bienveillante hospitalité qui, à la veille d’un voyage pénible au milieu de peuplades barbares, multiplia sur nos pas les fêtes mondaines comme autant d’adieux de la civilisation. Le mariage de l’empereur fut célébré pendant notre séjour et nous permit d’admirer, dans tout son éclat, cette cour du Brésil qui, en dépit des formes constitutionnelles, conserve encore religieusement l’ancienne étiquette portugaise. On comprend ce que l’adorable climat de ces belles régions dut ajouter de charme aux cérémonies, aux fêtes somptueuses qui se succédèrent sous nos yeux dans la capitale brésilienne. 11 fallut pourtant nous arracher à toutes ces joies, il fallut songer aux apprêts du départ, et la période vraiment intéressante de notre séjour au Brésil allait commencer avec les premières fatigues du voyage.

Ceux qui n’ont parcouru que des régions civilisées, où il existe des moyens réguliers de transport, ne peuvent se faire une idée des difficultés qui entourent une expédition tentée dans l’intérieur du Brésil. Nous savions qu’une portion des régions qui s’étendent entre Rio-Janeiro et Lima est déserte, ou habitée seulement par des nations sauvages et hostiles. Même dans les établissemens les plus considérables de l’intérieur, nous devions nous attendre à manquer des objets d’absolue nécessité. En ne comptant pas parmi ces objets le pain, dont nous devions nous passer pendant près de trois ans, nous avions encore à faire d’immenses provisions. Il fallait ne rien oublier de ce qui pouvait être nécessaire, et cependant nous n’avions pour déplacer ce vaste matériel que des mules ne pouvant porter chacune qu’un poids d’environ 75 kilogrammes divisé en deux lots parfaitement égaux. Tout prévoir et en même temps agir avec l’économie imposée par l’insuffisance de l’allocation accordée à l’expédition, tel était pour nous le problème à résoudre. Après trois mois de travaux et de peines, tout paraissait cependant prêt pour le départ, et l’on commençait déjà à charger les animaux, lorsqu’on s’aperçut que les caisses vides, faites dans de trop fortes dimensions et d’un bois trop lourd, pesaient à elles seules plus que ne pouvaient porter les animaux. Il fallut tout recommencer, faire fabriquer de nouvelles caisses, et réformer les cangayos, ou bâts, qui furent reconnus devoir blesser les animaux. Pendant ce temps, plusieurs des mules furent perdues ; on peut juger des inquiétudes, des tracas que j’éprouvais, et auxquels une violente attaque de fièvre typhoïde vint mettre le comble. A peine convalescent, les médecins me firent partir pour la Serra d’Estrella, dont l’air pur et frais me rendit bientôt la santé. C’est là que devait venir me rejoindre la caravane laissée sous la direction de M. d’Osery.

Après plusieurs jours d’attente, je vis arriver mes compagnons dans un état qui, certes, n’était pas fait pour ranimer mon courage. La plupart des animaux, blessés ou boiteux, étaient déjà presque hors de service. M. d’Osery, à pied et le corps déchiré par les épines, conduisait lui-même un lot de mules (on donne ce nom à une petite troupe de sept bêtes de somme) qui portaient nos instrumens d’astronomie et nos objets les plus précieux. Lorsqu’on avait voulu partir, on s’était aperçu que les animaux qu’on nous avait fait acheter n’avaient jamais été dressés au transport des fardeaux. Il avait donc fallu les retenir fortement et leur bander les yeux pendant qu’on les chargeait ; mais, aussitôt lâchés, ils s’étaient tous rués les uns sur les autres, s’abattant mutuellement, puis s’enfuyant au galop dans toutes les directions, et se débarrassant d’un poids qui leur était aussi nouveau qu’incommode. Qu’on juge si nos chronomètres et nos instrumens de précision, orgueil des ateliers de Gambey, s’accommodaient de ce mode de voyage ! Les muletiers, habitués à conduire des cuirs et du suif, s’asseyaient tranquillement en assurant de la manière la plus philosophique que les animaux s’arrêteraient dès qu’ils seraient fatigués. Bien que la justesse de cette prévision fût incontestable, mes compagnons de voyage n’en éprouvaient pas moins quelques inquiétudes sur les perturbations que ces courses au clocher pouvaient amener dans la marche d’instrument aussi délicats. Moins patiens que les muletiers, ils s’en prenaient à ceux-ci d’abord, puis aux mules, puis au pays, puis à tout le monde enfin. Les muletiers, dont le flegme tropical s’étonnait de leur impatience, n’avaient rien trouvé de plus simple que de partir chacun de son côté pour rattraper les mules ; mais, supposant sans doute que ces animaux indisciplinés ne pouvaient nous convenir, ils avaient emmené avec eux les meilleurs et n’avaient plus reparu.

Ces scènes, qui devaient se reproduire souvent pendant le cours de notre voyage, étaient alors toutes nouvelles pour nous. Aussi mes pauvres compagnons ne se remirent-ils en marche avec moi que très découragés. Ils étaient bien convaincus que l’expédition commencée sous d’aussi fâcheux auspices ne produirait pas les résultats attendus. J’ai oublié de dire que nous ignorions tous la langue portugaise, et notre état d’irritation était tel que nous ne pouvions pardonner à des hommes nés dans les montagnes du Brésil de ne pas comprendre le français. Étonnés du désordre qui régnait parmi nous, les habitans du pays nous prenaient pour de vrais sauvages, et, lorsqu’on s’adressait à l’un d’entre eux pour lui demander des renseignemens, il ne manquait jamais de conduire son interlocuteur dans l’église la plus voisine pour voir quel effet produirait l’eau bénite sur des voyageurs de mine aussi suspecte. Un jour, l’un de ces campagnards nous assura que saint Antoine seul pouvait nous faire retrouver une mule égarée depuis près d’une semaine ; en conséquence, il détacha de son cou une petite image de ce saint, et lui adressa une fervente prière. Comme cette oraison restait sans résultat, il enterra l’image ; mais, la mule s’obstinant à ne pas reparaître, il retourna le bienheureux et lui mit les pieds en l’air. Enfin, ce dernier moyen n’ayant pas mieux réussi que les autres, il se décida à donner au saint une sévère flagellation, et au même instant on vit apparaître l’animal perdu. Alors s’éleva une vive discussion entre le dévot campagnard et l’homme qui depuis plusieurs jours cherchait l’animal : il s’agissait de savoir à qui appartiendrait la récompense promise. Les gens du pays opinaient tous pour celui qui avait flagellé saint Antoine ; je me prononçai pour le muletier, ce qui me valut les plus graves reproches d’injustice. Ces faits, bien puérils en eux-mêmes, jettent cependant une assez vive lumière sur l’état moral d’une partie de la population brésilienne.

Traverser la Serra d’Estrella, visiter les principales villes de la province des Mines, nous diriger ensuite vers Goyaz, tel était le plan que nous avions d’abord à remplir. Parmi les points remarquables de cet itinéraire, je citerai la Serra d’Estrella d’abord, puis Barbacena, Villa-Rica, et enfin Goyaz.

La Serra d’Estrella offre des points de vue ravissans ; les accidens les plus variés du sol y sont rehaussés par l’éclat d’une magnifique végétation. De gracieux palmiers se balancent au-dessus des fougères, et partout des fleurs brillantes s’étalent au milieu des lianes et des bambous. L’araucaria ou if du Brésil, semblable à un immense candélabre, domine çà et là le paysage. Nous vîmes dans la Serra d’Estrella, pour la première fois, un animal remarquable par les anomalies de son organisation, et encore par les fables dont on s’est plu à charger son histoire : je veux parler du paresseux, dont les mouvemens sont lents sans doute, mais bien moins qu’on ne l’a prétendu. Il a beaucoup des allures de l’ours, grimpe avec facilité, et se cramponne aux branches avec une incroyable vigueur ; il ne se nourrit que du bourgeon terminal du seciropia. A chaque instant, on rencontre sur les routes de la Serra des troupes de mules se dirigeant vers la capitale. Quelques-unes viennent de la province des Mines, d’autres des parties les plus centrales de l’empire. L’aspect singulier des hommes qui les accompagnent, les armes qu’ils portent, tout donne à ces caravanes quelque chose d’éminemment pittoresque.

Barbacena, que nous atteignîmes le 14 novembre, est la ville où nous espérions pouvoir réorganiser notre caravane. Malheureusement tout est difficile au Brésil, et, bien que Barbacena soit considérée comme la capitale des mules et des bâts, nous eûmes la plus grande peine à nous procurer les premières et à faire fabriquer les derniers. C’est aux environs de Barbacena que se terminent les forêts vierges, qui s’étendent à une centaine de lieues dans l’intérieur. Ces forêts sont ensuite remplacées par les immenses campos, ou plaines parsemées d’arbres peu élevés, qui, à de rares exceptions près, couvrent tout le centre du continent.

D’horribles chemins séparent Barbacena de Villa-Rica, aujourd’hui connue sous le nom d’Ouro-Preto. A part les mines de topazes de Capao, cette route n’offre rien d’intéressant. Ouro-Preto est la capitale de la plus belle province du Brésil, celle de Minasgeraës, qui possède à elle seule un cinquième de la population de tout l’empire. Ainsi que l’indiquent ses divers noms, cette cité forme le centre des vastes travaux de minéralisation qui placent le Brésil parmi les plus riches contrées du monde. Sa situation est des plus pittoresques. Ouro-Preto est entouré de tous côtés par de hautes montagnes, parmi lesquelles on distingue, à sa forme remarquable, celle d’Itacolumi.

Après une visite aux riches mines d’or de Catabranca, de Moroveilho et de Gongosoco, qui appartiennent à des compagnies anglaises et sont exploitées par de nombreux esclaves, nous dûmes prendre la route de Goyaz, et nous commençâmes enfin à faire connaissance. avec la nature sauvage. A mesure que nous avancions vers le sud, les établissemens devenaient plus rares ; mais aussi la variété des oiseaux augmentait sans cesse. Parmi les plus remarquables, je citerai les toucans, les jacamars, la belle pie à gorge ensanglantée, des perroquets, des perruches, et une foule de jolis oiseaux-mouches, tels que le diadème et le petasophor. Bientôt nous aperçûmes des bandes de l’autruche d’Amérique (nandou) qui fuyaient avec rapidité à l’approche de nos chevaux. Nous étions dans les plaines qu’arrose le San-Francisco, dont les eaux répandent des miasmes mortels et que l’on ne traverse qu’avec crainte.

Nous arrivâmes enfin à Goyaz. Cette ville est plus connue sous son ancien nom de Villa-Boa. La population, qui s’élève à sept ou huit mille habitans, n’est presque entièrement composée que de nègres et de gens de couleur. Nous fûmes admirablement reçus par le président de la province, don José d’Assiz de Mascaragnas, qui avait fait préparer d’aisance son palais pour notre réception. Si dans la province des Mines nous avions trouvé les esprits agités par les idées de la civilisation moderne et le désir du progrès politique, dans celle de Goyaz, au contraire, nous trouvâmes toutes choses telles qu’elles étaient sous le gouvernement colonial : fort peu, parmi les habitans, savaient qu’une révolution fondamentale avait changé la face du Brésil, et peu nombreux aussi étaient ceux qui s’occupaient d’une constitution dont la plupart ignoraient même l’existence. Ce qui occupait le plus le pays, c’étaient les processions religieuses qui s’y succédaient sans cesse, et dans lesquelles on déployait un luxe que j’ai rarement rencontré ailleurs. Ces processions avaient généralement lieu le soir, quelquefois dans la nuit, et les milliers de torches qu’agitaient les pénitens jetaient de bizarres lueurs sur des costumes monastiques singulièrement variés. Nous remarquâmes plusieurs malheureux qui, par esprit de contrition, se traînaient à genoux dans les rues, en portant d’énormes pierres sur leur tête ; d’autres se jetaient sur le pavé des églises et suppliaient le peuple de les fouler aux pieds.

La ville de Goyaz n’a aujourd’hui d’autres communications que celles que lui ouvrent laborieusement les troupes de mules qui vont à trois cents lieues, et par d’épouvantables routes, chercher à Rio-Janeiro et à Bahia toutes les marchandises nécessaires à la consommation des habitans ; mais, si jamais la civilisation européenne se répand dans ces régions écartées, elle ouvrira en peu de temps des rapports entre Goyaz et le Para par la voie des fleuves. Effectivement, Goyaz se trouve situé entre le Tocantin et l’Araguaïl, qui se réunissent, vers le sixième degré de latitude sud, pour former une des plus belles rivières du monde. Le Tocantin et l’Araguaïl ont été autrefois ouverts à la navigation. Malheureusement, pendant que la civilisation se répand sur les côtes du Brésil, la barbarie s’empare de tout l’intérieur : les sauvages reprennent partout leur souveraineté primitive ; les plantations, les villages même sont attaqués et brûlés, et ceux des habitans qui échappent à ces massacres s’empressent de quitter des lieux où leur vie est continuellement en danger.

La rivière du Tocantin est obstruée, dans presque tout son cours, par des cascades presque infranchissables. Ce n’est qu’à partir de Porto-Imperial qu’elle devient praticable. Pour suivre cette voie, il faut donc envoyer les marchandises à dos de mules à une distance de deux cents lieues, afin de pouvoir les embarquer. L’Araguaïl, au contraire, ne présente dans sa partie supérieure que peu d’obstacles à la navigation, et l’on peut s’embarquer à cinq ou six lieues de la capitale sur un de ses affluens, le Rio Vermeilho. Cette rivière deviendra certes, un jour, la principale voie de communication de toute cette partie du Brésil central ; mais les bords sont habités par des tribus sauvages qui ont massacré les équipages des dernières expéditions envoyées sur l’Araguaïl, il y a une cinquantaine d’années : depuis lors, la terreur qu’inspirent ces tribus a empêché le gouvernement brésilien de donner suite à ces tentatives. Je pensai qu’une expédition qui ouvrirait de nouveau cette belle voie de communication serait non-seulement utile aux sciences, mais encore au Brésil, dont je pourrais ainsi reconnaître l’hospitalité, et je me décidai à entreprendre cette tâche. Les autorités de Goyaz firent tout ce qui dépendait d’elles pour m’en dissuader ; mais, voyant ma résolution inébranlable, le président plaça des soldats sous mes ordres et me donna tout l’appui dont il pouvait disposer. Il fut convenu que nous irions nous embarquer au petit village de Satinas, situé à une soixantaine de lieues au nord-ouest de Goyaz, d’où nous continuerions notre route dans des canots, tandis que nos mules et nos chevaux reviendraient sur leurs pas et iraient nous attendre à Porto-Imperial par la route de Cavalcante.

Ce fut le 28 avril 1844 que nous partîmes de Goyaz : toutes les autorités et les principaux habitans nous escortèrent à cheval jusqu’à une lieue de la ville ; à deux lieues plus loin, j’atteignis mon camp, mais tout y était dans la plus extrême confusion. J’avais depuis long-temps donné l’ordre de tout préparer pour le départ de ce jour, mais on avait négligé d’attacher les animaux, et, lors de mon arrivée, il en manquait une vingtaine. La plupart des muletiers étaient à la recherche des bêtes de charge ; les factionnaires seuls se trouvaient à leur poste.

Il est bon de remarquer à ce propos que, lorsqu’on voyage dans l’intérieur de l’Amérique du Sud, l’on a la coutume de laisser chaque soir les animaux paître en liberté. Cependant, pour empêcher qu’ils ne se dispersent à l’infini, on adjoint à chaque caravane un vieux cheval, qu’on appelle la madrina, et qui n’a d’autre office que de servir de chef de famille aux mules. En peu de temps, cet animal, par son expérience des pâturages et des points vers lesquels on peut trouver de l’eau, prend sur les mules le plus singulier ascendant ; celles-ci lui obéissent en toutes choses, le suivent sans cesse. Il est vrai que la madrina sait faire, au besoin, respecter son autorité par des ruades vigoureuses, allongées aux mules indociles. Le cheval conducteur porte pour toute charge une cloche au cou, et les muletiers, avertis par le tintement, ont bien vite appris de quel côté ils doivent diriger leurs recherches. Si pendant la nuit un danger quelconque menace les mules, la troupe entière se serre autour de la madrina ; lorsque l’alerte est donnée par la présence d’un tigre ou jaguar, les mules forment autour de leur protectrice un cercle ; toutes leurs têtes se tournent vers la madrina’, et elles écartent par des ruades redoutables l’ennemi qui les assiège en hurlant. Toutefois, si l’on peut, grâce à la madrina, réunir jusqu’à un certain point de nombreuses troupes de mules, trois ou quatre cents par exemple, il n’en est pas ainsi des chevaux, qui sont beaucoup moins traitables et plus sûrs de leurs forces. Les pauvres muletiers qui ont laissé des chevaux errer à l’aventure sont obligés, pour les ramener, de battre en tout sens la campagne ; heureusement ils ont, pour reconnaître la trace des animaux, un instinct merveilleux, et le plus souvent la caravane est réunie au bout de deux ou trois heures. Quelquefois aussi, et surtout dans les vastes campos de l’intérieur, ces recherches sont infructueuses, et le voyageur se voit réduit à continuer sa route à pied. Il arrive encore que l’indolent muletier égare à dessein des animaux ; puis, après avoir simulé des poursuites actives, il va se cacher à peu de distance du camp, derrière quelques touffes d’arbres, pour jouir pendant une journée entière de ce far niente si cher aux gens de couleur. Les mêmes passe-temps qui charment le muletier ne sont pas toujours, il est vrai, du goût des voyageurs ; mais quelle colère, si fiévreuse qu’on la suppose, tiendrait devant l’impassibilité du Brésilien, qui, au retour de sa course, vous dit respectueusement, et le bonnet à la main : « Rien n’a paru, mais il est possible que je sois plus heureux demain ou après ? »

Notre camp avait été établi dans une petite plaine sablonneuse et presque dénuée d’arbres. A peine étions-nous arrivés, que nos gens attachèrent nos hamacs à quelques palmiers rabougris et nous engagèrent à chercher dans le sommeil la patience qui nous manquait ; mais les rayons presque perpendiculaires du soleil rendaient ce séjour un peu plus chaud que l’intérieur d’un four, et, ne pouvant dormir, nous passâmes notre temps à nous impatienter.

Bientôt vint l’heure du repas, et la triste collation qu’on nous servit n’était pas faite pour nous remettre de bonne humeur. Notre séjour d’un mois à Goyaz nous avait singulièrement accoutumés à la bonne table du président ; aussi notre bœuf séché au soleil, et un peu plus dur que du cuir de bottes, nous parut-il détestable ; nos haricots noirs, remplis de vers, nous semblèrent dégoûtans, et nous allâmes jusqu’à déclarer qu’on ne pouvait avaler la farine de manioc, qui cependant devait, durant des années, nous tenir lieu de pain. Pour couronner le repas, nous eûmes à discrétion une eau tiède et bourbeuse. Le tout était servi par terre. Il est bon d’ajouter qu’on charge ordinairement des fonctions de cuisinier le plus vieux, le plus sale et le plus incapable des muletiers. Or, notre maître d’hôtel ne remplissait que trop bien toutes les conditions requises. J’avais entrepris cependant de faire son éducation, et j’avais commencé par lui donner un mouchoir de poche ; mais le pauvre diable, ne comprenant pas bien l’intention cachée sous ce cadeau, s’empressa de déchirer le mouchoir en lanières, voulant en faire, disait-il, des rubans pour sa femme. C’en était trop, et l’excès de nos mésaventures nous arracha un fou rire qui nous ôta la force de nous plaindre. Le soir venu, les muletiers rentrèrent au camp sans ramener les animaux dispersés, il est vrai, mais avec une faim dévorante. La nuit s écoula dans des chants et des danses, au son de la guitare.

Nous passâmes ainsi trois jours dans une vaine attente, et je me décidai alors à retourner avec mes compagnons à Goyaz, un peu honteux, je l’avoue, des débuts de cette expédition, que tout le monde avait déclarée impossible. Les rires et les quolibets ne nous manquèrent pas, quand nous reparûmes dans la ville. Ces pauvres étrangers, qui, dans leur ignorance du pays, avaient voulu faire ce que n’osaient entreprendre les habitans les mieux informés, revenaient après un voyage de trois lieues ! Cependant je dois dire à l’éloge des Brésiliens que l’on ne négligea rien pour nous faire retrouver nos animaux ; un bataillon entier fut dispersé dans la campagne, et au bout de huit jours tout avait reparu, tout était réorganisé. A notre second départ, nos hôtes, malgré leur politesse, dissimulaient avec peine leur sourire, et, au moment de nous éloigner, nous entendîmes cet adieu ironique : Au revoir, à bientôt !

Trois jours après avoir quitté Goyaz, nous pouvions déjà commencer nos études sur la vie sauvage : nous avions atteint le village de Caretao, habité par les Indiens de deux tribus, les Chavantes et les Cherentes, qui appartiennent à la même nation. Ils étaient peu nombreux et dans un état assez misérable. Leur costume se composait d’une chemise et d’un pantalon de grossière étoffe de coton, fabriquée par eux-mêmes. Ces Indiens ne sont chrétiens que de nom, car, depuis bien des années, aucun prêtre n’a résidé parmi eux. Bien que parfaitement paisibles, ils entretiennent des communications fréquentes avec la portion des deux tribus qui, sauvage et hostile aux blancs, vit encore dans le désert ; celle-ci est anthropophage, et plusieurs même des hommes du village de Caretao avaient aussi mangé de la chair humaine. J’emmenai comme guides et interprètes six de ces Indiens, parmi lesquels deux étaient anthropophages : je n’eus qu’à me louer de ces gens, qui partagèrent avec moi toutes les fatigues du voyage et me furent des plus utiles sous tous les rapports. Chaque fois qu’un de ces Indiens mange un de ses semblables, il se fait, avec son couteau, une cicatrice sur la poitrine, et j’avais vu à Goyaz leur principal chef, Chiotay, qui montrait plus de cent de ces marques tristement significatives. La tribu des Cherentes se reconnaît à la tonsure qu’elle porte, comme les ecclésiastiques, sur le sommet du crâne.

En quittant Caretao, nous nous dirigeâmes vers le nord-ouest, et bientôt une des plus belles régions que j’aie vues de ma vie se déroula devant nous. De magnifiques plaines ondulées s’étendaient à perte de vue ; çà et là étaient dispersés de beaux bouquets d’arbres aux formes les plus bizarres et appartenant presque tous à la famille des palmiers. Le gracieux mauritia, connu au Brésil sous le nom de buriti, et remarquable par ses nombreux rameaux, forme des avenues régulières de chaque côté des nombreux ruisseaux qui baignent ces plaines fertiles. Nous vîmes alors, pour la première fois, le bel ara bleu et jaune, qui se tient de préférence dans ces arbres et qui assourdit le voyageur par ses cris rauques et aigus. Plusieurs jolies espèces de singes de la plus petite taille se jouaient aussi dans le feuillage ; ils appartenaient à la famille des ouistiti. Pourquoi faut-il que ce séjour merveilleux soit habité par des hordes barbares qui obligent à chaque instant le voyageur à songer à sa défense et à tenir constamment prêtes des armes mortelles ? Que ne peut-on s’égarer sans danger sous ces ravissans bosquets et oublier pour un instant les soucis du monde dans ce paradis terrestre ?

C’est à travers ces solitudes enchantées que nous arrivâmes au petit village de Salinas. Les maisons de ce village sont assez misérables et construites en paille, mais les environs sont des plus rians, et les habitans nous parurent fort heureux. Aucun n’était blanc ; mais, ainsi que presque tous les Brésiliens de l’intérieur, ils offraient un mélange confus des races de l’Europe et de l’Afrique entées sur celles des habitans primitifs du continent. Plusieurs étaient de pur sang indien et appartenaient à la nation des Chavantes. Un jeune curé réside parmi eux et se fait aimer par ses vertus évangéliques.

Je vis à Salinas, pour la première fois, quelques-uns des fils primitifs de l’Amérique du Sud, dans leur accoutrement naturel, c’est-à-dire dans une nudité complète. Leur peau est brune ; leur figure est large, plate et presque carrée ; leurs yeux sont relevés aux angles externes ; leurs cheveux, droits et noirs, sont coupés carrément sur le front et pendent flottans sur les épaules. Leur corps était barbouillé irrégulièrement d’une teinture bleu-noir tirée d’un fruit du pays appelé genipapo. Ces sauvages appartenaient à la nation des Carajas et portaient sur chaque pommette un tatouage circulaire de couleur noire ; ils étaient armés de flèches et de massues ; leur stature était généralement petite, mais ils étaient fortement organisés et avaient la tête très enfoncée dans les épaules. Les femmes s’enfuirent à notre approche ou s’accroupirent à terre ; elles semblaient, à l’aspect d’étrangers, s’apercevoir pour la première fois de leur nudité. Ces Indiens arrivaient de l’Araguaïl ; ils venaient à Salinas pour se procurer quelques objets dont ils avaient besoin : les Brésiliens, avec leur bonté habituelle, les avaient parfaitement accueillis, et chaque famille du pays en avait pris quelques-uns à sa charge.

Les renseignemens que je m’empressai de recueillir à Salinas furent loin d’être satisfaisans. On nous attendait depuis long-temps dans ce village, grâce à la bienveillante sollicitude du gouvernement impérial ; mais personne n’avait pris au sérieux mon intention de pousser plus loin mon voyage, et rien n’avait été préparé pour m’en faciliter la continuation. On me déclara qu’il n’y avait ni embarcations, ni vivres, ni guides d’aucune sorte ; que les bords de la rivière fourmillaient d’Indiens hostiles, que ses cataractes étaient infranchissables. J’interrogeai par signes les Indiens Carajas, et leurs réponses ne furent pas plus rassurantes : pour nous peindre les désagrément du voyage, tantôt ils simulèrent les gestes d’hommes que l’on mangeait, tantôt ceux de malheureux se noyant dans les cascades. Cependant ma résolution était bien arrêtée, et, porteur des ordres de l’empereur, j’enjoignis de tout préparer pour le voyage. En conséquence, j’achetai les pirogues de pêche que possédait l’établissement, j’en fis faire de nouvelles, je fis tuer une douzaine de bœufs dont on sécha la chair, et l’on se mit à râper une prodigieuse quantité de racines de manioc pour en faire de la farine ; on coupa des cannes à sucre et l’on en extraya de l’eau-de-vie, ainsi qu’une espèce de cassonade, dont on fait des gâteaux qui ont l’apparence de briques et qui sont connus sous le nom de rapa-dura. L’on recueillit des résines pour les convertir en goudron destiné à calfeutrer les embarcations ; j’engageai, par des promesses avantageuses, la plupart des hommes du pays, qui n’étaient qu’une douzaine, à faire partie de l’expédition ; je fis établir une forge, et non-seulement l’on prépara les pièces de fer nécessaires aux pirogues, mais encore on répara l’armement, qui se composait d’une cinquantaine de fusils, parmi lesquels on en comptait douze de siège, que j’avais emportés de France, ainsi qu’une vingtaine de mousquets des chasseurs d’Afrique. Avec quelques vieux canons de fusil, je fis également fabriquer des hameçons et des harpons, et l’on prépara des lianes destinées à servir de lignes et de cordes. Nous avions deux cents livres de poudre, et, les balles ne me paraissant pas en nombre suffisant, je fis détacher toutes celles qui, comme poids, garnissaient nos filets de pêche. Enfin, le pavillon impérial n’ayant jamais été porté sur l’Araguaïl, je fis recueillir dans les bois des teintures jaunes et vertes avec lesquelles nous peignîmes un drapeau brésilien.

Parmi les habitans de Salinas que j’engageai à mon service, se trouvait un vieux nègre appelé Ricardo, homme intelligent et probe, qui avait fait dans son enfance un voyage sur l’Araguaïl, et qui, depuis, en sa qualité de pêcheur, avait visité fréquemment les parties du fleuve les plus rapprochées de Salinas. C’était lui qui, le premier et peu d’années auparavant, s’était mis en rapport avec les Indiens Carajas. Cette rencontre de Ricardo avec les sauvages habitans des bords de l’Araguaïl avait été accompagnée de circonstances fort dramatiques, et je notai le récit du vieux nègre, qui me parut avoir l’intérêt d’un chapitre de roman.

Dans une de ses excursions, le vieillard, s’étant, avec son fils, aventuré plus loin que de coutume à la tombée de la nuit, dut s’établir sur la plage d’une île assez vaste. Son compagnon l’ayant quitté pour couper du bois dans la forêt voisine, il s’étendit à terre pour dormir en l’attendant. Il commençait à s’assoupir, lorsqu’un bruit étrange frappa ses oreilles. Dans le désert, l’homme est sans cesse aux aguets : la crainte d’un objet inconnu le tient constamment éveillé, et les sens acquièrent un degré de délicatesse dont ne se peut faire une idée celui qui a toujours vécu dans les villes. Le vieux nègre reconnut dans la rumeur confuse qui l’avait éveillé le bruit d’une pirogue qui battait l’eau du fleuve. Il ne tarda pas, en effet, à voir s’approcher de terre une pirogue d’où sortirent une foule de sauvages peints des plus vives couleurs et ressemblant moins à des hommes qu’à des démons. Bientôt une seconde embarcation parut, et une vingtaine de pirogues s’arrêtèrent successivement devant l’île. Ricardo était plus mort que vif, mais quel ne fut pas son effroi, lorsqu’il entendit s’élever un cri infernal ! La horde tout entière venait d’apercevoir son fils et se préparait à l’immoler. Le pauvre homme oublia tout alors, jusqu’à sa crainte même, et se précipita au cou du malheureux enfant que les sauvages venaient de saisir. Ricardo était d’une effroyable laideur, et les Carajas, qui n’avaient jamais vu de nègres, furent tellement effrayés de cette étrange apparition, qu’ils firent quelques pas vers leurs pirogues. Cependant, voyant que l’attitude des deux pauvres chrétiens n’avait rien d’hostile, ils se rapprochèrent, formèrent un vaste cercle et commencèrent une danse diabolique, accompagnée d’éclats de rire et de cris frénétiques, autour des pêcheurs, qui crurent bien, cette fois, que leur dernière heure était arrivée. Toute la nuit se passa ainsi. Enfin les Indiens, à force de gambades, se sentirent affreusement fatigués, et la plupart s’endormirent, tandis que les autres tenaient conseil pour savoir si l’heure n’était pas venue de commencer un festin dont, à défaut du poisson qu’on n’avait pu pêcher, les deux chrétiens devaient faire les frais. Heureusement le vieux noir se douta de l’objet de cette délibération ; il chercha adroitement à faire entendre aux sauvages qu’il était très habile pêcheur, et leur montra son petit arsenal, dont la plupart des pièces étaient absolument nouvelles pour eux. Ne connaissant pas l’usage du fer, les Carajas ne pouvaient se saisir des poissons gigantesques qui peuplent les eaux de l’Araguaïl. Ricardo leur fournit les moyens d’atteindre ces proies succulentes qui leur avaient jusqu’à ce jour échappé. Dès-lors, les Carajas le prirent en grande affection, s’habituèrent à la laideur de ses traits, l’emmenèrent dans leur village, et voulurent lui donner rang parmi leurs chefs. Malgré ce qu’une telle offre avait de flatteur, Ricardo refusa, déclarant qu’il voulait retourner à Satinas. Les Carajas ne s’opposèrent pas à son départ, mais ils lui firent promettre de revenir. Ricardo tint religieusement sa parole, et une alliance étroite s’établit entre le vieux nègre et les Carajas. De tels antécédens désignaient trop naturellement Ricardo à la dignité de premier pilote, pour que j’hésitasse à la lui accorder, et je n’eus par la suite qu’à me louer d’un pareil choix.

Notre séjour à Salinas ne fut pas seulement rempli par les préparatifs de l’excursion sur l’Araguaïl, nous fîmes aussi plusieurs courses aux environs. Parmi les curiosités naturelles qui nous frappèrent dans ces promenades, je dois citer un lac ravissant connu sous le nom de Lac des Perles. On y trouve effectivement en grande quantité une belle espèce d’anodonte dont les valves sont à l’intérieur agréablement irisées, et contiennent quelquefois des perles d’une assez médiocre valeur. Sur les bords de ce lac, nous tuâmes, pour la première fois, le kamichy, oiseau singulier de la taille du dindon, ayant une longue corne au milieu du front. Les habitans de Salinas attribuent des vertus merveilleuses à cette partie de l’animal et la regardent comme un remède certain contre toutes les maladies. Un autre magnifique habitant de ces bois est l’ara-hyacinthe, le plus gros des perroquets connus, et dont le plumage est entièrement d’un violet foncé. On y rencontre encore le hoazin de Buffon, à la tête huppée, et qui rappelle les oiseaux de fantaisie que peignent les Chinois ; son cri ressemble à un grognement éclatant. Le hoazin est très commun dans ces régions.

Enfin, tous les préparatifs étant terminés, et rien ne s’opposant plus à notre départ, nous nous rendîmes au petit port de la Coroïne, situé sur la rivière de Crixas, l’un des affluens de l’Araguaïl. C’était là que nous devions nous embarquer. Tous les habitans du village nous avaient accompagnés jusqu’à ce port ; le curé était venu y dire la messe et bénir nos canots. En vertu des pouvoirs dont j’étais muni, j’emmenai avec moi toute la garnison de Salinas, et notre équipage se trouva ainsi composé d’une cinquantaine d’hommes. Le 10 juin, nous nous embarquâmes au milieu des coups de fusil, des cris des femmes et des chants joyeux des jeunes gens, heureux de voir des choses nouvelles et d’affronter des dangers inconnus.

Après quelques heures de navigation, nous débouchâmes dans l’Araguaïl. Rien ne peut rendre la majesté de ce fleuve, roulant tranquillement la masse de ses eaux au milieu des forêts vierges. Le lendemain, nous atteignîmes la pointe sud de la grande île Bananal, formée par le fleuve, qui se divise en deux bras. La nécessité de déterminer astronomiquement la position de cette île nous y retint deux jours. Tout dans le paysage que nous avions sous les yeux nous rappelait les bords de la mer : la plage d’un sable blanc sur laquelle nous campions, l’immense masse d’eau qui nous entourait, les mouettes qui planaient au-dessus de nos têtes en poussant des cris aigus, et jusqu’aux dauphins qui se jouaient au milieu de la jrivière. L’illusion était vraiment complète, et nos pensées se reportaient avec charme vers cet Océan que nous ne devions revoir qu’après avoir accompli la rude tâche que nous nous étions imposée.

On comprend si une halte dans une île déserte, au bord d’une rivière inexplorée de l’Amérique, doit tenir la curiosité du naturaliste en éveil. De nombreux sujets d’étude s’offrirent à nos observations pendant les deux jours passés à Bananal. Nous pêchâmes ici pour la première fois l’immense pirarucu, connu des naturalistes sous le nom de l’astrès géant ; c’est le plus grand des poissons d’eau douce connu : il atteint jusqu’à dix pieds de long et pèse trois à quatre cents livres ; sa chair est fort bonne à manger, et formera certainement un jour un intéressant objet de commerce ; sa peau, revêtue d’écailles, est d’une grande dureté, et pourra aussi être utilisée. Lorsqu’il est vivant, ce poisson est paré de couleurs brillantes. Sa nuance générale est d’un beau vert, et ses écailles sont bordées d’un rouge vif ; ses mœurs sont très féroces, et il dévore jusqu’à ses enfans. L’on pêcha aussi une anguille électrique ou gymnote, sur laquelle nous fîmes quelques expériences. Un des soldats, en nous la voyant manier impunément avec un bâton, la toucha avec son sabre, et reçut une très forte secousse. Ces gens grossiers, ne pouvant concevoir pourquoi nous touchions ce poisson avec une si grande tranquillité, étaient très disposés à nous accuser de sorcellerie.

Nos chasseurs mirent, de leur côté, à profit ces deux jours de halte. Ils nous procurèrent de beaux oiseaux, parmi lesquels je citerai diverses espèces de hérons, la belle spatule rose à bec en forme de cuiller et la jolie grue corale, dont le plumage est varié des magnifiques couleurs des plus beaux papillons de nuit. Un grand nombre de crocodiles (caïmans) se jouaient autour de nous, et, durant la nuit, faisaient souvent entendre un long mugissement, suivi du bruit éclatant que produisait le monstre amphibie en s’élançant dans les eaux.

J’ai déjà dit qu’à Bananal la rivière se partageait en deux bras ; j’hésitai long-temps sur la direction que je devais suivre. Le bras de l’ouest, très tortueux, devait nous conduire aux villages des Indiens Carajas, que nous avions le plus grand désir de visiter. Cependant tout nous portait à croire que ces sauvages nous seraient hostiles, et, bien qu’assuré de la victoire en cas d’attaque, je pensais qu’après ce premier combat nous serions exposés aux mêmes démêlés sur le cours entier de la rivière. Le bras de l’est, comme plus direct, était celui qu’on devait utiliser par la suite, si on cherchait jamais à établir des communications régulières sur l’Araguaïl. C’est ce dernier bras, nommé par les Brésiliens le furo de droite, que je me décidai à explorer.

Nous mîmes dix jours à traverser ce canal, dont les eaux sont parfaitement tranquilles. La grande île qui le borde à gauche passe pour inhabitée ; mais la terre ferme qui s’étend à droite appartient à diverses nations sauvages dont nous avions à craindre les attaques, et parmi lesquelles on doit placer en première ligne les Chavantes. Ces sauvages n’ayant pas de pirogues, les eaux de cette partie du fleuve fourmillent d’animaux qui ne sont jamais inquiétés par la présence de l’homme. Parmi les nombreuses espèces de poissons dangereux qu’on y rencontre, nous ne citerons que la piragna, qui, bien que n’ayant que trois à quatre décimètres de long, est plus à redouter pour le baigneur que le crocodile le plus féroce. Des dents saillantes et assez semblables à celles de l’homme garnissent sa bouche, et en un instant elle enlève les morceaux de la chair de l’imprudent qui s’expose à ses attaques. Dès que le sang coule, des milliers de piragnas s’élancent de toutes parts, et l’homme sur lequel elles s’acharnent est dévoré presque aussitôt, à moins que les nombreux oiseaux aquatiques ennemis de ces poissons ne viennent à son secours. Il faut dire que les plages baignées par l’Araguaïl sont littéralement couvertes d’oiseaux. D’énormes jabiru, de jolies aigrettes du blanc le plus pur, se balancent sur les branches des arbres qui ombragent la rivière, et ressemblent de loin à d’immenses fleurs suspendues aux rameaux. Les hérons, les oies, les ibis, les savacous, abondent aussi dans ces déserts, ainsi qu’une espèce d’engoulevent, qui, à la différence de ses congénères, a l’habitude de se réunir par troupes nombreuses au soleil le plus ardent. J’ai déjà parlé des crocodiles qui peuplent les eaux de l’Araguaïl : ils appartiennent à trois espèces distinctes. Deux sont fort communes ; on les connaît dans le pays sous le nom de jacaré-preto et de jacaré-tinga. La première atteint une longueur de quatre à cinq mètres et est entièrement noire, avec quelques petites bandes jaunâtres sur la queue ; la seconde ne dépasse guère un mètre de long : elle est variée de gris et de jaune, et sa chair sert de nourriture aux naturels. Je ne pus me procurer la troisième, qui est très rare et qui est, dit-on, noire avec la gorge jaune ; celle-ci atteint des dimensions colossales. Un jour, nos pêcheurs parvinrent à harponner un crocodile de cette dernière espèce ; mais son poids était tel qu’ils ne purent le traîner sur le rivage. Ils m’envoyèrent un d’entre eux pour m’informer de ce qui se passait, et aussitôt j’expédiai vingt hommes pour les aider à tirer la corde du harpon ; mais le monstrueux amphibie parvint à rompre ce câble et s’enfuit, emportant le harpon enfoncé dans son corps.

Les reptiles se montrent aussi en très grand nombre sur les bords de l’Araguaïl, et nous trouvâmes plusieurs serpens à sonnette, ainsi que plusieurs grandes vipères et des couleuvres de petite taille, parées des plus jolies couleurs, dont l’écarlate le plus éclatant formait la base. Quelquefois, vers le soir, les sons les plus étranges sortaient du fond des eaux ; c’étaient des grognement prolongés et répétés à l’infini : ce singulier concert annonçait la présence d’un poisson nommé uvacara. L’uvacara à la singulière habitude de sortir la nuit de son élément habituel et de porter à terre dans sa bouche, et l’une après l’autre, une grande quantité de pierres de la grosseur du bout du doigt ; puis il dépose sur ce lit ses œufs, qui, par la forme et la couleur, ressemblent à des graines de moutarde. Parmi les quadrupèdes que nous eûmes occasion de rencontrer sur les bords de l’Araguaïl, je ne citerai que le singe hurleur, ainsi nommé à cause de l’éclat de sa voix, le cabiai ou capivare, animal amphibie assez semblable à un cochon de grande taille, deux ou trois espèces de cerfs, et des loutres.

Parvenus enfin à l’extrémité nord de la grande île Bananal, nous nous arrêtâmes encore pour en déterminer la position géographique ; trois jours après, nous rencontrâmes le premier rapide que présente la rivière, et nous le passâmes sans difficulté.

Le lendemain, 3 juillet, nous vîmes enfin l’espèce humaine paraître à son tour au milieu de ces solitudes. Au moment même où nos canots se remettaient en marche, nous aperçûmes dans le lointain une pirogue remplie d’Indiens ; je désirais vivement établir des relations avec eux, mais ils s’enfuirent à notre approche en s’aidant avec vigueur des longues perches qui leur servaient de rames. Je cherchai vainement à les joindre, mon embarcation lourdement chargée ne put y parvenir : alors j’invitai le docteur Weddell, qui commandait la plus légère de nos barques, à les poursuivre, et nous vîmes commencer une chasse des plus curieuses par l’agilité, la vigueur que montrèrent les rameurs sauvages comme les rameurs civilisés. La course dura long-temps : tantôt les gens du docteur, accablés de fatigue, perdaient l’avantage ; tantôt, faisant de nouveaux efforts, ils semblaient au moment d’atteindre l’ennemi qui leur échappait sans cesse ; mais bientôt une petite cascade barra la rivière, et les Indiens, obligés, pour se servir de leurs perches, de rester dans les eaux peu profondes, longèrent la rive, tandis que notre embarcation se précipita à force de rames au milieu de la chute et leur coupa le chemin. Lorsque les sauvages se virent en notre pouvoir, ils se jetèrent à genoux, en élevant au-dessus de leurs têtes des fruits de diverses espèces. Leur canot était rempli de flèches, et nous sûmes par la suite que c’étaient des espions qui avaient été envoyés pour nous surveiller. Pendant la nuit, ils s’étaient approchés de notre camp, sans doute afin de nous compter. Ils étaient entièrement peints en rouge, leurs cheveux étaient enduits d’huile de coco ; leurs oreilles étaient percées et traversées chacune par un long bâton, et à travers leur lèvre inférieure pendait un instrument d’albâtre artistement travaillé. Ils étaient entièrement nus et portaient seulement au poignet des bracelets de coton, destinés à amortir la pression de la corde de l’arc. Nous comblâmes ces gens de présens et de marques d’amitié. Les miroirs leur étaient totalement inconnus et excitaient fortement leur curiosité : ils regardaient constamment derrière, pour voir si la glace ne cachait pas quelqu’un, et paraissaient ravis de notre façon d’agir avec eux. Ayant remarqué parmi nous un jeune nègre qui servait de domestique, ils se figurèrent, je ne sais pourquoi, qu’il était notre chef, et à notre grand amusement ils lui témoignèrent leur respect par les gestes les plus burlesques. Nous apprîmes d’eux que nous étions à peu de distance du premier de leur village, et, vers le soir, l’ayant aperçu, j’allai camper sur une île de sable, peu soucieux d’y arriver à l’entrée de la nuit.

A peine nos sentinelles étaient-elles placées, que les Indiens du village commencèrent à débarquer sur notre îlot ; leurs corps étaient entièrement peints jusque dans l’intérieur des paupières, et tous portaient des lances, des flèches et des massues ; aucune femme ne se trouvait parmi eux. Les dispositions de ces sauvages ne paraissaient guère pacifiques. Nous leur distribuâmes cependant quelques couteaux et de la verroterie, mais le nombre des visiteurs devint bientôt assez considérable pour me donner quelque inquiétude. Je les engageai alors à se retirer ; ils n’en tinrent pas compte et commencèrent à devenir bruyans. La nuit était épaisse, et j’avoue que notre situation me parut grave. Je fis prendre les armes, mais sans éclat, et j’ordonnai à chaque homme de se tenir prêt à agir. Nous étions enfin parvenus parmi ces féroces Chambiroas, dont le nom seul faisait frémir tous les habitans de ces régions. L’hésitation qui commençait à se répandre parmi les hommes de mon escorte me fit craindre qu’une terreur panique ne s’emparât de toute la bande, et alors notre mort était certaine. Les factionnaires m’annonçaient à chaque instant l’arrivée de nouvelles pirogues. Les Indiens voulaient exiger des présens et refusaient de nous donner leurs armes en échange. Je leur déclarai alors que toute relation serait interrompue jusqu’au matin, et qu’ils eussent à s’embarquer. Nos gens, rangés sur une longue ligne qui s’étendait d’un côté à l’autre de la petite île, s’avancèrent enfin doucement et l’arme au bras en poussant devant eux les Indiens, mais sans employer la violence. Nous parvînmes ainsi à les obliger à s’embarquer. Un vieux chef seul, ayant proposé de nous servir de guide, resta parmi nous. Je divisai alors notre équipage en deux quarts, qui tour à tour montèrent la garde. Les sentinelles durent répéter le mot d’ordre de quart d’heure en quart d’heure, afin de s’assurer que chacun était à son poste. La nuit se passa ainsi sans encombre. Au point du jour, je trouvai notre équipage singulièrement rassuré et riant déjà des terreurs de la veille.

Après déjeuner, nous nous embarquâmes, et la petite flottille s’approcha du village. La plage sur laquelle il est construit nous paraissait déjà rouge d’Indiens, lorsque la rivière nous présenta tout à coup un obstacle inattendu. Une forte cascade s’annonçait par un murmure de plus en plus distinct, et notre pilote sauvage paraissait livré à une vive inquiétude ; il faisait des signes que nous avions peine à comprendre, mais nous devinions parfaitement que la passe était des plus dangereuses. Les eaux se précipitaient avec furie contre les rochers. Nous n’avions d’espoir que dans son adresse et sa connaissance des localités. Une pensée traversa en ce moment mon esprit comme un éclair. Le pilote ne cherchait-il pas notre perte, et ces Indiens qui se pressaient sur le rivage n’attendaient-ils pas avec anxiété le moment de frapper de leurs massues ceux d’entre nous qui échapperaient au naufrage ? Je fis placer derrière le pilote deux hommes sûrs avec ordre de lui brûler la cervelle au premier signe ; mais tout se passa bien. Le canot, suivi du reste de la flottille, se précipita dans la passe étroite ; nous fûmes couverts d’écume, et en instant l’écueil redoutable était franchi. Le vieux chef, s’abandonnant alors à une joie folle, se mit à danser en entonnant un chant monotone.

Avant d’aborder près du village, je fis arrêter les canots. Il fallait s’assurer de nos moyens de défense en cas d’attaque. Chacun de nos hommes avait un fusil et une giberne bien garnie de munitions. Sur les bancs des rameurs étaient placés des pistolets, des sabres, des piques et des haches ; enfin, nous étions en état de tirer deux mille coups de fusil. Dans de telles conditions, nous n’eussions pas craint tous les Indiens de la rivière, et nous accostâmes avec une parfaite sécurité.

Le village des Indiens était formé d’une centaine de maisons construites en feuilles de palmier et pouvant être démontées avec facilité. Les Indiens ne résident sur les plages que pendant la saison de la sécheresse. Nous fûmes bien reçus, ce que j’attribuai à la manière dont j’avais traité l’équipage de la pirogue, car plusieurs des hommes qui la montaient vinrent au-devant de nous. Les Indiens nous conduisirent dans le village. Les maisons forment une rue assez régulière, au milieu de laquelle on remarque une sorte de place dont le centre est occupé par une hutte dans laquelle on conserve les bonnets sacrés. On désigne ainsi les objets d’une sorte de culte superstitieux. Les bonnets sacrés sont recouverts de plumes d’ara ; ils ont d’un mètre à un mètre et demi de haut, et sont garnis, dans la partie inférieure, de feuilles pendantes, en sorte que l’homme qui les revêt devient entièrement invisible. Je ne pus obtenir de renseignemens sur l’usage de ces bonnets ; mais on retrouve ces ornemens sacrés chez tous les peuples de la rivière appartenant aux diverses tribus des Carajas. A certaines époques de l’année, on promène solennellement ces bonnets, et on m’assura que les femmes se retiraient alors dans les bois, car, si l’une d’entre elles apercevait ces fétiches, elle serait considérée comme impure et immédiatement mise à mort.

Pendant que nous étions occupés à parcourir le village, l’on vint m’avertir que les femmes des sauvages se précipitaient dans des canots et qu’on les conduisait dans les bois à quelque distance. Sachant que cette manœuvre est un signe presque certain d’intentions hostiles chez les Indiens, je me rapprochai des embarcations, et je demandai des explications aux chefs qui m’entouraient. Ils protestèrent de leurs intentions pacifiques et rappelèrent les femmes.

Le second établissement des Indiens Chambiroas, situé sur la rive opposée de l’Araguaïl, est bien moins considérable que les autres. Le lendemain de notre arrivée, nous allâmes le visiter, et nous nous rendîmes ensuite, pour y passer la nuit, au troisième, au plus important de ces villages, nommés aldées par les Brésiliens. Nous nous trouvâmes cette fois au milieu d’une population très nombreuse ; mais la confiance entre nous et les sauvages était établie, je n’avais plus à redouter chez nos gens qu’un excès de sécurité. J’ordonnai donc à l’équipage de rester embarqué, tandis que je descendais à terre avec deux de mes compagnons de voyage ; mais à peine eus-je touché la plage, que je fus enlevé dans les bras de quelques vigoureux Indiens, qui m’emportèrent en courant jusqu’au fond d’une rue dont la longueur me parut démesurée. Parvenu à une dernière hutte, celle du chef, ils me firent asseoir sur une natte et m’apportèrent divers ragoûts, dont je me crus obligé de prendre ma part, malgré la répugnance qu’ils m’inspiraient. La gaieté la plus vive régna bientôt, et je laissai descendre à terre la moitié de l’équipage. Nous avions chacun adopté un Indien, qui était devenu notre compadre, et rien n’était plaisant comme de nous voir nous promener gravement bras dessus bras dessous avec ces bons sauvages parfaitement nus, et parlant chacun dans sa propre langue.

Le soir, plusieurs centaines d’Indiens, peints et ornés de plumes, exécutèrent avec un ensemble remarquable des danses d’un effet vraiment magique ; même pendant ces exercices, ils tenaient leurs armes à la main. La nuit venue, pour nous donner une garantie de leurs intentions pacifiques, plusieurs de leurs principaux chefs vinrent coucher parmi nous, et quelques-uns d’entre eux s’étendirent à terre au-dessous de mon hamac.

Je savais que ces Indiens conservaient parmi eux quelques Brésiliens, qu’ils avaient, disait-on, réduits en esclavage. Je me mis en rapport avec ces prisonniers, qui étaient au nombre de quatre : deux femmes et un habitant du Para, plus un soldat déserteur de la province de Goyaz. Ces gens se louaient des sauvages, qui les avaient bien traités, mais qui s’étaient refusés à les laisser partir. J’obtins d’eux des renseignemens intéressans sur les coutumes de ces peuples. J’appris que les Indiens connaissaient depuis long-temps, et sur les rapports des Carajas du haut de la rivière, l’entreprise que j’avais formée. Leurs intentions avaient été d’abord hostiles, mais notre conduite sage et ferme les avait ramenés à de meilleurs sentimens ; tout portait à croire à la sincérité des témoignages d’amitié qu’ils nous prodiguaient J’annonçai aux chefs mon intention d’emmener les Brésiliens, et ils y consentirent, bien qu’à regret.

La plupart des Chambiroas n’avaient jamais vu de blancs avant notre passage, car les Brésiliens esclaves dont je viens de parler étaient mulâtres ou métis. Les femmes nous regardaient avec des gestes de surprise ; elles entrouvraient nos vêtemens pour voir si notre poitrine était de la couleur de notre figure, et ne tarissaient pas en exclamations d’étonnement. Ce fait indique combien peu de tentatives ont été faites par les Brésiliens pour explorer cette partie de leur vaste territoire. Je pus m’assurer que l’anthropophagie, qui existe à l’état de coutume chez plusieurs peuples du Brésil central, inspire aux Chambiroas autant d’horreur qu’à nous-mêmes. J’avais invité des chefs de cette nation à partager notre frugal repas ; mais aucun ne voulut toucher à la viande de bœuf, car, ne connaissant pas d’animal d’aussi grande taille, ils se figuraient que cette chair devait être de la chair humaine, et ils avaient peine à cacher leur dégoût. Je cherchai en vain à leur faire comprendre la vérité.

Le tambour, au son duquel se faisaient nos apprêts de départ et nos diverses manœuvres, avait pour ces sauvages un charme tout particulier. Pendant presque toute la nuit, je fus obligé, à la prière des chefs, de faire promener la caisse à travers les rues du village. Tous les habitans la suivaient, rangés par pelotons et se tenant par le bras ; ils ne pouvaient se lasser de l’entendre, et, lorsque le tambour se taisait un instant, on me suppliait aussitôt de donner des ordres pour la continuation de cet étrange concert. En revanche, nos armes à feu inspiraient à ces Indiens une grande terreur. Le chef de la tribu étant venu me rendre visite, je lui fis les honneurs d’une salve de mousqueterie. Épouvanté par la détonation, il se jeta à terre avec tous ses guerriers, et nous eûmes toutes les peines du monde à leur persuader qu’ils n’étaient point morts.

Quelques jours nous avaient suffi pour visiter les principaux établissemens de la petite peuplade qui nous avait si bien accueillis. Le moment était venu de continuer notre pénible exploration. Nous allions nous retrouver au milieu des solitudes ; ce n’était plus contre les hommes, mais contre la nature qu’il nous faudrait lutter. De terribles cascades obstruent la partie du fleuve qu’il nous restait à explorer. Je fis tous mes efforts pour déterminer quelques Indiens à nous servir de pilotes ; mais ils refusèrent obstinément de partager nos périls. Ils nous recommandèrent seulement de ne jamais camper sur la rive occidentale, qui était habitée par des Indiens hostiles.

Rien n’était exagéré dans ce qu’on nous avait dit des dangers qui menacent le navigateur sur cette partie de l’Araguaïl. Nous franchîmes plusieurs rapides, dans l’un desquels mon canot frappa trois fois sur des roches. Les jours suivans, nous surmontâmes plusieurs obstacles de même nature ; une des pirogues chavira, néanmoins personne ne périt. Les cascades devenaient de plus en plus redoutables. Il fallut des prodiges d’adresse pour franchir ces cataractes multipliées, sans nous briser contre les roches. Quatre jours s’étaient déjà passés en pénibles efforts contre ces obstacles sans cesse renaissans, quand nous atteignîmes la plus formidable des cascades, composée d’une succession de rapides de plus de deux lieues de long. L’on fut obligé tantôt de traîner les embarcations sur les pierres, tantôt de les lancer sur un courant furieux. L’équipage, qui ne cessa toute la journée de travailler dans l’eau, était tellement exténué, que nous ne pûmes exécuter la tâche entière avant la nuit, et qu’il fallut dormir sur les rochers ; le lendemain, nous sortîmes de cette dangereuse passe, et dès-lors la navigation eût été des plus agréables, si la faim n’avait commencé à nous faire sentir son aiguillon. Heureusement nous approchions d’un lieu de halte, et l’on jugera si ce fut avec joie que j’aperçus enfin, après quelques jours de diète forcée, le pavillon brésilien flotter sur le fort de San-Juâo das duàs Barras, situé un peu au-dessous de la jonction de l’Araguaïl avec le Tocantin.

Le fort de San-Juâo est construit sur une hauteur qui domine l’embouchure de l’Araguaïl dans le Tocantin. A notre approche, nous vîmes que tout y était dans la plus grande confusion ; la garnison avait pris nos embarcations pour une flottille de sauvages, elle était sous les armes, et il fallut montrer notre passeport impérial avant d’être admis dans la place. A peine arrivés, nous songeâmes à nous procurer des vivres ; mais notre déception fut des plus cruelles : la garnison ne se nourrissait que des envois qu’elle recevait tous les trois mois de la ville du Para, et l’on me dit que, par des circonstances inexplicables, il y avait retard dans les arrivages. Nous n’avions donc aucun espoir de nous ravitailler à San-Juâo. Je ne tardai pas non plus à m’apercevoir que le commandant du fort, malgré les protestations les plus serviles, conservait quelque défiance à notre égard, car, bien qu’à mon arrivée il eût voulu me remettre jusqu’aux clés de la place, cela ne l’empêcha pas de me déclarer le lendemain qu’il ne pourrait m’autoriser à descendre le Tocantin. La supériorité numérique étant du côté de mon escorte, j’ai lieu de croire qu’il eût été fort embarrassé de faire exécuter ses ordres, si mon intention avait été de les braver ; mais, après avoir exploré le cours de l’Araguaïl, je me proposais au contraire de remonter le Tocantin et de revenir ainsi vers Goyaz par un nouveau chemin. Le commandant n’avait aucune objection à faire contre ce projet : seulement, pour l’exécuter, il fallait des vivres, et il refusa de m’en donner, ou même de m’en vendre, à quelque condition que ce fût. J’eus beau lui représenter qu’en agissant ainsi, il exposait à périr de faim non-seulement des étrangers, ce qui pouvait à la rigueur l’intéresser assez peu, mais encore un nombre assez considérable de soldats brésiliens : rien ne put l’émouvoir. Je savais cependant que ses magasins étaient garnis de farine de manioc. Ce que je ne savais pas, c’est que cet homme ne reculait, pour s’enrichir, devant aucune exaction. Ses propres soldats n’étaient nourris que de jeunes crocodiles qu’il vendait un prix exorbitant à ceux-là même qui les avaient péchés. Trois ans plus tard, on me donna tous ces détails au Para, où j’appris que la garnison du fort s’était révoltée contre ce chef indigne et l’avait fusillé.

Les refus du commandant de San-Juâo me laissaient cruellement inquiet. Comment allais-je pourvoir à la nourriture de tant d’hommes, auxquels je devais encore imposer de si durs travaux ? La pêche ne nous offrait que des ressources bien précaires. Enfin j’obtins, à force de supplications, quelques paniers de farine de manioc, et j’envoyai dans les bois quelques hommes de mon escorte, qui me rapportèrent une assez grande quantité de châtaignes du Para : de plus, on consentit à me vendre la seule bête à cornes qui existât dans le fort, et que l’on y conservait comme objet de curiosité. Ce fut avec ces provisions, bien insuffisantes sans doute, que je cherchai à opérer la remonte du Tocantin. Cette tentative devait couronner dignement notre excursion.

Bientôt nous nous engageâmes dans des cascades très difficiles à franchir, surtout pour des hommes déjà exténués par tant de privations. Une navigation de neuf jours nous conduisit à la mission de Boa-Vista. Les incidens qui marquèrent ces neuf jours empruntent toute leur signification au malaise que le découragement et la faim faisaient peser sur notre équipage. La découverte d’une tortue, la rencontre d’une embarcation pourvue d’un peu de viande sèche, suffisaient pour éveiller parmi nous des transports de joie. C’étaient de véritables événemens. J’eus aussi à comprimer une révolte qui n’avait d’autre cause que l’excès de la fatigue et de la faim. Une partie de mon équipage voulut m’imposer une halte que je regardais comme préjudiciable aux intérêts de l’expédition. Après quelques tentatives infructueuses pour ramener les révoltés au devoir, je dus leur annoncer que j’allais les abandonner dans le désert, habité par des Indiens hostiles ; puis je fis prendre le large, bien résolu à ne continuer mon voyage qu’avec les hommes restés fidèles. Lorsque les révoltés virent ma contenance, ils demandèrent à capituler ; mais ils n’obtinrent de rentrer dans les embarcations qu’en les gagnant à la nage.

Notre entrée à Boa-Vista fut vraiment triomphale, et quelques jours de repos dans cette petite ville nous eurent bien vite fait oublier toutes nos peines. Nous descendîmes à terre au milieu d’un discordant tapage produit à la fois par les sons peu harmonieux de la musique du pays, par des volées de cloches et des salves de mousqueterie, auxquelles répondaient les roulement de notre tambour et les coups de fusil de mon escorte. Cet effroyable tintamarre dura jusqu’à la nuit. La ville de Boa-Vista est assez jolie, bien que toutes les maisons soient construites en feuilles de palmier et en paille ; l’église est spacieuse et bâtie avec les mêmes matériaux, à l’exception des assises, qui sont en pierre. C’est grâce aux bons offices des missionnaires que cette bourgade s’est élevée assez récemment. La population est principalement composée de nègres de la province de Maranon. Il y a peu d’années, quelques cahutes, repaires de voleurs et d’assassins, existaient seules dans cet endroit ; elles sont aujourd’hui remplacées par un village florissant, par une population bienveillante et paisible.

Une excursion à travers les admirables forêts qui entourent Boa-Vista nous amena jusqu’aux villages habités par les Indiens Apinagés. Avant l’arrivée des missionnaires, ces sauvages attaquaient les embarcations ; souvent ils massacraient les équipages qui remontaient ou descendaient le Tocantin. Aujourd’hui, les Apinagés sont plus pacifiques, et, bien que n’entretenant pas de relations très intimes avec les habitans de Boa-Vista, ils paraissent cependant avoir renoncé à leurs déprédations. Il est vrai que ces Indiens, entourés par la peuplade anthropophage des Chavantes, sentent le besoin de vivre en bonne intelligence avec les chrétiens, dont les armes à feu leur sont quelquefois d’un grand secours. Ces Indiens sont absolument nus ; ils ont l’habitude de percer les oreilles des jeunes enfans, d’y passer de légers bâtons dont on augmente sans cesse le diamètre, et qu’on remplace enfin par des rondelles de bois qui dilatent le lobe de l’oreille au point de le faire pendre sur les épaules. Les Apinagés vivent réunis dans trois grands villages ; nous passâmes la nuit dans le plus grand : l’on y préparait depuis plusieurs jours une fête singulière, à laquelle nous assistâmes. Tous ces Indiens étaient peints des couleurs les plus vives et parés de plumes éclatantes ; des danses monotones durèrent toute la nuit, au bruit des trompes et des tambourins. Nous vîmes successivement plusieurs couples portant leur nouveau-né dans un hamac, puis venant le présenter à la lune, qui brillait alors de tout son éclat. Un Indien d’une extrême agilité, et qui se livrait aux plus incroyables gambades, secouait avec violence une espèce de calebasse en forme de bouteille contenant de petits cailloux. Les femmes étaient admises à cette fête et formaient une longue ligne en face des hommes. Malgré l’état de surexcitation dans lequel la danse et la boisson avaient jeté les sauvages, ils n’eurent pour nous que les meilleurs procédés.

Quelques jours d’une navigation fatigante et périlleuse succédèrent aux jours de repos que nous avions passés à Boa-Vista. Nous atteignîmes ainsi le village de Pexe, où nous devions abandonner nos embarcations pour continuer par (erre notre route vers Goyaz. Avant d’arriver à Pexe, nous ne rencontrâmes qu’un seul point intéressant : c’est le village de Porto-Imperial, qui, sous le régime colonial, portait le nom de Porto-Real, et se trouve ainsi indiqué sur la plupart des cartes. Ici s’offrit à nous une misérable population, mise en couple réglée par les sauvages. Une terreur continuelle pèse sur les habitans de Porto-Imperial. Les femmes n’osent pas aller à la fontaine laver leur linge et chercher de l’eau sans être accompagnées d’une nombreuse escorte d’hommes armés de fusils. Accablée par tant de maux, auxquels la famine vient nécessairement joindre ses atteintes, cette population, décimée chaque année, disparaîtra bientôt, si des secours efficaces ne lui sont donnés.

A partir de Pexe, nous allions rencontrer sur terre des dangers et des obstacles non moins redoutables que les cascades si péniblement franchies du Tocantin. Il fallait traverser les déserts qui forment le vaste delta bordé d’un côté par l’Araguaïl, de l’autre par le Tocantin. Notre marche fut ralentie, non-seulement par la fatigue et l’épuisement de nos mules, dont plusieurs ne purent nous suivre, mais aussi par les précautions qu’il fallut prendre contre les tribus sauvages disséminées dans ces solitudes. Nous étions sur le territoire de deux peuplades renommées pour leur cruauté, les Chavantes et les Canouères. Bien que n’étant pas anthropophages, ces derniers sont plus redoutés encore que les Chavantes, et l’esprit a peine à admettre les traditions qui courent à leur sujet dans le pays. Naviguant constamment sur le Tocantin, les Canouères ont l’habitude d’attacher les malheureux tombés entre leurs mains, et particulièrement les femmes, aux extrémités de leurs pirogues ; ces infortunés se trouvent ainsi plongés dans l’eau chaque fois que la frêle embarcation s’élance au milieu des nombreuses cascades qui interrompent le cours de la rivière. J’ai rencontré une pauvre femme qui n’avait été arrachée aux mains de ces misérables qu’après avoir vécu trois jours au milieu de ces tortures.

Les plaines désolées qui s’étendent entre l’Araguaïl et le Tocantin conservent encore çà et là quelques traces de la civilisation dont l’influence bienfaisante les avait autrefois fécondées. Çà et là s’élèvent des bosquets de bananiers, d’orangers, ombrageant des ruines. Les rares villages qu’on traverse sont dépeuplés ; la plupart des maisons sont incendiées. Le petit hameau d’Amaroléité, que nous eûmes à traverser, ne contenait plus qu’une douzaine d’habitans réduits au désespoir ; tout le reste était déjà tombé sous la massue des sauvages, et, bien que les survivans fussent assurés de partager bientôt le même sort, l’amour du lieu natal les retenait cependant encore sur ce sol inhospitalier. A Pilar seulement, nous pûmes respirer à loisir, et notre vue ne fut plus attristée par d’aussi affreux tableaux. Il faut avoir traversé les déserts baignés par l’Araguaïl et le Tocantin, pour connaître dans toute sa nudité l’état de misère et d’anarchie où languissent quelques parties du Brésil.

Nous approchions de Goyaz, et bientôt nous pûmes rentrer dans cette ville, salués non plus par des rires sardoniques, mais par des cris d’enthousiasme et de reconnaissance. Cette excursion sur l’Araguaïl nous avait offert comme un résumé des fatigues et des dangers de toute espèce qui attendent le voyageur sur les fleuves inexplorés et dans les forêts vierges du Brésil. Nous avions pu nous convaincre que l’absence presque totale de voies de communication est le plus grand obstacle qui s’oppose aux progrès de la civilisation dans ces contrées lointaines. Malheureusement trop peu d’efforts ont été tentés jusqu’à ce jour pour surmonter cet obstacle, et quelques incidens de notre excursion sur l’Araguaïl ont assez prouvé quelle est l’insouciance des Brésiliens pour ce qui touche aux élémens les plus essentiels de la prospérité d’un grand pays. Il serait à désirer que, prenant exemple sur les voyageurs européens, les Brésiliens se décidassent enfin à étudier sérieusement le vaste domaine qu’ils partagent encore avec la barbarie. Ce n’est pas assez d’exploiter, comme ils le font, quelques parties d’un immense territoire : il faut établir des relations suivies et fécondes entre ces diverses régions, séparées jusqu’à ce jour par des forêts et des plaines incultes. Aujourd’hui, nous l’avons dit, c’est pour le naturaliste et le poète que le Brésil a surtout des charmes ; c’est la nature inculte qu’on y vient étudier. Il serait temps qu’on y pût admirer aussi l’action bienfaisante de l’industrie, du travail, et le triomphe complet de la civilisation.


F. DE CASTELNAU.