L'Apocalypse de l'an 97

L'Apocalypse de l'an 97
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 127-144).
L’APOCALYPSE DE L’AN 97


I.

La gloire propre du génie d’Israël, c’est le prophétisme. Ni par son culte, ni par ses lois, ni par ses mœurs, le peuple hébreu n’eut une grande supériorité sur ses voisins jusqu’au VIIIe siècle avant Jésus-Christ. L’inscription de Mescha. découverte il y a quelques années et que l’on peut dater avec une très grande approximation de l’an 898 avant Jésus-Christ nous montre ce roi de Moab dans un état religieux exactement semblable à celui de David. Au lieu de Chamos, dieu de Moab, mettons Jéhovah, dieu d’Israël, et l’inscription moabite nous représentera parfaitement la psychologie d’un vigoureux Israélite de Gabaa ou de Bethléem, peu mystique, intéressé, passionné, sans idée de récompenses ni de châtimens d’outre-tombe, ayant avec son dieu une sorte de contrat réciproque par suite duquel le dieu, en retour du culte qu’on lui rend, est obligé de faire réussir son fidèle dans toutes ses entreprises. Identification complète du dieu et de la tribu, lien étroit entre le dieu et un membre de la tribu qui est l’homme de son choix et à qui il donne la royauté, croyance à une inspiration permanente du dieu dictant par des songes ou des théophanies fréquentes ses volontés à son favori, victoire de ces dieux de tribu les uns sur les autres, si bien que tour à tour Jéhovah est traîné devant Chamos et Chamos devant Jéhovah, selon qu’Israël ou Moab l’emporte, voilà le tableau que nous présente le document capital trouvé à Dibon. C’est l’état commun des religions de la Palestine et des pays limitrophes avant l’apparition des grands prophètes en Israël.

Tout change quand, vers le milieu du VIIIe siècle avant Jésus-Christ, les nabis ou prophètes israélites, qui jusque-là n’avaient pas différé essentiellement de ceux des peuples voisins, se mettent à tenir école d’éloquence religieuse, morale, sociale, politique. Le jour le plus solennel peut-être de l’histoire du monde fut celui où un tribun religieux s’éleva et osa faire parler ainsi Jéhovah à la face des prêtres : « Vos holocaustes de béliers et de graisse de veau me font mal au cœur, j’en ai la nausée. Je ne vous écoute pas, vos mains sont pleines de sang. Purifiez-vous, cessez de mal faire, secourez l’opprimé, respectez le droit de l’orphelin, défendez la veuve, et venez sacrifier alors, si vous voulez[1]. »

Ce grand esprit de religion dura près de trois cents ans avec un éclat incomparable. La captivité de Babylone, loin de l’éteindre, ne fit en un sens que l’exciter. Zacharie, vers 520, clôt la liste des hommes extraordinaires qui créèrent dans le monde la religion selon l’esprit, et furent en un sens éloigné les fondateurs du christianisme. Le génie prophétique d’Israël semble subir ensuite une éclipse de trois cent cinquante ans. Israël se repose sous les Achéménides; le fanatisme intense qui est au fond du cœur de ce peuple semble dormir; les chefs du peuple, résignés sur les abus du monde, qui révoltaient si fort les nabis, s’abandonnent et s’oublient jusqu’à se laisser aller à douter du sérieux de la vie. Un Israélite écrit un livre charmant, l’Ecclésiaste, pour arriver à cette conclusion, que tout est frivole, et que le dernier mot de la sagesse est de jouir en paix, au sein d’une heureuse médiocrité, du bien qu’on a gagné par son travail.

La persécution d’Antiochus Épiphane changea entièrement le cours des choses. La pratique exacte de la loi devait, selon les promesses divines, faire le bonheur de la vie, et voilà que ceux qui l’observaient fidèlement étaient traqués, ruinés, exposés aux supplices. Que devenait Dieu? comment concilier sa justice, sa fidélité à sa parole avec ce qui se passait? Dans cette crise terrible de la foi du peuple, des hommes se trouvèrent pour faire monter jusqu’au ciel le cri passionné d’Israël. Tout ce qui était au fond de cette insondable conscience juive se réveilla; l’ardente protestation contre les injustices du monde réel, qui était l’esprit même des vieux prophètes, fut entendue de nouveau. De la sorte se produisit une série d’écrits, inférieurs à ceux des anciens sous le rapport littéraire, mais dont les conséquences ont été plus décisives encore pour l’histoire de l’humanité. Deux traits essentiels caractérisent cette nouvelle école d’inspirés. La forme de visions symboliques, déjà employée par Ézéchiel, fut celle qu’ils choisirent. Une autre règle qu’ils adoptèrent fut de déguiser leur personnalité sous des noms supposés. La vieille littérature et la vieille histoire étaient devenues l’objet d’un si profond respect, que personne n’aurait osé concevoir l’idée d’inscrire son nom dans le canon sacré à côté de ceux d’Isaïe, de Jérémie, de Zacharie. Que firent les ardens promoteurs du mouvement qui entraînait la nation vers une destinée purement théocratique? Ils se mirent sous le couvert d’anciennes célébrités, firent parler des personnages illustres, et prêtèrent à des hommes des siècles passés dont l’autorité était reconnue des livres contenant l’expression de leurs passions et de leurs espérances toutes modernes. Ces espérances étaient sans bornes. L’idéal messianique, l’espoir d’une grande revanche où Israël persécuté de tous aurait enfin son tour, prenaient des formes de plus en plus arrêtées. « Le jour de Jéhovah, » jour de vengeance où Dieu ferait triompher la justice si souvent outragée, n’était plus ce qu’il était pour les anciens prophètes, la simple Providence divine se mêlant aux choses humaines, et y signalant son apparition par des révolutions, des coups subits, des fléaux. Le jour de Jéhovah devenait une apparition dans le ciel à grand triomphe, un renouvellement complet du monde, un règne surnaturel où Israël jugerait la terre et la gouvernerait avec une verge de fer.

Telle fut l’origine des apocalypses. Vers l’an 165 avant Jésus-Christ, un illustre inconnu inaugura ce genre nouveau de prophétisme avec un rare succès. Il choisit pour auteur supposé de son livre Daniel, personnage probablement fictif que depuis fort longtemps[2] on regardait comme le type de l’Israélite persévérant dans sa foi au milieu des gentils. Son livre, plein d’images et de hardiesse, servit de modèle à toute une série d’écrits qui s’échelonnent sur un espace de trois cents ou quatre cents ans, et représentent, soit au sein du judaïsme, soit au sein de l’église chrétienne, la dernière manifestation du génie prophétique d’Israël. Les livres d’Hénoch, l’Assomption de Moïse, furent peu avant Jésus-Christ des apparitions du même ordre. A Alexandrie, où l’on voulait frapper la population païenne, ce fut sous forme d’écrits attribués aux sibylles que les exaltés cherchèrent à exprimer leurs rêves d’avenir. Le public auquel de pareils livres s’adressaient manquait complètement de critique; aucune objection ne s’élevait chez le lecteur contre des faux évidens. Quant à l’auteur, la persuasion de servir une bonne cause suffisait pour faire taire ses scrupules. Le lendemain de leur apparition, ces sortes de livres apocryphes étaient adoptés et cités comme s’ils eussent été les œuvres des personnages souvent fabuleux à qui on les attribuait.

De même que l’ancien prophétisme avait été le berceau de la religion juive, de même le nouveau prophétisme fut l’ardent foyer où l’église chrétienne naquit et se constitua. L’apocalypse fut un des genres essentiels de la première littérature chrétienne. Les livres de Daniel et d’Hénoch étaient la lecture habituelle du cercle apostolique, et les discours sur la fin des temps que l’on supposait avoir été tenus par Jésus en offrirent la vive empreinte. De bonne heure, on crut que Jésus, peu avant sa mort, avait prononcé une vraie apocalypse[3], où la fin du monde et la ruine de Jérusalem étaient présentées comme deux faits en connexion l’un avec l’autre. Dans les derniers jours de l’année 68 ou les premiers de l’année 69, parut la grande Apocalypse de Jean, qui par la célébrité qu’elle obtint plus tard a rejeté dans l’ombre toutes ses sœurs. La découverte du sens véritable de cet ouvrage singulier est une des plus belles découvertes de la critique moderne. Le livre autrefois le plus obscur de la Bible chrétienne en est aujourd’hui le plus clair, le mieux daté surtout. Nous n’avons pas à revenir sur une question qui a été ici même[4] traitée de main de maître; nous voudrions montrer comment la même méthode, appliquée à un livre qui offre beaucoup d’analogie avec l’Apocalypse de Jean, a produit des résultats du même ordre, résultats dont la précision étonnera ceux-là seulement qui n’accordent pas à ces curieux problèmes une attention assez suivie.


II.

Un livre essentiellement juif conservé dans le corps de la littérature chrétienne n’a rien qui doive nous surprendre. Les histoires macchabaïques, le livre de Judith, le livre de Tobie, les livres d’Hénoch, toute une série d’écrits apocalyptiques, négligés par les Juifs de la tradition talmudique, n’ont été gardés que par des mains chrétiennes. La communauté littéraire qui exista durant plus de cent ans entre les Juifs et les chrétiens faisait que tout livre juif empreint d’un esprit pieux et inspiré par les idées messianiques était accepté sur-le-champ dans les églises. A partir du second siècle, le peuple juif, voué exclusivement à l’étude de la loi et n’ayant de goût que pour la casuistique, négligea ces écrits. Plusieurs églises chrétiennes au contraire continuèrent d’y attacher un grand prix et les adoptèrent plus ou moins officiellement dans leur canon. Le livre dont nous allons parler est de ce nombre. Œuvre d’un Juif exalté, il n’a été sauvé de la destruction que par la faveur dont il jouit chez les disciples de Jésus. Interpolé au IIIe siècle, mutilé au moyen âge, il n’a retrouvé son unité et son intégrité que depuis peu de temps, par le travail assidu de théologiens chrétiens. Jamais recherches ne furent mieux récompensées; grâce à elles, on peut dire que la critique a été remise en possession de l’œuvre originale du dernier prophète d’Israël.

Tomes les personnes qui possèdent une des innombrables éditions de la Vulgate, faites selon la récension de Sixte V, ont remarqué, à la suite des livres sacrés, trois écrits imprimés d’ordinaire avec des caractères différens du reste de la Bible. En tête, on lit cet avertissement, que le concile de Trente les a repoussés du canon, mais qu’on les réimprime néanmoins, ne prorsus intereant, vu qu’ils ont été cités par des pères et qu’on les trouve fréquemment dans les exemplaires manuscrits et imprimés de la Bible. Les deux premiers de ces écrits sont d’un médiocre intérêt. Il n’en est pas de même du troisième, qui porte pour titre Liber quartus Esdrœ. En apparence inintelligible, ce livre est un des plus importans parmi ceux qui peuvent nous révéler l’état troublé de la conscience juive vers l’époque de notre ère. Pour en découvrir le sens, il a fallu près d’un siècle de travail. Le texte grec original en est perdu. Malgré son annexion à la Bible, le texte de la version latine est chargé de fautes; peu d’efforts avant ces derniers temps avaient été tentés pour l’améliorer, et ce livre, tiré à des millions d’exemplaires, attirait si peu l’attention que l’on n’y remarquait pas, au chapitre VIIe, un manque de suite tout à fait choquant, indice certain d’une omission ou d’une suppression, que l’étude des versions orientales devait tout d’abord révéler.

Le premier qui lut le IVe livre d’Esdras autrement que d’un œil distrait fut le savant exégète de Zurich, Henri Corrodi, dans sa belle Histoire du chiliasme (Zurich 1781). Ce grand critique, qu’il faut regarder comme le vrai fondateur de l’étude comparative des apocalypses, entrevit l’interprétation du chapitre d’où résulte la date du livre entier. Il découvrit avec une rare pénétration que l’ouvrage était une apocalypse des dernières années du Ier siècle; mais il se trompa sur quelques détails du symbolisme compliqué sous lequel le visionnaire a enveloppé sa pensée. Gfrœrer embrassa le sentiment de Corrodi, et y ajouta un puissant argument en montrant que l’auteur nous apprend lui-même que le livre a été écrit environ trente ans après la ruine de Jérusalem. M. Ewald s’éloigna peu de cette opinion; mais Zurich semblait prédestiné à être le lieu où le voile des apocalypses devait se déchirer[5]. Un professeur à l’université de cette ville, M. Gustave Volkmar, découvrit enfin vers 1858, non plus la solution approchée, mais le mot même de cette étrange énigme. L’Apocalypse d’Esdras a été composée sous Nerva, avant l’adoption de Trajan, par conséquent en l’année 97. Le travail de M. Volkmar est l’un des plus ingénieux de l’exégèse moderne. Les critiques les plus distingués, MM. Colani, Langen, Holtzmann, Keim, Tischendorf, Maurice Vernes, y ont adhéré. Il y a des protestations cependant; M. Hilgenfeld, M. de Gutschmidt, M. l’abbé Le Hir, M. Schürer, ont résisté ou résistent encore. De graves objections peuvent être adressées à l’explication que M. Volkmar a donnée des symboles politiques employés par l’auteur; mais d’autres raisons nous décident. Nous croyons pouvoir montrer, indépendamment de ces symboles, que le livre est postérieur à la mort du dernier Flavius (18 septembre 96) et antérieur à l’avènement de Trajan janvier 98). Il semble que ce fût une loi de la conscience religieuse du peuple juif, à chacune des grandes crises qui déchiraient l’empire romain, d’émettre une de ces compositions allégoriques où il donnait carrière à ses préoccupations d’avenir. La situation de l’an 97 ressemblait à beaucoup d’égards à celle de l’an 68. Les prodiges naturels semblaient redoubler. La chute des Flavius fit presque autant d’impression que la disparition de la maison des Jules. Les Juifs crurent que l’existence de l’empire était de nouveau mise en question. Les deux chutes avaient été précédées de sanglantes folies, et furent suivies de troubles qui firent douter de la vitalité d’un état aussi agité. Durant cette nouvelle éclipse de la puissance romaine, l’imagination des messianistes se remit en campagne: les supputations bizarres sur la fin de l’empire et sur la fin des temps reprirent leur cours.

En même temps que la critique parvenait à fixer la date du livre avec une haute probabilité, la constitution du texte faisait de notables progrès. Ces progrès venaient surtout des versions orientales que l’on découvrait successivement. Comme il est arrivé pour presque toute la littérature apocalyptique juive et judéo-chrétienne, l’original grec de l’Apocalypse d’Esdras n’existe plus; mais, outre la traduction latine, on en possède des versions arabes, éthiopiennes, syriaques, arméniennes. Toutes ces versions sont concordantes entre elles ; d’abord elles montrent avec évidence la mutilation qu’a subie le texte latin entre les versets 35 et 36 du chapitre vu. En outre elles prouvent clairement que ce même texte latin a reçu, au commencement et à la fin, deux additions importantes. Pour avoir la vraie Apocalypse d’Esdras, telle qu’elle fut composée dans les dernières années du Ier siècle, il faut retrancher du texte latin les deux premiers chapitres et les deux derniers. Ainsi dégagé d’additions parasites, le livre a sa parfaite unité. Restait la lacune du chapitre VII, équivalant à quatre ou cinq pages. Une curieuse découverte de M. Bensly, professeur à l’université de Cambridge, est venue la remplir. Tous les manuscrits latins qu’on avait examinés jusqu’ici offrent cette lacune. M. Bensly a trouvé un manuscrit qui présente l’ouvrage complet et qui suit pas à pas le texte des versions orientales. Nous verrons bientôt clairement le motif qui amena au moyen âge cette singulière suppression, contre laquelle proteste un seul témoin. Grâce au manuscrit en question, la version latine nous est rendue dans son intégrité, et M. Bensly pourra nous en donner une reproduction qui remplacera presque le texte grec, dont la perte est probablement irréparable. On pourra lire alors d’une manière tout à fait plane ce curieux livre, qui, à l’heure qu’il est, ne peut encore être étudié sans quelque travail[6].


III.

Une des lois fondamentales de toute apocalypse est l’attribution de l’ouvrage à un sage des temps antiques. Le nom choisi par le voyant de l’an 97 fut celui d’Esdras. Ce scribe commençait à devenir fort célèbre. On lui attribuait un rôle exagéré dans la reconstitution des livres sacrés[7]. Le voyant, pour son but, avait besoin d’ailleurs d’un personnage qui eût été contemporain d’une situation du peuple juif analogue à celle qu’on traversait. Selon toutes les vraisemblances, l’ouvrage fut composé à Rome[8]. L’auteur était juif et pharisien[9], non chrétien. C’est par une altération manifeste qu’on voit figurer dans le texte latin (VII, 28) le nom de Jésus. Toutes les versions orientales portent à cet endroit le mot « Christ » ou « Messie, » et non le mot « Jésus. » Il n’y a pas une trace dans l’ensemble du livre des idées qui étaient à cette époque le caractère propre du christianisme ; on y trouve au contraire plus d’un trait anti-chrétien. L’auteur savait certainement le dialecte sémitique que l’on parlait en Palestine; nourri des prophètes[10], il a imprimé à son livre un cachet vraiment hébreu; il paraît cependant que la langue dont il se servit pour l’écrire fut ce grec rempli d’hébraïsmes qui avait déjà été la langue de l’Apocalypse de Jean.

L’ouvrage se divise en sept visions, affectant pour la plupart la forme d’un dialogue entre Esdras, supposé exilé à Babylone, et l’ange Uriel, qui fait ici pour la première fois son apparition dans le ciel judéo-chrétien ; mais il est facile de voir, derrière le personnage légendaire, le Juif ardent de l’époque flavienne, plein de rage encore à cause de la destruction du temple par Titus. Le souvenir de ces jours sombres de l’an 70 monte dans son âme comme la fumée de l’abîme et la remplit de saintes fureurs. Jamais Israélite plus pieux, plus pénétré des malheurs de Sion, ne versa ses plaintes devant Jéhovah. Un doute profond le déchire, le grand doute juif par excellence, le même qui dévorait le psalmiste, « quand il voyait la paix des pécheurs. » Israël est le peuple élu. Dieu lui a promis le bonheur, s’il observe la loi. Sans avoir rempli cette condition dans toute sa rigueur, ce qui serait au-dessus des forces humaines, Israël vaut beaucoup mieux que les autres peuples. En tout cas, il n’a jamais observé la loi avec plus de scrupule que dans ces derniers temps. Pourquoi donc Israël est-il le plus malheureux des peuples, et d’autant plus malheureux qu’il est plus juste ? L’auteur voit bien que les vieilles solutions matérialistes de ce problème ne sont pas tolérables. Aussi son âme est-elle troublée jusqu’à la mort.


« Seigneur, maître universel, s’écrie-t-il, de toutes les forêts de la terre et de tous les arbres qui s’y trouvent, tu t’étais choisi une vigne ; de tous les pays de l’univers, tu avais élu un canton ; de toutes les fleurs du monde, tu l’étais choisi un lis. Dans toute la masse des eaux, tu as préféré un petit torrent[11] ; entre toutes les villes bâties, tu t’es sanctifié Sion ; de tous les oiseaux, tu t’es dédié une colombe, et de toutes les bêtes créées, tu n’as voulu pour toi qu’une brebis. Ainsi, parmi tous les peuples répandus sur la surface de la terre, tu en as adopté un seul, et à ce peuple aimé tu as donné une loi que tous admirent. Et maintenant, Seigneur, comment se fait-il que tu aies livré l’unique aux profanations, que sur la racine d’élection tu aies greffé d’autres plants, que tu aies dispersé le chéri au milieu des nations ? Ceux qui te renient foulent aux pieds tes fidèles. Si tu en es venu à haïr ton peuple, à la bonne heure ! mais il fallait au moins alors le punir de tes propres mains et ne pas charger des infidèles de ce soin…

« Tu as dit que c’est pour nous que tu as créé le monde, que les autres nations nées d’Adam ne sont à tes yeux qu’un vil crachat… Et maintenant, Seigneur, voilà que ces nations ainsi traitées de néant nous dominent, nous foulent aux pieds. Et nous, ton peuple, nous que tu as appelés ton premier-né, ton fils unique, nous, l’objet de ta jalousie, nous sommes livrés entre leurs mains. Si le monde a été créé pour nous, pourquoi ne possédons-nous pas du moins notre héritage ? Jusqu’à quand cela durera-t-il, Seigneur ?..

« Sion est déserte ; Babylone est heureuse. Est-ce bien juste ? Sion a donc beaucoup péché ? Soit ; mais Babylone est-elle plus innocente ? Je le croyais avant d’y être venu ; mais, depuis que j’y suis, que vois-je ? De telles impiétés que j’admire vraiment que tu les supportes, après avoir détruit Sion pour beaucoup moins. Quelle nation t’a connu hors Israël ? Quelle tribu a cru en toi, si ce n’est Jacob ? Et qui en a été moins récompensé ? Passant à travers les nations, je les ai vues florissantes et parfaitement insoucieuses de tes commandemens. Mets dans la balance ce que nous avons fait et ce qu’elles font. Chez nous, il y a peu de fidèles, j’en conviens ; mais chez elles il n’y en a pas du tout. Or elles jouissent d’une paix profonde, et nous, notre vie est celle de la sauterelle fugitive ; nous passons nos jours dans la crainte et l’angoisse. Il nous eût été plus avantageux de ne pas exister que d’être tourmentés de la sorte sans savoir en quoi a pu consister notre faute[12].

« Ah ! que n’avons-nous été brûlés, nous aussi, dans l’incendie de Sion ! Nous ne valons pas mieux que ceux qui y périrent ! »


L’ange Uriel, l’interlocuteur d’Esdras, élude le plus qu’il peut l’inflexible logique de cette protestation. Les mystères de Dieu sont si profonds ! l’esprit de l’homme est si borné ! Pressé de questions, Uriel se sauve par une théorie messianique analogue à celle des chrétiens. Le Messie, fils de Dieu, mais simple homme de la race de David, est sur le point de paraître au-dessus de Sion dans sa gloire, accompagné des personnages qui n’ont pas goûté la mort, c’est-à-dire de Moïse, d’Hénoch, d’Élie, d’Esdras lui-même. Il livrera de grands combats contre les méchans. Après les avoir vaincus, il régnera quatre cents ans sur la terre avec ses élus. Au bout de ce temps, le Messie mourra, et tous les vivans mourront avec lui. Le monde rentrera dans son silence primitif durant sept jours. Puis un monde nouveau apparaîtra ; la résurrection générale aura lieu. Le Très-Haut paraîtra sur son trône et présidera le jugement définitif.

Le tour particulier que tendait à prendre le messianisme juif paraît ici avec clarté. Au lieu d’un règne éternel, que rêvaient les anciens prophètes pour la postérité de David, et que les messianistes, à partir de Daniel, transfèrent à leur roi idéal, on arrive à concevoir le royaume messianique comme ayant une durée limitée. Jean ou l’auteur, quel qu’il soit, de l’Apocalypse chrétienne fixe cette durée à mille ans. Pseudo-Esdras se contente de quatre cents ans; les opinions les plus diverses couraient à cet égard dans le judaïsme. Pseudo-Baruch, sans fixer de limite, dit clairement que le règne messianique ne durera qu’autant que la terre périssable. Le jugement du monde, dans cette manière de voir, est distingué de l’avènement du règne messianique, et la présidence en est attribuée au Très-Haut seul, non au Messie. La conscience chrétienne hésita quelque temps sur ce point, ainsi que le prouve l’Apocalypse de Jean; puis la conception du Messie éternel, inaugurant un règne sans fin et jugeant le monde, l’emporta tout à fait, et devint le trait essentiel et distinctif du christianisme.

Une pareille théorie soulevait une question dont nous voyons saint Paul et ses fidèles fort préoccupés. Dans une telle conception, énorme est la différence entre le sort de ceux qui vivront au moment de l’apparition du Messie et de ceux qui mourront auparavant. Notre voyant arrive même à se poser une question bizarre, mais assez logique : « pourquoi Dieu n’a-t-il pas fait vivre tous les hommes en même temps?» Il sort d’embarras par l’hypothèse de dépôts provisoires[13] où sont tenues en réserve jusqu’au jugement les âmes des saints décédés. Au grand jour, les dépôts seront ouverts, en sorte que les contemporains de l’apparition du Messie n’auront qu’un avantage sur les autres, c’est d’avoir joui du règne de quatre cents ans. En comparaison avec l’éternité, c’est peu de chose : aussi l’auteur se croit autorisé à soutenir qu’il n’y aura point de privilège, les premiers et les derniers devant être absolument égaux au jour du jugement[14]. Naturellement les âmes des justes, ainsi tenues dans une sorte de prison, ressentent quelque impatience et disent souvent : « Jusqu’à quand cela durera-t-il ? Quand viendra l’heure de la moisson? » L’ange Jérémiel leur répond : « quand le nombre de vos semblables sera complété[15]. » Ces temps approchent. Comme les flancs de la femme, après neuf mois de grossesse, ne peuvent retenir le fruit qu’ils portent, ainsi les dépôts du scheol, trop pleins en quelque sorte, ont hâte de rendre les âmes qui y sont renfermées. La durée totale de l’univers se partage en douze parties; dix parties et demie de cette durée sont écoulées. Le monde court à sa fin avec une rapidité incroyable. L’espèce humaine est en pleine décadence; la taille des hommes diminue; comme des enfans nés de vieux parens, nos races n’ont plus la vigueur des premiers âges. « Le siècle a perdu sa jeunesse, et les temps commencent à vieillir[16]. »

Les signes des derniers jours sont chez Pseudo-Esdras les mêmes que dans les apocalypses chrétiennes. La trompette sonnera. L’ordre de la nature sera renversé, le sang coulera du bois, la pierre parlera. Hénoch et Élie apparaîtront pour convertir les hommes. Il faut se hâter de mourir, car les maux présens ne sont rien auprès de ceux qui viendront. Plus le monde s’affaiblira par vieillesse, plus il deviendra méchant. La vérité se retirera de jour en jour de la terre, le bien semblera exilé.

Le petit nombre des élus est la pensée dominante de notre sombre rêveur. L’entrée de la vie éternelle est comme le goulet resserré d’une mer, comme un passage étroit et glissant qui donne accès à une ville; à droite, il y a un précipice de feu, à gauche une eau sans fond, un seul homme à peine y peut tenir; mais la mer où l’on entre ainsi est immense, et la ville est pleine de toute sorte de biens. Il y a dans le monde plus d’argent que d’or, plus de cuivre que d’argent, plus de fer que de cuivre. Les élus sont l’or; les choses sont d’autant plus rares qu’elles sont plus précieuses. Les élus sont la parure de Dieu; cette parure n’aurait plus aucune valeur, si elle était commune. Dieu ne s’attriste pas de la multitude de ceux qui périssent; les misérables! ils n’existent pas plus qu’une fumée, plus qu’une flamme; ils sont brûlés, ils sont morts... On voit quelles racines profondes avaient déjà dans le judaïsme les atroces doctrines d’élection et de prédestination qui devaient causer plus tard à tant d’âmes excellentes de si cruelles tortures. Ces effroyables duretés, dont toutes les écoles préoccupées de damnation sont coutumières, révoltent par momens le sentiment pieux de l’auteur. Il se laisse aller à s’écrier : « O terre, qu’as-tu fait en donnant la naissance à tant d’êtres destinés à la perdition? Qu’il eût mieux valu que la conscience ne nous eût pas été donnée, puisqu’elle n’aboutit qu’à nous faire torturer ! Que l’humanité pleure, que les bêtes se réjouissent; la condition de ces dernières est préférable à la nôtre, puisqu’elles n’attendent pas le jugement, qu’elles n’ont pas de supplice à craindre, et qu’après la mort il n’y a plus rien pour elles. Que nous sert la vie, puisque nous lui devons un avenir de tourmens? Mieux vaudrait le néant que la perspective du jugement après la mort. » L’Éternel répond que l’intelligence a été donnée à l’homme pour qu’il soit inexcusable au jour du jugement et qu’il n’ait rien à répondre.

L’auteur s’enfonce de plus en plus dans les questions bizarres que soulèvent ces dogmes redoutables. Est-ce dès le moment où l’on a rendu le dernier soupir qu’on est damné et torturé, ou bien s’écoule-t-il un intervalle durant lequel on est gardé en repos jusqu’au jugement? Selon Pseudo-Esdras, le sort de chacun est fixé à sa mort. Les méchans, exclus des dépôts d’âmes, sont à l’état d’esprits errans, tourmentés provisoirement de sept supplices, dont les deux principaux sont de voir le bonheur dont on jouit dans l’asile des âmes justes, et d’assister aux préparatifs du supplice qui leur est destiné. Les justes, gardés dans les dépôts par des anges, jouissent de sept joies, dont la plus sensible est de voir les angoisses des méchans et les supplices qui les attendent. L’âme, au fond miséricordieuse, de l’auteur proteste contre les monstruosités de sa théologie. « Les justes du moins, demande Esdras, ne pourront-ils pas prier pour les damnés, le fils pour son père, le frère pour son frère, l’ami pour son ami? » La réponse est terrible. « De même que, dans la vie présente, le père ne saurait donner procuration à son fils, le fils à son père, le maître à son esclave, l’ami à son ami, pour être malade, pour dormir, pour manger, pour être guéri à sa place, de même ce jour-là personne ne pourra intervenir pour un autre, chacun portera sa propre justice ou sa propre injustice. » Esdras objecte en vain à Uriel les exemples d’Abraham et d’autres saints personnages qui ont prié pour leurs frères. Le jour du jugement inaugurera un état définitif où le triomphe de la justice sera tel que le juste lui-même ne pourra avoir pitié du damné. Certes nous sommes avec l’auteur quand il s’écrie après ces réponses, censées divines:

« Je l’ai déjà dit, et je le dirai encore, mieux eût valu pour nous qu’Adam n’eût point été créé sur la terre. Du moins, après l’y avoir placé, Dieu devait-il l’empêcher de pécher. Quel avantage y a-t-il pour l’homme à passer sa vie dans la tristesse et la misère, sans attendre après sa mort autre chose que des supplices et des tourmens? O Adam, quelle a été l’énormité de ton crime! En péchant, tu t’es perdu toi-même, et tu as entraîné dans ta chute tous les hommes dont tu étais le père. Et que nous sert l’immortalité, si nous avons fait des œuvres de mort? »

On aperçoit maintenant le motif pour lequel le passage qui contient ces doctrines sévères a été supprimé dans le manuscrit de la traduction latine d’où sont provenues toutes les copies que l’on possède, excepté celle qu’a découverte M. Bensly. Le moyen âge tenait beaucoup à la prière pour les morts : or le passage dont il s’agit en était la négation directe; il avait servi de base à l’erreur de Vigilance, si fortement combattue par saint Jérôme. L’omission s’arrête juste à l’endroit où, par suite de la forme du dialogue, la prière pour les morts semble au contraire être recommandée. Une telle suppression est postérieure au IVe siècle, puisque saint Ambroise et Vigilance font usage de la partie enlevée.

Pseudo-Esdras admet bien la liberté; mais la liberté a peu de sens dans un système où l’on se fait une idée aussi exaltée de la prédestination. C’est pour Israël que le monde a été créé; le reste du genre humain est damné.

« Et maintenant, Seigneur, je ne vous prierai point pour tous les hommes (vous savez mieux que moi ce qui les regarde); mais je vous prierai en faveur de votre peuple, de votre héritage, qui est le sujet continuel de mes larmes...

« Interrogez la terre, et elle vous dira que c’est à elle qu’il appartient de pleurer. Tous ceux qui sont nés ou naîtront sortent de la terre; cependant ils courent presque tous à leur perte, et le plus grand nombre d’entre eux est destiné à périr...

« Ne t’inquiète pas du grand nombre de ceux qui doivent périr, car ayant, eux aussi, reçu la liberté, ils ont dédaigné le Très-Haut, rejeté sa loi sainte, foulé aux pieds ses justes, dit dans leurs cœurs : il n’y a point de Dieu. Aussi, pendant que vous jouirez des récompenses promises, ils auront en partage la soif et les tourmens qui leur ont été préparés. Ce n’est pas que Dieu ait voulu la perte de l’homme, mais ce sont les hommes formés de ses mains qui ont souillé le nom de celui qui les a faits et qui ont été ingrats pour celui qui leur a donné la vie...

« Je me suis réservé un grain de la grappe, une plante de toute une forêt. Périsse donc la multitude qui est née en vain[17], pourvu que me soit gardé mon grain de raisin, ma plante que j’ai dressée avec tant de soin. »


IV.

Une vision spéciale[18] est destinée, comme dans presque toutes les apocalypses, à donner d’une façon énigmatique la philosophie de l’histoire contemporaine, et, comme d’ordinaire, on en peut conclure la date du livre avec précision. Un aigle immense (symbole de l’empire romain dans Daniel) étend ses ailes sur toute la terre et la tient dans ses serres. Il a six paires de grandes ailes, quatre paires d’ailerons ou contre-ailes et trois têtes. Les six paires de grandes ailes sont les six empereurs. Le second d’entre eux règne si longtemps qu’aucun de ceux qui lui succèdent n’arrive à la moitié du nombre d’années qui lui a été départi. C’est notoirement Auguste, et les six empereurs dont il s’agit sont les six empereurs de la maison des Jules : César[19], Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron, maîtres de l’Orient et de l’Occident. Les quatre ailerons ou contre-ailes sont les quatre usurpateurs ou anti-césars : Galba, Othon, Vitellius, Nerva, qui, selon l’auteur, ne doivent pas être considérés comme de vrais empereurs. Le règne des trois premiers anti-césars est une période de troubles, durant laquelle on peut croire que c’en est fait de l’empire; mais l’empire se relève, non cependant tel qu’il était à l’origine. Les trois têtes (les Flavius) représentent ce nouvel empire ressuscité. Ces trois têtes agissent toujours ensemble, innovent beaucoup, dépassent en tyrannie les Jules, mettent le comble aux impiétés de l’empire de l’aigle (par la destruction de Jérusalem) et en marquent la fin. La tête du milieu (Vespasien) est la plus grande; toutes les trois dévorent les ailerons (Galba, Othon, Vitellius) qui aspiraient à régner. La tête du milieu meurt; les deux autres (Titus et Domitien) règnent, mais la tête de droite dévore celle de gauche (allusion évidente à l’opinion populaire sur le fratricide de Domitien)[20]; la tête de droite, après avoir tué l’autre, est tuée à son tour; seule la grande tête meurt dans son lit, mais non sans de cruels tourmens (allusion aux fables rabbiniques sur les maladies par lesquelles Vespasien aurait expié son crime envers la nation juive). C’est alors le tour de la dernière paire d’ailerons (Nerva), usurpateur qui succède à la tête de droite (Domitien), et est avec les Flavius dans la même relation que Galba, Othon, Vitellius, furent avec les Jules. Ce dernier règne est court et plein de troubles; c’est moins un règne qu’un acheminement ménagé par Dieu pour amener la fin des temps. En effet, au bout de quelques instans, selon notre visionnaire, le dernier anti-césar (Nerva) disparaît; le corps de l’aigle prend feu, et toute la terre en est frappée d’étonnement. La fin du monde profane arrive, et le Messie vient accabler l’empire romain de reproches sanglans :

« Tu as régné sur le monde par la terreur et non par la vérité. Tu as écrasé les hommes doux, tu as persécuté les gens paisibles, tu as haï les justes, tu as aimé les menteurs, tu as humilié les murailles de ceux qui ne t’avaient fait aucun mal. Tes violences sont montées jusqu’au trône de l’Éternel, et ton orgueil est venu jusqu’au Tout-Puissant. Le Très-Haut a consulté alors sa table des temps et a vu que la mesure était pleine, que son moment était venu. C’est pourquoi tu vas disparaître, toi, ô aigle, et tes ailes horribles, et tes ailerons maudits, et tes têtes perverses et tes ongles détestables[21], et tout ton corps sinistre, afin que la terre respire, qu’elle se ranime, délivrée de ta tyrannie, et qu’elle recommence à espérer en la justice et la pitié de celui qui l’a faite. »

Les Romains sont jugés ensuite, jugés vivans, et exterminés sur place. Alors le peuple juif respirera ; Dieu le conservera en joie jusqu’au jour du jugement.

On ne peut guère douter d’après cela que l’auteur n’ait écrit sous le règne de Nerva, règne qui parut sans solidité ni avenir, à cause de l’âge et de la faiblesse du souverain, jusqu’à l’adoption de Trajan (fin de 97). Nous ne prétendons pas que les combinaisons qui précèdent aient tout à fait la même certitude que celles qui fixent la date de l’Apocalypse de Jean à l’an 68 ou 69[22] ; mais plusieurs points sont indubitables, et suffisent pour qu’on ait droit de ne pas s’arrêter à quelques singularités. Les six Jules et les trois Flavius sont caractérisés avec une évidence absolue. Le livre est donc postérieur à la ruine de la maison flavienne. D’un autre côté, il est antérieur à la grande restauration de l’empire par Trajan. Passé le mois de janvier 98, l’opinion de l’auteur sur la prochaine dissolution de l’empire ne se comprendrait plus. Un autre trait remarquable est celui-ci. L’auteur insiste à plusieurs reprises sur cette circonstance qu’Esdras a sa vision trente ans après la ruine de Jérusalem. Appliquée au véritable Esdras, cette assertion constituerait un grossier anachronisme. L’auteur veut sans doute signifier par là que trente ans à peu près s’étaient écoulés depuis la catastrophe de l’an 70.

L’Apocalypse de l’an 97, comme l’Apocalypse de l’an 68, est donc un cri de haine contre Rome. Toutes deux répondent à des momens de crise où les personnes étrangères aux secrets de la politique purent croire que l’empire, dont elles ne voyaient pas les ressources infinies, allait succomber par suite des compétitions de généraux. Les auteurs des deux révélations, Juifs passionnés, battent des mains par avance sur la ruine de leur ennemi. L’espérance d’un empire juif, succédant à l’empire romain, remplissait encore ces brûlantes âmes, que les effroyables massacres de l’an 70 n’avaient pas abattues. L’auteur de l’Apocalypse d’Esdras avait peut-être dans sa jeunesse combattu en Judée ; parfois il semble regretter de ne pas y avoir trouvé la mort. On sent que le feu n’est pas éteint, qu’il couve sous la cendre, et qu’avant d’abdiquer ses espérances Israël tentera encore plus d’une fois le sort.

Les scènes de désordre qui se succédaient de jour en jour dans l’empire ne donnaient du reste que trop raison au Pseudo-Esdras. Le règne du faible vieillard que tous les partis s’étaient trouvés d’accord pour mettre au pouvoir dans les heures de surprise qui suivirent la mort de Domitien semblait une agonie[23]. La timidité qu’on lui reprochait n’était que de la sagesse. Nerva sentait que l’armée regrettait toujours Domitien, et ne supportait qu’impatiemment la domination de l’élément civil. Les honnêtes gens étaient au pouvoir ; mais le règne des honnêtes gens, quand il n’est pas appuyé sur l’armée, est toujours faible. Un terrible incident révéla la profondeur du mal. Vers le 27 octobre de l’an 97, les prétoriens, ayant trouvé un chef dans Casperius Ælianus, viennent assiéger le palais, demandant à grands cris le châtiment de ceux qui avaient tué Domitien. Le tempérament un peu mou de Nerva n’était pas fait pour de pareilles scènes ; il s’offrit vertueusement à la mort, mais ne put empêcher le massacre de Parthenius et de ceux à qui il devait l’empire. Ce jour fut décisif et sauva la république. Nerva, en véritable sage, comprit qu’il devait s’associer un jeune capitaine dont l’énergie suppléât à ce qui lui manquait. Il avait des parens ; mais, uniquement attentif au bien de l’état, il chercha le plus digne. Le parti libéral possédait dans son sein un admirable homme de guerre, Trajan, qui commandait alors à Cologne ; Nerva le choisit. Ce grand acte de vertu politique assura la victoire des honnêtes gens, qui était restée toujours douteuse depuis la mort de Domitien. La vraie loi du césarisme, l’adoption, était trouvée. La soldatesque est refrénée. Suivant les lois de l’histoire, Septime Sévère, avec sa maxime détestable : « contente le soldat, moque-toi du reste, » allait succéder à Domitien. Grâce à Trajan, la fatalité est ajournée à un siècle. Le mal est vaincu, non pas pour mille ans, comme le croyait Jean, ni même pour quatre cents ans, comme le rêvait Pseudo-Esdras, mais pour cent ans, ce qui est beaucoup.


V.

La fortune de l’Apocalypse d’Esdras fut aussi étrange que l’ouvrage lui-même. Comme le livre de Judith et le discours sur l’Empire de la raison, attribué à Josèphe, elle fut négligée des Juifs, aux yeux desquels tout livre écrit en grec devint bientôt un livre étranger ; dès son apparition, elle fut au contraire adoptée avec empressement par les chrétiens et tenue pour un livre du canon du Vieux-Testament, écrit réellement par Esdras. L’auteur de l’épître apocryphe de saint Barnabé, l’auteur de l’épître également apocryphe qu’on appelle la deuxième de saint Pierre, y font des emprunts. Le faux Hermas paraît l’imiter pour le plan, l’ordre et l’agencement des visions, le tour du dialogue. Clément d’Alexandrie en fait grand cas encore. L’église grecque, s’éloignant de plus en plus du judéo-christianisme, l’abandonne et la laisse se perdre. L’église latine au contraire la lut avec avidité ; en retouchant légèrement un ou deux passages, elle en fit un livre chrétien très édifiant. Puis l’opinion est partagée. Les docteurs instruits, tels que saint Jérôme, en voient le caractère apocryphe et la repoussent avec indignation, tandis que saint Ambroise en fait plus d’usage que de n’importe quel autre livre saint, et ne la distingue en rien des Écritures révélées. Vigilance y puise le germe de son hérésie sur l’inutilité de la prière pour les morts. La liturgie y fait des emprunts. Roger Bacon l’allègue avec respect. Christophe Colomb y trouve des argumens pour l’existence d’une autre terre. Les enthousiastes du XVIe siècle s’en nourrirent. L’illuminée Antoinette Bourignon y voyait le plus beau des livres saints.

En réalité, peu de livres ont fourni autant d’élémens à la théologie chrétienne que cette œuvre anti-chrétienne. Les limbes, le péché originel, le petit nombre des élus, l’éternité des peines de l’enfer, le supplice du feu, les préférences libres de Dieu, y ont trouvé leur expression la moins adoucie. Si les terreurs de la mort ont été fort aggravées par le christianisme, c’est sur des livres comme celui-ci qu’il en faut faire peser la responsabilité. Ce sombre office si plein de rêves grandioses que l’église récite sur les cercueils vient en grande partie des visions ou, si l’on veut, des cauchemars du Pseudo-Esdras. L’iconographie chrétienne elle-même emprunta beaucoup à ces pages bizarres, pour tout ce qui touche à la représentation de l’état des morts. Les mosaïques byzantines[24] et les miniatures offrant l’image de la résurrection ou du jugement dernier semblent calquer ce qu’on y lit des « dépôts » d’âmes. L’idée qu’Esdras recomposa les Écritures perdues dérive principalement de ce livre. Enfin l’ange Uriel lui doit son droit de cité dans l’art chrétien ; l’adjonction de ce nouveau personnage céleste à Michel, Gabriel et Raphaël donna aux quatre angles du trône de Dieu, et par suite aux quatre points cardinaux, leurs gardiens respectifs.

Quant à la critique qui se propose pour tâche de faire revivre autant qu’il se peut les états passés de l’humanité, elle doit une grande attention au Pseudo-Esdras. Grâce à lui, nous avons le moyen d’étudier de près le plus fort accès de fièvre que l’humanité ait traversé. Jamais peuple n’éprouva un désespoir comparable à celui du peuple juif le lendemain du jour où, contrairement aux assurances les plus formelles des oracles divins, le temple, que l’on supposait indestructible, s’écroula dans le brasier allumé par les soldats de Titus. Les sicaires, les exaltés avaient presque tous été tués ; ceux qui avaient survécu passaient leur vie dans cette espèce de stupéfaction morne qui suit, chez le fou, l’accès furieux. Avoir touché à la réalisation du plus grand des rêves et être forcé d’y renoncer, — au moment où l’ange exterminateur entr’ouvrait déjà la nue, voir tout s’évanouir dans le vide, — s’être compromis en affirmant par avance l’apparition divine et recevoir de la brutalité des faits le plus cruel démenti, n’était-ce pas à douter du temple, à douter de Dieu ? Les idées que l’on croyait les plus indéniables étaient renversées. Jéhovah semblait avoir rompu son pacte avec les fils d’Abraham. On pouvait se demander si même la foi d’Israël, la plus ardente assurément qui fut jamais, réussirait à faire volte-face contre l’évidence et, par un tour de force inouï, à espérer contre tout espoir. Pseudo-Esdras répond à ces questions. Que nous sommes loin avec ce zélote fougueux d’un Josèphe traitant de scélérats les défenseurs de Jérusalem ! Voici enfin un Juif véritable, qui regrette de n’avoir pas été avec ceux qui périrent dans l’incendie du temple. La révolution de Judée, selon lui, n’a pas été une folie. Ceux qui défendirent Jérusalem jusqu’à la rage, ces sicaires, que les modérés sacrifiaient et rendaient seuls responsables des malheurs de la nation, ces sicaires ont été des saints. Leur sort fut digne d’envie. Ils seront les grands hommes de l’avenir : Quanto nobis erat melius si essemus succensi et nos cum incendio Sion ; nec enim nos sumus meliores corum qui ibi mortui sunt. Les révoltes juives sous Trajan (117) et sous Adrien (134) répondirent à ce cri enthousiaste. Il fallut l’extermination de Béther pour avoir raison de cette nouvelle génération de révolutionnaires sortie des cendres des héros de 70.


ERNEST RENAN.

  1. Isaïe, chap. Ier.
  2. Ézéchiel, XIV, 14, 20; XXVIII, 3.
  3. Marc, XIII ; Matthieu, XXIV; Luc, XXI.
  4. Voyez la belle analyse que M. Réville a donnée des travaux sur l’Apocalypse dans la Revue du 1er octobre 1863.
  5. M. Hitzig, professeur à Zurich, est l’un des trois ou quatre savans qui arrivèrent simultanément à trouver la clé de l’Apocalypse de Jean.
  6. L’ouvrage de M. Bensly paraîtra bientôt. C’est grâce à une bienveillante communication de l’auteur que nous en connaissons les résultats. En attendant l’édition de M. Bensly, on peut se servir de l’édition de M. Volkmar (Tubingen 1863), ou de celle de M. Hilgenfeld (Messias Judœorum, Leipzig 1869).
  7. IV Esdr., XIV, 30 et suiv.
  8. Ch. Ier, 1 et suiv. en tenant compte de l’emploi du mot de « Babylone » pour « Rome, « trait commun à toutes les apocalypses.
  9. Cf. ch. IX, 37; XII, 7.
  10. Les imitations que l’on a voulu voir de l’Apocalypse de Jean dans l’Apocalypse d’Esdras sont douteuses. Beaucoup de ressemblances viennent du modèle qui a servi aux deux visions, le livre de Daniel, ou d’images qui étaient communes à tout le monde. Voyez cependant ci-après ce qui concerne l’ange Jérémiel. L’auteur a sur la prédestination et le péché originel des idées analogues à celles de saint Paul, sans qu’il faille conclure qu’il ait lu les épîtres de Paul. Au contraire les coïncidences avec l’Apocalypse de Baruch (publiée par Ceriani, Monum. sacra et prof., t. Ier, fasc. 2, et t. V, fasc. 2) se remarquent à chaque page. Selon nous, l’Apocalypse de Baruch est postérieure à celle d’Esdras; c’est Pseudo-Baruch qui est l’imitateur.
  11. Celui de Cédron.
  12. IV Esdr., ch. III, IV.
  13. Ch. IV, 35 et suiv.; VII, 32. Le mot grec était probablement ταμιεῖα, « magasins ; » latin : pronuptuaria. Ce sont les limbes de la future théologie chrétienne. Comp. la « prison, » I Pétri, III. 19.
  14. Comparez saint Matthieu, XIX, 20.
  15. Rapport frappant avec Apoc, VI, 10-11. M.Volkmar a supposé que Jérémiel était un équivalent de Johanan. Il est plus probable qu’il est fait ici allusion à une apocalypse perdue, qui ressemblait à celle de Jean, et où le personnage, innommé dans l’Apocalypse, qui fait patienter les justes s’appelait Jérémiel. Les noms de Ramiel, d’Uriel, se retrouvent dans le livre d’Hénoch.
  16. IV Esdr., XIV, 10. « Seculum perdidit juventutem suam, et tempora appropinquant senescere. »
  17. « Multitudo quæ sine causa nata est. »
  18. Chap. XI et XII.
  19. On a montré ailleurs (l’Antéchrist, p. 407) que ces supputations apocalyptiques des empereurs romains doivent toujours commencer par Jules César.
  20. C’était une erreur; mais de très bonne heure on y crut.
  21. Les ongles de l’aigle sont sans doute les légions par lesquelles il tient l’Orient et l’Occident.
  22. La principale difficulté se tire des versets XII, 17, 20, 29. On peut supposer que dans le texte primitif il y avait ἐξ ϰαὶ ἐξ, notation qui aura paru singulière et qu’on aura bien vite changée en δώδεϰα. L’idée très ingénieuse de M. Volkmar consiste à compter par paires d’ailes. Les systèmes d’après lesquels chaque aile représente individuellement un souverain ne sont pas soutenables ; jamais, dans les combinaisons relatives aux ailes qu’imagine notre voyant, il n’y a de nombres impairs, comme cela a lieu dans les combinaisons relatives aux têtes, ce qui prouve qu’il faut toujours prendre les ailes deux à deux. Les deux ailes correspondantes composant une même force, il est naturel que l’auteur ait adopté la paire comme unité symbolique. Une aile seule, sans sa parallèle, eût été, pour désigner un souverain, une image peu conforme à l’espèce de logique qu’observent ces visionnaires au milieu de leurs plus étranges fantaisies.
  23. « Regaum exile et tumultu plénum. » IV Esdr., XII, 2.
  24. Par exemple celle de Torcello (photographiée par Naya, Venise).