L’Algérie sous l’empire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 83 (p. 174-190).
L'ALGERIE SOUS L'EMPIRE

LES INDIGENES ET LA COLONISATION

I. Bureaux arabes et Colons, par MM. Jules Duval et Auguste Warnier, Paris 1869. — II. La Politique impériale en Algérie, par M. Jules Duval, Paris 1866.

Celui qui arrive sans parti-pris sur la terre algérienne, et qui parcourt la zone comprise entre la mer et la chaîne de l’Atlas, ne peut se défendre de deux sentimens très opposés, l’un d’admiration pour la richesse du pays, l’autre d’étonnement à la vue du faible parti qu’on en a tiré. Quand le voyageur est Français, quand il sait combien la conquête de l’Algérie a été chèrement achetée, combien de braves soldats y ont trouvé la mort, combien d’intrépides colons y ont péri décimés par les fièvres, enfin combien de capitaux sont allés s’y engloutir, son étonnement devient de la tristesse. En même temps sa curiosité s’éveille : il veut savoir pourquoi tant de sacrifices sont demeurés à peu près stériles, et il est entraîné à étudier ce qu’on appelle la question algérienne.

D’ailleurs peut-il se dérober à l’intérêt que soulève cette question, en apparence si simple, en réalité si complexe ? A peine a-t-il pris place sur le paquebot qui fait le service d’Alger à Marseille, il est en pleine Algérie. Les passagers qui l’entourent l’entretiennent tous du pays qu’il va visiter. Le soir, quand la douceur d’une nuit étoilée appelle l’épanchement, le matin, quand les rayons encore obliques du soleil se reflètent sur les eaux bleues de la Méditerranée, il en entend conter les merveilles, décrier ou défendre l’administration. Déjà bien avant que le magnifique panorama d’Alger se déroule devant ses yeux, que la ville turque avec ses maisons blanches lui apparaisse de loin comme un long burnous qui baigne dans la mer, il a vu passer devant lui les hommes et les choses, et il s’est réjoui de trouver en Algérie les passions de la France en même temps que les beautés de l’Orient.

Richement dotée par la nature, bien que le manque d’eau s’y fasse quelquefois cruellement sentir, singulièrement variée sous le rapport de l’aspect général et des propriétés du sol, notre colonie peut donner tous les produits, est apte à recevoir les cultures les plus différentes. Pourtant la population indigène est plongée dans la misère, l’agriculture languit, et l’observateur ne tarde pas à se convaincre des graves difficultés que présente l’administration de ce pays, difficultés nées des circonstances mêmes de la conquête, et qui tiennent à la présence de deux élémens différens dont les besoins paraissent contraires, les Arabes et les colons. Ces élémens, un régime avisé aurait pu les concilier, une politique brutale peut-être, mais résolue, les aurait sacrifiés l’un à l’autre ; une direction vacillante les a jusqu’à ce jour également paralysés. Ce n’est pas exclusivement au compte de la famine qu’il faut porter cette incroyable mortalité des Arabes dont la France s’est émue en 1868. Si 300,000 d’entre eux ont succombé, si ceux qui survivent sont dans un état de dénûment dont nos misères européennes ne peuvent donner une idée, si l’aristocratie elle-même, en perdant ses troupeaux, a perdu ses richesses, ou doit faire remonter la cause de ces malheurs à des vices d’organisation dont le principal est sans contredit l’état de la société arabe. Quant à la colonie proprement dite, elle n’est rien moins que prospère. L’immigration est arrêtée depuis longtemps, l’aveu s’en échappe même des bouches officielles. Nous ne dirons pas que d’émigration commence, parce que sans doute ce serait donner trop déportée à un fait qui paraît devoir rester isolé ; mais enfin il s’est produit un véritable mouvement d’émigration. Cent colons agriculteurs de la province d’Oran ont quitté l’Algérie au mois de novembre 1868 pour aller se fixer au Brésil. C’est là, nous le voulons bien, un accident plutôt qu’un symptôme ; le fait n’en est pas moins regrettable et même affligeant pour un cœur français.


I

L’Algérie a eu sa part de ces reviremens imprévus, de ces changemens préparés dans l’ombre, brusquement introduits, brusquement abandonnés, qui caractérisent depuis dix-sept ans notre politique générale. Du reste, depuis le jour où le besoin de venger une offense nationale nous a poussés sur les côtes d’Afrique, l’œuvre de la France en Algérie n’a été qu’une suite de tâtonnemens. Venus seulement pour détruire un repaire de pirates, nous n’avions d’abord aucune intention de conquête. La prise d’Alger nous a conduits à nous établir dans la fertile plaine de la Mitidja. Peu à peu, séduits par la richesse du pays, surexcités par les incursions des arabes, puis entraînés par les ardeurs de la lutte lorsqu’éclata la guerre sainte, nous avons conquis toute l’Algérie. Durant cette période, l’irrésolution de la politique française était excusable ; plus tard, quand nos armes n’ont plus rencontré de résistance, quand la nature du sol et les mœurs des populations indigènes nous ont été parfaitement connues, le moment était venu de prendre une résolution définitive. Nous avions alors le choix entre trois partis. Nous pouvions nous contenter d’occuper la côte et d’établir dans les villes du littoral des espèces de comptoirs où les indigènes seraient venus nous apporter leurs produits, où notre commerce leur aurait livré les siens. Ce premier parti était assurément le plus simple ; mais l’adopter après la conquête de l’Algérie, c’était avouer qu’on reculait. Déjà en effet nous avions semé dans l’intérieur de nombreux élémens de colonisation ; partout agriculteurs et marchands avaient suivi nos soldats et s’étaient établis derrière eux dans les portes qu’ils occupaient. — Nous pouvions encore rejeter les Arabes par-delà les montagnes, dans la partie qu’on appelle les hauts plateaux, où ils eussent vécu tant bien que mal de leur vie de pasteurs, comme les tribus du sud, établir dans les fertiles étendues du Tell une population européenne d’une densité presque égale à celle du midi de la France, placer sur la frontière de nos possessions un cordon de postes militaires, faire en un mot de cette Algérie toute peuplée d’Européens une véritable province française qui, par la richesse du sol, par la multiplicité des échanges avec l’Europe au nord, avec les indigènes au sud, n’eût pas manqué d’être prospère. — Enfin restait un dernier parti à prendre, plein d’écueils et de complications : c’était d’occuper toute l’Algérie et d’y répandre un peu partout une population européenne destinée à transformer peu à peu la population indigène, à lui donner ses procédés de culture, à l’initier à son industrie, à lui faire accepta la plupart de ces réformes qui constituent la civilisation.

Le gouvernement de la France parait avoir adopté cette dernière politique. Toutefois, s’il en a souvent proclamé le programme, dans la réalité des choses il n’en a pas toujours poursuivi l’accomplissement. Il a fait de nombreux emprunts au système turc, et bien que notre domination s’éloigne assez de celle de nos prédécesseurs pour la dignité du vainqueur, elle n’en diffère pas suffisamment pour le progrès du vaincu. Nous n’avons rien changé à la constitution de la tribu : nous avons conservé à peu près l’organisation administrative qu’Abd-el-Kader avait établie. Sur cette société scrupuleusement respectée, nous nous sommes bornés à greffer l’institution des bureaux arabes, qui ont jusqu’ici fait œuvre de suzeraineté plutôt que de véritable administration.

Au début, pendant la période de la conquête, ce respect du passé, ce maintien des institutions indigènes, ont pu être une excellente mesure. C’est en combattant les peuples barbares avec leurs propres armes qu’on les soumet le plus promptement, c’est en respectant leurs mœurs qu’on les retient le plus facilement sous le joug. En agissant ainsi, les Turcs ont atteint leur but, qui était non de civiliser les Arabes, mais de les retenir sous leur domination et d’en obtenir tribut. La conquête française s’est proposé une fin toute différente. Aussi, quand notre autorité fut acceptée des indigènes avec cette résignation profonde qu’ils puisent dans les traditions de leur race comme dans les enseignemens du Coran, quand l’établissement d’une nombreuse population européenne nous révéla des besoins incompatibles avec la constitution sociale des Arabes, il fallait nous résoudre à briser celle-ci résolument. Du même coup nous rendions un service signalé à la cause de la civilisation, et nous permettions à notre colonie de marcher d’un pas sûr dans la voie du progrès.

Il appartenait au régime impérial d’accomplir cette tâche. Les gouvernemens antérieurs n’en ont pas eu le temps. On sait que l’œuvre de la conquête a rempli tout le règne du roi Louis-Philippe. Pour la république de 1848, elle a trouvé devant elle des problèmes plus impérieux ; d’ailleurs on lui a fait la vie trop courte. Au contraire le gouvernement actuel s’est trouvé dans les conditions les plus favorables pour réaliser un programme que lui-même en 1852 formulait dans ces termes pleins de promesses : « nous avons en face de Marseille un vaste royaume à assimiler à la France. » La situation de l’Europe lui permettait de fixer ses regards sur l’Algérie. Il avait sous la main d’admirables instrumens, une nombreuse et excellente armée, les ressources d’un crédit inconnu jusqu’alors, des finances qu’un parlement docile, chargé de lui mesurer la dépense, voulait bien qualifier d’inépuisables ; enfin il disposait de tous ces avantages du pouvoir absolu qui seraient incomparables pour accomplir de grandes choses, s’ils n’étaient pleins de périls pour une nation. Il ne lui a manqué qu’une politique.

L’Algérie et ses habitans commencent à être assez bien connus en France. On sait que, lorsqu’on parle des indigènes, il faut se garder de confondre deux peuples différens, tantôt mêlés l’un à l’autre et composant en quelque sorte une population mixte, tantôt profondément distincts et ayant gardé avec une pureté remarquable leur caractère originel. Ces deux peuples, ce sont les Arabes et les Kabyles. Les Kabyles forment le groupe principal da cette race berbère que l’histoire nous montre établie depuis un temps immémorial sur les côtes septentrionales de l’Afrique. Les Arabes représentent l’élément étranger, poussé en Algérie par ces émigrations successives qui marquèrent les premiers siècles de l’ère musulmane. Les deux races diffèrent profondément par la conformation physique, par les mœurs, par l’organisation sociale : elles n’ont de commun que la religion et la langue. Le Kabyle a les traits plus vulgaires, mais la complexion plus robuste que l’Arabe. A la différence de ce dernier, dont l’attitude est calme et contemplative, il est actif, ardent, passionné. Sur les routes où il conduit ses troupeaux, sur les marchés où il vend son grain et ses légumes, on entend les éclats de sa voix gutturale. La polygamie, l’indivision, ces deux grandes plaies du monde musulman, ne l’ont pas atteint. Il est monogame ; il jouit de tous les avantages de la propriété individuelle, et lui doit uns aisance relative. Il a sa maison, son jardin, son champ, d’ordinaire soigneusement clos. Le village qu’il habite forme une sorte de communs administrée par un chef auquel est adjoint un conseil municipal élu. Fixé au sol par le sentiment de la propriété, le Kabyle ne le quitte que pour aller louer ses bras, soit à la ville, soit dans les fermes européennes au moment de la moisson. Sa vigueur et ses habitudes laborieuses en font un auxiliaire aussi précieux que recherché.

Voilà le Kabyle tel qu’il se montre encore dans cette partie montagneuse que nous avons appelée la Grande-Kabylie, ou bien encore dans les oasis reculées du Sahara. Le reste de la population se compose soit d’Arabes proprement dits, soit de Berbères arabisans, voués les uns et les autres à la vie nomade et pastorale. C’est à peine si autour de leurs gourbis, cabanes grossièrement construites avec des branchages, ils sèment du blé ou de l’orge sur quelques champs mal nettoyés des pierres ou des broussailles qui les encombrent. Avant tout, ils considèrent le sol comme un terrain de parcours pour leurs troupeaux. Cette manière primitive d’envisager la terre est une cause de ruine pour l’Algérie ; elle explique pourquoi les forêts sont aussi clair-semées dans un pays où elles devraient couvrir presque toute la surface du sol : de tout temps, les Arabes les ont brûlées. Leurs bestiaux, moins difficiles que les nôtres, se nourrissent presque exclusivement des pousses des jeunes arbres. Quand les arbustes commencent à braver la dent des troupeaux, quand les broussailles s’apprêtent à devenir taillis, les Arabes y mettent le feu. Aujourd’hui encore, malgré notre surveillance active, les incendies sont fréquens. Ils éclatent surtout pendant les ardeurs de l’été, quand souffle le vent du désert, le sirocco. Souvent le feu est mis sur plusieurs points à la fois, à de grandes distances, et cause des désastres considérables. On pourrait croire à un mot d’ordre, il n’en est rien ; seulement les Arabes ont trouvé le moment propice pour renouveler leurs pâturages. Il est hors de doute que l’Algérie était autrement cultivée du temps où ses blés nourrissaient Rome et où elle méritait le nom de grenier de l’Italie. Avec l’invasion musulmane, le cours de la civilisation a rétrogradé. La culture arabe est des plus primitives ; elle écorche seulement la surface sans tirer parti de la profondeur. On peut la juger d’ailleurs par ses résultats. A part les années très pluvieuses, elle ne donne en moyenne que 6 ou 7 hectolitres de blé par hectare ; les cultures européennes en donnent le triple. Malgré ce faible rendement, la terre cultivée par l’Arabe s’épuise vite : aussi fait-il beaucoup de jachères et se voit-il obligé quelquefois de laisser reposer son champ deux années de suite. On a peine à croire qu’il ignore encore l’art de couper le fourrage et de le faire sécher pour les besoins de l’hiver, qu’il n’élève aucun abri pour protéger ses bestiaux contre l’intempérie des saisons, qu’il n’a pas songé à nous emprunter l’usage des voitures pour transporter les produits du sol. Quand le génie militaire a tracé ces longues routes, trop peu nombreuses encore, qui sillonnent l’Algérie, il a certainement donné aux colons un élément indispensable de prospérité ; mais il n’a rendu aux indigènes qu’un faible service. Aujourd’hui comme au temps du prophète, ils n’ont d’autre mode de transport que leurs ânes, leurs mulets et leurs chameaux. Pourtant l’indigène franchit les plus grandes distances pour vendre à la ville ses grains, ses fruits et même ses légumes. Chose singulière, sur les marchés du littoral, le prix de toutes ces denrées n’est guère plus élevé que dans le pays souvent très éloigné qui les produit. L’Arabe compte pour rien son temps, sa peine et le concours de ses bêtes de somme.

Si arriérés que nous semblent ces usages, si primitives que nous paraissent ces habitudes, la civilisation européenne finirait par en avoir raison, si ses efforts et ses exemples ne venaient toujours se heurter contre l’état social des Arabes. Cet état, on peut le définir en deux mots : c’est le communisme enté sur la division des classes. Chez eux, point de propriété individuelle. Les terres arch sont soumises à l’indivision dans la tribu, les terres melk à l’indivision dans la famille, et la famille arabe, c’est la famille patriarcale, c’est un arbre séculaire dont on ne peut compter les rameaux. Le douar, unité administrative comme chez nous la commune, est formé de la réunion de plusieurs familles, et la réunion de plusieurs douars constitue la tribu ; la circonscription du douar compte des terres de parcours d’un usage absolument commun, et des terres de culture qui sont réparties annuellement par le caïd assisté de la djemaa[1]. Ce partage n’a pas lieu, comme on pourrait le croire, entre tous les membres du douar ; ceux-là seuls en profitent qui ont une ou plusieurs charrues, c’est-à-dire une ou plusieurs paires de bœufs, et on leur alloue une étendue de terrain proportionnelle au nombre de ces charrues. On nomme fellahs tous ceux qui possèdent des attelages ; ils forment en quelque sorte la classe moyenne de la tribu. Au-dessus plane l’aristocratie des chefs religieux et militaires, des grandes familles, des cavaliers ; au-dessous croupit la classe des prolétaires, de beaucoup la plus nombreuse en Algérie comme ailleurs. Ces prolétaires, appelés khammès ou khammas, sont des fermiers au service des fellahs, mais des fermiers beaucoup moins favorisés que les nôtres. Quand la récolte est faite, le fellah commence par prélever la semence qu’il a fournie, souvent l’avance d’argent qu’il a dû faire au khammès pour lui permettre de subsister jusqu’à la moisson, enfin les quatre cinquièmes de ce qui reste. C’est donc avec le cinquième, quelquefois le sixième d’une maigre récolte, que le khammès doit vivre et faire vivre une famille entière. Aussi, bien que sa frugalité dépasse tout ce que nous pouvons imaginer, et qu’il fasse ses délices d’une alimentation réservée d’ordinaire aux animaux les moins difficiles, comme des glands doux ou des figues de Barbarie, son existence est toujours problématique. Si on lui fait la part petite, en revanche on exige beaucoup de lui. Il est tenu de labourer la terre deux fois au moins, trois fois si l’année précédente elle est demeurée en jachère ; il est tenu de se construire un gourbi, qui, à peine bâti, appartient au maître ; enfin il doit son travail par corps, c’est-à-dire que, s’il est malade, il est dans l’obligation de fournir un remplaçant. Ici encore nous avons soigneusement respecté des usages en vigueur à l’époque de la domination turque, et qui auraient dû disparaître au premier souffle de notre intervention victorieuse. Vienne une année de sécheresse, et malheureusement elles ne sont pas rares, le produit de la terre est presque nul, et les pauvres khammès, réduits à une misère indicible, sont décimés par les épidémies et la famine.

Le fellah, qui trouve à faire cultiver à des conditions si avantageuses le lot de terre qui lui est assigné, travaille rarement par lui-même ; volontiers il se contente de surveiller sa récolte tandis qu’elle est sur pied et d’en écarter les oiseaux. Ceux qui travaillent sont d’anciens khammès qui ont pu, grâce à une série exceptionnelle de très bonnes années, monter d’une classe et acquérir une charrue. Quant à l’aristocratie indigène, il va sans dire qu’elle ne fait œuvre de ses doigts, si ce n’est pour manier un fusil ou conduire un cheval. Encore ne l’avons-nous guère vue se livrer à ces exercices, car depuis la dernière famine les chevaux sont devenus rares. On les compte facilement dans chaque tribu, et beaucoup de fils de famille, de cavaliers, comme on les appelle, sont obligés d’aller à pied. C’est peut-être le plus grand étonnement que nous réservait l’Algérie. Nous nous imaginions cette belle race chevaline, dont les vertus n’ont pas été trop célébrées, beaucoup plus répandue entre les mains des indigènes qu’elle ne l’est réellement. Sur la foi des récits, peut-être sur le souvenir que nous avaient laissé les tableaux de nos grands peintres, nous ne séparions pas l’Arabe de son cheval et de son fusil. Grande fut notre déception. Si les « hommes de grande tente » ont perdu les moyens de satisfaire leur goût pour la chasse et les fantasias, ils ont conservé la répugnance instinctive qui éloigne toute aristocratie guerrière du travail manuel. Travailler de ses bras est pour eux une œuvre servile dont ils tiennent à honneur de s’abstenir. Lorsqu’à la suite de malheurs accumulés la misère pénètre dans leurs tentes, plutôt que de demander ou d’accepter du travail, ils préfèrent attendre tranquillement leur destinée. Leur religion, leurs mœurs, les traditions de race, leur conseillent cette attitude fièrement résignée.

Quant aux chefs indigènes, pour l’immoralité, pour la cupidité, ils sont restés à peu de chose près ce qu’ils étaient avant la conquête française. Trente ans de contact avec nous n’ont pas modifié ces âmes avides et corrompues, qui continuent à comprendre l’administration d’une tribu ou d’un douar comme nous comprenons l’exploitation d’un domaine. Encore l’Européen exploite-t-il son domaine en bon père de famille, il a souci de l’avenir ; le chef musulman épuise tout ce qu’il touche. Quelque peu gêné par la présence des bureaux arabes, il a dû renoncer aux pratiques violentes du temps des Turcs ; mais les manœuvres que lui suggèrent son astuce et sa fourberie lui permettent toujours d’arriver à ses fins. D’ailleurs il possède l’art de faire des présens agréables. Aussi, à tout prendre, les misérables ressources du khammès et l’épargne du fellah sont-elles aussi menacées, la masse des contribuables est-elle aussi dépouillée qu’autrefois. Peut-être même n’avait-on jamais vu sous la domination turque misère pareille à celle qui s’est produits dans l’hiver de 1868. Il faut s’en prendre précisément aux progrès relatifs, mais incomplets, que nous avons déterminés. Avant la conquête française, il n’y avait pas en Algérie de commerce intérieur ; les indigènes, n’ayant pas de débouchés pour leurs grains, en faisaient de grandes réserves dans les silos, et pouvaient ainsi braver les effets des mauvaises récoltes. D’autre part, les chefs avaient peu de besoins et se montraient moins insatiables. Aujourd’hui, trouvant à vendre ses produits aux Européens, l’Arabe fait argent de tout ; mais cet argent ne fait que passer par ses mains. Le fisc en absorbe une certaine partie, le reste va remplir les poches des chefs indigènes ou de leurs agens. On le voit, cette société arabe a beaucoup d’analogie avec notre société du moyen âge. Les khammès répondent à nos anciens serfs, les fellahs à cette classe moyenne qui s’était formée bien avant l’affranchissement des communes, mais qui mit plusieurs siècles à prendre son essor, écrasée qu’elle était sous l’omnipotence de la noblesse et ruinée par les exactions de la féodalité. Les cavaliers nous représentent assez fidèlement les anciens chevaliers, n’estimant rien que la guerre ou les images de la guerre, c’est-à-dire la chasse et les tournois. L’oppression de la plèbe, les rapines et les exactions de la noblesse, les droits d’investiture et les corvées établies au profit des grands, toutes les plaies que l’histoire nous montre à l’origine des sociétés sont ici singulièrement élargies par le fléau du monde musulman, le communisme, c’est-à-dire l’état social le plus propre à engendrer les abus, à décourager l’initiative individuelle, à empêcher le crédit de naître et l’épargne de se former. Voilà l’ennemi qu’il fallait s’efforcer de vaincre. Ce n’est point en distribuant des semences aux indigènes, en s’évertuant à leur trouver du travail sur les routes, dans les villes, partout où s’exécutent quelques travaux publics, qu’on supprimera les causes qui ont rendu si désastreuse la disette de 1868. Ce n’est pas même en répandant dans les tribus, comme on le fait depuis quelque temps, des échantillons de nos instrumens agricoles, qu’on pourra prévenir le retour de pareils malheurs. Ces mesures, bonnes en elles-mêmes, toutes celles du même genre que pourra suggérer à l’administration sa sollicitude pour les indigènes, ne seront jamais que des palliatifs. Il ne s’agit pas seulement, pour préserver la race arabe des élémens de dissolution qu’elle renferme, de la faire vivre artificiellement, il ne suffit pas, pour tirer parti de l’Algérie, d’introduire sous la tente quelques réformes de détails ; il faut modifier profondément l’organisation de la tribu.

La fondation des collèges arabes français aurait pu être une mesure féconde, si l’administration n’avait pour principe d’y faire entrer exclusivement de jeunes nobles, de futurs représentans de l’aristocratie. Compte-t-on sur ces enfans pour accomplir la transformation que les circonstances réclament impérieusement ? Espère-t-on qu’en sortant de nos écoles ils voudront bien travailler à détruire les privilèges de leur caste ? L’histoire de la Turquie est là pour témoigner que ce ne sont pas les sentimens généreux, les idées élevées, que les sectateurs de l’islam viennent puiser dans la civilisation européenne. Ils nous empruntent nos vices élégans, ils s’éprennent de notre luxe, ils convoitent nos jouissances : leurs aspirations ne vont pas au-delà. Notre société ne leur apparaît que sous cet aspect, le seul, il faut bien le dire, qui puisse toucher une imagination musulmane. Quant à ces puissans leviers qui ont remué la vieille Europe, quant à ces grands principes auxquels nous devons le renouvellement de notre société française, ils y demeurent complètement étrangers. Les jeunes fils de famille que le gouvernement turc envoie se former à nos écoles se comportent-ils, une fois revenus dans leur pays, en véritables amis du progrès ? S’attachent-ils, lorsqu’ils sont au pouvoir, à corriger les abus d’une administration déplorable, à modifier les mœurs, à réformer les institutions de leur patrie ? Leur séjour en France fait souvent d’eux des hommes distingués, aux manières élégantes, à l’esprit cultivé, mais jamais des réformateurs et rarement des administrateurs scrupuleux. Il serait donc chimérique de compter sur la jeune aristocratie arabe, même instruite dans nos écoles, pour aider à l’accomplissement des réformes radicales sans lesquelles il ne faut rien attendre ni des indigènes ni de l’Algérie.

Il ne manque pas de gens pour soutenir qu’il est puéril de fonder aucun espoir sur les Arabes, que cette race paresseuse et contemplative demeurera toujours inerte, même au contact de notre activité. Nous devons dire encore que bien des colons, au plus fort de la famine, tout en s’apitoyant à la vue de tant de misères, ont considéré la mortalité des Arabes comme un fait inévitable, et l’ont envisagée sans effroi comme un symptôme de prochaine disparition. S’il en devait être ainsi, il faudrait s’en affliger, non s’en réjouir. A notre avis, indigènes et colons pourront se rendre de mutuels services. Sans doute il n’y a pas de prospérité possible sans une large colonisation ; mais il n’y en a pas davantage sans une main-d’œuvre à bas prix, car l’Algérie donne à peu près les mêmes produits que la France, et, plus éloignée du marché européen, est forcée, pour prospérer, de les obtenir à moins de frais. Ceux qui condamnent un peu vite les indigènes veulent bien faire une exception pour la race kabyle ; mais n’y a-t-il pas lieu d’en faire une autre pour une partie de la population arabe, pour les khammès ? Ne voit-on pas tout le parti qu’on pourra tirer de cette classe le jour où son travail sera véritablement affranchi ? Or l’affranchissement du travail et la dissolution de La tribu sont intimement liés à l’établissement de la propriété individuelle ; par là s’accomplira pacifiquement une révolution indispensable.


II

Il est aujourd’hui superflu de rechercher si nous avons bien ou mal fait de coloniser l’Algérie. La France ne peut songer à revenir sur ses pas, à défaire une œuvre commencée. C’est en colons que nous nous sommes établis sur la terre africaine, c’est en colons que nous devons y rester, et les sacrifices du passé comme les préoccupations de l’avenir nous font une loi de vouloir la colonisation sérieuse. Si l’Algérie a été jusqu’ici un fardeau pour la France, si elle appauvrit la métropole au lieu de l’enrichir, cela tient sans doute à plusieurs causes, mais surtout peut-être à celle-ci : la population européenne est insuffisante et épars sur un immense territoire. Les conséquences d’un pareil état de choses sont faciles à signaler ; l’administration devient coûteuse, les travaux publics ruineux, les frais de production excessifs. Tous ceux qui vont en Algérie s’étonnent de cet éparpillement sans pouvoir d’abord se l’expliquer. Ils ne réfléchissent pas ou ils ignorent que l’œuvre de la colonisation ne s’est pas accomplie dans les conditions ordinaires d’un développement libre et spontané. C’est l’administration qui en a pris partout l’initiative. C’est elle qui a dit au colon : — Tu te fixeras ici, tu t’arrêteras là. — Aujourd’hui, lorsque, étouffant dans le périmètre trop étroit qui lui a été assigné, il veut s’étendre et offre d’acheter aux indigènes la terre qui le limite, c’est encore elle qui paralyse son ardeur, et prononce le non longius ibis. On l’a dit maintes fois, la condition nécessaire de toute colonisation, c’est l’étendue et la qualité des terres. Elles seules provoquent l’émigration, attirent le colon sur la rive étrangère, et l’y fixent sans esprit de retour. Or les terres disponibles manquent en Algérie, maintenant plus que jamais. Avant 1863, nous pouvions en avoir en abondance ; nous y avons renoncé volontairement. La grave détermination que prit alors le gouvernement français a été approuvée par quelques-uns, énergiquement blâmée par les autres. Nous allons étudier à notre tour les dispositions du sénatus-consulte du 22 avril. Il nous paraît dominer toute la question.

Le gouvernement impérial, qui n’a pas de paroles assez dures pour les révolutionnaires, ne déteste pas les révolutions, si l’on doit entendre par ce mot les surprises dans les choses les plus graves, les modifications radicales touchant aux intérêts les plus sérieux et s’imposant tout d’un coup comme un fait accompli. Avant la fameuse lettre au maréchal Pélissier, qui devait servir de préface au sénatus-consulte sur la propriété arabe, on pensait en Algérie à bien autre chose qu’à rendre les indigènes propriétaires définitifs des immenses terrains que leur inertie laissait incultes. On songeait à les soumettre au cantonnement, c’est-à-dire à leur donner, en échange d’un droit d’usage incertain et variable, un véritable droit de propriété, sauf à en restreindre l’objet. Par là, un nombre considérable de terres se fût trouvé libre et à la disposition des colons. Il va sans dire qu’il entrait dans les vues de tous ceux qui proposaient cette combinaison d’assurer largement les besoins des indigènes. Ainsi entendu, le principe du cantonnement n’avait rien de contraire à l’humanité, rien qui blessât la justice, et ce pouvait être une mesure féconde. Il avait pour partisans non-seulement les colons, dont on pouvait dire qu’ils prêtaient au projet un appui intéressé, mais encore les officiers les plus éclairés de l’armée, le maréchal Vaillant, le maréchal Pélissier, le maréchal Randon lui-même, qui eut cette singulière fortune de combattre comme ministre de la guerre un projet qu’il avait préconisé comme gouverneur-général de l’Algérie. Enfin, et ce n’était pas un médiocre titre de recommandation, ce système avait été nettement posé par le plus sagace peut-être de tous les gouverneurs qui ont mêlé leur nom à l’histoire de notre colonie, l’illustre maréchal Bugeaud. « Ma doctrine politique vis-à-vis des Arabes, avait-il dit, est non pas de les refouler, mais de les mêler à notre colonisation, non pas de les déposséder de toutes leurs terres pour les porter ailleurs, mais de les resserrer sur le territoire qu’ils possèdent et dont ils jouissent depuis longtemps, lorsque ce territoire est disproportionné avec la population de la tribu. » Au surplus, le cantonnement ne pouvait être repoussé comme une mesure utopique ou dangereuse ; on l’avait appliqué en plusieurs endroits, et l’expérience de plusieurs tribus facilement cantonnées ne permettait pas de douter du succès.

D’aussi fortes raisons, des conseils aussi recommandables, n’eurent pas d’influence sur les décisions du gouvernement impérial. Ressentant tout à coup des scrupules de conscience que les gouvernemens précédens n’avaient pas éprouvés, désireux peut-être d’étonner l’opinion publique par un grand acte de générosité, il provoqua, sans prendre l’avis de la représentation nationale, ce sénatus-consulte de 1863 qui consolide entre les mains des Arabes, à titre de propriété complète, non-seulement les terres qu’ils cultivent, mais celles beaucoup plus considérables qu’ils ne cultivent pas. La politique n’est pas la toile de Pénélope : il n’est pas facile de défaire le lendemain l’œuvre de la veille. Il ne faut donc pas songer à revenir sur une concession imprudemment faite ; mais où trouver des terres pour la colonie, qui en manque ? En 1863, les commissaires du gouvernement déclaraient devant le sénat que le domaine tenait en réserve 900,000 hectares pour les besoins de la colonisation. Aujourd’hui le gouvernement-général de l’Algérie avoue qu’il n’en a plus que 177,000. Qu’est devenue la différence ? A-t-elle eu la destination promise ? est-elle entre les mains des colons ? Pas le moins du monde : depuis six ans, ils n’ont obtenu par vente ou concession qu’un nombre d’hectares tout à fait insignifiant ; en les réunissant aux 82,000 hectares concédés à la Société générale algérienne, on ne peut guère dépasser le chiffre de 100,000. Il faut donc admettre que tout l’excédant a fait retour aux Arabes, soit à titre d’abandon, soit à titre de vente. Le premier travail qu’a nécessité l’application du sénatus-consulte, c’est-à-dire la reconnaissance générale des biens des tribus, a en effet provoqué des revendications indigènes sur lesquelles l’administration militaire s’est montrée fort large ; d’autre part, les Arabes ont été admis à surenchérir dans toutes les adjudications faites par le domaine, bien qu’il s’agît de terres formellement promises et réservées aux colons. Si du moins l’exécution du sénatus-consulte était très avancée, si la propriété individuelle était presque partout constituée, les colons pourraient se consoler d’avoir été frustrés des terres domaniales par l’espoir d’acheter bientôt celles des indigènes, l’attente leur serait moins pénible ; mais, sur les 800 tribus que l’on compte dans le Tell, il n’y en a peut-être pas aujourd’hui plus du tiers dont le territoire soit délimité. En calculant d’après la même proportion, la reconnaissance complète des biens des tribus et la répartition entre les différens douars ne seront pas achevées avant l’année 1880. Encore, quand ce travail sera terminé, sera-t-on loin d’avoir définitivement assis la propriété individuelle ; il faudra répartir le territoire du douar entre toutes les familles qui le composent. Bien que cette seconde opération du partage doive laisser de côté les terrains de parcours, les communaux, les biens melk, et porter seulement sur les terres collectives de culture, elle exigera, si elle est faite avec soin, beaucoup plus de temps que la première. Une pareille perspective n’est pas faite pour calmer l’impatience des colons, qui étouffent dans l’enceinte trop étroite du territoire civil. Puisque nous avons prononcé ce mot, il importe de l’expliquer. En principe, toute l’étendue du sol algérien est territoire militaire ; mais, par exception, l’administration militaire a bien voulu renoncer à ses prérogatives dans un rayon plus ou moins large autour des principaux centres européens. L’ensemble de ces petites surfaces, qui parfois ne dépassent guère ce que nous appelons la banlieue d’une ville, constitue le territoire civil. Les colons y trouvent à peu près les mêmes garanties qu’en France ; on les a justement comparées à des oasis dans le désert, ou bien à des îlots perdus au milieu d’un lac. Il n’est pas rare d’y voir une population européenne très condensée, tandis qu’à côté de fertiles étendues demeurent pour ainsi dire sans culture et sans habitans. Aux interpellations pressantes qu’on lui adresse à cet égard, le gouvernement répond que la colonisation n’a pas à se plaindre de manquer de terres : l’interdiction d’acquérir en territoire militaire, prononcée par la loi du 16 juin 1851, est levée aujourd’hui. Les colons peuvent acheter aux Arabes, sinon des terres arch, qui n’entreront dans le commerce que lorsque la propriété individuelle sera constituée, du moins des terres melk. Celles-ci sont de véritables propriétés particulières, garanties par des titres. Rien ne s’oppose à ce qu’elles fassent l’objet de transactions entre indigènes et Européens. Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Malheureusement la terre melk n’est aliénable que théoriquement ; en fait, telle ne l’est pas. Les melk sont des biens jadis donnés par les beys ou les pachas à certaines familles en récompense de services rendus. Certes, à l’origine, la terre melk eût été facilement transmissible, puisqu’elle n’avait qu’un propriétaire, et que des droits de celui-ci reposaient sur un titre. Aujourd’hui, après plusieurs générations., elle se trouve appartenir à une infinité de personnes, car la législation musulmane perpétue l’indivision. Ce vice de la loi est encore exagéré par les mœurs indigènes, par la mauvaise foi des vendeurs, par la corruptibilité des magistrats. Les Européens n’achètent pas de melk, et cela se comprend : une pareille acquisition ne leur offre aucune sécurité. Ne pouvant connaître les ayants-droit, qui souvent n’habitent pas la même tribu, n’étant jamais sûrs de les savoir tous désintéressés, bien qu’ils aient versé intégralement le prix d’achat, ils ont renoncé bien vite à des transactions aussi aventureuses. Peut-être serait-il possible de parer à ces difficultés en appliquant dans le territoire militaire un système de transcription analogue au nôtre. Il en a été plusieurs fois question ; mais jusqu’ici les bureaux arabes ont refusé de s’y prêter. D’ailleurs la transcription elle-même n’est pas exempte de périls : si elle est efficace pour assurer le droit de propriété, elle peut consacrer des injustices dont l’indigène, ignorant les subtilités de la loi, pâtirait tout d’abord ; or l’injustice engendre des rancunes dont l’Européen pourrait bien être aussi la victime.

Ainsi donc, au point où se place le débat, la distinction qu’on a voulu établir entre les biens arch et les biens melk est tout à fait sans objet. Sans doute ces deux espèces de biens offrent une grande dissemblance au point de vue juridique ; mais ni les uns ni les autres ne peuvent entrer dans de commerce, et c’est tout ce qui importe aux colons. M. le maréchal de Mac-Mahon reconnaissait lui-même, dans son rapport à l’empereur du 23 avril 1868, « qu’il était à peu près impossible de devenir acquéreur d’un bien melk. » Si l’on en veut une preuve plus éclatante encore, il suffit de consulter le tableau officiel des biens vendus de 1863 à 1868. Les melk n’y figurent que pour 7,617 hectares ; encore y a-t-il lieu de penser que l’administration a englobé dans une même catégorie les biens melk et les terres provenant de l’ancien beylick[2].

Le gouvernement-général n’a donc pour le moment qu’un très petit nombre d’hectares (177,000) à offrir soit aux colons anciennement établis, soit à ceux qui seraient tentés d’aller se fixer en Algérie. Les perspectives de l’avenir sont-elles faites pour nous consoler du présent ? le sénatus-consulte produira-t-il du moins les quelques bons effets qu’on était en droit d’en attendre ? Nous sommes menacés de perdre le principal résultat qu’il devait amener, c’est-à-dire l’extrême morcellement de la propriété. S’il faut en croire certains indices, le gouvernement serait décidé à exclure du partage toute une classe, la plus nombreuse, la plus digne d’intérêt, la seule laborieuse, celle des khammès. Cette mesure serait grave. Elle enlèverait à la grande majorité de la population arabe la source la plus féconde de la production, le sentiment de la propriété ; elle retarderait indéfiniment le rapprochement des Européens et des indigènes, rapprochement qui ne s’est encore produit qu’en territoire civil.

Si le sénatus-consulte avait été appliqué comme il devait l’être, comme le gouvernement avait annoncé lui-même tout d’abord qu’il le serait, on pouvait en attendre d’assez grands résultats. Il se serait produit de deux choses l’une : ou bien les khammès, devenus petits propriétaires seraient parvenus par le seul effort de leur labeur à vivre du lot qu’on leur aurait assigné, et le commerce français eût profité de l’amélioration et de l’étendue des cultures, ou bien le manque d’argent et de bétail les eût conduits à vendre leurs terres aux colons. Ceux-ci n’eussent pas manqué de prendre pour fermiers des indigènes, — c’est ce qu’ils font presque toujours en territoire militaire ; — mais ils les eussent engagés à des conditions moins onéreuses que celles d’un colonat au cinquième. Le khammès, laborieux et économe, dégagé des étreintes d’une convention léonine, ne relevant que de l’Européen, serait parvenu à une sorte d’aisance. Le fellah eût été mis en demeure par la force des choses de cultiver lui-même sa terre, ou de la vendre, ou de la louer à des conditions plus humaines. Ainsi la tribu se fût désagrégée, la colonisation eût avancé pas à pas, et la civilisation avec elle.

Au lieu de ce bienfait, les nouveaux projets de l’administration se bornent à consacrer l’ancien état de choses en substituant la propriété à la possession. Les fellahs vont devenir propriétaires des terres de culture dont ils jouissaient. Les khammès resteront en dehors du partage : ils n’auront gagné au sénatus-consulte de 1863 qu’un droit de parcours sur le communal de la tribu, droit illusoire, puisqu’ils n’ont pas de bétail. Ainsi la terre ne passera pas aux mains de ceux qui la cultivent ; le territoire de la tribu restera fermé aux Européens, et le jour où il s’ouvrira, c’est qu’il n’y aura plus d’indigènes. La classe laborieuse disparaîtra la première. On l’aura sacrifiée pour faire vivre à tout prix une aristocratie improductive qu’on ne sauvera même pas. Une fois réduite à ses seules ressources, cette classe, qui n’a jamais vécu que du labeur des autres et qui est incapable de travail, ne tardera pas à périr, comme meurt un parasite avec l’animal qui le nourrit. « Il ne suffit pas de tailler, mon fils, il faut recoudre, » disait Catherine de Médicis à Henri III après le meurtre du duc de Guise. Il ne suffit pas de critiquer, il faut conclure ; mais ici la conclusion nous semble découler de la critique même. Le gouvernement-général, dans sa polémique avec les journaux de l’Algérie, s’est beaucoup défendu de vouloir faire une loi agraire. Suivant nous, c’est précisément ce qu’il eût dû faire. C’était le seul résultat fécond que pût donner ce sénatus-consulte sur la propriété arabe, qui avait été une première faute. Puisqu’on avait écarté la mesure du cantonnement au nom de principes supérieurs d’humanité et de justice qui n’étaient pas en cause, au nom de ces mêmes principes on devait partager les terres arabes entre tous les membres du douar. Les khammès y avaient droit plus que tous les autres, car ils représentent le seul élément utile de la tribu, celui qui produit. Sur eux devait se porter toute la sollicitude de l’administration, et non sur ces cavaliers qui peuvent ravir l’admiration dans une fantasia, mais qui sont incapables de nous rendre aucun service, même celui qu’on était en droit d’en attendre. Inutiles sur les champs de bataille de l’Europe malgré leur bravoure incontestable, dangereux auxiliaires sur ceux de l’Afrique, ils sont l’objet d’une faveur que rien ne justifie, et qui n’a eu de raison d’être que pendant la conquête.

Le maréchal Bugeaud avait pris pour devise ense et aratro. Mot d’ordre de l’occupation française en 1840, ce glorieux programme est aujourd’hui suranné. Cedant arma togœ ! dit-on en 1869. Que la haute main dans les destinées de l’Algérie soit retirée à l’administration militaire ! En prenant parti contre elle, nous n’entendons pas nous faire l’écho des accusations exagérées, parfois calomnieuses, qu’on ne lui a pas épargnées. Il faut rendre justice à ce corps des bureaux arabes, qui a compté dans ses rangs les officiers les plus distingués, et dont le concours a été si utile tant qu’il a fallu contenir par l’ascendant et l’adresse des populations frémissantes. Il a fait fausse route le jour où on lui a demandé de jouer un rôle qui n’était plus de sa compétence. Ne devait-on pas s’y attendre ? Pacifiés aujourd’hui, du moins autant qu’ils peuvent l’être, les Arabes doivent subir la loi de développement de l’humanité. La civilisation et la force des choses exigent que la tribu soit pénétrée, transformée par notre contact et nos exemples, sinon dans tous ses usages, du moins dans, ceux qui sont incompatibles avec le progrès matériel. Attaquer la propriété arabe dans son principe, le communisme, la société indigène dans sa base, la hiérarchie féodale, voilà donc pour le gouvernement de l’Algérie le commencement de la sagesse. Pour accomplir cette œuvre résolument, des magistrats, des fonctionnaires de l’ordre civil, seront mieux choisis que des officiers, naturellement plus sympathiques à une aristocratie brillante et belliqueuse qu’à une multitude courbée sous la menace et dégradée par une oppression de plusieurs siècles. L’œuvre patiente de la justice, le travail minutieux que réclament l’assiette et la répartition des impôts, la paperasserie, comme on l’a dit, ne sont pas faits pour des jeunes gens que le goût d’une vie aventureuse et libre, la séduction du commandement absolu, le désir de l’avancement, bien plus qu’une vocation d’administrateur ou de comptable, ont poussés à solliciter un poste dans les bureaux arabes.

La propriété individuelle une fois établie dans la tribu, les Européens s’y introduiront vite. Ils y trouveront les terres qui leur manquent et la main-d’œuvre qui leur fait défaut. Ils y apporteront, bien mieux que n’ont su le faire tous les règlemens du monde, les bienfaits de la civilisation. Les revendications des colons sont nombreuses. Leurs cahiers sont volumineux : nous n’avons pas l’intention de les parcourir ; en voici le motif, c’est que nous avons la conviction que lorsqu’ils auront obtenu les deux grandes réformes que nous avons dites, c’est-à-dire la substitution d’une administration vraiment civile au gouvernement militaire et la constitution sérieuse de la propriété individuelle chez les Arabes, ils auront toutes les autres comme par surcroît.

Combien de temps attendront-ils encore ? Chaque année, leur cause enregistre un progrès nouveau ; chaque session du corps législatif est marquée par un vote plus favorable à leurs intérêts. La nouvelle chambre, avec les tendances libérales qui s’y révèlent, avec les prérogatives qu’elle vient de conquérir, va leur permettre enfin de se faire entendre sérieusement. Nous avons plus de confiance, nous l’avouons, dans l’initiative parlementaire provoquée et soutenue par le puissant réveil de l’opinion publique que dans cette fameuse commission chargée d’élaborer à huis clos une constitution algérienne, et dans laquelle on n’a fait aucune place à la représentation coloniale. Bientôt, tout le fait espérer, l’Algérie saluera l’aurore d’une ère nouvelle. Les colons sauront l’attendre. Ils ont appris la patience sur cette terre où ils ont tant lutté, parmi ce monde musulman dont elle forme la qualité dominante. Par-dessus tout, ils sont épris du pays qu’ils habitent, et la souffrance ne les en chassera pas. — Et de fait, quand on vit sous ce beau ciel, quand on a le spectacle de cette riche nature éclairée par une splendide lumière, il semble que l’esprit ait plus de peine à s’assombrir, et que l’âme soit plus forte contre les déceptions de la vie.


ARSENE VACHEROT.

  1. La djemaa est une assemblée des principaux notables de la tribu. Elle assiste le chef pour la répartition des terres et des impôts.
  2. Le beylick était le domaine du bey ou du pacha. Par le fait de la conquête française, il est devenu domaine de l’état.