L’Âge des machines

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L’âge des machines
George Valbert

Revue des Deux Mondes tome 93, 1889


L'AGE DES MACHINES

Un écrivain allemand, qui a cru bien faire en gardant l’anonyme, mais dont le style et les opinions ressemblent prodigieusement à la façon d’écrire et de penser de M. Max Nordau, auteur des Mensonges conventionnels de notre civilisation, vient de publier un livre intitulé : l’Age des machines. Il va sans dire que cet âge est le nôtre. L’auteur anonyme se flatte de savoir comment la postérité nous jugera, et ce n’est pas lui-même qui porte la parole. Par une fiction aussi hardie qu’ingénieuse, il suppose un conférencier du XXXe" siècle de notre ère expliquant à ses auditeurs tantôt charmés, tantôt scandalisés, ce qu’étaient les hommes de la fin du XIXe siècle, en quoi ils surpassaient leurs grands-pères et toute l’humanité qui les avait précédés, en quoi ils étaient inférieurs à leurs arrière-petits-fils et plus encore au premier quidam venu du XXXe siècle[1].

Il est difficile de savoir ce que sera le monde dans mille ans d’ici et ce qu’il pensera de nous. Faute de mieux, l’auteur anonyme s’est tiré d’affaire en prêtant gratuitement à son conférencier ses propres opinions, ses antipathies et ses préférences, ses goûts et ses dégoûts, et c’est un Max Nordau du XXXe siècle qu’il fait parler. Or son opinion personnelle est que notre siècle, admirable en beaucoup de choses, est en beaucoup d’autres, plus étonnant qu’admirable.

Il vante les merveilles accomplies de nos jours par la science, nos inventions, nos industries, la civilisation nouvelle dont nous aurons-eu la gloire de doter l’univers. Mais il s’indigne que des hommes si inventifs et si savans aient gardé, par une contradiction déplorable, un respect absurde pour le passé, que dans leur vie de famille, dans leur existence politique et sociale, ils se gouvernent par leurs souvenirs, par leurs préjugés plus que par la logique. Il nous accuse d’être des cosmopolites inconséquent, sacrifiant encore aux faux dieux, aux vieilles modes, au patriotisme de clocher, et il nous reproche avec une éloquence amère nos armées et nos casernes. Il sa plaint qu’à l’esprit de progrès nous joignions la religion de la routine, qu’au lieu d’initier nos enfans, dès leur bas âge, aux mystères du darwinisme et de la morale évolutionniste, nous leur apprenions « des langues mortes, des dogmes morts, des mythes morts. » que nous jugions utile de leur faire savoir « ce que disait le petit Cyrus à son grand-papa, » ou de leur conter la légende de Guillaume Tell, qui, n’ayant jamais existé, n’a jamais tiré sur une pomme. Il nous en veut surtout de leur enseigner de pitoyables superstitions, des fables ridicules, une morale surannée, qui ne convient qu’à des moines et à des nonnes. De tels abus étaient excusables dans un temps où le monde n’avait que des chandelles pour s’éclairer ou battait le briquet pour allumer sa bougie : tout cela est indigne d’un siècle qui a remplacé les falots par des becs de gaz et des lampes électriques.

L’auteur anonyme définit notre époque : un âge de transition, et il est fermement persuadé que les conférenciers du XXXe siècle nous traiteront de civilisés encore enfoncés dans la barbarie, qui gâtaient leurs découvertes par leurs inconséquences et leurs compromis, que nous serons à leurs yeux des êtres incohérens et presque inexplicables, une sorte de sauriens amphibies, encore à demi poissons et joignant à leurs pieds palmés des nageoires qui ne leur servaient plus à rien, des hommes-singes considérant comme leur plus bel ornement le bout de queue qui leur restait, ou, pour employer une autre comparaison : « Cette époque, diront-ils, était un mois d’avril où les forêts gardaient encore toutes leurs feuilles d’automne. » S’il ne tenait qu’à l’auteur anonyme, nous secouerions si rudement nos arbres que dès demain nos feuilles jaunes joncheraient la terre, dès demain, nous nous ferions un devoir de dépouiller jusqu’à nos derniers préjugés ; dès demain, nous aurions pour les usages et les fétiches de nos pères le juste mépris qu’ils doivent inspirer à des hommes qui de Paris à Marseille peuvent converser et conclure de bonnes affaires par le téléphone.

L’auteur anonyme est un homme heureux. Il ne doute de rien, il vit dans le royaume des bienheureuses certitudes. Il ne dira jamais coin me Ponce-Pilate : Qu’est-ce que la vérité ? Il sait exactement où elle finit, où commencent la superstition et l’erreur. Il lui plaît d’oublier que certaines doctrines, longtemps en crédit, ont été plus tard convaincues de fausseté, qu’il a fallu que Lavoisier vînt au monde pour découvrir l’oxygène et anéantir la théorie du phlogistique, mais que, si grand que fût son génie, Lavoisier lui-même s’est trompé plus d’une fois, que Bichat a fait d’immortelles découvertes et qu’il y a mêlé des chimères. De vrais savans se sont plaints que leurs recherches ne servaient qu’à augmenter leurs doutes et leurs difficultés, et l’un d’eux définissait la science « une ignorance insatiable. » Avant d’enseigner l’évolution aux simples et aux petits enfans, il serait bon de savoir comment il faut l’entendre. Les évolutionnistes se disputent souvent entre eux, et, comme les théologiens, ils se disent de grosses injures. La science est une église divisée en beaucoup de petites chapelles. L’auteur anonyme sait-il bien laquelle est la meilleure, à quel autel nous devons conduire les élèves des écoles primaires pour y faire des dévotions qui leur profitent ?

Non-seulement l’auteur anonyme sait exactement tout ce qu’il faut croire, il est convaincu que le jour où l’humanité tout entière croira tout ce qu’il croit, méprisera tout ce qu’il méprise, elle sera parfaitement sage, parfaitement bonne et parfaitement heureuse. Il n’admet pas que certains avantages ne s’acquièrent qu’à l’acte de rachat, que dans la grande partie qui se joue à travers les siècles, les gains soient quelquefois compensés par des pertes, que les vieilles sociétés eussent un climat plus propice à la culture de certaines plantes, qu’on y vit fleurir plus abondamment des joies, des vertus ou des talens qui ne poussent aujourd’hui qu’en serre chaude. Il estime que l’âge des machines, auquel il ne reproche que ses imbéciles vénérations et dont le seul tort est de trop admirer les âges qui l’ont précédé, les dépasse de tout point, qu’en accroissant les connaissances humaines et en créant des industries nouvelles, il a tout perfectionné, la littérature comme la vertu, et que nos artistes sont bien supérieurs à leurs devanciers, qu’ils ont la sottise de regarder comme leurs maîtres. J’ai dit que l’auteur anonyme ne doute de rien. Il affirme que les hommes du XXXe siècle mettront quelques poètes allemands d’aujourd’hui, dont on ne parle guère, bien au-dessus d’Homère, de Virgile, de Dante et de Goethe. Comment s’y prend-il pour être si sûr de ces choses-là ?

Un positiviste anglais, M. Frédéric Harrison, qui écrit avec autant d’agrément qu’il a de fermeté dans l’esprit, a résumé en quelques pages fort piquantes le bien et le mal qu’il pense de ce siècle finissant[2]. M. Harrison est le moins superstitieux des hommes, et plus philosophe que l’auteur anonyme, il range parmi les superstitions la foi au progrès absolu. Il déclare qu’il n’aurait pas voulu vivre dans un autre temps que le nôtre ; mais loin de nous reprocher ce qui peut nous rester de vénération pour les choses d’autrefois, il nous engage à ne pas trop nous enorgueillir de nos avantages, à nous occuper plutôt de ce qui nous manque, à nous défier de nos flatteurs et des fabricans de cantates, qui matin et soir accordent leur lyre ou leur guitare pour célébrer les merveilles de l’âge des machines.

C’est une chose très complexe que la civilisation, et on conçoit sans peine qu’elle puisse progresser à certains égards et, à d’autres, rester stationnaire ou reculer : « Bénissons, dit M. Harrison, la vapeur, l’électricité, le gaz, les railways, les télégraphes et tout ce qu’inventa notre siècle pour rendre la vie plus douce et plus commode. Mais c’est une question de savoir si nos inventions sont un bien pur de tout mélange. » Comme il le remarque, nous pouvons désormais parcourir en cinq jours 4,000 milles anglais, et trois heures suffisent à un journal de Londres pour reproduire mot à mot le message que vient de prononcer le président des États-Unis. Nos machines confectionnent 10,000 chemises dans le temps qu’il fallait jadis pour en fabriquer une, et telle lampe électrique donne plus de lumière qu’un millier de chandelles. Une servante peut avoir son portrait pour six pence, et ce portrait sera plus ressemblant que ne l’était celui d’une lady d’autrefois, qui l’avait payé soixante livres. M. Harrison n’a garde de médire de nos machines, il leur sait gré de tous les services ingénieux qu’elles nous rendent, de tous les plaisirs qu’elles nous procurent ; mais après les avoir louées, honorées comme il convient, il songe à la vie qu’on mène dans les manufactures et dans les mines, aux tristesses des villes noires, aux femmes qui s’étiolent et aux enfans qui meurent, aux lourdes servitudes qui pèsent sur nos ouvriers, et il se prend à douter qu’ils soient aussi heureux que ceux du XIIIe siècle, qui se plaignaient de ne l’être pas.

Il pense aussi que les laboratoires de nos chimistes, de nos physiciens, de nos physiologistes sont, à ceux des Harvey, des Priestley, des Lavoisier, ce qu’est l’armure d’un cuirassé à celle d’une jonque chinoise. Mais il se demande s’il suffit d’être bien outillé pour avoir du génie, si les progrès de la science correspondront toujours à l’immensité des ressources dont elle dispose, si le XXe siècle aura ses Copernic et ses Newton, ses Descartes et ses Leibniz, ses Laplace et ses Lagrange. Il pense enfin que tant vaut l’homme, tant vaut la civilisation, et il se demande si la plante humaine est aujourd’hui d’une plus belle venue qu’autrefois, si nous faisons dans le monde une plus fière figure que nos ancêtres, si un Anglais est un être plus noble, plus généreux, plus respectable que son grand-père, parce qu’il a la joie d’entendre à Londres les paroles qu’un homme prononce à New-York.

L’auteur anonyme méprise profondément le passé. M. Harrison ne méprise rien ni personne. Il fait sa part à tout l’univers ; il n’exalte pas les uns aux dépens des autres ; fervent disciple de Comte, il croit au progrès continu, mais il croit aussi au système des compensations. « Étudiez, dit-il, les mœurs et la vie athéniennes dans les délicieux dialogues de Platon ou dans les comédies d’Aristophane, ou la vie romaine dans les épitres d’Horace, ou la vie au moyen âge dans les contes de Boccace ou dans Chaucer, ou la vie orientale dans les Mille et une nuits, ou dans les livres de Confucius, ou retournez à la Grèce antique telle que nous la représentent l’Odyssée, les poèmes d’Hésiode, les odes de Pindare, toutes ces sociétés si diverses ont pour nous je ne sais quel charme idéal, et nous y découvrons sans peine des hommes vraiment hommes, aussi heureux que sages. Ces sociétés sont mortes et nous n’avons aucune envie de les ressusciter ; nous sommes mieux comme nous sommes, tous ces âges classiques de la poésie et de l’histoire avaient leurs vices, leurs folies, leurs funestes ignorances, leurs préjugés et leurs crimes ; ils n’ont pas laissé de connaître la sagesse, la beauté, le bonheur, quoiqu’ils ne connussent ni la vapeur, ni le gaz, ni l’électricité, ni les locomotives, ni l’imprimerie, ni les gazettes, ni les railways souterrains, ni les cartes postales. » On voit combien M. Harrison est loin de s’entendre avec l’auteur anonyme. On ne lui persuadera jamais qu’Homère, qu’il ne se lasse pas de relire et d’admirer, eût été un plus grand poète s’il avait connu le phonographe Edison, ou que l’exposition de l’Orestie serait beaucoup plus intéressante si, renvoyant au magasin des vieux décors ces torches de résine dont la flamme rouge annonça d’île en île, de montagne en montagne, la prise et l’incendie de Troie, Eschyle avait mis en scène un employé du télégraphe apportant à Clytemnestre une dépêche d’Agamemnon.

Croirons-nous que, comme l’assure l’auteur anonyme, les conférenciers du XXXe siècle ratifieront tous les jugemens qu’il porte sur nous, qu’à son exemple ils définiront l’âge des machines un siècle très inventif et très admirable, mais plein d’inconséquences et de contradictions ? J’aime à penser que les conférenciers du XXXe siècle, s’il y en a, seront quelque peu philosophes, et tout philosophe sait que les contradictions sont l’inévitable partage de l’esprit humain, que chaque siècle a eu les siennes, et que c’est là le grand ressort qui fait aller le monde. Comme on l’a remarqué, il fut un temps où le grand-turc faisait couper toutes les têtes qui lui déplaisaient et pouvait rarement garder la sienne, un temps où le saint-père avait des rois pour vassaux et ne pouvait ôter un privilège à la république de Lucques, où l’empereur était roi des Romains, sans autre droit que celui de tenir l’étrier du pape, où les Anglais servaient leur souverain à genoux, mais le déposaient, l’emprisonnaient et le faisaient périr sur l’échafaud ; où des hommes qui faisaient vœu de pauvreté obtenaient, en vertu de ce vœu, jusqu’à 200,000 écus de rente, où le chancelier de France était le premier personnage de l’état et ne pouvait manger avec le roi, où une intendante était reine en province et bourgeoise à la cour, où quiconque doutait de certains miracles risquait d’être cuit en place publique et où l’on traduisait, à l’usage du dauphin, les Tusculanes et Lucrèce.

Voilà de vraies contradictions, et pour la plupart celles que nous reproche l’auteur anonyme n’en sont pas. Il n’est pas contradictoire que des peuples riches, industrieux et naturellement pacifiques, entretiennent à grands frais de nombreuses armées pour mettre leurs frontières hors d’insulte ; plus on possède, plus il convient de prévoir les accidens, et Darwin a démontré que la lutte à outrance est la loi de nature. Il n’est pas contradictoire que, dans le siècle des machines, on travaille avec le même succès à perfectionner les arts de la paix et les arts de la guerre. Les machines sont des êtres impassibles, elles n’ont ni cœur ni entrailles ; absolument indifférentes à ce qu’elles font, elles se prêtent à tous les usages : il ne leur chaut guère qu’on les emploie à fabriquer une paire de bas, un vêtement, une charrue ou un canon et une torpille. Il n’est pas contradictoire que des chênes qui commencent à bourgeonner, à verdir, conservent quelque temps encore leurs feuilles jaunes et ne soient pas impatiens de s’en défaire. Les feuilles jaunes ont leur divine beauté, et il est bon de respecter les vieilles choses ; tôt ou tard les nouveautés que nous prônons seront des vieilleries. Enfin il n’est pas contradictoire que des hommes qui font grand cas de la science hésitent pourtant à enseigner aux petits enfans. qui n’y comprendraient rien, les lois de la concurrence vitale et de la sélection sexuelle. Il faut donner le fait aux âmes naissantes et réserver le pain pour les forts. On préparerait un triste siècle, aussi infécond que morose, si on chassait des écoles les contes et les fables, et la science s’en trouverait mal. Voulez-vous tuer l’esprit de découverte, tuez l’imagination. Il en a fallu autant pour inventer la vis sans fin et les moufles que pour composer la plus belle des épopées, et Archimède en avait encore plus que son contemporain Théocrite.

Assurément nous avons nos contradictions, et si les conférenciers du XXXe siècle s’amusent à les rechercher, ils ne manqueront pas d’en découvrir quelques-unes que l’auteur anonyme n’a point signalées. Ils constateront avec surprise que le siècle des machines offrait aux hommes une foule de ressources contre l’ennui, de nombreux moyens de tromper leurs soucis, de sortir d’eux-mêmes, tous les divertissemens qui font oublier les misères, et que cependant ils avaient une disposition marquée à la mélancolie, au pessimisme, que leur philosophie comme leurs romans en faisaient foi. Les psychologues du XXXe siècle en chercheront la raison et la trouveront aisément.

Ils seront encore plus surpris de voir que l’âge des machines avait plus de penchant que tout autre à exalter la personne humaine, et qu’à son insu et dans les meilleures intentions du monde, il travaillait à la diminuer. Notre époque aura eu la gloire de mettre dans la loi plus de justice, de tendresse et de miséricorde qu’il n’y en eut jamais. Les anciens législateurs se contentaient de corriger les grandes iniquités ; les petites iniquités, dont on ne songeait point à se plaindre, nous paraissent insupportables, tant le nom d’homme nous est sacré ! On disait jadis : Homo homini lupus ; on pourrait dire désormais : Homo homini deus. Les Romains de l’époque impériale avaient le droit d’être nourris et amusés ; les petits de ce temps y ajoutent le droit d’être instruits, et demain ils auront celui d’être assurés contre la maladie, les infirmités, la vieillesse. Que ne pouvons-nous les garantir contre la mort ! C’est une vertu que nous avons, et cette vertu a engendré un défaut dont nous souffrons. La vénération que nous avons pour le moi d’autrui nous autorise à en avoir beaucoup pour le nôtre, et il en résulte que le siècle des machines a vu se développer l’égotisme dans des proportions inconnues jusqu’ici. On sait avec quelle discrétion, avec quelle réserve, avec quelle chaste pudeur, tel Grec du temps de Périclès ou tel de nos écrivains classiques parlait de lui-même ; il mettait sa coquetterie à se cacher, et le plus grand charme de leurs livres est l’absence de l’auteur. Aujourd’hui l’être le plus ordinaire, le plus banal, le plus insignifiant, de la plus mince étoffe, se fait un devoir et une joie de s’étudier, de se décrire, de se raconter sans nous faire grâce d’un détail, et il serait fort étonné qu’on refusât de s’intéresser à ses patientes et minutieuses analyses. Les poètes d’autrefois trouvaient tout dans leur sujet ; aujourd’hui le sujet n’est plus qu’un prétexte, une occasion de se chercher, de se trouver et de s’aimer. En matière de littérature, nous préférons à l’amour à deux le libertinage des ermites et ces plaisirs solitaires, qui nuisent quelquefois à la santé.

Dans aucun temps, le moi n’a eu tant de prétentions, n’a tenu tant de place, ne s’est plus étalé, et pourtant tout contribue à gêner le libre développement des individus, à réduire la part d’eux-mêmes qu’ils mettent dans ce qu’ils font, à contrarier l’envie qu’ils pourraient avoir de se façonner à leur guise. La société où nous vivons nous aligne au cordeau, et il n’a jamais été plus difficile d’être quelqu’un.

Un artiste est un homme qui imprime à son travail la marque de sa personne, et produit un ouvrage qui diffère en quelque chose de ce que produisent les autres et dans lequel il se reconnaît. Autrefois, dans une certaine mesure, tout ouvrier était un artiste ou peu s’en fallait. Lisez un très curieux petit livre intitulé : Comment on devenait patron[3]. Nous y verrez, si vous l’avez oublié, que, dans tout métier, le compagnon ne passait maître qu’après avoir fait son chef-d’œuvre, que le chef-d’œuvre était exécuté sous la surveillance des jurés, qu’au XVIIe siècle on ne devenait maître brodeur qu’après-avoir fait une figure d’or nué d’un demi-tiers en carré, ni maître chapelier qu’après avoir fabriqué un chapeau frisé d’une livre de mère-laine cardée, teint et garni de velours, et que les imprimeurs étaient tenus « d’être congrus en langue latine et de savoir lire le grec. « Souvent les chefs-d’œuvre étaient des travaux si compliqués qu’ils exigeaient une année entière d’opiniâtre labeur. Faciles ou difficiles, on ne devait compter que sur soi-même pour en venir à bout. Le clerc du bureau prêtait serment de ne donner aucun avis au candidat, de ne laisser entrer personne dans la pièce où il travaillait ; on entendait le laisser à ses propres inspirations.

Autrefois l’ouvrier était tenu d’avoir de l’industrie et de l’invention : aujourd’hui, des animaux étranges, bâtis en fer ou en acier, se chargent d’inventer pour lui. Quand on parcourt au Champ de Mars la merveilleuse galerie des machines, quand on se promène parmi ces monstres apprivoisés qui, grondant, hurlant, sifflant et crachant, accomplissent, avec une violence méthodique des ouvrages d’exactitude et de précision, quand on passe en revue toutes ces forces sauvages qui se sont mises sous notre discipline et, bon gré mal gré, ont appris à obéir, on éprouve pour elles un superstitieux respect et on admire les hommes de génie qui les ont inventées. Mais l’ouvrier qui les emploie est à leur service, et serviteur d’une machine, il devient un peu machine lui-même. Il doit faire toujours la même chose, se répéter sans cesse, mettre son honneur à tirer cent mille copies parfaitement identiques d’un modèle qu’il n’a pas inventé. Les machines sont des êtres impersonnels, qui condamnent à l’impersonnalité quiconque travaille par elles ou pour elles.

Si vous voulez trouver un ouvrier artiste, rendez-vous auprès de ce tisserand algérien qui fabrique un tapis dont le patron est dans sa tête. Une foule attentive se presse autour de lui, et sans qu’il y paraisse, il a le cœur gonflé de joie : si le bonheur de l’Arabe est d’être regardé, sa diplomatie naturelle, qui est celle des chats, lui commande de cacher ses bonheurs et de feindre l’indifférence. Je ne sais si ce tisserand est aussi habile que tel de ses confrères. Quoi que vaille son tapis, vous êtes sûrs d’y découvrir des irrégularités qui vous choqueront, pour peu que vous ayez l’esprit rectiligne et symétrique. Mais gardez-vous de les imputer à sa nonchalance, à ses distractions, à ses oublis ; croyez que ses négligences sont volontaires, qu’il se permet d’avoir des caprices. C’est sa façon de signer et de dire : C’est moi. Il en est des tapis d’Afrique ou d’Orient comme des feuilles des arbres ; impossible d’en trouver deux qui se ressemblent de tout point. Le seul travail qu’on puisse aimer est celui qu’on marque à son chiffre, et lus douceurs de la paternité sont un sentiment qui tend à disparaître de l’industrie. Si vous découvrez jamais une machine pour procréer les enfans, qui chargerez-vous de les aimer et de les soigner comme on soigne ce qu’on aime ?

Grâce aux machines, il y a moins d’invention dans le travail, et il y a moins d’originaux dans la société. Nos industries, travaillant vite et à bon marché, mettent leurs produits à la portée de toutes les bourses, et par une conséquence naturelle, le siècle des machines est un siècle égalitaire. Les sociétés démocratiques ont d’inappréciables avantages ; mais leur humeur niveleuse, ennemie de toutes les distinctions, se délie des gens qui n’ont pas l’air de tout le monde ; diversité n’est pas leur devise. Jadis il y avait plusieurs qualités d’hommes, et chacun vivait conformément à la condition où il était né ; il avait les mœurs comme le vêtement de sa classe. Ajoutez que toutes les libertés étaient des privilèges, et partant on y attachait un grand prix, on consentait à risquer beaucoup pour les faire respecter. Dorénavant c’est le nombre qui gouverne les cités et les empires. L’homme qui sous un régime de suffrage universel va déposer son bulletin dans l’urne ne se sent pas relevé par l’exercice qu’il fait de son droit ; il n’est qu’un numéro. En se dérangeant pour aller voter, il accomplit un devoir fort ennuyeux et pratique la plus modeste des vertus ; il a la peine sans avoir l’honneur. L’homme est ainsi fait qu’il ne tient qu’aux droits qui le distinguent, et la propriété exceptée, il n’y a plus de droits personnels.

L’âge des machines voit disparaître de plus en plus les distinctions de classes, et il voit s’effacer aussi les diversités nationales. Jamais il ne fut plus nécessaire de placer des bornes pour rappeler aux peuples qu’ils ont des frontières. Il y eut toujours des voyageurs, mais naguère encore, la règle était de rester chez soi : les existences assises étaient les existences naturelles, normales, et chacun était avant tout l’homme de son pays, de sa province, de son canton, de son village. Ces vins francs sentaient le terroir. Dans un temps de chemins de fer, de communications infiniment faciles et rapides, c’est le mouvement qui est naturel, et il faut un effort pour rester chez soi. Par les comparaisons qu’ils provoquent, les voyages étendent l’esprit ; quelquefois aussi, ils brouillent les idées. On sait plus de choses, on se déniaise, on est moins sot, mais on est moins soi.

Et ce n’est pas seulement dans l’espace que nous voyageons plus que nos pères, c’est aussi dans le temps. Avec les applications industrielles de la science, les études historiques sont la plus grande gloire de notre époque. Le XVIIIe siècle, si éclairé, si spirituel qu’il fût, était un siècle presque barbare en ce qui concerne l’intelligence des âges primitifs et de toutes les questions d’origines. Nous pouvons dire, sans nous vanter, que nous sommes à certains égards les hommes les plus intelligens qui furent jamais. Il n’est pas de société si bizarre, de culte si extravagant, que nous ne soyons en état d’expliquer. Nous pourrions donner des leçons à Cicéron et à César touchant les origines de Rome ; l’Egypte, l’Assyrie n’auront bientôt plus de secrets pour nous, et avant peu, nous nous chargerons d’apprendre aux Chinois qui ils sont. Cette faculté nouvelle, que nous avons acquise et qu’on pourrait appeler la sympathie historique, nous permet de comprendre ce qui nous ressemble le moins ; mais il est presque impossible de tout comprendre sans devenir un peu sceptique. Nous ne brûlons plus les mécréans et les athées ; mais combien d’entre nous seraient-ils disposés à donner leur vie pour leurs croyances, qui ne sont que des opinions ?

Notre civilisation d’ordre très composite est assez bien représentée ; par notre architecture, qui vit de ressouvenirs et combine ingénieusement tous les styles, faute d’en avoir un. Le seul temps qu’on puisse rapprocher du nôtre est celui de la Rome impériale. C’en était fait des cités murées et fermées, ne connaissant que leurs traditions, leurs lois, leurs usages et leurs dieux patronaux ; tout se mêlait, tout se confondait. La ville aux sept collines recevait chez elle le monde entier, et magnifiquement hospitalière, elle délivrait à tous les dieux, qu’ils vinssent d’Afrique ou du fond de l’Orient, des lettres de grande naturalisation. C’était, comme le nôtre, un âge de syncrétisme. L’empereur Alexandre Sévère faisait chaque matin ses dévotions domestiques dans son lararium, où il avait rassemblé avec les images de ses ancêtres et des plus glorieux de ses prédécesseurs celles d’Alexandre le Grand, d’Apollonius de Tyane, du Christ d’Abraham et d’Orphée. Les meilleurs esprits de notre temps ressemblent au lararium d’Alexandre Sévère : on y trouve un peu de tout. Nous sommes faits de pièces et de morceaux, et les bariolages nous enchantent, les bigarrures nous délectent. Aussi prenons-nous un plaisir extrême au spectacle de haut goût, si délicieusement étrange, que nous offrent depuis quelques semaines le Champ de Mars et l’Esplanade des Invalides, où vivent dans un fraternel pêle-mêle des hommes de toute couleur, de toute religion, de tout poil, de toute langue, ramassés aux quatre coins du monde. Leurs agapes et leurs confusions sont présidées par une grande tour, auprès de qui la tour de Babel paraîtrait un jouet d’enfant.

Il fait bon vivre dans ce temps ; tout compté, tout rabattu, nous aurions tort d’en préférer un autre. Nos machines, ces infatigables travailleuses, qui ne font pas acception des personnes, nous ménagent sans cesse de nouvelles surprises, et procurent aux déshérités des plaisirs qui jusqu’ici ne semblaient réservés qu’aux heureux. Ce qui est plus précieux encore, nous devenons de jour en jour plus tolérans, et la tolérance est le premier des biens. La nôtre, qui est moins une vertu qu’une grâce et une douceur de l’esprit, consiste à comprendre qu’il y a une part de vérité dans les croyances qui nous sont le plus étrangères. Favorisés comme nous le sommes, il doit peu nous en coûter de rendre justice à nos pères, de confesser nos faiblesses, de reconnaître que les hommes du XVIe siècle, par exemple, étaient plus convaincus que nous, qu’ils savaient pâtir et vouloir, qu’ils avaient l’âme plus forte et plus originale. Le caractère est une marchandise rare aujourd’hui, surtout parmi les politiques ; ceux qui en ont sont pareils à des arbres de haute futaie épargnés par le bûcheron dans une coupe claire. Ce qui nous manque aussi, c’est je ne sais quoi de simple, d’ingénu et d’uni, qui est la marque des grandes époques de l’art. Nous avons tous les talens, tous les genres de mérite : nous n’avons pas l’honnête candeur, la naïveté, secret des beautés inimitables. Nous aimons à nous compliquer, à nous contourner, à nous tordre et à nous détordre, à tourmenter notre parole comme notre pensée.

Ce qui nous manque surtout, c’est le repos, c’est le calme des forts. Nous ne sommes pas seulement des êtres compliqués, nous sommes des agités. Tout nous invite à augmenter notre être, à multiplier, à varier sans cesse nos sensations, à nous donner de nouveaux modes d’existence ; mais nous sentons que si notre désir est infini, notre nature est bornée, que l’étoffe manque, et l’inquiétude nous ronge. Nos machines nous font croire que tout est possible ; mais il faut en revenir, et nous leur reprochons de nous avoir cruellement trompés. Comme nous, certains empereurs romains étaient des névropathes qui ne pouvaient croire à l’impossible et tentaient des aventures. C’était un esprit très inquiet que ce féroce Caracalla, qui n’exerçait des cruautés que pour faire des expériences et se procurer des impressions. Ce grand romancier psychologue se plaisait à étudier des états d’âme. Il poignarda un de ses mignons et fit périr un esclave qu’il aimait pour savoir au juste ce qu’avait éprouvé Alexandre après avoir tué Héphestion, ce qu’avait ressenti Achille après avoir perdu Patrocle. Expérimentateur encore plus hardi. Héliogabale, ce jeune et beau Syrien aux tuniques dorées, aux chaussures étincelantes de pierreries, pensait que pour remplir son sort et l’idée qu’on peut se faire de la vie, il fallait avoir deux sexes et tour à tour se savoir homme et se sentir femme. On le vit jouer le rôle de vénus dans des tableaux vivans ; on le vit plus tard épouser en grande pompe son affranchi Zotime, surnommé désormais le mari de l’empereur.

Ce sont là des cas morbides, monstrueux ; il nous répugne moins de nous reconnaître dans l’empereur Adrien, qui en définitive fut un grand homme. Ce prodigieux dilettante, qui avait un goût égal pour les philosophes, les sages, les musiciens, les savans et les astrologues, essaya tout, le vice et la vertu. Après avoir mené dans les Gaules la vie des camps, mangeant le pain du soldat, couchant sur la dure, il se plongeait dans les délices, et, comme le dit son biographe, il était divers et bigarré en toute chose. Il ne tenait pas en place, il courait sans cesse, et la terre lui semblait petite. Tantôt il escaladait l’Etna à la seule fin de voir un lever de soleil qui ne ressemblât pas à tous les autres, tantôt il se faisait initier aux mystères d’Eleusis comme aux rites secrets de l’Egypte. Sa tête était un vrai magasin de curiosités ; il avait tout vu, tout ressenti. Tour à tour, il voulait vivre comme on vivait à Rome, ville de faste, de grosse mangeaille et de gros plaisirs, ou selon la mode d’Antioche, patrie des voluptés raffinées, après quoi il se transportait à Alexandrie, pays des papetiers, des souffleurs de verre et des philosophes qui se distillent le cerveau, ou il tentait de se reposer à Athènes, seule cité de l’empire où l’on ne rougît pas d’être tempérant et pauvre. A force de courir et d’essayer, la lassitude le prit. Il aurait pu dire avant Septime Sévère : « Je fus tout ce qu’on peut être, et rien ne m’a profité : omnia fui, nil expedit. « Il aimait mieux se parler en vers, et, se sentant mourir, il disait : « Petite âme vagabonde, animula vagula, blandula, tu vas aller toute pâle, toute froide et toute nue, dans ces lieux où l’on ne plaisante plus. » Elles ne sont pas rares parmi nous, ces petites âmes vagabondes, qui vont et viennent en se disant : Il faut que je m’en passe le caprice, — oiseaux si légers qu’ils ne font pas plier la branche où ils se posent, et qui repartent bien vite pour aller chercher quelque chose qu’ils ne pourraient nommer et qu’ils ne trouveront pas.

Les contradictions et les inquiétudes ne sont pas ce qu’il y a de pire dans ce monde. L’auteur anonyme nous assure que les hommes du XXXe siècle seront parfaitement raisonnables, parfaitement conséquens, que les machines s’étant perfectionnées d’âge en âge, ils seront à jamais guéris de toute superstition, de tout préjugé. Ils auront un ministère de la vérité publique qui poursuivra sévèrement les conteurs de fables et de légendes. Ils n’auront garde d’étudier des langues mortes ; ils se contenteront de savoir le volapuk, et ils seront tous sociologues, tous sténographes. Leurs enfans sauront dès le berceau comment se font les enfans. Les femmes, devenues les égales des hommes, exerçant les mêmes métiers, cultivant les mêmes études, délivrées, elles aussi, de tout préjugé, devenues étrangères à toute coquetterie comme à toute fausse pudeur, ne seront plus des femmes, mais des « hommesses. » Voilà le paradis qu’il nous peint… Oh ! l’ennuyeux peuple ! Oh ! les sottes et insupportables gens ! Que bénies soient nos querelles avec la vie, nos contradictions insolubles et nos femmes qui sont des femmes !


G. VALBERT.


  1. Das Maschinenalter, Zukunfovorlesungen über unsere Zeit, von Jemand. Zürich, 1889.Verlags-Magazin).
  2. The choice of books, by Frédéric Harrisson. Londres, 1886.
  3. La Vie privée d’autrefois. Arts et métiers, modes, mœurs, usages des Parisiens du XIIe au XIIIe siècle, d’après des documens originaux ou inédits, par Alfred Franklin. Comment on devient patron, E. Pion, Nourrit et Cie.