L’Afrique et l’Océanie à l’Exposition universelle

L’Afrique et l’Océanie à l’Exposition universelle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 86-111).
L’AFRIQUE ET L’OCÉANIE
À
L’EXPOSITION UNIVERSELLE


I

La moins connue des cinq parties de notre globe, bien que la plus rapprochée de nous, l’Afrique, occupe à l’Exposition une place considérable. Elle la doit autant à l’intérêt qu’inspire à la France sa grande colonie méditerranéenne qu’à celui qui s’attache aux explorations dont l’Afrique centrale est l’objet, aux résultats qu’on en attend, et au rôle réservé à ce continent, longtemps tenu pour le moins favorisé de tous. Ce facteur nouveau semble, en effet, appelé à prendre, dans le mouvement économique et commercial, un rang que l’on était loin de lui assigner il y a un demi-siècle. On estimait alors qu’au-delà des côtes le continent noir ne renfermait que vastes déserts de sable semés de rares oasis, que lacs stagnons, qu’immenses espaces peu peuplés, refuges de tribus nomades, réfractaires à toute civilisation.

Compacte et massive, mal découpée et mal articulée, trois fois plus grande que l’Europe et baignée par cinq mers, l’Afrique ne possède, sur son immense périmètre, que quelques fleuves, distans les uns des autres. Barrés par des rapides, soumis, comme le Nil, à des crues annuelles, ou, comme le Zambèze, à des crues imprévues et soudaines, partout ailleurs d’un régime irrégulier, ils n’offraient aux explorateurs que des voies incertaines, à leurs embouchures qu’un point d’appui et de départ réputé malsain, des ports rares et d’accès difficile, des côtes basses et inhospitalières.

Le monde ancien, dans ses tentatives de conquête et de colonisation africaine, s’était vu la route fermée à l’est par le désert de Libye, par son vaste bassin déprimé, sillonné de mouvantes dunes de sable ; puis, à l’ouest, par le Sahara, barrière infranchissable, étant donnés les moyens d’action dont il disposait. On ne savait pas alors que, dans ce désert de plus de 6 millions de kilomètres carrés qui séparait le monde européen de l’Afrique véritable, du pays des noirs, de grandes villes, comme Agadès, avaient dû contenir autrefois des populations de 100,000 âmes ; on ne soupçonnait pas que, sur ce sol désolé, les fleuves eussent autrefois serpenté au travers des hautes forêts et des épais pâturages, et qu’un assèchement graduel eût fait disparaître toute trace de végétation, convertissant on sable cette terre jaune ailleurs si appréciée pour sa fécondité. Moins encore soupçonnait-on, au-delà de cette région stérile, l’existence des forêts de l’Afrique centrale ; puis, plus loin encore, la région des grands lacs, des riches plaines, que nous ont révélées Livingstone, Burton, Speke, Grant, de Brazza et Stanley, les plantureuses contrées de l’Ounyamouézi, qui, du Fleuve-Blanc au Zambèze, largement arrosées, sont habitées par un peuple nombreux, riche en troupeaux ; non plus que l’existence de ces larges vallées, aux crêtes couronnées, de palmiers, aux ruisseaux limpides, aux champs de maïs, de sorgho et de millet, pays abondant en bétail, en laitage et en miel, paradis des chasseurs où affluent les éléphans, les antilopes, les zèbres et les girafes gîtes dans les bois, à la fois jungles et futaies. Quand la pesante main de Rome s’abattit sur ce continent, quand, pour la première fois, elle se heurta, en Sicile, à l’Afrique commerçante, à l’empire carthaginois, qu’elle devait anéantir après une rivalité de cent dix-huit années ; puis, à Actium, à l’Afrique guerrière, aux flottes d’Antoine et de Cléopâtre, et qu’elle fit de l’Egypte une province romaine, le grenier de l’empire pendant six siècles, Rome ne put ni pousser plus avant sa conquête, ni, plus tard, la disputer à l’islamisme triomphant qui s’étendit sur la côte et onze siècles la garda, menaçant l’Europe. Le 5 juillet 1830, la France renversa la muraille barbaresque qui, à doux cents lieues de ses rivages, barrait le chemin à la civilisation européenne. D’Alger, nid de pirates et citadelle d’écumeurs de mer, elle fit la capitale de son empire africain, et, sur la Méditerranée affranchie, déploya son drapeau libérateur.

Dès 1652, le Hollandais Van Riebeck, abordant l’Afrique à son extrémité méridionale, avait fondé la ville du Cap, que l’Angleterre s’appropriait en 1795 et gardait en 1815. Entamée à ses deux extrémités, puis à l’est par le Portugal, le jour approchait où l’Afrique s’ouvrirait à l’impatiente curiosité de l’Europe s’efforçant de soulever le voile qui dérobait à ses yeux l’intérieur de ce vaste continent. Livingstone le déchira ; et, sur ses traces, de hardis explorateurs se lancèrent. Avec la mer pour base et point d’appui, ils sillonnent le continent noir en tous sens, rectifiant les idées fausses que l’on s’en faisait, nous révélant les conditions d’existence de près de deux cents millions d’êtres humains disséminés sur une superficie de 31,400,000 kilomètres carrés.

Ce qu’ils peuvent apporter pour leur quote-part à l’actif de l’humanité, ce qu’ils peuvent produire et récolter, on ne le sait encore que confusément ; mais les récits des explorateurs ne laissent plus de doutes sur la richesse et la fertilité du sol de l’Afrique centrale, pas plus que n’en laisse, sur la richesse et la fertilité du littoral et d’une partie de l’intérieur, l’exposition de l’Algérie et de la Tunisie, de l’Egypte et du Maroc, de la colonie du Cap et du Transvaal. Il semble même que ce que l’on sait et ce que l’on voit soit peu de chose à côté de ce que l’on ignore, qu’on n’ait encore effleuré que les régions les plus ingrates, et que les promesses de l’avenir ne doivent l’emporter de beaucoup sur les réalités du présent.


II

Et cependant elles ont grand air, ces réalités qui s’entassent dans le palais de l’Algérie. Construit par M. Ballu, qui s’est heureusement inspiré des études faites par lui pour le compte de la commission des monumens historiques, le palais ouvre, sur le quai d’Orsay et l’avenue centrale des Invalides, son porche à triples arcades et sa porte ornée de faïences qui rappelle le mihrab de la mosquée de la Pêcherie. Le vestibule donne accès à l’élégant minaret, reproduction de celui de Sidi-Abd-er-Rhaman, et aux loges en encorbellement, décorées de balustrades algériennes, d’où le regard plane sur un pittoresque fouillis de constructions basses, sur les villages et campemens exotiques, sur le palais des colonies et de la guerre, de la Tunisie, de l’Annam, du Tonkin, de la Cochinchine, sur la pagode d’Angkor, et se pose sur le dôme étincelant des Invalides, qui se profile à l’horizon.

Il est plein à déborder, ce palais où, dans trois vastes salles, nos trois provinces africaines : Oran, Alger et Constantine, exposent les produits multiples de leur sol et de leur industrie. Si, par la pensée, nous nous reportons aux expositions précédentes, même à celle de 1878, la plus rapprochée de nous, l’étape franchie, le progrès réalisé, frappent d’étonnement. Cet étonnement redouble en comparant le catalogue des objets exposés alors à celui d’aujourd’hui. À elle seule, l’exposition vinicole est une révélation de ce que peut donner, sur ce sol ensoleillé, une culture intelligente. C’est par millions de francs que l’exportation des vins d’Algérie s’accroît chaque année. En déclarant, en 1878, que ces vins pouvaient, comme qualité, entrer en ligne avec ceux que donnent nos climats tempérés, le jury de dégustation a accéléré l’impulsion donnée à l’industrie vinicole de l’Algérie par les ravages incessans du phylloxéra en Europe. Il indiquait aux propriétaires algériens le moyen de relever le revenu de leurs terres, dont l’augmentation n’avait pas suivi celle du capital ; il indiquait aux cultivateurs une source nouvelle de profits.

Ils en ont pris bonne note, et nous en voyons les résultats. De 338,220 hectolitres en 1878, la production s’est élevée à 2,761,178 hectolitres en 1888, et les qualités s’améliorent. Plus lent et plus difficile à obtenir, ce second résultat s’acquiert ; l’expérience achève l’œuvre entreprise, et, aux inévitables tâtonnemens du début, substitue des méthodes scientifiques et sûres. Elles faisaient défaut au début. Les procédés usités dans nos régions n’étaient pas de mise ici, et les viticulteurs de nos départemens du midi, déroutés par la douceur de l’hiver, par l’action différente des vents du nord, humides en Algérie, secs en France, par la fermentation plus active des cuvées, voyaient souvent leurs produits altérés donner un démenti à leurs traditionnels erremens. La création d’instituts agronomiques où l’on enseignera, avec les meilleures méthodes à employer les modes de culture les plus économiques, fera franchir une étape nouvelle à une industrie qui s’annonce si bien.

Principale richesse de l’Algérie, l’agriculture y dispose de trois zones distinctes : le Tell, les Hauts-Plateaux et le Sahara. Ce n’était pas sans raison que le géographe Scylax exaltait la fécondité merveilleuse du Byzacium, et que les Argiens donnaient à Cérès le surnom de Libyque. Le blé, l’orge, l’avoine, le seigle, le maïs, le sorgho, prospèrent encore aujourd’hui sur ce sol d’où Rome tirait ses céréales les plus estimées et ses meilleurs blés durs.

Devant ces échantillons de ramie que nous expose l’Algérie, on se demande quel est l’avenir de ce textile nouveau. Depuis des années que la question est à l’étude et que l’on nous montre des produits manufacturés qui ne laissent rien à désirer comme qualité, sinon comme prix, la question ne semble pas avoir franchi le pas décisif de la fabrication en grand. L’obstacle paraît être dans les procédés de décortication. Les résultats constatés l’année dernière par M. Imbs, professeur au Conservatoire des arts et métiers, quant aux procédés mécaniques et chimiques à employer pour délivrer les fibres de leur gomme, permettent d’espérer une réussite prochaine. La science moderne a eu raison de bien autres difficultés, et la solution de ce problème doterait l’Algérie d’une culture nouvelle qui a merveilleusement réussi là où elle a été tentée et que l’on ne délaisse que faute d’écoulement.

L’alfa, cette herbe africaine qui ne prospère que dans les terrains légers et comparativement ingrats, formés de silices et recouverts de pierrailles calcaires, dans les régions les plus sèches des hauts plateaux, figure en belle place dans le palais de l’Algérie. Sur les 225,000 tonnes qu’exportent annuellement les pays producteurs : Oran en première ligne, puis l’Espagne, la Tunisie et le Maroc, la fabrication du papier consomme, à elle seule, 210,000 ; la corderie, la vannerie, la sparterie, se partagent le surplus. Par un fâcheux, mais trop fréquent effet des lois économiques faussées, la France utilise très peu l’alfa, par suite du prix élevé des transports ; l’Angleterre, en revanche, absorbe la presque totalité de la production : 200,000 tonnes sur les 225,000 tonnes récoltées en 1685. L’alfa, qui revient aux fabricans français à 14 francs les 100 kilogrammes, ne revient qu’à 10 francs aux Anglais et aux Belges. Cet énorme écart dans les prix rend la concurrence très difficile. Il prive nos fabricans d’une source sérieuse de profits et ralentit la production algérienne, que l’on pourrait facilement porter à 400,000 tonnes par année. Il résulte, en effet, des documens officiels que, dans le seul département d’Alger, en territoire militaire, plus de 600,000 hectares, pouvant fournir plus de 120,000 tonnes d’alfa, sont encore inexploités.

Il résulte aussi des mêmes documens que, si l’alfa coûte en France plus cher qu’en Angleterre, les produits chimiques pour le convertir en pâte reviennent à 56 francs les 100 kilogrammes en France, à 35 en Angleterre. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si, dans ces conditions doublement défavorables, peu d’usines en France fabriquent de la pâte d’alfa, et si cette industrie restreinte alimente surtout une fabrication de luxe et non, comme en Angleterre, une fabrication d’articles courans. Et cependant l’alfa donne un papier souple, soyeux, résistant, transparent et d’une grande pureté. A poids égal, il a une épaisseur supérieure à celle des autres papiers. Il reçoit bien l’impression ; il convient admirablement aux éditions de luxe et aux belles gravures. La plupart des beaux journaux illustrés anglais sont imprimés sur papier d’alfa ; on en fait également un excellent papier à lettre.

Auprès de ces résultats d’une culture toute moderne, de ces produits que l’antiquité n’a pas connus, les organisateurs de l’Exposition algérienne ont tenu à faire sa place au passé : dans le vestibule, une reproduction du sarcophage de Tipara ; dans les vitrines, des bustes romains. La venus de Cherchell, décapitée ; mutilée, aux seins meurtris, mais belle encore d’une beauté que les outrages du temps n’ont pu détruire ; Diane chasseresse, reproduction d’une statue d’onyx blanc et rose, réveillent le souvenir d’un art immortel. Celle d’un prêtre, debout devant l’autel, évoque le masque hiératique et les formes rigides des sculptures égyptiennes. Les débris des civilisations superposées surgissent de ce sol où la charrue du colon, la pelle des manœuvres, les fouilles des explorateurs, ramènent au jour des vestiges enfouis depuis des siècles.

Sur les murs, l’œil suit la configuration des côtes méditerranéennes, le tracé des voies de communication, routes et chemins de fer, le relief du sol, les diagrammes de la population, du commerce, de la température et du nombre d’hectares mis en culture. Cartes utiles, instructives, qui en apprennent plus en quelques minutes que le livre le mieux fait. Les notions exactes pénètrent par les yeux dans la mémoire, fixant et éclairant les souvenirs, précisant les distances entre les localités, images parlantes que la masse comprend et s’assimile sans effort. Et, à cet égard, on ne saurait trop louer les intelligens efforts faits pour vulgariser les connaissances géographiques. Presque partout, dans la plupart des pavillons étrangers, on s’est ingénié à rendre facile, à mettre à la portée de tous cette science que l’on nous reproche d’ignorer. Il n’y a pas vingt ans encore, les procédés routiniers de l’enseignement public la réduisaient à une nomenclature aride et sèche, surchargeant la mémoire et ne parlant pas plus à l’esprit qu’à l’imagination. L’heureuse initiative de quelques novateurs l’a renouvelée. En projetant, sur l’étude de la géographie, la vive lumière de l’histoire, les ont montré combien la connaissance de l’une était indispensable à l’intelligence de l’autre, comment la civilisation s’infiltrait dans les terres par les fleuves, combien le relief du sol avait d’influence sur la marche de cette civilisation, par quelles routes naturelles, par quelles larges vallées les grandes migrations avaient invariablement passé, dans quelles plaines elles avaient débouché et s’étaient fatalement entre-choquées, pourquoi les siècles voyaient toujours se vider, sur les mêmes champs de bataille, les conflits des peuples.

Puis, dans un autre ordre d’idées, s’adressant à ceux que préoccupent surtout les intérêts commerciaux et industriels, ils ont fait toucher du doigt l’indispensable nécessité de se rendre compte de la facilité des moyens de transport, de la climatologie des régions lointaines, de leurs produits et de leurs procédés de culture, du prix de la main-d’œuvre et du prix de revient, du chiffre de la population et de ses besoins, des grands courans commerciaux qui charrient sur leur parcours les productions du monde entier.

Dans le panorama de la compagnie transatlantique, dans ce pavillon géographique où le globe terrestre démesurément grossi attire chaque jour une foule curieuse, pas un visiteur qui n’emporte avec lui des idées plus justes, qui ne redresse, après un examen même superficiel, une erreur qu’il n’avoue pas et qu’il ne commettra plus. Du rapprochement qu’il fait entre les pays dont il a visité l’exposition, et de la position et de l’étendue que ce pays occupe sur la sphère gigantesque, se dégage une notion exacte, satisfaisante pour l’esprit, nette et claire pour la mémoire.

Sous ce rapport, le pavillon de l’Algérie a multiplié les renseignemens, et rien n’est plus curieux que de voir avec quelle attention le public les interroge, leur demandant l’explication de quelque point douteux, la situation exacte de quelque localité dont le nom prononcé n’éveillait qu’une idée vague et confuse. Encore quelques efforts, encore et toujours des cartes murales dans nos gares de chemins de fer, dans nos salles d’attente, là où la foule oisive et inoccupée cherche sur quoi fixer ses yeux et son attention, et cette foule curieuse, intelligente, à la mémoire tenace, saura ce qu’elle ignore et ce que nos détracteurs lui reprochent d’ignorer. La Société de géographie de France qui a tant fait dans ce domaine, qui compte tant d’hommes savans et pratiques, se doit à elle-même de redoubler d’efforts pour mener à bien cette œuvre patriotique.

Puis aussi, et encore, des guides de l’émigrant, courts, clairs et précis, indiquant les distances et les voies de communication, le coût de la vie matérielle, les conditions faites au colon, les prix courans des salaires ; guides distribués largement, comme on les distribue dans les pavillons étrangers, dans celui du Brésil et de la République Argentine, de l’Uruguay et du Paraguay. Ils sèment pour récolter ; nous aurions dû faire comme eux. L’Algérie eût à coup sûr recruté bien des colons dans ces millions de visiteurs de toute classe qui, six mois durant, ont admiré l’Exposition de ses produits.

Non moins intéressans que les cartes murales, ces plans en relief d’oasis créées sur les confins du désert par la baguette magique de l’ingénieur, faisant jaillir la nappe d’eau qui fertilise ces sables. Autour d’eux les visiteurs s’arrêtent émerveillés. Sur le sol brûlé par le soleil, l’eau s’épanche, et ce sol calciné se couvre d’herbes et de moissons, de plantations d’arbres. La verdure naissante égaie et repose les yeux, attestant la victoire de l’homme sur une terre nue et désolée. Victoires pacifiques, conquêtes silencieuses qui étendent son domaine sans coûter une larme ni une goutte de sang. L’imagination, devançant les résultats, fertilise ces déserts, peuple ces solitudes ; les champs succèdent aux champs ; le prodige que l’homme a réalisé ici, il le réalisera plus loin ; le décevant mirage du désert qui fait luire aux yeux du voyageur altéré de frais ruisseaux, de rians ombrages, deviendra une réalité. N’y a-t-il pas quelque chose de fatidique dans ce rêve errant sur l’immense plaine de sable ? Les images qu’il évêque avec une si merveilleuse précision ne sont-elles pas plus et mieux que des images : une révélation à l’homme de ce qui sera, de ce qu’il fera, de la création que Dieu lui réserve d’accomplir à son tour ?

A ces pyramides de vins et à ces céréales entassées, aux dattes et aux soies, aux pâtes et aux laines, aux-cuirs et aux tabacs que l’Algérie expose, des céréales, des laines et des cuirs s’ajouteront encore, enrichissant le colon qui les produit, grossissant l’actif de l’humanité qui les consomme. A sa prospérité grandissante, aux besoins de luxe que cette prospérité fait naître, il faut ces marbres de Guelma, ces colonnes d’onyx qui, au centre du pavillon, reposent sur un socle merveilleux, supportant une vasque plus merveilleuse encore, ces fourrures, ces étoffes brodées d’or, ces somptueuses tentures, ces bois d’eucalyptus, ces coupes et ces aiguières d’argent ; mais pour fertiliser le désert, pour étendre les cultures, pour forer les puits, pour créer les routes, il faut encore et surtout des hommes. De récentes et affligeantes constatations statistiques, en confirmant les appréhensions trop fondées de ceux que préoccupaient de fâcheux indices, ont prouvé que ce que la France produisait le moins en ce moment était les hommes. Stationnaire, ou à peu près, au point de vue de la natalité, en présence de voisins et de rivaux dont la population s’accroît, la France, obéissant à un secret instinct, étend son domaine colonial au moment précis où elle est, à tous égards, le moins en mesure de le peupler et où force lui est de se concentrer et de se replier sur elle-même.

Entre ces deux courans de faits et d’idées, la contradiction est flagrante, et tous deux cependant résultent d’impérieuses nécessités. Sous peine de nous laisser devancer par nos rivaux et nos concurrens, force nous est de maintenir notre influence extérieure ; force nous est de fortifier notre situation coloniale dans cette Océanie que l’Europe convoite, sentant approcher l’heure du partage ; force nous est, plus encore, de conserver ce que nous avons payé de notre or et de notre sang, sous peine de déchoir et d’abandonner à d’autres le fruit de nos efforts.

Problème insoluble si l’on admet en principe que toute expansion coloniale exige un accroissement rapide de la population chez la mère patrie, qu’elle exige en outre de cette population l’instinct nomade, l’esprit d’aventure, puis aussi le désir de fortune rapide l’emportant sur les goûts de confort restreint, mais assuré ; l’ambition, sans issue le plus souvent dans une société où chacun a sa place marquée et son horizon limité. De ces conditions, les unes ne se rencontrent pas en France, les autres n’y existent qu’à l’état d’exceptions. Pour les trouver réunies, il faut remonter en Europe, au XVIe et au XVIIe siècle, à la découverte de l’Amérique et des mines de Potosi, aux expéditions espagnoles et portugaises, hollandaises, anglaises et françaises, dont l’élan fut irrésistible. Plus près de nous, les quelques années qui suivirent la découverte de l’or en Californie et en Australie donnèrent à l’émigration une impulsion nouvelle, promptement épuisée.

Problème soluble cependant si l’on reconnaît que le nombre n’est ni l’unique ni le principal facteur de la suprématie d’une race. Dans notre Algérie, conquise depuis plus d’un demi-siècle, depuis quarante années pacifiée, nous ne comptons guère plus de 250,000 Français, et le nombre des indigènes y dépasse 3 millions. Si grande que soit la disproportion qu’indiquent ces chiffres, elle n’est pas pour alarmer. Une poignée d’hommes administre et gouverne les Indes néerlandaises ; une poignée de fonctionnaires, quelques milliers de marchands et de colons, 60,000 hommes de troupes suffisent à l’Angleterre pour maintenir l’ordre dans l’Inde peuplée de 260 millions d’Hindous. L’Inde, possession anglaise, est à vingt-cinq jours de Londres, Alger à quarante heures de Paris, à vingt-quatre de notre grand port commercial de Marseille, de Toulon, notre port militaire du midi.

De nos jours, la colonisation n’implique plus l’idée de substitution d’une race supérieure à une race intérieure, de la suppression brutale de la seconde au profit de la première, mais de suprématie intellectuelle et morale, militaire et navale, industrielle et commerciale de l’une sur l’autre. Ces facteurs équivalent au nombre, rétablissant, et au-delà, l’apparent équilibre rompu, à la condition toutefois de s’incarner et de s’identifier dans ceux qui, par leur origine, les personnifient. La qualité des administrateurs, détenteurs à quelque titre que ce soit de l’autorité déléguée par la métropole, est ici d’une importance capitale ; elle compense l’infériorité de leur nombre.

Rome le savait et tenait le monde dans sa dépendance. L’Angleterre le sait ; aussi choisit-elle, pour administrer ses colonies, les hommes d’état les plus capables, les juges les plus éclairés, les percepteurs les plus intègres. Le prestige est à ce prix et le prestige supplée à la force matérielle Nous sommes appelés à en faire l’expérience dans la Cochinchine qui compte 1,700,000 autochtones, dans l’Annam qui en possède entre 2 et 5 millions, dans le Tonkin, peuplé de près de 9 millions. Ici la disproportion est bien autre, et la distance énorme. A défaut de l’émigration active et continue, nous ne triompherons des difficultés que créent cette disproportion et cette distance qu’à la condition de relever, avec la situation qui leur est faite, le niveau intellectuel et moral des fonctionnaires de tout rang chargés d’administrer au loin nos colonies naissantes. Pour cela, choisir les plus capables, élever leurs pouvoirs à la hauteur de leurs responsabilités, modifier l’opinion erronée que les capacités doivent refluer au centre, et qu’aux extrémités les médiocrités suffisent. C’est à distance et au loin que les erreurs sont dangereuses, lentes et difficiles à réparer, et que la valeur morale de ceux qui dirigent et commandent doit se hausser au niveau des responsabilités à assumer, de l’importance des décisions à prendre.

Prolongement de la France au-delà de la Méditerranée, l’Algérie, nonobstant l’infériorité du chiffre des colons à celui des indigènes, s’assimile de plus en plus à la France. Si fière et si indépendante que soit une race, elle finit toujours par subir l’ascendant d’un vainqueur intelligent et tolérant qui lui donne, avec la sécurité, les moyens de vivre et de s’enrichir. Romaniser, comme le faisait Rome avec ses rois sujets, une contrée qu’elle convertissait plus tard en province, ouvrant largement aux nouveaux-venus la porte de la Cité, est enfin devenu, après bien des essais, le procédé adopté. Les traditions de Rome survivent sur ce sol où elle a laissé des traces profondes. En les reprenant, la première des races latines ne fait que renouer la chaîne brisée.


III

Auprès du palais de l’Algérie, dont le sépare l’exposition de ses forêts de chênes-liège, la Tunisie dresse le sien, construit par M. Henri Saladin, et dont on ne saurait trop louer l’intéressante et savante disposition. Ici encore l’on a prodigué les cartes, les statistiques et les chiffres. Ils ont leur éloquence. Le jeune et brillant architecte s’est heureusement inspiré, lui aussi, de ses études en Tunisie, des documens sur l’art arabe recueillis dans le cours de deux missions confiées par le ministère de l’instruction publique. Il a demandé au Bardà, à la zaouia de Sidi-Ben-Arouz, au souk El-Bey, sa façade principale et ses principaux motifs d’ornemental-tion ; à la mosquée d’Okba, à la porte de la Salla Réjour, sa façade de gauche surplombant une cour originale que borde le bazar voûté, ou Souk tunisien, et le pavillon du Djérid.

Ici aussi une large place est faite aux souvenirs du passé. Voici le temple de Suffetula, avec son enceinte à peine entamée par les siècles, sa vaste cour jonchée de débris d’où émergent des fûts de colonnes, sa façade éventrée gardant grand air. Bustes romains, déformés, rongés par le temps, aux nez meurtris et aplatis, mais reconnaissables encore ; puis, près d’une sépulture romaine, ce tombeau punique, caveau sombre et voûté. Par l’étroite ouverture, dans la lueur crépusculaire, l’œil dilaté finit par apercevoir sur le sol la saillie d’un crâne, les côtes effritées, les ossemens des bras et des jambes du squelette tombant en poussière. Près de lui, intactes, telles qu’elles sortirent des mains du potier, les amphores et les vases en terre cuite semblent défier les âges qui ont eu raison de ce puissant d’un jour. La lampe funéraire oscille au-dessus de ses restes informes, éteinte depuis des siècles, prête à servir demain. Ils dorment là, côte à côte, vainqueurs et vaincus des grandes guerres puniques, Romains et Carthaginois ; adossé à leurs sarcophages, le temple de Thugga dresse ses élégantes colonnettes et ses chapiteaux encore debout qui rappellent les beaux restes du Forum.

Dans ces vases et ces amphores, dans ces coupes et ces aiguières modernes, nous retrouvons les formes déjà vues des amphores antiques et des urnes funéraires ; dans ces coffrets de cuivre, d’argent laminé, produits de l’industrie tunisienne, les proportions et les ornemens des coffrets des patriciennes romaines. L’empreinte indélébile et profonde de Rome persiste encore aujourd’hui sur ce sol conquis par elle. Elle disparaît dans ce salon tunisien où, vis-à-vis d’un trône drapé de riches étoffes, apparaît le portrait du bey. Ici, l’Europe domine ; un des à des capitonné fait un étrange contraste avec ces sièges incrustés de nacre, ces étoffes éclatantes, ces coussins brodés de fils d’or, ces tissus d’or et de soie formant portières. La pièce est éclairée de haut ; les divans, dans la pénombre, ressemblent à des lits larges et bas, et les couleurs adoucies se fondent dans-un fantastique coloris. Au centre du palais, autour de l’atrium d’où jaillit une fraîche fontaine, un encadrement de colonnes de brèche reliées par d’élégans arceaux ; sur les murs intérieurs, des carreaux de faïence provenant du Bardo, tandis que la muraille extérieure profile ses lignes alternées de pierres noires et blanches.

Les huiles et les grains, les vins et les pâtes, les amandes et les cocons de soie s’étalent à l’intérieur des salles, et dans le pavillon du Djérid : lits et tables dorés et laqués, étoffes miroitantes, coupes, étagères de laque, aux tous rouges, jaunes, aveuglans, jettent aux yeux leurs notes aiguës, auxquelles répondent les notes plus aiguës encore des instrumens et des voix du concert tunisien.

Et, dans le frais jardin, au murmure de l’eau qui s’épanche dans sa vasque, devant le tapis de verdure qu’ombrage un frissonnant palmier, le visiteur repose ses yeux fatigués avant de pénétrer dans le souk tunisien, l’Afrique des mercantis.

Ils sont là, sous ces arcades basses où ils étalent leur déballage d’Orient : tapis de Kairouan et soieries de Tunis, burnous du Djérid et couvertures de Djerba, bracelets d’ambre, d’or et d’argent, porte-cartes et porte-cigarettes, fumoirs d’ambre et colliers de sequins. Ils vous hèlent de leurs cris gutturaux que la foule imite et répète, les soulignant de sa gouailleuse intonation, de sa note et de son diapason. Vous les retrouvez à l’exposition du Maroc, dans cette rue du Caire, dès le premier jour et du premier coup populaire ; attirant et retenant la foule par son bariolage éclatant ; note lumineuse et claire ; par ses tentures vives et ses banderoles déployées : gamme chantante de couleurs. Là s’étalent colliers et bracelets, babouches écarlates et rutilantes chéchias, œufs d’autruche et nougats, dattes et tambourins, vestes et chibouques ; tout cela chante et rit au soleil, tout cela éblouit et miroite.

Par les fenêtres entr’ouvertes du café marocain des notes aiguës, perçantes, vibrent, mêlant un bruit de foire africaine à la gaîté contenue d’une foule en belle humeur ; plus loin, l’orchestre égyptien accompagne en sourdine les danses des almées, et des chants monotones flottent dans l’air.

C’est une autre Afrique : l’Afrique mercantile, remuante, errante, vagabonde, l’Afrique des ports et des bazars, des matelots, des âniers et des touristes ; l’Afrique qui confine à l’Orient ; celle d’Alexandrie, de Suez et d’Aden. Dans cette rue du Caire, tout Paris a passé, souriant, égayé, allant des almées aux gitanas, puis aux danseuses javanaises, allant où l’appelait sa fantaisie soudaine de l’exotisme, son caprice du moment, en apparence inexplicable.

C’est que Paris, la ville mobile et changeante, est aussi celle qui a, plus qu’aucune autre, l’intuition des choses qui vont finir. D’instinct, sa curiosité s’y attache, plus intelligente et moins capricieuse qu’on ne le croit, captivée par ce qui va disparaître et ce qu’elle ne reverra plus. Ainsi en est-il de l’exotisme. Dans le cours de l’Exposition, on s’est étonné de l’engouement subit de la grande ville pour le côté exotique offert à ses yeux, de l’intérêt qu’elle manifestait pour des costumes et des coutumes, pour des dehors qui tranchaient avec son cadre habituel. On a insisté sur ce qu’avait de puéril et d’enfantin cette vogue imprévue ; on ne s’est pas fait faute de commentaires sur le fond de badauderie inhérent au Parisien.

Il y avait de cela, mais il y avait aussi autre chose : l’instinct que l’exotisme s’en va, que dans dix ans d’ici il aura cessé d’être. L’Europe déteint sur l’Orient, et l’Orient s’habille à la mode européenne. Les Japonais ont commencé ; la Chine et l’Afrique tiennent bon encore, mais l’universelle uniformité aura raison de leurs résistances. L’exotisme disparaît en Amérique, en Australie, en Océanie. Le jour est proche où, entre Londres et Canton, entre Paris et Saigon, entre Amsterdam et Manille, il n’y aura plus qu’une différence de climat et de race, un contraste interne, qu’extérieurement rien ne révélera plus.

Ce contraste est saisissant quand, du souk tunisien, franchissant le seuil du pavillon de la République sud-africaine, on se trouve transporté à 1,700 lieues de distance, à l’autre extrémité du continent noir. Un monde nouveau s’y révèle aux yeux, étonnés de rencontrer, là, dans un cadre si différent, le sérieux, tenace et taciturne Boër, descendant des colons hollandais, refoulé par l’envahissante Angleterre, maîtresse du Cap.

Sentinelle avancée de l’Europe à l’extrémité de l’Afrique, la vieille cité hollandaise a subi le sort de la plupart des colonies situées sur un point stratégique ou commercial. Elle est tombée, il y a près de deux siècles et demi, aux mains des Anglais. Mais pour avoir changé de maîtres elle n’a guère changé d’aspect. Les Hollandais ne campaient pas ; là où ils s’établissaient, ils s’établissaient solidement. Les rafales du cap des Tourmentes, les furieux coups de vent du sud-ouest ont passé, sans les ébranler, sur leurs constructions massives, d’aspect seigneurial, dorées par les rayons d’un clair soleil alternant avec les lueurs blafardes d’un ciel tempétueux, adossées aux puissantes assises du Table mountain, derrière lesquelles les montagnes Bleues fuient à l’horizon. Dans ces rues étroites, Hottentots, Cafres, nègres, Malais se croisent et fourmillent. Puis des plaines onduleuses semées de buissons, d’agaves, d’arbrisseaux épineux. Au nord, le continent noir, contenu par l’élément hollandais, par les Boërs, race indépendante et redoutable, parce qu’elle s’accroît dans de grandes proportions. Les Boërs ont jusqu’à dix et douze enfans ; les Anglais sont loin de ce nombre. Les Boërs ne conspirent pas, ils attendent. Quand les Anglais voulurent leur imposer leur langue, ils refusèrent ; attaqués, ils résistèrent ; flegmatiques et tenaces, ils écrasèrent les Anglais à Lange-Neck, puis à Ingago et enfin à Majuba Hill. L’Angleterre fit la paix.

Le Boër avait gain de cause, mais il hait le voisinage britannique. Si fertile que soit le champ défriché, si commode que soit la maison bâtie de ses mains, il n’hésite pas à trekt, c’est-à-dire qu’il attelle ses bœufs à son monumental chariot, qu’il y entasse sa famille, ses meubles, ses provisions, semences et outils, et qu’il part silencieusement chercher ailleurs la solitude qu’il aime, l’indépendance qu’il préfère à tout. Moralement et numériquement, les Boërs sont les maîtres de cette extrémité de l’Afrique.

Ils ne pardonnent pas aux Anglais d’avoir affranchi les noirs, sans indemnité, et de leur vendre des armes ; mais, confians dans leur nombre croissant, dans leur énergie et dans l’avenir, ils patientent, sentant que cette partie du continent est à eux, ne devançant ni ne redoutant l’homme de la lutte avec le nègre, fuyant le contact de l’Anglais. Hommes du XVIIe siècle, ils ont conservé les mœurs, la foi, les préjugés et les aversions de leurs ancêtres. L’Orange Free State, conquis, peuplé et gouverné par eux, est leur citadelle entre le territoire des Basoutos et la colonie du Cap.

Maîtres du Transvaal, mais épuisés et ruinés pan la lutte soutenue, ils vivaient péniblement sur ce sol déboisé, mal irrigué, déroulant à porte de vue ses plaines arides et monotones ; ils n’espéraient et n’attendaient rien que de leur indomptable persévérance. Ils n’attendirent pas longtemps ; en 1885, ils découvraient de l’or à Lydenburg, puis à Witwatersand, et, soudainement, tout changeait de face.

Au seuil du pavillon de la République sud-africaine, crânement peints sur les piliers, deux cavaliers attirent les regards, cavaliers à la mâle carrure, à la solide ossature, pasteurs, chasseurs, mineurs et soldats, deux types de cette race vigoureuse, mélange d’émigrans hollandais et de huguenots français, endurcie et fortifiée par les rudes travaux des champs, lai vie à ciel ouvert, les luttes incessantes avec la nature et les hommes. A l’intérieur, la principale industrie représentée est celle de l’extraction de l’or, de l’argent, de la houille, du cuivre et du for ; puis, à côté de ces richesses métalliques : les richesses agricoles qu’ont créées l’or et le travail, matières premières qui s’accroissent avec le chiffre de la population.

Sur une superficie de 200,000 kilomètres carrés égale à celle de l’Angleterre et de l’Irlande : 12,000 fermes, 130,000 blancs et 300,000 noirs, désignés sous le nom de Cafres, mélange confus de tribus nombreuses, en majorité Basoutos, population vagabonde, louant ses services, mais ne se fixant pas, regagnant le nord aux premiers froids, revenant aux premières chaleurs. Pas de villes ; des villages, comme Pretoria, le centre le plus important, qui compte à peine 5,000 âmes. De son origine et de sa vie première, cette population a gardé un amour farouche de l’indépendance et de l’isolement, des grands espaces et des fermes disséminées, de la vie de famille opposée à la vie sociale. Sur les lorrains miniers la concentration, forcément, s’opère, et, loin de diminuer avec l’exploitation, la production s’accroît. De 1885 à 1880 elle s’est élevée à 16,608 kilogrammes représentant 43 millions de francs, et, dans la même période, les importations ont monté de 10 millions de francs en 1885, à 61 millions en 1888, et les exportations d’or de 1,700,000 francs à 22 millions 1/2. Par une singulière anomalie, la valeur des autres produits exportés n’est pas indiquée, même approximativement, dans les documens officiels, la douane n’en prenant pas note. Trop peu nombreuse encore pour l’étendue du territoire qu’elle occupe, la population boër se borne le plus souvent à demander à ses fermes la quantité de céréales et de bétail suffisante aux besoins de la famille et des serviteurs, ainsi qu’aux achats d’articles qu’elle ne peut fabriquer elle-même. La dissémination des settlements et le manque de routes entravent l’écoulement des produits. Dans certaines localités il faut franchir, avec des charrettes, par des chemins à peine tracés, des espaces de 300 à 400 kilomètres avant d’atteindre un centre commercial. Les voies ferrées remédieront à cet état de choses et, partout où l’on peut irriguer, le sol produit en abondance le blé, dont on obtient deux récoltes par an, l’orge et l’avoine, le tabac, l’indigo, l’arachide de Marico, le café de Pretoria, le coton de Zoutpansberg.

Baromètre de la prospérité publique, le tableau des recettes et des dépenses de la jeune république indique, depuis 1886, des excédens de recettes, qui, de 1,800,000 francs au 1er janvier 1887, atteignent 7 millions au 1er janvier 1889 ; la dette publique, qui, il y a neuf mois, dépassait 9 millions de francs, ne s’élève plus aujourd’hui, par suite des remboursemens effectués, qu’à 5,358,000 fr.

La ténacité des Boërs a donc eu raison des circonstances adverses. Dépossédés par l’Angleterre, ils ont vu toutefois leur échapper, de l’autre côté du Vaal, ces riches mines de diamans dont l’exposition attire une foule curieuse dans le pavillon du Cap, au Champ de Mars. On y assiste aux successives opérations d’un gisement diamantifère, au lavage des terres, au triage des pierres, à la taille et au polissage. De 1870 à 1887, on a extrait de ces gisemens 7,000 kilogrammes de diamans représentant une valeur de plus de 1 milliard. L’année 1887 seule a donné un rendement de 100 millions de francs. Les pierres précieuses et l’or appellent, sur ces terres lointaines, une émigration chaque année croissante. Elle s’y fixe, y prend racine, et le Transvaal en absorbe la plus grande partie. Cet afflux d’émigrans, joint à l’accroissement rapide d’une race étonnamment prolifique, assure l’avenir de ce nouvel état, barrière européenne contre l’invasion noire, poste avancé et point d’appui des expéditions pour gagner, dans l’intérieur, les rives du Zambèze.

C’est au palais des Colonies françaises qu’il faut aller chercher l’exposition du Sénégal et de la Guinée. L’ouverture du canal de Suez, en détournant vers la Mer-Rouge les navires qui passaient au large de leurs côtes et souvent y faisaient escale, a rejeté dans l’isolement ces ports, portes entr’ouvertes sur le Soudan. Repliées sur elles-mêmes, ces colonies n’en entretiennent pas moins avec le reste du monde un commerce d’une certaine importance et qui, pour les arachides seules, employées à Marseille pour la fabrication des huiles et des matières grasses, se chiffre par un total de 40 millions de francs. L’or est abondant dans le Haut-Sénégal, ainsi que dans les établissemens du golfe de Guinée ; un jour ou l’autre il deviendra l’objet d’une exploitation régulière ; en ce moment ce n’est encore qu’une promesse d’avenir. Les colonies exposent surtout, avec leurs produits agricoles, les peaux, les fourrures, les plumes d’autruche et l’ivoire ; puis les types des races indigènes qui peuplent ces régions, de ces Maures, descendans des Berbères, à la haute taille, aux cheveux lisses et longs, aux traits réguliers, nomades, vivant sous la tente et promenant dans les grands espaces herbeux leurs nombreux troupeaux, échangeant contre le mil qui fait, avec le lait, la base de leur nourritures, leurs bœufs, leurs moutons et leurs chevaux, puis les gommes, les pelleteries et les plumes que le Sénégal nous montre dans ses vitrines. Classée avec une scientifique précision, l’ethnographie de ces races est l’une des parties les plus intéressantes de l’exposition de nos colonies dans l’Afrique occidentale. Il y a là les élémens d’un musée africain qui ne tarderait pas à s’enrichir de types curieux et peu connus.

Le Gabon et le Congo exposent le bois rouge et l’ébène, le caoutchouc et l’ivoire, l’huile de palme, richesse principale de leur sol. Arrosées par de nombreux cours d’eau, inondées pendant des mois par les pluies torrentielles de l’équateur, sous une température très élevée, ces régions sont envahies par une végétation exubérante dont certaines contrées de l’Amérique centrale peuvent seules donner une idée. La faune y est à la hauteur de la flore, et la vie animale intense ; les grands pachydermes abondent. M. Stanley évalue à 200,000 le nombre des éléphans du Congo. En estimant à 25 kilogrammes le poids des défenses de chacun d’eux, cette masse d’ivoire, rendue en Europe, représenterait 125 millions. Mais cette source de richesse que l’exploitation épuiserait promptement est bien inférieure à celle que peut fournir le palmier à huile. On le rencontre partout, dans les bassins de l’Ogooué, du Mari, du Congo. « Pas un bouquet d’arbres, dit Stanley, où l’on n’aperçoive la tige élancée de cet arbre, si précieux au point de vue économique. Dans certaines régions, entre le Loumani inférieur et le Congo, par exemple, on en trouve des forêts entières. »

Après le palmier, le produit forestier le plus important est la gomme du Landolphia Florida, ou plante à caoutchouc, dont divers échantillons figurent à l’exposition du Congo, ainsi que des gommes utilisées pour la fabrication des vernis. Toute cette région recèle des produits abondans, mais pour les exploiter et les amener à la côte, les voies de communication font encore défaut ; les fleuves ne sont navigables que sur une faible partie de leur cours ; la construction de routes de pénétration reviendrait fort cher. Tout au plus pourrait-on, dans la vallée du Niari, et à partir du point où le fleuve cesse d’être navigable, établir une voie ferrée ; remontante Brazzaville.

On suggère d’autres tracés, mais c’est ce dernier que préconisent les hommes compétens et, que recommande Stanley. Suivant lui, un chemin de fer, tel qu’il le faudrait pour desservir cette région coûterait 62,500 francs par kilomètre, soit 5,250,000francs, plus le coût de quatre steamers à 125,000 francs chacun. Cette voie de communication permettrait d’amener dans la circulation 60,000 tonnes d’arachides et d’huile de palme valant approximativement 26 millions de francs. On pourrait en outre y ajouter facilement 7 millions ½ d’ivoire et de caoutchouc ; les forêts de Borindi et du N’gama que traverserait la voie ferrée fourniraient le combustible. Si l’on poussait jusqu’à Stanley-Pool, ce tracé de 370 kilomètres exigerait une dépense de 20 millions, et on estime à 8 millions le revenu brut que donnerait le transport des produits d’une surface de 600,000 kilomètres carrés- rendus exploitables.

Des faits notés au cours de cette rapide visite aux divers pavillons de l’Afrique, aussi bien que des chiffres puisés aux sources officielles et des observations que suggère une étude attentive des ressources connues du continent noir, une conclusion se dégage, déjà mise en vive lumière par M. Marcel Dubois dans son remarquable volume consacré à la géographie économique de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie[1], c’est « que l’Afrique n’est plus, à vrai dire, qu’une colonie européenne, et que tout ce qui n’est pas encore officiellement placé sous un protectorat quelconque fait partie du moins de la sphère d’influence de telle ou telle puissance. » L’Exposition de 1889 donne à cette assertion une pleine et entière confirmation ; elle la fait passer du domaine des faits politiques dans le domaine économique et pratique. Les Anglais, à l’est et au sud, en Égypte et au Cap ; la France, au nord et à l’ouest, en Algérie, en Tunisie, au Sénégal, au Gabon, projettent leur ombre sur les régions avoisinantes ; celle de l’Espagne s’étend sur le Maroc, comme celle de l’Italie, campée à Massouah, sur l’Abyssinie et sur la Tripolitaine, qu’elles convoitent. L’Allemagne ambitionne la région intérieure des grands Lacs qui fait face à Zanzibar ; elle occupe la côte septentrionale du Somal et Cameroun ; la Belgique administre l’état intérieur du Congo.

Le jour est proche où ce vaste continent, que l’Europe dépèce et se partage avant même de le connaître en entier, envahi, colonisé par elle, apportera, lui aussi, sa quote-part à l’actif de l’humanité. À l’heure actuelle, on ne saurait évaluera moins de 2 milliards le mouvement de son commerce annuel avec l’Europe. À en juger par les produits qu’il expose, par ce que l’on peut entrevoir de ses richesses intérieures, par ce qu’en disent et ce qu’en montrent les explorateurs, il semble vraisemblable que, dans un demi-siècle d’ici, l’Afrique sera, à l’Europe d’alors, ce qu’est, à l’Europe d’aujourd’hui, l’Amérique actuelle.


IV

La même instinctive prévoyance qui pousse les grands États européens à prendre, dès maintenant, position, et, devançant les événemens, à procéder à un hypothétique partage de l’Afrique, que bien des circonstances imprévues peuvent encore modifier, les attire à l’autre extrémité du monde, dans l’Océan-Pacifique. Là, ce n’est plus un continent à se répartir qui éveille leurs convoitises ; ce continent est pris, l’Angleterre le détient ; s’il lui échappe, ce sera pour affirmer son indépendance, pour revendiquer son incontestable prépondérance dans l’Océanie du sud, pour y devenir lui-même un vaste et puissant empire. Mais, en dehors de l’Australie, que d’îles verdoyantes et fertiles, que d’archipels aux richesses entrevues ! 40 millions d’habitans sur une superficie encore peu connue, mais qui, pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande seules, atteint 9 millions de kilomètres carrés, peuplent ces îles dont l’Exposition de 1889 nous révèle les productions multiples et que convoitent l’Angleterre et la France, les États-Unis et l’Allemagne.

Elles y ont pris pied et, solidement assises, attendent l’heure ; moins soucieuses de s’emparer de ces terres nouvelles que d’empêcher leurs rivales de les occuper : phase d’attente et de transition qui ne saurait longtemps durer, qu’une mainmise par l’une d’elles convertira promptement en annexions, en partages à l’amiable ou en luttes ouvertes. Déjà, en tous sens, s’exercent les influences avouées ou occultes, préliminaires obligés ; les escales navales se multiplient, chacune tenant à familiariser les Indigènes avec la vue de son pavillon, à les impressionner par le déploiement de ses forces, à les amener par ses missionnaires et ses trafiquans, par la persuasion morale ou l’appât du gain, à se déclarer ses cliens, en attendant de devenir ses protégés ou ses sujets. Chacune d’elles a sa pierre d’attente sur laquelle elle rêve d’édifier sa grandeur coloniale.

L’Angleterre occupe l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les Fidjis et la Nouvelle-Guinée. La France a Tahiti, les Marquises et la Nouvelle-Calédonie ; les États-Unis, lentement, envahissent l’archipel des Sandwich, cette clef de l’Océanie septentrionale. Par le traité de réciprocité, ils l’enrichissent, et commercialement y règnent. Le roi du sucre, Sprekels, le grand millionnaire californien, y est l’arbitre financier. L’afflux croissant des visiteurs de San-Francisco tend à faire de Honolulu, capitale de l’archipel, la Nice océanienne des états du Pacifique. Tard venus, mais impatiens de regagner le temps perdu, âpres au butin et persévérans dans leurs efforts, les Allemands s’étendent, drainant à leur profit un trafic croissant, inquiétans pour les Anglais qu’ils dépossèdent de leurs principaux marchés, inquiétans aussi pour les Américains, inondant l’Océanie de produits à vil prix, accaparant à Tahiti, comme aux Sandwich, aux Carolines comme à Samoa, le commerce de détail et de demi-gros, maîtres, sinon en droit, du moins de fait, des Marshall et des Tonga, d’Apia, où les Goddefroy, rois des mers du Sud, ont leur principal entrepôt. A la Nouvelle-Guinée, leur drapeau flotte près de celui de l’Angleterre ; il couvre aussi l’archipel Bismarck et les iles Salomon.

Incomplète, comme elle l’est forcément encore, l’exposition des terres de l’Océan-Pacifique n’est pas une des moindres curiosités qui sollicitent le visiteur. Il y a là plus que des promesses : de substantielles réalités, et dans ce défilé de pays lointains, l’Australie n’occupe pas seulement le premier rang ; elle dépasse en importance bien des États civilisés, en superficie les plus grands, en richesses elle égale les plus riches et les plus prospères. Son mouvement commercial annuel la classe déjà au sixième rang, entre l’Autriche-Hongrie et la Belgique. Elle figure au premier rang dans la statistique des télégrammes, au second dans celle des communications postales échangées, au huitième pour le développement des voies ferrées. Melbourne est plus peuplée que Marseille, que Madrid et qu’Amsterdam ; Sydney que Rome, Lisbonne et Edimbourg, et cependant la population actuelle de cet énorme continent est encore inférieure à celle de la Suisse, à peine supérieure à celle du Chili.

Quand, dans les travées qui relient l’Esplanade des Invalides au Champ de Mars, on franchit le seuil de l’exposition australienne, la première impression est une impression de grandeur et d’étendue. Sur les hautes toiles murales revivent dans leur solitaire magnificence les forêts de l’Australie, les troncs lisses et superbes, portant fièrement leurs hautes ramures, forêts grandioses sillonnées de rivières ensoleillées ; l’illusion redouble au murmure de l’eau qui court entre les rocailles semées de fougères arborescentes dont les feuilles vous frôlent au passage. On s’arrête ; on contemple ces sites merveilleux, explorés par l’homme, reproduits par son pinceau, mais encore inhabités. On entrevoit le jour où, sur ces coteaux, la vigne remplacera la faune envahissante, où le gigantesque projet conçu par MM. G. et W. -B. Chaffey, projet appuyé par les hommes d’état et les capitalistes de la colonie et de la mère-patrie, ouvrira à l’Australie, par l’irrigation et des settlements de Mildura et du Renmark, 500,000 acres de terres merveilleusement appropriées à la culture des céréales, de l’olivier et des arbres fruitiers. Ces hardis colonisateurs n’en sont pas à leurs débuts. En 1882, leur intelligente initiative créait en Californie un district actuellement occupé par 2,500 agriculteurs, une ville qui se peuple rapidement. Forts de leur expérience, disposant d’énormes capitaux, l’œuvre qu’ils entreprennent est appelée à donner à l’immigration australienne une impulsion nouvelle.

Un des traits saillans de notre fin de siècle, un de ceux que l’Exposition de 1889 met le plus en relief, est l’ardeur avec laquelle les États nouveaux s’efforcent d’attirer à eux le surplus de la population de l’Europe. Aux anciennes notions qui faisaient de l’émigrant sans ressources un hôte incommode pour une communauté naissante, un indigent à charge à tous ou un concurrent qui, réduisant le prix de la main-d’œuvre, portait préjudice au colon artisan, ont succédé des idées plus justes et plus saines. On s’est aperçu que l’homme, arrivé à son plein développement, représentait un capital actif ; on a chiffré ce capital et on l’a évalué, au plus bas, à 7,500 francs ; on en a conclu que tout émigrant sain, débarquant sur une terre nouvelle, y apportait avec lui, ne possédât-il rien, un capital immédiatement utilisable, et que son intelligence pouvait décupler et centupler. L’apparente non-valeur devenait une valeur réelle. En attirant en Australie 50,000 nouveaux colons, MM. Chaffey doteront la colonie d’une plus-value de 375 millions. Les bras et la terre ne suffisent pas, il est vrai ; mais ils ont le troisième facteur : des millions pour première mise de fonds, et, ici, les capitaux abondent.

On n’en saurait douter après avoir jeté un coup d’œil sur cette énorme et massive colonne représentant la moitié seulement de l’argent extrait des mines de Broken-Hill, de mai 1886 à mai 1889, soit 303,585 kilogrammes. On n’a pu tout mettre, ni l’élever plus haut ; elle eût dépassé le faite. A côté, la Tasmanie dresse sa pyramide d’or ; au Champ de Mars, c’est par une arche d’or représentant cinq milliards et demi de francs que le visiteur surpris pénètre dans la section australienne où le fauve reflet de l’or brille dans les vitrines, sous la forme de monstrueuses pépites : ici, le Precious, estimé 171,000 francs, là, le Welcome stranger, le bienvenu, d’une valeur de 250,000, fortunes subites dues à un heureux coup de pioche, et que l’on tiendrait pour de fabuleuses légendes si on ne les voyait de ses yeux, pépites monstrueuses, blocs d’or, pur roulés par les torrens, enfouis dans les sables ou dans le lit des ravins, détachés de quelque riche filon ignoré. Puis l’épaisse et massive voûte d’étain de la Tasmanie, les galènes du mont Tachan, les minerais de plomb et de fer, de cuivre et d’antimoine, de manganèse et de platine, de bismuth et de cobalt, attestent l’inépuisable richesse de ce sol à peine effleuré.

Plus et mieux encore que les métaux et les minerais, les blés et les farines, les cuirs et les laines affirment, la fertilité de ces terres vierges. Si l’on tient compte que la colonie de Victoria figure seule à notre exposition, que la superficie totale de cette région de l’or et du soleil n’est que la trente-quatrième partie de celle du continent australien, on peut juger par elle du rendement que ce continent est appelé à donner dans un avenir prochain. Cinquante-trois années seulement se sont écoulées depuis le jour où le premier colon planta sa tente sur ce sol occupé aujourd’hui par un million d’Européens, sillonné par 3,800 kilomètres de chemins de fer et couvert de villes naissantes. Le commerce d’importation de la province de Victoria dépasse 500 millions à l’année, l’exportation 412 millions. Ses manufactures produisent pour 310 millions de produits fabriqués ; ses revenus publics s’élèvent à 175 millions.

Sur ce continent, découvert en 1542 par un Français, pilote provençal, Guillaume le Testu, entrevu ensuite par les Portugais, les Espagnols et les Hollandais, retrouvé par Cook en 1770, tout apparaît démesuré, excessif : la faune et la flore, la fertilité du sol et sa superficie, la sécheresse et aussi les nombreux cours d’eau, les réalités et les rêves, les ambitions et les visions. Ici, comme dans la plupart des pays neufs appelés à un grand avenir, confusément consciens de leurs hautes destinées, s’agite une force inconnue. Il semble que, dans ces cadres plus vastes, l’homme se sente plus grand, que ses pensées et ses aspirations se haussent au niveau des circonstances et des possibilités entrevues. Ce qui, dans un milieu autre, dans un cercle restreint comme celui de nos sociétés modernes, semblerait imprudence et folie, devient une prévoyante audace ; ce qui passerait pour un défi jeté à la fortune n’est qu’une amorce tondue au succès. La foi dans l’avenir transporte les montagnes et les nivelle, écarte les obstacles, et surmonte les difficultés.

Qui reconnaîtrait dans ces dessins de la ville de toile, canvas’ town, d’il y a trente ans, la Melbourne d’aujourd’hui ? dans les fondrières de boue où s’engloutissaient chariots et attelages, Collins Street, l’artère principale et la voie luxueuse de la grande métropole, parcourue. A l’heure du Block, par de brillans équipages, par une foule élégante que les colons d’alors, hommes dans la maturité de l’âge, montrent avec un éclair d’orgueil aux nouveaux débarqués, étonnés d’un changement si rapide.

Ils sont fiers de leur œuvre, et à juste titre ; fiers aussi du succès de leur remarquable exposition pour laquelle on n’a pu leur allouer qu’à peu près la moitié de l’espace qu’ils demandaient, 16,000 pieds carrés sur 40,000. Qu’eût-il fallu si l’Australie entière eut exposé ? Forcée, faute d’emplacement, de réduire le chiffre de ses envois, de faire sa place à la Nouvelle-Zélande, Victoria a dû se borner à ne nous montrer qu’une partie de ses richesses et a dû exclure certains produits de ses manufactures.

Telle qu’elle nous apparaît avec ses vins et ses laines, son or et ses cuirs, son argent et ses blés, ses minerais et ses conserves alimentaires, sa faune gigantesque dont les échantillons se comptent par centaines, on comprend la foi ardente des intrépides pionniers auxquels ces résultats sont dus et dont M. Julien Thomas s’est fait, dans sa brochure de Victoria en 1889, l’interprète éloquent et convaincu : « Quand on voit, écrit-il, les progrès réalisés dans cette colonie qui ne compte que cinquante ans d’existence, on se demande, ébloui, fasciné, où s’arrêteront ces merveilles de civilisation et de bien-être. Nos pères ont beaucoup fait ; à nous d’achever ce qu’il reste à faire dans ce beau pays d’or et de soleil. Les tours de nos édifices, les clochers de nos cathédrales, nous redisent l’histoire du passé, les labeurs de nos devanciers, et nous prédisent ce que la terre fertile et généreuse nous réserve dans l’avenir. L’avenir ! Il est là, devant mous, plein de promesses. Il nous laisse entrevoir qu’un jour existera une région bénie où le paupérisme sera inconnu. Dans, les siècles futurs, des millions d’êtres humains béniront la mémoire du capitaine Cook, qui a découvert cette terre de la Croix-du-Sud et l’a léguée à leurs ancêtres. Debout, Australiens, et en avant ! »

Rêve ou vision, qu’importe ? Dans sa marche laborieuse vers l’avenir inconnu l’espérance précède ; l’humanité suit.

Dans les travées de l’Exposition anglaise, au Champ de Mars, la Nouvelle-Zélande étale, à côté des produits australiens, ses minerais et ses marbres, ses soufres et ses gommes. Archipel montagneux, dont la cime principale s’élève à 12,349 pieds au-dessus de la mer, aux pentes verdoyantes et boisées, aux larges plateaux couverts d’une herbe épaisse, arrosés par de nombreux cours d’eau, la Nouvelle-Zélande. possède une population de plus de 600,000 habitans et plus de 3 millions d’hectares en rapport. Quinze millions d’hectares cultivables attendent encore les bras de l’émigrant. Pays de culture, d’élevage et de mines, elle produit en abondance la laine, les céréales, la viande et l’or. Ses forêts donnent des bois de construction et d’ébénisterie, la gomme kauri. La part faite aux viandes conservées par le froid indique les progrès rapides de cette industrie. De 72,000 quintaux en 1883, l’exportation, en Angleterre, de la viande congelée s’est élevée, en 1888, à 400,000, et tend à s’accroître dans des proportions rapides. La Nouvelle-Zélande est, avec l’Australie et la République Argentine, l’un des grands centres d’exportation de la viande conservée par le froid ; et si l’on tient compte que ces trois états possèdent, à eux seuls, 170 millions de moutons et plus de 27 millions de têtes de gros bétail, que ces chiffres augmentent chaque année, malgré l’exportation grandissante, on entrevoit les réserves importantes qu’ils détiennent pour l’avenir.

Les organisateurs de l’exposition de la Nouvelle-Zélande ont, ainsi que ceux de l’Australie, multiplié les cartes géographiques, les scènes de la vie des mines et des champs, les diagrammes qui frappent les yeux et permettent de mesurer d’un coup d’œil la marche ascendante de la population, de la production, de l’élevage, de la mise en culture des terres. Devant ces lignes coloriées, s’élevant par bonds annuels, montant avec une incroyable rapidité, sans temps d’arrêt, sans retour en arrière, élargissant toujours l’espace qui les sépare, on demeure confondu. Cette échelle aux degrés abrupts donne mieux qu’aucun chiffre la sensation de vertigineuse prospérité, d’invraisemblables progrès réalisés en peu d’années. Lente et graduée aux débuts de la colonisation, elle pousse chaque année plus haut ses lignes parallèles dont la comparaison s’impose. En moins de trente années, cet archipel a produit 1,100 millions d’or, 5 millions de tonnes de charbon ; en 1888, il exporte pour 15 millions de viande, pour 30 millions de produits agricoles ; de 1853 à 1889, la Nouvelle-Zélande a contribué, déduction faite des produits consommés sur place, pour 3 milliards 1/2 à l’actif de l’humanité.

Ni Taïti, ni la Nouvelle-Calédonie ne nous montrent rien d’égal. Au palais des colonies, leurs produits tropicaux méthodiquement classés n’accusent guère que l’essor d’une industrie nouvelle, celle du nickel, dont la Nouvelle-Calédonie expose de nombreux échantillons : minerais, métal pur et articles fabriqués ; mais la note caractéristique de leur exposition est autre. Pour la première fois, dans cette revue des états nouveaux d’Amérique et d’Océanie, sur ces terres récemment ouvertes aux colons européens, il nous est donné de voir et de constater la large part faite à la race indigène, l’autochtone non plus dépossédé par le blanc, traqué et pourchassé, réduit à traîner une existence misérable, à chercher un abri précaire dans ses forêts. Ici, nous le voyons protégé dons l’exercice de ses droits, dans ses héréditaires possessions ; il vit libre, sur son sol natal, et la main qui s’étend sur lui n’est ni lourde ni cruelle. Si les progrès sont plus lents et la production moins active, inutilement entravés souvent par une bureaucratie méticuleuse et compliquée, en revanche, la civilisation, dans sa marche, n’opprime ni n’écrase aucun de ceux dont les lois supérieures de l’humanité lui font un devoir de protéger la faiblesse, d’élever le niveau intellectuel et moral.

Dans l’Amérique du Nord, comme en Australie, où domine la race anglo-saxonne, dans l’Amérique centrale et dans l’Amérique méridionale où domine l’élément espagnol, la race indigène, quantité négligeable et négligée, ne compte plus guère que de rares survivans, parqués dans les réserves, ou ne représente qu’une population servile, embarras et remords de ceux qui, occupant sa place, attendent du temps l’achèvement de leur œuvre et la disparition, trop lente à leur gré, de ces tribus éparses. Ici, rien de pareil. Si le génie profondément humain de la France ne peut aller à l’encontre de l’inexorable loi qui, partout où se produit le heurt de deux races, condamne l’inférieure à céder la place à celle qui lui est supérieure, il s’efforce du moins de l’élever à lui, de retarder, et, qui sait, peut-être d’éviter l’heure fatale. Si cette traditionnelle politique enraie, dans une certaine mesure, le développement matériel de ses colonies océaniennes, elle lui gagne les sympathies des indigènes, elle élargit le cercle de son influence morale. Réduits bientôt à l’alternative de choisir un maître ou de le subir, d’instinct ils se tournent vers elle, ne doutant pas de trouver, sous son protectorat, des garanties qu’aucune autre puissance ne saurait leur offrir.

Partout où la France a passé, nous retrouvons les traces indélébiles d’une sympathie profonde. Au Canada, perdu depuis un siècle ; dans la Louisiane, cédée aux États-Unis ; dans l’Inde ; en Afrique comme en Océanie, elle apparaît aux races indigènes respectueuse de leurs droits, humaine et patiente, incarnant en elle les idées de justice et de tolérance, de pitié pour les faibles et les vaincus. D’eux-mêmes ils viennent à elle, se groupent autour d’elle, assurés qu’elle plaidera leur cause et que partout où s’élèvera sa voix, dans les congrès diplomatiques, à la tribune ou dans la presse, ils auront un avocat convaincu et chaleureux, et le cas échéant, un protecteur.

Unique représentant, aussi bien dans l’Océanie qu’à l’Exposition universelle, de la race autochtone qui peuple les archipels océaniens, le royaume havaïen, répondant à l’appel de la France, est venu, lui aussi, exposer dans son pavillon, près du palais des Indes, les produits de son industrie croissante et les vestiges de son passé d’hier. N’est-ce pas la France qui, il y a un demi-siècle, consacrait, avec l’Angleterre, l’indépendance de ce petit État, protégeait la plante naissante, lui permettait de grandir et de fructifier ? Si, aujourd’hui, ce royaume, d’étendue restreinte, mais riche et prospère, incarne en lui une race disséminée dans ce vaste Océan-Pacifique, dans cette voie lactée d’îles sans nombre, il le doit en partie à cette politique respectueuse des droits des petits, sympathique et sage.

En moins d’un siècle, l’archipel havaïen amassé de la plus profonde barbarie à un degré de civilisation remarquable. Roi constitutionnel, David Kalakaua gouverne son royaume avec un ministère responsable devant une chambre des nobles et une chambre élue par le suffrage universel. Le pays est fertile, les finances bien administrées, la sécurité absolue. On n’y trouverait pas un homme ou une femme ne sachant lire, écrire et compter.

Contraste saisissant entre ce qui fut et ce qui est, entre ces idoles et ces fétiches et ces photographies de temples chrétiens ; entre ces huttes de feuillages et ces luxueuses demeures de riches planteurs ou d’opulens banquiers ; entre ces primitifs canots à balancier et ces bâtimens à vapeur qui relient Honolulu, capitale de l’archipel, à San-Francisco, à l’Australie, au Japon ; entre ce village de pêcheurs, occupé il y a un demi-siècle par des sauvages nus et bronzés, et cette ville de 20,000 habitans, aux rues éclairées par l’électricité, sillonnée par des tramways et des fils téléphoniques, déployant, sous l’épaisse verdure des tropiques et un incomparable climat, sa flore merveilleuse, ses jardins et ses parcs, ses hôtels et ses monumens. Ici encore nous retrouvons le sucre, principale richesse de l’archipel, le café, le riz. Ici encore et surtout, nous constatons l’impulsion donnée à l’instruction publique, impulsion trop rapide peut-être et qui, développant plus d’ambitions que le pays n’en saurait satisfaire, a failli, il y a quelques mois, mettre en péril la stabilité du gouvernement. De cette épreuve aussi le pays est sorti à son honneur ; et le bon sens public a fait justice des folles visées de jeunes novateurs élevés aux frais de l’état, on Europe, et désireux de conquérir le pouvoir par un hardi coup de main.

Là n’est pas le danger : il est dans ce développement rapide qui a fait de l’archipel havaïen l’un des plus prospères de l’Océanie, dans sa situation géographique qui en fait la clé de l’Océan-Pacifique du Nord, le point de relâche et de rencontre des nombreux paquebots qui, de San-Francisco, en Australie, au Japon, en Chine, s’y croisent et s’y ravitaillent. L’ombre de la grande république américaine s’étend sur ce petit état, qui, commercialement, vit de sa vie, lié d’elle par des traités de réciprocité qui l’enrichissent, et dont la dénonciation peut porter un coup terrible à son industrie. L’annexion assurerait sa fortune, mais détruirait son indépendance. Absorbé par les États -Unis, il verrait promptement disparaître sa population indigène, qui déjà, lentement, décroît et fond comme la cire au contact d’un feu trop ardent.

Et cependant, pour qui le connaît, ce peuple a mérité de vivre ; docile à l’impulsion européenne, il a répudié ses dieux, ses traditions superstitieuses, ses instincts belliqueux, sa barbare féodalité, son autocratie tyrannique. Il a adopté les idées, les coutumes, la religion, les mœurs et les lois, non de ses vainqueurs, mais de ses initiateurs et de ses aînés. Reconnaissant et sympathique, il est venu, lui aussi, prendre part à la fête pacifique à laquelle la France conviait. L’univers et revendiquer sa place à l’ombre de notre drapeau. Sur le sien est inscrit la noble devise de Kamébaméha Ier : « Ka mau o ka aina i ka pono : la justice est la clé de voûte d’un état. » Ce devrait être aussi, dans ces mers lointaines, la devise de l’Europe.

Et maintenant, la grande Exposition de 1889 va fermer ses portes. Favorisée par un temps radieux et aussi, jusqu’à la dernière heure, par un de ces irrésistibles courans qui font époque dans l’histoire des nations, courans de sympathie extérieure et de foi intérieure, elle a vu affluer dans ses palais et ses pavillons, dans ses galeries et dans ses jardins, les représentans de cent races diverses. Des extrémités du monde les visiteurs sont venus, plus nombreux que jamais, dépassant tout ce que jusqu’à ce jour on avait pu réunir. La grande ville a bien accueilli ses hôtes ; ils la quittent à regret, comme à regret elle les voit s’éloigner. Elle n’oublie ni leur bienveillant intérêt ni la part qu’ils ont prise à la réussite de la grande œuvre. A leurs compatriotes ils diront ce qu’ils ont vu : un peuple travailleur et pacifique, vivant et debout, affirmant sa vitalité puissante, gardant intact son artistique génie ; un peuple qui ne prétend dicter la loi à personne, qui, d’aucun, n’entend la subir.

Reconnaissante du concours de tous, plus touchée de la sympathie des nations que froissée, de l’abstention des souverains, trop intelligente pour ne pas faire la part des erreurs du passé et pour ne pas compter sur l’avenir pour l’aider à dissiper les appréhensions sans cause et les malveillances sans effet, la France gardera le souvenir de ses hôtes lointains. S’ils ont admiré les résultats de son industrie, de sa main-d’œuvre, de son goût sûr et délicat, ils lui ont apporté les produits de leur sol et de leur intelligente culture, les productions de leur industrie et de leur génie particulier. Dans ce dénombrement des richesses de l’univers, si sa part est belle, la leur ne l’est certes pas moins, et le pacifique tournoi ne compte que des vainqueurs.


C. DE VARIGNY.

  1. Un vol. in-8o ; G. Masson.