Ketty Culbute
Ketty Culbute
etty a douze ans. Blonde aux yeux bleus, elle est aussi mignonne et jolie que ces fillettes qui, sur les cartes de Christmas, passent leur frais museau rose dans un cadre de primevères et de branches de mistletoe.
Mais Ketty est maigre et un peu pâle, car elle a grandi connaissant la faim.
Qui lui a donné son nom ? Elle ne s’en souvient pas. Peut-être est-ce elle-même qui, le trouvant joli, se l’est approprié ; ou bien sa petite sœur, qui a six ans et qu’elle a recueillie un soir sous une arche de London Bridge, l’a-t-elle appelée : « Ketty, Ketty ! » lui trouvant quelque ressemblance avec celle qui l’avait perdue.
Que voulez-vous ? le pauvre est si prolifique qu’il est souvent bien en peine de placer ses petits.
Bref, elle se nomme Ketty et sa petite sœur Sis, mais, depuis l’hiver dernier, on la nomme Ketty Culbute.
C’était avant Noël. Onze heures du soir sonnaient et elle avait faim, n’ayant plus d’allumettes à vendre. Le marchand lui refusait crédit et sa petite sœur pleurait. Alors elle s’approcha d’un groupe de jeunes gens qui venaient de souper au club.
— J’ai faim, gentleman, dit-elle, voulez-vous me donner de quoi acheter du pain pour ma petite sœur et pour moi ?
— Fais la culbute, s’écria l’un d’eux, et tu auras deux sous.
Ketty regarda autour d’elle. Il n’y avait pas de policemen, le trottoir était à peu près désert. Elle n’hésita pas, elle se mit à genoux, appuya sa tête sur la pierre et fit la culbute. À chaque tour sa jupe effrangée tombait, bien qu’elle serrât les genoux, montrant ses jambes maigres de fillette affamée. Et les jeunes messieurs riaient, prenaient plaisir au spectacle. Ils en furent si réjouis qu’ils se montrèrent généreux. Ketty récolta deux shellings et trouva le métier bon.
Depuis, chaque soir, on la rencontre non loin de Charing Cross, toute pâle et fiévreuse, avec ses grands yeux bleus cerclés de bistre et sa figure criant famine.
— Monsieur, dit-elle, voulez-vous que je fasse la culbute ?
Car, grisée par son premier succès, elle s’est fait illusion et ne gagne pas gros à ce métier trop facile. Les uns s’indignent et la repoussent, ce sont les vertueux ; et le plus grand nombre, qui ne l’est pas, est retenu par la pudeur et la crainte du policeman.
Cependant, il lui arrive quelquefois des aubaines, entre onze heures et minuit, quand on sort allumé des public houses.
Alors, la petite Sis la regarde et désirerait bien aussi l’imiter.
Une nuit, émerveillée par les gros sous que récoltait sa grande sœur, elle voulut avoir sa part au salaire et gagner sa vie à son tour, et gravement elle essaya. Mais, à peine avait-elle les jambes en l’air que Ketty s’élança furieuse et effarouchée.
— N’avez-vous pas honte ? s’écria-t-elle en la secouant rudement ; une petite fille de six ans faire la culbute ! attendez que vous ayez douze ans comme moi !
L’autre soir, nous la rencontrâmes ; elle nous fit ses offres ordinaires, s’attachant obstinément à nos pas.
C’était sous la voûte du terminus de Charing Cross. Au bout se trouve une taverne, où nous entrâmes. Ketty nous y suivit et, passant hardiment sa tête par la porte entr’ouverte, nous pria de lui offrir un verre de bière ou de gin. On lui donna une pinte de porter qu’elle avala jusqu’à la dernière goutte. La petite Sis regardait bouche béante, et ses yeux parlants disaient : « Moi aussi je voudrais un verre de porter. » Son désir fut satisfait.
À son tour, elle put boire tout son saoul, au moins une demi-pinte, laissant le reste à sa grande sœur.
— Ouf ! firent-elles, les yeux écarquillés de plaisir, nous avions soif ! Mille mercis ! Dieu vous le rendra, bons gentleman.
— Tu le lui réclameras pour nous… C’est bien, voici deux pence, allez-vous-en.
Mais Ketty tenait à nous prouver qu’elle n’était pas ingrate ; elle attendit notre sortie, et, émoustillée par le capiteux breuvage, se mit à culbuter devant nous, pensant ainsi payer nos yeux du plaisir procuré à son estomac, et, appelant sa petite sœur, l’invita dans son enthousiasme à joindre aux siennes ses actions de grâce.
— Culbute, Sis ; cabriole, ma chérie ! Cette nuit je te permets de culbuter en l’honneur de ces messieurs. Tourne ! Tourne !
Et c’était un spectacle grotesque et pitoyable à la fois de voir cette fillette de douze ans et cette enfant de six rouler côte à côte sur la chaussée, étalant un fouillis de chairs blanches et de loques noires à l’œil stupéfait des passants attardés.