Traduction par Auguste-Henri Blanc de La Nautte.
Didier (p. 59-93).
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III


Un jour, au temps de la rentrée des blés, nous allâmes après dîner dans le jardin, Macha, Sonia et moi, nous asseoir sur notre banc favori, à l’ombre des tilleuls et au sommet du ravin, d’où l’on pouvait découvrir les champs et les bois. Il y avait déjà trois jours que Serge Mikaïlovitch n’était venu nous voir, et nous l’attendions d’autant plus ce jour-là qu’il avait promis à notre intendant de visiter les récoltes.

Vers deux heures, en effet, nous l’aperçûmes qui passait sur la hauteur au milieu d’un champ de seigle. Macha, en me jetant un sourire, ordonna d’apporter des pêches et des cerises qu’il aimait beaucoup, puis elle s’étendit sur le banc et s’assoupit. J’arrachai une branche de tilleul, dont les feuilles et l’écorce ruisselaient de sève, et, tout en éventant Macha, je continuai ma lecture, non sans me détourner à tout instant pour surveiller le chemin des champs par où il devait arriver. Quant à Sonia, assise sur une vieille racine de tilleul, elle édifiait un berceau de verdure pour sa poupée.

La journée était très-chaude, sans vent ; on était comme dans une étuve ; les nuages, formant un vaste cercle à l’horizon, s’étaient assombris dans la matinée et il y avait eu une menace d’orage qui m’avait fortement agitée, comme toujours en pareil cas. Mais depuis midi ces nuages s’étaient dispersés, le soleil se dégageait au sein d’un ciel purifié, le tonnerre ne grondait plus que sur un seul point, roulant ses éclats dans les profondeurs d’un nuage pesant, qui, à la limite même des cieux et de la terre, se confondait avec la poussière des champs et était sillonné par les pâles zig-zags d’un éclair lointain. Il devenait évident que, chez nous du moins, il n’y avait plus rien à craindre pour ce jour-là. Aussi, dans la partie de la route qu’on pouvait découvrir derrière le jardin, ne cessait-on d’entendre tantôt les grincements lents et prolongés d’une charrette pleine de gerbes, tantôt les rapides cahots des télègues vides qui se croisaient, ou les pas pressés de leurs conducteurs, dont on voyait flotter les chemises au vent. L’épaisse poussière ne s’envolait ni ne retombait ; elle demeurait suspendue par-dessus les haies à travers les feuillages transparents des arbres du jardin. Plus loin, contre la grange, s’élevait le bruit d’autres voix, d’autres grincements de roues, et là les gerbes dorées, amenées lentement près de l’enclos, volaient dans l’air, s’amoncelaient, et bientôt mes yeux distinguaient des sortes d’édifices de forme ovale qui se détachaient en autant de toitures aiguës, et les silhouettes des paysans qui fourmillaient à l’entour. Puis, au milieu des champs poudreux, circulaient de nouvelles télègues, défilaient de nouvelles gerbes jaunissantes, et dans l’éloignement le retentissement des roues, des voix et des chants parvenait toujours jusqu’à moi.

La poussière et la chaleur envahissaient tout à l’exception de notre petit coin favori du jardin. De tous côtés cependant, au sein de cette chaleur et de cette poussière, aux feux de ce soleil ardent, un peuple de travailleurs jasait, plaisantait et se mouvait. Moi, je contemplais Macha, qui dormait doucement sur notre banc si frais, abritée sous son mouchoir de batiste, les cerises bien noires et au suc juteux sur cette assiette, nos robes légères et éblouissantes de propreté, dans la carafe l’eau limpide où jouaient les rayons irisés du soleil, et j’éprouvais un singulier bien-être. Qu’y a-t-il à faire ? pensai-je : suis-je donc coupable de me sentir si heureuse ? Mais comment répandre autour de soi son bonheur ? Comment et à qui se consacrer tout entière, soi et ce bonheur lui-même ?…

Le soleil avait déjà disparu derrière les têtes des grands bouleaux de l’allée, la poussière s’était affaissée sur le sol, on découvrait les lointains du paysage, plus nets et plus lumineux sous l’action de rayons obliques ; quant aux nuages, ils étaient entièrement dissipés ; je voyais de l’autre côté des arbres, auprès de la grange, se dresser les pointes de trois nouvelles meules et les paysans en descendre ; enfin, pour la dernière fois de cette journée, les télègues passaient rapidement en faisant résonner l’air de leurs bruyants concerts ; les femmes, en y mêlant leurs chants, rentraient à la maison le râteau sur l’épaule, des liens à la ceinture, et Serge Mikaïlovitch n’arrivait toujours pas, bien qu’il y eût longtemps déjà que de nouveau je l’eusse aperçu au pied de la montagne. Tout à coup il apparut au bout de l’allée, d’un côté par où je ne l’attendais aucunement, car il avait tourné le ravin. En se découvrant et me montrant un visage joyeux et vraiment rayonnant, il se dirigeait vers moi. À la vue de Macha, encore endormie, il se mordit les lèvres, cligna des yeux, et s’avança sur la pointe des pieds ; je remarquai aussitôt qu’il était en ce moment dans une de ces dispositions toutes particulières de gaîté, sans cause précise, que j’aimais tant en lui, et que nous appelions entre nous « le transport sauvage ». Il était alors tout à fait comme un écolier échappé de la classe ; tout son être, de la tête aux pieds, respirait le contentement et le bonheur.

— Bonjour, jeune violette, comment cela va-t-il ? Bien ! dit-il à voix basse, en s’approchant et en me serrant la main… Et moi, parfaitement aussi, répondit-il à une semblable demande de ma part ; aujourd’hui, je n’ai en vérité que treize ans, j’ai envie de jouer au cheval de bois et de grimper aux arbres !

— Le transport sauvage ! repris-je en regardant ses yeux souriants et sentant que ce transport sauvage me gagnait aussi.

— Oui, murmura-t-il, et en même temps il me faisait de l’œil un signe, tandis qu’il se retenait de sourire. Mais pourquoi en voulez-vous donc à cette pauvre Macha Karlovna ?

Je n’avais pas, en effet, remarqué, tout en le regardant et en continuant à brandir ma petite branche, qu’avec ses feuilles je fouettais le mouchoir de la gouvernante et que j’effleurais son visage. Je me mis à rire.

— Et elle dira qu’elle n’a pas dormi, poursuivis-je en chuchotant, comme si je cherchais par là à ne pas réveiller Macha ; mais je ne le faisais pas tout à fait pour cela, et je trouvais tout bonnement agréable de chuchoter en lui parlant.

De son côté, il remuait les lèvres, en me contrefaisant, comme s’il m’eût, lui aussi, dit à voix basse quelque chose qu’il ne fallut pas que l’on entendit. Puis, apercevant l’assiette de cerises, il feignit de s’en emparer à la dérobée, courut vers Sonia et alla s’asseoir sous le tilleul à la place de la poupée. Sonia était sur le point de se fâcher, mais il eut bientôt fait la paix avec elle en organisant un jeu où ils devaient, à qui mieux mieux, croquer des cerises ensemble.

— Voulez-vous que je donne ordre d’en apporter encore, dis-je, ou bien, allons nous-mêmes en chercher ?

Il prit l’assiette, posa les poupées dessus, et à nous trois nous allâmes à la cerisaie. Sonia, tout en riant, courait après lui, le tirant par son paletot pour qu’il lui rendit ses poupées. Il les rendit, et se retournant très-sérieusement vers moi :

— Allons, comment ne pas convenir que vous êtes la violette, me dit-il encore à voix basse, quoiqu’il n’y eût plus personne que l’on craignît d’éveiller : dès que je me suis approché de vous après avoir bravé tant de poussière, de chaleur, de fatigue, j’ai cru sentir la violette, non pas, il est vrai, cette violette aux forts parfums, mais celle, vous savez, qui pousse, la première, encore modeste, et qui respire à la fois la neige expirante et l’herbe printanière…

— Mais, dites-moi, la récolte marche-t-elle bien ? lui demandai-je aussitôt pour cacher la joyeuse confusion que ses paroles me faisaient éprouver.

— À merveille ! ce peuple est partout excellent, et plus on le connaît, plus on l’aime.

— Oh oui ! tout à l’heure, avant votre arrivée, de la place où j’étais, je suivais de l’œil le travail et j’avais conscience de leur voir prendre tant de peine, tandis que moi j’étais si à l’aise, que…

— Ne jouez pas avec ces sentiments, Katia, interrompit-il d’un air sérieux, en me jetant en même temps un regard caressant : c’est là une œuvre sainte. Que Dieu vous garde de poser en semblable matière !

— Aussi c’est à vous seul que je dis cela.

— Je le sais. Eh bien, et les cerises ?

La cerisaie était close, il n’y avait pas là un seul jardinier (il les avait tous envoyés à la besogne). Sonia courut chercher la clef ; mais lui, sans attendre qu’elle revint, grimpe sur un des angles en s’accrochant au réseau de filets, et sauta de l’autre côté.

— Voulez-vous me donner l’assiette ? me dit-il de là.

— Non, je voudrais cueillir moi-même ; j’irai chercher la clef, sans doute Sonia ne la trouve pas.

Mais, en même temps, il me prit fantaisie de surprendre ce qu’il faisait là, ce qu’il regardait, sa manière d’être, en un mot, quand il supposait n’être vu de personne. Ou encore, tout simplement, peut-être n’avais-je pas envie, dans ce moment, de le perdre une seule minute de vue. Sur la pointe des pieds et à travers les orties, je lis le tour de la cerisaie et je gagnai le côté opposé, ou la clôture était plus basse ; me dressant alors sur une cuve vide, de telle sorte que le mur ne me venait qu’à la poitrine, je me penchai sur l’enclos. Je parcourus des yeux tout ce qu’il contenait, les vieux arbres tout courbés aux larges feuilles dentelées, d’où pendaient verticalement des grappes de fruits noirâtres et juteux, et engageant ma tête sous les filets, j’aperçus Serge Mikaïlovitch au travers des rameaux tortus d’un vieux cerisier. Il pensait bien certainement que j’étais partie et que personne ne pouvait le voir.

La tête découverte et les yeux fermés, il était assis sur les débris d’un vieil arbre et roulait négligemment entre ses doigts un fragment de gomme de cerisier. Tout à coup il rouvrit les yeux et murmura quelque chose en souriant. Cette parole et ce sourire ressemblaient si peu à ce que je connaissais de lui, que j’eus honte de l’avoir épié. Il m’avait, en effet, semblé que cette parole était : Katia ! Cela ne pouvait être, pensai-je. « Chère Katia ! » répéta-t-il plus bas encore et plus tendrement. Mais, cette fois, j’entendis ces deux mots bien distinctement. Le cœur me battit si fort, je me sentis pénétrée d’une émotion si joyeuse, j’en fus même à tel point saisie, que je dus avec mes mains m’accrocher à la muraille pour ne pas tomber et aussi me trahir. Il entendit mon mouvement et regarda avec quelque effroi derrière lui ; puis, baissant tout à coup les yeux, il rougit et devint pourpre comme un enfant. Il voulut me dire quelque chose, mais il ne le put pas, et son visage en devint de plus en plus écarlate. Cependant il sourit en me regardant. Je lui souris aussi. Toute sa physionomie respirait le bonheur ; ce n’était plus alors, non, ce n’était plus un vieil oncle, me prodiguant caresses et enseignements ; j’avais devant mes yeux un homme à mon propre niveau, m’aimant et me craignant ; un homme que moi-même je craignais et que j’aimais. Nous ne nous disions rien, nous bornant à nous regarder l’un l’autre. Mais soudain il fronça le sourcil ; sourire et flammes dans les yeux s’effacèrent ensemble, et il reprit avec moi son attitude froide et paternelle, comme si nous eussions fait quelque chose de mal, qu’il fût rentré en lui-même et qu’il m’eût conseillé d’en faire autant.

— Descendez de là, vous vous ferez mal, dit-il. Et arrangez vos cheveux ; voyez un peu à quoi vous ressemblez !

Pourquoi dissimule-t-il ainsi ? Pourquoi veut-il me faire de la peine ? pensai-je avec dépit. Et dans ce moment il me vint un désir irrésistible de le troubler encore et d’essayer ma puissance sur lui.

— Non, je veux faire une cueillette moi-même, dis-je ; et m’accrochant des mains à une branche voisine, je sautai sur la muraille. Il n’eut pas le temps de me soutenir, que déjà je m’étais élancée par terre au milieu de la cerisaie.

— Quelle folie faites-vous là ? s’écria-t-il, en rougissant de nouveau et en s’efforçant de cacher son trouble sous une apparence de dépit. Vous pouviez vous faire mal. Et comment sortirez-vous d’ici ?

Il était troublé bien plus encore qu’auparavant, mais à présent ce trouble ne me réjouissait plus et m’effrayait au contraire. J’en étais atteinte à mon tour ; je rougis, je m’écartai de lui, ne sachant plus que lui dire, et je me mis à cueillir des fruits que je ne savais où mettre. Je me faisais des reproches, je me repentais, j’avais peur, et il me semblait m’être, par cette démarche, à jamais perdue devant ses yeux. Nous restions ainsi tous les deux sans parler, et à tous deux ce silence pesait. Sonia, accourant avec la clef, nous tira de cette situation embarrassante. Nous persistions pourtant encore à ne point nous parler et nous nous adressions de préférence l’un et l’autre à Sonia. Quand nous fûmes retournés auprès de Macha, qui nous jura qu’elle n’avait pas dormi et qu’elle avait tout entendu, je me calmai, et, lui, il essaya de nouveau de reprendre son ton de protection paternelle. Mais cet essai ne lui réussit pas et ne me donna pas le change à moi-même ; j’avais encore vivant dans mon souvenir un certain entretien qui avait eu lieu entre nous deux jours auparavant.

Macha avait énoncé cette opinion qu’un homme aime plus facilement qu’une femme, et sait facilement aussi exprimer son amour. Elle s’était ainsi résumée :

— Un homme peut dire qu’il aime, et une femme ne le peut pas.

— Et moi il me semble qu’un homme ne doit ni ne peut dire qu’il aime, avait-il répliqué.

Je lui avais demandé pourquoi.

— Parce que ce sera toujours un mensonge. Qu’est-ce que c’est que cette découverte qu’un homme aime ? Comme s’il n’avait qu’à prononcer ce mot, et qu’il dût en sortir je ne sais quoi d’extraordinaire, un phénomène quelconque, faisant explosion d’un seul coup ! Il me semble que ces gens qui vous disent solennellement : « Je vous aime, » ou se trompent eux-mêmes, ou, ce qui est pis encore, trompent les autres.

— Ainsi, d’après vous, une femme saura qu’on l’aime, quand on ne le lui dira pas ? demanda Macha.

— Cela, je ne le sais pas ; chaque homme a sa manière de parler. Mais il y a tel sentiment qui sait se faire comprendre. Quand je lis des romans, je cherche toujours à me représenter la mine embarrassée du lieutenant Crelski ou d’Alfred, quand ils disent : « Éléonore, je t’aime ! » et qu’ils pensent que, tout à coup, il va se produire quelque chose d’extraordinaire, tandis qu’il ne se produit rien du tout, ni en elle, ni en lui : visage, regard, et le reste, demeurent toujours les mêmes.

Sous cette plaisanterie j’avais alors cru discerner un sens sérieux et qui pouvait se rapporter à moi, mais Macha ne permettait pas volontiers qu’on s’appesantît sur les héros de roman.

— Toujours des paradoxes ! s’était-elle écriée. — Allons, soyez franc, n’avez-vous jamais dit vous-même à une femme que vous l’aimiez ?

— Jamais je ne l’ai dit, jamais je n’ai fléchi un genou, avait-il répondu en riant, et jamais je ne le ferai.

— Oui, il n’a que faire de me dire qu’il m’aime, pensais-je, à présent que je me rappelais si vivement cet entretien. Il m’aime, et je le sais. Et tous ses efforts pour paraître indifférent ne sauraient m’en ôter la conviction.

Pendant toute cette soirée, il me parla très-peu ; mais dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses mouvements et de ses regards je sentais l’amour et je n’en conservais aucun doute. La seule chose qui me donnât du dépit et du chagrin était de voir qu’il jugeât nécessaire encore de le cacher et de feindre la froideur, quand déjà tout était si clair et quand nous aurions pu si facilement et si simplement être heureux, au delà même du possible. Mais, d’un autre côté, je me tourmentais comme d’un crime d’avoir sauté dans la cerisaie pour le rejoindre, et il me semblait toujours qu’il avait dû cesser de m’estimer et concevoir du ressentiment contre moi.

Après le thé, j’allai au piano et il me suivit.

— Jouez quelque chose, Katia ; il y a longtemps que je ne vous ai entendue, me dit-il en me joignant dans le salon.

— Je voulais… Serge Mikaïlovitch ! Et soudain je le regardai droit dans les yeux. Vous n’êtes pas fâché contre moi ?

— Et pourquoi ?

— Pour ne pas vous avoir obéi cette après-dînée ? dis-je en rougissant.

Il me comprit, secoua la tête et se mit à sourire. Et ce sourire disait qu’il m’aurait bien un peu grondée, en effet, mais qu’il ne se sentait plus la force de le faire.

— C’est fini, n’est-ce pas ? Et nous voilà de nouveau bons amis ? dis-je en m’asseyant au piano.

— Je le crois bien !

Dans cette grande salle, très-élevée de plafond, il n’y avait que deux bougies sur le piano, et le reste de la pièce demeurait plongé dans une demi-obscurité. Par les fenêtres ouvertes on découvrait les lumineux aspects d’une nuit d’été. Partout régnait le calme le plus parfait, que troublaient seuls par intervalles le craquement des pas de Macha dans le salon qui n’était point éclairé, ainsi que le cheval de Serge Mikaîlovitch qui, attaché sous une des croisées, s’ébrouait et écrasait les bordures sous ses sabots. Il s’assit derrière moi, de telle sorte que je ne pouvais le voir ; mais au sein des ténèbres incomplètes de cette chambre, dans les sons qui la remplissaient, au fond de moi-même, je ressentais sa présence. Chacun de ses regards, de ses mouvements, que je ne pouvais cependant distinguer, pénétrait et retentissait dans mon cœur. Je jouai la sonate-fantaisie de Mozart, qu’il m’avait apportée et que j’avais apprise devant lui et pour lui. Je ne pensais pas du tout à ce que je jouais, mais il paraît que je jouais bien, et il me semblait que cela lui plaisait. Je partageais la jouissance qu’il éprouvait lui-même et, sans le voir, je comprenais que de sa place ses regards étaient fixés sur moi. Par un mouvement tout à fait involontaire, tandis que mes doigts continuaient à parcourir les touches sans conscience de ce qu’ils faisaient, je le regardais moi-même ; sa tête se détachait sur le fond lumineux de la nuit. Il était assis, le front appuyé sur sa main, et me contemplait attentivement de ses yeux étincelants. Je souris en surprenant ce regard et je cessai de jouer. Il sourit aussi, pencha la tête sur les notes d’un air de reproche, comme pour me demander de continuer. Quand j’eus fini, la lune, tout au sommet de sa course, jetait de vives lueurs, et à côté de la faible flamme des bougies, versait dans la pièce, par les fenêtres, des flots d’une autre clarté tout argentine qui inondait le parquet de ses reflets. Macha dit que ce que je faisais ne ressemblait à rien, que je m’étais arrêtée au plus bel endroit, et que, d’ailleurs, j’avais mal joué ; il protesta au contraire que jamais je n’avais mieux réussi que ce jour-là, puis il se mit à arpenter, de la salle au salon, qui était obscur, et de nouveau du salon à la salle, et chaque fois il me regardait en souriant. Je souriais aussi, et même sans cause aucune ; j’avais envie de rire, tant j’étais heureuse de ce qui s’était passé ce jour-là et à l’instant même. Pendant que la porte me le dérobait un moment, je sautai au cou de Macha et je commençai de l’embrasser à ma place favorite, sur son cou potelé et au-dessous du menton ; puis, dès qu’il reparut, je repris un visage sérieux et je retins un rire à grand’peine.

Qu’est-ce qui lui arrive aujourd’hui ? lui demanda Macha.

Mais il ne répondit pas et se contenta de badiner sur mon compte. Il savait bien ce qui m’arrivait.

— Voyez un peu, quelle nuit ! dit-il, du salon où il se tenait debout, devant la porte du balcon sur le jardin.

Nous allâmes le rejoindre, et, effectivement, c’était une nuit telle que je n’en ai jamais ensuite vu une semblable. La pleine lune rayonnait derrière nous, au-dessus de la maison, d’un éclat que depuis je ne lui ai plus retrouvé ; la moitié des ombres projetées par les toits, les piliers et la tente de la terrasse allait s’étaler en biais et en raccourci sur le sentier sablonneux et sur le grand ovale de gazon. Tout le surplus resplendissait de lumière et était couvert d’une rosée qu’argentaient les clartés de la lune. Un large chemin, tout bordé de fleurs que coupait en travers, sur un de ses bords, l’ombre des dahlias et de leurs tuteurs, vraie voie lumineuse et fraîche ou scintillaient des cailloux anguleux, s’allongeait dans l’espace et dans la brume. On voyait briller derrière les arbres les toits de l’orangerie, et du fond du ravin s’élevait un brouillard qui s’épaississait à tout instant. Les touffes de lilas, déjà un peu dégarnies, étaient éclairées jusqu’au pied de leurs tiges. Rafraichies par la rosée, les fleurs pouvaient maintenant se distinguer les unes des autres. Dans les allées, l’ombre et la lumière se confondaient de telle sorte qu’on n’eût plus dit des arbres et des sentiers, mais des édifices transparents et agités de molles vibrations. Sur la droite, dans l’ombre de la maison, tout était noir, indistinct, presque effrayant. Mais au delà ressortait, plus resplendissante encore sur cette zone obscure, la tête fantastique d’un peuplier qui, par je ne sais quel effet étrange, s’arrêtait tout auprès et au-dessus de la maison dans une auréole de claire lumière, au lieu de finir dans les lointaines profondeurs de ce ciel d’un bleu sombre.

— Allons promener, dis-je.

Macha y consentit, mais ajouta que je devais mettre des galoches.

— Ce n’est pas nécessaire, dis-je ; Serge Mikaïlovitch me donnera le bras.

Comme si cela avait dû m’empêcher de me tremper les pieds ! Mais, dans ce moment-là, pour chacun de nous trois, pareille folie était admissible et n’avait rien d’étonnant. Il ne m’avait jamais donné le bras et à présent je le pris de moi-même, et il n’en parut pas surpris. Nous descendîmes tous les trois sur la terrasse. Tout cet univers, ce ciel, ce jardin, cet air que nous respirions, ne me semblaient plus ceux que j’avais toujours connus.

Quand je regardai devant moi, dans l’allée où nous entrions, je me figurai qu’on ne pouvait aller plus loin, que là finissait le monde possible et que tout devait y demeurer pour jamais fixé dans sa beauté présente !

Cependant, à mesure que nous avancions, cette muraille enchantée, faite de beauté pure, s’écartait devant nous et nous livrait passage, et je me retrouvais alors au milieu d’objets familiers, jardin, arbres, sentiers, feuilles sèches. Et c’était bien dans ces sentiers que, nous nous promenions et que nous traversions les cercles lumineux alternés d’autres sphères de ténèbres, que les feuilles sèches bruissaient sous nos pieds et que de tendres branchages venaient me heurter le visage. C’était bien lui qui, marchant près de moi à pas lents et égaux, laissait reposer sur le sien mon bras avec réserve et circonspection. C’était bien la lune au haut des cieux qui nous éclairait à travers les branches immobiles.

Un moment je le regardai. Il n’y avait pas un seul tilleul qui s’élevât dans la partie de l’allée que nous traversions, et son visage m’apparaissait en pleine clarté. Il était si beau et avait l’air si heureux…

Il disait : « N’avez-vous pas peur ? » Et moi je l’entendais me dire : Je t’aime, chère enfant ! je t’aime ! je t’aime ! Son regard le répétait, et son bras aussi ; et la lumière et l’ombre, et l’air et toutes choses le répétaient encore.

Nous parcourûmes ainsi tout le jardin. Macha marchait auprès de nous, trottinant à petits pas et soufflant péniblement, tant elle était fatiguée. Elle dit qu’il était temps de revenir, et elle me faisait peine, grand’peine, la pauvre créature. « Pourquoi ne sent-elle pas de même que nous ? pensai-je. Pourquoi tout le monde n’est-il pas toujours jeune, heureux ; comme cette nuit respire la jeunesse et le bonheur, et nous avec elle ? »

Nous revînmes à la maison, mais il ne nous quitta pas de longtemps encore. Macha oubliait de nous rappeler qu’il était tard ; nous causions de toutes sortes de choses, assez futiles d’ailleurs, restant assis près les uns des autres, sans nous douter nous-mêmes le moins du monde qu’il fût trois heures du matin. Les coqs avaient chanté leur troisième chant quand il partit. Il prit congé de nous tout comme à l’ordinaire et sans rien dire de particulier. Mais je savais à n’en pas douter qu’à dater de ce jour il était à moi et que je ne pouvais plus le perdre. Dès que j’eus ainsi bien reconnu que je l’aimais, je racontai le tout à Macha. Elle en fut joyeuse et touchée, mais la pauvre femme ne put s’endormir cette nuit-là, et, pour moi, je restai longtemps, longtemps encore, à me promener sur la terrasse, à parcourir le jardin, cherchant à me rappeler chaque parole, chaque fait, repassant dans les allées ou nous avions passé ensemble. Je ne me couchai pas de toute la nuit, et pour la première fois de ma vie, je vis lever le soleil et je sus ce qu’était le grand matin. Je ne revis plus jamais ni une semblable nuit ni une matinée pareille. Seulement je me demandais pourquoi il ne me disait pas tout simplement qu’il m’aimait. Pourquoi, pensai-je, invente-t-il telle ou telle difficulté, pourquoi se traite-t-il de vieux, quand tout est si simple et si beau ? Pourquoi perdre ainsi un temps précieux, qui peut-être ne reviendra jamais ? Qu’il dise donc qu’il aime, qu’il le dise en propres termes, qu’il prenne ma main dans la sienne, qu’il incline la tête et qu’il dise : j’aime. Que tout rougissant il baisse les yeux devant moi, et alors je lui dirai tout. Ou plutôt je ne lui dirai rien, je l’étreindrai dans mes bras et je me mettrai à pleurer. Mais si je me trompais et s’il ne m’aimait pas ? Cette pensée me traversa tout à coup l’esprit.

Je m’effrayai de mon propre sentiment. Dieu sait où il aurait pu me conduire, et déjà le souvenir de sa confusion et de la mienne dans la cerisaie, quand je m’y étais jetée près de lui, me pesait, me serrait le cœur. Des larmes mouillèrent mes yeux et je priai. Il me vint alors une pensée assez étrange qui me donna un grand apaisement et fit renaître en moi l’espérance. Je résolus de commencer mes dévotions et de choisir le jour de ma naissance pour devenir sa fiancée.

Comment et pourquoi ? Comment cela pouvait-il arriver ? Je n’en savais rien, mais dans ce moment même je crus qu’il en serait ainsi. Cependant le jour était tout à fait grandi et tout le monde se levait quand je rentrai dans ma chambre.