Traduction par Auguste-Henri Blanc de La Nautte.
Didier (p. 5-26).
II  ►

I


Nous étions en deuil de notre mère ; elle était morte l’automne précédent et nous passames tout l’hiver à la campagne, seules, Macha, Sonia[1] et moi.

Macha était une ancienne amie de la maison ; elle avait été notre gouvernante, nous avait toutes élevées, et mes souvenirs, comme mon affection pour elle, remontaient aussi loin que je me souvenais de moi-même.

Sonia était ma sœur cadette.

L’hiver s’écoula pour nous, sombre et triste, dans notre vieille maison de Pokrovski. Le temps fut froid, venteux, à tel point que la neige s’était amoncelée plus haut que les fenêtres ; celles-ci étaient presque continuellement couvertes de glace et ternes, et d’un autre côté nous ne pûmes, à peu près pendant toute la saison, sortir ni nous promener nulle part.

Il était rare qu’on vint nous voir, et ceux mêmes qui nous visitaient n’apportaient ni joie ni gaieté dans notre maison. Tous avaient un visage chagrin, parlaient bas, comme s’ils eussent craint de réveiller quelqu’un, se gardaient de rire, soupiraient et souvent pleuraient en me regardant, et surtout à la vue de ma pauvre Sonia, vêtue de sa petite robe noire. Tout dans la maison sentait encore la mort en quelque manière ; l’affliction, l’horreur du trépas régnaient dans l’air. La chambre de maman restait fermée, et j’éprouvais tout ensemble un cruel malaise et un invincible attrait à jeter furtivement un coup d’œil sur cette chambre froide et déserte, quand je passais auprès d’elle pour m’aller coucher.

J’avais à cette époque dix-sept ans, et l’année même de sa mort maman avait eu l’intention d’aller habiter la ville pour m’y produire. La perte de ma mère avait été pour moi une grande douleur, mais je dois avouer qu’à côté de cette peine, jeune et belle comme tous me le faisaient entendre, je ressentais une certaine peine de me voir condamnée à végéter un second hiver à la campagne dans une aride solitude. Avant même la fin de cet hiver, le sentiment du chagrin, de l’isolement, et pour le dire simplement, celui de l’ennui, grandirent chez moi à un point tel que je ne sortais plus de ma chambre, n’ouvrant pas mon piano et ne prenant même point un livre en main. Quand Macha m’invitait à m’occuper de choses ou d’autres, je lui répondais : je ne veux pas, je ne puis pas ; et dans le fond de mon âme une voix me demandait : À quoi bon ? Pourquoi aurais-je fait n’importe quoi, alors que le meilleur de ma vie se consumait ainsi en pure perte ? Pourquoi ? Et à ce « pourquoi » il n’y avait chez moi d’autre réponse que des larmes.

On me disait que je maigrissais et que j’enlaidissais pendant tout ce temps ; mais je ne m’en préoccupais d’aucune façon. Pourquoi et pour qui y aurais-je pris intérêt ? Il me semblait que ma vie tout entière devait s’écouler dans ce désert, au sein de cette angoisse sans appel d’où, livrée à mes seules et propres ressources, je ne me sentais ni la force, ni même le désir de m’arracher.

Macha, vers la fin de l’hiver, se mit à concevoir des inquiétudes sur mon compte et prit la résolution, quelque chose qui pût arriver, de me conduire à l’étranger. Mais pour cela il fallait de l’argent, et c’est à peine si nous savions ce qui nous revenait de l’héritage de notre mère ; chaque jour nous attendions notre tuteur, qui devait venir examiner l’état de nos affaires.

Dans le courant de mars, il finit par arriver.

— Grâce à Dieu, me dit Macha, un jour que j’errais comme une ombre dans tous les coins, désœuvrée, sans une pensée en tête, sans un désir au cœur : voilà Serge Mikaïlovitch qui s’annonce pour le dîner. Il faut te secouer, ma petite Katia[2], ajouta-t-elle ; que penserait-il de toi ? Il vous aime tant toutes deux !

Serge Mikaïlovîtch était notre proche voisin et avait été l’ami de notre défunt père, quoiqu’il fût beaucoup plus jeune. Outre le changement favorable que son arrivée venait apporter à nos plans de vie en nous donnant la possibilité de quitter la campagne, j’étais trop habituée depuis l’enfance à l’aimer et à le respecter, pour que Macha, en me conseillant de me secouer, n’eût pas deviné qu’il devait s’opérer encore un autre changement et que, de toutes mes connaissances, c’était celle-là devant qui il m’eût été le plus douloureux de paraître sous un jour défavorable. Non-seulement j’avais un vieil attachement pour Serge Mikaïlovitch, comme chacun dans la maison, depuis Macha et Sonia, qui était sa filleule, jusqu’au dernier cocher, mais cet attachement tirait un caractère tout particulier d’une parole que maman avait prononcée devant moi. Elle avait dit un jour que c’était un tel mari qu’elle m’eût souhaité. À ce moment-là, une pareille idée m’avait semblé fort extraordinaire et même assez désagréable ; le héros que je me figurais était tout à fait autre. Mon héros, à moi, devait être mince, maigre, pâle et mélancolique. Serge Mikaïlovitch, au contraire, n’était déjà plus jeune ; il était de grande taille, vigoureux, et, autant que j’en pouvais juger, d’humeur très-aimable ; mais néanmoins cette parole de maman avait pénétré assez avant dans mon imagination ; il y avait six ans de cela, alors que j’étais dans ma onzième année, qu’il me disait tu, qu’il jouait avec moi, qu’il me surnommait une petite violette, et depuis lors je ne m’étais jamais demandé sans un certain effroi ce que je ferais si, tout à coup, il lui prenait fantaisie de vouloir m’épouser.

Un peu avant le dîner, que Macha avait fait augmenter d’un plat d’épinards et d’un entremets sucré, Serge Mikaïlovitch arriva. Je regardai par la fenêtre au moment où il approchait de la maison dans un petit traîneau, et dès qu’il en eut atteint le coin, je me hâtai de me rendre au salon, ne voulant point laisser voir que je l’eusse le moins du monde attendu. Mais, en entendant du mouvement dans l’antichambre, et bientôt sa voix éclatante et les pas de Macha, la patience m’échappa et j’allai moi-même à sa rencontre. Il tenait la main de Macha et parlait sur un ton élevé et en souriant. Dès qu’il m’aperçut, il s’arrêta et me regarda pendant quelques instants sans me saluer ; j’en fus tout embarrassée et me sentis rougir.

— Ah ! est-il possible que ce soit vous, Katia ? dit-il de son ton simple et décidé, en dégageant sa main et en s’approchant de moi.

— Peut-on changer ainsi ! Comme vous avez grandi ! Hier une violette ! Aujourd’hui la rose épanouie !

De sa large main il saisit la mienne et la serra si fort, si franchement, qu’il m’en fit presque mal. J’avais pensé qu’il me la baiserait et je m’étais inclinée devant lui, mais lui, me la prenant une seconde fois, me regarda droit dans les yeux de son joyeux et ferme regard.

Il y avait six ans que je ne l’avais vu. Il avait beaucoup changé, vieilli, bruni, et il avait laissé pousser ses favoris, ce qui ne lui seyait pas beaucoup ; mais il avait toujours ces mêmes manières simples, ce même visage ouvert, honnête, aux traits prononcés, ces yeux étincelants d’esprit, et ce sourire plein de grâce que l’on aurait dit d’un enfant.

Au bout de cinq minutes, il avait déjà quitté l’attitude d’un simple visiteur et pris les allures d’un hôte intime vis-à-vis de nous toutes, et même vis-à-vis des gens qui, par leur serviabilité empressée à son égard, témoignaient hautement de la joie que son arrivée leur faisait éprouver.

Il n’agit point du tout en voisin qui vient dans une maison après la mort d’une mère, en croyant nécessaire d’y apporter un visage compassé ; il se montra au contraire gai, causant, et ne dit pas un seul mot de maman, si bien que je commençais à trouver cette indifférence étrange et même assez inconvenante de la part d’un homme qui nous tenait de si près. Mais bientôt je compris que ce n’était point chez lui indifférence et qu’il y avait là dans sa pensée une intention dont je devais lui être reconnaissante.

Le soir, Macha nous servit le thé dans le salon à la place habituelle où nous le prenions du temps de maman ; Sonia et moi, nous nous assîmes près d’elle ; le vieux Grégoire lui apporta une ancienne pipe de papa qu’il avait retrouvée, et lui, également comme dans le vieux temps, il commença à arpenter la chambre de long en large.

— Que de terribles changements dans cette maison, quand on y pense ! dit-il tout à coup en s’arrêtant.

— Oui, répondit Macha avec un soupir ; et, replaçant le couvercle du samovar, elle regarda Serge Mikaïlovitch, déjà toute prête à fondre en larmes.

— Vous vous rappelez sans doute votre père ? me demanda-t-il.

— Un peu.

— Qu’il eût été aujourd’hui bon pour vous de le posséder encore ! prononça-t-il lentement et en dirigeant d’un air pensif un vague regard par-dessus ma tête.

Et il ajouta plus lentement encore :

— J’ai beaucoup aimé votre père…

Je crus remarquer au même moment que ses yeux brillaient d’un vif éclat.

— Et voilà que Dieu a pris aussi notre mère ! s’écria Macha.

Puis, jetant aussitôt la serviette sur la théière, elle tira son mouchoir et se mit à pleurer.

— Oui, il y a eu de terribles changements dans cette maison !

Et sur ce mot il se détourna.

Et puis un instant après :

— Katia Alexandrovna ! dit-il en élevant la voix, jouez-moi quelque chose.

Cela me fit plaisir qu’il m’eût adressé cette demande en termes si simplement et si amicalement impératifs ; je me levai et je me rendis près de lui.

— Tenez, jouez-moi cela, dit-il en ouvrant un cahier de Beethoven à l’adagio de la sonate quasi una fantasia. Voyons un peu comment vous jouez, reprit-il, et il alla boire sa tasse dans un coin de la salle.

Je ne sais pourquoi, mais je sentis qu’il m’eût été impossible avec lui de refuser ou de faire des façons sous prétexte que je jouais mal ; je m’assis au contraire avec soumission devant le clavier, et je commençai à jouer comme je pus, bien que j’eusse quelque peur de son appréciation, sachant combien il était connaisseur et quel goût il avait pour la musique. Dans le ton de cet adagio régnait un sentiment qui me reportait, par une sorte de réminiscence, vers nos entretiens d’avant le thé, et sous cette impression je le jouai passablement, paraît-il. Mais il ne voulut pas me laisser jouer le scherzo.

— Non, vous ne le joueriez pas bien, dit-il en se rapprochant de moi ; restez-en sur ce premier morceau, qui n’a pas été mal. Je vois que vous comprenez la musique.

Cet éloge, assurément modéré, me réjouit si fort que je me sentis rougir. C’était une chose si nouvelle et si agréable pour moi que l’ami, l’égal de mon père, me parlât seul à seule, sérieusement, et non plus comme à une enfant, ainsi qu’il faisait jadis.

Il m’entretint de mon père, me raconta combien ils s’étaient convenu l’un à l’autre, combien ils avaient agréablement vécu ensemble, alors que je ne m’occupais encore que de jouets et de livres d’étude ; et dans ces récits mon père, pour la première fois, m’apparut l’homme simple et bon que je n’avais pas connu jusque-là. Il me questionna aussi sur ce que j’aimais, ce que je lisais, ce que je comptais faire, et il me donnait des conseils. Je n’avais plus près de moi l’homme plaisant qui aimait le badinage ou la taquinerie, mais bien un homme sérieux, franc, amical, pour qui je ressentais en même temps un respect involontaire et de la sympathie. Cette impression m’était douce, agréable, et tout ensemble j’éprouvais en moi une certaine et inconsciente tension en lui parlant. Chaque mot que je prononçais me laissait craintive ; j’aurais tant voulu mériter moi-même son affection, qui jusqu’à présent ne m’était acquise qu’en qualité de fille de mon père !

Après avoir couché Sonia, Macha nous rejoignit et fit à Serge Mikailovitch des doléances au sujet de mon apathie, d’où il résultait que je n’avais jamais rien à dire.

— Alors elle ne m’a pas raconté le plus important, répondit-il en souriant et en branlant la tête de mon côté d’un air de reproche.

— Qu’aurais-je eu à raconter ? répliquai-je : que je m’ennuyais beaucoup, mais cela passera. (Et effectivement il me semblait maintenant, non-seulement que mon ennui passerait, mais que c’était déjà chose faite et qu’il ne reviendrait plus.)

— Ce n’est pas bien de ne savoir pas supporter la solitude : est-il possible que vous soyez vraiment une demoiselle ?

— Mais je crois bien que oui, répondis-je en riant !

— Non, non, ou du moins une vilaine demoiselle qui ne vit que pour être admirée, et qui, dès qu’elle se trouve isolée, se relache et ne sait plus rien trouver bien ; tout pour la montre, rien pour elle-même.

— Vous avez là une belle idée de moi, dis-je, pour dire quelque chose.

— Non, reprit-il après un moment de silence : ce n’est pas en vain que vous ressemblez à votre père ; il y a quelque chose en vous !

Et son bon et attentif regard vint de nouveau exercer son charme sur moi et me remplir d’un trouble singulier.

Je remarquai à ce moment seulement qu’à travers ce visage qui paraissait gai au premier coup d’œil, sous ce regard qui n’appartenait qu’à lui et où on aurait cru d’abord ne lire que la sérénité, se peignait ensuite, et toujours de plus en plus vivement, un fond de grande réflexion et d’un peu de tristesse.

— Vous ne devez ni ne pouvez vous ennuyer, dit-il encore, vous avez la musique que vous savez comprendre, les livres, l’étude, vous avez devant vous une vie tout entière à laquelle voici seulement pour vous le moment de vous préparer, afin de n’avoir pas ensuite à vous en plaindre. Dans un an il sera déjà trop tard.

Il me parlait ainsi comme un père ou un oncle, et je comprenais qu’il faisait un effort continu pour demeurer toujours à mon niveau. Cela m’offensait bien un peu qu’il me crût si fort au-dessous de lui, et d’un autre côté il m’était agréable que, pour moi, il crût devoir faire cet effort.

Le reste de la soirée fut consacré à une conversation d’affaires entre lui et Macha.

— Et maintenant, bonsoir, ma chère Katia, me dit-il en se levant et s’approchant de moi, et en me prenant la main.

— Quand nous reverrons-nous ? demanda Macha.

— Au printemps, répondit-il en continuant à me tenir la main ; pour le moment je vais à Danilovka (notre autre bien) ; je verrai un peu ce qui s’y passe, j’arrangerai ce que je pourrai, puis je passerai par Moscou pour mes affaires, et cet été nous pourrons nous voir.

— Pourquoi partir pour si longtemps ? dis-je très-tristement ; et en effet, j’espérais déjà le voir chaque jour, et j’éprouvais tout à coup un affreux crève-cœur à me retrouver aux prises avec mon ennui. Probablement que cela se laissa deviner dans mes yeux et dans le son de ma voix.

— Allons, occupez-vous davantage, chassez le spleen, me dit-il d’un ton qui me parut trop placide et trop froid. Au printemps, je vous examinerai, ajouta-t-il en lachant ma main et sans me regarder.

Dans l’antichambre, où nous nous rendîmes en le reconduisant, il se hâta de passer sa pelisse, et de nouveau son regard sembla m’éviter.

— Il prend là une peine bien inutile ! me dis-je, serait-il possible qu’il pensât me faire déjà tant de plaisir en me regardant ? C’est un homme excellent, tout à fait bon… Mais voilà tout.

Cependant nous restâmes longtemps ce soir-là, Macha et moi, sans nous endormir, parlant toujours, non pas de lui, mais de l’emploi de l’été suivant, du lieu où nous passerions l’hiver et de la façon de le passer. Grosse question ; et pourquoi ? Pour moi, il me semblait aussi simple qu’évident que la vie devait consister à être heureuse, et dans l’avenir il ne m’était pas possible de me figurer autre chose que le bonheur, comme si tout à coup notre vieille et sombre demeure de Pokrovski venait de se remplir de vie et de lumière…



  1. Macha, Sonia, dénominations familières pour Marie, Sophie.
  2. Katia veut dire Catherine.