Kant - Fragments (trad. Tissot 1865)/Sur une découverte - 1790


Traduction par Joseph Tissot.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 209-310).




SUR


UNE DÉCOUVERTE


D’APRÈS LAQUELLE


TOUTE NOUVELLE


CRITIQUE DE LA RAISON PURE


DOIT ÊTRE RENDUE INUTILE


PAR UNE PLUS ANCIENNE





1790










M. Eberhard a découvert, comme l’annonce son Magasin philosophique (t. I, p. 289), que « la philosophie de Leibniz contient aussi bien une critique de la raison, que la nouvelle, tout en introduisant un dogmatisme fondé sur une analyse exacte de la faculté de connaître ; d’où il suit qu’elle renferme tout ce que la dernière contient de vrai, et même davantage, par l’extension fondée du domaine de l’entendement. » Comment donc est-il arrivé que depuis très longtemps déjà on n’ait rien vu de semblable dans la philosophie du grand homme, et dans la philosophie de Wolf, sa fille ? C’est ce que M. Eberhard ne dit pas. Mais combien d’interprètes malhabiles voient maintenant avec clarté dans les anciens des découvertes réputées nouvelles, depuis qu’on leur a montré ce qu’ils doivent voir !

Passe encore pour la fausse prétention à la nouveauté, si seulement la critique plus ancienne n’aboutissait pas juste au contraire de la nouvelle ; car alors l’argumentum ad verecundiam (comme l’appelle Locke), dont se sert aussi prudemment ( quelquefois encore en abusant des expressions, comme à la page 298) M. Eberhard, de peur que les siens propres ne soient insuffisants, serait un grand obstacle à l’admission des derniers. Mais il est périlleux d’entreprendre la réfutation des thèses de la raison pure avec des livres (qui ne pourraient être tirés d’autres sources que de celles dont nous sommes aussi rapproché que leurs auteurs). Il parle aussi quelquefois (comme à la p. 381 et 393, observ.) comme s’il ne voulait pas se porter garant de Leibniz. Le mieux est donc de mettre cet homme illustre hors de cause, et de prendre les propositions avancées par M. Eberhard comme siennes, et qu’il dirige contre la Critique, pour ses assertions propres ; autrement nous tomberions dans cette fausse position, de courir le danger d’atteindre un grand homme en parant, comme c’est notre droit, les coups qu’on nous porte au nom d’un tiers ; ce qui ne pourrait que nous attirer la défaveur de ceux qui l’honorent.

La première chose à laquelle nous devons faire attention dans ce débat, c’est, suivant l’exemple des juristes dans l’introduction d’une instance, la formule. M. Eberhard (p. 255) s’en explique de la manière suivante : « D’après l’économie de ce journal, il nous est bien permis de suspendre et de continuer nos journées suivant notre bon plaisir, d’aller en avant et en arrière, et de pouvoir prendre toutes les directions. » — On peut bien convenir qu’un Magasin renferme dans ses différentes divisions et arrangements des choses fort diverses (comme il arrive dans celui-ci, où une dissertation sur la vérité logique est immédiatement suivie d’un mémoire sur la baleine, qui est à son tour suivi d’un poëme) ; mais M. Eberhard prouvera difficilement par le caractère propre d’un Magasin (qui serait alors un réduit) qu’il est bon de faire entrer pêle-mêle dans une seule et même division des matières tout à fait disparates, surtout, comme c’est ici le cas, s’il s’agit de l’opposition de deux systèmes : en fait, il est loin lui-même de penser ainsi.

Cet assemblage soi-disant sans art de propositions, est en réalité très bien ordonné pour s’emparer du lecteur avant d’avoir établi un critérium de la vérité, avant par conséquent qu’il en ait aucun pour les pro­positions qui exigent un examen approfondi, et pour prouver ensuite la bonté du critérium qu’il choisira tardivement, non cependant tel qu’il devait être, en partant de sa propriété intrinsèque, mais à l’aide des propositions mêmes auxquelles il l’éprouve (et non qui en sont éprouvées). C’est un ὕστερον πρότερον, arti­ficiel manifestement destiné à esquiver de la belle manière (comme travail étendu et pénible) la recher­che des éléments de notre connaissance a priori et du principe de sa validité par rapport aux objets avant toute expérience, par conséquent la déduction de leur réalité objective, et à ruiner autant que possible d’un trait de plume la Critique, mais en même temps à faire place à un dogmatisme illimité de la raison pure. On sait en effet que la Critique de l’entendement pur commence par cette recherche, qui a pour but la solution de la question générale : Comment les propositions synthétiques a priori sont-elles possibles ? Et ce n’est qu’après une explication très pénible de toutes les conditions nécessaires à cet effet, qu’elle peut arriver à cette conclusion : que la réalité objective d’aucune notion ne peut être certaine qu’autant que cette notion peut être exposée en une intuition (toujours sensible pour nous) qui lui corresponde ; qu’il ne peut en conséquence y avoir en dehors de l’expérience possible absolument aucune connaissance, c’est-à-dire aucunes notions dont on soit assuré qu’elles ne sont pas vaines. — Le Magasin débute en réfutant cette proposition par la preuve du contraire, à savoir qu’il y a positivement une extension de la connaissance au delà des objets des sens, et finit par examiner la possibilité de cette extension par des propositions synthétiques a priori.

La pièce du premier volume du Magasin de M. Eberhard se compose donc de deux actes : dans le premier la réalité objective de nos concepts de l’insensible doit être exposée ; dans le second, le problème de la possibilité des propositions synthétiques a priori doit être résolu. Car pour ce qui est du principe de la raison suffisante qu’il expose déjà (p. 163-166), il est là pour servir de base dans ce système synthétique à la réalité de la notion ; mais il fait déjà partie, de l’aveu même de l’auteur (p. 316), des jugements synthétiques et analytiques qui doivent servir à décider avant tout quelque chose sur la possibilité des principes synthétiques. Tout le reste, quelle qu’en soit la place, consiste à renvoyer à des preuves futures, à faire appel à des preuves antérieures à des citations de Leibniz et à d’autres assertions, à attaquer des expressions, dont le sens est ordinairement faussé, etc. ; juste ce qu’il faut pour surprendre ses auditeurs, suivant le conseil donné par Quintilien à l’orateur, par rapport aux arguments (si non possunt valere quia magna sunt, valebunt quia multa sunt.Singula levia sunt et com­munia, universa tamen nocent, etiamsi non ut ful­mine, tamen ut grandine), qui ne méritent d’être men­tionnés que dans un supplément. Il est fâcheux d’avoir affaire à un auteur qui n’a pas d’ordre, et plus fâcheux encore s’il a un désordre artificiel pour faire passer furtivement des propositions superficielles ou fausses.


PREMIÈRE SECTION.

De la réalité objective des notions auxquelles aucune intuition sensible correspondante ne peut être donnée, suivant M. Eberhard.

M. Eberhard procède à cette tâche (p. 157-158) avec une solennité digne de l’importance du sujet : il parle de ses longs travaux, dégagés de toute préven­tion, en faveur d’une science (la métaphysique) qu’il regarde comme un royaume dont, s’il était nécessaire, une partie considérable pourrait être aban­donnée, sans néanmoins cesser d’être encore un pays important ; il parle des fleurs et des fruits que pro­mettent les champs incontestablement fertiles de l’on­tologie[1], et engage même, par rapport au champ de la cosmologie, dont la fertilité est contestée, à ne point se décourager ; car, dit-il, « nous pouvons toujours y avancer, nous pouvons toujours essayer de l’enrichir de nouvelles vérités, sans nous occuper de la valeur transcendantale de ces vérités (ce qui doit signifier ici de la réalité objective de leurs notions) ; » puis il ajoute : « C’est même de la sorte que les mathématiciens ont constitué la notation de toutes leurs sciences, sans dire un seul mot de la réalité de leur objet. » Il dit, — le lecteur doit bien faire attention, — il dit donc « C’est ce qui se laisse prouver par un exemple remarquable, par un exemple trop frappant et trop instructif pour que je ne doive pas le consigner ici. » Oui, très instructif ; car jamais exemple ne fut mieux choisi pour avertir de ne pas même s’en rapporter à des arguments tirés de sciences qu’on n’entend pas, pas même à la décision d’autres hommes célèbres, qui n’en ont parlé qu’en passant, parce qu’il faut présumer qu’on ne les entend pas non plus. Car M. Eberhard ne pouvait pas mieux se réfuter lui-même et son projet, que par le jugement attribué à Borelli sur les coniques d’Apollonius.

Apollonius construit d’abord la notion d’un cône, c’est-à-dire qu’il l’expose a priori en intuition (c’est donc la première opération par laquelle le géomètre montre avant tout la réalité objective de sa notion). Il le coupe suivant une règle déterminée, par exemple parallèlement à un côté du triangle qui coupe la base du cône (conus rectus) à angle droit par son sommet, et établit en intuition a priori les propriétés de la ligne courbe produite par cette section sur la surface de ce cône, et découvre ainsi une notion du rapport des ordonnées de cette surface au paramètre, notion (dans ce cas la parabole), par la donnée en intuition a priori. Par conséquent se trouve par là prouvée la réalité objective de cette notion, c’est-à-dire la possibilité qu’il puisse y avoir une chose avec propriétés indiquées, à la seule condition de pouvoir y soumettre l’intuition correspon­dante. — M. Eberhard voulait prouver que l’on peut très bien étendre sa connaissance et l’enrichir de nouvelles vérités, sans s’occuper de savoir auparavant si elle ne se rapporte pas à une notion qui est peut-être tout à fait vide et ne peut absolument pas avoir d’objet (assertion que contredit absolument le sens commun), et s’en rap­porte, à l’appui de son opinion, aux mathématiciens. — Mais le malheur a voulu qu’il ne connût pas même Apollonius, et qu’il n’ait pas compris Borelli, qui commente le procédé des anciens géomètres. Borelli parle de la construction mécanique des notions des sec­tions coniques (excepté du cercle) et dit : que les ma­thématiciens enseignent les propriétés des dernières sans parler des premières ; observation vraie sans doute mais très peu importante ; car l’instruction pour dé­crire une parabole suivant la prescription de la théo­rie, ne s’adresse qu’à l’artiste, et non au géomètre[2]. M. Eberhard aurait pu s'en instruire par le passage qu'il tire lui-même de la remarque de Borelli, et qu'il souligne : Subjectum enim definitum assumi potest, ut affectiones variæ de eo demonstrentur, licet præmissa non sit ars, subjectum ipsum efformandum delineandi. Mais il serait souverainement absurde de prétendre qu'il veuille dire par là, que le géomètre n'attendait que de cette construction mécanique la preuve de la possibilité d'une telle ligne, par conséquent la réalité objective de sa notion. On pourait plutôt adresser aux modernes un reproche de cette nature, à savoir, de n'avoir pas dérivé les propriétés d'une ligne courbe de sa définition, sans s'être assuré de la possibilité de son objet (car ils en ont parfaitement conscience, ainsi que de la pure construction simplement schématique, et, s'il le faut, exécutent aussi en conséquence la construction mécanique), mais de concevoir arbitrairement une telle ligne (par exemple la parabole, par la formule ax = y2), et de ne pas la présenter d’abord, à l’exemple des anciens géomètres, comme donnée dans la section du cône ; ce qui serait plus conforme à l’é­légance de la géométrie, qui a fait plusieurs fois con­seiller de ne pas négliger aussi complètement, pour la méthode analytique si puissante d’invention, la mé­thode synthétique des anciens.

D’après l’exemple, non pas des mathématiciens, mais de cet homme ingénieux qui pouvait tracer des lignes sur le sable, M. Eberhard se met donc à l’œuvre de la manière suivante.

Déjà dans la première partie de son Magasin il avait distingué les principes de la forme de la connaissance qui doivent être le principe de contradiction et de la raison suffisante, des principes de la matière de la con­naissance (suivant lui la représentation et l’étendue), dont il place le principe dans le simple qui les compose ; maintenant que personne ne lui conteste la valeur transcendantale du principe de contradiction, il essaie de prouver d’abord celle du principe de la raison suffisante, et par là la réalité objective de cette dernière notion, ensuite la réalité de la notion d’un être simple, sans qu’il soit nécessaire, comme le de­mande la Critique, de la justifier par une intuition correspondante. Car il n’est pas besoin de se demander avant tout si ce qui est vrai est possible, et la logique a de commun avec la métaphysique le principe : Ab esse ad posse valet consequentia, ou plutôt elle le lui prête. — Nous suivrons cette division dans l’examen qui va suivre.

A.

Preuve de la réalité objective de la notion de la raison suffisante, suivant M. Eberhard.

Remarquons bien, avant d’aller plus loin, que M. Eberhard entend mettre le principe de la raison suffisante au nombre des principes purement formels de la connaissance, et qu’ensuite cependant (p. 160) il se demande comme une question qui sera occasionnée par la Critique : « S’il a aussi une valeur transcendantale » (s’il y a en général un principe transcendantal). M. Eberhard ou ne doit avoir aucune notion de la différence d’un principe logique (formel) et d’un principe transcendantal (matériel) de la connaissance, ou, ce qui est plus vraisemblable, c’est une de ses habiles manœuvres pour mettre à la place de ce qui est la question quelque autre chose qui ne fait question pour personne.

Toute proposition doit avoir une raison, est le principe logique (formel) de la connaissance, qui n’est pas associé, mais subordonné au principe de contradiction[3]. Toute chose doit avoir sa raison, est le principe transcendantal (matériel) que personne n’a jamais prouvé et ne prouvera jamais par le principe de contradiction (et en général par simples notions, sans rapport à une intuition sensible). On a même dit assez clairement et répété à l’infini dans la Critique qu’un principe transcendantal doit déterminer quelque chose a priori sur les objets et sur leur possibilité, et qu’en conséquence, différant en cela des principes logiques (qui font entièrement abstraction de tout ce qui regarde la possibilité de l’objet), il ne concerne pas les simples conditions formelles des jugements. Mais M. Eberhard a voulu (p. 163) subordonner son principe à la formule : Tout a une raison ; et comme il a voulu faire passer (ainsi qu’on le voit par l’exemple qu’il rapporte) le principe de causalité, matériel en fait, à l’aide du principe de contradiction, il se sert du mot tout, et se garde bien de dire chaque chose, parce qu’il eût été trop évident que ce n’est pas un principe formel et logique de la connaissance, mais bien un principe matériel et transcendantal, qui déjà peut avoir sa place en logique (comme tout principe qui repose sur le principe de contradiction).

S’il tend à prouver ce principe transcendantal, même par le principe de contradiction, ce n’est pas non plus sans une mûre réflexion et avec un dessein qu’il cacherait volontiers au lecteur. Il veut appliquer la notion de principe (Grundes), et par conséquent avec elle aussi furtivement la notion de causalité, à toutes les choses en général, c’est-à-dire en prouver la réalité objective, sans restreindre cette réalité aux ob­jets des sens, et échapper ainsi à la condition qu’ajoute la Critique, à savoir qu’il a encore besoin d’une intui­tion par laquelle cette réalité soit enfin démontrable. Or il est clair que le principe de contradiction s’ap­plique en général à tout ce qui peut seulement se penser, qu’il y ait là un objet sensible avec intuition possible qui y corresponde, ou que ce ne soit rien de semblable ; parce qu’il s’applique à la pensée en général, sans rapport à un objet. Ce qui ne peut subsister avec ce principe n’est évidemment rien (pas même une pensée). Quand donc M. Eberhard a voulu introduire la réalité objective de la notion de principe ou de rai­son (Grundes) sans se laisser restreindre aux objets de l’intuition sensible, il a du faire servir à cet effet le principe (das Princip) qui s’applique à toute pensée en général, la notion de raison (des Grundes), mais en la posant aussi de telle sorte que, malgré sa signification purement logique, elle semble cependant comprendre encore les principes réels (par conséquent le principe de causalité). Mais il a supposé au lecteur plus de sim­plicité dans sa confiance qu’on ne peut lui en attribuer, en ne lui accordant même que le jugement le plus médiocre. Mais, comme il arrive souvent en fait de ruses, M. Eberhard s’est trouvé pris dans ses propres filets. Il avait d’abord fait tourner la métaphysique sur deux pivots : le principe de contradiction et le principe de la raison suffisante ; il reste fidèle à cette assertion, puisqu’il prétend, à la suite de Leibniz (c’est-à-dire d’après la manière dont il l’interprète), qu’il faut com­pléter le premier par le second dans l’intérêt de la mé­taphysique. Il dit donc (p. 163) : « La vérité univer­selle du principe de la raison suffisante ne peut être démontrée que par celui-ci (le principe de contradic­tion); » ce qu’il entreprend aussitôt et avec courage. Mais alors il ne fait plus tourner toute la métaphysique que sur un seul pivot, quand elle devait tout à l’heure en avoir deux ; car la simple déduction par un seul principe, sans qu’une nouvelle condition d’application survienne le moins du monde, mais au contraire dans toute son universalité, n’est-elle pas un nouveau principe qui complète ce qui manquait au premier !

Mais avant que M. Eberhard établisse cette preuve du principe de la raison suffisante (et par ce moyen la réalité objective de la notion de cause, sans cependant avoir besoin d’autre chose que du principe de contra­diction), il exalte l’attente du lecteur par un certain luxe de là division (p. 161-162), et même par une nouvelle comparaison de sa méthode avec celle des mathéma­ticiens, comparaison qui ne lui réussit pas mieux que la première. Euclide même doit « avoir, parmi ses axiomes, des propositions qui ont encore besoin de preuve, mais qui peuvent être exposées sans preuves. » Puis il ajoute, en parlant du mathématicien : « Du mo­ment qu’on lui nie un de ses axiomes, tous les théo­rèmes qu’il en avait fait dépendre tombent inévitable­ment. Mais le cas est si rare, qu’il ne croit pas être obligé d’y sacrifier l’élégante facilité de son exposition, et les belles proportions de son système. La philosophie doit être plus complaisante. » Il y a donc aussi en ce moment une licentia geometrica, comme il y avait depuis longtemps une licentia poetica. Si cependant la philo­sophie complaisante (en matière de preuve comme on vient de le dire) l’eût été assez encore pour indiquer un exemple pris d’Euclide, où cet auteur donne comme axiome une proposition mathématiquement démontra­ble ! Car la preuve de ce qui peut être prouvé philosophiquement (par notions), par exemple le tout est plus grand que sa partie, n’appartient pas aux mathéma­tiques, si on les entend suivant l’acception stricte du mot.

Vient ensuite la démonstration promise. Heureuse­ment qu’elle n’est pas longue : la solidité en est d’au­tant plus frappante. Nous la donnerons donc en entier : « Tout a ou n’a pas une raison. Dans le dernier cas quelque chose pourrait donc être possible et con­cevable, dont la raison ne serait rien. — Mais si de deux choses opposées, l’une pouvait être sans raison suffisante, l’autre des deux opposées pourrait aussi n’avoir pas de raison suffisante. Si, par exemple, une portion d’air pouvait aller à l’est et le vent prendre la même direction, sans que l’air fût plus chaud et plus raréfié à l’est, cette quantité d’air pourrait aussi bien aller à l’ouest qu’à l’est ; le même air pourrait donc se mouvoir en même temps suivant deux directions op­posées, à l’est et à l’ouest, et par conséquent à l’est et pas à l’est ; c’est-à-dire qu’il pourrait en même temps être et n’être pas quelque chose ; ce qui répu­gne et n’est pas possible. »

Cette preuve par laquelle le philosophe doit se mon­trer encore plus complaisant en fait de solidité, que le mathématicien lui-même, a toutes les qualités qu’une preuve doit avoir pour servir à montrer en logique — comment on ne doit pas prouver. — En effet, pre­mièrement la proposition à démontrer est énoncée d’une manière équivoque, en sorte qu’on peut en faire un principe logique, ou un principe transcendantal, par la raison que le mot tout peut signifier chaque juge­ment que nous portons comme proposition sur quoi que ce soit, ou bien encore chaque chose. Dans le pre­mier cas (où la proposition doit signifier : toute pro­position a sa raison), elle est non seulement vraie d’une vérité universelle, mais elle est aussi la conséquence immédiate du principe de contradiction ; il faudrait une tout autre preuve si par le mot tout on entendait cha­que chose.

Secondement, la preuve manque d’unité. Elle se compose de deux preuves. La première est la preuve connue de Baumgarten, qui ne satisfera plus personne aujourd’hui, qui finit tout à fait à l’endroit où j’ai mis un tiret, excepté qu’il manque la conclusion (ce qui répugne), mais que chacun peut ajouter par la pensée. Suit immédiatement une autre preuve, qui est présentée par le mot mais, comme une simple conti­nuation dans l’enchaînement des raisonnements pour arriver à la conclusion de la première. Et cependant si l’on fait abstraction du mot mais, on a une preuve qui se suffit. Comme donc elle a plus besoin, pour trouver une contradiction dans la proposition que quelque chose est sans principe, que la première, qui la trouve immédiatement dans ce principe même, elle doit au contraire ajouter encore la proposition qu’alors aussi le contraire de cette chose serait sans raison, pour en faire sortir une contradiction ; ce qui est un tout autre procédé que la preuve de Baumgarten, qui ne devait cependant n’en être qu’une partie.

Troisièmement, le nouveau tour que M. Eberhard a voulu donner à sa preuve (p. 161) est très malheu­reux ; car le raisonnement rationnel qu’elle affecte marche sur quatre pieds. — Il revient à la forme syllogistique suivante :

Un vent qui souffle sans raison vers l’est pouvait aussi bien (au lieu de cela) souffler vers l’ouest ;

Or le vent souffle (comme l’adversaire du principe de la raison suffisante le prétend) sans raison vert l’est.

Il peut donc en même temps souffler vers l’est et vers l’ouest (ce qui est contradictoire). Il est clair que c’est avec pleine raison que j’ai intercalé dans la ma­jeure les mots : au lieu de cela ; car si l’on n’avait pas dans la pensée cette restriction, personne n’ac­corderait la majeure. Si quelqu’un aventure une certaine somme à un jeu de hasard et qu’il gagne, celui qui veut le détourner du jeu peut bien lui dire qu’il aurait aussi bien pu mal réussir et perdre tout au­tant, mais seulement à la condition d’avoir, au lieu du billet gagnant, un billet perdant, et non pas en ayant du même coup, en même temps, un billet perdant et un billet gagnant. L’artiste qui d’un morceau de bois a fait un dieu pouvait aussi bien (au lieu de cela) en faire un banc ; mais il ne s’ensuit pas qu’il ait pu en faire en même temps les deux choses à la fois.

Quatrièmement, la proposition même, avec l’uni­versalité absolue de son énoncé, est évidemment fausse, si elle doit s’entendre des choses ; car rien, en conséquence, ne serait absolument inconditionné. Prétendre échapper à cet inconvénient en disant de l’être primitif, qu’il a sans doute une raison de son existence, mais qu’elle est en lui-même, est une con­tradiction, parce que le principe de l’existence d’une chose, comme principe réel, doit toujours être dis­tinct de cette chose, et celle-ci doit alors être néces­sairement conçu comme dépendant d’une autre. Je puis bien dire d’un principe qu’il a en lui-même la raison (logique) de sa vérité, parce que la notion du sujet est quelque autre chose que celle du prédicat, et peut renfermer la raison de celle-ci ; au contraire, si je consens à n’admettre de l’existence d’une chose au­cune autre raison que cette chose même, c’est que je veux dire par là qu’elle n’a plus de raison réelle.

M. Eberhard n’a donc rien fait de ce qu’il avait le dessein de faire sur la notion de causalité, à savoir, d’étendre cette catégorie, et vraisemblablement avec elle toutes les autres, aux choses en général, sans en restreindre la valeur et l’usage pour la connaissance des choses aux objets de l’expérience, et il se sert vainement pour cette fin du principe suprême de contradiction. L’affirmation de la Critique subsiste, à savoir, qu’aucune catégorie ne renferme ou ne peut produire la moindre connaissance, si une intuition correspondante, et qui est toujours sensible pour nous autres hommes, ne peut être donnée, et que son usage, sous prétexte de connaissance spéculative des choses, ne peut jamais dépasser les limites de toute expérience possible.

B.

Preuve de la réalité objective de la notion du simple dans les objets d’expérience, d’après M. Eberhard.

M. Eberhard avait parlé d’une notion intellectuelle qui peut être également appliquée (celle de causalité) aux objets des sens, mais comme d’une notion qui, sans être restreinte aux objets des sens, peut s’appli­quer aux choses en général, et avait ainsi cru prou­ver la réalité objective d’une catégorie au moins, celle de causalité, indépendamment des conditions de l’in­tuition. Il fait maintenant un pas de plus (p. 169-173), et veut même assurer à une notion de ce qui, on en convient, ne peut absolument pas être un objet des sens, à savoir, la notion d’un être simple, la réalité objective, et faciliter ainsi l’acheminement aux champs féconds, par lui si haut prisés, de la psychologie et de la théologie, chemin que la tête de Méduse de la Critique voulait faire abandonner à l’une et à l’autre, comme absolument impraticable. Voici sa preuve (p. 169-170) : « Le temps concret[4] ou le temps que nous sentons (ce qui veut dire dans lequel nous sentons quelque chose), n’est que la succession de nos représentations ; car la succession dans le mouvement se réduit à la succession des représentations. Le temps concret est donc quelque chose de composé, ses éléments simples sont des représentations. Comme toutes les choses finies sont dans un état de changement perpétuel (comment peut-il dire ceci a priori de toutes les choses finies et seulement des phénomènes ?) ; alors ces éléments ne peuvent jamais être sentis, le sens intime ne peut jamais les sentir changées ; elles sont toujours senties comme quelque chose qui précède et qui suit. Comme en outre le flux des changements de toutes les choses finies est un flux constamment (ce mot a été souligné par l’auteur même) ininterrompu, aucune partie sensible du temps n’est la plus petite ou parfaitement simple. Les éléments simples du temps concret sont donc entièrement en dehors de la sphère de la sensibilité. — Mais au-dessus de la sphère de la sensibilité s’élève l’entendement, puisqu’il découvre le simple inimaginable, sans lequel l’image de la sensibilité n’est pas non plus possible par rapport au temps. Il reconnaît donc qu’à l’image du temps appartient d’abord quelque chose d’objectif, ces représentations indivisibles élémentaires, qui, jointes aux principes subjectifs qui sont dans les limites de l’esprit fini, donnent à la sensibilité l’image du temps concret. Car à cause de ces limites ces représentations ne peuvent pas être simultanées, et, à cause de ces mêmes limites, elles ne peuvent être distinguées dans l’image. » À la page 171 il s’agit de l’espace : « La grande homogénéité de l’autre forme de l’intuition, de l’espace, avec le temps, nous dispense de répéter, par son analyse, tout ce qu’il a de commun avec l’analyse du temps, — premiers éléments du composé, avec lequel l’espace existe simultanément, sont tout juste comme les éléments du temps, simples et en dehors du domaine de la sensibilité ; ce sont des êtres de raison, inimaginables ; mais ils n’en sont pas moins de vrais objets ; c’est tout ce qu’ils ont de commun avec les éléments du temps. »

M. Eberhard a choisi ses preuves, sinon avec un bonheur particulier pour la force logique, du moins avec mûre réflexion, et une habileté convenable à son dessein ; et quoiqu’il ne découvre pas précisément ce dessein, par des raisons faciles à pénétrer, il n’est cependant ni difficile ni superflu, pour l’appréciation qui en doit être faite, d’en exposer le plan. Il veut prouver la réalité objective de la notion d’êtres simples, comme êtres intellectuels purs, et il la cherche dans les éléments de ce qui est l’objet des sens ; tentative en apparence irréfléchie et contraire au but proposé. Mais il avait de bonnes raisons pour cela. S’il eût voulu faire sa preuve d’une manière générale en partant de simples notions, comme on prouve d’ordinaire la proposition, que les principes premiers du composé doivent nécessairement se chercher dans le simple, on le lui aurait accordé, mais en ajoutant que ceci peut bien valoir de nos Idées quand nous voulons concevoir des choses en elles-mêmes, et dont nous ne pouvons recevoir la moindre connaissance, mais nullement des objets des sens (des phénomènes), qui sont les seuls objets que nous puissions connaître, et qu’ainsi la réalité objective de cette notion n’est pas du tout prouvée. Il dut donc chercher, même involontairement, ces êtres de raison dans les objets des sens. Comment donc s’est-il tiré de là ? Il a dû donner à la notion du non sensible, par un tour qu’il déguise mal à propos au lecteur, une autre signification que celle qu’elle reçoit non seulement de la Critique, mais de tout le monde en général. Tantôt il s’agit par là de ce qui, dans la représentation sensible, n’est plus senti avec conscience, mais dont l’entendement néanmoins reconnaît l’existence ; telles sont les particules des corps, ou bien encore des déterminations de notre faculté représentative, qu’on ne conçoit pas clairement à l’état de séparation ; tantôt (surtout s’il faut que ces particules soient conçues précisément comme simples) il s’agit de l’inimaginable, dont aucune image n’est possible, qui ne peut être représenté sous aucune forme sensible (p. 171), par aucune figure. — Si jamais on peut reprocher avec raison à un écrivain la falsification d’une notion (non la confusion, qui peut aussi avoir lieu sans préméditation), c’est bien ici. Car par non sensible on n’entend jamais dans la Critique que ce qui ne peut absolument pas être contenu, pas même quant à la plus petite partie, dans une intuition sensible ; et c’est tromper sciemment le lecteur novice, que de lui présenter en place quelque chose d’un objet des sens, parce qu’il ne s’en fait aucune image (par quoi il faut entendre une intuition, qui contient en soi une diversité dans de certains rapports, par conséquent une forme). Après avoir produit cette illusion (pas très fine) aux yeux du lecteur, il croit lui avoir montré (sans qu’il remarque la contradiction) que le proprement simple, conçu par l’entendement dans les choses qui ne se trouvent que dans l’Idée, est dans les objets des sens, et lui avoir par là exposé en une intuition la réalité objective de la notion. — Il s’agit maintenant d’examiner cette preuve en détail.

La preuve se fonde sur deux données : la première, que le temps et l’espace concrets se composent d’éléments simples ; la seconde que ces éléments ne sont cependant rien de sensible, mais des êtres de raison. Ces données sont en même temps deux erreurs : la première parce qu’elle est contraire aux mathématiques, la seconde parce qu’elle est en contradiction avec elle-même.

En ce qui regarde la première de ces erreurs, nous pourrons être bref. Quoique M. Eberhard ne paraisse pas avoir une connaissance spéciale des mathématiques (bien qu’il en parle souvent), il comprendra cependant bien la preuve que donne Keil dans son Introductio in veram physicam, par la simple division d’une ligne droite en une infinité d’autres, et il verra par là qu’elle ne peut avoir d’éléments simples, d’après le seul principe de géométrie : que par deux points donnés on ne peut faire passer qu’une seule droite. Cette preuve peut encore être variée de plusieurs manières, et comprendre aussi la preuve de l’impossibilité d’admettre des parties simples dans le temps, si l’on met en principe le mouvement d’un point dans une ligne. — Pas moyen d’échapper en disant que le temps concret et l’espace concret ne sont pas soumis à ce que les mathématiques démontrent de leur espace (et de leur temps) abstrait, comme d’un être d’imagination. Car outre que de cette manière la physique en beaucoup de cas (par exemple dans les lois de la chute des corps) doit craindre de tomber dans l’erreur si elle se règle exactement sur les théories apodictiques de la géométrie, on prouve apodictiquement aussi que toute chose dans l’espace, que tout changement dans le temps, pourvu qu’ils occupent une partie de l’espace et du temps, sont précisément divisés en autant de choses et en autant de changements qu’il y a de divisions dans l’espace et le temps qu’ils occupent. Pour résoudre le paradoxe qu’on sent ici (puisque la raison, qui a besoin de donner à tout composé pour base dernière le simple, s’oppose par conséquent à ce que les mathématiques démontrent dans l’intuition sensible), on peut et l’on doit aussi reconnaître que l’espace et le temps sont de simples choses de raison, des êtres imaginaires ; non pas qu’ils soient produits par l’imagination, mais en ce sens que l’imagination doit les donner pour base à toutes ses compositions et fictions, parce qu’ils sont la forme essentielle de notre sensibilité et de la réceptivité des intuitions par lesquelles en général des objets nous sont donnés, et dont les conditions universelles doivent nécessairement être aussi des conditions a priori de la possibilité de tous les objets des sens, comme phénomènes, et par conséquent s’accorder avec eux. Le simple, dans la succession comme dans l’espace, est donc absolument impossible ; et si parfois Leibniz s’est exprimé de manière à ce qu'on pût quelquefois interpréter sa doctrine de l’être simple comme s’il avait entendu que la matière en fût composée, il est plus raisonnable de l’entendre, toutes les fois que les expressions le permettent, comme si, par simple, il concevait non une partie de la matière, mais le fondement tout à fait impercevable et à nous inconnu du phénomène que nous appelons matière (fondement qui peut bien être aussi quelque chose de simple, si la matière qui constitue le phénomène est un composé) ; ou, si les expressions ne s’y prêtent pas, on doit se refuser aux décisions de Leibniz même. Il n’est pas en effet le premier grand homme, pas plus qu’il ne sera le dernier qui doive s’accommoder de cette liberté d’autrui dans l’examen.

Le second vice est une contradiction si évidente que M. Eberhard doit nécessairement l’avoir remarquée ; mais il l’a déguisée de son mieux pour la rendre imperceptible : elle consiste à dire que le tout d’une intuition empirique est dans la sphère de la sensibilité, mais que les éléments de cette intuition sont complètement en dehors. Il ne veut donc pas que l’on donne par un raisonnement subtil (en quoi il se rapprocherait très fort de la Critique) le simple comme fondement des intuitions dans l’espace et le temps, mais il veut qu’on le trouve dans les représentations élémentaires de l’intuition sensible même (quoique sans conscience claire), et il demande que le composé de ces éléments soit un être sensible, mais que ses parties, loin d’être des objets des sens , ne soient que des êtres de raison, « Ce quelque chose d’instinctif ne manque pas aux éléments du concret (de même qu’à ceux de l’espace concret),» dit-il p. 170 ; quoique « ils ne puissent (p. 171 ) être perçus sous aucune forme sensible). »

Qu’est-ce d’abord qui a porté M. Eberhard à un si singulier et si visiblement absurde embrouillement ? Il a vu lui-même que s’il ne donnait pas à une notion une intuition correspondante, la réalité objective était parfaitement irréalisable. Or, comme il voulait assurer cette réalité à certaines notions rationnelles, comme ici à la notion d’un être simple, et de telle sorte que cet être ne fût pas comme un objet dont (ainsi que l’affirme la Critique) on ne peut absolument avoir aucune autre connaissance ; et comme en ce cas l’intuition dont la possibilité tient à la pensée de cet objet insensible devait passer pour simple phénomène, ce que la Critique ne voulait pas non plus accorder, il a dû composer l’intuition sensible de parties qui ne sont pas sensibles, ce qui est une évidente contradiction [5]. Comment M. Eberhard se tire-t-il de cette difficulté ? Par un jeu de mots qui présentent au premier aspect un double sens. Une partie non sensible est tout à fait en dehors de la sphère de la sensibilité ; or est non sensible ce qui ne peut jamais être senti séparément ; et ce qui est simple, dans les choses comme dans les représentations, est dans ce cas. Le second mot, qui doit faire des parties d’une représentation sensible ou de son objet un être de raison, est le simple inimaginable. Cette expression semble lui plaire beaucoup, car il en use très souvent par la suite. N’être pas sensible et cependant constituer une partie du sensible, lui semble à lui-même trop fortement contradictoire pour que la notion du non sensible passe par ce moyen à l’intuition sensible.

Une partie non sensible indique ici une partie d’une intuition empirique, c’est-à-dire de la représentation de laquelle on n’a pas conscience. M. Eberhard ne veut pas sortir des mots ; car s’il en avait donné la dernière explication, il aurait avoué que pour lui la sensibilité n’est autre chose que l’état confus des représentations dans le divers de l’intuition. Si, au contraire, le mot sensible est employé dans l’acception propre, il est évident que quand aucune partie simple d’un objet des sens n’est sensible, cet objet, comme tout, ne peut absolument pas être senti ; et réciproquement, si quelque chose est un objet des sens et de la sensation, toutes les parties simples doivent l’être également, quoique la représentation puisse manquer de clarté. Mais il est évident aussi que cette obscurité des représentations partielles d’un tout, en tant que l’entendement voit qu’elles doivent néanmoins être contenues dans le tout et dans son intuition, ne peut les faire placer en dehors de la sphère de la sensibilité et les convertir en des êtres de raison. Les petites paillettes de Newton, dont les particules colorées des corps se composent, n’ont pu encore être découvertes par aucun microscope, mais l’entendement n’en connaît (ou n’en présume) pas seulement l’existence ; nous jugeons aussi qu’elles sont réellement représentées dans notre intuition empirique, quoique sans conscience. Mais il n’est venu dans la pensée d’aucun de ses partisans de dire pour cela qu’elles ne sont absolument pas sensibles, et de les donner pour des êtres de raison. Or, entre d’aussi petites parties et des parties simples, il n’y a d’autre différence que celle du degré dans la division. Toutes les parties doivent nécessairement être des objets des sens, si le tout doit l’être.

Mais qu’aucune image d’une partie simple n’ait lieu, quoique cette partie soit une partie d’une image, c’est-à-dire d’une intuition sensible, ce n’est pas une raison de la faire passer dans la sphère du sursensible. Des êtres simples doivent sans doute (comme la Critique le fait voir) être conçus en dehors des limites du sensible, et aucune image, c’est-à-dire aucune intuition, ne peut correspondre à leur notion ; mais alors on ne peut pas non plus les compter comme parties du sensible. Si cependant (contre toutes les preuves des mathématiques) on le fait, il s’ensuit qu’aucune image ne leur correspond, mais pas du tout que leur représentation soit quelque chose de sursensible, car elle est une sensation simple, par conséquent un élément de la sensibilité, et l’entendement ne s’élève pas plus par là au-dessus de la sensibilité que s’il les avait conçus composés. En effet, la dernière notion n’est que la négation de la première, et l’une et l’autre sont également des notions intellectuelles. Il ne se serait élevé au-dessus de la sensibilité qu’autant qu’il aurait tout à fait banni le simple de l’intuition sensible et de ses objets, et qu’avec la divisibilité de la matière à l’infini (comme les mathématiques l’exigent) il eût ouvert une échappée de vue sur le monde en petit ; mais il aurait précisément conclu de l’insuffisance de ce principe d’explication interne du composé sensible (auquel manque la complète division, à cause de l’absence totale du simple) à quelque chose en dehors du champ complet de l’intuition sensible, qui n’est par conséquent pas conçu comme une partie de cette intuition, mais comme sa raison à nous inconnue, et qui ne se trouve qu’en Idée. Mais alors aurait eu lieu inévitablement l’aveu qui répugne si fort à M. Eberhard, qu’on ne peut avoir la moindre connaissance de ce simple insensible.

Pour échapper à cet aveu, il a fallu introduire dans la prétendue preuve une rare équivoque. Le passage où il est dit « que le flux des changements de toutes les choses finies est un flux toujours incessant, — qu’aucune partie sensible n’est la plus petite possible, ou parfaitement simple, » est le langage même des mathématiciens. Mais aussi dans ces mêmes changements sont cependant des parties simples, dont l’entendement toutefois n’a connaissance que parce qu’ils ne sont pas sensibles. Si une fois elles s’y trouvent, alors cette lex continui du flux des changements est fausse ; les changements ont lieu par soubresauts, et de ce qu’ils ne sont pas sentis, comme M. Eberhard le dit faussement, c’est-à-dire de ce qu’ils ne sont pas perçus avec conscience, leur loi spécifique d'appartenir comme parties à une intuition sensible purement empirique ne disparaît point. M. Eberhard a-t-il dû se faire une notion bien nette de la continuité ?

En un mot, la Critique avait dit que si l’on ne donne pas à une notion l’intuition correspondante, sa réalité objective n’apparaît jamais. M. Eberhard a voulu prouver le contraire, et se fonde sur quelque chose notoirement faux, à savoir que l’entendement connaît dans les choses, comme objets de l’intuition dans l’espace et le temps, le simple ; ce que nous pouvons lui accorder. Mais alors loin d’avoir réfuté les exigences de la Critique, il les a remplies à sa manière. Car elle ne demandait autre chose, sinon que la réalité objective fût prouvée dans l’intuition ; mais alors une intuition correspondante est donnée à la notion, ce qui est justement ce que demandait la Critique, et ce qu’il voulait réfuter. Je ne m’arrêterais pas longtemps à une chose si claire si elle n’emportait avec soi une preuve incontestable que M. Eberhard n’a pas le moins du monde entendu le sens de la Critique dans la distinction du sensible et du non sensible, ou, s’il l’aime mieux, qu’il a mal entendu cette différence.

C.

Méthode pour passer du sensible au non sensible, suivant M. Eberhard.

La conséquence des preuves précédentes, surtout de la dernière, est, d’après M. Eberhard, celle-ci (p. 262 ) : « La vérité serait donc que l’espace et le temps ont en même temps des raisons objectives et subjectives, ce qui aurait été prouvé apodictiquement. Il serait prouvé que leurs derniers principes objectifs sont des choses en soi. » Tout lecteur de la Critique avouera que ce sont là mes propres assertions, et que M. Eberhard avec ses preuves apodictiques (on peut voir par ce qui précède comment elles le sont) n’a donc rien affirmé contre la Critique, mais que ces raisons objectives, à savoir les choses en soi ne doivent être cherchées ni dans l’espace ni dans le temps, mais bien dans ce que la Critique appelle leur substratum externe ou sursensible (noumène). C’est là de ma part l’assertion dont M. Eberhard entendait prouver la contre-partie ; ce qu’il n’a jamais fait nettement, pas même ici dans la conclusion.

Il dit (p.258, no 3 et 4) : « L’espace et le temps ont, indépendamment des principes subjectifs, des principes objectifs encore, qui ne sont pas des phénomènes, mais de véritables choses susceptibles d’être connues ; leurs dernières raisons sont des choses en soi (p. 259) ; » toutes choses affirmées littéralement et même à plusieurs reprises par la Critique. D’où vient donc que M. Eberhard, qui voit d’ailleurs assez clairement ce qui est à son avantage, n’a pas aperçu cette fois ce qui tourne contre lui ? Nous avons affaire à un homme rusé qui ne voit pas quelque chose parce qu’il ne veut pas le faire voir. Il a voulu positivement que le lecteur ne pût pas voir que ses raisons (Grunde) objectives, qui ne doivent pas être des phénomènes, mais des choses en soi, sont simplement des parties (simples) des phénomènes ; car on aurait alors aperçu bien vite l’insuffisance d’une pareille explication. Il se sert donc du mot raisons, parce que des parties sont aussi des raisons de la possibilité d’un composé, et il parle ainsi le même langage que la Critique, à propos des derniers principes qui ne sont pas des phénomènes. Mais s’il avait parlé sincèrement des parties des phénomènes, qui ne sont cependant pas des phénomènes, de quelque chose de sensible dont les parties ne sont cependant pas sensibles, l’absurdité eût sauté aux yeux (alors même qu’on eût laissé passer la supposition de parties simples). Mais le mot raison couvre tout ceci ; car le lecteur inconsidéré croit entendre par là quelque chose de tout différent de ces intuitions, comme le veut la Critique, et croit avoir trouvé une démonstration de la faculté de connaître le sursensible par l’entendement même, dans les objets des sens. Pour comprendre cette illusion, le lecteur doit se rappeler ce que nous avons dit de la déduction d’Eberhard en matière d’espace et de temps, comme aussi de la connaissance sensible en général. Suivant lui, quelque chose n’est connaissance sensible et l’objet du phénomène de cette connaissance qu’autant que la représentation de cette chose renferme des parties qui, pour me servir de son expression, ne sont pas sensibles, c’est-à-dire qui ne sont perçues avec conscience dans l’intuition. Elle cesse tout à coup d’être sensible, et l’objet n’est plus connu comme phénomène, mais comme chose en soi ; en un mot, ce n’est plus qu’un simple noumène dès que l’entendement aperçoit ou découvre les premières raisons (ou fondements, Grunde) du phénomène, qui en doivent être, suivant lui, les parties propres. Il n’y a donc entre une chose comme phénomène et la représentation du noumène qui lui sert de fondement, d’autre différence que celle qui existe entre une troupe d’hommes que j’aperçois dans le lointain, et ces mêmes hommes si j’en suis assez près pour pouvoir les compter ; à part cela cependant qu’il affirme que nons ne pouvons jamais nous approcher assez du tas, ce qui, du reste, n’établit aucune différence dans les choses, mais seulement dans le degré de notre faculté perceptive, qui reste ici toujours la même quant à l’espèce. Si telle est réellement la différence qu’établit à si grands frais la Critique dans son eshétique, entre la connaissance des choses comme phénomènes et la notion de ce qu’elles sont comme choses en soi, cette différence ne serait qu’une simple puérilité, et une aussi longue réfutation ne mériterait même pas un autre nom. Mais la Critique (pour ne donner qu’un seul exemple entre beaucoup d’autres), prouve qu’il y a dans le monde corporel, comme ensemble de tous les objets des sens extérieurs, partout même des choses composées, mais que le simple ne s’y trouve point. Elle fait voir en même temps que la raison, quand elle conçoit un composé de substances comme une chose en soi (sans le rapporter à la propriété particulière de nos sens), doit le concevoir absolument comme formé de substances simples. En dehors de ce que l’intuition des objets suppose nécessairement avec soi dans l’espace, la raison ne peut et ne doit rien concevoir de simple qui serait en eux ; d’où il suit qu’alors même que nos sens seraient doués d’une pénétration infinie, il leur serait cependant tout à fait impossible d’approcher même de plus près du simple, et bien moins encore de l’atteindre, parce qu’il ne s’y trouve point. Pas d’autre issue alors que de confesser que les corps ne sont pas des choses en soi, et que la représentation sensible que nous rapportons au nom des choses corporelles n’est que le phénomène de quelque chose qui, comme chose en soi, peut seulement contenir le simple[6], mais nous est tout à fait inaccessible, parce que l’intuition sous laquelle seulement il nous est donné ne nous fait pas connaître les propriétés qui lui conviennent en soi, mais seulement les conditions subjectives de notre sensibilité sous lesquelles seules nous pouvons en avoir une représentation intuitive. — D’après la Critique, tout dans le phénomène même est encore phénomène, aussi loin que l’entendement peut en pousser la division, et peut prouver la réalité des parties à la claire perception desquelles les sens n’atteignent plus ; tandis que, suivant M. Eberhard, elles cessent alors d’être des phénomènes, et sont la chose même.

Comme le lecteur ne pourrait peut-être pas croire que M. Eberhard ait proclamé arbitrairement une interprétation vicieuse aussi attaquable de la notion du sensible, que la Critique qu’il voulait réfuter a donnée, ou même qu’il ait dû avoir établi une notion aussi insignifiante et aussi complètement inutile en métaphysique, de la différence des êtres sensibles et des êtres intelligibles, que la simple forme logique du mode de représentation, nous tenons à ce qu’il puisse s’assurer par lui-même de l’opinion de l’auteur sur ce point.

Après avoir pris la peine inutile de prouver ce dont personne ne doute (p. 271-272), et s’être étonné en passant, mais naturellement, que l’Idéalisme critique ait pu ne pas apercevoir qu’une chose telle que la réalité objective d’une notion, réalité qui ne peut être prouvée particulièrement que dans les objets de l’expérience, peut cependant se prouver universellement, c’est-à-dire des choses en général, et qu’une telle notion n’est pas sans une réalité objective quelconque (quoiqu’il soit faux de conclure que cette réalité soit aussi prouvée par là pour des notions de choses qui ne peuvent être un objet de l’expérience), il ajoute aussitôt : « Je dois donner ici un exemple de la juste application duquel nous ne pourrons être convaincus que plus tard. Les sens et l’imagination de l’homme, dans son état présent, ne peuvent se faire une image exacte d’un polygone de mille côtés, c’est-à-dire une image telle, par exemple, que cette figure puisse être distinguée d’une autre qui n’aurait que neuf cent quatre-vingt-dix-neuf côtés. Mais dès que je sais qu’une figure a mille côtés, mon entendement peut alors lui attribuer différents prédicats, etc. Comment donc prouver que l’entendement ne peut absolument rien affirmer ni rien nier d’une chose en soi, parce que l’imagination ne s’en peut faire aucune image, ou parce que nous ne connaissons pas toutes les déterminations qui appartiennent à son individualité ? » Il s’explique ensuite (p. 291-292) sur la différence établie par la Critique entre la sensibilité dans le sens logique et dans le sens transcendantal, de la manière suivante : « Les objets de l’entendement sont inimaginables, ceux de la sensibilité au contraire sont imaginables ; » et il cite d’après Leibniz[7] un exemple de l’éternité, dont nous ne pouvons nous faire aucune image, mais bien une idée intellectuelle, et en même temps aussi l’exemple précédent du chiliogone, dont il dit : « Les sens et l’imagination de l’homme, dans son état présent, ne peuvent se faire aucune image précise qui serve à le distinguer d’un polygone de 999 côtés. »

Or on ne peut désirer une preuve plus claire que celle ici donnée par M. Eberhard, je ne veux pas dire de l’interprétation arbitraire de la Critique, car elle n’est pas à beaucoup près assez spécieuse pour faire illusion à ce point, mais d’une entière ignorance de la question dont il s’agit. Un pentagone est, suivant lui, un être sensible, tandis qu’un chiliogone est déjà un simple être de raison, quelque chose de non sensible (ou, comme il s’exprime, d’inimaginable). Je crains que l’ennéagone ne soit déjà à moitié chemin du sensible au sursensible ; car si l’on ne compte pas successivement les côtés sur ses doigts, on en déterminera difficilement le nombre à la simple vue. La question était de savoir : si nous pouvons espérer d’avoir une connaissance de ce qui ne peut avoir aucune intuition correspondante. La Critique a répondu négativement par rapport à ce qui ne peut être un objet des sens, parce que la réalité objective de la notion exige toujours une intuition, et qu’une intuition humaine, celle même qui est donnée en mathématiques, n’est que sensible. M. Eberhard répond au contraire par l’affirmative, et atteste mal à propos le mathématicien, qui toujours démontre tout en intuition, comme si celui-ci, sans donner à sa notion une intuition rigoureusement correspondante par l’imagination, pouvait déterminer l’objet de la notion par l’entendement avec différents prédicats, et par conséquent le connaître sans la condition dont nous venons de parler. Quand donc Àrchimède circonscrivit et inscrivit au cercle un polygone de 96 côtés, pour prouver que le cercle est plus petit que la première de ces figures et de combien, qu’il est plus grand que la seconde, soumit-il, oui ou non, à sa notion de polygone régulier une intuition ? Il la prit inévitablement pour principe, non parce qu’il traçait réellement la figure polygonale (ce qui serait une prétention inutile et absurde), mais parce qu’il pouvait déterminer d’une manière aussi approximative qu’il le voulait, la règle de la construction de son concept, par conséquent sa capacité, sa grandeur, et par conséquent donner cet objet en intuition, conformément à la notion. De cette manière il prouva la réalité de la règle même, et par là même celle de cette notion pour l’usage de l’imagination. S’il eût eu à trouver comment un tout peut être composé de monades, il eût avoué, parce qu’il savait qu’il n’avait pas à chercher dans l’espace de pareils êtres de raison, que l’on n’en peut absolument rien dire, parce que ce sont des êtres sursensibles, qui ne peuvent s’offrir qu’en pensée, et jamais, comme tels, en intuition. — Mais M. Eberhard, voyant que ces êtres ne sont trop petits que pour le degré de pénétration de nos sens, ou leur multiplicité en une représentation intuitive donnée trop grande pour le degré actuel de l’imagination et pour sa faculté compréhensive, veut qu’ils soient des objets non sensibles dont nous devons savoir plusieurs choses par l’entendement. Ce que nous voulons bien permettre encore, parce qu’une telle notion du non sensible n’a rien de commun avec celle qu’en donne la Critique, et comme elle emporte déjà une contradiction dans l’expression même, elle aura difficilement des conséquences.

On voit clairement par ce qui a été dit jusqu’ici, que M. Eberhard cherche la matière de toute connaissance dans les sens ; ce qui est bien son droit. Mais il veut aussi étendre cette matière à la connaissance du sursensible. Il emploie, pour franchir cette difficulté, le principe de la raison suffisante, que non seulement il prend dans son universalité indéterminée, mais où il exige une tout autre espèce de distinction entre le sensible et l’intellectuel, que celle qu’il veut bien reconnaître , puisqu’il distingue aussi avec intention, dans sa formule, le sensible d’avec le principe de causalité, afin de se mettre ainsi sur la voie dont il a besoin[8]. Mais ce pont ne suffit pas ; car on ne peut construire sur l’autre rive avec aucuns matériaux de la représentation sensible. Notre architecte se sert, à la vérité, de ces matériaux, parce que (comme tout homme) il n’en a pas d’autres ; mais le simple, qu’il croit d’abord avoir trouvé comme partie de la représentation sensible, il le lessive et le purifie de cette souillure au point de se persuader qu’il l’a démontré dans la matière, quand il n’aurait jamais été trouvé dans la représentation sensible par la simple perception. Et cependant cette représentation partielle (le simple) est bien enfin réellement dans la matière, comme objet des sens, suivant l’hypothèse ; et malgré cette démonstration, il reste toujours le petit scrupule de savoir comment on doit assurer la réalité à une notion que l’on n’a établie que dans un objet sensible, si cette notion doit indiquer un être qui ne peut en aucune façon tomber sous les sens (ni être une partie homogène d’un objet sensible). Il est en effet permis de douter si, après avoir enlevé au simple toutes les propriétés en vertu desquelles il peut être une partie de la matière, il reste en général quelque chose que ce soit qui puisse s’appeler une chose possible. L’auteur aurait donc prouvé par cette démonstration la réalité objective du simple, comme partie de la matière, par conséquent comme un objet qui n’appartient qu’à l’intuition sensible et à une expérience possible en soi, mais nullement la réalité de tout objet, même d’un objet sursensible en dehors d’une expérience possible en soi ; ce qui était cependant la question.

Dans tout ce qui suit (p. 263-306), et qui est destiné à confirmer ce qui précède, on ne trouve, comme il est facile de le prévoir, autre chose qu’une interprétation forcée des propositions de la Critique, mais par dessus tout un sens faux, donné aux propositions logiques qui ne concernent que la forme de la pensée (sans considérer un objet quelconque), de manière à les confondre avec des propositions transcendantales (comme l’entendement emploie les premières, tout à fait purement et sans avoir besoin d’une autre source que lui-même, pour la connaissance des choses a priori).. Par le premier de ces procédés, il commet entre autres abus celui de donner aux raisonnements de la Critique une forme syllogistique (p. 270). Il me fait raisonner ainsi : « Toutes les représentations qui ne sont pas des phénomènes sont vides des formes de l’intuition sensible (expression malheureuse, qui ne se trouve nulle part dans la Critique, mais qui peut subsister). — Or toutes les représentations des choses en soi sont des représentations qui ne sont pas des phénomènes (ce qui est également dit contre l’usage de la Critique, puisque cela signifie que ce sont des représentations de choses qui ne sont pas phénoménales). — Donc elles sont absolument vides. » Il y a ici quatre notions principales, et j’aurais dû, comme il le dit, conclure ainsi : donc ces représentations sont vides des formes de l’intuition sensible. »

Or cette dernière conclusion est réellement celle-là seule qu’on peut tirer de la Critique, et la première a été imaginée et ajoutée par M. Eberhard. Mais viennent ensuite, d’après la Critique, les épisyllogismes suivants, par lesquels enfin cette conclusion dernière se trouve dégagée, à savoir : des représentations qui sont vides des formes de l’intuition sensible, sont vides de toute intuition (car toute notre intuition est sensible). — Or les représentations des choses en soi sont vides, etc. — Donc elles sont vides de toute intuition. Et, pour finir : des représentations qui sont vides de toute intuition (auxquelles, comme notions, ne peut être donnée aucune intuition correspondante), sont absolument vides (sans connaissance de leur objet). — Or des représentations de choses qui ne sont pas des phénomènes sont vides de toute intuition. — Donc elles sont absolument vides (en fait de connaissance). De quoi doit-on douter chez M. Eberhard, de l’intelligence. ou de l’équité ?

Nous ne pouvons donner ici que quelques échantillons de tout son peu de compréhension du vrai sens de la Critique, et du peu de solidité de ce qu’il prétend pouvoir mettre à la place de cet ouvrage, en faveur d’un meilleur système ; car l’adversaire même le plus résolu de M. Eberhard se lasserait à rechercher quelque unité dans ses objections, et à vouloir trouver quelque enchaînement logique ou un accord entre ses antithèses.

Après s’être demandé (p. 275) : « Qui (qu’est-ce qui) donne à la sensibilité sa matière, à savoir les sensations ? » il croit avoir démonté la Critique, puisqu’il dit (p. 276) : « Nous pouvons choisir ce que nous voudrons, — nous arrivons toujours aux choses en soi. » Or c’est précisément l’affirmation constante de la Critique ; avec cette différence seulement qu’elle place ce principe de la matière des représentations sensibles non plus dans des choses, comme objets des sens, mais dans quelque chose de sursensible qui leur sert de fondement et dont nous ne pouvons avoir aucune connaissance. Elle dit : Les objets, comme choses en soi, donnent la matière des intuitions empiriques (elles contiennent le principe déterminant de la faculté représentative, conformément à la sensibilité), mais elles n’en sont pas la matière.

Là-dessus on demande comment alors l’entendement travaille cette matière (qu’elle vienne d’où que ce soit). La Critique prouve dans la Logique transcendantale que le fait a lieu par la subsomption des intuitions sensibles (pures ou empiriques) aux catégories, notions de choses en général qui doivent être entièrement fondées dans l’entendement pur a priori. M. Eberhard fait entrevoir un système opposé, lorsqu’il dit (p. 276-279) : « Nous ne pouvons pas avoir de notions universelles que nous n’ayons tirées des choses que nous avons perçues par les sens, ou de celles dont nous avons conscience dans notre âme propre. » Puis, dans le même paragraphe, il indique avec précision comment se fait cette séparation de l’individuel. C’est le premier acte de l’entendement. L’autre consiste (p. 279) à composer avec cette matière sublimée, des notions. Grâce à l’abstraction, l’entendement est donc parvenu (des représentations des sens) aux catégories ; et maintenant il s’élève des catégories et des parties essentielles des choses à leurs attributs. Aussi, dit-on (p. 278), « L’entendement, aidé de la raison, obtient de nouvelles notions composées, comme il s’élève de lui-même par l’abstraction à des notions toujours plus générales et plus simples, jusqu’aux notions du possible et du fondé, etc. »

Cette ascension (si toutefois l’on peut appeler ascension ce qui n’est que l’acte de faire abstraction de quelque chose d’empirique dans l’usage expérimental de l’entendement, puisque alors l’intellectuel, que nous avons nous-mêmes auparavant déposé a priori, d’après la propriété naturelle de notre entendement, à savoir les catégories, persiste) est purement logique, et n’aboutit qu’à des règles plus générales, mais dont l’usage ne sort pas de la sphère de l’expérience possible, parce que ces règles sont précisément abstraites de l’usage de l’entendement en matière expérimentale, où est donnée une intuition sensible qui correspond aux catégories. – Pour qu’il y eût ascension réelle véritable, c’est-à-dire à un autre genre d’êtres que ceux qui peuvent en général être donnés aux sens, même aux plus parfaits, il faudrait une autre espèce d’intuition, que nous avons appelée intellectuelle (parce que ce qui appartient à la connaissance et qui n’est pas sensible, ne peut avoir un autre nom ni une autre signification), intuition pour laquelle non seulement nous n’aurions plus besoin des catégories, mais qui, grâce à cette propriété, ne ferait plus aucun usage de l’entendement. Qui pourrait nous inspirer un pareil entendement intuitif, ou, s’il est en nous à l’état latent, qui pourrait nous le faire connaître ?

Pour cela, M. Eberhard possède encore un moyen. Car « il y a (p. 280-281) aussi des intuitions qui ne sont pas sensibles (mais qui ne sont pas non plus des intuitions de l’entendement), une autre intuition que la sensible dans l’espace et le temps. — Les premiers éléments du temps concret et les premiers éléments de l’espace concret ne sont plus des phénomènes (objets de l’intuition sensible). » Ils sont donc les vraies choses, les choses en soi. Cette intuition non sensible, il la distingue de la sensible (p. 299), « en ce qu’elle est celle dans laquelle quelque chose est représenté, confusément ou obscurément par les sens, » tandis qu’il définit (p. 295) l’entendement la « faculté de la connaissance claire. » — La différence de son intuition non sensible d’avec la sensible consiste donc en ce que les parties simples du temps et de l’espace concrets sont représentées d’une manière confuse dans l’intuition sensible, et qu’elles le sont clairement dans l’intuition non sensible. De cette manière se trouve naturellement rempli le vœu de la Critique par rapport à la réalité objective de la notion de l’être simple, puisqu’à cette notion est donnée une intuition correspondante (seulement elle n’est pas sensible).

C’était donc monter pour tomber d’autant plus bas, car si ces êtres simples étaient subrepticement introduits dans l’intuition même, alors leurs représentations étaient établies comme contenues dans l’intuition empirique, et l’intuition restait en elles ce qu’elle était par rapport au tout, c’est-à-dire sensible. La conscience d’une représentation n’en fait pas une différence dans la propriété spécifique ; car elle peut se rencontrer dans toutes les représentations. La conscience d’une intuition empirique s’appelle perception. De ce que ces prétendues parties simples ne sont pas perçues, elles ne perdent point du tout leur qualité de choses absolument susceptibles d’intuition, par exemple si nos sens étaient assez perçants, ou notre imagination assez puissante, pour percevoir en elles, par suite de la clarté de cette représentation[9], quelque chose de non sensible [dans l’état présent]. Le lecteur se demandera peut-être à cette occasion pourquoi, si M. Eberhard s’élève au-dessus de la sphère de la sensibilité (p. 169), il emploie toujours l’expression de non sensible, et pas plutôt celle de sursensible. Ce n’est pas sans de bonnes raisons ; car la dernière ferait évidemment voir qu’il ne pouvait pas faire sortir le sursensible de l’intuition sensible, par la raison qu’elle est sensible. Mais le non sensible n’indique qu’un simple défaut (par exemple de la conscience de quelque chose dans la représentation d’un objet des sens), et le lecteur ne s’aperçoit pas aussi bien qu’on cherche à lui faire accepter par là une représentation d’objets réels d’une autre espèce. Il en est de même avec l’expression de choses générales (au lieu de prédicats généraux des choses), dont nous parlerons plus tard, et par laquelle le lecteur croit devoir entendre un genre particulier d’êtres, ou de l’expression de jugements non identiques (au lieu de synthétiques). Il y a beaucop d’art dans le choix de ces expressions indéterminées, dans le dessein de faire prendre au lecteur des pauvretés pour des choses importantes.

Si donc M. Eberhard a bien expliqué la notion leibnizo-wolfienne de la sensibilité de l’intuition, en disant qu’elle ne consiste que dans la confusion du divers des représentations sensibles, tandis que ces représentations se rapportent néanmoins à des choses en soi, mais dont la claire connaissance repose sur l’entendement (qui connaît les parties simples dans cette intuition), la Critique n’a donc rien imputé faussement à cette philosophie, et il ne reste plus qu'a décider si elle a également raison de dire : le point de vue adopté par la même philosophie pour caractériser la sensibilité (comme une faculté particulière ou réceptivité) est faux[10]. Il confirme la justesse de l’interprétation de la notion de sensibilité, attribuée dans la Critique à la philosophie de Leibniz, en disant (p. 303), qu’il fait consister la raison subjective des phénomènes, comme représentations confuses, dans l’impuissance de distinguer tous les caractères (représentations partielles de l’intuition sensible) ; et (p. 377) blâmant la Critique de ne pas avoir donné cette raison, il ajoute : il consiste dans les bornes du sujet. En dehors de ces raisons subjectives de la forme logique de l’intuition, il y a aussi des raisons objectives ; c’est ce qu’affirme la Critique ; et en cela elle ne contredit pas Leibniz. Mais que si ces raisons objectives (les éléments simples) sont comme parties dans les phénomènes mêmes, et ne sont pas perçus comme tels, à cause tout simplement de la confusion, mais qu’ils ne puissent qu’y être démontrés, qu’ils doivent s’appeler intuitions sensibles, et cependant pas simplement sensibles, mais qu’elles doivent aussi et par cette dernière raison, s’appeler intellectuelles, c’est évidemment une contradiction, et la notion leibnizienne de la sensibilité et des phénomènes est inexplicable. M. Eberhard a donc donné une interprétation tout à fait fausse de l’opinion de Leibniz, ou cette opinion doit être rejetée sans hésiter. De deux choses l’une : ou l’intuition est quant à l’objet entièrement intellectuelle, c’est-à-dire que nous percevons les choses comme elles sont en elles-mêmes, et alors la sensibilité ne consiste que dans la confusion inséparable d’une telle intuition collective ; — ou bien elle n’est pas intellectuelle, et nous n’entendons par là que la manière dont nous sommes affectés par un objet tout à fait inconnu en soi, et alors la sensibilité consiste si peu dans la confusion que l’intuition aurait plutôt le plus haut degré de clarté, et, en tant que des parties simples s’y trouvent, gagner proportionnellement en distinction et en clarté ; mais il n’y aurait jamais autre chose absolument que de simples phénomènes. Mais les deux choses ne peuvent être conçues ensemble dans une seule et même notion de la sensibilité. Par conséquent la sensibilité, telle que M. Eberhard en attribue la notion à Leibniz, se distingue de la connaissance intellectuelle ou par la simple forme logique (la confusion), tandis que, quant à la matière, elle ne contient que de pures représentations intellectuelles des choses en soi ; ou bien elle s’en distingue aussi d’une manière transcendantale, c’est-à-dire quant à l’origine et à la matière, puisqu’elle ne tient pas de la qualité des objets en soi, mais ne comprend que la manière dont le sujet est affecté, quelle qu’en soit du reste la clarté. Le dernier cas est celui de l’affirmation de la Critique, à laquelle on ne peut opposer la première opinion sans faire consister la sensibilité dans la seule confusion des représentations, confusion qui affecterait l’intuition donnée.

On ne saurait mieux exposer que le fait sans le vouloir M. Eberhard, la différence infinie entre la théorie de la sensibilité, comme mode particulier d’intuition, qui a sa forme déterminable a priori suivant des principes universels, et la théorie qui admet cette intuition comme une appréhension purement empirique des choses en elles-mêmes, appréhension qui ne se distingue d’une intuition intellectuelle (comme intuition sensible) que par le défaut de clarté de la représentation. On ne peut en effet tirer du défaut de faculté, de l’impuissance, et des limites de la vertu représentative (expressions littérales dont se sert M. Eberhard lui-même) aucune extension de la connaissance, aucune détermination positive des objets. Le principe donné doit être lui-même quelque chose de positif, qui constitue le substratum de ces propositions, mais qui n’ait qu’une valeur purement subjective, et ne s’entend des objets qu’autant qu’ils ont un caractère phénoménal. Si nous passons à M. Eberhard ses parties simples des objets de l’intuition sensible, et si nous convenons qu’il fait comprendre comme il peut leur union, d’après son principe de la raison [suffisante], comment et par quel raisonnement veut-il donc tirer de ses notions de monades et de leur représentation par des forces, cette représentation de l’espace, à savoir, qu’il a trois dimensions comme espace plein, en même temps que de ses trois sortes de limites, dont deux même sont encore des espaces, la troisième, celle du point, est la limite de toutes les limites ? Ou comment entend-il raisonner par rapport aux objets du sens intime pour trouver la condition qui sert de base à ce sens, à savoir le temps, comme quantité, mais en partant uniquement d’une mesure et comme d’une grandeur fixe (comme est aussi l’espace) par ses éléments simples, que, suivant lui, le sens perçoit mais pas séparés, que l’entendement au contraire réunit par la pensée ? Comment enfin faire sortir de ses bornes, de la non-clarté, et par conséquent de simples défauts, une connaissance positive, contenant les conditions des sciences qui, entre toutes les autres, sont de nature à s’étendre le plus a priori (la géométrie et la physique générale) ? Il doit tenir toutes ces propriétés pour fausses et purement fictives (comme directement contraires à ces parties simples qu’il admet) ; ou bien il en doit chercher la réalité objective, non dans les choses en soi, mais dans les choses comme phénomènes, c’est-à-dire quand il cherche la forme de leur représentation (comme objets de l’intuition sensible) dans le sujet et dans sa réceptivité, c’est-à-dire dans sa qualité d’être susceptible d’une représentation immédiate d’objets donnés, forme qui permet de concevoir a priori (avant déjà que les objets soient donnés) la possibilité d’une connaissance diverse des conditions sous lesquelles seules des objets peuvent se présenter aux sens. Voyons maintenant ce que dit M. Eberhard (p. 370) : « M. Kant n’a pas dit ce qu’est le principe subjectif dans les phénomènes. — Ce sont les limites du sujet. » (Telle est sa détermination, à lui.) Qu’on lise et qu’on juge.

M. Eberhard est incertain (p. 391) si « par forme de l’intuition sensible j’entends les bornes de la faculté de connaître par laquelle le divers est converti en figure du temps et de l’espace, ou ces figures mêmes en général. » — « Celui qui les regarde comme primitives (ursprunglich), non comme innées dans leurs principes, se forge une qualitatem occultam. Mais s’il adopte une des deux explications précédentes, sa théorie se trouve comprise, ou totalement, ou en partie dans celle de Leibniz. » Puis (p.378) il demande un renseignement sur cette forme des phénomènes, « qu’elle soit, dit-il, polie ou raboteuse. » C’est surtout de ce dernier ton qu’il parle dans ce paragraphe. Je m’en tiens au premier, le seul qui convienne à des raisons victorieuses.

La Critique n’admet absolument point de représentations innées ; elle les considère toutes, qu’elles se rapportent à l’intuition ou aux notions intellectuelles, comme acquises. Mais il y a aussi une acquisition primitive (comme disent les professeurs de droit naturel), par conséquent aussi de ce qui n’existait pas encore auparavant, par conséquent de ce qui n’a fait partie d’aucune chose avant cette action. Telle est, comme le dit la Critique, premièrement la forme des choses dans l’espace et dans le temps, secondement l’unité synthétique du divers dans les notions ; car ni l’une ni l’autre de ces deux choses n’est tirée des objets, qui ne les contiennent point, par notre faculté de connaître ; elles en sont au contraire produites a priori. Mais il doit cependant y avoir dans le sujet une raison qui fait que les représentations pensées se forment ainsi et pas autrement, et peuvent en outre se rapporter à des objets qui ne sont pas encore donnés, et cette raison du moins est innée. Comme M. Eberhard remarque lui-même que pour avoir le droit d’user du mot implanté (incréè, anerschaffen), il faut supposer l’existence de Dieu déjà prouvée, pourquoi donc s’en sert-il dans une Critique qui n’a d’autre objet que les premiers fondements de toute connaissance, de préférence à la vieille expression d’inné (Angebornen) ? M. Eberhard dit (p. 390) : « Les raisons des images [ou figures] universelles, encore indéterminées, d’espace et de temps ont été créées avec l’âme. » Mais à la page suivante on doute de nouveau si par forme de l’intuition (il fallait dire : la raison de toutes les formes de l’intuition) j’entends les bornes de l’intelligence ou ces images mêmes. On ne comprend pas comment il a pu penser à la première supposition, même en doutant, puisqu’il doit bien savoir qu’il a voulu substituer ce mode d’explication de la sensibilité à celui qui a été donné par la Critique. Quant au second doute, à savoir si les formes de l’intuition ne sont pas dans ma pensée, les images indéterminées du temps et de l’espace même, il est facile à expliquer, mais il ne peut être approuvé. Car où ai-je jamais dit que les intuitions d’espace et de temps qui seules rendent des images possibles, soient elles-mêmes des images (qui supposent toujours une notion, dont elles sont l’exposition, par exemple la figure indéterminée de la notion de triangle, pour laquelle ne sont donnés ni le rapport des côtés ni les angles) ? Il s’est tellement habitué au jeu trompeur d’employer l’expression figurée, au lieu de celle de sensible, qu’elle le suit en toute occasion. Le fondement de la possibilité de l’intuition sensible n’est rien de ces deux choses ; il n’est ni bornes de l’intelligence, ni une image ; c’est la simple réceptivité propre de l’esprit lorsqu’il est affecté de quelque chose (dans la sensation), c’est-à-dire sa capacité de recevoir une représentation, en conséquence de sa propriété subjective. Ce premier principe formel, par exemple, de la possibilité d’une intuition de l’espace, est seul inné, et avec la représentation de l’espace même. Toujours en effet il faut des impressions pour que l’intelligence ait la représentation d’un objet (représentation qui est toujours une action propre). Ainsi se forme l’intuition formelle qu’on nomme espace, comme représentation originairement acquise (de la forme des objets extérieurs en général), dont cependant le principe (comme simple réceptivité) est inné, et dont l’acquisition précède de beaucoup la notion déterminée de choses qui sont d’accord avec cette forme ; l’acquisition de celle-ci est acquisitio derivativa, puisqu’elle suppose déjà des notions transcendantales, universelles de l’entendement, notions qui ne sont pas non plus innées[11], mais acquises, et dont l’acquisitio, comme celle de l’espace, est également originaria, et ne suppose d’inné que les conditions subjectives de la spontanéité de la pensée (conformité avec l’unité de l’apperception). Nul ne peut hésiter sur la signification du principe de la possibilité d’une intuition sensible pure, si ce n’est celui qui a peut-être parcouru la Critique à l’aide d’un dictionnaire, mais qui ne l’a pas méditée.

Ce qui suit peut donner une idée du peu d’ intelligence qu’a M. Eberhard des propositions les plus claires de la Critique, ou bien de son dessein de les mal entendre.

On a dit dans la Critique que la simple catégorie de la substance (comme toute autre) ne contient absolument rien de plus que la fonction logique par rapport à laquelle un objet est conçu comme déterminé, et par conséquent qu’aucune connaissance de l’objet n’est absolument produite par cela seul, pas plus que par le moindre prédicat (synthétique) tant que nous ne lui soumettons pas une intuition sensible ; d’où nous avons conclu que, ne pouvant absolument pas juger des choses sans le secours des catégories, une connaissance du sursensible (toujours, bien entendu, dans le sens théorique) est absolument impossible. M. Eberhard prétend (p. 384-385) qu’on peut acquérir cette connaissance de la catégorie pure de la substance, même sans le secours de l’intuition sensible : « c’est la force qui opère les accidents. » Or la force elle-même n’est autre chose qu’une catégorie (ou son prédicable), à savoir la force de la cause dont j’ai de même affirmé que la valeur objective ne peut pas plus être démontrée sans intuition sensible à elle soumise que l’on ne peut démontrer celle de la notion de substance. Or il fonde aussi cette preuve de fait (p. 385) sur l’exposition dans l’intuition sensible (interne) des accidents, par conséquent aussi de la force, qui en est le principe, car il rapporte en fait la notion de cause à une série d’états de l’âme, dans le temps, à une série de représentations successives, ou de degrés de représentations, dont le principe est contenu « dans la chose complètement déterminée quant à tous ses changements présents, passés et futurs ; » et, dit-il, « cette chose est une force par la raison qui fait quelle est une substance. » Mais la Critique ne demande pas non plus autre chose que l’exposition de la notion de force (notion, soit dit en passant, toute différente de celle dont on voulait garantir la réalité, à savoir celle de substance) [12] en intuition sensible interne, et la réalité objective d’une substance, comme être sensible, se trouve assurée par là. Mais il s’agissait de savoir si cette réalité peut être démontrée de la notion de force, comme pure catégorie, c’est-à-dire encore sans application aux objets d’une intuition sensible, par conséquent comme valable également pour les êtres sursensibles, c’est-à-dire pour les purs êtres de raison : car puisque toute conscience repose sur des conditions de temps, par conséquent aussi toute suite du passé, du présent et de l’avenir, doit tomber avec la loi entière de la continuité de l’état changé de l’âme, et il ne reste rien par quoi l’accident puisse avoir été donné, et qui puisse servir d’appui (Belage) à la notion de force. Si donc, en conséquence de la demande, il supprime la notion d’homme (qui contient déjà la notion d’un corps), ainsi que la notion de représentation dont l’existence est déterminable dans le temps, par conséquent tout ce qui contient des conditions de l’intuition soit externe soit interne (car il doit le faire s’il veut assurer la réalité de la notion de substance et celle de cause comme catégories pures, c’est-à-dire comme notions qui peuvent en tout cas servir aussi à la connaissance du sursensible), il ne lui reste alors de la notion de substance que celle d’un quelque chose dont l’existence doit être conçue comme celle d’un sujet, mais non comme celle d’un simple prédicat d’un autre ; il ne lui reste de la notion de cause que celle d’un rapport de quelque chose à quelque autre chose dans l’existence, d’après lequel, si je pose la première, la seconde est aussi déterminée et nécessairement posée. De ces notions des deux choses, il ne peut donc absolument tirer aucune connaissance de la chose ainsi déterminée ; il ne peut pas même savoir si une pareille détermination est seulement possible, c’est-à-dire s’il peut y avoir quelque chose où elle se rencontre. Il ne s’agit pas maintenant de savoir si par rapport aux principes pratiques a priori, quand la notion d’une chose (comme noumène) est mise en principe, les catégories de substance et de cause ne reçoivent pas une réalité objective par rapport à la détermination pratique de la raison. En effet la possibilité d’une chose qui peut exister simplement comme sujet, sans être toujours de nouveau prédicat d’autre chose, ou la possibilité de la propriété d’avoir à l’égard de l’existence d’autre chose le rapport de principe, et non réciproquement le rapport de conséquence, à l’égard de ces mêmes choses, doit, à la vérité, servir à prouver par une intuition correspondant à ces notions la connaissance théorique de cette chose, parce que cette intuition n’a de réalité objective qu’à cette condition, et qu’autrement aucune connaissance d’un pareil objet ne serait possible. Mais si ces notions ne sont pas constitutives, si elles ne doivent donner que des principes purement régulateurs de l’usage de la raison (comme c’est toujours le cas avec l’Idée d’un noumène), alors elles peuvent aussi n’être que de simples fonctions logiques, qui ont pour les notions de chose dont la possibilité est indémontrable un usage pratique pour la raison, et même un usage indispensable, parce qu’alors elles valent non comme principes objectifs de la possibilité des noumènes, mais comme principes subjectifs (de l’usage théorique, ou pratique de la raison) par rapport aux phénomènes. — Cependant, comme on l’a dit, il n’est jamais question en ce cas que de principes constitutifs de la connaissance des choses, et s’il est possible, d’un objet quelconque, par le fait que je n’en parle que par des catégories, sans les établir par une intuition (qui est toujours sensible en nous), sans obtenir une connaissance, comme le croit M. Eberhard, qui, malgré toute la fécondité qu’il attribue après tant d’autres aux arides déserts de l’ontologie, n’en a rien pu tirer.

SECONDE SECTION.

Solution du problème : Comment les jugements synthétiques sont-ils possibles ? suivant M. Eberhard.

Cette question, considérée dans sa généralité, est la pierre d’achoppement où tous les dogmatistes en métaphysique doivent inévitablement se briser, mais dont, par cette raison, ils se tiennent éloignés le plus qu’ils peuvent, car je n’ai encore rencontré aucun adversaire de la Critique qui ait entrepris d’en donner une solution générale. M. Eberhard, appuyé sur ses principes de contradiction et de la raison suffisante (qu’il ne présente cependant que comme une proposition analytique), s’y hasarde ; avec quel succès c’est ce que nous ne tarderons pas à voir.

M. Eberhard n’a aucune notion claire, paraît-il, de ce que la Critique appelle dogmatisme. Ainsi, parlant (p. 262) d’une preuve apodictique qu’il croit avoir donnée, il ajoute : « Si celui-là est dogmatique, qui admet avec certitude des choses en soi, nous sommes obligés, coûte que coûte, de confesser que nous sommes dogmatiques. » Un peu plus loin (p. 289) il dit que la philosophie de Leibniz n’est pas moins une critique de la raison que celle de Kant, puisqu’elle fonde son dogmatisme sur une analyse exacte des facultés de connaître, en se demandant ce qui est possible par chacune d’elles. » Or si elle fait réellement cela, elle ne renferme pas de dogmatisme dans le sens où notre Critique prend toujours ce mot.

Par dogmatisme en métaphysique cette Critique entend : une confiance générale aux principes de cette prétendue science, sans critique préalable de la faculté même de connaître, en ne se préoccupant que de son succès. Elle entend par scepticisme une défiance générale contre la raison pure sans critique préalable, en vue seulement de l’inexactitude de ses assertions[13]. La critique (die Kriticismus) de la méthode en tout ce qui appartient à la métaphysique (le doute suspensif ou méthodique) est, au contraire, la maxime d’une défiance universelle à l’égard de toutes les propositions synthétiques de cet ordre, tant qu’un principe universel de leur possibilité n’a pas été reconnu dans les conditions essentielles de notre intelligence.

On ne s’affranchit donc pas du reproche fondé de dogmatisme en faisant appel, comme il arrive ici (p. 262), à de prétendues preuves apodictiques de ses assertions métaphysiques ; car leur défaut de portée est si ordinaire, alors encore qu’aucun vice sensible ne s’y rencontre (ce qui n’est certainement pas le cas ci-dessus), et les preuves du contraire leur sont si souvent opposées avec non moins de clarté, que le sceptique, ne sût-il absolument qu’alléguer contre l’argument, a cependant bien le droit d’y opposer son non liquet. Seulement si la preuve roule sur des matières où une critique parvenue à maturité a fait voir auparavant d’une manière sûre la possibilité de la connaissance a priori et ses conditions universelles, le métaphysicien , qui est toujours aveugle dans toutes ses preuves, s’il manque de cette critique, peut se disculper de dogmatisme, et le canon de la critique pour cette espèce d’appréciation est contenu dans la solution générale du problème : Comment une connaissance synthétique a priori est-elle possible. Tant que ce problème n’a pas été résolu, tous les métaphysiciens ont encouru le reproche d’aveugle dogmatisme ou de scepticisme, si grande et si juste que puisse être d’ailleurs leur réputation pour des mérites d’une autre nature.

M. Eberhard n’est pas de cet avis. Il fait comme si une pareille invitation, justifiée par tant d’exemples dans la Dialectique transcendantale, n’avait jamais été faite aux dogmatiques, et admet comme décidée, longtemps avant la Critique de notre faculté de juger synthétiquement a priori, une proposition synthétique toujours fort contestée, à savoir : que le temps et l’espace, et les choses qu’ils contiennent se composent d’éléments simples, sans même qu’il s’occupe du moindre examen critique préalable de la possibilité d’une pareille détermination du sensible par des idées du sursensible, examen qui devait cependant lui sembler nécessaire par la contradiction des mathématiques, et qui donne dans son propre procédé le meilleur exemple de ce que la Critique appelle le dogmatisme qui doit toujours être rejeté de toute philosophie transcendantale, et dont la signification cette fois, je l’espère, ne lui échappera point, puisqu’il s’agit de son propre exemple.

Avant donc d’aborder la solution de ce problème principal, il est absolument nécessaire d’avoir une notion claire et déterminée de ce que la Critique entend en général d’abord par jugement synthétique, à la différence des jugements analytiques ; secondement de ce qu’elle entend par l’expression de jugements synthétiques a priori, à la différence des jugements empiriques du même genre. Le premier point a été établi par la Critique aussi clairement et répété aussi souvent qu’on peut le désirer. Les jugements synthétiques sont ceux par le prédicat desquels j’attribue plus au sujet du jugement que ce que je pense dans la notion dont j’énonce le prédicat ; ce prédicat ajoute par conséquent à la connaissance de ce que contenait la première notion. Pareille chose n’a pas lieu dans les jugements analytiques, qui ne font autre chose que de représenter et d’énoncer clairement comme appartenant à la notion donnée ce qui y était déjà réellement conçu et contenu. — Le second point, à savoir qu’est-ce qu’un jugement a priori par opposition à un jugement empirique, ne souffre ici aucune difficulté, parce que c’est là une différence depuis très longtemps connue et nommée en logique, et qui ne se présente pas comme la première (du moins suivant M. Eberhard) sous un nouveau nom. Il n’est cependant pas inutile de remarquer ici, dans l’intérêt de M. Eberhard, qu’un prédicat qui est attribué à un sujet par une proposition a priori en est affirmé comme lui appartenant nécessairement (comme inséparable de la notion de ce sujet). On dit de ces prédicats qu’ils font partie de l’essence (de la possibilité interne de la notion, ad essentiam[14] pertinentia). Toutes les propositions qui ont une valeur a priori doivent donc en contenir de semblables. Les autres prédicats, qui sont séparables de la notion [du sujet] (sans qu’elle en souffre), s’appellent des caractères non essentiels (extraessentialia). Les premiers appartiennent donc à l’essence [de la notion] ou comme partie constitutive (ut constitutiva), ou comme y ayant leur raison et en découlant (ut rationata). Les premiers sont des parties essentielles (essentialia), qui par conséquent ne contiennent pas de prédicat susceptible d’être dérivé d’un autre, contenu dans la même notion, et leur ensemble constitue l’essence logique (essentia) ; les seconds sont des propriétés (attributa). Les caractères extraordinaires sont ou internes (modi), ou de rapport (relationes), et ne peuvent servir de prédicats a priori, parce qu’ils sont séparables de la notion du sujet, et par conséquent n’y tiennent pas nécessairement. — D’où il est clair que si l’on n’a pas déjà donné tout d’abord quelque critérium d’une proposition synthétique a priori, et qu’on dise que son prédicat est un attribut, on ne l’aura distingué en aucune façon de la proposition analytique. En effet, de ce qu’on dit que c’est un attribut, on n’affirme rien, sinon qu’il peut être dérivé de l’essence, comme en étant la conséquence nécessaire ; mais on laisse tout à fait indécise la question de savoir si la liaison est analytique, suivant le principe de contradiction, ou synthétique, suivant quelque autre principe. Ainsi, dans la proposition : Tout corps est divisible, le prédicat est un attribut, parce qu’il peut être dérivé, comme conséquence nécessaire, d’une partie essentielle de la notion du sujet, à savoir de l’étendue. Mais c’est un attribut qui peut être représenté comme appartenant, d’après le principe de contradiction, à la notion de corps ; ce qui fait que la proposition, tout en énonçant un attribut à l’égard du sujet, est cependant analytique. Au contraire, la permanence est aussi un attribut de la substance, car elle en est un prédicat absolument nécessaire, mais qui n’est pas contenu dans la notion de la substance même, et qui par conséquent n’en peut être tiré par aucune analyse (suivant le principe de la contradiction). La proposition : Toute substance est permanente est donc une proposition synthétique. Quand donc on dit d’une proposition : elle a pour prédicat un attribut du sujet, personne ne sait encore si elle est analytique ou synthétique ; il faut donc ajouter : elle contient un attribut synthétique , c’est-à-dire un prédicat nécessaire (quoique dérivé), par conséquent connaissable a priori, un prédicat en un jugement synthétique. Suivant M. Eberhard, les jugements synthétiques a priori peuvent donc être définis : des jugements qui énoncent des attributs synthétiques des choses. M. Eberhard se jette dans cette tautologie pour dire, si c’est possible, non seulement quelque chose de mieux et de plus déterminé sur la propriété des jugements synthétiques a priori, mais aussi pour montrer en même temps par leur définition leur principe général, qui sert à reconnaître leur possibilité ; ce que la Critique n’a pu faire qu’avec des peines infinies. Suivant lui (p. 315) : « Les jugements analytiques sont ceux dont le prédicat énonce l’essence, ou quelques parties essentielles du sujet ; tandis que les jugements synthétiques (p. 316), quand ils sont des vérités nécessaires, ont des attributs pour prédicats. » Il présentait par le mot attribut les jugements synthétiques comme des jugements a priori (à cause de la nécessité de leurs prédicats), mais aussi comme des jugements qui énoncent les rationata de l’essence, non l’essence même ou quelqu’une de ses parties ; il donne par conséquent le principe de la raison suffisante comme la condition sous laquelle seule ils peuvent être affirmés du sujet. Il compte bien qu’on ne remarquera pas que ce principe ne peut être ici qu’un principe logique, qui ne signifie qu’une chose, à savoir que le prédicat n’est déduit, il est vrai, que médiatement, — mais toujours néanmoins en vertu du principe de contradiction, — de la notion du sujet ; déduction qui, malgré l’affirmation d’un attribut, peut cependant être analytique, et par conséquent n’avoir pas le cachet d’une proposition synthétique. Il s’est bien gardé de dire qu’il faut un attribut synthétique pour que la proposition dont cet attribut sert de prédicat puisse être elle-même synthétique. Il devait cependant bien se rappeler que cette restriction est nécessaire, parce que autrement la tautologie serait évidente, et qu’il produisait ainsi une chose qui pourrait sembler neuve et importante à des yeux inexercés, mais qui n’est, dans le fait, qu’une fumée facile à reconnaître.

On voit donc aussi ce que signifie son principe de la raison suffisante, qu’il a présenté plus haut de façon à faire croire (surtout d’après l’exemple du jugement qu’il y donne) qu’il l’a entendu d’un principe réel, puisque principe et conséquence diffèrent réellement l’un de l’autre, et que la proposition qui les unit est de cette manière une proposition synthétique. Point du tout. Il s’est plutôt préoccupé dès ce moment-là de l’usage qu’il en devait faire plus tard, et l’a énoncé avec cette indétermination, afin de pouvoir lui donner, à l’occasion, le sens nécessaire, et de pouvoir ainsi le faire servir quelquefois de principe pour les jugements analytiques, sans toutefois que le lecteur s’en aperçût. La proposition : Tout corps est divisible, est-elle donc moins analytique parce que son prédicat ne peut être dérivé que de ce qui appartient immédiatement à la notion (de la partie essentielle), c’est-à-dire de l’étendue ? Si d’un prédicat qui, d’après le principe de contradiction, est immédiatement reconnu dans une notion, un autre prédicat est déduit tout en l’étant également de la notion d’après le principe de contradiction, le premier est-il donc moins dérivé suivant le principe de contradiction que le dernier ?

En attendant c’en est donc fait d’abord de l’espoir d’expliquer des propositions synthétiques a priori par des propositions qui ont pour prédicats des attributs de leur sujet, si l’on ne veut pas ajouter, en ce qui regarde ces prédicats, qu’ils sont synthétiques, et tomber ainsi dans une évidente tautologie. En second lieu on met des limites au principe de la raison suffisante, s’il doit servir de principe particulier, en ce sens qu’il ne puisse être employé comme tel dans la philosophie transcendantale qu’autant qu’il autorise une liaison synthétique des notions. Que l’on juge maintenant de l’exclamation de l’auteur lorsqu’il dit (p. 317) : « Déjà donc nous avons déduit la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques, et cela en indiquant d’une manière très précise leur ligne de démarcation (que les premiers ne se rapportent qu’aux essences, les seconds aux attributs) du principe de division le plus fécond et le plus lucide (ce qui fait allusion à ces champs féconds de l’ontologie vantés plus haut), et avec la parfaite certitude que la division a complètement épuisé leur principe de division. »

Toutefois, dans ce champ de triomphe, M. Eberhard ne semble pas si entièrement certain de la victoire qu’il veut bien le dire. Car (p. 318) après avoir admis pour tout à fait décidé que Wolf et Baumgarten avaient connu depuis longtemps et nettement indiqué, quoiqu’en d’autres termes, ce que la Critique a mis en circulation sous un autre nom, il retombe tout à coup dans l’incertitude sur les prédicats dont je puis parler dans les jugements synthétiques, et soulève une telle nuée de distinctions et de classifications des prédicats qui peuvent se présenter dans les jugements, que la chose dont il s’agit en est comme obscurcie et ne peut plus être vue ; le tout pour prouver que j’aurais dû définir les jugements synthétiques, les a priori surtout, autrement que je ne l’ai fait. Il n’y est pas du tout question non plus de ma manière de résoudre la question : Comment ces jugements sont-ils possibles, mais seulement de savoir ce que j’entends par là, et que si j’y fais entrer telle espèce de prédicats, la définition (p. 319) se trouve trop large, que si j’y fais entrer telle autre, elle est (p. 320) trop étroite. Mais il est clair que si une notion ne résulte que d’une définition, il est impossible qu’elle soit trop étroite ou trop large, puisqu’elle ne signifie alors rien de plus ni rien de moins que ce qu’en dit la définition. Tout le défaut qu’on pourrait y trouver serait qu’elle contînt quelque chose d’inintelligible, qui par conséquent n’emporte aucune lumière et n’est pas propre à définir. Le plus habile dans l’art d’obscurcir ce qui est clair ne peut donc rien alléguer contre cette définition des jugements synthétiques donnés par la Critique : ce sont des jugements dont le prédicat contient plus qu’il n’est réellement pensé par la notion du sujet ; en d’autres termes, des propositions par le prédicat desquelles est ajouté à la pensée du sujet quelque chose qui n’y était pas contenu ; tandis que les jugements analytiques sont ceux dont le prédicat ne contient tout juste que ce qui est conçu dans la notion du sujet de ces jugements. Or si le prédicat des propositions de la première espèce, quand les propositions sont a priori, peut être un attribut (du sujet du jugement), ou si l’on sait quelque chose autrement, cette détermination ne peut ni ne doit entrer dans la définition, quoique l’attribut fût démontré du sujet, comme l’a fait d’une manière si instructive M. Eberhard ; cela fait partie de la déduction de la possibilité de la connaissance des choses par une espèce de jugement qui ne peut avoir lieu que d’après la définition. Mais il la trouve inintelligible, trop large ou trop étroite, parce qu’elle ne cadre pas avec sa détermination soi-disant plus précise du prédicat de cette espèce de jugements.

Pour obscurcir le plus possible une chose très claire et très simple, M. Eberhard emploie toutes sortes de moyens, mais qui produisent un effet tout contraire à celui qu’il se proposait. Il dit (p. 308) : « Toute la métaphysique ne contient, comme M. Kant le dit, que des jugements analytiques, » et il cite à l’appui de sa prétention un passage des Prolègomènes (p. 25). Il explique cet endroit comme si je le disais en général de la métaphysique, quand, en réalité, il n’y est absolument question que de la métaphysique du passé, en tant que ses propositions reposent sur des preuves valables. Car lorsqu’il est question de la métaphysique en soi, je dis, p. 36 des Prolégomènes, que « les jugements proprement métaphysiques sont tous synthétiques. » Même pour ce qui est de la métaphysique, telle qu’elle a été faite jusqu’ici, il est dit aussi dans les Prolégomènes, immédiatement après le passage cité, « qu’elle présente encore des propositions synthétiques, qu’on lui accorde volontiers, mais qu’elle n’a jamais prouvées a priori. » Il n’est donc pas dit dans le passage en question que l’ancienne métaphysique ne contienne aucune proposition synthétique (car elle en contient à l’excès), et qu’il y en ait dans le nombre de tout à fait vraies (à savoir celles qui sont les principes d’une expérience possible) ; mais seulement qu’elle n’en a prouvé aucune par principes a priori. Pour réfuter cette assertion , M. Eberhard n’aurait eu qu’à me citer une seule proposition de ce genre apodictiquement établie, car il ne réfutera réellement pas mon assertion par le principe de la raison suffisante avec sa preuve (p. 163-164 de son Magasin). Il a également supposé (p. 314) que j’affirme « que les mathématiques sont la seule science qui renferme des jugements synthétiques a priori. » Il n’a pas cité le passage où j’aurais dit cela ; mais la seconde partie de la principale question transcendantale, à savoir comment une physique pure est possible (Prolég., p. 71 jusqu’à 124), aurait dû infailliblement lui montrer que j’ai précisément dit le contraire, s’il n’eût pas mieux aimé voir tout l’opposé. Il me fait dire (p. 318) que « à l’exception des jugements mathématiques, les jugements empiriques sont seuls synthétiques, » quand cependant la Critique (p. 198-277) établit tout un système de principes métaphysiques et même synthétiques, et l’établit par preuves a priori. Mon assertion était que cependant ces principes ne sont que des principes de la possibilité de l’expérience. De ce « qu’ils ne sont que des jugements d’expérience, » par conséquent de ce que j’appelle un principe de l’expérience, il en fait une conséquence de l’expérience. Ainsi tout ce qui passe de la Critique entre ses mains est d’abord altéré et défiguré, pour le faire ensuite apparaître sous un faux jour.

Un autre artifice encore, pour n’avoir pas même de fixité dans son opposition, c’est qu’il présente ses antithèses dans des expressions très générales et aussi abstraitement qu’il le peut, et qu’il se garde bien de donner un exemple où l’on puisse sûrement s’assurer de ce qu’il veut dire. C’est ainsi qu’il divise (p. 318) les attributs, suivant qu’ils peuvent être connus a priori ou a posteriori, et qu’il dit qu’il lui semble que j’entends par mes jugements synthétiques « seulement les vérités qui ne sont pas absolument nécessaires, et que la dernière espèce de jugements des vérités absolument nécessaires, est celle dont les prédicats nécessaires ne peuvent être connus de l’entendement humain qu’a posteriori. » Il me semble au contraire que par ces mots j’ai dû dire quelque autre chose que ce qu’il a dit réellement ; car à les prendre tels qu’il nous les présente, ils contiennent une flagrante contradiction. Des prédicats qui ne peuvent être connus qu’a posteriori et qui sont cependant reconnus nécessaires, des attributs de telle nature qu’ « on ne peut pas (p. 321) les tirer de l’essence du sujet, » sont, d’après la définition même que M. Eberhard a donnée précédemment de ces derniers, tout à fait inconcevables. Si donc il fallait attacher quelque sens à ces mots, et s’il fallait répondre à l’objection tirée par M. Eberhard de cette distinction pour le moins inintelligible, contre l’utilité de la définition des jugements synthétiques donnés par la Critique, il devrait alors donner au moins un exemple de cette singulière espèce d’attributs ; autrement il m’est impossible de répondre à une objection qui ne m’offre aucun sens. Il évite tant qu’il peut de prendre des exemples tirés de la métaphysique ; il s’attache aussi constamment que possible à ceux des mathématiques, en les appropriant de son mieux aux besoins de sa cause. Il veut en effet échapper à ce reproche, que jusqu’ici la métaphysique n’a pu démontrer en aucune manière ses propositions synthétiques a priori (parce qu’elle veut prouver par leurs notions qu’elles ont une valeur pour les choses en soi), et il choisit toujours, en conséquence, des exemples dans les mathématiques, dont les propositions sont établies sur des preuves strictes, parce qu’elles posent en principe l’intuition a priori. Mais cette intuition, il ne peut absolument point la faire valoir comme condition essentielle de la possibilité de toutes les propositions synthétiques a priori, à moins de renoncer du coup à tout espoir d’étendre sa connaissance jusqu’à l’insensible, auquel ne correspond aucune intuition possible ; et alors c’en est fait de la culture des champs de la psychologie et de la théologie, qui cependant devaient être rendus si féconds. Si donc il n’est pas possible de rendre hommage à ses lumières, ou à l’intelligence, ou à la bonne volonté qu’il a mises à donner un éclaircissement en un point controversé, il faut cependant rendre cette justice à sa prudence, de n’avoir négligé aucun avantage, même ceux qui n’étaient qu’apparents.

Mais si comme par hasard M. Eberhard rencontre un exemple tiré de la métaphysique, il lui en arrive toujours malheur, à tel point même qu’il prouve tout juste le contraire de ce qu’il avait voulu établir. Il avait voulu prouver plus haut qu’il doit y avoir, outre le principe de contradiction, un autre principe encore, celui de la possibilité des choses ; et cependant il dit que ce second principe doit être déduit de celui de contradiction, comme il essaye de l’en déduire en effet. Maintenant il dit (p. 319) : « la proposition : Tout ce qui est nécessaire est éternel, toutes les vérités nécessaires sont des vérités éternelles, est évidemment une proposition synthétique ; et cependant elle peut être connue a priori. » Mais elle est évidemment analytique, et l’on peut voir suffisamment par cet exemple quelle fausse notion se fait M. Eberhard de cette différence des propositions qu’il prétendait, cependant, qu’il prétend toujours connaître par principe. Car il n’ira pas sans doute jusqu’à regarder une vérité comme une chose qui existe dans le temps, et dont l’existence est ou éternelle ou passagère. Il est nécessaire et éternel que tous les corps soient étendus, qu’ils existent ou non, que l’existence en soit passagère ou longue, ou même qu’ils existent dans tous les temps, c’est-à-dire éternellement. La proposition veut seulement dire qu’ils ne dépendent pas de l’expérience (qui doit être rapportée à quelque temps), qu’ils ne sont par conséquent assujettis à aucune condition de temps, c’est-à-dire qu’ils sont connaissables a priori comme vérités ; ce qui revient exactement à dire qu’ils sont connaissables comme vérités nécessaires.

Il en est de même de l’exemple cité (p. 325) où il faut remarquer également un exemple de son exactitude dans la manière d’alléguer des propositions de la Critique, lorsqu’il dit : « Je ne vois pas comment on veut contester à la métaphysique tout jugement synthétique. » Or la Critique, loin d’avoir fait cela, a bien plutôt (comme on l’a dit précédemment) exposé tout un système, et en réalité un système complet de pareils jugements comme principes vrais ; seulement elle a fait voir en même temps que tous ces principes réunis n’expriment que l’unité synthétique de la diversité de l’intuition (comme condition de la possibilité de l’expérience), et ne sont par le fait applicables qu’aux objets, en tant qu’ils peuvent être donnés en intuition. L’exemple métaphysique qu’il donne maintenant des propositions a priori, quoique avec cette restriction prudente (si la métaphysique prouve une telle proposition), à savoir, « toutes les choses finies sont muables et la chose infinie est immuable, » est dans les deux cas analytique. Car en réalité, c’est-à-dire quant à l’existence, est muable ce dont les déterminations peuvent se succéder dans le temps. Il n’y a par conséquent d’immuable que ce qui ne peut exister que dans le temps. Mais cette condition n’est pas nécessairement attachée à la notion d’une chose finie en général (qui n’a pas toute réalité) ; elle n’est liée qu’à une chose comme objet de l’intuition sensible. Or, puisque M. Eberhard entend affirmer ses propositions a priori comme si elles étaient indépendantes de cette dernière condition, sa proposition que : Tout le fini comme tel (c’est-à-dire par sa simple notion, par conséquent aussi comme noumène) est muable, est fausse. La proposition : Tout ce qui est fini est muable à ce titre, ne devrait donc être entendue que de la détermination de sa notion, par conséquent logiquement, puisque par muable on pense ce qui n’est pas constamment déterminé par sa notion, par conséquent ce qui peut être déterminé de toutes sortes de manières opposées. Mais alors la proposition : que des choses finies, c’est-à-dire toutes, à l’exception de celle qui est souverainement réelle (allerrealesten) sont muables logiquement (par rapport à la notion que l’on peut s’en faire), est une proposition analytique ; car il est indifférent de dire : Je pense une chose finie par le fait qu’elle n’a pas toute réalité, et de dire : Par cette notion que j’en ai, n’est point décidée la question de la réalité ou du nombre de réalités que je dois lui attribuer ; c’est-à-dire que je puis lui rapporter tantôt ceci, tantôt cela, et, sans préjudice pour sa notion défini (Endlicheit), changer sa détermination de toutes sortes de manières. De la même façon, c’est-à-dire logiquement, l’essence infinie est immuable, parce que si j’entends par cette essence ce qui, en vertu de sa notion, ne peut avoir pour prédicat que la réalité, par conséquent ce qui est déjà universellement déterminé par cette notion (bien entendu par rapport aux prédicats dont nous avons la certitude qu’ils sont véritablement réels ou non), un autre prédicat ne peut être mis à la place d’aucun prédicat unique de cet être, sans préjudice pour sa notion. Mais il résulte aussi de là, que la proposition est purement analytique, qui n’attribue à son sujet aucun autre prédicat que celui qui peut en être tiré par le principe de contradiction[15]. Si l’on joue avec les simples notions, de la réalité objective desquelles on n’a pas à s’occuper, on peut alors obtenir sans peine beaucoup de ces extensions illusoires de la science sans avoir besoin de l’intuition ; mais il en est tout autrement dès qu’on se propose l’accroissement de la connaissance de l’objet. C’est aussi une extension purement apparente de la connaissance que cette proposition : L’essence infinie (prise dans cette acception métaphysique) n’est pas en elle-même muable realiter, c’est-à-dire que ses déterminations ne s’y succèdent pas dans le temps (par la raison que son existence, comme simple noumène, ne peut se concevoir sans contradiction dans le temps) ; ce qui est également une proposition purement analytique, si l’on suppose les principes synthétiques d’espace et de temps, comme des intuitions formelles des choses, comme des phénomènes : car étant identique avec la proposition de la Critique : La notion de l’être souverainement réel n’est pas la notion d’un phénomène, et ne pouvant étendre, comme proposition synthétique, la connaissance de l’être infini, elle exclut plutôt de sa notion toute extension en la privant de l’intuition. — Il est encore à remarquer que M. Eberhard en posant les propositions ci-dessus, ajoute prudemment : « Si la métaphysique peut les démontrer. » J’ai fait voir immédiatement la raison par laquelle la métaphysique a coutume de faire illusion, comme si cette raison emportait avec soi une proposition synthétique. Elle est aussi la seule qui puisse permettre d’employer en deux sens différents les mêmes déterminations (comme celle d’immuable) d’abord en les rapportant à l’essence logique (de la notion), ensuite en les rapportant à l’essence réelle (de la nature de l’objet). Le lecteur peut donc ne faire aucune attention à des réponses dilatoires (qui finiront cependant par toucher notre cher Baumgarten, puisque lui aussi prend une notion pour une chose), et juger immédiatement.

On voit, par tout ce qu’il dit sous ce numéro, que M. Eberhard ou n’a pas la moindre notion des jugements synthétiques a priori, ou, ce qui est plus vraisemblable, qu’il cherche à la rendre à dessein si confuse que le lecteur ne sache plus que penser de ce qu’il peut saisir, pour ainsi dire, avec les mains. Les deux seuls exemples métaphysiques qu’il pourrait cependant faire passer volontiers comme synthétiques, quoique, vus de près, ils soient analytiques, sont : Toutes les vérités nécessaires sont éternelles (il aurait pu également se servir ici du mot immuables), et l’Être nécessaire est immuable. La disette d’exemples, quand cependant la Critique lui en offrait une multitude de synthétiques, est facile à expliquer. Il lui fallait pour ses jugements des attributs qu’il put démontrer comme attributs du sujet en partant de la simple notion de ce sujet. Or comme ce n’est pas le cas si le prédicat est synthétique, il a dû s’en choisir un où l'on se soit ordinairement joué déjà en métaphysique, en le considérant tantôt au point de vue logique par rapport à la notion du sujet, tantôt au point de vue réel, par rapport à l’objet, tout en croyant y trouver la même signification, c’est-à-dire la notion du muable et de l’immuable. Ce prédicat, si l’on place l’existence de son sujet dans le temps, donne sans doute un attribut du temps et un jugement synthétique ; mais alors aussi il suppose une intuition sensible et la chose même, quoiqu’à titre de phénomène seulement. Mais il ne remplissait point la condition des jugements synthétiques. Au lieu donc d’employer le prédicat immuable en parlant des choses (dans leur existence), on s’en sert en parlant des notions des choses, parce que alors l’immutabilité est sans contredit un attribut de tous les prédicats en tant qu’ils appartiennent nécessairement à une certaine notion, que du reste quelque objet corresponde à cette notion même, ou qu’elle soit vide ou sans objet. — Il avait déjà joué ce jeu-là avec le principe de la raison suffisante. On devait penser qu’il exposait une proposition métaphysique qui décide quelque chose a priori des réalités, et c’est une proposition toute logique, qui ne dit que ceci : pour qu’un jugement soit synthétique, il doit être représenté non seulement comme possible (problématique), mais encore comme, fondé (analytiquement ou synthétiquement, peu importe). La proposition métaphysique de la causalité était tout à fait à sa main ; mais il se garde bien d’y toucher (car l’exemple qu’il en allègue ne convient pas à l’universalité de ce prétendu principe suprême de tous les jugements synthétiques). La cause : c’est qu’il voulait faire passer une règle logique, d’un caractère tout analytique, et distinct de toute qualité des choses, pour le seul principe naturel dont la métaphysique ait à s’occuper.

M. Eberhard doit avoir fini par craindre que le lecteur ait pu entrevoir l’illusion ; c’est pour cette raison qu’il dit à la fin de ce n° (p.331) que « la question de savoir si un jugement est analytique ou synthétique, est une question sans conséquence par rapport à sa vérité logique, » afin que le lecteur n’en entende plus parler. Mais c’est en vain. Le simple bon sens doit tenir fermement à la question dès qu’une fois elle lui a été présentée clairement. Que je puisse étendre ma connaissance au delà d’une notion donnée, c’est ce que m’apprend l’extension journalière de mes connaissances par l’expérience toujours croissante. Mais si l’on dit que je puis les étendre au delà des notions données, même sans le secours de l’expérience, c’est-à-dire que je puis juger synthétiquement a priori, et qu’on ajoute qu’il faut nécessairement pour cela quelque chose de plus que d’avoir ces notions, qu’il faut en outre un principe pour ajouter avec vérité à ce que je pense déjà par ces notions, je me moquerais de celui qui me dirait que cette proposition : Je dois avoir en dehors de ma notion quelque raison encore d’affirmer autre chose que ce qu’elle renferme, est le principe même qui suffit déjà pour cette extension, puisque je ne puis concevoir ce plus, que je pense a priori comme faisant partie de la notion d’une chose, quoique cependant pas contenu en elle, que comme un attribut. Car je veux savoir quelle est la raison qui, en dehors de ce qui est essentiellement propre à ma notion et que je savais déjà, me fait connaître quelque chose de plus, et même nécessairement, comme attribut afférent à une chose, mais qui n’est cependant pas contenu dans la notion de cette chose. Or, je trouve que l’extension de ma connaissance par l’expérience repose sur l’intuition empirique (des sens), dans laquelle je trouve beaucoup de choses qui correspondaient à ma notion, mais qui pouvaient aussi m’apprendre quelque chose de plus qui n’était pas encore pensé dans cette notion comme réuni à cela. Je comprends donc facilement, pourvu que l’on me conduise à ce point, que si ma connaissance doit être agrandie, s’élever a priori au-dessus de ma notion, il faudra une intuition pure a priori pour cette notion nouvelle, comme il a fallu une intuition empirique pour la première. Seulement je ne sais où je trouverai cette intuition pure a priori, ni de quelle manière m’en expliquer la possibilité. Si maintenant la Critique m’apprend à laisser de côté tout ce qu’il y a d’empirique ou de sensiblement réel dans l’espace et le temps, à nier toutes choses quant à leur représentation empirique, et si je trouve que l’espace et le temps, pareils à des êtres individuels subsistent, que leur intuition précède toutes les notions qui s’y rattachent, et les notions des choses qu’ils contiennent, je ne puis alors concevoir la propriété de ces espèces de représentations primitives que comme des formes purement subjectives (mais positives) de ma sensibilité (et nullement comme un simple défaut de clarté des représentations par elle), non comme des formes des choses elles-mêmes, par conséquent comme des formes seulement des objets de toute intuition sensible, c’est-à-dire encore comme des formes des simples phénomènes. On voit donc clairement par là, non seulement de quelle manière des connaissances synthétiques a priori sont possibles, tant en mathématiques qu’en physique, puisque ces intuitions a priori rendent cette extension possible, et que l’unité synthétique que l’entendement doit toujours donner à leur diversité, pour en concevoir un objet, doit la rendre réelle ; mais on voit en même temps et nécessairement que l’entendement, ne pouvant pas non plus percevoir par lui-même, ces propositions synthétiques a priori ne peuvent pas dépasser les limites de l’intuition sensible : toutes les notions qui dépassent ce champ doivent être vides et sans objet qui leur corresponde, puisque, pour obtenir de pareilles connaissances, il faut que je nie quelque chose de la provision qui me sert à la connaissance des objets des sens, ce qu’il n’est jamais nécessaire de faire par rapport aux objets sensibles, ou que j’affirme autre chose que ce qui peut jamais être affirmé de ces mêmes objets, et que j’essaie ainsi de me faire des notions qui, toutes exemptes de contradiction qu’elles sont, n’en restent pas moins parfaitement vides pour moi, parce que je ne puis jamais savoir si en général elles ont un objet correspondant.

Le lecteur, qui peut comparer maintenant ce qu’a dit ici M. Eberhard avec l’éloge qu’il fait (p. 316) de son exposition des jugements synthétiques, peut juger aussi lequel de nous deux met dans le commerce un verbiage sans consistance, au lieu d’une connaissance solide.

Le même caractère des jugements synthétiques se retrouve encore lorsqu’il dit (p. 316) « qu’ils ont pour attributs, dans les vérités éternelles, des attributs du sujet, dans les vérités temporaires des propriétés contingentes ou des rapports ; » après quoi il compare (p. 317) avec ce principe de division si fécond et si lumineux (p. 317) la notion que donne la Critique de ces mêmes jugements, à savoir que ce sont ceux dont le principe n’est pas le principe de contradiction ! « Mais quel est-il donc ? » demande malgré lui M. Eberhard ; à quoi il répond par sa découverte (qu’il prétend tirée des écrits de Leibniz), à savoir le principe de la raison suffisante, qui est par conséquent, avec le principe de contradiction (pivot des jugements analytiques), l’autre pivot de l’entendement humain, à savoir pour ses jugements synthétiques.

On voit maintenant, parce que j’ai reproduit en guise de résumé très succinct de la partie analytique de la critique de l’entendement, que cette critique expose le principe des jugements synthétiques en général, principe qui résulte nécessairement de leur définition, avec toute l’étendue désirable, à savoir : qu’ils ne sont possibles que sous la condition d’une intuition soumise à la notion du sujet, intuition qui, s’ils sont des jugements d’expérience, est empirique, et qui, s’ils sont des jugements synthétiques a priori, est une intuition pure a priori. Tout lecteur doit aisément apercevoir les conséquences de cette proposition, non seulement pour la détermination des limites de l’usage de la raison humaine, mais encore par rapport à l’intelligence de la véritable nature de notre sensibilité (car cette proposition peut être démontrée indépendamment de la dérivation des représentations de l’espace et du temps, et par là servir de preuve à l’idéalité du temps, avant même que nous l’ayons déduite de la propriété interne du temps).

Que l’on compare maintenant avec cela le prétendu principe qui emporte avec la détermination donnée par M. Eberhard de la nature des propositions synthétiques a priori : « Ce sont des propositions qui expriment d’une notion d’un sujet ses attributs, » c’est-à-dire des attributs qui leur appartiennent nécessairement, mais seulement à titre de conséquences ; et parce qu’ainsi considérés ils doivent être rapportés à quelque principe, leur possibilité est concevable par le principe du principe [ou de la raison] (durch das Princip des Grundes). Mais on se demande à bon droit si cette raison de leur prédicat doit être cherchée dans le sujet d’après le principe de contradiction (auquel cas le jugement, malgré le principe de la raison, ne serait jamais qu’analytique), ou s’il ne pourrait pas être dérivé de la notion du sujet, auquel cas l’attribut est seulement synthétique. Ni le nom d’un attribut ni le principe de la raison suffisante ne distinguent donc les jugements synthétiques des jugements analytiques ; mais si les premiers sont regardés comme des jugements a priori, on ne peut, d’après cette dénomination, dire autre chose sinon que leur prédicat a de quelque façon sa raison nécessaire dans l’essence de la notion du sujet, qu’il est par conséquent un attribut ; mais pas uniquement en conséquence du principe de contradiction. Mais d’où vient que, comme attribut synthétique, étant uni à la notion du sujet, il n’en peut cependant pas être tiré par l’analyse ? c’est ce qui ne peut se déduire ni de la notion d’attribut, ni du principe : qu’il y a de cela quelque raison ; la détermination de M. Eberhard est donc entièrement vaine. La Critique au contraire indique clairement cette raison de la possibilité, en disant que ce doit être l’intuition pure soumise à la notion du sujet, et cette intuition seule, qui permet d’unir un prédicat synthétique a priori à une notion.

Ce qui est ici décisif, c’est que la Logique ne peut absolument donner aucun éclaircissement sur la question : Comment les propositions synthétiques a priori sont-elles possibles ? Si elle voulait dire : dérivez de ce qui constitue l’essence de votre notion les prédicats suffisamment déterminés par là (qui sont alors des attributs), nous serions aussi avancés qu’auparavant. Comment dois-je commencer pour m’élever au-dessus de ma notion au moyen de cette notion même, et pour en dire plus qu’elle ne fournit à ma pensée ? Le problème ne sera jamais résolu si l’on n’envisage les conditions de la connaissance, comme le fait la Logique, que du côté de l’entendement. La sensibilité, même comme faculté d’une intuition a priori, doit y être prise en considération, et celui qui croit trouver une satisfaction dans les classifications que la Logique donne des notions (puisque, comme de juste, elle les considère en faisant abstraction de tous leurs objets) perdra son travail et sa peine. M. Eberhard estime au contraire qu’à ce point de vue, et d’après les indications qu’il tire de la notion des attributs (et du principe qui appartient exclusivement à ces jugements synthétiques a priori, le principe de la raison suffisante), la Logique est si féconde et si encourageante en ce qui regarde la solution des ténébreuses questions de la philosophie transcendantale, qu’il va (p. 322) jusqu’à esquisser une nouvelle table de la division des jugements pour la Logique (mais où l’auteur de la Critique ne peut accepter la place qui lui est assignée). Il y a été conduit par une division prétendue nouvelle des jugements par Jacques Bernoulli, et rapportée à la p. 320. Ne pourrait-on pas dire avec raison de cette invention logique ce qu’on disait un jour dans un journal scientifique : Malheureusement pour N…, encore un nouveau thermomètre d’inventé ! car tant qu’il faudra se contenter des deux points fixes de la division de la glace fondante et de l’eau bouillante, sans pouvoir déterminer le rapport de la chaleur dans l’un des deux avec la chaleur absolue, il est bien indifférent que l’ intervalle soit partagé en 80 ou en 100 degrés, etc. Tant donc qu’on ne saura pas en général comment des attributs (synthétiques, s’entend), qui ne peuvent cependant pas être tirés de la notion du sujet même, parviennent à être des prédicats nécessaires de ce même sujet (p. 322, 1, 2), ou peuvent être reçus comme tels avec le sujet, toute cette division systématique, qui doit en même temps donner la possibilité des jugements (ce qu’elle peut néanmoins dans un très petit nombre de cas) est un fardeau entièrement inutile pour la mémoire, et trouveraient difficilement place dans un nouveau système de Logique, de même que la simple Idée des jugements synthétiques a priori (que M. Eberhard appelle très improprement des jugements non essentiels) n’appartiennent point du tout à la Logique.

Encore un mot sur cette assertion avancée par M. Eberhard et par d’autres, que la distinction des jugements en synthétiques et en analytiques n’est pas nouvelle, qu’elle était connue depuis fort longtemps (et probablement abandonnée à cause de son inutilité). Il peut ne convenir que médiocrement à celui qui n’a pour but que la vérité, lors surtout qu’il fait usage d’une distinction d’une nature au moins négligée jusqu’ici, de rechercher si elle a déjà été faite par quelqu’un. Et tel est le sort ordinaire de tout ce qu’il y a de nouveau dans les sciences, quand on n’y peut rien opposer, qu’on le trouve du moins connu depuis longtemps des anciens. Mais si cependant d’une observation nouvellement mise en lumière jaillissent tout à coup des conséquences intéressantes, qui n’auraient pas pu rester inaperçues, si cette observation avait déjà été faite autrefois, un soupçon sur la justesse et l’importance de cette distinction, soupçon capable d’en entraver l’usage, devrait encore s’élever. Mais si cette division est mise hors de doute, et s’il en est de même de la nécessité avec laquelle se pressent visiblement ces conséquences, on peut alors admettre avec la plus grande vraisemblance qu’elle n’avait pas encore été faite.

Or, si la question : Comment une connaissance a priori est-elle possible ? avait été soulevée et traitée, surtout depuis Locke, quoi de plus naturel qu’après y avoir aperçu nettement la différence de l’analytique et du synthétique, on se fût aussitôt posé la question particulière et restreinte : Comment des jugements, synthétiques a priori sont-ils possibles ? Car du moment que ces questions auraient été soulevées, tout le monde aurait vu que le sort de la métaphysique, son maintien ou sa chute, dépendait de la manière dont le dernier problème serait résolu ; tout procédé dogmatique se serait appliqué à ce point jusqu’à ce qu’on eût obtenu une réponse satisfaisante à ce problème unique ; la Critique de la raison pure serait devenue la solution en présence de laquelle la plus forte trompette des assertions dogmatiques n’aurait pu s’élever. Or, comme il n’en a rien été, il faut bien que ce soit parce que la distinction en question de la différence des jugements n’avait jamais été bien connue. Le résultat eût été inévitablement le même, si l’on avait fait consister cette différence dans celle des prédicats, comme le fait M. Eberhard, suivant qu’ils sont des attributs de l’essence et des parties essentielles du sujet, et qu’on l’eût ainsi ramenée à la logique, quoique cette science n’ait jamais à s’occuper de la possibilité de la connaissance quant à la matière, mais simplement quant à la forme, en tant qu’elle est une connaissance discursive, et qu’elle doive laisser exclusivement à la philosophie transcendantale le soin de rechercher l’origine de la connaissance, mais a priori, des objets. La division dont il s’agit n’eût pu également recevoir une clarté et une utilité positive si, au lieu des expressions d’analytiques et de synthétiques, elle eût eu le tort de prendre celles d’identiques et de non identiques. Cette dernière n’indique point en effet un mode particulier de possibilité d’unir ainsi des représentations a priori ; au lieu que l’expression de jugement synthétique (par opposition à celle d’analytique) emporte immédiatement avec elle l’indication d’une synthèse a priori en général, et doit naturellement provoquer une recherche qui n’a plus rien de logique absolument, mais qui est déjà transcendantale, à savoir : s’il n’y a pas des notions (catégories) qui n’expriment que l’unité synthétique pure d’une diversité (dans une intuition quelconque) à l’égard d’un objet en général, et qui servent de fondement à toute connaissance de cet objet ; et (puisque ces notions ne concernent que la pensée d’un objet en général) s’il n’y aurait pas aussi pour une connaissance synthétique de cette espèce, une manière également supposée a priori dont l’objet doit être donné, à savoir une forme de son intuition ; car l’attention dirigée sur ce point convertirait inévitablement cette question de logique en une question transcendantale.

Ce n’était donc point une vaine subtilité, mais un pas de plus vers la connaissance réelle, que de faire connaître avant tout la différence des jugements qui ne reposent que sur le principe d’identité ou de contradiction d’avec ceux qui ont encore besoin d’un autre principe, par la dénomination de jugements analytiques, en opposition avec les jugements synthétiques. Car l’expression de synthèse montre clairement que quelque chose autre que la notion donnée comme substratum doit encore intervenir pour qu’il me soit possible de m’élever au-dessus de cette notion avec mes prédicats. Elle dirige par conséquent sa recherche de la possibilité d’une synthèse des représentations au profit de la connaissance en général, recherche qui doit bientôt aboutir à reconnaître comme conditions indispensables une intuition pour la connaissance, et une intuition pure pour la connaissance a priori. Cette direction n’eût pu être fournie par la dénomination de non identique donnée aux jugements synthétiques ; elle n’en peut pas non plus être la conséquence. Il suffit, pour s’en assurer, d’examiner les exemples produits jusqu’ici pour prouver que la distinction dont il s’agit est déjà toute comprise, quoique sous d’autres expressions, dans une philosophie connue. Le premier (cité par moi-même, mais seulement comme quelque chose de semblable à cela) est de Locke, qui fait consister les connaissances appelées par lui de coexistence et de relation, la première dans des jugements d’expérience, la seconde dans des jugements moraux ; mais il ne nomme pas le synthétique des jugements en général. Il n’a non plus tiré de cette différence des propositions de l’identité absolument aucune règle générale pour la connaissance pure a priori. L’exemple tiré de Reusch ne sert qu’à la logique, et indique seulement les deux manières différentes d’élucider des notions données, sans s’occuper de l’extension de la connaissance, surtout a priori, par rapport aux objets. Le troisième reproduit de Crusius des propositions purement métaphysiques, qui ne peuvent être prouvées par le principe de contradiction. Personne n’a donc compris cette distinction dans sa généralité par rapport à une critique de la raison en général ; car autrement les mathématiques, si riches en connaissances synthétiques a priori auraient dû être citées en première ligne ; et le contraste qu’elles auraient formé avec la philosophie pure, qui est au contraire si pauvre de propositions de cette espèce (quand elle est si riche en propositions analytiques), aurait inévitablement porté à la recherche de la possibilité des premiers. Libre à chacun cependant de juger s’il est assuré d’avoir jamais eu sous les yeux quelque part ailleurs cette différence en général, et de l’avoir trouvée dans d’autres auteurs, et si par cette raison

seule il ne négligera pas cette investigation comme superflue, et son but comme atteint depuis longtemps.
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Ces éclaircissements sur une prétendue critique de la raison, qui n’aurait été qu’une critique plus ancienne et favorable aux grandes prétentions de la métaphysique, mais rajeunie, doivent suffire pour le moment, et pour toujours. Il en ressort assez clairement que si quelque chose de semblable a jamais existé, il n’était du moins pas réservé à M. Eberhard de le voir, de l’entendre, ou de pourvoir en quelque point, quoique de seconde main, à ce besoin de la philosophie. — Les hommes laborieux qui se sont efforcés jusqu’ici par leurs objections d’affermir dans sa voie l’œuvre critique, n’entendront pas cette unique dérogation à mon principe (de m’abstenir de toute discussion de forme), comme si leurs arguments ou leur autorité philosophique m’avaient semblé d’une moindre importance : Il y avait lieu, cette fois seulement, de faire remarquer un certain procédé qui a quelque chose de caractéristique, qui semble être propre à M. Eberhard, et mériter attention. Du reste la Critique de la raison pure est en état, grâce à sa solidité intrinsèque, de faire elle-même son chemin, s’il y a lieu. Elle ne disparaîtra pas, si elle parvient un jour à s’établire sans du moins avoir provoqué un système plus ferme de la philosophie pure, que ce qui en a paru jusqu’ici. Si cependant l’on veut en faire l’essai, la marche actuelle des choses donne suffisamment à connaître que l’accord apparent qui règne encore à présent parmi les adversaires de la Critique, n’est qu’une discorde cachée, puisqu’ils sont en complète dissidence sur le principe par lequel ils voudraient la remplacer. Ce serait donc un spectacle amusant et instructif tout à la fois, si, oubliant pour quelque temps leur hostilité contre leur ennemi commun, ils essayaient de s’entendre d’abord sur le principe qu’ils veulent lui opposer ; ils en viendraient aussi peu à bout que celui qui pensait à faire un pont le long du torrent, au lieu de le jeter par-dessus.

Avec l’anarchie qui règne inévitablement dans le monde philosophique, parce qu’il reconnaît pour unique souveraine une chose insensible, la raison, il a toujours été nécessaire de rassembler une multitude turbulente autour de quelque grand homme, pris comme centre de réunion. Mais il y avait une difficulté de s’entendre pour ceux qui n’y apportaient pas leur propre entendement, ou qui répugnaient à s’en servir, ou qui, s’ils n’étaient pas dans l’un de ces deux cas, s’étaient posés comme s’ils n’avaient dû faire servir l’entendement d’un autre qu’à l’appui du leur. Cette difficulté a toujours été jusqu’ici un obstacle à une constitution durable ; elle la rendra encore longtemps très difficile.

La métaphysique de M. de Leibniz avait trois points principaux : 1° le principe de la raison suffisante, en tant qu’il devait faire voir simplement l’insuffisance du principe de contradiction pour la connaissance des vérités nécessaires ; 2° la monadologie ; 3° la théorie de l’harmonie préétablies. Ces trois points lui ont suscité beaucoup d’adversaires qui ne l’ont pas compris, mais (ainsi que le dit dans une certaine circonstance un grand appréciateur et digne panégyriste de Leibniz) il a été maltraité de ses prétendus adeptes et interprètes, comme déjà il était arrivé à des philosophes de l’antiquité qui auraient pu dire : Dieu nous garde seulement de nos amis ; pour ce qui est de nos ennemis nous en faisons notre affaire.

I. Est-il bien sûr que Leibniz ait voulu entendre son principe de la raison suffisante objectivement (comme loi naturelle), lorsqu’il y attachait une grande importance comme à une nouvelle acquisition pour la philosophie ? Il est si universellement reconnu et si évidemment clair (sauf les restrictions convenables), que la tête la plus sotte ne pourrait s’imaginer avoir fait en cela une nouvelle découverte ; aussi a-t-il été accueilli, par des adversaires qui l’avaient mal entendu, avec dérision. Mais ce principe n’était pour Leibniz qu’un principe purement objectif, qui n’avait de rapport qu’à une critique de la raison. Que signifie en effet que : il doit y avoir d’autres principes que le principe de contradiction ? Ceci précisément : que par le principe de contradiction on ne peut connaître que ce qui est déjà dans la notion de l’objet ; que si l’on doit affirmer de cet objet quelque autre chose encore, il faut que quelque chose s’ajoute à cette notion, et que la manière dont cette addition est possible exige la recherche d’un principe différent de celui de contradiction ; c’est-à-dire que ces deux sortes de jugements doivent avoir leur raison particulière. Et comme les propositions de la dernière espèce (maintenant du moins) s’appellent synthétiques, Leibniz a voulu dire autre chose, sinon qu’il faut ajouter au principe de contradiction (comme principe des jugements analytiques) un autre principe encore, à savoir celui des jugements synthétiques. C’était à coup sûr une nouvelle et remarquable invitation à faire des recherches encore à instituer dans la métaphysique (et qui ont été faites réellement depuis peu). Si maintenant son partisan donne cette indication d’un principe particulier encore à chercher alors pour le principe même (déjà trouvé) de la connaissance synthétique, qui aurait été l’objet de la prétendue découverte de Leibniz, ne l’expose-t-il pas au ridicule en croyant lui faire un compliment ?

II. Est-il bien croyable que Leibniz, un si grand mathématicien ! ait voulu composer les corps de monades (ainsi que l’espace, de parties simples) ? Il ne pensait pas au monde corporel, mais à son substratum impossible à connaître pour nous, au monde intelligible, qui ne consiste que dans une simple Idée de la raison, et où nous sommes assurément forcés de concevoir tout ce que nous y pensons à titre de substance composée, comme consistant dans des parties simples. Aussi semble-t-il attribuer, avec Platon, à l’esprit humain une intuition intellectuelle première, quoique maintenant obscurcie, de ces réalités sursensibles ; mais il n’en rapporte rien aux réalités sensibles, qu’il tient pour des choses relatives à une espèce d’intuition propre dont nous ne sommes capables que pour des connaissances à nous possibles pour de simples phénomènes dans le sens le plus strict du mot, pour des formes (spécifiquement propres) de l’intuition. Sa définition de la sensibilité comme d’une sorte de représentation confuse ne doit pas nous empêcher de considérer ainsi la chose ; il faut plutôt la remplacer par une autre plus convenable, puisque autrement son système ne serait pas d’accord dans toutes ses parties. Il est difficile de faire un mérite aux leibniziens de supposer, pour l’honneur de leur maître, qu’il ait commis à dessein et par une habile prévision (comme des imitateurs, pour mieux ressembler à leur original, copient jusqu’à ses gestes vicieux ou ses fautes de langage) une pareille faute. Le terme d’innées dont il se sert en parlant de certaines notions pour exprimer une faculté fondamentale par rapport au principe a priori de notre connaissance, terme qu’il n’emploie que contre Locke, qui n’admet que des notions d’origine sensible, serait également mal entendu, s’il était pris à la lettre.

III. Est-il possible de croire que Leibniz, avec son harmonie préétablie entre l’âme et le corps, ait dû avoir entendu un assortiment de deux êtres tout à fait indépendants l’un de l’autre par nature, et qui ne devaient pas être en commerce mutuel par leurs propres forces ? Ce serait précisément proclamer l’idéalisme ; car pourquoi, en général, admettre des corps s’il est possible d’envisager tout ce qui se présente dans l’âme comme un effet de ses propres forces, qu’elle exercerait aussi à l’état de complet isolement ? Une âme et le substratum des phénomènes que nous appelons corps, substratum qui nous est tout à fait inconnu, sont à la vérité des êtres entièrement différents, mais ces phénomènes mêmes comme simples formes de leur intuition, fondées sur la propriété du sujet (de l’âme), sont de pures représentations ; et alors se conçoit fort bien le commerce entre l’entendement et la sensibilité dans un même sujet, d’après certaines lois a priori, et en même temps la dépendance naturelle et nécessaire de la sensibilité à l’égard des choses extérieures, sans les livrer à l’idéalisme. La Critique a donné pour fondement de cette harmonie entre l’entendement et la sensibilité, en tant qu’elle rend possible la connaissance des lois naturelles universelles a priori, que sans la sensibilité aucune expérience n’est possible, que par conséquent les objets (étant en partie d’accord, d’après l’intuition, avec les conditions formelles de notre sensibilité d’une part, et d’autre part, d’après la liaison du divers, avec les principes de la coordination dans la conscience, comme condition de la possibilité d’une connaissance) ne seraient point du tout saisis par nous dans l’unité de la conscience, par conséquent ne seraient rien pour nous. Mais nous n’avons cependant pu dire pourquoi nous avons précisément cette espèce de sensibilité et cette nature intellectuelle, par l’union desquelles une expérience est possible, pas plus que nous n’avons pu donner la raison pour laquelle ces deux facultés, quoique sources parfaitement hétérogènes de connaissance, sont cependant d’un accord constant et parfait pour rendre possible une connaissance expérimentale en général, mais surtout (comme la Critique du jugement l’a fait remarquer) pour rendre possible une expérience de la nature sous l’empire de ses lois diverses particulières et purement empiriques, dont l’entendement ne nous apprend rien a priori, comme si la nature avait été faite à dessein pour notre faculté perceptive ; c’est ce dont nous n’avons pu rendre compte (et ce qui n’est donné à personne de faire). Leibniz en appelait la raison, surtout par rapport à la connaissance des corps, et parmi ces corps le nôtre avant tout, comme principe moyen de ce rapport, une harmonie préétablie. Mais évidemment il n’avait pas bien expliqué ni même voulu expliquer par là cet accord, mais seulement montré et voulu montrer que nous devons par ce moyen concevoir une certaine finalité dans l’arrangement que la cause suprême fait de nous-mêmes aussi bien que des choses hors de nous. Cet arrangement est même comme en germe dans la création (déterminé à l’avance), non comme une prédétermination des choses qui se trouvent en dehors les unes des autres, mais seulement des facultés de l'âme en nous, de la sensibilité et de l’entendement, d’après la propriété particulière de l’une par rapport à l’autre, ainsi qu’il est dit dans la Critique lorsqu’elle enseigne qu’elles doivent être a priori en rapport mutuel dans l’âme pour la connaissance des choses. Que ce soit là son opinion véritable, quoique peu clairement développée, c’est ce qui peut se conclure de ce qu’il étend cette harmonie préétablie bien au-delà de l’union de l'âme et du corps, à savoir encore entre le royaume de la nature et le royaume de la grâce (le royaume des fins par rapport à la fin dernière, c’est-à-dire l’homme sous l’empire des lois morales). L’harmonie entre les conséquences tirées de nos notions de la nature et celle qui se déduit de la notion de liberté, par conséquent de deux facultés toutes différentes, doit alors être conçue (comme la morale l’exige en réalité) sous l’empire de principes entièrement hétérogènes en nous, et non pas deux espèces de choses différentes, en dehors l’une de l’autre, qui seraient en harmonie. Mais, comme la Critique l’enseigne, cette harmonie ne peut absolument pas être déduite de la propriété des êtres cosmiques ; elle ne peut être conçue qu’à l’aide d’une cause cosmique intelligente, comme un accord du moins contingent pour nous.

Ainsi donc la Critique de la raison pure pourrait bien être l’apologie propre de Leibniz, même contre des partisans qui le louent en termes peu honorables. Elle peut l’être encore pour divers philosophes plus anciens, auxquels tel historien de la philosophie, malgré tous les éloges qu’il leur donne, ne fait débiter que des non-sens. Il n’aperçoit pas leur dessein, parce qu’il néglige la clef de toutes les interprétations des produits de la raison pure par simples notions, la critique de la raison même, et ne peut voir dans ce qu’ils ont voulu dire que l’étymologie de ce qu’ils ont dit.


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Notes modifier

  1. Ce sont précisément ceux dont les notions et les principes, comme prétentions à une connaissance des choses en général, ont été contestés et restreints au champ rétréci des objets de l’expérience possible. Refuser de s’occuper de la question concernant le titulum possessionis, c’est laisser apercevoir ici un artifice pour dérober aux regards du juge le point précis de la question.
  2. Pour garantir contre tout abus l’expression de construction des notions, dont la Critique de la raison pure fait souvent usage, et par laquelle elle a nettement distingué d'abord le procédé de la raison en mathématiques de son procédé en philosophie, voici ce qu'ils font remarquer : En général, toute exposition d'une notion par la production (spontanée) d'une intuition correspondante peut s'appeler construction. Si elle a lieu par la simple imagination, suivant une notion a priori, elle s'appelle pure (telles sont celles que le mathématicien doit donner pour base à toutes ses démonstrations ; il peut par conséquent démontrer aussi parfaitement dans un cercle qu'il décrit avec sa canne sur le sable, si irrégulière que soit cette figure, les propriétés d'un cercle en général, que si le plus habile ouvrier l'avait gravée sur le cuivre). Mais si la construction est exécutée sur quelque matière, elle pourrait s'appeler empirique. La première peut encore s'appeler schématique, la seconde, technique. Celle-ci, réelle, mais improprement appelée construction (parce qu'elle n'appartient pas à la science, mais à l'art, et s'exécute à l'aide d'instruments), est donc, ou géométrique, par un compas et une règle, ou mécanique, et requiert d'autres instruments, comme, par exemple, le tracé des autres sections coniques que le cercle.
  3. La Critique a remarqué la différence entre les jugements problématiques et les assertoriques. Un jugement assertorique est une thèse, proposition (Satz). C’est à tort que les Logiciens définissent une proposition en disant que c’est un jugement exprimé par des mots ; car nous sommes également forcés de nous servir en pensant de mots dans des jugements que nous ne donnons pas pour des propositions. Dans la proposition conditionnelle : Si un corps est simple il est immuable, se trouve un rapport de deux jugements dont aucun n’est une proposition ; la conséquence de la dernière (du consequens), par rapport à la première (antecedens), constitue seule la proposition. Le jugement : Quelques corps sont simples peut toujours être contradictoire, mais il peut néanmoins être établi pour voir ce qui s’ensuivrait s’il était énoncé comme assertion, c’est-à-dire comme proposition. Le jugement assertorique : Tout corps est divisible, dit plus que le simple jugement problématique (où l’on conçoit que tout corps soit divisible, etc.) ; et se trouve soumis au principe logique universel des propositions, à savoir que chaque proposition doit être fondée (et n’être pas un simple jugement possible), ce qui résulte du principe de contradiction ; parce que autrement ce ne serait pas une proposition.
  4. L’expression d’un temps abstrait (p « 170), par opposition à celle-ci du temps concret, est tout à fait impropre, et ne doit jamais être permise surtout lorsqu’il s’agit de la plus grande précision logique, quoique cet abus ait été autorisé par les nouveaux logiciens. On n’abstrait pas une notion comme signe (idée) commun, mais dans l’usage d’une notion, on fait abstraction de ce qu’elle comprend sous elle. Les chimistes sont seuls en possession d’abstraire, quand ils séparent un liquide d’autres matières, pour l’avoir séparément. Le philosophe fait abstraction, abstrait de quelque chose à quoi il ne veut pas avoir égard dans un certain usage de la notion. Celui qui veut esquisser des règles d’éducation peut le faire de telle sorte qu’il mette en principe soit la simple notion d’un enfant (in abstracto) ou celle d’un enfant citoyen (in concreto), sans parler de la différence de l’enfant abstrait et de l’enfant concret. Les distinctions d’abstrait et de concret ne regardent que l’usage des notions, et non les notions elles-mêmes. L’omission de cette précision scolastique fausse souvent le jugement sur un objet. Quand je dis : le temps ou l'espace abstraits ont telles ou telles propriétés, c’est comme s’ils tenaient originairement aux objets des sens, comme la couleur rouge à la rose, au cinabre, etc., et qu’ils n’en pussent être séparés que logiquement. Mais si je dis : dans le temps et l’espace considérés in abstracto, c’est-à-dire avant toutes conditions empiriques, on remarque telles ou telles qualités, je me tiens du moins pour libre encore de considérer ces qualités comme susceptibles d’être connues indépendamment de l’expérience (a priori) ce que je ne suis pas libre de faire si je considère le temps comme indépendant de l’expérience (a priori). Je puis, dans le premier cas, juger, du moins essayer de juger par principes, a priori, du temps et de l’espace purs, à la différence de ces deux choses déterminées empiriquement, puisque je fais abstraction de tout ce qui est empirique, ce qui m’est impossible dans le second cas, si j’ai abstrait ces notions mêmes (comme on dit) de l’expérience seule (comme dans l’exemple précédent de la couleur rouge). Aussi ceux qui veulent échapper avec leur savoir d’apparence à un examen précis, sont obligés de se réfugier sous des expressions qui peuvent faire passer inaperçue cette vaine science.
  5. Il faut bien remarquer ici qu’il veut maintenant avoir fait consister la sensibilité, non dans la simple confusion des représentations, mais aussi en ce qu’un objet soit donné aux sens (p. 299),tout comme s’il avait par là établi quelque chose à son avantage. Il avait (p. 170) imputé la représentation du temps à la sensibilité, parce que ses parties simples, à cause des limites de l’esprit humain, ne peuvent pas être discernées (cette représentation est donc confuse). Ensuite (p. 299), il veut cependant rendre cette notion plus stricte, afin d’échapper aux objections fondées qui l’attendent ; il ajoute donc cette condition, qui est précisément toute à son désavantage, parce qu’il avait voulu montrer des êtres simples comme êtres de raison, et qu’il introduit ainsi une contradiction dans sa propre affirmation.
  6. Se représenter un objet comme simple est un concept purement négatif, inévitable à la raison, parce qu’il contient seul l’inconditionné de tout composé (comme chose, non comme simple forme), dont la possibilité est toujours conditionnée. Cette notion n’est donc pas une partie extensive de la connaissance, mais elle indique simplement un quelque chose en tant qu’il doit différer des objets des sens (qui contiennent tous une composition). Quand donc je dis : ce qui est la raison de la possibilité du composé, qui par conséquent peut seul être conçu comme non composé est le noumène (car il ne se trouve pas dans le sensible), je ne dis point par là que le corps comme phénomène ait pour fondement un agrégat d’autant d’êtres simples, comme êtres purs de raison ; mais je dis que personne absolument ne peut savoir si le sursensible, qui sert de substratum au phénomène est, comme chose en soi, encore composé, ou s’il est simple, et que c’est une représentation tout à fait abusive de la doctrine des objets des sens, commes simples phénomènes, auxquels on doit donner pour base quelque chose de non sensible quand on imagine ou qu’on essaie d’imaginer quelque autre chose qu’on croira pouvoir servir à diviser le substratum sursensible de la matière suivant ses monades, comme je partage la matière même ; car alors la monade (qui n’est que l’Idée d’une condition non conditionnée encore du composé) est placée dans l’espace, où elle cesse d’y être un noumène, et se trouve elle-même composée à son tour.
  7. Le lecteur fera bien de ne pas imputer sans examen à Leibniz tout ce que M. Eberhard fait découler de sa doctrine. Leibniz voulait réfuter l’empirisme de Locke. Les exemples pris des mathématiques étaient tout à fait propres à ce dessein, c’est-à-dire à prouver que les dernières connaissances a priori s’étendent beaucoup plus loin que ne peuvent le faire des notions d’origine expérimentale, et de défendre par là l’origine des premières connaissances a priori contre les attaques de Locke. Mais il n’eut jamais la pensée d’affirmer que les objets cessent par là d’être des objets de l’intuition sensible, et supposent comme fondement une autre espèce d’êtres.
  8. Le principe que toutes choses ont leur raison, ou, en d’autres termes, que tout n’existe que comme conséquence, c’est-à-dire dépend, quant à sa détermination, de quelque autre chose, vaut sans exception de toutes choses comme phénomènes dans l’espace et dans le temps, mais nullement des choses en soi, en vue desquelles cependant M. Eberhard a donné cette universalité à la proposition. Mais l’énoncer aussi généralement comme principe de causalité : Tout ce qui existe a une cause, c’est-à-dire n’existe que comme effet, eut été encore moins favorable à son dessein, parce qu’il se proposait précisément de prouver la réalité de la notion d’un être primitif, qui ne dépend plus d’aucune cause. On se voit donc forcé de se cacher derrière des expressions qui se laissent tourner à volonté. C’est ainsi qu’à la page 259 il se sert du mot principe de manière à faire croire qu’il signifie quelque chose de distinct des sensations, quand cependant il signifie cette fois simplement les sensations partielles, que l’on appelle aussi habituellement, dans un sens logique, des principes de la possibilité d’un tout.
  9. Car il y a aussi une clarté dans l’intuition, par conséquent aussi dans la représentation de l’individuel et non simplement des choses dans le général (p. 295), clarté qui peut être appelée esthétique, et qui diffère entièrement de la clarté logique (comme si un sauvage de la Nouvelle-Hollande venait à rencontrer pour la première fois une maison et en était assez près pour en distinguer toutes les parties, sans cependant en avoir la moindre notion), mais ne peut assurément figurer dans un manuel de logique. Ce qui fait qu’il n’est pas permis d’admettre, comme on le demande dans l’intérêt de la thèse, de définir l’entendement : la faculté de la connaissance claire, au lieu de le faire comme la Critique, où l’entendement est donné comme faculté de connaître par des notions. Cette dernière définition est donc la seule juste, parce que l’entendement y est aussi présenté comme une faculté transcendantale des notions (catégories) qui ne proviennent originairement que d’elle seule, tandis que la première n’indique au contraire que la faculté purement logique de donner en tout cas aux représentations des sens de la clarté et de la généralité une simple représentation claire, et par l’abstraction de leurs caractères. Mais il importe fort à M. Eberhard d’échapper aux recherches critiques les plus importantes, en donnant à ses définitions des caractères équivoques. Telle est aussi l’expression (p. 295 et ailleurs) d’une connaissance des choses universelles ; expression scolastique tout à fait à rejeter, qui peut ranimer la dispute des nominalistes et des réalistes, et qui, bien qu’on la trouve dans plusieurs manuels de métaphysique, n’appartient point à la philosophie transcendantale, mais seulement à la logique, puisqu’elle n’indique aucune différence dans la qualité des choses, mais seulement dans l’usage des notions, suivant qu’elles sont appliquées en général ou en particulier. Cette expression, avec celle d’inimaginable, sert à fixer le regard du lecteur, comme si on pensait par là une espèce d’objets, par exemple les éléments simples.
  10. M. Eberhard injurie et s’échauffe d’une manière plaisante (p. 298) à propos de la témérité d’un tel blâme (auquel il substitue par distraction une expression vicieuse). S’il arrivait à quelqu’un de blâmer Cicéron de n’avoir pas écrit en bon latin, quelque Scioppius (d’un zèle grammatical connu) le rappellerait vivement, mais avec justice, au devoir du respect, car c’est seulement de Cicéron (et de ses contemporains) que nous pouvons apprendre en quoi consiste le bon latin. Mais si quelqu’un croyait trouver une faute dans la philosophie de Platon ou de Leibniz, il serait ridicule de prétendre qu’il ne doit rien avoir à blâmer dans Leibniz. En effet, personne ne peut ni ne doit apprendre de Leibniz ce qui est philosophiquement juste ; la pierre de touche qui est à la portée de chacun est la commune raison humaine et il n’y a pas d’auteur classique en philosophie.
  11. On pourra juger d’après cela dans quel sens Leibniz prend le mot inné, quand il l’emploie en parlant de certains éléments de la connaissance. Un traité d’Hissrnann dans le Mercure allemand, octobre 1777, peut faciliter cette tâche.
  12. La proposition : la chose (la substance) est une force, au lieu de cette autre toute naturelle : la substance a une force, est une proposition qui répugne à toutes les notions ontologiques, et très préjudiciable, par ses conséquences, à la métaphysique. Car c’en est fait par là de la notion de substance, c’est-à-dire de la notion d’inhérence en un sujet, au lieu de laquelle alors on a la notion de dépendance à l’égard d’une cause : juste ce que Spinoza voulait lorsqu’il fit de la dépendance de toutes les choses du monde par rapport à leur premier être, à leur cause commune, un rapport d’inhérence, en convertissant cette force efficiente universelle même en une substance. En sorte que toutes les choses ne furent plus que des accidents de cette substance. Une substance a bien encore, indépendamment de son rapport comme sujet aux accidents (et à leur inhérence), un rapport encore à ces mêmes accidents, comme une cause à des effets ; mais le premier de ces rapports n’est pas le même que le second. La force n’est pas ce qui contient le principe de l’existence des accidents (car ce principe est contenu par la substance) : c’est la notion du simple rapport de la substance aux accidents, en tant qu’elle en contient le principe, et ce rapport est tout différent du rapport d’inhérence.
  13. Le succès dans l’usage des principes a priori est leur constante confirmation dans leur application à l’expérience ; car alors on passe presque au dogmatique sa preuve a priori. Mais l’insuccès dans le même usage, insuccès qui occasionne le scepticisme, n’a lieu que dans les cas seulement où des preuves a priori peuvent être demandées, parce que l’expérience ne peut rien confirmer ni contredire à cet égard, et consiste en ce que des preuves a priori d’égale force établissant les thèses opposées sont contenues dans la raison commune de l’humanité. Les premières ne sont également que des principes de la possibilité de l’expérience et se trouvent dans l’Analytique. Mais comme elles peuvent être facilement prises pour des principes qui s’étendent au-delà des seuls objets de l’expérience, si la Critique n’en a pas soigneusement déterminé d’abord la portée, il en résulte un dogmatisme par rapport au sursensible. Les secondes se rapportent aux objets, non plus, comme les premières, au moyen de notions intellectuelles, mais par des Idées qui ne peuvent jamais être données dans l’expérience. Or, comme les preuves en vue desquelles les principes qui ne se rapportent qu’à des objets de l’expérience ont été conçus, doivent nécessairement se contredire en pareil cas, alors si l’on passe à côté de la critique, qui peut seule déterminer les limites, doit surgir non seulement un scepticisme par rapport à tout ce qui est conçu par les seules Idées de la raison, mais aussi une défiance contre toute connaissance a priori, défiance qui finit par introduire une doctrine de doute métaphysique universelle.
  14. Afin d’éviter dans ce mot jusqu’à l’ombre d’une définition en cercle, on peut employer, au lieu de l’expression ad essentiam, les mots suivant qui sont ici les équivalents : ad internam possibilitatem pertinentia.
  15. Au nombre des propositions qui n’appartiennent qu’à la logique, mais qui, par l’équivoque de leur expression, se glissent parmi celles qui appartiennent à la métaphysique, et sont ainsi réputées synthétiques, tout analytiques qu’elles sont, doit être comptée la suivante : Les essences des choses sont immuables, c’est-à-dire qu’on ne peut rien changer dans ce qui appartient essentiellement à leur notion, sans faire aussitôt disparaître cette notion même. Cette proposition, qui se lit dans la Métaphysique de Baumgarten, § 132, et même dans la section du muable et de l’immuable, où (comme de raison) un changement est défini par l’existence des déterminations successives d’une chose (leur succession), par conséquent par leur suite dans le temps, est conçue comme si on énonçait par là une loi de la nature, qui étendit notre notion des objets sensibles (surtout quand il s’agit de l’existence dans le temps) » Aussi, les élèves croient avoir appris par la quelque chose d’important et, de ce que les essences des choses sont immuables, rejettent sans autre examen l’opinion de quelques minéralogistes, suivant laquelle la silice se transformerait peu à peu en argile. Mais cette sentence métaphysique est une pauvre proposition identique, qui n’a rien à démêler absolument avec l’existence des choses et leurs changements possibles ou impossibles, mais qui appartient exclusivement à la logique, et qui prescrit quelque chose que personne ne peut avoir la pensée de nier sans cela, à savoir que si je veux maintenir la notion d’un seul et même objet, je n’y dois rien changer, c’est-à-dire que je ne dois pas en affirmer le contraire de ce que j’en pense par cette notion.