Justine, ou les Malheurs de la vertu/dédicace

« en Hollande chez les Libraires associés » [Girouard, Paris] (p. 3--).

À MA BONNE AMIE.

Oui, Constance, c’est à toi que j’adresse cet Ouvrage ; à la fois l’exemple & l’honneur de ton sexe, réunissant à l’ame la plus sensible l’esprit le plus juste & le mieux éclairé, ce n’est qu’à toi qu’il appartient de connaître la douceur des larmes qu’arrache la Vertu malheureuſe. Détestant les sophismes du libertinage & de l’irréligion, les combattant ſans, cesse par tes actions & par tes diſcours, je ne crains point pour toi ceux qu’à nécessités dans ces Mémoires le genre des perſonnages établis ; le cynisme de certains crayons (adoucis néanmoins autant qu’on l’a pu) ne t’effrayera pas davantage ; c’est le Vice qui, gémissant d’être dévoilé, crie au scandale auſſitôt qu’on l’attaque. Le procès du Tartufe fut fait par des bigots ; celui de Juſtine sera l’ouvrage des libertins, je les redoute peu : mes motifs dévoilés par toi, n’en seront point désavoués ; ton opinion ſuffit à ma gloire, & je dois après t’avoir plu, ou plaire univerſellement, ou me consoler de toutes les cenſures.

Le dessein de ce Roman [pas ſi Roman que l’on croirait] est nouveau sans doute ; l’ascendant de la Vertu sur le Vice, la récompenſe du bien, la punition du mal, voilà la marche ordinaire de tous les Ouvrages de cette espèce ; ne devrait-on pas en être rebattu !

Mais offrir par-tout le Vice triomphant & la Vertu victime de ses ſacrifices, montrer une infortunée errante de malheurs en malheurs ; jouet de la scélérateſſe ; plastron de toutes les débauches ; en butte aux goûts les plus barbares & les plus monstrueux ; étourdie des ſophismes les plus hardis, les plus ſpécieux ; en proie aux séductions les plus adroites, aux subornations les plus irrésistibles ; n’ayant pour oppoſer à tant de revers, à tant de fléaux, pour repousser tant de corruption, qu’une ame sensible, un esprit naturel & beaucoup de courage : haſarder en un mot les peintures les plus hardies, les situations les plus extraordinaires, les maximes les plus effrayantes, les coups de pinceau les plus énergiques, dans la seule vue d’obtenir de tout cela l’une des plus sublimes leçons de morale que l’homme ait encore reçue ; c’était, on en conviendra, parvenir au but par une route peu frayée jusqu’à présent.

Aurai-je réussi, Constance ? Une larme de tes yeux déterminera-t-elle mon triomphe ? Après avoir lu Juſtine en un mot, diras-tu, « Ô combien ces tableaux du Crime me rendent fiere d’aimer la Vertu ! Comme elle est sublime dans les larmes ! Comme les malheurs l’embélissent ! »

Ô Constance ! que ces mots t’échappent, & mes travaux sont couronnés.