Jusqu’à l’âme

Éditions de l’idée libre (p. 5-35).

JUSQU’À L’ÂME

Drame moderne en deux Actes


Représenté pour la première fois, au Théâtre de l’Hexagramme,
le 4 avril 1909

PERSONNAGES

LUCIEN, 42 ans

ROBERT, son fils, 19 ans

LOUISE, 40 ans

BLANCHE, 37 ans

UN DOMESTIQUE

UN MÉDECIN


M. L. Jouvey.

M. Geoffroy.

Mme Jeanne Guérêt.

Mme Gabrielle Fontan.

M. Delaittre.


ACTE PREMIER

Un salon, d’une élégance austère, presque triste. La fenêtre est fermée. Quand elle s’ouvrira, elle laissera voir un paysage de montagnes.




Scène PREMIÈRE


LOUISE, LUCIEN

Louise. — Crois-moi, tu as tort de vouloir dire tout à cet enfant. Les enfants n’ont la force de porter la vie qu’à condition de l’ignorer.

Lucien. — Robert n’est plus un enfant. Je ne connais pas d’esprit plus solide et plus brave.

Louise. — Je le sais, il a toujours montré de la décision et de la persévérance. Mais, prends garde, le courage de la jeunesse est fait d’optimisme. La moindre déception, si elle arrive trop tôt, peut le briser… J’en suis certaine, mon ami, tu serais cruel et tu serais imprudent, si tu l’attristais de ce secret.

Lucien. — Tu ne sais pas tout ce que vaut Robert. Tu n’attends pas assez de lui.

Louise. — Si, je le connais bien et je l’apprécie. Ton fils est une pensée vigoureuse… Mais il est si différent d’étudier des problèmes abstraits qui sourient à notre curiosité… ou de se trouver tout à coup en présence d’une question douloureuse, qui commence par nous blesser… (Souriant.) Le naturaliste qui décrit exactement les caractères des animaux féroces peut très bien ne pas avoir les qualités d’un dompteur.

Lucien. — Robert a toutes les bravoures.

Louise. — Nous n’en savons rien, tant qu’il n’a pas eu à combattre avec la réalité. Il vit dans des rêves d'une beauté hautaine et un peu froide. Si tu parlais trop tôt, je craindrais…

Lucien. — Quoi donc ?

Louise. — Oh ! plusieurs choses. D’abord, la jeunesse est intransigeante : il nous mépriserait au lieu de comprendre. Et puis, le pauvre enfant… (Un silence d’hésitation.)

Lucien. — Et puis ?

Louise. — Ah ! ma grande crainte est difficile à dire. Elle a quelque chose d’imprécis et de flottant qui la fait plus terrible… Certes, nous le savons l’un et l’autre, la vie actuelle n’a en elle-même ni sa raison ni sa fin. Pourtant les songeries de ton fils sur l’au-delà me font peur. (Geste de protestation de Lucien. Louise l’empêche de parler et continue.) Oui, elles m’émeuvent par leur beauté, elles me soulèvent, presque comme un spectacle réel, tant il les dit avec éloquence… Mais, dès que je puis me reprendre, je tremble en songeant à leur hardiesse, à leur précision… comment dirai-je ?… à leur précision… presque… hallucinatoire… N’inquiète pas Robert, mon ami : c’est un cerveau très riche, mais dont l’équilibre me paraît instable.

Lucien. — Tu exagères… Et puis tu oublies sa volonté aussi forte que sa pensée. C’est à des vérités très hautes, c’est même quelquefois à de nobles inquiétudes, qu’il demande ses principes d’action. Mais ensuite — tu l’as vu souvent — il sait aussi bien que personne approprier les moyens au but. Le cœur peut être généreux sans que l’intelligence cesse d’être pratique dans le détail. Robert est un être très complet et l’élan de ses vouloirs ne trouble pas la précision presque mathématique de ses gestes.

Louise. — Je te dis que ton fils ne soutiendrait pas le choc de notre secret. Autrement, lui si pénétrant pour tout le reste, soupçonnerait quelque chose. Tant qu’il n’interroge pas, tant qu’il ne montre aucune inquiétude, c’est qu’il n’a pas la force de savoir… La nature fait tout avec poids et mesure ; les vérités que nous pouvons connaître, nous voulons les connaître. Les âmes candides sont celles qui ont besoin d’ignorer.

Lucien. — Je n’ai pas le droit d’engager davantage sa destinée sans lui expliquer combien il est nécessaire…

Louise, l’interrompant. — Tu as peur des responsabilités qui te reviennent. Et le poids devant lequel tu hésites, tu veux le faire soulever par ton fils : il en sera écrasé.

Lucien. — Non. Il est plus fort que nous. Nous sommes courbés sous la fatalité de nos actes anciens. Il est une volonté intacte.

Louise. — Je t’assure que tu es trop pressé de parler.

Lucien. — Alors, attendons encore pour agir.

Louise. — Attendre quoi ? Le temps presse. La nature, pendant nos hésitations, ne suspend point son œuvre. Si nous tardons, l’enfant arrivera au milieu d’une situation fausse et douloureuse. N’avons-nous pas des devoirs aussi envers celui qui va venir ?

Lucien. — C’est ce qu’il faut dire à Robert.

Louise. — Après. Quand il pourra voir son frère, aimer sa faiblesse. Quand des gestes câlins de tout petit qui cherche protection l’aideront à comprendre.

Lucien. — Non. Avant. Robert est de ceux dont l’âme se révolte contre le fait accompli.

Louise. — Je t’en prie, Lucien, pas aujourd’hui. À ton retour, quand tu auras le consentement de ta femme, quand le procès en divorce sera commencé.

Lucien. — Écoute, mon amie. Nous sommes forcés de parler tout de suite. Nous sommes sous une menace. J’hésitais à te le dire. Mais Blanche…

Louise. — Ta femme ! Qu’a-t-elle fait ?

Lucien. — Depuis deux jours, elle n’est plus à Paris… Si elle était sur notre trace ; si quelque hasard lui avait livré le secret de notre retraite ; si elle arrivait ; si elle se livrait à quelqu’un de ces actes de violence…

Louise. — Mon Dieu ! quelle complication !

Lucien. — Je ne puis oublier combien elle te hait. Je ne puis oublier le revolver sans lequel cette dangereuse enfant ne sortait guère les derniers temps et qu’un jour elle déchargea sur ma pauvre Louise.

Louise., haussant les épaules. — Bah ! elle est si maladroite… Ses violences ne font que du bruit.

Lucien. — C’est déjà beaucoup trop… Songe donc. Si Robert apprenait la vérité par quelque éclat.

Louise. — Tu as raison, mon ami.




Scène II


LES MÊMES, UN DOMESTIQUE

Le Domestique, à la porte. — Madame a sonné ?

Louise. — Dites à M. Robert que son père désire lui parler.

(Le domestique sort.)



Scène III


LOUISE, LUCIEN

Louise, présentant son front à Lucien. — À tout à l’heure, mon ami.

Lucien. — Comment ?… tu t’en vas ?… Tu me laisses seul ?

Louise. — Il ne convient pas que j’assiste à votre entretien.

Lucien. — Mais si… Reste… je t’en prie. C’est si difficile à dire. Je voudrais que tu m’aides un peu. Et même, les premiers mots lancés, je ne suis pas bien sûr d’avoir le courage de continuer. C’est peut-être toi qui seras obligée…

Louise. — Je ne veux pas affronter un jugement que je ne reconnais pas. D’ailleurs, après l’aveu, toi seul auras encore quelques droits et quelque influence sur ton fils.

(Elle sort.)

LUCIEN, effaré. — De l’influence ?… Moi ?… De l’influence ?…




Scène IV


LUCIEN, ROBERT

Robert. — Vous m’avez fait appeler, mon père ?

Lucien. — Oui, mon enfant. Asseyez-vous. J’ai des choses graves à vous dire. (Robert s’assied. Un silence d’embarras et d’attente.) Aimez-vous beaucoup Louise ?

Robert, avec étonnement et sans élan. — Ma mère ?… Certainement, j’aime ma mère.

Lucien. — Mais l’aimez-vous beaucoup ? Par exemple, seriez-vous prêt pour elle à un grand sacrifice ?

Robert. — On n’a pas besoin d’aimer beaucoup pour faire de grands sacrifices.

Lucien. — Pourquoi ne répondez-vous pas à ma question ?… Vous ne l’aimez donc pas beaucoup ?…

Robert. — Je l’aime… Beaucoup ? je ne sais pas… Il y a des moments, oui, où je l’aime beaucoup. Quand je lis ses livres. Dans ses livres, les mères sont si bonnes, si tendres !… Pourquoi a-t-elle plus de cœur dans ses livres que dans la vie ?…

Lucien. — Les livres sont de la vie facile et qui s’exprime sans entraves, de la vie en liberté.

Robert. — En quoi n’est-elle pas libre d’aimer son enfant ?… Oui, mon père, pourquoi entre elle et moi y a-t-il toujours une gêne ?… Vous ne direz pas qu’elle vient de moi, cette gêne. Je suis un être qui se retire facilement devant la réserve d’autrui, mais qui arrive toujours tout prêt à se donner. (Un silence.) Tenez, dans ses livres, les parents et les enfants se tutoient, égaux par l’amour. Vous vous tutoyez vous deux, parce que vous vous aimez beaucoup. Vous me parlez moins affectueusement, parce que vous m’aimez moins… Non, je ne l’aime pas beaucoup. On aime comme on est aimé. Et je suis aimé froidement, par devoir.

Lucien. — Vous vous trompez, mon fils, et vous êtes injuste. Louise n’a pas de devoirs envers vous. Louise n’est pas… (Un long silence.)

Robert. — Qu’est-ce que Louise n’est pas ?… Qu’est-ce que vous hésitez à dire ?… Et comment une mère n’a-t-elle pas de devoirs…

Lucien. — Précisément, Louise n’est pas votre mère… Voulez-vous qu’elle le devienne ?

ROBERT, d’un accent profond. — Ma mère est morte. (Un silence.) Ah ! j’aime autant cela. Au moins, j’ai eu une mère.

Lucien. — Votre mère n’est pas morte.

Robert. — Alors pourquoi ne suis-je pas auprès d’elle ? D’où vient que j’aie toujours vécu ici, chez des étrangers ?

Lucien. — Vous n’êtes pas chez des étrangers. Vous êtes chez votre père.

Robert. — Louise n’est pas ma mère. Ma mère est vivante. Je suis chez mon père… Je ne comprends plus rien à vos paroles. De grâce, expliquez-vous.

Lucien. — Mon fils, je le sens, vous allez me condamner.

Robert. — On n’a jamais le droit de condamner. Surtout à mon âge. Quand Jésus dit : « Que celui qui est sans péché jette la première pierre », si un enfant de dix-neuf ans s’était baissé vers les cailloux de la route, Jésus l’aurait arrêté d’un geste et d’un sourire. « Toi, mon fils, attends au moins d’avoir été tenté. »

Lucien. — Robert, vous pensez noblement. Vous allez comprendre ma vie et, sans condamner ni justifier mon passé, vous jugerez avec moi de ce que doit être mon avenir.

Robert. — Si je vois quelque vérité certaine, je la dirai. Sinon, je dirai : Je ne sais pas…

Lucien. — Écoute, mon fils, ta mère… Oh ! je n’aurais jamais cru que certaines choses fussent si difficiles à dire…

Robert. — Ma mère ?…

Lucien. — Ta mère vit, mais… Tu es de ceux à qui on peut tout dire, de ceux qui reçoivent sans faiblesse et sans colère le choc de toutes les vérités, de ceux…

Robert. — De grâce, mon père, parlez.

Lucien. — Ta mère vit, mon enfant, mais, si tu la connaissais, tu ne l’aimerais point.

Robert. — Pourquoi ?

Lucien. — Parce que tu aimes les intelligences.

Robert. — J’aime surtout les cœurs.

Lucien. — L’un ne va guère sans l’autre, mon ami.

Robert. — Ce que vous dites est invraisemblable. Pourquoi l’auriez-vous épousée ?

Lucien. — Je ne sais plus. Elle était jolie, je crois. Un coup de passion… Mais bientôt l’existence devint insupportable. Elle ne comprenait rien, et elle se plaignait toujours… Oh ! passer sa vie à entendre geindre !

Robert. — Elle souffrait, sans doute. Il eût fallu la consoler.

Lucien. — Il y a des gens qui geignent pour geindre.

Robert. — Peut-être parce qu’on refuse d’entendre leurs plaintes. Ils insistent pour qu’on s’occupe d’eux. Ils appellent désespérément la tendresse qui se dérobe, la tendresse qu’ils découragent eux-mêmes maladroitement… parce qu’il leur semble, à ces êtres trop simples et trop bons, qu’il n’est pas nécessaire d’être adroit, qu’il suffit d’aimer pour être aimé et d’avoir besoin de consolation pour être consolé… (Comme à lui-même.) lls valent mieux que moi, pauvre orgueilleux, qui me retire à la moindre apparence de froideur… Mon petit chien pleure jusqu’à ce que je le caresse. Quand il pleure trop longtemps, c’est moi qui ai tort… (À Lucien.) Mais, mon père, continuez, je vous prie. Si je puis prononcer quelque parole utile, c’est seulement quand je saurai.

Lucien. — Eh bien ! voici. Votre mère rendait la vie commune impossible… Pourtant je supportai tout… longtemps… près de deux ans… avec impatience, oh ! oui, mais sans songer à me délivrer… je n’espérais rien… je jugeais de tout par le peu que je voyais. Je croyais toutes les femmes également nulles. Mais un jour, un éblouissement… J’avais rencontré Louise… Puisque vous avez lu ses livres, vous ne refuserez pas à Louise une intelligence supérieure… Mon esprit, tout de suite, fut étonné, charmé. Puis, peu à peu — comment ? je ne sais : les origines sont toujours des mystères, — nous nous aimâmes. Nous sommes des âmes de franchise. L’ignoble situation qui nous permettait la vie d’apparence régulière, l’ignoble situation que le monde eût feint d’ignorer, nous n’en voulûmes point. Nous quittâmes Paris pour nous aimer librement dans ce repli perdu des montagnes.

Robert. — Pardon, mon père, si je vous interroge. Mais pourquoi avez-vous privé ma mère de son fils ? A-t-elle d’autres enfants auprès d’elle ?

Lucien. — Non. Mais j’eus le droit… et le devoir… de vous garder près de moi. La veille de mon départ, j’interrogeai votre mère : « Si, ne pouvant plus vivre ensemble, nous nous séparions, désirerais-tu que je te laisse Robert ? » Eh bien !… savez-vous ce qu’elle répondit, cette mère… De son accent le plus hargneux, elle dit : « Je ne voudrais plus rien voir qui pût te rappeler à mes yeux ! »

Robert. — Croyez-vous équitable, mon père, de condamner sur un mot arraché au dépit ? Pauvre maman, elle n’avait pas même pris votre question au sérieux.

Lucien. — Mon fils, vous êtes en train de plaider contre vous-même. Vous n’auriez pas été heureux auprès d’elle et cet esprit étroit vous eût élevé bien médiocrement. Les nobles pensées dont vous l’excusez et la plaignez, vous en seriez incapable sans l’admirable éducation que vous devez à ma pauvre Louise… envers qui vous vous montrez un peu ingrat. C’est elle qui est votre véritable mère, la mère de votre esprit.

Robert. — Tout à l’heure, mon père, n’avez-vous pas manifesté quelque hésitation devant l’avenir ?

Lucien. — Oui, mon enfant. (Un silence.) Ma situation et celle de Louise viennent de changer brusquement… affreusement… Après tant d’années… nous ne pouvions plus guère nous y attendre… voilà qu’elle est enceinte… Certes, l’enfant nous sera une grande joie, mais il nous impose des devoirs nouveaux. Tu sais combien la société est peu accueillante aux enfants naturels ?…

Robert. — Oui, mon père.

Lucien. — Pour éviter à cet enfant… à ton frère… de plus nombreuses chances de malheur… ne te semble-t-il pas que je dois épouser Louise ?

Robert. — Le pouvez-vous ?

Lucien. — Si ta mère y consent, le divorce sera facile.

Robert. — Si elle y consent, c’est qu’elle est bonne et intelligente. Vous espérez, donc vous vous trompiez en affirmant le contraire tout à l’heure.

Lucien. — Elle n’est ni bonne, ni intelligente, malheureusement. Je ne lui dirai pas la vérité. Elle refuserait par esprit de vengeance. Je n’obtiendrai son consentement… qu’en la trompant.

Robert. — On n’a pas le droit de tromper… Ne vous semble-t-il pas qu’il vaut mieux vous en remettre à elle, vous adresser à sa générosité ?

Lucien. — Puisque je te dis que c’est un esprit étroit, puisque je te dis qu’elle n’obéirait qu’à des mobiles haineux.

Robert. — Il faut lui faire comprendre…

Lucien. — Elle en est incapable.

Robert. — Nul n’est incapable de comprendre. Quelques-uns sortent plus difficilement de leur point de vue personnel. Mais on peut toujours les entraîner à examiner une situation avec impartialité. Elle récriminera d’abord, je le crois aussi. Mais il est impossible qu’elle n’entende pas raison à la fin… Je désire vous accompagner auprès d’elle, mon père, et, si vous le permettez, c’est avec elle que probablement je resterai. Vous autoriserez le fils du passé à s’attacher au passé… D’ailleurs, n’y aura-t-il pas là-bas une pauvre femme à soutenir et à consoler pendant que vous vous ferez ici un avenir heureux ?

Lucien. — Et si elle m’empêche de le construire, cet avenir ?

Robert. — Je crois que vous devrez attendre.

Lucien. — Attendre… c’est impossible… Réfléchis donc, mon fils… Il faut que je sois marié avant… avant que… ton frère…

Robert. — Mais pourquoi voulez-vous qu’elle ne la comprenne pas, cette nécessité ? L’idée du bonheur d’un enfant remue au cœur de toute femme des sentiments maternels… Et vous saurez montrer, par l’accent de votre demande, que vous songez à l’enfant seul, que votre exigence ne provient d’aucun égoïsme, d’aucun souci de vous-même. Elle verra que vous accomplissez un devoir, elle accomplira aussi son devoir.

Lucien. — Elle sentira que j’aime toujours Louise. Elle se vengera sur le pauvre innocent de Louise et de moi.

Robert. — Oui, d’abord, avant de réfléchir, il est probable qu’elle ne verra que vous deux ; et elle vous verra comme des ennemis auxquels il serait bon de faire du mal. Mais les pensées hostiles ne durent guère en présence d’une douleur. Et il ne peut plus être un ennemi, celui qui s’en remet à vous, qui vous fait juge.

Lucien. — Elle jugerait durement.

Robert. — Non. La haine parle la première. Mais elle se satisfait et s’épuise en paroles. Ensuite la conscience juge.

Lucien. — La conscience des êtres simples ne juge que les autres, et elle condamne volontiers. Ta mère nous trouve coupables ; sa vengeance lui paraîtra un châtiment légitime.

Robert. — Non, parce que vous vous avouerez coupable. (Un geste de protestation de Lucien. Robert continue d’un ton plus souriant.) Puisque vous dites qu’elle est restée une enfant, vous lui accorderez la puérile vanité de pardonner.

Lucien. — Je ne puis m’humilier devant elle. Je ne suis pas plus coupable qu’elle. Les circonstances ont tout fait.

Robert. — Je vous en prie, mon père, examinez les choses froidement, comme s’il s’agissait d’un autre. Vous verrez alors que vous êtes un peu coupable envers elle, puisque vous avez agi de telle sorte qu’elle vous croit coupable. Le devoir, c’est peut-être de ne point abattre ou irriter les faibles sous l’impression d’une injustice… Vous avez exigé d’un être que vous prétendez inférieur autant que d’un égal. Envers une enfant, vous avez agi sans ménagement, sans vous préoccuper de l’idée que vous alliez troubler sa raison et briser toutes ses forces morales… Vous avez fait une promesse, et vous ne l’avez point tenue…

Lucien. — Je ne pouvais la tenir.

Robert. — Ne dites pas cela, mon père. C’est cette pensée même qui est toute votre faute… Ou plutôt votre faute est double. Vous vous êtes engagé imprudemment, sans bien songer à quoi…

Lucien. — Est-il juste qu’une imprudence de jeunesse pèse sur toute une vie ?

Robert. — Sur deux vies, mon père. Sur la vie de l’imprudent et sur la vie d’une enfant qui crut en lui. La faute — si faible soit-elle — est d’un seul, et elle a fait deux malheureux.

Lucien. — Pourquoi ne dis-tu pas trois ? Pourtant — je le sens bien, malgré le calme noble de tes paroles, — depuis que tu sais, tu souffres autant que moi… Ah ! mon fils, viens m’embrasser. Tu ne songes jamais à toi-même. Ton âme est belle. Je t’aime.

ROBERT, l’embrassant. — Votre seconde faute — combien difficile à éviter ! — fut de penser à vous. Si vous aviez songé à elle, à elle qui souffrait, puisqu’elle se plaignait ; si vous aviez été le consolateur ; si vous n’aviez pas eu d’impatience, mais de la bonté ; si vous aviez daigné ouvrir cette âme fermée !… Je suis sûr qu’elle est encore belle, derrière ses remparts d’ignorance et de haine… Ah ! mon père, malgré l’imprudence du début, vous pouviez faire du bonheur avec ce que vous aviez. (Un coup de feu au dehors. Lucien se précipite à la fenêtre et l’ouvre. Robert le suit.)

Lucien. — Mon Dieu ! Blanche !…




Scène V


LES MÊMES, LOUISE

Louise, entrant, hagarde. — Je crois que je l’ai tuée… je crois que je l’ai tuée…

Robert — Qui ?… Qui avez-vous tué ?… Ma mère ?… (Louise baisse la tête sans répondre.) Non, non, ce n’est pas vrai… Elle n’est pas morte… au moment de retrouver son fils. (Il court à la fenêtre.) Maman, maman, attends-moi ; je te sauverai. (Il sort.)




Scène VI


LOUISE, LUCIEN
(Le jour baisse)

Lucien est resté près de la fenêtre. À la sortie de Robert, Louise s’est laissée tomber assise sur une chaise. Elle se tient la tête dans les mains. Un long silence.

LUCIEN, regardant au dehors, parle comme dans un rêve. — Il l’emporte… Elle semble morte… Mais il a promis de la sauver… Qui nous sauvera, nous ?

Louise, relevant la tête. — Nous-mêmes. On n’est jamais sauvé que par soi-même.

Lucien. — Que pouvons-nous ? Nous voilà à la merci de je ne sais quelles circonstances, à la merci d’une haine… Si cette femme meurt, c’est affreux. Si par bonheur elle vit, comment nous défendre maintenant contre sa rancune ? D’elle dépendra jusqu’à ta liberté.

Louise. — Celui qui a du courage ne dépend ni des êtres ni des choses. On est toujours maître de soi. Quand on ne peut plus diriger sa vie, on meurt.

Lucien. — Quelles paroles absurdes !

Louise. — Il ne faut pas craindre de regarder les questions en face, mon ami. (Elle réfléchit un instant.) Celle-ci me paraît décidément insoluble dans la vie. Je dois mourir.

Lucien. — Oh ! Louise…

Louise. — Je ne veux ni être arrêtée, ni subir la générosité de cette femme. Je n’ai qu’un moyen de rester libre ; je le prends.

Lucien. — Oh ! Louise… Peut-être que tu ne seras même pas poursuivie. On la sauvera et tu étais — n’est-ce pas ? — en légitime défense.

Louise. — Certes… Même, je ne comprends rien à ce qui s’est passé… Les événements ont été si rapides… Brusquement, je vois cette femme devant moi, je sens un canon de revolver contre ma poitrine. Avant de savoir ce qui m’arrive, ce que je fais, ma main, obéissant à l’instinct, repousse l’arme… Par quelle étrange fatalité cette femme s’est-elle blessée elle-même ?…

Lucien. — J’étais bien sûr que ma Louise n’avait pas l’apparence d’un reproche à se faire.

Louise. — Qui me croirait ?… Aucun témoin… Et la haine, qui n’hésitait pas devant le meurtre, hésiterait-elle devant le mensonge ?

Lucien. — On aura confiance en ta parole.

Louise. — On dirait : « Tout mauvais cas est niable ! »… Non, je ne boirai pas cette lie ; je ne consentirai pas à cette lutte sans noblesse, à ce scandale…

Lucien. — Est-ce bien toi qui as prononcé ce dernier mot ? toi, à qui j’ai toujours vu tant de mépris pour les préjugés et les vaines opinions… Nous quitterons ce pays.

Louise. — Je dois mourir, pour moi-même, par fierté. Mais il faut surtout que je meure pour celui qui ne doit plus, qui ne peut plus venir. Des mères se sacrifient tous les jours pour écarter de l’enfant un mal particulier et peu durable. Et moi, j’hésiterais lâchement quand il faut le sauver de toute une existence malheureuse !… Non, Lucien, je n’ai plus le droit de vivre. Mon geste de défense, en blessant l’autre, m’a tuée. Je meurs, frappée non par une brutalité matérielle, mais par une brutalité logique… Lucien, veux-tu donner le dernier baiser à celle qui s’en va ? Veux-tu lui pardonner ?

Lucien. — Oh ! Louise… Tu as pu songer à partir sans moi ! Nous avons noué pour toujours nos destinées et tu voudrais les séparer ! C’est mal, cela.

Louise. — Je t’aime, Lucien. Reste, je t’en prie, pour que je me survive en une tendresse… (Lucien secoue la tête.) Tu as un fils, mon ami, pour qui tu dois vivre.

Lucien. — Louise, je t’aime. Depuis tant d’années, tu es ma joie, ma raison de vivre. Toi partie, où prendrais-je la force de rester ? Puisque la mort te semble la seule issue, mourons ensemble.




Scène VII




LES MÊMES, ROBERT
(La nuit commence)

Robert entre aux derniers mots de Lucien. Il entend. Il a un frémissement. Il se calme et il dit, s’adressant à Lucien. — Je vous apporte une bonne nouvelle. Le médecin répond de sa vie.

Louise. — Ah ! du moins, je n’aurai pas tué…

Robert. — Il vous serait bien pénible d’avoir tué ?

Louise. — Oh ! Robert…

Lucien. — Robert, pourquoi prononces-tu d affreuses paroles dont tu sens toi-même l’injustice ?

Robert, à Louise. — Madame, vous êtes toujours bien prompte à chercher des solutions dans la mort.

Louise, méprisante. — Vous nous écoutiez, Robert.

Robert. — Je suis entré comme mon père disait : « Mourons ensemble. » C’est tout ce que j’ai entendu. Mais il n’est pas difficile de deviner que la première pensée vient de vous.

Louise. — Eh bien ?

Robert. — Comment voulez-vous que je croie sincère votre joie de n’avoir pas tué une personne, au moment où vous vous préparez à en tuer… (Le geste de Robert désigne son père, puis le ventre de Louise. Ce dernier mouvement doit être clair, sans tomber pourtant dans une précision ridicule. La première partie du geste a été faite en prononçant les derniers mots. La seconde a lieu pendant un silence, d’ailleurs très court. Robert détache énergiquement le mot suivant.) trois ?

Louise, commence un geste instinctif vers son ventre, geste à peine ébauché. Elle relève la main pour dire avec quelque hauteur. — Il y a une différence entre un suicide et un meurtre.

Lucien. — Tu ne vois donc pas, Robert, toute l’horreur de notre situation ! D’un instant à l’autre, on peut arrêter ma pauvre Louise. Et le scandale !… Et cet enfant à qui il ne faut point permettre de venir dans le malheur… Tu es un homme, mon fils, et l’idée de la mort ne doit point te paraître si épouvantable…

Robert. — Ce n’est pas l’idée de la mort qui m’épouvante : c’est l’idée du suicide.

Louise. — Pourquoi ?… Le suicide est la plus belle mort, c’est la mort libre.

Lucien. — Non, Louise, tu disais mieux tout à l’heure. Nous ne sommes pas responsables de ce qui arrive. Nous mourons, tués par une fatalité logique.

Robert, gravement. — Vous ne devez pas mourir.

Lucien. — Pourquoi ?

Robert. — Pourquoi ?… Je ne sais pas… je ne sais pas eneore… Il me semble que je vais savoir… Mais je suis sûr que vous ne devez pas mourir.

(Il fait nuit noire.)

Lucien. — Que devons-nous faire ?

Robert. — Je ne sais pas ce que vous devez faire. La conscience dit rarement : « Fais ceci. » Le plus souvent, elle arrête au bord des actions. La conscience, c’est quelqu’un qui dit : « Non. » Il faut se détourner de ce qu’elle défend et lui poser d’autres questions jusqu’à ce qu’elle cesse de dire : « Non. »

Louise. — C’est parce qu’elle répond « Non » à toutes les questions sur ma vie que je dois mourir. Puis-je me laisser arrêter ? Non. Puis-je subir la générosité de celle à qui j’ai fait du mal ? Non…

Robert. — Je crois que vous confondez conscience et orgueil.

Louise. — … Puis-je laisser venir un enfant qui n’aura point de père ? Non.

Robert. — Quand la conscience répond « Non » à toutes nos questions, c’est sans doute qui n’y a rien à faire pour le moment ; que nous devons, avec la prudence de ne pas remuer, attendre la chute prochaine de la foudre.

Louise. — Quelle philosophie lâche !

Robert. — Non, non… Nous ne savons pas tout ce que sait la vie. Nous ignorons presque toutes les données du moindre problème. Quand nous ne trouvons pas la solution, attendons que… Dieu… les Forces… je ne sais pas… ce qui tient toutes les données… apporte la réponse.

Louise. — Attendre que le nœud gordien se dénoue de lui-même !… Il vaut mieux le trancher. La résolution est une vertu, Robert.

Robert. — Se tuer, ce n’est pas de la résolution. C’est de l’impatience, c’est de l’affolement.

Louise. — Non, quand notre mort empêche des malheurs.

Robert, vivement. — Le suicide n’empêche jamais rien.

Louise. — Que dis-tu, mon fils ?

Robert, lentement. — « Le suicide n’empêche jamais rien. » J’ai dit sans bien savoir. Mais maintenant les mots que, dans l’obscurité, mon tâtonnement a rencontrés font de la lumière… Attendez, attendez. Il me semble que je vois… « Le suicide n’empêche jamais rien. » Les destins sont des obstinés. (À partir de cette phrase, Louise montre une émotion inquiète et grandissante.) Ils exigent que nous fassions notre chemin jusqu’au bout. Si nous nous dérobons, la prochaine existence nous ramène sur le même obstacle. Oh ! n’empêchons pas les problèmes de se résoudre : on nous les poserait de nouveau.

Louise. — Quelles paroles étranges ! Je sens remonter en moi comme une ancienne angoisse.

Robert. — L’angoisse, l’angoisse qui nous étreint ? Non, elle n’est pas nouvelle… Ô mon père, vous qui êtes un peu ma mère, vous nous l’avez déjà imposée… plusieurs fois… cette souffrance… Les paroles que nous disons, il me semble que j’en entends quelques-unes rouler d’écho en écho… d’un passé si lointain. Les gestes que nous faisons, il me semble — comme si nous étions entre deux glaces — les voir multipliés — à l’infini.

Lucien. — J’ai peur.

Robert. — Oh ! je vous en prie, ne mourez pas !… je vous en prie, ne recommençons pas cette douleur !

Louise. — Les vagues linéaments de ce qu’il croit voir, je crois aussi les voir. Est-ce de la folie ?

Robert. — La folie, la folie !… Oui, il me semble ; oui, je vois… La dernière fois, ne suis-je pas devenu fou de votre mort ? Oh ! ne me rendez pas fou de nouveau.

Lucien. — Calme-toi, mon fils, calme-toi.

Robert. — Mais il me semble que ces choses se passaient en des pays de mollesse, au bord de lacs de volupté. Il faut vaincre cette fois, au milieu de ces montagnes héroïques. Il faut faire comme la montagne, ne pas avoir peur, ne pas s’écrouler dans les abîmes, parce qu’il passe un orage… Oh ! triomphons aujourd’hui. Le combat recommencerait peut-être sur la lâcheté des rives.

Louise. — Tout ce qu’il voit, il me semble aussi, dans des incertitudes de brume, le voir. Oh ! je ne veux pas risquer de recommencer cette abominable lutte… Robert, Robert, soyez content, nous vivrons.

Robert. — Ah ! les glaces disparaissent, et c’est pour la dernière fois que nous faisons les gestes douloureux. Ah ! cet horrible présent n’est plus de l’avenir.

(Il se jette dans les bras de son père.)

RIDEAU


ACTE DEUXIÈME














ACTE DEUXIÈME


Une chambre de malade.




Scène PREMIÈRE


BLANCHE, dormant étendue sur une chaise-longue, ROBERT, LOUISE, LUCIEN

(Blanche gémit dans son sommeil. Les autres personnages causent à demi-voix, debout, près de la porte entr’ouverte. Lucien est devant la porte, Louise à sa droite. Robert leur fait face. Il se retourne avec inquiétude vers Blanche lorsqu’elle gémit.)

LUCIEN. — Que lui as-tu dit ?

ROBERT. — Rien encore. Et il ne faut rien dire. Le moment n’est pas venu. Sa haine ne s’apaise pas. Elle ne songe qu’à se plaindre du mal qu’on lui a fait et de l’insuffisance des vengeances possibles.

LUCIEN. — Il n’y a rien à faire.

ROBERT. — Il y a peu de fait. Ce n’est pas une raison pour désespérer.

LUCIEN. — Tu espères encore ! Maintenant que tu la connais ! Maintenant que tu sais la vulgarité de son langage, la vulgarité de sa pensée, la vulgarité et la dureté de ses sentiments.

ROBERT. — Je n’ai encore vu que ses vulgarités, parce que je n’ai pas encore pénétré jusqu’à son âme.

BLANCHE, s’agitant. — Louise !… Au secours !… Tuez-la !… (Il n’est pas nécessaire que ces paroles de cauchemar soient prononcées distinctement.)

ROBERT, plus bas que le reste du dialogue, montrant la porte d’un geste inquiet. — Elle va se réveiller.

(Lucien sort. Louise se hâte derrière lui. Blanche s’éveille, se soulève légèrement sur un coude, aperçoit un pan de robe. Robert va auprès de Blanche.)




Scène II


BLANCHE, ROBERT

Blanche, se laissant retomber, accablée. — Ah ! je suis sûre que c’est elle… qui était là… C’est pour ça… que je ne peux pas dormir. Pourquoi l’a-t-on laissée entrer ?

Robert, lui mettant la main sur le front. — Calmez-vous. Le docteur vous a bien recommandé de ne pas vous agiter.

Blanche. — Oui… j’ai peur de mourir… Est-ce que je vais mourir ?

Robert, s’asseyant auprès d’elle. — Mais non. Le docteur vous trouve presque guérie. Seulement, il ne faut pas vous agiter.

Blanche. — Ah ! pas même le droit de se plaindre. Ah ! qu’on a de peine à vivre quand on rencontre des méchants.

Robert. — Mais vous pouvez vous plaindre, vous pouvez gémir, puisque cela vous soulage.

Blanche. — Vous, vous êtes bon. Qui êtes-vous ?… Il me semble que je vous connais.

Robert. — Non, vous ne me connaissez pas. Je suis quelqu’un qui aime les braves gens qui souffrent.

Blanche. — Ah ! j’ai toujours souffert.

Robert. — Oui, je le sais. Pauvre femme. Tout le monde souffre.

Blanche. — Pas autant que moi. Personne ne souffre autant que moi… Vous le savez bien, puisque je vous ai raconté mon histoire… C’est horrible, n’est-ce pas ?… Être torturée par celui qui devait vous protéger !

Robert. — Il souffre aussi. Il faut pardonner. On ne fait pas de mal à un autre sans se faire du mal à soi-même.

Blanche. — De quoi souffre-t-il, lui ? Que lui manque-t-il ? Qui lui a fait du mal ?… Non, voyez-vous, cette vie est mal faite. Il n’y a que les bons qui souffrent. Les méchants sont heureux.

Robert. — Il n’y a pas de méchants. Il y a des imprudents, des maladroits, des gens qui gâchent la vie des autres. Mais, en même temps, ils gâchent la leur… Et il y a aussi des lois qui sont mal faites, qui multiplient à l’infini le mal causé par un geste maladroit.

Blanche. — Ah ! oui, les lois sont mal faites… Je ne pourrai que les faire mettre en prison… Un homme qui abandonne sa femme, quand cette femme n’a rien à se reprocher, on devrait le condamner à mort.

Robert, souriant. — Sa femme n’a qu’à faire comme s’il était mort.

Blanche. — Non. Elle souffre, et elle n’est pas vengée. Ça n’est pas juste.

Robert. — Pourtant, si votre mari était mort la veille de son départ, de quoi vous seriez-vous vengée ?

Blanche. — Ce n’est pas la même chose.

Robert. — Où voyez-vous une différence pour vous ? Seriez-vous moins seule, moins veuve ?

Blanche. — Ça n’est pas la même chose, je vous dis. On ne m’aurait pas fait du mal exprès.

Robert. — Mais on ne vous a pas fait du mal exprès. On vous a fait du mal en partant comme on vous aurait fait du mal en mourant… Ce n’est pas pour vous faire du mal qu’on est parti.

Blanche. — Je vous dis que ça n’est pas du tout la même chose. On savait qu’on me faisait du mal. Et ça ne les a pas arrêtés.

Robert. — Ils aimaient. Ils n’ont pu résister à leur amour.

Blanche. — Ils devaient résister, puisqu’il était marié. Il n’y a qu’à ne pas se marier, si on ne peut pas être fidèle à sa femme.

Robert. — On dit que l’amour est un sentiment irrésistible.

Blanche. — Quand on est honnête… et qu’il s’agit de votre devoir… il n’y a rien d’irrésistible… Ah ! que j’ai soif.

Robert, il se lève et lui donne une tasse de tisane. — Permettez-moi une indiscrétion. N’avez-vous jamais aimé ?

Blanche, la tisane à la main. — Si, j’ai aimé… Il y a longtemps… Avant mon mariage… Avant de connaître Lucien… Mais j’étais une honnête fille, comme je suis une honnête femme… Je n’ai jamais manqué à mes devoirs. (Elle boit.)

Robert. — Et votre mari, vous ne l’avez jamais aimé ?

(Blanche finit de boire.)

Blanche, rendant la tasse vide. — Non, je ne pouvais pas.

Robert, allant remettre la tasse en place. — Il vous aimait pourtant, lui ?

Blanche. — Oui, au commencement… pas longtemps… Il m’aimait mal… il me trouvait jolie… rien de plus… Il n’avait pas de tendresse. Je souffrais… ça lui était égal.

Robert, s’asseyant. — Vous souffriez… de quoi ?

Blanche. — Eh ! on souffre toujours. La vie est mal faite. Il vous arrive tout le temps des choses ennuyeuses… Je ne pouvais pas lui en parler. Au lieu de me consoler, il se moquait de moi.

Robert. — Mais votre cœur ne peut pas être tout à fait mort ? Vous avez encore quelque affection ?

Blanche. — Qui pourrais-je aimer ? Je n’ai personne.

Robert. — Personne ?… N’aviez-vous pas un…

Blanche, s’agitant. — Ah ! que je suis mal !

(Robert arrange les oreillers. Blanche se tient presque assise.)

Robert. — N’aviez-vous pas un fils ?

Blanche. — Oui. Il avait un an. On me l’a enlevé. Ils étaient trop occupés l’un de l’autre pour bien soigner un enfant. Un enfant, il faut être toujours après lui… Le pauvre petit, il doit être mort depuis longtemps.

Robert. — Vous l’aimiez beaucoup ?

Blanche. — Je l’aimais… comme on peut aimer un enfant d’un an… On aime toujours ses enfants, on n’a pas le droit de ne pas les aimer… Mais on les a si peu à cet âge-là… Et puis, ils ne comprennent pas, ils aiment mieux leur nourrice que leur mère… Quand je voulais l’embrasser, il se détournait, il se jetait contre sa nourrice… Il aurait peut-être été méchant pour moi… Il ressemblait tellement à son père.

Robert. — Il vous aurait aimée, madame.

Blanche. — Les enfants sont des ingrats, bien souvent. Mais pourquoi me parlez-vous de lui ? (Elle le regarde un instant, puis, brusquement :) Quel âge avez-vous ?

Robert, à part. — Le moment n’est pas arrivé. (Haut.) J’ai vingt et un ans.

Blanche. — Lui en aurait dix-neuf… Et je suis bien sûre qu’il serait moins bon que vous pour sa pauvre mère qui a tant souffert.

Robert. — Madame… (On frappe à la porte.) Entrez.




Scène III


LES MÊMES, UN MÉDECIN

(Dès son entrée, le médecin doit, par son allure et par son geste, donner l’idée de la brusquerie. Il passe devant Robert — qui fait un pas à sa rencontre — en saluant d’un bon sourire et d’un mouvement de tête sec. — Blanche, aussitôt qu’elle a vu le nouvel arrivant, s’est laissée retomber en une pose accablée.)

Robert. — Bonjour, docteur.

Le Médecin. — Bonjour, mon ami. (Il ne s’est pas arrêté, est allé droit à Blanche. Il la regarde, lui tâte le pouls, sourit. Il s’adresse à Robert.) A-t-elle mangé sa côtelette ?

Robert. — Oui, docteur. Puis, comme elle avait encore faim, j’ai cru pouvoir lui accorder un œuf à la coque et une belle grappe de raisin ?

Le Médecin, souriant. — Tout ça ?…

Blanche. — Elle était si petite, la côtelette.

Le Médecin. — On peut lui donner tout ce qu’elle voudra. Seulement, elle ferait aussi bien de se lever, de sortir, de se promener. (À Blanche.) Vous êtes guérie. Vous n’avez plus besoin de moi.

Blanche. — Oh ! si docteur, revenez. Je vous en prie. Je ne me sens pas encore bien.

Le Médecin, haussant les épaules. — Vous vous portez aussi bien que moi. (Il lui tâte le pouls de nouveau.) Plus la moindre fièvre. Encore un peu de faiblesse, parbleu. Mais vous ne reprendrez vos forces qu’en marchant, en vivant au grand air. Vous n’avez plus qu’à vous remettre au rythme de la vie.

Blanche. — Docteur, vous vous trompez… Aïe, aïe… je souffre tant… Je n’ai pas de fièvre en ce moment… Mais si vous étiez venu tout à l’heure… Et puis, la fièvre, ce n’est pas tout. La souffrance… aïe… c’est quelque chose aussi.

Le Médecin. — Vous ne souffrez plus.

Blanche. — Ah ! si vous sentiez le feu que j’ai dans l’estomac, et le poids que j’ai sur la poitrine, et tout… et tout ce que je sens… Vous ne trouveriez pas, allez ! que ce n’est pas de la souffrance.

Le Médecin. — Je vous dis qu’il ne vous faut plus que des reconstituants et un exercice modéré… Je vous dis que je n’ai plus rien à faire ici et que je ne reviendrai pas… Je n’ai jamais vu malade… ou plutôt guérie… gémir autant que vous.

Blanche. — Parce que les autres ne souffrent pas autant que moi… Ah ! je voudrais bien voir quelqu’un qui souffrirait autant que moi… aïe… et qui ne se plaindrait pas.

Le Médecin. — Adieu madame. De vrais malades m’attendent. (Il serre la main de Robert.) Au revoir, mon ami. (Il sort.)




Scène IV


ROBERT, BLANCHE

Blanche. — Il est méchant, ce docteur… Je suis sûre que mon mari — le monstre — lui a dit que je me plains toujours pour rien… Alors, je pourrais mourir, il dirait que je ne suis pas malade.

Robert. — Ne vous désolez pas. Je vous soignerai bien. Je sais déjà assez de médecine.

Blanche. — Est-ce que vous êtes docteur aussi ?

Robert. — Pas encore. Je suis trop jeune. Les études de médecine sont longues.

Blanche. — C’est parce que je voudrais vous dire quelque chose.

Robert. — Dites.

Blanche. — Écoutez, monsieur, je voudrais partir d’ici, revenir chez moi… je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui soit bon, rien que vous… Ça me ferait un gros chagrin de vous quitter… Alors, vous ne savez pas ce que vous devriez faire ? Vous devriez venir à Paris… Vous auriez de meilileurs professeurs… et, en même temps, vous me soigneriez, parce que, vous savez, je ne suis jamais tout à fait bien portante… je paierais ce qu’il faudrait…

Robert, souriant. — Il ne peut pas être question d’argent entre nous. Soyons deux amis.

Blanche. — Oh ! oui, j’ai tant besoin que quelqu’und m’aime un peu… me console… On m’a toujours rudoyée, parce que j’ai toujours souffert… Les gens sont égoïstes… ils n’aiment pas ceux qui souffrent… Il faudrait souffrir sans se plaindre… Comme si c’était possible.

Robert. — Pauvre femme.

Blanche. — Vous, vous êtes la bonté même… Vous savez que je souffre… Vous ne dites pas non… Vous m’aidez à souffrir… avec patience… Et puis, je le sens bien, sans vous je serais morte à cette heure.

Robert, souriant. — Mais non.

Blanche. — Si, si. Je sais ce que je dis… Mais, allez, vous verrez que je ne suis pas une ingrate.

Robert. — Précisément, j’aurai quelque chose…

Blanche. — J’ai soif !

Robert, lui préparant une boisson avec du citron et du sucre. — J’aurai quelque chose à vous demander.

Blanche, toute souriante. — Demandez.

(Robert lui donne le verre de limonade. Elle boit.)

Robert, à part. — Elle semble bien disposée (Haut, la débarrassant du verre.) Pardonnez à ceux qui vous ont fait du mal.

Blanche. — Ça, ce n’est pas juste… Vous n’êtes as gentil… Je me trompais… Être bon pour les méchants, c’est mal. Il ne reste plus assez de bonté pour ceux qui la méritent.

Robert. — C’est pour vous que je vous le demande. La pensée du mal que vous avez subi est votre plus grand mal.

Blanche. — Oh ! oui, c’est horrible… Être une honnête femme… et être traitée… comme j’ai été traitée.

Robert. — La haine est une grande souffrance.

Blanche. — C’est vrai, ça fait du mal… Tout fait du mal… Mais pardonner, c’est impossible. Ce serait m’arracher la moitié de ma vie, me couper mon âme… Tenez, aïe, mes jambes me font mal en ce moment… Mais je ne voudrais pas qu’on me les coupe… Je ne veux pas qu’on me coupe ma haine.

Robert. — Vous ne voulez pas… même pour moi… pour me faire plaisir ? (Blanche se tait, boudeuse.) Vous ne voulez pas… pour que j’aille à Paris, avec vous ?… (Le mutisme de Btanche continue.) C’est bien, je resterai ici.

Blanche. — Pourquoi ? Qu’est-ce que ça vous fait. Vous demandez des choses qui ne sont pas justes et qui ne vous regardent pas… Üemandez-moi autre chose… je suis très riche…

Robert, souriant. — Je suis riche aussi. Je vous indique le seul moyen de me payer, la seule chose qui me ferait plaisir… Vous ne voulez pas… N’en parlons plus… Seulement, vous avouerez que je n’ai aucune raison d’aller à Paris.

Blanche. — Si, je veux que vous veniez… Qu’est-ce que je deviendrais toute seule, maintenant que j’ai pris l’habitude d’être soignée, d’être consolée… de voir quelqu’un qui n’est pas méchant ?… Vous le voulez, eh bien ! je ne leur ferai pas de mal, je ne porterai pas plainte… Mais vous n’êtes pas gentil de me forcer… et vous ne savez pas comme c’est pénible ce que vous exigez.

Robert. — Ce qui est pénible, ce sont les fardeaux dont on ne se débarrasse pas tout à fait. Vous aviez un fagot sur l’épaule, vous le laissez descendre jusqu’aux reins… Il semble plus lourd. Laissez-le tomber à terre, lachez la corde et marchez libre de tout poids. Alors vous serez soulagée.

Blanche. — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

Robert. — Le peu que vous venez d’accorder ne délivre point votre âme du fardeau de la haine. Il faut pardonner tout à fait. Il faut que vous soyez prête à rendre le bien pour le mal.

Blanche. — Oh ! ça, c’est impossible.

Robert. — Pour le moment où vous serez décidée, je vous promets — en outre du soulagement, de l’impression heureuse de débarras, d’affranchissement — la plus inattendue et la plus grande des joies.

Blanche. — Une grande joie… À moi ?… Allons donc, vous vous moquez…

Robert. — Écoutez. Si votre fils vivait…

Blanche, avec élan. — Oh ! oui, ce serait une grande joie… (Se reprenant.) Peut-être… Qui sait ?… Il serait méchant ; ils l’auraient fait semblable à eux.

Robert. — Si votre fils vivait et s’il vous aimait…

Blanche. — Vous voulez me faire souffrir… en me faisant penser à des joies… qui ne sont pas possibles.

Robert. — S’il venait près de vous, s’il sagenouillait devant sa pauvre mère qui souffre. (Il s’agenouille.) S’il vous embrassait… (Il l’embrasse et elle éclate en sanglots.) Ah ! maman, maman, ma pauvre maman !

(Un long silence. Blanche tient Robert pressé contre elle.)

Blanche. — Mon fils, mon amour, mon Robert… C’était toi… Il me le semblait bien, par moments… Mais après, ça me semblait tellement impossible… Enfin, je te retrouve… Tu vivais… tu m’aimais… quelqu’un pensait à moi, sans en penser du mal… quelqu’un pensait à moi, pour me plaindre.

Robert. — Maman, maman.

Blanche, se reculant un peu pour le mieux voir. — Ah ! que tu es beau, mon Robert… Tu ne ressembles pas à ton père, pas du tout… Et tu es grand… Et tu es si bon et tu m’aimes si bien… Tu as raison. Partons. Laissons ces gens-là… Ne pensons plus à eux… Qu’ils soient heureux, s’ils veulent… Qu’est-ce que ça nous fait, puisque nous serons heureux nous deux ?

Robert. — Oui, maman, nous serons bien heureux. Et, quand on est heureux, on est bon… Ne sentez-vous pas que vous êtes très bonne ?

Blanche. — Oui, je me sens changée… Non, pas changée… Seulement, il y avait des choses qui pesaient sur mon cœur, des choses qui l’empêchaient de battre, qui me faisaient croire qu’il était mort… et qui n’y sont plus maintenant… Quand on retrouve son enfant, vois-tu, on retrouve son cœur.

Robert. — Écoute, maman. Veux-tu que nous causions un peu sérieusement ? (Il s’assied. Il continue en tenant la main de Blanche.) Tu sais, maman, le bonheur, Dieu ne le donne jamais, il le loue seulement.

Blanche. — Ne me fais pas peur, mon enfant.

Robert. — Je ne veux pas te faire peur. Seulement, le propriétaire du bonheur veut que tu paies le terme d’avance ?

Blanche. — Que veux-tu dire ?

Robert. — Il faut que vous rendiez d’autres personnes heureuses.

Blanche. — Tout ce que tu voudras… tout ce que je pourrai… je le ferai… je suis riche, tu sais… Et je crois que, pour qu’on soit tout à fait heureux, mais là, tout à fait, comme au ciel, il faudrait que tout le monde fût heureux.

Robert. — Oui, maman. Votre âme est belle. Elle est faite pour la joie.

Blanche. — Si je voyais quelqu’un malade ou triste, en ce moment, il me semble que ça gâterait un peu…

Robert. — Même sans les voir… Il suffit de penser que quelqu’un est malheureux et que nous pourrions le rendre heureux…

Blanche. — Ça, c’est une idée insupportable. Parce qu’alors c’est par notre faute qu’on serait malheureux… par notre faute à nous qui sommes si heureux… Tu as raison, Robert, Dieu pourrait se mettre en colère et nous chasser de notre bonneur.

Robert. — Eh bien ! maman, mon père et celle qui m’a servi de mère…

Blanche. — Oh ! je t’en prie, ne parlons plus de ces gens-là !

Robert. — Pourquoi ? Ne leur devons-nous pas un peu de notre joie ? À l’un, je dois la vie et vous devez votre enfant. C’est l’autre qui m’a élevé, qui a formé mon esprit et mon cœur. Si vous m’aimez tel que je suis, soyez-lui un peu reconnaissante.

Blanche, sèchement. — Que puis-je pour eux ?

Robert. — Vous pouvez divorcer.

Blanche. — Divorcer… Pourquoi faire ?… Pour qu’ils s’épousent, n’est-ce pas ?… Ah ! non, ils se moqueraient trop de moi.

Robert. — Ils vous admireraient, ils vous aimeraient.

Blanche. — Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, de leur amitié ?

Robert. — Écoutez, maman… Auprès d’une mère heureuse je parle pour une mère malheureuse. Écoutez. C’est un frère qui mendie un peu de bonheur pour son frère.

Blanche. — Que veux-tu dire ?

Robert. — Maman, vous aurez pitié d’une maman. Elle est enceinte.

Blanche. — Qui, elle ?

Robert. — Louise… Vous ne voudrez pas que mon frère soit un bâtard.

Blanche. — Est-ce ma faute, à moi ?

Robert. — Ce n’est pas la faute de mon frère.

Blanche. — Tant pis pour eux. C’était à eux de prévoir les conséquences de leur crime… et de ne pas le commettre.

Robert. — Maman, vous qui êtes si bonne…

Blanche. — Être trop bonne, ce serait être bête… Est-ce que c’est à moi de réparer les fautes des autres ?

Robert, l’embrassant. — Si tu savais, maman. Ils voulaient se tuer.

Blanche, lui rendant distraitement son baiser. — Eh bien ! qu’ils se tuent, s’ils veulent. Qu’est-ce que ça peut me faire, qu’ils se fassent justice ?

Robert, se levant. — Ils ne se tueront pas. Ils me l’ont promis. Et je resterai toujours auprès d’eux pour leur rappeler leur promesse… (Il regarde sa mère, attendant un mot qui ne vient pas.) Adieu, maman. (Il se dirige vers la porte.)

Blanche. — Robert, mon petit !… Reste… Tu es à moi… (Robert s’arrête, se retourne vers sa mère, attend en la regardant.) Mon enfant, mon enfant, ce n’est pas vrai, tu n’aurais pas le cœur d’abandonner ta mère !

Robert. — Si mon père est plus malheureux que ma mère, c’est mon père que je ne dois pas abandonner.

Blanche. — Robert, méchant enfant, tu ne vois donc pas que tu fais pleurer ta mère ?… Viens m’embrasser, mon petit, viens… Mais viens donc. (Elle s’est assise comme sur une chaise ordinaire, les pieds à terre. Elle ouvre les bras à Robert. Il fait un pas vers elle, ému. Mais il s’arrête.)

Robert. — Si…

Blanche. — Mais viens donc m’embrasser, je te dis… Oui, tout ce que tu voudras… Qu’ils soient heureux, mais que tu sois à moi, rien qu’à moi.

Robert, se jetant dans les bras de Blanche. — Merci, maman, merci.

(Un long silence.)

Blanche. — Faut-il que je t’aime, mon Robert. (Robert sonne.) Que tais-tu, mon enfant ?

Robert. — Tu vas voir.

(Un moment d’attente silencieuse.)




Scène V


LES MÊMES, UN DOMESTIQUE

Le Domestique. — Monsieur a sonné ?

Robert. — Dites à mon père et à ma mère que je les prie de venir.

(Le domestique sort.)




Scène VI


ROBERT, BLANCHE

Blanche. — Pourquoi ?

Robert. — Pour leur dire combien ma maman est bonne et pour leur faire mes adieux.

Blanche. — Tu sais, ça me fait tout de même quelque chose, l’idée de les voir… Et qu’est-ce que je vais leur dire ? C’est que je ne sais pas si je peux répondre de moi. J’ai peur d’être encore méchante, quand ils seront là.

Robert. — Maman, c’est moi qui parlerai, veux-tu ? Je dirai mieux que toi la beauté de ton âme.




Scène VII


ROBERT, BLANCHE, LUCIEN, LOUISE

Robert. — Mon père, et vous, madame… pardonnez si je ne vous nomme plus autrement, mais les mères sont jalouses… remerciez ma mère. Mon frère sera un enfant heureux.

Louise. — Madame, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.

Lucien. — Oh ! Blanche, c’est bien ce que tu fais là !

Blanche, debout. — Vous ne vous y attendiez guère, pas vrai ?

Lucien, balbutiant. — Je… nous…

Robert. — Vous n’aviez jamais vu son âme.

Blanche. — Il me semble pourtant que je n’ai pas changé. Seulement, je suis heureuse, si heureuse !… Et puis, si, pourtant, il y a quelque chose de changé… Je ne suis pas une savante, moi, et je ne sais pas dire ces choses… difficiles… qui se passent en nous… Et je n’ose guère parler, parce que c’est si drôle la maniere dont je me vois. Tenez, il y a une maison… Une femme, à la fenêtre, dit des mots qu’on n’entend pas, parce que de gros chiens, devant la maison, aboient, aboient, aboient. Et, quand des gens passent et que la femme leur parle, les chiens aboient plus fort. Alors, n’est-ce pas ? les gens se sauvent… Mais, un jour, passe mon Robert. Il n’a pas peur des chiens, lui. Il les caresse. Et les chiens se taisent. Et on entend les paroles de la femme. Et les paroles de la femme sont aussi douces que les aboiements des chiens étaient méchants.

Robert. — Oui, maman, c’est bien cela. Nos défauts d’esprit sont des chiens aboyants, ils empêchent d’entendre les paroles admirables que notre âme dit à demi-voix. J’ai eu la joie de pénétrer jusqu’à votre âme.

Blanche. — Écoute, Robert… Les chiens voudraient bien m’empêcher de dire ce que je vais dire… Et je sens que je suis toute rouge… Non, je crois qu’il vaut mieux ne rien dire.

Robert. — Parle, maman chérie.

Blanche. — Eh bien ! si nous restions tous ensemble, est-ce que ça ne serait pas plus gentil ?

Robert. — Non. Ce serait imprudent. Nous n’aurions plus le droit d’avoir un mauvais moment. Il faut éviter les situations qui ne permettent pas quelques mauvais moments. (Blanche se laisse tomber assise et se cache le visage entre les mains.) Oh ! n’ayez pas honte, maman. C’est très bien que vous ayez eu cette idée. Il est beau d’espérer trop, un instant, de la nature humaine.

Blanche. — Ah ! mon Robert, tu as toujours raison. (Elle se lève de nouveau, met sur l’épaule de Robert une main caressanle. Elle se penche un peu vers lui.) Je t’aime, mon petit… Et toi, m’aimeras-tu toujours, dis ? Même si je suis un peu méchante quelquefois ? Tu sais, on a des jours où on souffre.

Robert. — Je t’adore, maman. Je te consolerai quand tu souffriras. (Souriant.) Quand les chiens voudront aboyer, je les caresserai pour les faire taire. J’en serai bien récompensé, puisque j’entendrai la voix pénétrante de ton âme, puisque, devant moi, tu seras toujours toi.

Blanche — Oui, Robert, aime-moi bien… et aide-moi toujours à être moi.


RIDEAU.