Julie philosophe ou le Bon patriote/I/10

Poulet-Malassis, Gay (p. 127-145).
Tome I, chapitre X


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE X.

Arrivée subite des Prussiens à Utrecht. Embarras de Julie. Plaisanterie imaginée par un soldat prussien. Manière singulière dont Julie est initiée au Stathouderisme. Assauts terribles qu’elle a à soutenir. Elle quitte Utrecht et se rend à la Haye. Nouvelle connaissance qu’elle y fait. Quiproquo plaisant.


Si l’homme est maître du présent, il ne peut pas disposer de la plus petite division de temps qui appartient à l’avenir ; il n’a jamais la certitude que telle chose qu’il se propose pour le lendemain, pourra s’effectuer. Les combinaisons les mieux faites se trouvent souvent dérangées ; les projets les mieux conçus déjoués au moment où nous nous y attendons le moins ; nous sommes entraînés malgré nous dans le tourbillon des événements nécessaires, et qui sont la suite et l’effet de cette immensité de causes finales qui ont donné la première impulsion à ce vaste univers. L’homme vraiment sage doit donc s’attendre à tout ; il bâtit pour l’avenir, mais il n’a point la folie de croire son édifice indestructible.

J’étais encore au lit, et je retraçais dans mon esprit tout ce qui m’était arrivé la veille, lorsque j’entendis un grand bruit d’hommes et de chevaux précipitant leur marche ; curieuse de savoir ce que c’était, je me levai, et je m’informai de la cause de ce tumulte. On m’apprit que les Prussiens en force n’étaient plus qu’à quelques lieues de la ville, contre laquelle ils s’avançaient, et que le Corps commandé par le Rhingrave de Salm, au lieu de songer à la défendre, venait de prendre honteusement la fuite, ainsi que tous les patriotes armés. Cette nouvelle ne fit pas sur moi beaucoup d’impression ; je ne croyais pas qu’une femme eût beaucoup à craindre d’une troupe militaire, mais j’étais singulièrement étonnée de la disposition subite de ces corps patriotiques qui avaient montré tant d’ardeur pour la défense de leur patrie. Cette conduite ne me paraissait pas naturelle, et je crus devoir plutôt l’attribuer à quelque cause secrète, qu’à un défaut de courage.

Cependant l’alarme était générale dans la ville ; un grand nombre d’habitants prenaient la fuite avec tout ce qu’ils pouvaient emporter ; j’étais incertaine si je ne devais pas imiter leur exemple et sortir d’Utrecht, lorsque j’entendis des tambours battre, et bientôt après je vis arriver sur la place un gros de troupes que l’on me dit être les Prussiens. À leur vue je ne pus me défendre d’un mouvement assez vif de frayeur ; cependant je me rassurai en songeant que ces guerriers étaient des hommes qui, quoique terribles dans les champs de Mars, étant désarmés n’en étaient pas moins humains. Les Prussiens ne tardèrent pas à se répandre dans les différents quartiers de la ville ; une douzaine entrèrent dans la maison où je logeais ; trois d’entr’eux pénétrèrent dans ma chambre, et sans paraître faire attention à moi, ils s’assirent, défirent leurs guêtres et allumèrent leur pipe. Cette conduite ne me donna pas une idée bien avantageuse de la politesse de Messieurs les Prussiens : je réfléchissais sur les moyens de me débarrasser de ces hôtes importuns, lorsque l’un d’eux qui était sorti, revint avec plusieurs de ses camarades que je n’avais pas encore vus ; ils étaient munis de toutes sortes de provisions dont ils s’étaient emparés dans la maison ; ils les étalèrent sur une table qu’ils dressèrent, s’assirent et me forcèrent de prendre place à côté d’eux.

Je laisse à juger au lecteur de l’embarras où je me trouvais, au milieu de cette troupe militaire dont le langage m’était absolument inconnu ; cependant je fis bonne contenance, et comme je n’avais encore rien à reprocher aux Prussiens, que leurs manières passablement dures et grossières, je pris un air gai et commençai à boire et à manger comme eux, sans paraître intimidée de me trouver en si nombreuse compagnie. Les compagnons de Mars se livraient sans réserve aux plaisirs de la table ; le vin coulait à grands flots dans leurs verres ; il ne leur coûtait que la peine de l’aller chercher au cellier de mon hôtesse qui en avait une abondante provision. Bientôt cette liqueur communiqua aux Prussiens une joie excessive qui se manifesta par des chansons bachiques et tout ce qui annonce une douce exaltation des esprits, et comme Bacchus et Vénus se tiennent ordinairement par la main, plusieurs d’entr’eux commencèrent à me regarder avec des yeux où brillait la concupiscence ; ce signal du désir fut aussitôt suivi des effets ; il me fallut recevoir et donner des baisers sans nombre, bien plus douloureux qu’agréables, car la peau revêche et tannée, la barbe dure et piquante des Prussiens, et leurs moustaches raides me déchiraient le visage ; cependant il fallait faire de nécessité vertu ; je m’armai de courage pour pouvoir soutenir le terrible choc que j’allais être forcée d’essuyer. Tout-à-coup un des Prussiens qui parlait français, me demanda si j’étais patriote ou stathoudérienne ; je ne crus pas devoir démentir l’opinion que je professais, je crus même qu’il y avait un noble courage à avouer ce qu’on était devant les défenseurs d’une cause opposée. Je répondis donc d’une voix ferme, que j’étais patriote ; celui qui m’avait fait cette demande, ayant fait part de ma réponse à ses camarades, il ajouta encore quelque chose qui fit partir d’un éclat de rire tous les assistants ; à l’instant même l’un d’eux me prend dans ses bras, me fait asseoir sur lui, trousse mes jupes et expose à la vue de toute l’assemblée ce qui ne se montre ordinairement qu’à une seule personne à la fois, ce qui fait l’objet de toutes les recherches des hommes, l’unique but auquel tendent toutes leurs démarches pour nous plaire, enfin ce sanctuaire du plaisir, cet antre charmant où se célèbrent les plus secrets mystères de l’amour, et où la nature a mis le foyer de la reproduction de l’espèce humaine. L’impromptu du soldat prussien me fit pousser un cri de frayeur, mais celui qui parlait français, me dit de ne rien craindre, que ces Messieurs ne me feraient aucun mal, qu’ils voulaient seulement exécuter une plaisanterie qu’il avait imaginée pour exercer une petite vengeance contre un personnage qui avait à n’en pas douter, causé souvent du plaisir à leurs ennemis, qu’enfin ils voulaient le rendre stathoudérien, et que ce qui allait se passer serait une espèce d’inauguration.

En effet, après l’exposition des pays-bas de mon individu, sur lesquels les yeux égrillards des soldats étaient avidement fixés, on apporta une boîte dans laquelle était de la poudre couleur orange ; un Prussien prit une houpe et en aspergea abondamment la chevelure que la nature nous a mise dans cet endroit, et que, soit dit en passant, j’ai toujours eue fort touffue. De noire qu’elle était, elle devint d’un blond ardent : cette opération faite, on me mit une pipe à la main, de laquelle je dus tirer quelques bouffées. Une vivandière qui était survenue, me présenta un verre qu’elle remplit, et je fus obligée de boire à la santé du Prince d’Orange. Ce ne fut pas tout ; un des Prussiens qui paraissait le plus plaisant, prit une longue pipe dont il insinua l’extrémité du tuyau où l’on n’introduit ordinairement que des pièces de plus gros calibre ; alors toute la troupe qui m’environnait poussa des éclats de rire. On alla chercher le chef ; celui-ci, qui avait la vue basse, mit un genou à terre et contempla, en souriant, le spectacle que la facétie prussienne avait imaginé de lui donner. Après être restée quelque temps dans cette situation, qui donna lieu à mille plaisanteries, la pipe fut retirée, et les Prussiens animés par la vue du héros de la cérémonie, ainsi que par le vin, et dont les désirs étaient exaltés au plus haut point, se disposèrent à remplacer la pipe et à m’identifier le stathoudérisme. Comme leur impatience lubrique ne leur permettait pas d’attendre, il y eut d’abord de la rumeur, chacun voulait commencer, enfin on tira au sort, à l’exception du chef qui eut l’honneur de m’initier le premier à la cause qu’il soutenait.

Que faire dans une pareille circonstance ? Il ne me restait que de me soumettre de bonne grâce à ce que je ne pouvais éviter. Je soutins courageusement les assauts multipliés que me livra cette troupe lubrique, et comme je veux être franche en tout, j’avouerai que l’énergie des héros prussiens fut assez de mon goût, et comme j’avais aussi les esprits exaltés par le vin, je partageai bientôt leurs transports ; la nature ne perd jamais ses droits, elle est même souvent plus forte que la volonté.

Lorsque la pénible et douce lutte que j’avais eue à soutenir, fut finie, et que les Prussiens furent plus calmes, ils se remirent à table, et après m’avoir beaucoup louée de la manière dont j’avais résisté au choc, ils me présentèrent un verre de genièvre qui me remit un peu de ma fatigue, car j’avais été pour ainsi dire accablée de plaisir, et submergée dans la volupté. — À présent, me dit l’auteur de la plaisanterie, vous voilà stathoudérienne jusqu’au fond du… corps. — Vous vous trompez, lui répondis-je en riant : croyez-vous que la tête d’une femme change aussi aisément. Quand toute l’armée de votre Monarque, que je respecte d’ailleurs, me serait passée sur le corps, comme vous venez de le faire, et qu’on aurait répandu toute la poudre orange qui se trouve dans les sept Provinces-Unies, sur ce pauvre individu que vous avez si furieusement choyé, non, morbleu, il ne sera jamais stathoudérien, il restera toujours com…patriote. Vous voyez déjà qu’il a repris son ancienne couleur, ajoutai-je, en en faisant moi-même l’exhibition.

Cette boutade fit beaucoup rire les Prussiens, à qui elle fut expliquée ; ils recommencèrent à boire, et bientôt ils eurent entièrement perdu la raison ; les uns s’endormirent sur leurs chaises, d’autres se jetèrent sur mon lit ou s’étendirent à terre.

Lorsque tous ces héros à quatre sous par jour, furent plongés dans le plus profond sommeil, je commençai à réfléchir sur ce qui s’était passé et sur le parti que j’avais à prendre ; outre que je n’étais pas d’avis d’être de nouveau l’objet des facéties prussiennes, et le plastron de leurs boutades lubriques, la manière dont ils s’étaient établis chez moi, devait me faire craindre qu’ils ne désemparassent pas de sitôt, et qu’ils ne poussassent même la plaisanterie jusqu’à me dépouiller de mes effets ; je résolus donc de quitter sur le champ Utrecht ; ce que j’appris des excès que les Prussiens avaient commis ailleurs, me confirma encore dans cette résolution. Après avoir mis dans un coffre tous mes meilleurs effets, je sortis avec un portefaix que je pris pour le transporter, et je me rendis d’abord chez Sophie dans le dessein de l’engager à m’accompagner, mais j’appris qu’elle était partie sur la nouvelle de l’arrivée des ennemis ; je fus fâchée d’être sitôt séparée de cette fille, pour laquelle je m’étais senti beaucoup d’amitié. Quoique toutes les portes de la ville fussent déjà occupées par les Prussiens, je parvins à sortir sans opposition ; à une demi lieue d’Utrecht, je pris une voiture qui me conduisit jusqu’à La Haye. En arrivant dans cette résidence du Stathouder, à peine me restait-il un louis, mais ce défaut d’argent ne m’affligeait point, les revenus d’une femme sont en elle-même, me disais-je ; elle est assez riche, si elle est jolie ; la lubricité des hommes est un créancier sur lequel elle peut tirer à vue, et le plus grand nombre fait toujours honneur à cette espèce de lettre de change. En échangeant avec eux le plaisir contre l’argent, l’avantage est encore du côté de ces derniers, car l’argent n’a qu’un prix factice, le plaisir a un prix réel, et comme elle a un fond de richesses inépuisable, elle est assurée de ne jamais manquer, tant qu’elle pourra faire valoir ce fond.

Parmi les étrangers qui se trouvaient dans l’auberge où j’étais descendue, je remarquai un jeune homme fort bien mis et dont le visage et les manières me plurent du premier abord. Je crus avoir fait la même impression sur lui. Nous eûmes bientôt fait connaissance : deux Français en pays étranger sont bientôt liés. Mon compatriote vit bien que je n’étais rien moins qu’une prude, et comme de son côté il n’était rien moins que novice, les formalités furent abrégées, et le lendemain de notre première entrevue, nous étions déjà ensemble le mieux du monde. Quoique mon nouvel amant ne fût ni si vigoureux, ni si bien pourvu par la nature que van Hove, cette liaison n’eut pas pour moi moins de douceurs. Dupuis (c’était le nom qu’il se donnait) était plus tendre, plus empressé que le Hollandais ; il connaissait la volupté dans tous ses raffinements, et il avait une manière délicate, en même temps que très sensuelle, de la faire goûter, qui compensait amplement ce qui lui manquait quant à la force et à la matière : l’art chez lui suppléait à la nature, et avec tant d’adresse qu’on ne s’apercevait point du défaut de celle-ci. Dans nos amoureux ébats, nous épuisions tout ce que le génie humain a pu imaginer de situations, de postures, de caresses pour enflammer les sens et faire mieux savourer le plaisir. Nos préludes valaient la jouissance même et augmentaient le prix de cette dernière. Souvent nous nous mettions in naturalibus, et après une douce contemplation de cette nudité si propre à exalter les désirs, nous nous plongions dans la volupté : c’est jouir deux fois, selon moi, que de savoir bien jouir.

Quelques jours après que nous eûmes lié connaissance, Dupuis et moi, il arriva un singulier quiproquo dont je ne puis encore m’empêcher de rire ; mon amant venait passer toutes les nuits avec moi ; dès que tout le monde était retiré, il gagnait à petit bruit ma chambre. Un soir qu’il tardait plus longtemps que de coutume, je me couchai après avoir laissé ma porte entr’ouverte ; le sommeil me gagnait déjà, lorsqu’il entra quelqu’un qui vint droit à mon lit et s’y glissa ; ma chandelle était éteinte, et ne doutant pas que ce ne fût Dupuis, je le reçus dans mes bras et commençai à lui faire des caresses ; on y répondit sans mot dire et avec la plus grande vivacité. Ces préludes furent aussitôt suivis de démonstrations plus expressives. Malgré mon ardeur, je crus remarquer de la différence entre le corps que je tenais dans mes bras et celui de mon amant, mais cette différence se fit encore mieux sentir dans un certain endroit que le lecteur devinera aisément. Le modèle qui m’occasionnait d’aussi agréables sensations était d’une taille bien plus épaisse que celui de Dupuis, et il s’exprimait avec une énergie que je ne connaissais pas dans ce dernier. Je réfléchissais à tout cela autant que ma situation pouvait me le permettre, lorsque j’entendis quelque bruit près de moi, et en même temps un mouvement comme d’une main qui s’appesantissait sur celui qui partageait ma couche ; ce mouvement redoubla, et bientôt cette main qui m’atteignit assez rudement, ne me laissa pas douter que ce ne fut un tiers à qui nos amoureux ébats ne plaisaient point, et qui voulait les faire cesser ; on peut juger si cet incident interrompit la lutte dans laquelle nous étions engagés. Cependant je m’étais mise sur mon séant pour riposter aux gourmades dont j’étais principalement assaillie. En étendant les bras je m’aperçus que c’était une femme qui m’accueillait de cette manière ; je commençais à lui rendre gourmade pour gourmade avec toute l’énergie dont j’étais capable, lorsqu’il entra une troisième personne qui s’approcha de mon lit ; au même instant mon partenaire, qui était aussi sur son séant, se sentit de nouveau frappé, mais avec une force qui ne me laissa pas douter que ce ne fût un homme. Bientôt le combat fut général ; les deux hommes se colletèrent, tandis que de mon côté je m’escrimais des poings avec mon adversaire ; dans cette cohue nous tombâmes tous les quatre hors du lit. Quoique tout se passât en silence et qu’il n’y eût que quelques mots entrecoupés lâchés de part et d’autre, qui m’assurèrent que la jalousie animait une partie des combattants, le bruit que fit notre chute éveilla l’hôte qui couchait au-dessous de moi ; il se leva et se disposait à venir voir ce que c’était ; ceci fit cesser le combat ; les deux hommes et la femme se relevèrent, gagnèrent la porte et se retirèrent chacun de leur côté. Je me remis au lit très étonnée de ce qui s’était passé ; après y avoir bien réfléchi, je ne doutai pas qu’il n’y eût eu quelque quiproquo.

En effet, Dupuis m’instruisit le lendemain de ce qui avait donné lieu à cette scène comique. La servante de la maison avait des relations de la nature des nôtres avec un sergent logé dans l’auberge ; comme la chambre de cette fille était contiguë à la mienne, le militaire un peu ivre, avait pris dans l’obscurité ma porte pour la sienne, et s’était mis dans mon lit croyant que s’était celui de sa dulcinée. La rusée servante, qui attendait son céladon avec l’impatience de l’amour, ne le voyant pas venir, soupçonna quelque méprise ; elle sortit de sa chambre, et entendant du bruit dans la mienne elle y entra : ne doutant pas que ce ne fût son amant qui était aux prises avec moi, la jalousie s’empara d’elle, et elle ne crut devoir rien employer de mieux que ses poings pour empêcher le sergent de mettre le comble à l’infidélité. Ce fut sur ces entrefaites que Dupuis arriva ; il ne fut pas peu surpris de trouver là deux personnes qu’il savait n’y avoir rien à faire ; s’étant aperçu que l’une d’elles était un homme, la jalousie se mit aussi de la partie de son côté, et il commença à jouer des poings sur celui qui était venu occuper ma couche à son détriment.

Nous finîmes par plaisanter de cette méprise, toutefois après que j’eus assuré Dupuis que, m’en étant aperçue sur le champ, le sergent n’avait pu rien effectuer qui fût contraire à nos tendres liaisons. La servante, que je vis le lendemain, ne fit pas semblant de savoir la scène qui s’était passée la veille, et la part qu’elle y avait eue.



Julie philosophe, vignette fin de chapitre
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