Julie ou la Nouvelle Héloïse/Sixième partie



Sixième partie modifier

Lettre I de Madame d’Orbe à Madame de Wolmar modifier

Avant de partir de Lausanne il faut t’écrire un petit mot pour t’apprendre que j’y suis arrivée, non pas pourtant aussi joyeuse que j’espérais. Je me faisais une fête de ce petit voyage qui t’a toi-même si souvent tentée ; mais en refusant d’en être tu me l’as rendu presque importun ; car quelle ressource y trouverai-je ? S’il est ennuyeux, j’aurai l’ennui pour mon compte ; et s’il est agréable, j’aurai le regret de m’amuser sans toi. Si je n’ai rien à dire contre tes raisons, crois-tu pour cela que je m’en contente ? Ma foi, cousine, tu te trompes bien fort, et c’est encore ce qui me fâche de n’être pas même en droit de me fâcher. Dis, mauvaise, n’as-tu pas honte d’avoir toujours raison avec ton amie, et de résister à ce qui lui fait plaisir, sans lui laisser même celui de gronder ? Quand tu aurais planté là pour huit jours ton mari, ton ménage, et tes marmots, ne dirait-on pas que tout eût été perdu ? Tu aurais fait une étourderie, il est vrai, mais tu en vaudrais cent fois mieux ; au lieu qu’en te mêlant d’être parfaite, tu ne seras plus bonne à rien, et tu n’auras qu’à te chercher des amis parmi les anges.

Malgré les mécontentements passés, je n’ai pu sans attendrissement me retrouver au milieu de ma famille : j’y ai été reçue avec plaisir, ou du moins avec beaucoup de caresses. J’attends pour te parler de mon frère que j’aie fait connaissance avec lui. Avec une assez belle figure, il a l’air empesé du pays où il vient. Il est sérieux et froid ; je lui trouve même un peu de morgue : j’ai grand’peur pour la petite personne qu’au lieu d’être un aussi bon mari que les nôtres, il ne tranche un peu du seigneur et maître.

Mon père a été si charmé de me voir, qu’il a quitté pour m’embrasser la relation d’une grande bataille que les Français viennent de gagner en Flandre, comme pour vérifier la prédiction de l’ami de notre ami. Quel bonheur qu’il n’ait pas été là ! Imagines-tu le brave Edouard voyant fuir les Anglais, et fuyant lui-même ? Jamais, jamais !… Il se fût fait tuer cent fois.

Mais à propos de nos amis, il y a longtemps qu’ils ne nous ont écrit. N’était-ce pas hier, je crois, jour de courrier ? Si tu reçois de leurs lettres, j’espère que tu n’oublieras pas l’intérêt que j’y prends.

Adieu, cousine ; il faut partir. J’attends de tes nouvelles à Genève, où nous comptons arriver demain pour dîner. Au reste je t’avertis que de manière ou d’autre la noce ne se fera pas sans toi, et que, si tu ne veux pas venir à Lausanne, moi je viens avec tout mon monde mettre Clarens au pillage, et boire les vins de tout l’univers.

Lettre II de Madame d’Orbe à Madame de Wolmar modifier

A merveille, sœur prêcheuse ! mais tu comptes un peu trop, ce me semble, sur l’effet salutaire de tes sermons. Sans juger s’ils endormaient beaucoup autrefois ton ami, je t’avertis qu’ils n’endorment point aujourd’hui ton amie ; et celui que j’ai reçu hier au soir, loin de m’exciter au sommeil, me l’a ôté durant la nuit entière. Gare la paraphrase de mon Argus, s’il voit cette lettre ! mais j’y mettrai bon ordre, et je te jure que tu te brûleras les doigts plutôt que de la lui montrer.

Si j’allais te récapituler point par point, j’empiéterais sur tes droits ; il vaut mieux suivre ma tête ; et puis, pour avoir l’air plus modeste et ne pas te donner trop beau jeu, je ne veux pas d’abord parler de nos voyageurs et du courrier d’Italie. Le pis aller, si cela m’arrive, sera de récrire ma lettre, et de mettre le commencement à la fin. Parlons de la prétendue ladi Bomston.

Je m’indigne à ce seul titre. Je ne pardonnerais pas plus à Saint-Preux de le laisser prendre à cette fille, qu’à Edouard de le lui donner, et à toi de le reconnaître. Julie de Wolmar recevoir Lauretta Pisana dans sa maison ! la souffrir auprès d’elle ! eh ! mon enfant, y penses-tu ? Quelle douceur cruelle est-ce là ? Ne sais-tu pas que l’air qui t’entoure est mortel à l’infamie ? La pauvre malheureuse oserait-elle mêler son haleine à la tienne, oserait-elle respirer près de toi ? Elle y serait plus mal à son aise qu’un possédé touché par des reliques ; ton seul regard la ferait rentrer en terre ; ton ombre seule la tuerait.

Je ne méprise point Laure, à Dieu ne plaise ! Au contraire, je l’admire et la respecte d’autant plus qu’un pareil retour est héroïque et rare. En est-ce assez pour autoriser les comparaisons basses avec lesquelles tu t’oses profaner toi-même ? Comme si, dans ses plus grandes faiblesses, le véritable amour ne gardait pas la personne, et ne rendait pas l’honneur plus jaloux ! Mais je t’entends, et je t’excuse. Les objets éloignés et bas se confondent maintenant à ta vue ; dans ta sublime élévation, tu regardes la terre et n’en vois plus les inégalités. Ta dévote humilité sait mettre à profit jusqu’à ta vertu.

Eh bien ! que sert tout cela ? Les sentiments naturels en reviennent-ils moins ? L’amour-propre en fait-il moins son jeu ? Malgré toi tu sens ta répugnance ; tu la taxes d’orgueil, tu la voudrais combattre, tu l’imputes à l’opinion. Bonne fille ! et depuis quand l’opprobre du vice n’est-il que dans l’opinion ? Quelle société conçois-tu possible avec une femme devant qui l’on ne saurait nommer la chasteté, l’honnêteté, la vertu, sans lui faire verser des larmes de honte, sans ranimer ses douleurs, sans insulter presque à son repentir ? Crois-moi, mon ange, il faut respecter Laure, et ne la point voir. La fuir est un égard que lui doivent d’honnêtes femmes ; elle aurait trop à souffrir avec nous.

Ecoute. Ton cœur te dit que ce mariage ne se doit point faire ; n’est-ce pas te dire qu’il ne se fera point ?… Notre ami, dis-tu, n’en parle pas dans sa lettre… dans la lettre que tu dis qu’il m’écrit ?… et tu dis que cette lettre est fort longue ?… Et puis vient le discours de ton mari !… Il est mystérieux, ton mari !… Vous êtes un couple de fripons qui me jouez d’intelligence, mais… Son sentiment au reste n’était pas ici fort nécessaire… surtout pour toi qui as vu la lettre… ni pour moi qui ne l’ai pas vue… car je suis plus sûre de ton ami, du mien, que de toute la philosophie.

Ah çà ! ne voilà-t-il pas déjà cet importun qui revient on ne sait comment ! Ma foi, de peur qu’il ne revienne encore, puisque je suis sur son chapitre, il faut que je l’épuise, afin de n’en pas faire à deux fois.

N’allons point nous perdre dans le pays des chimères. Si tu n’avais pas été Julie, si ton ami n’eût pas été ton amant, j’ignore ce qu’il eût été pour moi ; je ne sais ce que j’aurais été moi-même. Tout ce que je sais bien, c’est que, si sa mauvaise étoile me l’eût adressé d’abord, c’était fait de sa pauvre tête ; et, que je sois folle ou non, je l’aurais infailliblement rendu fou. Mais qu’importe ce que je pouvais être ? Parlons de ce que je suis. La première chose que j’ai faite a été de t’aimer. Dès nos premiers ans mon cœur s’absorba dans le tien. Toute tendre et sensible que j’eusse été, je ne sus plus aimer ni sentir par moi-même. Tous mes sentiments me vinrent de toi ; toi seule me tins lieu de tout, et je ne vécus que pour être ton amie. Voilà ce que vit la Chaillot ; voilà sur quoi elle me jugea. Réponds, cousine, se trompa-t-elle ?

Je fis mon frère de ton ami, tu le sais. L’amant de mon amie me fut comme le fils de ma mère. Ce ne fut point ma raison, mais mon cœur qui fit ce choix. J’eusse été plus sensible encore, que je ne l’aurais pas autrement aimé. Je t’embrassais en embrassant la plus chère moitié de toi-même ; j’avais pour garant de la pureté de mes caresses leur propre vivacité. Une fille traite-t-elle ainsi ce qu’elle aime ? Le traitais-tu toi-même ainsi ? Non, Julie ; l’amour chez nous est craintif et timide ; la réserve et la honte sont ses avances ; il s’annonce par ses refus ; et sitôt qu’il transforme en faveurs les caresses, il en sait bien distinguer le prix. L’amitié est prodigue, mais l’amour est avare.

J’avoue que de trop étroites liaisons sont toujours périlleuses à l’âge où nous étions, lui et moi ; mais, tous deux le cœur plein du même objet, nous nous accoutumâmes tellement à le placer entre nous, qu’à moins de t’anéantir nous ne pouvions plus arriver l’un à l’autre ; la familiarité même dont nous avions pris la douce habitude, cette familiarité, dans tout autre cas si dangereuse, fut alors ma sauvegarde. Nos sentiments dépendent de nos idées ; et quand elles ont pris un certain cours, elles en changent difficilement. Nous en avions trop dit sur un ton pour recommencer sur un autre ; nous étions déjà trop loin pour revenir sur nos pas. L’amour veut faire tout son progrès lui-même ; il n’aime point que l’amitié lui épargne la moitié du chemin. Enfin, je l’ai dit autrefois, et j’ai lieu de le croire encore, on ne prend guère de baisers coupables sur la même bouche où l’on en prit d’innocents.

A l’appui de tout cela vint celui que le ciel destinait à faire le court bonheur de ma vie. Tu le sais, cousine, il était jeune, bien fait, honnête, attentif, complaisant ; il ne savait pas aimer comme ton ami ; mais c’était moi qu’il aimait ; et quand on a le cœur libre, la passion qui s’adresse à nous a toujours quelque chose de contagieux. Je lui rendis donc du mien tout ce qu’il en restait à prendre ; et sa part fut encore assez bonne pour ne lui pas laisser de regret à son choix. Avec cela, qu’avais-je à redouter ? J’avoue même que les droits du sexe, joints à ceux du devoir, portèrent un moment préjudice aux tiens, et que, livrée à mon nouvel état, je fus d’abord plus épouse qu’amie ; mais en revenant à toi je te rapportai deux cœurs au lieu d’un ; et je n’ai pas oublié depuis que je suis restée seule chargée de cette double dette.

Que te dirai-je encore, ma douce amie ? Au retour de notre ancien maître, c’était pour ainsi dire une nouvelle connaissance à faire. Je crus le voir avec d’autres yeux ; je crus sentir en l’embrassant un frémissement qui jusque-là m’avait été inconnu. Plus cette émotion me fut délicieuse, plus elle me fit de peur. Je m’alarmai comme d’un crime d’un sentiment qui n’existait peut-être que parce qu’il n’était plus criminel. Je pensai trop que ton amant ne l’était plus et qu’il ne pouvait plus l’être ; je sentis trop qu’il était libre et que je l’étais aussi. Tu sais le reste, aimable cousine ; mes frayeurs, mes scrupules te furent connus aussitôt qu’à moi. Mon cœur sans expérience s’intimidait tellement d’un état si nouveau pour lui, que je me reprochais mon empressement de te rejoindre, comme s’il n’eût pas précédé le retour de cet ami. Je n’aimais point qu’il fût précisément où je désirais si fort d’être ; et je crois que j’aurais moins souffert de sentir ce désir plus tiède que d’imaginer qu’il ne fût pas tout pour toi.

Enfin, je te rejoignis, et je fus presque rassurée. Je m’étais moins reproché ma faiblesse après t’en avoir fait l’aveu ; près de toi je me la reprochais moins encore : je crus m’être mise à mon tour sous ta garde, et je cessai de craindre pour moi. Je résolus, par ton conseil même, de ne point changer de conduite avec lui. Il est constant qu’une plus grande réserve eût été une espèce de déclaration ; et ce n’était que trop de celles qui pouvaient m’échapper malgré moi, sans en faire une volontaire. Je continuai donc d’être badine par honte, et familière par modestie. Mais peut-être tout cela, se faisant moins naturellement, ne se faisait-il plus avec la même mesure. De folâtre que j’étais je devins tout à fait folle, et ce qui m’en accrut la confiance fut de sentir que je pouvais l’être impunément. Soit que l’exemple de ton retour à toi-même me donnât plus de force pour t’imiter, soit que ma Julie épure tout ce qui l’approche, je me trouvai tout à fait tranquille ; et il ne me resta de mes premières émotions qu’un sentiment très doux, il est vrai, mais calme et paisible, et qui ne demandait rien de plus à mon cœur que la durée de l’état où j’étais.

Oui, chère amie, je suis tendre et sensible aussi bien que toi ; mais je le suis d’une autre manière. Mes affections sont plus vives ; les tiennes sont plus pénétrantes. Peut-être avec des sens plus animés ai-je plus de ressources pour leur donner le change ; et cette même gaieté qui coûte l’innocence à tant d’autres me l’a toujours conservée. Ce n’a pas toujours été sans peine, il faut l’avouer. Le moyen de rester veuve à mon âge, et de ne pas sentir quelquefois que les jours ne sont que la moitié de la vie ? Mais, comme tu l’as dit, et comme tu l’éprouves la sagesse est un grand moyen d’être sage ; car, avec toute ta bonne contenance, je ne te crois pas dans un cas fort différent du mien. C’est alors que l’enjouement vient à mon secours, et fait plus peut-être pour la vertu que n’eussent fait les graves leçons de la raison. Combien de fois dans le silence de la nuit, où l’on ne peut s’échapper à soi-même, j’ai chassé des idées importunes en méditant des tours pour le lendemain ! Combien de fois j’ai sauvé les dangers d’un tête-à-tête par une saillie extravagante ! Tiens, ma chère, il y a toujours, quand on est faible, un moment où la gaieté devient sérieuse ; et ce moment ne viendra point pour moi. Voilà ce que je crois sentir, et de quoi je t’ose répondre.

Après cela, je te confirme librement tout ce que je t’ai dit dans l’Elysée sur l’attachement que j’ai senti naître, et sur tout le bonheur dont j’ai joui cet hiver. Je m’en livrais de meilleur cœur au charme de vivre avec ce que j’aime, en sentant que je ne désirais rien de plus. Si ce temps eût duré toujours, je n’en aurais jamais souhaité un autre. Ma gaieté venait de contentement, et non d’artifice. Je tournais en espièglerie le plaisir de m’occuper de lui sans cesse ; je sentais qu’en me bornant à rire je ne m’apprêtais point de pleurs.

Ma foi, cousine, j’ai cru m’apercevoir quelquefois que le jeu ne lui déplaisait pas trop à lui-même. Le rusé n’était pas fâché d’être fâché ; et il ne s’apaisait avec tant de peine que pour se faire apaiser plus longtemps. J’en tirais occasion de lui tenir des propos assez tendres, en paraissant me moquer de lui ; c’était à qui des deux serait le plus enfant. Un jour qu’en ton absence il jouait aux échecs avec ton mari, et que je jouais au volant avec la Fanchon dans la même salle, elle avait le mot et j’observais notre philosophe. A son air humblement fier et à la promptitude de ses coups, je vis qu’il avait beau jeu. La table était petite, et l’échiquier débordait. J’attendis le moment ; et, sans paraître y tâcher, d’un revers de raquette je renversai l’échec et mat. Tu ne vis de tes jours pareille colère : il était si furieux, que, lui ayant laissé le choix d’un soufflet ou d’un baiser pour ma pénitence, il se détourna quand je lui présentai la joue. Je lui demandai pardon, il fut inflexible. Il m’aurait laissée à genoux si je m’y étais mise. Je finis par lui faire une autre pièce qui lui fit oublier la première, et nous fûmes meilleurs amis que jamais.

Avec une autre méthode, infailliblement je m’en serais moins bien tirée ; et je m’aperçus une fois que, si le jeu fût devenu sérieux, il eût pu trop l’être. C’était un soir qu’il nous accompagnait ce duo si simple et si touchant de Leo, Vado a morir, ben mio. Tu chantais avec assez de négligence ; je n’en faisais pas de même ; et, comme j’avais une main appuyée sur le clavecin, au moment le plus pathétique et où j’étais moi-même émue, il appliqua sur cette main un baiser que je sentis sur mon cœur. Je ne connais pas bien les baisers de l’amour ; mais ce que je peux te dire, c’est que jamais l’amitié, pas même la nôtre, n’en a donné ni reçu de semblable à celui-là. Eh bien ! mon enfant, après de pareils moments que devient-on quand on s’en va rêver seule et qu’on emporte avec soi leur souvenir ? Moi, je troublai la musique : il fallut danser ; je fis danser le philosophe. On soupa presque en l’air ; on veilla fort avant dans la nuit ; je fus me coucher bien lasse, et je ne fis qu’un sommeil.

J’ai donc de fort bonnes raisons pour ne point gêner mon humeur ni changer de manières. Le moment qui rendra ce changement nécessaire est si près, que ce n’est pas la peine d’anticiper. Le temps ne viendra que trop tôt d’être prude et réservée. Tandis que je compte encore par vingt, je me dépêche d’user de mes droits ; car, passé la trentaine, on n’est plus folle, mais ridicule, et ton épilogueur d’homme ose bien me dire qu’il ne me reste que six mois encore à retourner la salade avec les doigts. Patience ! pour payer ce sarcasme, je prétends la lui retourner dans six ans, et je te jure qu’il faudra qu’il la mange. Mais revenons.

Si l’on n’est pas maître de ses sentiments, au moins on l’est de sa conduite. Sans doute je demanderais au ciel un cœur plus tranquille, mais puissé-je à mon dernier jour offrir au souverain juge une vie aussi peu criminelle que celle que j’ai passée cet hiver ! En vérité, je ne me reprochais rien auprès du seul homme qui pouvait me rendre coupable. Ma chère, il n’en est pas de même depuis qu’il est parti : en m’accoutumant à penser à lui dans son absence, j’y pense à tous les instants du jour ; et je trouve son image plus dangereuse que sa personne. S’il est loin, je suis amoureuse ; s’il est près, je ne suis qu’une folle : qu’il revienne, et je ne le crains plus.

Au chagrin de son éloignement s’est jointe l’inquiétude de son rêve. Si tu as tout mis sur le compte de l’amour, tu t’es trompée ; l’amitié avait part à ma tristesse. Depuis leur départ, je te voyais pâle et changée : à chaque instant je pensais te voir tomber malade. Je ne suis pas crédule, mais craintive. Je sais bien qu’un songe n’amène pas un événement, mais j’ai toujours peur que l’événement n’arrive à sa suite. A peine ce maudit rêve m’a-t-il laissé une nuit tranquille, jusqu’à ce que je t’aie vue bien remise et reprendre tes couleurs. Dussé-je avoir mis sans le savoir un intérêt suspect à cet empressement, il est sûr que j’aurais donné tout au monde, pour qu’il se fût montré quand il s’en retourna comme un imbécile. Enfin ma vaine terreur s’en est allée avec ton mauvais visage. Ta santé, ton appétit, ont plus fait que tes plaisanteries ; et je t’ai vue si bien argumenter à table contre mes frayeurs, qu’elles se sont tout à fait dissipées. Pour surcroît de bonheur il revient, et j’en suis charmée à tous égards. Son retour ne m’alarme point, il me rassure ; et sitôt que nous le verrons, je ne craindrai plus rien pour tes jours ni pour mon repos. Cousine, conserve-moi mon amie, et ne sois point en peine de la tienne ; je réponds d’elle tant qu’elle t’aura… Mais, mon Dieu ! qu’ai-je donc qui m’inquiète encore et me serre le cœur sans savoir pourquoi ! Ah ! mon enfant, faudra-t-il un jour qu’une des deux survive à l’autre ? Malheur à celle sur qui doit tomber un sort si cruel ! Elle restera peu digne de vivre, ou sera morte avant sa mort.

Pourrais-tu me dire à propos de quoi je m’épuise en sottes lamentations ? Foin de ces terreurs paniques qui n’ont pas le sens commun ! Au lieu de parler de mort, parlons de mariage ; cela sera plus amusant. Il y a longtemps que cette idée est venue à ton mari ; et s’il ne m’en eût jamais parlé, peut-être ne me fût-elle point venue à moi-même. Depuis lors j’y ai pensé quelquefois, et toujours avec dédain. Fi ! cela vieillit une jeune veuve. Si j’avais des enfants d’un second lit, je me croirais la grand’mère de ceux du premier. Je te trouve aussi fort bonne de faire avec légèreté les honneurs de ton amie, et de regarder cet arrangement comme un soin de ta bénigne charité. Oh bien ! je t’apprends, moi, que toutes les raisons fondées sur tes soucis obligeants ne valent pas la moindre des miennes contre un second mariage.

Parlons sérieusement. Je n’ai pas l’âme assez basse pour faire entrer dans ces raisons la honte de me rétracter d’un engagement téméraire pris avec moi seule, ni la crainte du blâme en faisant mon devoir, ni l’inégalité des fortunes dans un cas où tout l’honneur est pour celui des deux à qui l’autre veut bien devoir la sienne ; mais, sans répéter ce que je t’ai dit tant de fois sur mon humeur indépendante et sur mon éloignement naturel pour le joug du mariage, je me tiens à une seule objection, et je la tire de cette voix si sacrée que personne au monde ne respecte autant que toi. Lève cette objection, cousine, et je me rends. Dans tous ces jeux qui te donnent tant d’effroi, ma conscience est tranquille. Le souvenir de mon mari ne me fait point rougir ; j’aime à l’appeler à témoin de mon innocence, et pourquoi craindrais-je de faire devant son image tout ce que je faisais devant lui ? En serait-il de même, ô Julie, si je violais les saints engagements qui nous unirent ; que j’osasse jurer à un autre l’amour éternel que je lui jurai tant de fois ; que mon cœur, indignement partagé, dérobât à sa mémoire ce qu’il donnerait à son successeur, et ne pût sans offenser l’un des deux remplir ce qu’il doit à l’autre ? Cette même image qui m’est si chère ne me donnerait qu’épouvante et qu’effroi ; sans cesse elle viendrait empoisonner mon bonheur, et son souvenir qui fait la douceur de ma vie en ferait le tourment. Comment oses-tu me parler de donner un successeur à mon mari, après avoir juré de n’en jamais donner au tien ? comme si les raisons que tu m’allègues t’étaient moins applicables en pareil cas ! Ils s’aimèrent ? C’est pis encore. Avec quelle indignation verrait-il un homme qui lui fut cher usurper ses droits et rendre sa femme infidèle ! Enfin, quand il serait vrai que je ne lui dois plus rien à lui-même, ne dois-je rien au cher gage de son amour, et puis-je croire qu’il eût jamais voulu de moi, s’il eût prévu que j’eusse un jour exposé sa fille unique à se voir confondue avec les enfants d’un autre ?

Encore un mot, et j’ai fini. Qui t’a dit que tous les obstacles viendraient de moi seule ? En répondant de celui que cet engagement regarde, n’as-tu point plutôt consulté ton désir que ton pouvoir ? Quand tu serais sûre de son aveu, n’aurais-tu donc aucun scrupule de m’offrir un cœur usé par une autre passion ? Crois-tu que le mien dût s’en contenter, et que je pusse être heureuse avec un homme que je ne rendrais pas heureux ? Cousine, penses-y mieux ; sans exiger plus d’amour que je n’en puis ressentir moi-même, tous les sentiments que j’accorde je veux qu’ils me soient rendus ; et je suis trop honnête femme pour pouvoir me passer de plaire à mon mari. Quel garant as-tu donc de tes espérances ? Un certain plaisir à se voir, qui peut être l’effet de la seule amitié ; un transport passager qui peut naître à notre âge de la seule différence du sexe ; tout cela suffit-il pour les fonder ? Si ce transport eût produit quelque sentiment durable, est-il croyable qu’il s’en fût tu non seulement à moi, mais à toi, mais à ton mari, de qui ce propos n’eût pu qu’être favorablement reçu ? En a-t-il jamais dit un mot à personne ? Dans nos tête-à-tête a-t-il jamais été question que de toi ? A-t-il jamais été question de moi dans les vôtres ? Puis-je penser que, s’il avait eu là-dessus quelque secret pénible à garder, je n’aurais jamais aperçu sa contrainte, ou qu’il ne lui serait jamais échappé d’indiscrétion ? Enfin, même depuis son départ, de laquelle de nous deux parle-t-il le plus dans ses lettres, de laquelle est-il occupé dans ses songes ? Je t’admire de me croire sensible et tendre, et de ne pas imaginer que je me dirai tout cela ! Mais j’aperçois vos ruses, ma mignonne ; c’est pour vous donner droit de représailles que vous m’accusez d’avoir jadis sauvé mon cœur aux dépens du vôtre. Je ne suis pas la dupe de ce tour-là.

Voilà toute ma confession, cousine : je l’ai faite pour t’éclairer et non pour te contredire. Il me reste à te déclarer ma résolution sur cette affaire. Tu connais à présent mon intérieur aussi bien et peut-être mieux que moi-même : mon honneur, mon bonheur, te sont chers autant qu’à moi, et dans le calme des passions la raison te fera mieux voir où je dois trouver l’un et l’autre. Charge-toi donc de ma conduite ; je t’en remets l’entière direction. Rentrons dans notre état naturel, et changeons entre nous de métier ; nous nous en tirerons mieux toutes deux. Gouverne ; je serai docile : c’est à toi de vouloir ce que je dois faire, à moi de faire ce que tu voudras. Tiens mon âme à couvert dans la tienne ; que sert aux inséparables d’en avoir deux ?

Ah ça ! revenons à présent à nos voyageurs. Mais j’ai déjà tant parlé de l’un que je n’ose plus parler de l’autre, de peur que la différence du style ne se fît un peu trop sentir, et que l’amitié même que j’ai pour l’Anglais ne dît trop en faveur du Suisse. Et puis, que dire sur des lettres qu’on n’a pas vues ? Tu devais bien au moins m’envoyer celle de milord Edouard ; mais tu n’as osé l’envoyer sans l’autre, et tu as fort bien fait… Tu pouvais pourtant faire mieux encore… Ah ! vivent les duègnes de vingt ans ! elles sont plus traitables qu’à trente.

Il faut au moins que je me venge en t’apprenant ce que tu as opéré par cette belle réserve ; c’est de me faire imaginer la lettre en question… cette lettre si… cent fois plus si qu’elle ne l’est réellement. De dépit je me plais à la remplir de choses qui n’y sauraient être. Va, si je n’y suis pas adorée, c’est à toi que je ferai payer tout ce qu’il en faudra rabattre.

En vérité, je ne sais après tout cela comment tu m’oses parler du courrier d’Italie. Tu prouves que mon tort ne fut pas de l’attendre, mais de ne pas l’attendre assez longtemps. Un pauvre petit quart d’heure de plus, j’allais au-devant du paquet, je m’en emparais la première, je lisais, le tout à mon aise, et c’était mon tour de me faire valoir. Les raisins sont trop verts. On me retient deux lettres ; mais j’en ai deux autres que, quoi que tu puisses croire, je ne changerais sûrement pas contre celle-là, quand tous les si du monde y seraient. Je te jure que si celle d’Henriette ne tient pas sa place à côté de la tienne, c’est qu’elle la passe, et que ni toi ni moi n’écrirons de la vie rien d’aussi joli. Et puis on se donnera les airs de traiter ce prodige de petite impertinente ! Ah ! c’est assurément pure jalousie. En effet, te voit-on jamais à genoux devant elle lui baiser humblement les deux mains l’une après l’autre ? Grâce à toi, la voilà modeste comme une vierge, et grave comme un Caton ; respectant tout le monde ; jusqu’à sa mère : il n’y a plus le mot pour rire à ce qu’elle dit ; à ce qu’elle écrit, passe encore. Aussi, depuis que j’ai découvert ce nouveau talent, avant que tu gâtes ses lettres comme ses propos, je compte établir de sa chambre à la mienne un courrier d’Italie dont on n’escamotera point les paquets.

Adieu, petite cousine. Voilà des réponses qui t’apprendront à respecter mon crédit renaissant. Je voulais te parler de ce pays et de ses habitants, mais il faut mettre fin à ce volume ; et puis tu m’as toute brouillée avec tes fantaisies, et le mari m’a presque fait oublier les hôtes. Comme nous avons encore cinq ou six jours à rester ici, et que j’aurai le temps de mieux revoir le peu que j’ai vu, tu ne perdras rien pour attendre, et tu peux compter sur un second tome avant mon départ.

Lettre III de milord Edouard à M. de Wolmar modifier

Non, cher Wolmar, vous ne vous êtes point trompé ; le jeune homme est sûr ; mais moi je ne le suis guère, et j’ai failli payer cher l’expérience qui m’en a convaincu. Sans lui je succombais moi-même à l’épreuve que je lui avais destinée. Vous savez que, pour contenter sa reconnaissance, et remplir son cœur de nouveaux objets, j’affectais de donner à ce voyage plus d’importance qu’il n’en avait réellement. D’anciens penchants à flatter, une vieille habitude à suivre encore une fois, voilà, avec ce qui se rapportait à Saint-Preux, tout ce qui m’engageait à l’entreprendre. Dire les derniers adieux aux attachements de ma jeunesse, ramener un ami parfaitement guéri, voilà tout le fruit que j’en voulais recueillir.

Je vous ai marqué que le songe de Villeneuve m’avait laissé des inquiétudes. Ce songe me rendit suspects les transports de joie auxquels il s’était livré, quand je lui avais annoncé qu’il était le maître d’élever vos enfants et de passer sa vie avec vous. Pour mieux l’observer dans les effusions de son cœur, j’avais d’abord prévenu ses difficultés ; en lui déclarant que je m’établirais moi-même avec vous, je ne laissais plus à son amitié d’objections à me faire ; mais de nouvelles résolutions me firent changer de langage.

Il n’eut pas vu trois fois la marquise, que nous fûmes d’accord sur son compte. Malheureusement pour elle, elle voulut le gagner, et ne fit que lui montrer ses artifices. L’infortunée ! que de grandes qualités sans vertu ! que d’amour sans honneur ! Cet amour ardent et vrai me touchait, m’attachait, nourrissait le mien ; mais il prit la teinte de son âme noire, et finit par me faire horreur. Il ne fut plus question d’elle.

Quand il eut vu Laure, qu’il connut son cœur, sa beauté, son esprit, et cet attachement sans exemple, trop fait pour me rendre heureux, je résolus de me servir d’elle pour bien éclaircir l’état de Saint-Preux. « Si j’épouse Laure, lui dis-je, mon dessein n’est pas de la mener à Londres, où quelqu’un pourrait la reconnaître, mais dans des lieux où l’on sait honorer la vertu partout où elle est ; vous remplirez votre emploi, et nous ne cesserons point de vivre ensemble. Si je ne l’épouse pas, il est temps de me recueillir. Vous connaissez ma maison d’Oxfordshire, et vous choisirez d’élever les enfants d’un de vos amis, ou d’accompagner l’autre dans sa solitude. » Il me fit la réponse à laquelle je pouvais m’attendre ; mais je voulais l’observer par sa conduite. Car si, pour vivre à Clarens, il favorisait un mariage qu’il eût dû blâmer, ou, si dans cette occasion délicate, il préférait à son bonheur la gloire de son ami, dans l’un et dans l’autre cas l’épreuve était faite, et son cœur était jugé.

Je le trouvai d’abord tel que je le désirais, ferme contre le projet que je feignais d’avoir, et armé de toutes les raisons qui devaient m’empêcher d’épouser Laure. Je sentais ces raisons mieux que lui ; mais je la voyais sans cesse, et je la voyais affligée et tendre. Mon cœur, tout à fait détaché de la marquise, se fixa par ce commerce assidu. Je trouvai dans les sentiments de Laure de quoi redoubler l’attachement qu’elle m’avait inspiré. J’eus honte de sacrifier à l’opinion, que je méprisais, l’estime que je devais à son mérite ; ne devais-je rien aussi à l’espérance que je lui avais donnée, sinon par mes discours, au moins par mes soins ? Sans avoir rien promis, ne rien tenir c’était la tromper ; cette tromperie était barbare. Enfin, joignant à mon penchant une espèce de devoir, en songeant plus à mon bonheur qu’à ma gloire, j’achevai de l’aimer par raison ; je résolus de pousser la feinte aussi loin qu’elle pouvait aller, et jusqu’à la réalité même si je ne pouvais m’en tirer autrement sans injustice.

Cependant je sentis augmenter mon inquiétude sur le compte du jeune homme, voyant qu’il ne remplissait pas dans toute sa force le rôle dont il s’était chargé. Il s’opposait à mes vues, il improuvait le nœud que je voulais former ; mais il combattait mal mon inclination naissante, et me parlait de Laure avec tant d’éloges, qu’en paraissant me détourner de l’épouser, il augmentait mon penchant pour elle. Ces contradictions m’alarmèrent. Je ne le trouvais point aussi ferme qu’il aurait dû l’être : il semblait n’oser heurter de front mon sentiment, il mollissait contre ma résistance, il craignait de me fâcher, il n’avait point à mon gré pour son devoir l’intrépidité qu’il inspire à ceux qui l’aiment.

D’autres observations augmentèrent ma défiance ; je sus qu’il voyait Laure en secret ; je remarquais entre eux des signes d’intelligence. L’espoir de s’unir à celui qu’elle avait tant aimé ne la rendait point gaie. Je lisais bien la même tendresse dans ses regards, mais cette tendresse n’était plus mêlée de joie à mon abord, la tristesse y dominait toujours. Souvent, dans les plus doux épanchements de son cœur, je la voyais jeter sur le jeune homme un coup d’œil à la dérobée, et ce coup d’œil était suivi de quelques larmes qu’on cherchait à me cacher. Enfin le mystère fut poussé au point que j’en fus alarmé. Jugez de ma surprise. Que pouvais-je penser ? N’avais-je réchauffé qu’un serpent dans mon sein ? Jusqu’où n’osais-je point porter mes soupçons et lui rendre son ancienne injustice ! Faibles et malheureux que nous sommes ! c’est nous qui faisons nos propres maux. Pourquoi nous plaindre que les méchants nous tourmentent, si les bons se tourmentent encore entre eux ?

Tout cela ne fit qu’achever de me déterminer. Quoique j’ignorasse le fond de cette intrigue, je voyais que le cœur de Laure était toujours le même ; et cette épreuve ne me la rendait que plus chère. Je me proposais d’avoir une explication avec elle avant la conclusion ; mais je voulais attendre jusqu’au dernier moment, pour prendre auparavant par moi-même tous les éclaircissements possibles. Pour lui, j’étais résolu de me convaincre, de le convaincre, enfin d’aller jusqu’au bout avant que de lui rien dire ni de prendre un parti par rapport à lui, prévoyant une rupture infaillible, et ne voulant pas mettre un bon naturel et vingt ans d’honneur en balance avec des soupçons.

La marquise n’ignorait rien de ce qui se passait entre nous. Elle avait des épies dans le couvent de Laure, et parvint à savoir qu’il était question de mariage. Il n’en fallut pas davantage pour réveiller ses fureurs ; elle m’écrivit des lettres menaçantes. Elle fit plus que d’écrire ; mais comme ce n’était pas la première fois, et que nous étions sur nos gardes, ses tentatives furent vaines. J’eus seulement le plaisir de voir dans l’occasion que SaintPreux savait payer de sa personne, et ne marchandait pas sa vie pour sauver celle d’un ami.

Vaincue par les transports de sa rage, la marquise tomba malade et ne se releva plus. Ce fut là le terme de ses tourments et de ses crimes. Je ne pus apprendre son état sans en être affligé. Je lui envoyai le docteur Eswin ; Saint-Preux y fut de ma part : elle ne voulut voir ni l’un ni l’autre ; elle ne voulut pas même entendre parler de moi, et m’accabla d’imprécations horribles chaque fois qu’elle entendit prononcer mon nom. Je gémis sur elle, et sentis mes blessures prêtes à se rouvrir. La raison vainquit encore ; mais j’eusse été le dernier des hommes de songer au mariage, tandis qu’une femme qui me fut si chère était à l’extrémité. Saint-Preux, craignant qu’enfin je ne pusse résister au désir de la voir, me proposa le voyage de Naples et j’y consentis.

Le surlendemain de notre arrivée, je le vis entrer dans ma chambre avec une contenance ferme et grave, et tenant une lettre à la main. Je m’écriai : « La marquise est morte ! ─ Plût à Dieu ! reprit-il froidement, il vaut mieux n’être plus que d’exister pour mal faire. Mais ce n’est pas d’elle que je viens vous parler ; écoutez-moi. » J’attendis en silence.

« Milord, me dit-il, en me donnant le saint nom d’ami, vous m’apprîtes à le porter. J’ai rempli la fonction dont vous m’avez chargé ; et vous voyant prêt à vous oublier, j’ai dû vous rappeler à vous-même. Vous n’avez pu rompre une chaîne que par une autre. Toutes deux étaient indignes de vous. S’il n’eût été question que d’un mariage inégal, je vous aurais dit : Songez que vous êtes pair d’Angleterre, et renoncez aux honneurs du monde, ou respectez l’opinion. Mais un mariage abject !… vous !… Choisissez mieux votre épouse. Ce n’est pas assez qu’elle soit vertueuse, elle doit être sans tache… La femme d’Edouard Bomston n’est pas facile à trouver. Voyez ce que j’ai fait. »

Alors il me remit la lettre. Elle était de Laure. Je ne l’ouvris pas sans émotion. « L’amour a vaincu, me disait-elle ; vous avez voulu m’épouser ; je suis contente. Votre ami m’a dicté mon devoir ; je le remplis sans regret. En vous déshonorant, j’aurais vécu malheureuse ; en vous laissant votre gloire, je crois la partager. Le sacrifice de tout mon bonheur à un devoir si cruel me fait oublier la honte de ma jeunesse. Adieu, dès cet instant je cesse d’être en votre pouvoir et au mien. Adieu pour jamais. O Edouard ! ne portez pas le désespoir dans ma retraite ; écoutez mon dernier vœu. Ne donnez à nulle autre une place que je n’ai pu remplir. Il fut au monde un cœur fait pour vous, et c’était celui de Laure. »

L’agitation m’empêchait de parler. Il profita de mon silence pour me dire qu’après mon départ elle avait pris le voile dans le couvent où elle était pensionnaire ; que la cour de Rome, informée qu’elle devait épouser un luthérien, avait donné des ordres pour m’empêcher de la revoir ; et il m’avoua franchement qu’il avait pris tous ces soins de concert avec elle. « Je ne m’opposai point à vos projets, continua-t-il, aussi vivement que je l’aurais pu, craignant un retour à la marquise, et voulant donner le change à cette ancienne passion par celle de Laure. En vous voyant aller plus loin qu’il ne fallait, je fis d’abord parle la raison ; mais ayant trop acquis par mes propres fautes le droit de me défier d’elle, je sondai le cœur de Laure ; et y trouvant toute la générosité qui est inséparable du véritable amour, je m’en prévalus pour la porter au sacrifice qu’elle vient de faire. L’assurance de n’être plus l’objet de votre mépris lui releva le courage et la rendit plus digne de votre estime. Elle a fait son devoir ; il faut faire le vôtre. »

Alors, s’approchant avec transport, il me dit en me serrant contre sa poitrine : « Ami, je lis, dans le sort commun que le ciel nous envoie, la loi commune qu’il nous prescrit. Le règne de l’amour est passé, que celui de l’amitié commence ; mon cœur n’entend plus que sa voix sacrée, il ne connaît plus d’autre chaîne que celle qui me lie à toi. Choisis le séjour que tu veux habiter : Clarens, Oxford, Londres, Paris ou Rome ; tout me convient, pourvu que nous y vivions ensemble. Va, viens où tu voudras, cherche un asile en quelque lieu que ce puisse être, je te suivrai partout : j’en fais le serment solennel à la face du Dieu vivant, je ne te quitte plus qu’à la mort. »

Je fus touché. Le zèle et le feu de cet ardent jeune homme éclataient dans ses yeux. J’oubliai la marquise et Laure. Que peut-on regretter au monde quand on y conserve un ami ? Je vis aussi, par le parti qu’il prit sans hésiter dans cette occasion, qu’il était guéri véritablement, et que vous n’aviez pas perdu vos peines ; enfin j’osai croire, par le vœu qu’il fit de si bon cœur de rester attaché à moi, qu’il l’était plus à la vertu qu’à ses anciens penchants. Je puis donc vous le ramener en toute confiance. Oui, cher Wolmar, il est digne d’élever des hommes, et, qui plus est, d’habiter votre maison.

Peu de jours après j’appris la mort de la marquise. Il y avait longtemps pour moi qu’elle était morte ; cette perte ne me toucha plus. Jusqu’ici j’avais regardé le mariage comme une dette que chacun contracte à sa naissance envers son espèce, envers son pays, et j’avais résolu de me marier moins par inclination que par devoir. J’ai changé de sentiment. L’obligation de se marier n’est pas commune à tous ; elle dépend pour chaque homme de l’état où le sort l’a placé : c’est pour le peuple, pour l’artisan, pour le villageois, pour les hommes vraiment utiles, que le célibat est illicite ; pour les ordres qui dominent les autres, auxquels tout tend sans cesse, et qui ne sont toujours que trop remplis, il est permis et même convenable. Sans cela l’État ne fait que se dépeupler par la multiplication des sujets qui lui sont à charge. Les hommes auront toujours assez de maîtres, et l’Angleterre manquera plus tôt de laboureurs que de pairs.

Je me crois donc libre et maître de moi dans la condition où le ciel m’a fait naître. A l’âge où je suis on ne répare plus les pertes que mon cœur a faites. Je le dévoue à cultiver ce qui me reste, et ne puis mieux le rassembler qu’à Clarens. J’accepte donc toutes vos offres, sous les conditions que ma fortune y doit mettre, afin qu’elle ne me soit pas inutile. Après l’engagement qu’a pris Saint-Preux, je n’ai plus d’autre moyen de le tenir auprès de vous que d’y demeurer moi-même ; et si jamais il y est de trop, il me suffira d’en partir. Le seul embarras qui me reste est pour mes voyages d’Angleterre ; car quoique je n’aie plus aucun crédit dans le parlement, il me suffit d’en être membre pour faire mon devoir jusqu’à la fin. Mais j’ai un collègue et un ami sûr, que je puis charger de ma voix dans les affaires courantes. Dans les occasions où je croirai devoir m’y trouver moi-même, notre élève pourra m’accompagner, même avec les siens quand ils seront un peu plus grands, et que vous voudrez bien nous les confier. Ces voyages ne sauraient que leur être utiles, et ne seront pas assez longs pour affliger beaucoup leur mère.

Je n’ai point montré cette lettre à Saint-Preux ; ne la montrez pas entière à vos dames : il convient que le projet de cette épreuve ne soit jamais connu que de vous et de moi. Au surplus, ne leur cachez rien de ce qui fait honneur à mon digne ami, même à mes dépens. Adieu, cher Wolmar. Je vous envoie les dessins de mon pavillon : réformez, changez comme il vous plaira ; mais faites-y travailler dès à présent, s’il se peut. J’en voulais ôter le salon de musique ; car tous mes goûts sont éteints, et je ne me soucie plus de rien. Je le laisse, à la prière de Saint-Preux qui se propose d’exercer dans ce salon vos enfants. Vous recevrez aussi quelques livres pour l’augmentation de votre bibliothèque. Mais que trouverez-vous de nouveau dans des livres ? O Wolmar ! il ne vous manque que d’apprendre à lire dans celui de la nature pour être le plus sage des mortels.

Lettre IV. Réponse modifier

Je me suis attendu, cher Bomston, au dénoûment de vos longues aventures. Il eût paru bien étrange qu’ayant résisté si longtemps à vos penchants, vous eussiez attendu, pour vous laisser vaincre, qu’un ami vînt vous soutenir, quoiqu’à vrai dire on soit souvent plus faible en s’appuyant sur un autre que quand on ne compte que sur soi. J’avoue pourtant que je fus alarmé de votre dernière lettre, où vous m’annonciez votre mariage avec Laure comme une affaire absolument décidée. Je doutai de l’événement malgré votre assurance ; et, si mon attente eût été trompée, de mes jours je n’aurais revu Saint-Preux. Vous avez fait tous deux ce que j’avais espéré de l’un et de l’autre ; et vous avez trop bien justifié le jugement que j’avais porté de vous, pour que je ne sois pas charmé de vous voir reprendre nos premiers arrangements. Venez, hommes rares, augmenter et partager le bonheur de cette maison. Quoi qu’il en soit de l’espoir des croyants dans l’autre vie, j’aime à passer avec eux celle-ci ; et je sens que vous me convenez tous mieux tels que vous êtes, que si vous aviez le malheur de penser comme moi.

Au reste, vous savez ce que je vous dis sur son sujet à votre départ. Je n’avais pas besoin, pour le juger, de votre épreuve ; car la mienne était faite, et je crois le connaître autant qu’un homme en peut connaître un autre. J’ai d’ailleurs plus d’une raison de compter sur son cœur, et de bien meilleures cautions de lui que lui-même. Quoique dans votre renoncement au mariage il paraisse vouloir vous imiter, peut-être trouverez-vous ici de quoi l’engager à changer de système. Je m’expliquerai mieux après votre retour.

Quant à vous, je trouve vos distinctions sur le célibat toutes nouvelles et fort subtiles. Je les crois même judicieuses pour le politique qui balance les forces respectives de l’État, afin d’en maintenir l’équilibre. Mais je ne sais si dans vos principes ces raisons sont assez solides, pour dispenser les particuliers de leur devoir envers la nature. Il semblerait que la vie est un bien qu’on ne reçoit qu’à la charge de le transmettre, une sorte de substitution qui doit passer de race en race, et que quiconque eut un père est obligé de le devenir. C’était votre sentiment jusqu’ici, c’était une des raisons de votre voyage ; mais je sais d’où vous vient cette nouvelle philosophie, et j’ai vu dans le billet de Laure un argument auquel votre cœur n’a point de réplique.

La petite cousine est, depuis huit ou dix jours, à Genève avec sa famille pour des emplettes et d’autres affaires. Nous l’attendons de retour de jour en jour. J’ai dit à ma femme de votre lettre tout ce qu’elle en devait savoir. Nous avons appris par M. Miol que le mariage était rompu ; mais elle ignorait la part qu’avait Saint-Preux à cet événement. Soyez sûr qu’elle n’apprendra jamais qu’avec la plus vive joie tout ce qu’il fera pour mériter vos bienfaits et justifier votre estime. Je lui ai montré les dessins de votre pavillon ; elle les trouve de très bon goût ; nous y ferons pourtant quelques changements que le local exige, et qui rendront votre logement plus commode : vous les approuverez sûrement. Nous attendons l’avis de Claire avant d’y toucher ; car vous savez qu’on ne peut rien faire sans elle. En attendant, j’ai déjà mis du monde en œuvre, et j’espère qu’avant hier la maçonnerie sera fort avancée.

Je vous remercie de vos livres : mais je ne lis plus ceux que j’entends, et il est trop tard pour apprendre à lire ceux que je n’entends pas. Je suis pourtant moins ignorant que vous ne m’accusez de l’être. Le vrai livre de la nature est pour moi le cœur des hommes, et la preuve que j’y sais lire est dans mon amitié pour vous.

Lettre V de Madame d’Orbe à Madame de Wolmar modifier

J’ai bien des griefs, cousine, à la charge de ce séjour. Le plus grave est qu’il me donne envie d’y rester. La ville est charmante, les habitants sont hospitaliers, les mœurs sont honnêtes et la liberté, que j’aime sur toutes choses, semble s’y être réfugiée. Plus je contemple ce petit État, plus je trouve qu’il est beau d’avoir une patrie ; et Dieu garde de mal tous ceux qui pensent en avoir une, et n’ont pourtant qu’un pays ! Pour moi, je sens que, si j’étais née dans celui-ci, j’aurais l’âme toute romaine. Je n’oserais pourtant pas trop dire à présent,

Rome n’est plus à Rome, elle est toute où je suis ;

car j’aurais peur que dans ta malice tu n’allasses penser le contraire. Mais pourquoi donc Rome, et toujours Rome ? Restons à Genève.

Je ne te dirai rien de l’aspect du pays. Il ressemble au nôtre, excepté qu’il est moins montueux, plus champêtre, et qu’il n’a pas des chalets si voisins. Je ne te dirai rien non plus du gouvernement. Si Dieu ne t’aide, mon père t’en parlera de reste : il passe toute la journée à politiquer avec les magistrats dans la joie de son cœur ; et je le vois déjà très mal édifié que la gazette parle si peu de Genève. Tu peux juger de leurs conférences par mes lettres. Quand ils m’excèdent, je me dérobe, et je t’ennuie pour me désennuyer.

Tout ce qui m’est resté de leurs longs entretiens, c’est beaucoup d’estime pour le grand sens qui règne en cette ville. A voir l’action et réaction mutuelles de toutes les parties de l’État qui le tiennent en équilibre, on ne peut douter qu’il n’y ait plus d’art et de vrai talent employés au gouvernement de cette petite république qu’à celui des plus vastes empires, où tout se soutient par sa propre masse, et où les rênes de l’État peuvent tomber entre les mains d’un sot sans que les affaires cessent d’aller. Je te réponds qu’il n’en serait pas, de même ici. Je n’entends jamais parler à mon père de tous ces grands ministres des grandes cours, sans songer à ce pauvre musicien qui barbouillait si fièrement sur notre grand orgue à Lausanne et qui se croyait un fort habile homme parce qu’il faisait beaucoup de bruit. Ces gens-ci n’ont qu’une petite épinette mais ils en savent tirer une bonne harmonie, quoiqu’elle soit souvent assez mal d’accord.

Je ne te dirai rien non plus… Mais à force de ne te rien dire, je ne finirais pas. Parlons de quelque chose pour avoir plus tôt fait. Le Genevois est de tous les peuples du monde celui qui cache le moins son caractère et qu’on connaît le plus promptement. Ses mœurs, ses vices mêmes, sont mêlés de franchise. Il se sent naturellement bon ; et cela lui suffit pour ne pas craindre de se montrer tel qu’il est. Il a de la générosité, du sens, de la pénétration ; mais il aime trop l’argent : défaut que j’attribue à sa situation qui le lui rend nécessaire, car le territoire ne suffirait pas pour nourrir les habitants.

Il arrive de là que les Genevois, épars dans l’Europe pour s’enrichir, imitent les grands airs des étrangers, et après avoir pris les vices des pays où ils ont vécu, les rapportent chez eux en triomphe avec leurs trésors. Ainsi le luxe des autres peuples leur fait mépriser leur antique simplicité ; la fière liberté leur paraît ignoble ; ils se forgent des fers d’argent, non comme une chaîne, mais comme un ornement.

Eh bien ! ne me voilà-t-il pas encore dans cette maudite politique ? Je m’y perds, je m’y noie, j’en ai par-dessus la tête, je ne sais plus par où m’en tirer. Je n’entends parler ici d’autre chose, si ce n’est quand mon père n’est pas avec nous, ce qui n’arrive qu’aux heures des courriers. C’est nous, mon enfant, qui portons partout notre influence ; car, d’ailleurs, les entretiens du pays sont utiles et variés, et l’on n’apprend rien de bon dans les livres qu’on ne puisse apprendre ici dans la conversation. Comme autrefois les mœurs anglaises ont pénétré jusqu’en ce pays, les hommes, y vivant encore un peu plus séparés des femmes que dans le nôtre, contractent entre eux un ton plus grave, et généralement plus de solidité dans leurs discours. Mais aussi cet avantage a son inconvénient qui se fait bientôt sentir. Des longueurs toujours excédantes, des arguments, des exordes, un peu d’apprêt, quelquefois des phrases, rarement de la légèreté, jamais de cette simplicité naïve qui dit le sentiment avant la pensée, et fait si bien valoir ce qu’elle dit. Au lieu que le Français écrit comme il parle, ceux-ci parlent comme ils écrivent ; ils dissertent au lieu de causer ; on les croirait toujours prêts à soutenir thèse. Ils distinguent, ils divisent, ils traitent la conversation par points : ils mettent dans leurs propos la même méthode que dans leurs livres ; ils sont auteurs, et toujours auteurs. Ils semblent lire en parlant, tant ils observent bien les étymologies, tant ils font sonner toutes les lettres avec soin ! Ils articulent le marc du raisin comme Marc nom d’homme ; ils disent exactement du taba-k, et non pas du taba, un pare-sol et non pas un para-sol ; avant-t-hier et non pas avan-hier, secrétaire et non pas segretaire, un lac-d’amour où l’on se noie, et non pas où l’on s’étrangle ; partout les s finales, partout les r des infinitifs ; enfin leur parler est toujours soutenu, leurs discours sont des harangues, et ils jasent comme s’ils prêchaient.

Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’avec ce ton dogmatique et froid ils sont vifs, impétueux, et ont les passions très ardentes ; ils diraient même assez bien les choses, de sentiment s’ils ne disaient pas tout, ou s’ils ne parlaient qu’à des oreilles. Mais leurs points, leurs virgules, sont tellement insupportables, ils peignent si posément des émotions si vives que, quand ils ont achevé leur dire, on chercherait volontiers autour d’eux où est l’homme qui sent ce qu’ils ont écrit.

Au reste, il faut t’avouer que je suis un peu payée pour bien penser de leurs cœurs, et croire qu’ils ne sont pas de mauvais goût. Tu sauras en confidence qu’un joli monsieur à marier et, dit-on, fort riche, m’honore de ses attentions, et qu’avec des propos assez tendres il ne m’a point fait chercher ailleurs l’auteur de ce qu’il me disait. Ah ! s’il était venu il y a dix-huit mois, quel plaisir j’aurais pris à me donner un souverain pour esclave, et à faire tourner la tête à un magnifique seigneur ! Mais à présent la mienne n’est plus assez droite pour que le jeu me soit agréable, et je sens que toutes mes folies s’en vont avec ma raison.

Je reviens à ce goût de lecture qui porte les Genevois à penser. Il s’étend à tous les états, et se fait sentir dans tous avec avantage. Le Français lit beaucoup ; mais il ne lit que les livres nouveaux, ou plutôt il les parcourt, moins pour les lire que pour dire qu’il les a lus. Le Genevois ne lit que les bons livres ; il les lit, il les digère : il ne les juge pas, mais il les sait. Le jugement et le choix se font à Paris ; les livres choisis sont presque les seuls qui vont à Genève. Cela fait que la lecture y est moins mêlée et s’y fait avec plus de profit. Les femmes dans leur retraite lisent de leur côté ; et leur ton s’en ressent aussi, mais d’une autre manière. Les belles dames y sont petites-maîtresses et beaux esprits tout comme chez nous. Les petites citadines elles-mêmes prennent dans les livres un babil plus arrangé, et certain choix d’expressions qu’on est étonné d’entendre sortir de leur bouche, comme quelquefois de celle des enfants. Il faut tout le bon sens des hommes, toute la gaieté des femmes, et tout l’esprit qui leur est commun, pour qu’on ne trouve pas les premiers un peu pédants et les autres un peu précieuses.

Hier, vis-à-vis de ma fenêtre, deux filles d’ouvriers, fort jolies, causaient devant leur boutique d’un air assez enjoué pour me donner de la curiosité. Je prêtai l’oreille, et j’entendis qu’une des deux proposait en riant d’écrire leur journal. « Oui, reprit l’autre à l’instant ; le journal tous les matins, et tous les soirs le commentaire. » Qu’en dis-tu, cousine ? Je ne sais si c’est là le ton des filles d’artisans ; mais je sais qu’il faut faire un furieux emploi du temps, pour ne tirer du cours des journées que le commentaire de son journal. Assurément la petite personne avait lu les aventures des Mille et une Nuits.

Avec ce style un peu guindé, les Genevoises ne laissent pas d’être vives et piquantes, et l’on voit autant de grandes passions ici qu’en ville du monde. Dans la simplicité de leur parure elles ont de la grâce et du goût ; elles en ont dans leur entretien, dans leurs manières. Comme les hommes sont moins galants que tendres, les femmes sont moins coquettes que sensibles ; et cette sensibilité donne même aux plus honnêtes un tour d’esprit agréable et fin qui va au cœur et qui en tire tout sa finesse. Tant que les Genevoises seront Genevoises, elles seront les plus aimables femmes de l’Europe ; mais bientôt elles voudront être Françaises, et alors les Françaises vaudront mieux qu’elles.

Ainsi tout dépérit avec les mœurs. Le meilleur goût tient à la vertu même ; il disparaît avec elle, et fait place à un goût factice et guindé, qui n’est plus que l’ouvrage de la mode. Le véritable esprit est presque dans le même cas. N’est-ce pas la modestie de notre sexe qui nous oblige d’user d’adresse pour repousser les agaceries des hommes, et s’ils ont besoin d’art pour se faire écouter, nous en faut-il moins pour savoir ne les pas entendre ? N’est-ce pas eux qui nous délient l’esprit et la langue, qui nous rendent plus vives à la riposte, et nous forcent de nous moquer d’eux ? Car enfin, tu as beau dire, une certaine coquetterie maligne et railleuse désoriente encore plus les soupirants que le silence ou le mépris. Quel plaisir de voir un beau Céladon, tout déconcerté, se confondre, se troubler, se perdre à chaque repartie ; de s’environner contre lui de traits moins brûlants, mais plus aigus que ceux de l’Amour ; de le cribler de pointes de glace qui piquent à l’aide du froid ! Toi même qui ne fais semblant de rien, crois-tu que tes manières naïves et tendres, ton air timide et doux, cachent moins de ruse et d’habileté que toutes mes étourderies ? Ma foi, mignonne, s’il fallait compter les galants que chacune de nous a persiflés, je doute fort qu’avec ta mine hypocrite ce fût toi qui serais en reste. Je ne puis m’empêcher de rire encore en songeant à ce pauvre Conflans, qui venait tout en furie me reprocher que tu l’aimais trop. « Elle est si caressante, me disait-il, que je ne sais de quoi me plaindre ; elle me parle avec tant de raison, que j’ai honte d’en manquer devant elle ; et je la trouve si fort mon amie, que je n’ose être son amant. »

Je ne crois pas qu’il y ait nulle part au monde des époux plus unis et de meilleurs ménages que dans cette ville. La vie domestique y est agréable et douce : on y voit des maris complaisants, et presque d’autres Julies. Ton système se vérifie très bien ici. Les deux sexes gagnent de toutes manières à se donner des travaux et des amusements différents qui les empêchent de se rassasier l’un de l’autre, et font qu’ils se retrouvent avec plus de plaisir. Ainsi s’aiguise la volupté du sage ; s’abstenir pour jouir, c’est ta philosophie ; c’est l’épicuréisme de la raison.

Malheureusement cette antique modestie commence à décliner. On se rapproche, et les cœurs s’éloignent. Ici, comme chez nous, tout est mêlé de bien et de mal, mais à différentes mesures. Le Genevois tire ses vertus de lui-même ; ses vices lui viennent d’ailleurs. Non seulement il voyage beaucoup, mais il adopte aisément les mœurs et les manières des autres peuples ; il parle avec facilité toutes les langues ; il prend sans peine leurs divers accents, quoiqu’il ait lui-même un accent traînant très sensible, surtout dans les femmes, qui voyagent moins. Plus humble de sa petitesse que fier de sa liberté, il se fait chez les nations étrangères une honte de sa patrie ; il se hâte pour ainsi dire de se naturaliser dans le pays où il vit, comme pour faire oublier le sien : peut-être la réputation qu’il a d’être âpre au gain contribue-t-elle à cette coupable honte. Il vaudrait mieux sans doute effacer par son désintéressement l’opprobre du nom genevois, que de l’avilir encore en craignant de le porter ; mais le Genevois le méprise, même en le rendant estimable, et il a plus de tort encore de ne pas honorer son pays de son propre mérite.

Quelque avide qu’il puisse être, on ne le voit guère aller à la fortune par des moyens serviles et bas ; il n’aime point s’attacher aux grands et ramper dans les cours. L’esclavage personnel ne lui est pas moins odieux que l’esclavage civil. Flexible et liant comme Alcibiade, il supporte aussi peu la servitude ; et quand il se plie aux usages des autres, il les imite sans s’y assujettir. Le commerce, étant de tous les moyens de s’enrichir le plus compatible avec la liberté, est aussi celui que les Genevois préfèrent. Ils sont presque tous marchands ou banquiers ; et ce grand objet de leurs désirs leur fait souvent enfouir de rares talents que leur prodigua la nature. Ceci me ramène au commencement de ma lettre. Ils ont du génie et du courage, ils sont vifs et pénétrants, il n’y a rien d’honnête et de grand au-dessus de leur portée ; mais, plus passionnés d’argent que de gloire, pour vivre dans l’abondance ils meurent dans l’obscurité, et laissent à leurs enfants pour tout exemple l’amour des trésors qu’ils leur ont acquis.

Je tiens tout cela des Genevois mêmes ; car ils parlent d’eux fort impartialement. Pour moi, je ne sais comment ils sont chez les autres, mais je les trouve aimables chez eux, et je ne connais qu’un moyen de quitter sans regret Genève. Quel est ce moyen cousine ? Oh ! ma foi, tu as beau prendre ton air humble ; si tu dis ne l’avoir pas déjà deviné, tu mens. C’est après-demain que s’embarque la bande joyeuse dans un joli brigantin appareillé de fête ; car nous avons choisi l’eau à cause de la saison, et pour demeurer tous rassemblés. Nous comptons coucher le même soir, à Morges, le lendemain à Lausanne, pour la cérémonie ; et le surlendemain… tu m’entends. Quand tu verras de loin briller des flammes, flotter des banderoles, quand tu entendras ronfler le canon, cours par toute la maison comme une folle en criant : « Armes ! armes ! voici les ennemis ! voici les ennemis ! »

P.-S. ─ Quoique la distribution des logements entre incontestablement dans les droits de ma charge, je veux bien m’en désister en cette occasion. J’entends seulement que mon père soit logé chez milord Edouard, à cause des cartes de géographie, et qu’on achève d’en tapisser du haut en bas tout l’appartement.

Lettre VI de Madame de Wolmar modifier

Quel sentiment délicieux j’éprouve en commençant cette lettre ! Voici la première fois de ma vie où j’ai pu vous écrire sans crainte et sans honte. Je m’honore de l’amitié qui nous joint comme d’un retour sans exemple. On étouffe de grandes passions ; rarement on les épure. Oublier ce qui nous fut cher quand l’honneur le veut, c’est l’effort d’une âme honnête et commune ; mais, après avoir été ce que nous fûmes, être ce que nous sommes aujourd’hui, voilà le vrai triomphe de la vertu. La cause qui fait cesser d’aimer peut être un vice ; celle qui change un tendre amour en une amitié non moins vive ne saurait être équivoque.

Aurions-nous jamais fait ce progrès par nos seules forces ? Jamais, jamais, mon ami ; le tenter même était une témérité. Nous fuir était pour nous la première loi du devoir, que rien ne nous eût permis d’enfreindre. Nous nous serions toujours estimés, sans doute, mais nous aurions cessé de nous voir, de nous écrire ; nous nous serions efforcés de ne plus penser l’un à l’autre ; et le plus grand honneur que nous pouvions nous rendre mutuellement était de rompre tout commerce entre nous.

Voyez, au lieu de cela, quelle est notre situation présente. En est-il au monde une plus agréable ? et ne goûtons-nous pas mille fois le jour le prix des combats qu’elle nous a coûtés ? Se voir, s’aimer, le sentir, s’en féliciter, passer les jours ensemble dans la familiarité fraternelle et dans la paix de l’innocence, s’occuper l’un de l’autre, y penser sans remords, en parler sans rougir, et s’honorer à ses propres yeux du même attachement qu’on s’est si longtemps reproché ; voilà le point où nous en sommes. O ami, quelle carrière d’honneur nous avons déjà parcourue ! Osons nous en glorifier pour savoir nous y maintenir, et l’achever comme nous l’avons commencée.

A qui devons-nous un bonheur si rare ? Vous le savez. J’ai vu votre cœur sensible, plein des bienfaits du meilleur des hommes, aimer à s’en pénétrer. Et comment nous seraient-ils à charge, à vous et à moi ? Ils ne nous imposent point de nouveaux devoirs ; ils ne font que nous rendre plus chers ceux qui nous étaient déjà si sacrés. Le seul moyen de reconnaître ses soins est d’en être dignes, et tout leur prix est dans leur succès. Tenons-nous-en donc là dans l’effusion de notre zèle. Payons de nos vertus celles de notre bienfaiteur ; voilà tout ce que nous lui devons. Il a fait assez pour nous et pour lui s’il nous a rendus à nous-mêmes. Absents ou présents, vivants ou morts, nous porterons partout un témoignage qui ne sera perdu pour aucun des trois.

Je faisais ces réflexions en moi-même, quand mon mari vous destinait l’éducation de ses enfants. Quand milord Edouard m’annonça son prochain retour et le vôtre, ces mêmes réflexions revinrent, et d’autres encore, qu’il importe de vous communiquer tandis qu’il est temps de le faire.

Ce n’est point de moi qu’il est question, c’est de vous : je me crois plus en droit de vous donner des conseils depuis qu’ils sont tout à fait désintéressés, et que, n’ayant plus ma sûreté pour objet, ils ne se rapportent qu’à vous-même. Ma tendre amitié ne vous est pas suspecte, et je n’ai que trop acquis de lumières pour faire écouter mes avis.

Permettez-moi de vous offrir le tableau de l’état où vous allez être, afin que vous examiniez vous-même s’il n’a rien qui doive vous effrayer. O bon jeune homme ! si vous aimez la vertu, écoutez d’une oreille chaste les conseils de votre amie. Elle commence en tremblant un discours qu’elle voudrait taire ; mais comment le taire sans vous trahir ? Sera-t-il temps de voir les objets que vous devez craindre, quand ils vous auront égaré ? Non, mon ami ; je suis la seule personne au monde assez familière avec vous pour vous les présenter. N’ai-je pas le droit de vous parler, au besoin, comme une sœur, comme une mère ? Ah ! si les leçons d’un cœur honnête étaient capables de souiller le vôtre, il y a longtemps que je n’en aurais plus à vous donner.

Votre carrière, dites-vous, est finie. Mais convenez qu’elle est finie avant l’âge. L’amour est éteint ; les sens lui survivent, et leur délire est d’autant plus à craindre que, le seul sentiment qui le bornait n’existant plus, tout est occasion de chute à qui ne tient plus à rien. Un homme ardent et sensible, jeune et garçon, veut être continent et chaste ; il sait, il sent, il l’a dit mille fois, que la force de l’âme qui produit toutes les vertus tient à la pureté qui les nourrit toutes. Si l’amour le préserva des mauvaises mœurs dans sa jeunesse, il veut que la raison l’en préserve dans tous les temps ; il connaît pour les devoirs pénibles un prix qui console de leur rigueur ; et s’il en coûte des combats quand on veut se vaincre, fera-t-il moins aujourd’hui pour le Dieu qu’il adore, qu’il ne fit pour la maîtresse qu’il servit autrefois ? Ce sont là, ce me semble, des maximes de votre morale ; ce sont donc aussi des règles de votre conduite : car vous avez toujours méprisé ceux qui, contents de l’apparence, parlent autrement qu’ils n’agissent, et chargent les autres de lourds fardeaux auxquels ils ne veulent pas toucher eux-mêmes.

Quel genre de vie a choisi cet homme sage pour suivre les lois qu’il se prescrit ? Moins philosophe encore qu’il n’est vertueux et chrétien, sans doute il n’a point pris son orgueil pour guide. Il sait que l’homme est plus libre d’éviter les tentations que de les vaincre, et qu’il n’est pas question de réprimer les passions irritées, mais de les empêcher de naître. Se dérobe-t-il donc aux occasions dangereuses ? Fuit-il les objets capables de l’émouvoir ? Fait-il d’une humble défiance de lui-même la sauvegarde de sa vertu ? Tout au contraire, il n’hésite pas à s’offrir aux plus téméraires combats. A trente ans, il va s’enfermer dans une solitude avec des femmes de son âge, dont une lui fut trop chère pour qu’un si dangereux souvenir se puisse effacer, dont l’autre vit avec lui dans une étroite familiarité, et dont une troisième lui tient encore par les droits qu’ont les bienfaits sur les âmes reconnaissantes. Il va s’exposer à tout ce qui peut réveiller en lui des passions mal éteintes ; il va s’enlacer dans les pièges qu’il devrait le plus redouter. Il n’y a pas un rapport dans sa situation qui ne dût le faire défier de sa force, et pas un qui ne l’avilît à jamais s’il était faible un moment. Où est-elle donc cette grande force d’âme à laquelle il ose tant se fier ? Qu’a-t-elle fait jusqu’ici qui lui réponde de l’avenir ? Le tira-t-elle à Paris de la maison du colonel ? Est-ce elle qui lui dicta l’été dernier la scène de Meillerie ? L’a-t-elle bien sauvé cet hiver des charmes d’un autre objet, et ce printemps des frayeurs d’un rêve ? S’est-il vaincu pour elle au moins une fois, pour espérer de se vaincre sans cesse ? Il sait, quand le devoir l’exige, combattre les passions d’un ami ; mais les siennes ?… Hélas ! sur la plus belle moitié de sa vie, qu’il doit penser modestement de l’autre !

On supporte un état violent quand il passe. Six mois, un an, ne sont rien ; on envisage un terme, et l’on prend courage. Mais quand cet état doit durer toujours, qui est-ce qui le supporte ? Qui est-ce qui sait triompher de lui-même jusqu’à la mort ? O mon ami ! si la vie est courte pour le plaisir, qu’elle est longue pour la vertu ! Il faut être incessamment sur ses gardes. L’instant de jouir passe et ne revient plus ; celui de mal faire passe et revient sans cesse : on s’oub_ie un moment, et l’on est perdu. Est-ce dans cet état effrayant qu’on peut couler des jours tranquilles, et ceux mêmes qu’on a sauvé du péril n’offrent-ils pas une raison de n’y plus exposer les autres ?

Que d’occasions peuvent renaître, aussi dangereuses que celles dont vous avez échappé, et qui pis est, non moins imprévues ! Croyez-vous que les monuments à craindre n’existent qu’à Meillerie ? Ils existent partout où nous sommes ; car nous les portons avec nous. Eh ! vous savez trop qu’une âme attendrie intéresse l’univers entier à sa passion, et que, même après la guérison, tous les objets de la nature nous rappellent encore ce qu’on sentit autrefois en les voyant. Je crois pourtant, oui, j’ose le croire, que ces périls ne reviendront plus, et mon cœur me répond du vôtre. Mais, pour être au-dessus d’une lâcheté, ce cœur facile est-il au-dessus d’une faiblesse, et suis-je la seule ici qu’il lui en coûtera peut-être de respecter ? Songez, Saint-Preux, que tout ce qui m’est cher doit être couvert de ce même respect que vous me devez ; songez que vous aurez sans cesse à porter innocemment les jeux innocents d’une femme charmante ; songez aux mépris éternels que vous auriez mérités, si jamais votre cœur osait s’oublier un moment et profaner ce qu’il doit honorer à tant de titres.

Je veux que le devoir, la foi, l’ancienne amitié, vous arrêtent, que l’obstacle opposé par la vertu vous ôte un vain espoir, et qu’au moins par raison vous étouffiez des vœux inutiles ; serez-vous pour cela délivré de l’empire des sens et des pièges de l’imagination ? Forcé de nous respecter toutes deux, et d’oublier en nous notre sexe, vous le verrez dans celles qui nous servent, et en vous abaissant vous croirez vous justifier ; mais serez-vous moins coupable en effet, et la différence des rangs change-t-elle ainsi la nature des fautes ? Au contraire vous vous avilirez d’autant plus que les moyens de réussir seront moins honnêtes. Quels moyens ! Quoi ! vous !… Ah ! périsse l’homme indigne qui marchande un cœur et rend l’amour mercenaire ! C’est lui qui couvre la terre des crimes que la débauche y fait commettre. Comment ne serait pas toujours à vendre celle qui se laisse acheter une fois ? Et, dans l’opprobre où bientôt elle tombe, lequel est l’auteur de sa misère, du brutal qui la maltraite en un mauvais lieu, ou du séducteur qui l’y traîne en mettant le premier ses faveurs à prix ?

Oserai-je ajouter une considération qui vous touchera, si je ne me trompe ? Vous avez vu quels soins j’ai pris pour établir ici la règle et les bonnes mœurs ; la modestie et la paix y règnent, tout y respire le bonheur et l’innocence. Mon ami, songez à vous, à moi, à ce que nous fûmes, à ce que nous sommes, à ce que nous devons être. Faudra-t-il que je dise un jour, en regrettant mes peines perdues : « C’est de lui que vient le désordre de ma maison ? »

Disons tout, s’il est nécessaire, et sacrifions la modestie elle-même au véritable amour de la vertu. L’homme n’est pas fait pour le célibat, et il est bien difficile qu’un état si contraire à la nature n’amène pas quelque désordre public ou caché. Le moyen d’échapper toujours à l’ennemi qu’on porte sans cesse avec soi ? Voyez en d’autres pays ces téméraires qui font vœu de n’être pas hommes. Pour les punir d’avoir tenté Dieu, Dieu les abandonne ; ils se disent saints, et sont déshonnêtes ; leur feinte continence n’est que souillure ; et pour avoir dédaigné l’humanité ils s’abaissent au-dessous d’elle. Je comprends qu’il en coûte peu de se rendre difficile sur des lois qu’on n’observe qu’en apparence ; mais celui qui veut être sincèrement vertueux se sent assez chargé des devoirs de l’homme sans s’en imposer de nouveaux. Voilà, cher Saint-Preux, la véritable humilité du chrétien, c’est de trouver toujours sa tâche au-dessus de ses forces, bien loin d’avoir l’orgueil de la doubler. Faites-vous l’application de cette règle, et vous sentirez qu’un état qui devrait seulement alarmer un autre homme doit par mille raisons vous faire trembler. Moins vous craignez, plus vous avez à craindre ; et si vous n’êtes point effrayé de vos devoirs, n’espérez pas de les remplir.

Tels sont les dangers qui vous attendent ici. Pensez-y tandis qu’il en est temps. Je sais que jamais de propos délibéré vous ne vous exposerez à mal faire, et le seul mal que je crains de vous est celui que vous n’aurez pas prévu. Je ne vous dis donc pas de vous déterminer sur mes raisons, mais de les peser. Trouvez-y quelque réponse dont vous soyez content, et je m’en contente ; osez compter sur vous, et j’y compte. Dites-moi : « Je suis un ange », et je vous reçois à bras ouverts.

Quoi ! toujours des privations et des peines ! toujours des devoirs cruels à remplir ! toujours fuir les gens qui nous sont chers ! Non, mon aimable ami. Heureux qui peut dès cette vie offrir un prix à la vertu ! J’en vois un digne d’un homme qui sut combattre et souffrir pour elle. Si je ne présume pas trop de moi, ce prix que j’ose vous destiner acquittera tout ce que mon cœur redoit au vôtre ; et vous aurez plus que vous n’eussiez obtenu si le ciel eût béni nos premières inclinations. Ne pouvant vous faire ange vous-même, je vous en veux donner un qui garde votre âme, qui l’épure, qui la ranime, et sous les auspices duquel vous puissiez vivre avec nous dans la paix du séjour céleste. Vous n’aurez pas, je crois, beaucoup de peine à deviner qui je veux dire ; c’est l’objet qui se trouve à peu près établi d’avance dans le cœur qu’il doit remplir un jour, si mon projet réussit.

Je vois toutes les difficultés de ce projet sans en être rebutée, car il est honnête. Je connais tout l’empire que j’ai sur mon amie, et ne crains point d’en abuser en l’exerçant en votre faveur. Mais ses résolutions vous sont connues ; et, avant de les ébranler, je dois m’assurer de vos dispositions, afin qu’en l’exhortant de vous permettre d’aspirer à elle je puisse répondre de vous et de vos sentiments ; car, si l’inégalité que le sort a mise entre l’un et l’autre vous ôte le droit de vous proposer vous-même, elle permet encore moins que ce droit vous soit accordé sans savoir quel usage vous en pourrez faire.

Je connais toute votre délicatesse ; et si vous avez des objections à m’opposer, je sais qu’elles seront pour elle bien plus que pour vous. Laissez ces vains scrupules. Serez-vous plus jaloux que moi de l’honneur de mon amie ? Non, quelque cher que vous me puissiez être, ne craignez point que je préfère votre intérêt à sa gloire. Mais autant je mets de prix à l’estime des gens sensés, autant je méprise les jugements téméraires de la multitude, qui se laisse éblouir par un faux éclat, et ne voit rien de ce qui est honnête. La différence fût-elle cent fois plus grande, il n’est point de rang auquel les talents et les mœurs n’aient droit d’atteindre, et à quel titre une femme oserait-elle dédaigner pour époux celui qu’elle s’honore d’avoir pour ami ? Vous savez quels sont là-dessus nos principes à toutes deux. La fausse honte et la crainte du blâme inspirent plus de mauvaises actions que de bonnes, et la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal.

A votre égard, la fierté que je vous ai quelquefois connue ne saurait être plus déplacée que dans cette occasion ; et ce serait à vous une ingratitude de craindre d’elle un bienfait de plus. Et puis, quelque difficile que vous puissiez être, convenez qu’il est plus doux et mieux séant de devoir sa fortune à son épouse qu’à son ami ; car on devient le protecteur de l’une, et le protégé de l’autre ; et, quoi que l’on puisse dire, un honnête homme n’aura jamais de meilleur ami que sa femme.

Que s’il reste au fond de votre âme quelque répugnance à former de nouveaux engagements, vous ne pouvez trop vous hâter de la détruire pour votre honneur et pour mon repos ; car je ne serai jamais contente de vous et de moi que quand vous serez en effet tel que vous devez être, et que vous aimerez les devoirs que vous avez à remplir. Eh ! mon ami, je devrais moins craindre cette répugnance qu’un empressement trop relatif à vos anciens penchants. Que ne fais-je point pour m’acquitter auprès de vous ! Je tiens plus que je n’avais promis. N’est-ce pas aussi Julie que je vous donne ? N’aurez-vous pas la meilleure partie de moi-même, et n’en serez-vous pas plus cher à l’autre ? Avec quel charme alors je me livrerai sans contrainte à tout mon attachement pour vous ! Oui, portez-lui la foi que vous m’avez jurée ; que votre cœur remplisse avec elle tous les engagements qu’il prit avec moi ; qu’il lui rende, s’il est possible, tout ce que vous redevez au mien. O Saint-Preux ! je lui transmets cette ancienne dette. Souvenez-vous qu’elle n’est pas facile à payer.

Voilà, mon ami, le moyen que j’imagine de nous réunir sans danger, en vous donnant dans notre famille la même place que vous tenez dans nos cœurs. Dans le nœud cher et sacré qui nous unira tous, nous ne serons plus entre nous que des sœurs et des frères ; vous ne serez plus votre propre ennemi ni le nôtre ; les plus doux sentiments, devenus légitimes, ne seront plus dangereux ; quand il ne faudra plus les étouffer, on n’aura plus à les craindre. Loin de résister à des sentiments si charmants, nous en ferons à la fois nos devoirs et nos plaisirs : c’est alors que nous nous aimerons tous plus parfaitement, et que nous goûterons véritablement réunis les charmes de l’amitié, de l’amour, et de l’innocence. Que si, dans l’emploi dont vous vous chargez, le ciel récompense du bonheur d’être père le soin que vous prendrez de nos enfants, alors vous connaîtrez par vous-même le prix de ce que vous aurez fait pour nous. Comblé des vrais biens de l’humanité, vous apprendrez à porter avec plaisir le doux fardeau d’une vie utile à vos proches ; vous sentirez enfin ce que la vaine sagesse des méchants n’a jamais pu croire, qu’il est un bonheur réservé dès ce monde aux seuls amis de la vertu.

Réfléchissez à loisir sur le parti que je vous propose, non pour savoir s’il vous convient, je n’ai pas besoin là-dessus de votre réponse, mais s’il convient à Mme d’Orbe, et si vous pouvez faire son bonheur comme elle doit faire le vôtre. Vous savez comment elle a rempli ses devoirs dans tous les états de son sexe ; sur ce qu’elle est, jugez ce qu’elle a droit d’exiger. Elle aime comme Julie, elle doit être aimée comme elle. Si vous sentez pouvoir la mériter, parlez ; mon amitié tentera le reste, et se promet tout de la sienne. Mais si j’ai trop espéré de vous, au moins vous êtes honnête homme, et vous connaissez sa délicatesse ; vous ne voudriez pas d’un bonheur qui lui coûterait le sien : que votre cœur soit digne d’elle, ou qu’il ne lui soit jamais offert.

Encore une fois, consultez-vous bien. Pesez votre réponse avant de la faire. Quand il s’agit du sort de la vie, la prudence ne permet pas de se déterminer légèrement ; mais toute délibération légère est un crime quand il s’agit du destin de l’âme et du choix de la vertu. Fortifiez la vôtre, ô mon bon ami, de tous les secours de la sagesse. La mauvaise honte m’empêcherait-elle de vous rappeler le plus nécessaire ? Vous avez de la religion ; mais j’ai peur que vous n’en tiriez pas tout l’avantage qu’elle offre dans la conduite de la vie, et que la hauteur philosophique ne dédaigne la simplicité du chrétien. Je vous ai vu sur la prière des maximes que je ne saurais goûter. Selon vous, cet acte d’humilité ne nous est d’aucun fruit ; et Dieu, nous ayant donné dans la conscience tout ce qui peut nous porter au bien, nous abandonne ensuite à nous-mêmes, et laisse agir notre liberté. Ce n’est pas là, vous le savez, la doctrine de saint Paul, ni celle qu’on professe dans notre Église. Nous sommes libres, il est vrai, mais nous sommes ignorants, faibles, portés au mal. Et d’où nous viendraient la lumière et la force, si ce n’est de celui qui en est la source, et pourquoi les obtiendrions-nous, si nous ne daignons pas les demander ? Prenez garde, mon ami, qu’aux idées sublimes que vous vous faites du grand Etre l’orgueil humain ne mêle des idées basses qui se rapportent à l’homme ; comme si les moyens qui soulagent notre faiblesse convenaient à la puissance divine, et qu’elle eût besoin d’art comme nous pour généraliser les choses afin de les traiter plus facilement ! Il semble, à vous entendre, que ce soit un embarras pour elle de veiller sur chaque individu ; vous craignez qu’une attention partagée et continuelle ne la fatigue, et vous trouvez bien plus beau qu’elle fasse tout par des lois générales, sans doute parce qu’elles lui coûtent moins de soin. O grands philosophes ! que Dieu vous est obligé de lui fournir ainsi des méthodes commodes, et de lui abréger le travail !

A quoi bon lui rien demander, dites-vous encore, ne connaît-il pas tous nos besoins ? N’est-il pas notre père pour y pourvoir ? Savons-nous mieux que lui ce qu’il nous faut, et voulons-nous notre bonheur plus véritablement qu’il ne le veut lui-même ? Cher Saint-Preux, que de vains sophismes ! Le plus grand de nos besoins, le seul auquel nous pouvons pourvoir, est celui de sentir nos besoins ; et le premier pas pour sortir de notre misère est de la connaître. Soyons humbles pour être sages ; voyons notre faiblesse, et nous serons forts. Ainsi s’accorde la justice avec la clémence ; ainsi règnent à la fois la grâce et la liberté. Esclaves par notre faiblesse, nous sommes libres par la prière ; car il dépend de nous de demander et d’obtenir la force qu’il ne dépend pas de nous d’avoir par nous-mêmes.

Apprenez donc à ne pas prendre toujours conseil de vous seul dans les occasions difficiles, mais de celui qui joint le pouvoir à la prudence, et sait faire le meilleur parti du parti qu’il nous fait préférer. Le grand défaut de la sagesse humaine, même de celle qui n’a que la vertu pour objet, est un excès de confiance qui nous fait juger de l’avenir par le présent, et par un moment de la vie entière. On se sent ferme un instant, et l’on compte n’être jamais ébranlé. Plein d’un orgueil que l’expérience confond tous les jours, on croit n’avoir plus à craindre un piège une fois évité. Le modeste langage de la vaillance est : « Je fus brave un tel jour » ; mais celui qui dit : « Je suis brave », ne sait ce qu’il sera demain ; et tenant pour sienne une valeur qu’il ne s’est pas donnée, il mérite de la perdre au moment de s’en servir.

Que tous nos projets doivent être ridicules, que tous nos raisonnements doivent être insensés devant l’Etre pour qui les temps n’ont point de succession ni les lieux de distance ! Nous comptons pour rien ce qui est loin de nous, nous ne voyons que ce qui nous touche : quand nous aurons changé de lieu, nos jugements seront tout contraires, et ne seront pas mieux fondés. Nous réglons l’avenir sur ce qui nous convient aujourd’hui, sans savoir s’il nous conviendra demain ; nous jugeons de nous comme étant toujours les mêmes, et nous changeons tous les jours. Qui sait si nous aimerons ce que nous aimons, si nous voudrons ce que nous voulons, si nous serons ce que nous sommes, si les objets étrangers et les altérations de nos corps n’auront pas autrement modifié nos âmes ; et si nous ne trouverons pas notre misère dans ce que nous aurons arrangé pour notre bonheur ? Montrez-moi la règle de la sagesse humaine, et je vais la prendre pour guide. Mais si sa meilleure leçon est de nous apprendre à nous défier d’elle, recourons à celle qui ne trompe point, et faisons ce qu’elle nous inspire. Je lui demande d’éclairer mes conseils ; demandez-lui d’éclairer vos résolutions. Quelque parti que vous preniez, vous ne voudrez que ce qui est bon et honnête, je le sais bien. Mais ce n’est pas assez encore ; il faut vouloir ce qui le sera toujours ; et ni vous ni moi n’en sommes les juges.

Lettre VII. Réponse modifier

Julie ! une lettre de vous !… après sept ans de silence !… Oui, c’est elle ; je le vois, je le sens : mes yeux méconnaîtraient-ils des traits que mon cœur ne peut oublier ? Quoi ! vous vous souvenez de mon nom ! vous le savez encore écrire !… En formant ce nom, votre main n’a-t-elle point tremblé ? Je m’égare, et c’est votre faute. La forme, le pli, le cachet, l’adresse, tout dans cette lettre m’en rappelle de trop différentes. Le cœur et la main semblent se contredire. Ah ! deviez-vous employer la même écriture pour tracer d’autres sentiments ?

Vous trouverez peut-être que songer si fort à vos anciennes lettres, c’est trop justifier la dernière. Vous vous trompez. Je me sens bien ; je ne suis plus le même, ou vous n’êtes plus la même ; et ce qui me le prouve est qu’excepté les charmes et la bonté, tout ce que je retrouve en vous de ce que j’y trouvais autrefois m’est un nouveau sujet de surprise. Cette observation répond d’avance à vos craintes. Je ne me fie point à mes forces, mais au sentiment qui me dispense d’y recourir. Plein de tout ce qu’il faut que j’honore en celle que j’ai cessé d’adorer, je sais à quels respects doivent s’élever mes anciens hommages. Pénétré de la plus tendre reconnaissance, je vous aime autant que jamais, il est vrai ; mais ce qui m’attache le plus à vous est le retour de ma raison. Elle vous montre à moi telle que vous êtes ; elle vous sert mieux que l’amour même. Non, si j’étais resté coupable, vous ne me seriez pas aussi chère.

Depuis que j’ai cessé de prendre le change, et que le pénétrant Wolmar m’a éclairé sur mes vrais sentiments, j’ai mieux appris à me connaître, et je m’alarme moins de ma faiblesse. Qu’elle abuse mon imagination, que cette erreur me soit douce encore, il suffit, pour mon repos, qu’elle ne puisse plus vous offenser, et la chimère qui m’égare à sa poursuite me sauve d’un danger réel.

O Julie ! il est des impressions éternelles que le temps ni les soins n’effacent point. La blessure guérit, mais la marque reste ; et cette marque est un sceau respecté qui préserve le cœur d’une autre atteinte. L’inconstance et l’amour sont incompatibles : l’amant qui change, ne change pas ; il commence ou finit d’aimer. Pour moi, j’ai fini ; mais, en cessant d’être à vous, je suis resté sous votre garde. Je ne vous crains plus ; mais vous m’empêchez d’en craindre une autre. Non, Julie, non, femme respectable, vous ne verrez jamais en moi que l’ami de votre personne et l’amant de vos vertus ; mais nos amours, nos premières et uniques amours, ne sortiront jamais de mon cœur. La fleur de mes ans ne se flétrira point dans ma mémoire. Dussé-je vivre des siècles entiers, le doux temps de ma jeunesse ne peut ni renaître pour moi, ni s’effacer de mon souvenir. Nous avons beau n’être plus les mêmes, je ne puis oublier ce que nous avons été. Mais parlons de votre cousine.

Chère amie, il faut l’avouer, depuis que je n’ose plus contempler vos charmes, je deviens plus sensible aux siens. Quels yeux peuvent errer toujours de beautés en beautés sans jamais se fixer sur aucune ? Les miens l’ont revue avec trop de plaisir peut-être ; et depuis mon éloignement, ses traits, déjà gravés dans mon cœur, y font une impression plus profonde. Le sanctuaire est fermé, mais son image est dans le temple. Insensiblement, je deviens pour elle ce que j’aurais été si je ne vous avais jamais vue ; et il n’appartenait qu’à vous seule de me faire sentir la différence de ce qu’elle m’inspire à l’amour. Les sens, libres de cette passion terrible, se joignent au doux sentiment de l’amitié. Devient-elle amour pour cela ? Julie, ah ! quelle différence ! Où est l’enthousiasme ? Où est l’idolâtrie ? Ou sont ces divins égarements de la raison, plus brillants, plus sublimes, plus forts, meilleurs cent fois que la raison même ? Un feu passager m’embrase, un délire d’un moment me saisit, me trouble, et me quitte. Je retrouve entre elle et moi deux amis qui s’aiment tendrement et qui se le disent. Mais deux amants s’aiment-ils l’un l’autre ? Non ; vous et moi sont des mots proscrits de leur langue : ils ne sont plus deux, ils sont un.

Suis-je donc tranquille en effet ? Comment puis-je l’être ? Elle est charmante, elle est votre amie et la mienne ; la reconnaissance m’attache à elle ; elle entre dans mes souvenirs les plus doux. Que de droits sur une âme sensible ! et comment écarter un sentiment plus tendre de tant de sentiments si bien dus ! Hélas ! il est dit qu’entre elle et vous je ne serai jamais un moment paisible.

Femmes ! femmes ! objets chers et funestes, que la nature orna pour notre supplice, qui punissez quand on vous brave, qui poursuivez quand on vous craint, dont la haine et l’amour sont également nuisibles, et qu’on ne peut ni rechercher ni fuir impunément !… Beauté, charme, attrait, sympathie, être ou chimère inconcevable, abîme de douleurs et de voluptés ! beauté, plus terrible aux mortels que l’élément où l’on t’a fait naître, malheureux qui se livre à ton calme trompeur ! C’est toi qui produis les tempêtes qui tourmentent le genre humain. O Julie ! ô Claire ! que vous me vendez cher cette amitié cruelle dont vous osez vous vanter à moi ! J’ai vécu dans l’orage, et c’est toujours vous qui l’avez excité. Mais quelles agitations diverses vous avez fait éprouver à mon cœur ! Celles du lac de Genève ne ressemblent pas plus aux flots du vaste Océan. L’un n’a que des ondes vives et courtes dont le perpétuel tranchant agite, émeut, submerge quelquefois, sans jamais former de longs cours. Mais sur la mer, tranquille en apparence, on se sent élevé, porté doucement et loin par un flot lent et presque insensible ; on croit ne pas sortir de la place, et l’on arrive au bout du monde.

Telle est la différence de l’effet qu’on produit sur moi vos attraits et les siens. Ce premier, cet unique amour qui fit le destin de ma vie, et que rien n’a pu vaincre que lui-même, était né sans que je m’en fusse aperçu ; il m’entraînait que je l’ignorais encore : je me perdis sans croire m’être égaré. Durant le vent j’étais au ciel ou dans les abîmes ; le calme vient, je ne sais plus où je suis. Au contraire, je vois, je sens mon trouble auprès d’elle, et me le figure plus grand qu’il n’est ; j’éprouve des transports passagers et sans suite ; je m’emporte un moment, et suis paisible un moment après : l’onde tourmente en vain le vaisseau, le vent n’enfle point les voiles ; mon cœur, content de ses charmes, ne leur prête point son illusion ; je la vois plus belle que je ne l’imagine, et je la redoute plus de près que de loin : c’est presque l’effet contraire à celui qui me vient de vous, et j’éprouvais constamment l’un et l’autre à Clarens.

Depuis mon départ il est vrai qu’elle se présente à moi quelquefois avec plus d’empire. Malheureusement il m’est difficile de la voir seule. Enfin je la vois, et c’est bien assez ; elle ne m’a pas laissé de l’amour, mais de l’inquiétude.

Voilà fidèlement ce que je suis pour l’une et pour l’autre. Tout le reste de votre sexe ne m’est plus rien ; mes longues peines me l’ont fait oublier :

E fornito ’l mio tempo a mezzo gli anni.

Le malheur m’a tenu lieu de force pour vaincre la nature et triompher des tentations. On a peu de désirs quand on souffre ; et vous m’avez appris à les éteindre en leur résistant. Une grande passion malheureuse est un grand moyen de sagesse. Mon cœur est devenu, pour ainsi dire, l’organe de tous mes besoins ; je n’en ai point quand il est tranquille. Laissez-le en paix l’une et l’autre, et désormais il l’est pour toujours.

Dans cet état, qu’ai-je à craindre de moi-même, et par quelle précaution cruelle voulez-vous m’ôter mon bonheur pour ne pas m’exposer à le perdre ? Quel caprice de m’avoir fait combattre et vaincre pour m’enlever le prix après la victoire ! N’est-ce pas vous qui rendez blâmable un danger bravé sans raison ? Pourquoi m’avoir appelé près de vous avec tant de risques ? ou pourquoi m’en bannir quand je suis digne d’y rester ? Deviez-vous laisser prendre à votre mari tant de peine à pure perte ? Que ne le faisiez-vous renoncer à des soins que vous aviez résolu de rendre inutiles ? Que ne lui disiez-vous : « Laissez-le au bout du monde, puisque aussi bien je l’y veux renvoyer » ? Hélas ! plus vous craignez pour moi, plus il faudrait vous hâter de me rappeler. Non, ce n’est pas près de vous qu’est le danger ; c’est en votre absence, et je ne vous crains qu’où vous n’êtes pas. Quand cette redoutable Julie me poursuit, je me réfugie auprès de Mme de Wolmar, et je suis tranquille ; où fuirai-je si cet asile m’est ôté ? Tous les temps, tous les lieux me sont dangereux loin d’elle ; partout je trouve Claire ou Julie. Dans le passé, dans le présent, l’une et l’autre m’agite à son tour : ainsi mon imagination toujours troublée ne se calme qu’à votre vue, et ce n’est qu’auprès de vous que je suis en sûreté contre moi. Comment vous expliquer le changement que j’éprouve en vous abordant ? Toujours vous exercez le même empire, mais son effet est tout opposé ; en réprimant les transports que vous causiez autrefois, cet empire est plus grand, plus sublime encore ; la paix, la sérénité, succèdent au trouble des passions ; mon cœur toujours formé sur le vôtre, aima comme lui, et devient paisible à son exemple. Mais ce repos passager n’est qu’une trêve ; et j’ai beau m’élever jusqu’à vous en votre présence, je retombe en moi-même en vous quittant. Julie, en vérité, je crois avoir deux âmes, dont la bonne est en dépôt dans vos mains. Ah ! voulez-vous me séparer d’elle ?

Mais les erreurs des sens vous alarment ? Vous craignez les restes d’une jeunesse éteinte par les ennuis ; vous craignez pour les jeunes personnes qui sont sous votre garde ; vous craignez de moi ce que le sage Wolmar n’a pas craint ! O Dieu ! que toutes ces frayeurs m’humilient ! Estimez-vous donc votre ami moins que le dernier de vos gens ! Je puis vous pardonner de mal penser de moi, jamais de ne vous pas rendre à vous-même l’honneur que vous vous devez. Non, non ; les feux dont j’ai brûlé m’ont purifié ; je n’ai plus rien d’un homme ordinaire. Après ce que je fus, si je pouvais être vil un moment, j’irais me cacher au bout du monde, et ne me croirais jamais assez loin de vous.

Quoi ! je troublerai cet ordre aimable que j’admirais avec tant de plaisir ? Je souillerais ce séjour d’innocence et de paix que j’habitais avec tant de respect ? Je pourrais être assez lâche ?… Eh ! comment le plus corrompu des hommes ne serait-il pas touché d’un si charmant tableau ? Comment ne reprendrait-il pas dans cet asile l’amour de l’honnêteté ? Loin d’y porter ses mauvaises mœurs, c’est là qu’il irait s’en défaire… Qui ? moi, Julie, moi ?… si tard ?… sous vos yeux ?… Chère amie, ouvrez-moi votre maison sans crainte ; elle est pour moi le temple de la vertu ; partout j’y vois son simulacre auguste, et ne puis servir qu’elle auprès de vous. Je ne suis pas un ange, il est vrai ; mais j’habiterai leur demeure, j’imiterai leurs exemples : on les fuit quand on ne leur veut pas ressembler.

Vous le voyez, j’ai peine à venir au point principal de votre lettre, le premier auquel il fallait songer, le seul dont je m’occuperais si j’osais prétendre au bien qu’il m’annonce ! O Julie ! âme bienfaisante ! amie incomparable ! en m’offrant la digne moitié de vous-même, et le plus précieux trésor qui soit au monde après vous, vous faites plus, s’il est possible, que vous ne fîtes jamais pour moi. L’amour, l’aveugle amour put vous forcer à vous donner ; mais donner votre amie est une preuve d’estime non suspecte. Dès cet instant je crois vraiment être homme de mérite, car je suis honoré de vous. Mais que le témoignage de cet honneur m’est cruel ! En l’acceptant je le démentirais, et pour le mériter il faut que j’y renonce. Vous me connaissez : jugez-moi. Ce n’est pas assez que votre adorable cousine soit aimée ; elle doit l’être comme vous, je le sais : le sera-t-elle ? le peut-elle être ? et dépend-il de moi de lui rendre sur ce point ce qui lui est dû ? Ah ! si vous vouliez m’unir avec elle, que ne me laissiez-vous un cœur à lui donner, un cœur auquel elle inspirât des sentiments nouveaux dont il lui pût offrir les prémices ? En est-il un moins digne d’elle que celui qui sut vous aimer ? Il faudrait avoir l’âme libre et paisible du bon et sage d’Orbe pour s’occuper d’elle seule à son exemple ; il faudrait le valoir pour lui succéder : autrement la comparaison de son ancien état lui rendrait le dernier plus insupportable ; et l’amour faible et distrait d’un second époux, loin de la consoler du premier, le lui ferait regretter davantage. D’un ami tendre et reconnaissant elle aurait fait un mari vulgaire. Gagnerait-elle à cet échange ? Elle y perdrait doublement. Son cœur délicat et sensible sentirait trop cette perte ; et moi, comment supporterais-je le spectacle continuel d’une tristesse dont je serais cause, et dont je ne pourrais la guérir ? Hélas ! j’en mourrais de douleur même avant elle. Non, Julie, je ne ferai point mon bonheur aux dépens du sien. Je l’aime trop pour l’épouser.

Mon bonheur ? Non. Serais-je heureux moi-même en ne la rendant pas heureuse ? L’un des deux peut-il se faire un sort exclusif dans le mariage ? Les biens, les maux, n’y sont-ils pas communs, malgré qu’on en ait, et les chagrins qu’on se donne l’un à l’autre, ne retombent-ils pas toujours sur celui qui les cause ? Je serais malheureux par ses peines, sans être heureux par ses bienfaits. Grâces, beauté ; mérite, attachement, fortune, tout concourrait à ma félicité ; mon cœur, mon cœur seul empoisonnerait tout cela, et me rendrait misérable au sein du bonheur.

Si mon état présent est plein de charme auprès d’elle, loin que ce charme pût augmenter par une union plus étroite, les plus doux plaisirs que j’y goûte me seraient ôtés. Son humeur badine peut laisser un aimable essor à son amitié, mais c’est quand elle a des témoins de ses caresses. Je puis avoir quelque émotion trop vive auprès d’elle, mais c’est quand votre présence me distrait de vous. Toujours entre elle et moi dans nos tête-à-tête, c’est vous qui le rendez délicieux. Plus notre attachement augmente, plus nous songeons aux chaînes qui l’ont formé ; le doux lien de notre amitié se resserre, et nous nous aimons pour parler de vous. Ainsi mille souvenirs chers à votre amie, plus chers à votre ami, les réunissent : uni par d’autres nœuds, il y faudra renoncer. Ces souvenirs trop charmants ne seraient-ils pas autant d’infidélités envers elle ? Et de quel front prendrais-je une épouse respectée et chérie pour confidente des outrages que mon cœur lui ferait malgré lui ? Ce cœur n’oserait donc plus s’épancher dans le sien, il se fermerait à son abord. N’osant plus lui parler de vous, bientôt je ne lui parlerais plus de moi. Le devoir, l’honneur, en m’imposant pour elle une réserve nouvelle, me rendraient ma femme étrangère, et je n’aurais plus ni guide ni conseil pour éclairer mon âme et corriger mes erreurs. Est-ce là l’hommage qu’elle doit attendre ? Est-ce là le tribut de tendresse et de reconnaissance que j’irais lui porter ? Est-ce ainsi que je ferais son bonheur et le mien ?

Julie, oubliâtes-vous mes serments avec les vôtres ? Pour moi, je ne les ai point oubliés. J’ai tout perdu ; ma foi seule m’est restée ; elle me restera jusqu’au tombeau. Je n’ai pu vivre à vous ; je mourrai libre. Si l’engagement en était à prendre, je le prendrais aujourd’hui. Car si c’est un devoir de se marier, un devoir plus indispensable encore est de ne faire le malheur de personne ; et tout ce qui me reste à sentir en d’autres nœuds, c’est l’éternel regret de ceux auxquels j’osai prétendre. Je porterais dans ce lien sacré l’idée de ce que j’espérais y trouver une fois : cette idée ferait mon supplice et celui d’une infortunée. Je lui demanderais compte des jours heureux que j’attendis de vous. Quelles comparaisons j’aurais à faire ! Quelle femme au monde les pourrait soutenir ? Ah ! comment me consolerais-je à la fois de n’être pas à vous et d’être à une autre ?

Chère amie, n’ébranlez point des résolutions dont dépend le repos de mes jours ; ne cherchez point à me tirer de l’anéantissement où je suis tombé, de peur qu’avec le sentiment de mon existence, je ne reprenne celui de mes maux, et qu’un état violent ne rouvre toutes mes blessures. Depuis mon retour j’ai senti, sans m’en alarmer, l’intérêt plus vif que je prenais à votre amie ; car je savais bien que l’état de mon cœur ne lui permettrait jamais d’aller trop loin, et voyant ce nouveau goût ajouter à l’attachement déjà si tendre que j’eus pour elle dans tous les temps, je me suis félicité d’une émotion qui m’aidait à prendre le change, et me faisait supporter votre image avec moins de peine. Cette émotion a quelque chose des douceurs de l’amour, et n’en a pas les tourments. Le plaisir de la voir n’est point troublé par le désir de la posséder ; content de passer ma vie entière, comme j’ai passé cet hiver, je trouve entre vous deux cette situation paisible et douce qui tempère l’austérité de la vertu et rend ses leçons aimables. Si quelque vain transport m’agite un moment, tout le réprime et le fait taire : j’en ai trop vaincu de plus dangereux pour qu’il m’en reste aucun à craindre. J’honore votre amie comme je l’aime et c’est tout dire. Quand je ne songerais qu’à mon intérêt, tous les droits de la tendre amitié me sont trop chers auprès d’elle pour que je m’expose à les perdre en cherchant à les étendre ; et je n’ai pas même eu besoin de songer au respect que je lui dois pour ne jamais lui dire un seul mot dans le tête-à-tête, qu’elle eût besoin d’interpréter ou de ne pas entendre. Que si peut-être elle a trouvé quelquefois un peu trop d’empressement dans mes manières, sûrement elle n’a point vu dans mon cœur la volonté de le témoigner. Tel que je fus six mois auprès d’elle, tel je serai toute ma vie. Je ne connais rien après vous de si parfait qu’elle ; mais, fût-elle plus parfaite que vous encore, je sens qu’il faudrait n’avoir jamais été votre amant pour pouvoir devenir le sien.

Avant d’achever cette lettre, il faut vous dire ce que je pense de la vôtre. J’y trouve avec toute la prudence de la vertu les scrupules d’une âme craintive qui se fait un devoir de s’épouvanter, et croit qu’il faut tout craindre pour se garantir de tout. Cette extrême timidité a son danger ainsi qu’une confiance excessive. En nous montrant sans cesse des monstres où il n’y en a point, elle nous épuise à combattre des chimères ; et, à force de nous effaroucher sans sujet, elle nous tient moins en garde contre les périls véritables, et nous les laisse moins discerner. Relisez quelquefois la lettre que milord Edouard vous écrivit l’année dernière au sujet de votre mari ; vous y trouverez de bons avis à votre usage à plus d’un égard. Je ne blâme point votre dévotion ; elle est touchante, aimable, et douce comme vous ; elle doit plaire à votre mari même. Mais prenez garde qu’à force de vous rendre timide et prévoyante, elle ne vous mène au quiétisme par une route opposée, et que, vous montrant partout du risque à courir, elle ne vous empêche enfin d’acquiescer à rien. Chère amie, ne savez-vous pas que la vertu est un état de guerre, et que, pour y vivre, on a toujours quelque combat à rendre contre soi ? Occupons-nous moins des dangers que de nous, afin de tenir notre âme prête à tout événement. Si chercher les occasions c’est mériter d’y succomber, les fuir avec trop de soin, c’est souvent nous refuser à de grands devoirs ; et il n’est pas bon de songer sans cesse aux tentations, même pour les éviter. On ne me verra jamais rechercher des moments dangereux ni des tête-à-tête avec des femmes ; mais, dans quelque situation que me place désormais la Providence, j’ai pour sûreté de moi les huit mois que j’ai passés à Clarens, et ne crains plus que personne m’ôte le prix que vous m’avez fait mériter. Je ne serai pas plus faible que je l’ai été ; je n’aurai pas de plus grands combats à rendre ; j’ai senti l’amertume des remords ; j’ai goûté les douceurs de la victoire. Après de telles comparaisons on n’hésite plus sur le choix ; tout, jusqu’à mes fautes passées ; m’est garant de l’avenir.

Sans vouloir entrer avec vous dans de nouvelles discussions sur l’ordre de l’univers et sur la direction des êtres qui le composent, je me contenterai de vous dire que, sur des questions si fort au-dessus de l’homme, il ne peut juger des choses qu’il ne voit pas, que par induction sur celles qu’il voit, et que toutes les analogies sont pour ces lois générales que vous semblez rejeter. La raison même, et les plus saines idées que nous pouvons nous former de l’Etre suprême, sont très favorables à cette opinion ; car bien que sa puissance n’ait pas besoin de méthode pour abréger le travail, il est digne de sa sagesse de préférer pourtant les voies les plus simples, afin qu’il n’y ait rien d’inutile dans les moyens non plus que dans les effets. En créant l’homme, il l’a doué de toutes les facultés nécessaires pour accomplir ce qu’il exigeait de lui ; et quand nous lui demandons le pouvoir de bien faire, nous ne lui demandons rien qu’il ne nous ait déjà donné. Il nous a donné la raison pour connaître ce qui est bien, la conscience pour l’aimer, et la liberté pour le choisir. C’est dans ces dons sublimes que consiste la grâce divine ; et comme nous les avons tous reçus, nous en sommes tous comptables.

J’entends beaucoup raisonner contre la liberté de l’homme, et je méprise tous ces sophismes, parce qu’un raisonneur a beau me prouver que je ne suis pas libre, le sentiment intérieur, plus fort que tous ses arguments, les dément sans cesse ; et quelque parti que je prenne, dans quelque délibération que ce soit, je sens parfaitement qu’il ne tient qu’à moi de prendre le parti contraire. Toutes ces subtilités de l’école sont vaines précisément parce qu’elles prouvent trop, qu’elles combattent tout aussi bien la vérité que le mensonge, et que, soit que la liberté existe ou non, elles peuvent servir également à prouver qu’elle n’existe pas. A entendre ces gens-là, Dieu même ne serait pas libre, et ce mot de liberté n’aurait aucun sens. Ils triomphent, non d’avoir résolu la question, mais d’avoir mis à sa place une chimère. Ils commencent par supposer que tout être intelligent est purement passif, et puis ils déduisent de cette supposition des conséquences pour prouver qu’il n’est pas actif. La commode méthode qu’ils ont trouvée là ! S’ils accusent leurs adversaires de raisonner de même, ils ont tort. Nous ne nous supposons point actifs et libres, nous sentons que nous le sommes. C’est à eux de prouver non seulement que ce sentiment pourrait nous tromper, mais qu’il nous trompe en effet. L’évêque de Cloyne a démontré que, sans rien changer aux apparences, la matière et les corps pourraient ne pas exister ; est-ce assez pour affirmer qu’ils n’existent pas ? En tout ceci, la seule apparence coûte plus que la réalité : je m’en tiens à ce qui est plus simple.

Je ne crois dons pas qu’après avoir pourvu de toute manière aux besoins de l’homme, Dieu accorde à l’un plutôt qu’à l’autre des secours extraordinaires, dont celui qui abuse des secours communs à tous est indigne, et dont celui qui en use bien n’a pas besoin. Cette acception de personnes est injurieuse à la justice divine. Quand cette dure et décourageante doctrine se déduirait de l’Ecriture elle-même, mon premier devoir n’est-il pas d’honorer Dieu ? Quelque respect que je doive au texte sacré, j’en dois plus encore à son auteur ; et j’aimerais mieux croire la Bible falsifiée ou inintelligible, que Dieu injuste ou malfaisant. Saint Paul ne veut pas que le vase dise au potier : « Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? » Cela est fort bien, si le potier n’exige du vase que des services qu’il l’a mis en état de lui rendre ; mais, s’il s’en prenait au vase de n’être pas propre à un usage pour lequel il ne l’aurait pas fait, le vase aurait-il tort de le lui dire : « Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? »

S’ensuit-il de là que la prière soit inutile ? A Dieu ne plaise que je m’ôte cette ressource contre mes faiblesses ! Tous les actes de l’entendement qui nous élèvent à Dieu nous portent au-dessus de nous-mêmes ; en implorant son secours, nous apprenons à le trouver. Ce n’est pas lui qui nous change ; c’est nous qui changeons en nous élevant à lui. Tout ce qu’on lui demande comme il faut, on se le donne ; et comme vous l’avez dit, on augmente sa force en reconnaissant sa faiblesse. Mais, si l’ on abuse de l’oraison et qu’on devienne mystique, on se perd à force de s’élever ; en cherchant la grâce, on renonce à la raison ; pour obtenir un don du ciel, on en foule aux pieds un autre ; en s’obstinant à vouloir qu’il nous éclaire, on s’ôte les lumières qu’il nous a données. Qui sommes-nous pour vouloir forcer Dieu de faire un miracle ?

Vous le savez ; il n’y a rien de bien qui n’ait un excès blâmable, même la dévotion qui tourne en délire. La vôtre est trop pure pour arriver jamais à ce point ; mais l’excès qui produit l’égarement commence avant lui, et c’est de ce premier terme que vous avez à vous défier. Je vous ai souvent entendue blâmer les extases des ascétiques ; savez-vous comment elles viennent ? En prolongeant le temps qu’on donne à la prière plus que ne le permet la faiblesse humaine. Alors l’esprit s’épuise, l’imagination s’allume et donne des visions ; on devient inspiré, prophète, et il n’y a plus ni sens ni génie qui garantisse du fanatisme. Vous vous enfermez fréquemment dans votre cabinet, vous vous recueillez, vous priez sans cesse ; vous ne voyez pas encore les piétistes mais vous lisez leurs livres. Je n’ai jamais blâmé votre goût pour les écrits du bon Fénelon : mais que faites-vous de ceux de sa disciple ? Vous lisez Muralt : je le lis aussi ; mais je choisis ses Lettres, et vous choisissez son Instinct divin. Voyez comment il a fini, déplorez les égarements de cet homme sage, et songez à vous. Femme pieuse et chrétienne, allez-vous n’être plus qu’une dévote ?

Chère et respectable amie, je reçois vos avis avec la docilité d’une enfant, et vous donne les miens avec le zèle d’un père. Depuis que la vertu, loin de rompre nos liens, les a rendus indissolubles, ses devoirs se confondent avec les droits de l’amitié. Les mêmes leçons nous conviennent, le même intérêt nous conduit. Jamais nos cœurs ne se parlent, jamais nos yeux ne se rencontrent, sans offrir à tous deux un objet d’honneur et de gloire qui nous élève conjointement ; et la perfection de chacun de nous importera toujours à l’autre. Mais si les délibérations sont communes, la décision ne l’est pas ; elle appartient à vous seule. O vous qui fîtes toujours mon sort, ne cessez point d’en être l’arbitre ; pesez mes réflexions, prononcez : quoi que vous ordonniez de moi, je me soumets ; je serai digne au moins que vous ne cessiez pas de me conduire. Dussé-je ne vous plus revoir, vous me serez toujours présente, vous présiderez toujours à mes actions ; dussiez-vous m’ôter l’honneur d’élever vos enfants, vous ne m’ôterez point les vertus que je tiens de vous ; ce sont les enfants de votre âme, la mienne les adopte, et rien ne les lui peut ravir.

Parlez-moi sans détour, Julie. A présent que je vous ai bien expliqué ce que je sens et ce que je pense, dites-moi ce qu’il faut que je fasse. Vous savez à quel point mon sort est lié à celui de mon illustre ami. Je ne l’ai point consulté dans cette occasion ; je ne lui ai montré ni cette lettre ni la vôtre. S’il apprend que vous désapprouviez son projet, ou plutôt celui de votre époux, il le désapprouvera lui-même ; et je suis bien éloigné d’en vouloir tirer une objection contre vos scrupules ; il convient seulement qu’il les ignore jusqu’à votre entière décision. En attendant je trouverai, pour différer notre départ, des prétextes qui pourront le surprendre, mais auxquels il acquiescera sûrement. Pour moi, j’aime mieux ne vous plus voir que de vous revoir pour vous dire un nouvel adieu. Apprendre à vivre chez vous en étranger est une humiliation que je n’ai pas méritée.

Lettre VIII de Madame de Wolmar modifier

Eh bien ! ne voilà-t-il pas encore votre imagination effarouchée ? Et sur quoi, je vous prie ? Sur les plus vrais témoignages d’estime et d’amitié que vous ayez jamais reçus de moi ; sur les paisibles réflexions que le soin de votre vrai bonheur m’inspire ; sur la proposition la plus obligeante, la plus avantageuse, la plus honorable qui vous ait jamais été faite, sur l’empressement, indiscret peut-être, de vous unir à ma famille par des nœuds indissolubles ; sur le désir de faire mon allié, mon parent, d’un ingrat qui croit ou qui feint de croire que je ne veux plus de lui pour ami. Pour vous tirer de l’inquiétude où vous paraissez être, il ne fallait que prendre ce que je vous écris dans son sens le plus naturel. Mais il y a longtemps que vous aimez à vous tourmenter par vos injustices. Votre lettre est, comme votre vie, sublime et rampante, pleine de force et de puérilités. Mon cher philosophe, ne cesserez-vous jamais d’être enfant ?

Où avez-vous donc pris que je songeasse à vous imposer des lois, à rompre avec vous, et, pour me servir de vos termes, à vous renvoyer au bout du monde ? De bonne foi, trouvez-vous là l’esprit de ma lettre ? Tout au contraire : en jouissant d’avance du plaisir de vivre avec vous, j’ai craint les inconvénients qui pouvaient le troubler ; je me suis occupée des moyens de prévenir ces inconvénients d’une manière agréable et douce, en vous faisant un sort digne de votre mérite et de mon attachement pour vous. Voilà tout mon crime : il n’y avait pas là, ce me semble, de quoi vous alarmer si fort.

Vous avez tort, mon ami, car vous n’ignorez pas combien vous m’êtes cher ; mais vous aimez à vous le faire redire ; et comme je n’aime guère moins à le répéter, il vous est aisé d’obtenir ce que vous voulez sans que la plainte et l’humeur s’en mêlent.

Soyez donc bien sûr que si votre séjour ici vous est agréable, il me l’est tout autant qu’à vous, et que, de tout ce que M. de Wolmar a fait pour moi, rien ne m’est plus sensible que le soin qu’il a pris de vous appeler dans sa maison, et de vous mettre en état d’y rester. J’en conviens avec plaisir, nous sommes utiles l’un à l’autre. Plus propres à recevoir de bons avis qu’à les prendre de nous-mêmes, nous avons tous deux besoin de guides. Et qui saura mieux ce qui convient à l’un, que l’autre qui le connaît si bien ? Qui sentira mieux le danger de s’égarer par tout ce que coûte un retour pénible ? Quel objet peut mieux nous rappeler ce danger ? Devant qui rougirions-nous autant d’avilir un si grand sacrifice ? Après avoir rompu de tels liens, ne devons-nous pas à leur mémoire de ne rien faire d’indigne du motif qui nous les fit rompre ? Oui, c’est une fidélité que je veux vous garder toujours de vous prendre à témoin de toutes les actions de ma vie, et de vous dire, à chaque sentiment qui m’anime : « Voilà ce que je vous ai préféré ! » Ah ! mon ami, je sais rendre honneur à ce que mon cœur a si bien senti. Je puis être faible devant toute la terre, mais je réponds de moi devant vous.

C’est dans cette délicatesse qui survit toujours au véritable amour, plutôt que dans les subtiles distinctions de M. de Wolmar, qu’il faut chercher la raison de cette élévation d’âme et de cette force intérieure que nous éprouvons l’un près de l’autre, et que je crois sentir comme vous. Cette explication du moins est plus naturelle, plus honorable à nos cœurs que la sienne, et vaut mieux pour s’encourager à bien faire ; ce qui suffit pour la préférer. Ainsi, croyez que, loin d’être dans la disposition bizarre où vous me supposez, celle où je suis est directement contraire ; que s’il fallait renoncer au projet de nous réunir, je regarderais ce changement comme un grand malheur pour vous, pour moi, pour mes enfants, et pour mon mari même, qui, vous le savez, entre pour beaucoup dans les raisons que j’ai de vous désirer ici. Mais, pour ne parler que de mon inclination particulière, souvenez vous du moment de votre arrivée : marquai-je moins de joie à vous voir que vous n’en eûtes en m’abordant ? Vous a-t-il paru que votre séjour à Clarens me fût ennuyeux ou pénible ? Avez-vous jugé que je vous en visse partir avec plaisir ? Faut-il aller jusqu’au bout et vous parler avec ma franchise ordinaire ? Je vous avouerai sans détour que les six derniers mois que nous avons passés ensemble ont été le temps le plus doux de ma vie, et que j’ai goûté dans ce court espace tous les biens dont ma sensibilité m’ait fourni l’idée.

Je n’oublierai jamais un jour de cet hier, où, après avoir fait en commun la lecture de vos voyages et celle des aventures de votre ami, nous soupâmes dans la salle d’Apollon, et où, songeant à la félicité que Dieu m’envoyait en ce monde, je vis tout autour de moi mon père, mon mari, mes enfants, ma cousine, milord Edouard, vous, sans compter la Fanchon qui ne gâtait rien au tableau, et tout cela rassemblé pour l’heureuse Julie. Je me disais : « Cette petite chambre contient tout ce qui est cher à mon cœur, et peut-être tout ce qu’il y a de meilleur sur la terre ; je suis environnée de tout ce qui m’intéresse ; tout l’univers est ici pour moi ; je jouis à la fois de l’attachement que j’ai pour mes amis, de celui qu’ils me rendent, de celui qu’ils ont l’un pour l’autre ; leur bienveillance mutuelle ou vient de moi ou s’y rapporte ; je ne vois rien qui n’étende mon être, et rien qui le divise ; il est dans tout ce qui m’environne, il n’en reste aucune portion loin de moi ; mon imagination n’a plus rien à faire, je n’ai rien à désirer ; sentir et jouir sont pour moi la même chose ; je vis à la fois dans tout ce que j’aime, je me rassasie de bonheur et de vie. O mort ! viens quand tu voudras, je ne te crains plus, j’ai vécu, je t’ai prévenue ; je n’ai plus de nouveaux sentiments à connaître, tu n’as plus rien à me dérober. »

Plus j’ai senti le plaisir de vivre avec vous, plus il m’était doux d’y compter, et plus aussi tout ce qui pouvait troubler ce plaisir m’a donné d’inquiétude. Laissons un moment à part cette morale craintive et cette prétendue dévotion que vous me reprochez ; convenez du moins que tout le charme de la société qui régnait entre nous est dans cette ouverture de cœur qui met en commun tous les sentiments, toutes les pensées, et qui fait que chacun se sentant tel qu’il doit être se montre à tous tel qu’il est. Supposez un moment quelque intrigue secrète, quelque liaison qu’il faille cacher, quelque raison de réserve et de mystère ; à l’instant tout le plaisir de se voir s’évanouit, on est contraint l’un devant l’autre, on cherche à se dérober, quand on se rassemble on voudrait se fuir ; la circonspection ; la bienséance, amènent la défiance et le dégoût. Le moyen d’aimer longtemps ceux qu’on craint ! On se devient importun l’un à l’autre… Julie importune !… importune à son ami !… non ; non, cela ne saurait être ; on n’a jamais de maux à craindre que ceux qu’on peut supporter.

En vous exposant naïvement mes scrupules, je n’ai point prétendu changer vos résolutions, mais les éclairer, de peur que, prenant un parti dont nous n’auriez pas prévu toutes les suites, vous n’eussiez peut-être à vous en repentir quand vous n’oseriez plus vous en dédire. A l’égard des craintes que M. de Wolmar n’a pas eues, ce n’est pas à lui de les avoir, c’est à vous : nul n’est juge du danger qui vient de vous que vous-même. Réfléchissez-y bien, puis dites-moi qu’il n’existe pas, et je n’y pense plus : car je connais votre droiture, et ce n’est pas de vos intentions que je me défie. Si votre cœur est capable d’une faute imprévue, très sûrement le mal prémédité n’en approcha jamais. C’est ce qui distingue l’homme fragile du méchant homme.

D’ailleurs, quand mes objections auraient plus de solidité que je n’aime à le croire, pourquoi mettre d’abord la chose au pis comme vous faites ? Je n’envisage point les précautions à prendre aussi sévèrement que vous. S’agit-il pour cela de rompre aussitôt tous vos projets et de nous fuir pour toujours ? Non, mon aimable ami, de si tristes ressources ne sont point nécessaires. Encore enfant par la tête, vous êtes déjà vieux par le cœur. Les grandes passions usées dégoûtent des autres ; la paix de l’âme qui leur succède est le seul sentiment qui s’accroît par la jouissance. Un cœur sensible craint le repos qu’il ne connaît pas : qu’il le sente une fois, il ne voudra plus le perdre. En comparant deux états si contraires, on apprend à préférer le meilleur ; mais pour les comparer il les faut connaître. Pour moi, je vois le moment de votre sûreté plus près peut-être que vous ne le voyez vous-même. Vous avez trop senti pour sentir longtemps ; vous avez trop aimé pour ne pas devenir indifférent : on ne rallume plus la cendre qui sort de la fournaise, mais il faut attendre que tout soit consumé. Encore quelques années d’attention sur vous-même, et vous n’avez plus de risque à courir.

Le sort que je voulais vous faire eût anéanti ce risque ; mais, indépendamment de cette considération, ce sort était assez doux pour devoir être envié pour lui-même ; et si votre délicatesse vous empêche d’oser y prétendre, je n’ai pas besoin que vous me disiez ce qu’une telle retenue a pu vous coûter. Mais j’ai peur qu’il ne se mêle à vos raisons des prétextes plus spécieux que solides ; j’ai peur qu’en vous piquant de tenir des engagements dont tout vous dispense, et qui n’intéressent plus personne, vous ne vous fassiez une fausse vertu de je ne sais quelle vaine constance plus à blâmer qu’à louer, et désormais tout à fait déplacée. Je vous l’ai déjà dit autrefois, c’est un second crime de tenir un serment criminel : si le vôtre ne l’était pas, il l’est devenu ; c’en est assez pour l’annuler. La promesse qu’il faut tenir sans cesse est celle d’être honnête homme et toujours ferme dans son devoir : changer quand il change, ce n’est pas légèreté, c’est constance. Vous fîtes bien peut-être alors de promettre ce que vous feriez mal aujourd’hui de tenir. Faites dans tous les temps ce que la vertu demande, vous ne vous démentirez jamais.

Que s’il y a parmi vos scrupules quelque objection solide, c’est ce que nous pourrons examiner à loisir. En attendant je ne suis pas trop fâchée que vous n’ayez pas saisi mon idée avec la même avidité que moi, afin que mon étourderie vous soit moins cruelle si j’en ai fait une. J’avais médité ce projet durant l’absence de ma cousine. Depuis son retour et le départ de ma lettre, ayant eu avec elle quelques conversations générales sur un second mariage, elle m’en a paru si éloignée, que, malgré tout le penchant que je lui connais pour vous, je craindrais qu’il ne fallût user de plus d’autorité qu’il ne me convient, pour vaincre sa répugnance, même en votre faveur ; car il est point où l’empire de l’amitié doit respecter celui des inclinations et les principes que chacun se fait sur des devoirs arbitraires en eux-mêmes, mais relatifs à l’état du cœur qui se les impose.

Je vous avoue pourtant que je tiens encore à mon projet : il nous convient si bien à tous, il vous tirerait si honorablement de l’état précaire où vous vivez dans le monde, il confondrait tellement nos intérêts, il nous ferait un devoir si naturel de cette amitié qui nous est si douce, que je n’y puis renoncer tout à fait. Non, mon ami, vous ne m’appartiendrez jamais de trop près ; ce n’est pas même assez que vous soyez mon cousin ; ah ! je voudrais que vous fussiez mon frère.

Quoi qu’il en soit de toutes ces idées, rendez plus de justice à mes sentiments pour vous. Jouissez sans réserve de mon amitié, de ma confiance, de mon estime. Souvenez-vous que je n’ai plus rien à vous prescrire, et que je ne crois point en avoir besoin. Ne m’ôtez pas le droit de vous donner des conseils, mais n’imaginez jamais que j’en fasse des ordres. Si vous sentez pouvoir habiter Clarens sans danger, venez-y, demeurez-y ; j’en serai charmée. Si vous croyez devoir donner encore quelques années d’absence aux restes toujours suspects d’une jeunesse impétueuse, écrivez-moi souvent, venez nous voir quand vous voudrez ; entretenons la correspondance la plus intime. Quelle peine n’est pas adoucie par cette consolation ! Quel éloignement ne supporte-t-on pas par l’espoir de finir ses jours ensemble ! Je ferai plus ; je suis prête à vous confier un de mes enfants ; je le croirai mieux dans vos mains que dans les miennes : quand vous me le ramènerez, je ne sais duquel des deux le retour me touchera le plus. Si, tout à fait devenu raisonnable, vous bannissez enfin vos chimères, et voulez mériter ma cousine, venez, aimez-la, servez-la, achevez de lui plaire ; en vérité, je crois que vous avez déjà commencé ; triomphez de son cœur et des obstacles qu’il vous oppose, je vous aiderai de tout mon pouvoir. Faites enfin le bonheur l’un de l’autre, et rien ne manquera plus au mien. Mais quelque parti que vous puissiez prendre, après y avoir sérieusement pensé, prenez-le en toute assurance, et n’outragez plus votre amie en l’accusant de se défier de vous.

A force de songer à vous je m’oublie. Il faut pourtant que mon tour vienne ; car vous faites avec vos amis dans la dispute comme avec votre adversaire aux échecs, vous attaquez en vous défendant. Vous vous excusez d’être philosophe en m’accusant d’être dévote ; c’est comme si j’avais renoncé au vin lorsqu’il vous eut enivré. Je suis donc dévote à votre compte, ou prête à le devenir ? Soit : les dénominations méprisantes changent-elles la nature des choses ? Si la dévotion est bonne, où est le tort d’en avoir ? Mais peut-être ce mot est-il trop bas pour vous. La dignité philosophique dédaigne un culte vulgaire ; elle veut servir Dieu plus noblement ; elle porte jusqu’au ciel même ses prétentions et sa fierté. O mes pauvres philosophes !… Revenons à moi.

J’aimai la vertu dès mon enfance, et cultivai ma raison dans tous les temps. Avec du sentiment et des lumières, j’ai voulu me gouverner, et je me suis mal conduite. Avant de m’ôter le guide que j’ai choisi, donnez-m’en quelque autre sur lequel je puisse compter. Mon bon ami, toujours de l’orgueil, quoi qu’on fasse ! c’est lui qui vous élève, et c’est lui qui m’humilie. Je crois valoir autant qu’une autre, et mille autres ont vécu plus sagement que moi. Elles avaient donc des ressources que je n’avais pas. Pourquoi, me sentant bien née, ai-je eu besoin de cacher ma vie ? Pourquoi haïssais-je le mal que j’ai fait malgré moi ? Je ne connaissais que ma force ; elle n’a pu me suffire. Toute la résistance qu’on peut tirer de soi, je crois l’avoir faite, et toutefois j’ai succombé. Comment font celles qui résistent ? Elles ont un meilleur appui.

Après l’avoir pris à leur exemple, j’ai trouvé dans ce choix un autre avantage auquel je n’avais pas pensé. Dans le règne des passions, elles aident à supporter les tourments qu’elles donnent ; elles tiennent l’espérance à côté du désir. Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Etre existant par lui-même il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.

Si cet effet n’a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n’est pas un état d’homme ; vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus supportable.

Voilà ce que j’éprouve en partie depuis mon mariage et depuis votre retour. Je ne vois partout que sujets de contentement, et je ne suis pas contente ; une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre ; l’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper ; il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens ; mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse ; le bonheur m’ennuie.

Concevez-vous quelque remède à ce dégoût du bien-être ? Pour moi, je vous avoue qu’un sentiment si peu raisonnable et si peu volontaire a beaucoup ôté du prix que je donnais à la vie ; et je n’imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver, qui me manque ou qui me suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que moi ? Aimera-t-elle mieux son père, son mari, ses enfants, ses amis, ses proches ? En sera-t-elle mieux aimée ? Mènera-t-elle une vie plus de son goût ? Sera-t-elle plus libre d’en choisir une autre ? Jouira-t-elle d’une meilleure santé ? Aura-t-elle plus de ressources contre l’ennui, plus de liens qui l’attachent au monde ? Et toutefois j’y vis inquiète ; mon cœur ignore ce qui lui manque ; il désire sans savoir quoi.

Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon âme avide cherche ailleurs de quoi la remplir : en s’élevant à la source du sentiment et de l’être, elle y perd sa sécheresse et sa langueur ; elle y renaît, elle s’y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle vie ; elle y prend une autre existence qui ne tient point aux passions du corps ; ou plutôt elle n’est plus en moi-même, elle est toute dans l’Etre immense qu’elle contemple et, dégagée un moment de ses entraves, elle se console d’y rentrer par cet essai d’un état plus sublime qu’elle espère être un jour le sien.

Vous souriez ; je vous entends, mon bon ami ; j’ai prononcé mon propre jugement en blâmant autrefois cet état d’oraison que je confesse aimer aujourd’hui. A cela je n’ai qu’un mot à vous dire, c’est que je ne l’avais pas éprouvé. Je ne prétends pas même le justifier de toutes manières. Je ne dis pas que ce goût soit sage ; je dis seulement qu’il est doux, qu’il supplée au sentiment du bonheur qui s’épuise, qu’il remplit le vide de l’âme, qu’il jette un nouvel intérêt sur la vie passée à le mériter. S’il produit quelque mal, il faut le rejeter sans doute ; s’il abuse le cœur par une fausse jouissance, il faut encore le rejeter. Mais enfin lequel tient le mieux à la vertu, du philosophe avec ses grands principes, ou du chrétien dans sa simplicité ? Lequel est le plus heureux dès ce monde, du sage avec sa raison, ou du dévot dans son délire ? Qu’ai-je besoin de penser, d’imaginer, dans un moment où toutes mes facultés sont aliénées ? L’ivresse a ses plaisirs, disiez-vous : eh bien ! ce délire en est une. Ou laissez-moi dans cet état qui m’est agréable, ou montrez-moi comment je puis être mieux.

J’ai blâmé les extases des mystiques. Je les blâme encore quand elles nous détachent de nos devoirs, et que, nous dégoûtant de la vie active par les charmes de la contemplation, elles nous mènent à ce quiétisme dont vous me croyez si proche, et dont je crois être aussi loin que vous.

Servir Dieu, ce n’est point passer sa vie à genoux dans un oratoire, je le sais bien ; c’est remplir sur la terre les devoirs qu’il nous impose ; c’est faire en vue de lui plaire tout ce qui convient à l’état où il nous a mis :

… Il cor gradisce ;

E serve a lui chi’l suo dover compisce.

Il faut premièrement faire ce qu’on doit, et puis prier quand on le peut ; voilà la règle que je tâche de suivre. Je ne prends point le recueillement que vous me reprochez comme une occupation, mais comme une récréation ; et je ne vois pas pourquoi parmi les plaisirs qui sont à ma portée, je m’interdirais le plus sensible et le plus innocent de tous.

Je me suis examinée avec plus de soin depuis votre lettre ; j’ai étudié les effets que produit sur mon âme ce penchant qui semble si fort vous déplaire, et je n’y sais rien voir jusqu’ici qui me fasse craindre, au moins sitôt, l’abus d’une dévotion mal entendue.

Premièrement, je n’ai point pour cet exercice un goût trop vif qui me fasse souffrir quand j’en suis privée, ni qui me donne de l’humeur quand on m’en distrait. Il ne me donne point non plus de distractions dans la journée, et ne jette ni dégoût ni impatience sur la pratique de mes devoirs. Si quelquefois mon cabinet m’est nécessaire, c’est quand quelque émotion m’agite, et que je serais moins bien partout ailleurs : c’est là que, rentrant en moi-même, j’y retrouve le calme de la raison. Si quelque souci me trouble, si quelque peine m’afflige, c’est là que je les vais déposer. Toutes ces misères s’évanouissent devant un plus grand objet. En songeant à tous les bienfaits de la Providence, j’ai honte d’être sensible à de si faibles chagrins et d’oublier de si grandes grâces. Il ne me faut des séances ni fréquentes ni longues. Quand la tristesse m’y suit malgré moi, quelques pleurs versés devant celui qui console soulagent mon cœur à l’instant. Mes réflexions ne sont jamais amères ni douloureuses ; mon repentir même est exempt d’alarmes. Mes fautes me donnent moins d’effroi que de honte ; j’ai des regrets et non des remords. Le Dieu que je sers est un Dieu clément, un père : ce qui me touche est sa bonté ; elle efface à mes yeux tous ses autres attributs ; elle est le seul que je conçois. Sa puissance m’étonne, son immensité me confond, sa justice… Il a fait l’homme faible ; puisqu’il est juste, il est clément. Le Dieu vengeur est le Dieu des méchants : je ne puis ni le craindre pour moi ni l’implorer contre un autre. O Dieu de paix, Dieu de bonté, c’est toi que j’adore ! c’est de toi, je le sens, que je suis l’ouvrage ; et j’espère te retrouver au dernier jugement tel que tu parles à mon cœur durant ma vie.

Je ne saurais vous dire combien ces idées jettent de douceur sur mes jours et de joie au fond de mon cœur. En sortant de mon cabinet ainsi disposée, je me sens plus légère et plus gaie ; toute la peine s’évanouit, tous les embarras disparaissent ; rien de rude, rien d’anguleux ; tout devient facile et coulant, tout prend à mes yeux une face plus riante ; la complaisance ne me coûte plus rien ; j’en aime encore mieux ceux que j’aime, et leur en suis plus agréable. Mon mari même en est plus content de mon humeur. La dévotion, prétend-il, est un opium pour l’âme ; elle égaye, anime et soutient quand on en prend peu ; une trop forte dose endort, ou rend furieux, ou tue. J’espère ne pas aller jusque-là.

Vous voyez que je ne m’offense pas de ce titre de dévote autant peut-être que vous l’auriez voulu, mais je ne lui donne pas non plus tout le prix que vous pourriez croire. Je n’aime point, par exemple, qu’on affiche cet état par un extérieur affecté et comme une espèce d’emploi qui dispense de tout autre. Ainsi cette Mme Guyon dont vous me parlez eût mieux fait, ce me semble, de remplir avec soin ses devoirs de mère de famille, d’élever chrétiennement ses enfants, de gouverner sagement sa maison, que d’aller composer des livres de dévotion, disputer avec des évêques, et se faire mettre à la Bastille pour des rêveries où l’on ne comprend rien. Je n’aime pas non plus ce langage mystique et figuré qui nourrit le cœur des chimères de l’imagination, et substitue au véritable amour de Dieu des sentiments imités de l’amour terrestre, et trop propres à le réveiller. Plus on a le cœur tendre et l’imagination vive, plus on doit éviter ce qui tend à les émouvoir ; car enfin comment voir les rapports de l’objet mystique si l’on ne voit aussi l’objet sensuel, et comment une honnête femme ose-t-elle imaginer avec assurance des objets qu’elle n’oserait regarder ?

Mais ce qui m’a donné le plus d’éloignement pour les dévots de profession, c’est cette âpreté de mœurs qui les rend insensibles à l’humanité, c’est cet orgueil excessif qui leur fait regarder en pitié le reste du monde. Dans leur élévation sublime, s’ils daignent s’abaisser à quelque acte de bonté ; c’est d’une manière si humiliante, ils plaignent les autres d’un ton si cruel, leur justice est si rigoureuse, leur charité est si dure, leur zèle est si amer, leur mépris ressemble si fort à la haine, que l’insensibilité même des gens du monde est moins barbare que leur commisération. L’amour de Dieu leur sert d’excuse pour n’aimer personne ; ils ne s’aiment pas même l’un l’autre. Vit-on jamais d’amitié véritable entre les dévots ? Mais plus ils se détachent des hommes, plus ils en exigent ; et l’on dirait qu’ils ne s’élèvent à Dieu que pour exercer son autorité sur la terre.

Je me sens pour tous ces abus une aversion qui doit naturellement m’en garantir : si j’y tombe, ce sera sûrement sans le vouloir, et j’espère de l’amitié de tous ceux qui m’environnent que ce ne sera pas sans être avertie. Je vous avoue que j’ai été longtemps sur le sort de mon mari d’une inquiétude qui m’eût peut-être altéré l’humeur à la longue. Heureusement la sage lettre de milord Edouard à laquelle vous me renvoyez avec grande raison, ses entretiens consolants et sensés, les vôtres, ont tout à fait dissipé ma crainte et changé mes principes. Je vois qu’il est impossible que l’intolérance n’endurcisse l’âme. Comment chérir tendrement les gens qu’on réprouve ? Quelle charité peut-on conserver parmi des damnés ? Les aimer, ce serait haïr Dieu qui les punit. Voulons-nous donc être humains ? Jugeons les actions et non pas les hommes ; n’empiétons point sur l’horrible fonction des démons ; n’ouvrons point si légèrement l’enfer à nos frères. Eh ! s’il était destiné pour ceux qui se trompent, quel mortel pourrait l’éviter ?

O mes amis, de quel poids vous avez soulagé mon cœur ! En m’apprenant que l’erreur n’est point un crime, vous m’avez délivrée de mille inquiétants scrupules. Je laisse la subtile interprétation des dogmes que je n’entends pas. Je m’en tiens aux vérités lumineuses qui frappent mes yeux et convainquent ma raison, aux vérités de pratique qui m’instruisent de mes devoirs. Sur tout le reste j’ai pris pour règle votre ancienne réponse à M. de Wolmar. Est-on maître de croire ou de ne pas croire ? Est-ce un crime de n’avoir pas su bien argumenter ? Non : la conscience ne nous dit point la vérité des choses, mais la règle de nos devoirs ; elle ne nous dicte point ce qu’il faut penser, mais ce qu’il faut faire ; elle ne nous apprend point à bien raisonner, mais à bien agir. En quoi mon mari peut-il être coupable devant Dieu ? Détourne-t-il les yeux de lui ? Dieu lui-même a voilé sa face. Il ne fuit point la vérité, c’est la vérité qui le fuit. L’orgueil ne le guide point ; il ne veut égarer personne, il est bien aise qu’on ne pense pas comme lui. Il aime nos sentiments, il voudrait les avoir, il ne peut ; notre espoir, nos consolations, tout lui échappe. Il fait le bien sans attendre de récompense ; il est plus vertueux, plus désintéressé que nous. Hélas ! il est à plaindre ; mais de quoi sera-t-il puni ? Non, non : la bonté, la droiture, les mœurs, l’honnêteté, la vertu, voilà ce que le ciel exige et qu’il récompense, voilà le véritable culte que Dieu veut de nous, et qu’il reçoit de lui tous les jours de sa vie. Si Dieu juge la foi par les œuvres, c’est croire en lui que d’être homme de bien. Le vrai chrétien c’est l’homme juste ; les vrais incrédules sont les méchants.

Ne soyez donc pas étonné, mon aimable ami, si je ne dispute pas avec vous sur plusieurs points de votre lettre où nous ne sommes pas de même avis. Je sais trop bien ce que vous êtes pour être en peine de ce que vous croyez. Que m’importent toutes ces questions oiseuses sur la liberté ? Que je sois libre de vouloir le bien par moi-même, ou que j’obtienne en priant cette volonté, si je trouve enfin le moyen de bien faire, tout cela ne revient-il pas au même ? Que je me donne ce qui me manque en le demandant, ou que Dieu l’accorde à ma prière, s’il faut toujours pour l’avoir que je le demande, ai-je besoin d’autre éclaircissement ? Trop heureux de convenir sur les points principaux de notre croyance, que cherchons-nous au delà ? Voulons-nous pénétrer dans ces abîmes de métaphysique qui n’ont ni fond ni rive, et perdre à disputer sur l’essence divine ce temps si court qui nous est donné pour l’honorer ? Nous ignorons ce qu’elle est, mais nous savons qu’elle est ; que cela nous suffise ; elle se fait voir dans ses œuvres, elle se fait sentir au dedans de nous. Nous pouvons bien disputer contre elle, mais non pas la méconnaître de bonne foi. Elle nous a donné ce degré de sensibilité qui l’aperçoit et la touche ; plaignons ceux à qui elle ne l’a pas départi, sans nous flatter de les éclairer à son défaut. Qui de nous fera ce qu’elle n’a pas voulu faire ? Respectons ses décrets en silence et faisons notre devoir ; c’est le meilleur moyen d’apprendre le leur aux autres.

Connaissez-vous quelqu’un plus plein de sens et de raison que M. de Wolmar ? Quelqu’un plus sincère, plus droit, plus juste, plus vrai, moins livré à ses passions, qui ait plus à gagner à la justice divine et à l’immortalité de l’âme ? Connaissez-vous un homme plus fort, plus élevé, plus grand, plus foudroyant dans la dispute, que milord Edouard, plus digne par sa vertu de défendre la cause de Dieu, plus certain de son existence, plus pénétré de sa majesté suprême, plus zélé pour sa gloire, et plus fait pour la soutenir ? Vous avez vu ce qui s’est passé durant trois mois à Clarens ; vous avez vu deux hommes pleins d’estime et de respect l’un pour l’autre, éloignés par leur état et par leur goût des pointilleries de collège, passer un hiver entier à chercher dans des disputes sages et paisibles, mais vives et profondes, à s’éclairer mutuellement, s’attaquer, se défendre se saisir par toutes les prises que peut avoir l’entendement humain, et sur une matière où tous deux, n’ayant que le même intérêt, ne demandaient pas mieux que d’être d’accord.

Qu’est-il arrivé ? Ils ont redoublé d’estime l’un pour l’autre, mais chacun est resté dans son sentiment. Si cet exemple ne guérit pas à jamais un homme sage de la dispute, l’amour de la vérité ne le touche guère ; il cherche à briller.

Pour moi, j’abandonne à jamais cette arme inutile, et j’ai résolu de ne plus dire à mon mari un seul mot de religion que quand il s’agira de rendre raison de la mienne. Non que l’idée de la tolérance divine m’ait rendue indifférente sur le besoin qu’il en a. Je vous avoue même que, tranquillisée sur son sort à venir, je ne sens point pour cela diminuer mon zèle pour sa conversion. Je voudrais au prix de mon sang le voir une fois convaincu ; si ce n’est pour son bonheur dans l’autre monde, c’est pour son bonheur dans celui-ci. Car de combien de douceurs n’est-il point privé ! Quel sentiment peut le consoler dans ses peines ? Quel spectateur anime les bonnes actions qu’il fait en secret ? Quelle voix peut parler au fond de son âme ? Quel prix peut-il attendre de sa vertu ? Comment doit-il envisager la mort ? Non, je l’espère, il ne l’attendra pas dans cet état horrible. Il me reste une ressource pour l’en tirer, et j’y consacre le reste de ma vie ; ce n’est plus de le convaincre, mais de le toucher ; c’est de lui montrer un exemple qui l’entraîne, et de lui rendre la religion si aimable qu’il ne puisse lui résister. Ah ! mon ami, quel argument contre l’incrédule que la vie du vrai chrétien ! Croyez-vous qu’il y ait quelque âme à l’épreuve de celui-là ? Voilà désormais la tâche que je m’impose ; aidez-moi tous à la remplir. Wolmar est froid, mais il n’est pas insensible. Quel tableau nous pouvons offrir à son cœur, quand ses amis, ses enfants, sa femme, concourront tous à l’instruire en l’édifiant ! quand, sans lui prêcher Dieu dans leurs discours, ils le lui montreront dans les actions qu’il inspire, dans les vertus dont il est l’auteur, dans le charme qu’on trouve à lui plaire ! quand il verra briller l’image du ciel dans sa maison ! quand cent fois le jour il sera forcé de se dire : « Non, l’homme n’est pas ainsi par lui-même, quelque chose de plus qu’humain règne ici ! »

Si cette entreprise est de votre goût, si vous vous sentez digne d’y concourir, venez ; passons nos jours ensemble, et ne nous quittons plus qu’à la mort. Si le projet vous déplaît ou vous épouvante, écoutez votre conscience, elle vous dicte votre devoir. Je n’ai rien de plus à vous dire.

Selon ce que milord Edouard nous marque, je vous attends tous deux vers la fin du mois prochain. Vous ne reconnaîtrez pas votre appartement ; mais dans les changements qu’on y a faits, vous reconnaîtrez les soins et le cœur d’une bonne amie qui s’est fait un plaisir de l’orner. Vous y trouverez aussi un petit assortiment de livres qu’elle a choisis à Genève, meilleurs et de meilleur goût que l’Adone, quoiqu’il y soit aussi par plaisanterie. Au reste ; soyez discret ; car, comme elle ne veut pas que vous sachiez que tout cela vient d’elle, je me dépêche de vous l’écrire avant qu’elle me défende de vous en parler.

Adieu, mon ami. Cette partie du château de Chillon, que nous devions tous faire ensemble, se fera demain sans vous. Elle n’en vaudra pas mieux, quoiqu’on la fasse avec plaisir. M. le bailli nous a invités avec nos enfants, ce qui ne m’a point laissé d’excuse. Mais je ne sais pourquoi je voudrais être déjà de retour.

Lettre IX de Fanchon Anet modifier

Ah ! monsieur, ah ! mon bienfaiteur, que me charge-t-on de vous apprendre !… Madame… ma pauvre maîtresse… O Dieu ! je vois déjà votre frayeur… mais vous ne voyez pas notre désolation… je n’ai pas un moment à perdre ; il faut vous dire… il faut courir… je voudrais déjà vous avoir tout dit… Ah ! que deviendrez-vous quand vous saurez notre malheur ?

Toute la famille alla dîner à Chillon. M. le baron, qui allait en Savoie passer quelques jours au château de Blonay, partit après le dîner. On l’accompagna quelques pas ; puis on se promena le long de la digue. Mme d’Orbe et Mme la baillive marchaient devant avec monsieur. Madame suivait, tenant d’une main Henriette et de l’autre Marcellin. J’étais derrière avec l’aîné. Monseigneur le bailli, qui s’était arrêté pour parler à quelqu’un, vint rejoindre la compagnie, et offrit le bras à madame. Pour le prendre elle me renvoie Marcellin : il court à moi, j’accours à lui ; en courant l’enfant fait un faux pas, le pied lui manque ; il tombe dans l’eau… Je pousse un cri perçant ; Madame se retourne ; voit tomber son fils, part comme un trait, et s’élance après lui.

Ah ! misérable, que n’en fis-je autant ! que n’y suis-je restée !… Hélas ! je retenais l’aîné qui voulait sauter après sa mère… elle se débattait en serrant l’autre entre ses bras… On n’avait là ni gens ni bateau, il fallut du temps pour les retirer… L’enfant est remis ; mais la mère… le saisissement, la chute, l’état où elle était… Qui sait mieux que moi combien cette chute est dangereuse !… Elle resta très longtemps sans connaissance. A peine l’eut-elle reprise qu’elle demanda son fils… Avec quels transports de joie elle l’embrassa ! Je la crus sauvée ; mais sa vivacité ne dura qu’un moment. Elle voulut être ramenée ici ; durant la route elle s’est trouvée mal plusieurs fois. Sur quelques ordres qu’elle m’a donnés, je vois qu’elle ne croit pas en revenir. Je suis trop malheureuse, elle n’en reviendra pas. Mme d’Orbe est plus changée qu’elle. Tout le monde est dans une agitation… Je suis la plus tranquille de toute la maison… De quoi m’inquiéterais-je ?… Ma bonne maîtresse ! ah ! si je vous perds, je n’aurai plus besoin de personne… O mon cher monsieur, que le bon Dieu vous soutienne dans cette épreuve… Adieu… Le médecin sort de la chambre. Je cours au-devant de lui… S’il nous donne quelque bonne espérance, je vous le marquerai. Si je ne dis rien…

Lettre X modifier

Commencée par Mme d’Orbe, et achevée par M. de Wolmar.

C’en est fait, homme imprudent, homme infortuné, malheureux visionnaire ! Jamais vous ne la reverrez… le voile… Julie n’est…

Elle vous a écrit. Attendez sa lettre : honorez ses dernières volontés. Il vous reste de grands devoirs à remplir sur la terre.

Lettre XI de M. de Wolmar modifier

J’ai laissé passer vos premières douleurs en silence ; ma lettre n’eût fait que les aigrir ; vous n’étiez pas plus en état de supporter ces détails que moi de les faire. Aujourd’hui peut-être nous seront-ils doux à tous deux. Il ne me reste d’elle que des souvenirs ; mon cœur se plaît à les recueillir. Vous n’avez plus que des pleurs à lui donner ; vous aurez la consolation d’en verser pour elle. Ce plaisir des infortunés m’est refusé dans ma misère, je suis plus malheureux que vous.

Ce n’est point de sa maladie, c’est d’elle que je veux vous parler. D’autres mères peuvent se jeter après leur enfant. L’accident, la fièvre, la mort, sont de la nature : c’est le sort commun des mortels ; mais l’emploi de ses derniers moments, ses discours, ses sentiments, son âme, tout cela n’appartient qu’à Julie. Elle n’a point vécu comme une autre ; personne, que je sache, n’est mort comme elle. Voilà ce que j’ai pu seul observer, et que vous n’apprendrez que de moi.

Vous savez que l’effroi, l’émotion, la chute, l’évacuation de l’eau lui laissèrent une longue faiblesse dont elle ne revint tout à fait qu’ici. En arrivant, elle redemanda son fils ; il vint : à peine le vit-elle marcher et répondre à ses caresses, qu’elle devint tout à fait tranquille et consentit à prendre un peu de repos. Son sommeil fut court et comme le médecin n’arrivait point encore, en l’attendant elle nous fit asseoir autour de son lit, la Fanchon, sa cousine et moi. Elle nous parla de ses enfants, des soins assidus qu’exigeait auprès d’eux la forme d’éducation qu’elle avait prise, et du danger de les négliger un moment. Sans donner une grande importance à sa maladie, elle prévoyait qu’elle l’empêcherait quelque temps de remplir sa part des mêmes soins, et nous chargeait tous de répartir cette part sur les nôtres.

Elle s’étendit sur tous ses projets, sur les vôtres, sur les moyens les plus propres à les faire réussir, sur les observations qu’elle avait faites et qui pouvaient les favoriser ou leur nuire, enfin sur tout ce qui devait nous mettre en état de suppléer à ses fonctions de mère aussi longtemps qu’elle serait forcée à les suspendre. C’était, pensais-je, bien des précautions pour quelqu’un qui ne se croyait privé que durant quelques jours d’une occupation si chère ; mais ce qui m’effraya tout à fait, ce fut de voir qu’elle entrait pour Henriette dans un bien plus grand détail encore. Elle s’était bornée à ce qui regardait la première enfance de ses fils, comme se déchargeant sur un autre du soin de leur jeunesse ; pour sa fille, elle embrassa tous les temps, et, sentant bien que personne ne suppléerait sur ce point aux réflexions que sa propre expérience lui avait fait faire, elle nous exposa en abrégé, mais avec force et clarté, le plan d’éducation qu’elle avait fait pour elle, employant près de la mère les raisons les plus vives et les plus touchantes exhortations pour l’engager à le suivre.

Toutes ces idées sur l’éducation des jeunes personnes et sur les devoirs des mères, mêlées de fréquents retours sur elle-même, ne pouvaient manquer de jeter de la chaleur dans l’entretien. Je vis qu’il s’animait trop. Claire tenait une des mains de sa cousine, et la pressait à chaque instant contre sa bouche, en sanglotant pour toute réponse ; la Fanchon n’était pas plus tranquille ; et pour Julie, je remarquai que les larmes lui roulaient aussi dans les yeux, mais qu’elle n’osait pleurer de peur de nous alarmer davantage. Aussitôt je me dis : « Elle se voit morte. » Le seul espoir qui me resta fut que la frayeur pouvait l’abuser sur son état, et lui montrer le danger plus grand qu’il n’était peut-être. Malheureusement je la connaissais trop pour compter beaucoup sur cette erreur. J’avais essayé plusieurs fois de la calmer ; je la priai derechef de ne pas s’agiter hors de propos par des discours qu’on pouvait reprendre à loisir. « Ah ! dit-elle, rien ne fait tant de mal aux femmes que le silence ; et puis, je me sens un peu de fièvre ; autant vaut employer le babil qu’elle donne à des sujets utiles, qu’à battre sans raison la campagne. »

L’arrivée du médecin causa dans la maison un trouble impossible à peindre. Tous les domestiques l’un sur l’autre à la porte de la chambre attendaient, l’œil inquiet et les mains jointes, son jugement sur l’état de leur maîtresse comme l’arrêt de leur sort. Ce spectacle jeta la pauvre Claire dans une agitation qui me fit craindre pour sa tête. Il fallut les éloigner sous différents prétextes, pour écarter de ses yeux cet objet d’effroi. Le médecin donna vaguement un peu d’espérance, mais d’un ton propre à me l’ôter. Julie ne dit pas non plus ce qu’elle pensait ; la présence de sa cousine la tenait en respect. Quand il sortit je le suivis ; Claire en voulut faire autant, mais Julie la retint et me fit de l’œil un signe que j’entendis. Je me hâtai d’avertir le médecin que, s’il y avait du danger, il fallait le cacher à madame d’Orbe avec autant et plus de soin qu’à la malade, de peur que le désespoir n’achevât de la troubler, et ne la mît hors d’état de servir son amie. Il déclara qu’il y avait en effet du danger, mais que vingt-quatre heures étant à peine écoulées depuis l’accident, il fallait plus de temps pour établir un pronostic assuré ; que la nuit prochaine déciderait du sort de la maladie, et qu’il ne pouvait prononcer que le troisième jour. La Fanchon seule fut témoin de ce discours ; et après l’avoir engagée, non sans peine, à se contenir, on convint de ce qui serait dit à madame d’Orbe et au reste de la maison.

Vers le soir, Julie obligea sa cousine qui avait passé la nuit auprès d’elle, et qui voulait encore y passer la suivante, à s’aller reposer quelques heures. Durant ce temps la malade ayant su qu’on allait la saigner du pied, et que le médecin préparait des ordonnances, elle le fit appeler et lui tint ce discours : « Monsieur du Bosson, quand on croit devoir tromper un malade craintif sur son état, c’est une précaution d’humanité que j’approuve ; mais c’est une cruauté de prodiguer également à tous des soins superflus et désagréables dont plusieurs n’ont aucun besoin. Prescrivez-moi tout ce que vous jugerez m’être véritablement utile, j’obéirai ponctuellement. Quant aux remèdes qui ne sont que pour l’imagination, faites-m’en grâce ; c’est mon corps et non mon esprit qui souffre ; et je n’ai pas peur de finir mes jours, mais d’en mal employer le reste. Les derniers moments de la vie sont trop précieux pour qu’il soit permis d’en abuser. Si vous ne pouvez prolonger la mienne, au moins ne l’abrégez pas en m’ôtant l’emploi du peu d’instants qui me sont laissés par la nature. Moins il m’en reste, plus vous devez les respecter. Faites-moi vivre, ou laissez-moi : je saurai bien mourir seule. » Voilà comment cette femme si timide et si douce dans le commerce ordinaire savait trouver un ton ferme et sérieux dans les occasions importantes.

La nuit fut cruelle et décisive. Etouffement, oppression, syncope, la peau sèche et brûlante ; une ardente fièvre, durant laquelle on l’entendait souvent appeler vivement Marcellin comme pour le retenir, et prononcer aussi quelquefois un autre nom, jadis si répété dans une occasion pareille. Le lendemain, le médecin me déclara sans détour qu’il n’estimait pas qu’elle eût trois jours à vivre. Je fus seul dépositaire de cet affreux secret ; et la plus terrible heure de ma vie fut celle où je le portai dans le fond de mon cœur sans savoir quel usage j’en devais faire. J’allai seul errer dans les bosquets ; rêvant au parti que j’avais à prendre ; non sans quelques tristes réflexions sur le sort qui me ramenait dans ma vieillesse à cet état solitaire dont je m’ennuyais même avant d’en connaître un plus doux.

La veille, j’avais promis à Julie de lui rapporter fidèlement le jugement du médecin ; elle m’avait intéressé par tout ce qui pouvait toucher mon cœur à lui tenir parole. Je sentais cet engagement sur ma conscience. Mais quoi ! pour un devoir chimérique et sans utilité, fallait-il contrister son âme et lui faire à longs traits savourer la mort ? Quel pouvait être à mes yeux l’objet d’une précaution si cruelle ? Lui annoncer sa dernière heure n’était-ce pas l’avancer ? Dans un intervalle si court que deviennent les désirs, l’espérance, éléments de la vie ? Est-ce en jouir encore que de se voir si près du moment de la perdre ? Etait-ce à moi de lui donner la mort ?

Je marchais à pas précipités avec une agitation que je n’avais jamais éprouvée. Cette longue et pénible anxiété me suivait partout ; j’en traînais après moi l’insupportable poids. Une idée vint enfin me déterminer. Ne vous efforcez pas de la prévoir ; il faut vous la dire.

Pour qui est-ce que je délibère ? Est-ce pour elle ou pour moi ? Sur quel principe est-ce que je raisonne ? Est-ce sur son système ou sur le mien ? Qu’est-ce qui m’est démontré sur l’un ou sur l’autre ? Je n’ai pour croire ce que je crois que mon opinion armée de quelques probabilités. Nulle démonstration ne la renverse, il est vrai ; mais quelle démonstration l’établit ? Elle a, pour croire ce qu’elle croit, son opinion de même, mais elle y voit l’évidence ; cette opinion à ses yeux est une démonstration. Quel droit ai-je de préférer, quand il s’agit d’elle, ma simple opinion que je reconnais douteuse à son opinion qu’elle tient pour démontrée ? Comparons les conséquences des deux sentiments. Dans le sien, la disposition de sa dernière heure doit décider de son sort durant l’éternité. Dans le mien, les ménagements que je veux avoir pour elle lui seront indifférents dans trois jours. Dans trois jours, selon moi, elle ne sentira plus rien. Mais si peut-être elle avait raison, quelle différence ! Des biens ou des maux éternels !… Peut-être ! ce mot est terrible… Malheureux ! risque ton âme et non la sienne.

Voilà le premier doute qui m’ait rendu suspecte l’incertitude que vous avez si souvent attaquée. Ce n’est pas la dernière fois qu’il est revenu depuis ce temps-là. Quoi qu’il en soit, ce doute me délivra de celui qui me tourmentait. Je pris sur-le-champ mon parti ; et, de peur d’en changer, je courus en hâte au lit de Julie. Je fis sortir tout le monde, et je m’assis ; vous pouvez juger avec quelle contenance. Je n’employai point auprès d’elle les précautions nécessaires pour les petites âmes. Je ne dis rien ; mais elle me vit et me comprit à l’instant. « Croyez-vous me l’apprendre ? dit-elle en me tendant la main. Non, mon ami, je me sens bien : la mort me presse, il faut nous quitter. »

Alors elle me tint un long discours dont j’aurai à vous parler quelque jour, et durant lequel elle écrivit son testament dans mon cœur. Si j’avais moins connu le sien, ses dernières dispositions auraient suffi pour me le faire connaître.

Elle me demanda si son état était connu dans la maison. Je lui dis que l’alarme y régnait, mais qu’on ne savait rien de positif, et que du Bosson s’était ouvert à moi seul. Elle me conjura que le secret fût soigneusement gardé le reste de la journée. « Claire, ajouta-t-elle, ne supportera jamais ce coup que de ma main ; elle en mourra s’il lui vient d’une autre. Je destine la nuit prochaine à ce triste devoir. C’est pour cela surtout que j’ai voulu avoir l’avis du médecin, afin de ne pas exposer sur mon seul sentiment cette infortunée à recevoir à faux une si cruelle atteinte. Faites qu’elle ne soupçonne rien avant le temps, ou vous risquez de rester sans amie et de laisser vos enfants sans mère. »

Elle me parla de son père. J’avouai lui avoir envoyé un exprès ; mais je me gardai d’ajouter que cet homme, au lieu de se contenter de donner ma lettre, comme je lui avais ordonné, s’était hâté de parler, et si lourdement, que mon vieil ami, croyant sa fille noyée, était tombé d’effroi sur l’escalier, et s’était fait une blessure qui le retenait à Blonay dans son lit. L’espoir de revoir son père la toucha sensiblement ; et la certitude que cette espérance était vaine ne fut pas le moindre des maux qu’il me fallut dévorer.

Le redoublement de la nuit précédente l’avait extrêmement affaiblie. Ce long entretien n’avait pas contribué à la fortifier. Dans l’accablement où elle était, elle essaya de prendre un peu de repos durant la journée ; je n’appris que le surlendemain qu’elle ne l’avait pas passée tout entière à dormir.

Cependant la consternation régnait dans la maison. Chacun dans un morne silence attendait qu’on le tirât de peine, et n’osait interroger personne, crainte d’apprendre plus qu’il ne voulait savoir. On se disait : « S’il y a quelque bonne nouvelle, on s’empressera de la dire, s’il y en a de mauvaises, on ne les saura toujours que trop tôt. » Dans la frayeur dont ils étaient saisis, c’était assez pour eux qu’il n’arrivât rien qui fît nouvelle. Au milieu de ce morne repos, Mme d’Orbe était la seule active et parlante. Sitôt qu’elle était hors de la chambre de Julie, au lieu de s’aller reposer dans la sienne, elle parcourait toute la maison ; elle arrêtait tout le monde, demandant ce qu’avait dit le médecin, ce qu’on disait. Elle avait été témoin de la nuit précédente, elle ne pouvait ignorer ce qu’elle avait vu ; mais elle cherchait à se tromper elle-même et à récuser le témoignage de ses yeux. Ceux qu’elle questionnait ne lui répondant rien que de favorable, cela l’encourageait à questionner les autres, et toujours avec une inquiétude si vive, avec un air si effrayant, qu’on eût su la vérité mille fois sans être tenté de la lui dire.

Auprès de Julie elle se contraignait, et l’objet touchant qu’elle avait sous les yeux la disposait plus à l’affliction qu’à l’emportement. Elle craignait surtout de lui laisser voir ses alarmes, mais elle réussissait mal à les cacher. On apercevait son trouble dans son affectation même à paraître tranquille. Julie, de son côté, n’épargnait rien pour l’abuser. Sans exténuer son mal elle en parlait presque comme d’une chose passée, et ne semblait en peine que du temps qu’il lui faudrait pour se remettre. C’était encore un de mes supplices de les voir chercher à se rassurer mutuellement, moi qui savais si bien qu’aucune des deux n’avait dans l’âme l’espoir qu’elle s’efforçait de donner à l’autre.

Mme d’Orbe avait veillé les deux nuits précédentes ; il y avait trois jours qu’elle ne s’était déshabillée. Julie lui proposa de s’aller coucher ; elle n’en voulut rien faire. « Eh bien donc ! dit Julie, qu’on lui tende un petit lit dans ma chambre ; à moins, ajouta-t-elle comme par réflexion, qu’elle ne veuille partager le mien. Qu’_en dis-tu, cousine ? Mon mal ne se gagne pas, tu ne te dégoûtes pas de moi, couche dans mon lit. » Le parti fut accepté. Pour moi, l’on me renvoya, et véritablement j’avais besoin de repos.Je fus levé de bonne heure. Inquiet de ce qui s’était passé durant la nuit, au premier bruit que j’entendis j’entrai dans la chambre. Sur l’état où Mme d’Orbe était la veille, je jugeai du désespoir où j’allais la trouver, et des fureurs dont je serais le témoin. En entrant, je la vis assise dans un fauteuil, défaite et pâle, plutôt livide, les yeux plombés et presque éteints, mais douce, tranquille, parlant peu, faisant tout ce qu’on lui disait sans répondre. ur Julie, elle paraissait moins faible que la veille ; sa voix était plus ferme ; son geste plus animé ; elle semblait avoir pris la vivacité de sa cousine. Je connus aisément à son teint que ce mieux apparent était l’effet de la fièvre ; mais je vis aussi briller dans ses regards je ne sais quelle secrète joie qui pouvait y contribuer, et dont je ne démêlais pas la cause. Le médecin n’en confirma pas moins son jugement de la veille ; la malade n’en continua pas moins de penser comme lui, et il ne me resta plus aucune espérance.

Ayant été forcé de m’absenter pour quelque temps, je remarquai en entrant que l’appartement avait été arrangé avec soin ; il y régnait de l’ordre et de l’élégance ; elle avait fait mettre des pots de fleurs sur sa cheminée, ses rideaux étaient entr’ouverts et rattachés ; l’air avait été changé ; on y sentait une odeur agréable ; on n’eût jamais cru être dans la chambre d’un malade. Elle avait fait sa toilette avec le même soin : la grâce et le goût se montraient encore dans sa parure négligée. Tout cela lui donnait plutôt l’air d’une femme du monde qui attend compagnie, que d’une campagnarde qui attend sa dernière heure. Elle vit ma surprise, elle en sourit ; et lisant dans ma pensée, elle allait me répondre, quand on amena les enfants. Alors il ne fut plus question que d’eux ; et vous pouvez juger si, se sentant prête à les quitter, ses caresses furent tièdes et modérées. J’observai même qu’elle revenait plus souvent et avec des étreintes encore plus ardentes à celui qui lui coûtait la vie, comme s’il lui fût devenu plus cher à ce prix.

Tous ces embrassements, ces soupirs, ces transports, étaient des mystères pour ces pauvres enfants. Ils l’aimaient tendrement, mais c’était la tendresse de leur âge : ils ne comprenaient rien à son état, au redoublement de ses caresses, à ses regrets de ne les voir plus ; ils nous voyaient tristes et ils pleuraient ; ils n’en savaient pas davantage. Quoiqu’on apprenne aux enfants le nom de la mort, ils n’en ont aucune idée ; ils ne la craignent ni pour eux ni pour les autres ; ils craignent de souffrir et non de mourir. Quand la douleur arrachait quelque plainte à leur mère, ils perçaient l’air de leurs cris ; quand on leur parlait de la perdre, on les aurait crus stupides. La seule Henriette, un peu plus âgée, et d’un sexe où le sentiment et les lumières se développent plus tôt, paraissait troublée et alarmée de voir sa petite maman dans un lit, elle qu’on voyait toujours levée avant ses enfants. Je me souviens qu’à ce propos, Julie fit une réflexion tout à fait dans son caractère, sur l’imbécile vanité de Vespasien qui resta couché tandis qu’il pouvait agir, et se leva lorsqu’il ne put plus rien faire. « Je ne sais pas, dit-elle, s’il faut qu’un empereur meure debout, mais je sais bien qu’une mère de famille ne doit s’aliter que pour mourir. »

Après avoir épanché son cœur sur ses enfants, après les avoir pris chacun à part, surtout Henriette, qu’elle tint fort longtemps, et qu’on entendait plaindre et sangloter en recevant ses baisers, elle les appela tous trois, leur donna sa bénédiction, et leur dit, en leur montrant Mme d’Orbe : « Allez, mes enfants, allez vous jeter aux pieds de votre mère : voilà celle que Dieu vous donne ; il ne vous a rien ôté. » A l’instant ils courent à elle, se mettent à ses genoux, lui prennent les mains, l’appellent leur bonne maman, leur seconde mère. Claire se pencha sur eux ; mais en les serrant dans ses bras elle s’efforça vainement de parler ; elle ne trouva que des gémissements, elle ne put jamais prononcer un seul mot ; elle étouffait. Jugez si Julie était émue ! Cette scène commençait à devenir trop vive ; je la fis cesser.

Ce moment d’attendrissement passé, l’on se remit à causer autour du lit, et quoique la vivacité de Julie se fût un peu éteinte avec le redoublement, on voyait le même air de contentement sur son visage : elle parlait de tout avec une attention et un intérêt qui montraient un esprit très libre de soins ; rien ne lui échappait ; elle était à la conversation comme si elle n’avait eu autre chose à faire. Elle nous proposa de dîner dans sa chambre, pour nous quitter le moins qu’il se pourrait ; vous pouvez croire que cela ne fut pas refusé. On servit sans bruit, sans confusion, sans désordre, d’un air aussi rangé que si l’on eût été dans le salon d’Apollon. La Fanchon, les enfants, dînèrent à table. Julie, voyant qu’on manquait d’appétit, trouva le secret de faire manger de tout, tantôt prétextant l’instruction de sa cuisinière, tantôt voulant savoir si elle oserait en goûter, tantôt nous intéressant par notre santé même dont nous avions besoin pour la servir, toujours montrant le plaisir qu’on pouvait lui faire, de manière à ôter tout moyen de s’y refuser, et mêlant à tout cela un enjouement propre à nous distraire du triste objet qui nous occupait. Enfin, une maîtresse de maison, attentive à faire ses honneurs, n’aurait pas, en pleine santé, pour des étrangers, des soins plus marqués, plus obligeants, plus aimables, que ceux que Julie mourante avait pour sa famille. Rien de tout ce que j’avais cru prévoir n’arrivait, rien de ce que je voyais ne s’arrangeait dans ma tête. Je ne savais qu’imaginer ; je n’y étais plus.

Après le dîner on annonça monsieur le ministre. Il venait comme ami de la maison, ce qui lui arrivait fort souvent. Quoique je ne l’eusse point fait appeler, parce que Julie ne l’avait pas demandé, je vous avoue que je fus charmé de son arrivée ; et je ne crois pas qu’en pareille circonstance le plus zélé croyant l’eût pu voir avec plus de plaisir. Sa présence allait éclaircir bien des doutes et me tirer d’une étrange perplexité.

Rappelez-vous le motif qui m’avait porté à lui annoncer sa fin prochaine. Sur l’effet qu’aurait dû selon moi produire cette affreuse nouvelle, comment concevoir celui qu’elle avait produit réellement ? Quoi ! cette femme dévote qui dans l’état de santé ne passe pas un jour sans se recueillir, qui fait un de ses plaisirs de la prière, n’a plus que deux jours à vivre ; elle se voit prête à paraître devant le juge redoutable ; et au lieu de se préparer à ce moment terrible, au lieu de mettre ordre à sa conscience, elle s’amuse à parer sa chambre, à faire sa toilette, à causer avec ses amis, à égayer leur repas ; et dans tous ses entretiens pas un seul mot de Dieu ni du salut ! Que devais-je penser d’elle et de ses vrais sentiments ? Comment arranger sa conduite avec les idées que j’avais de sa piété ? Comment accorder l’usage qu’elle faisait des derniers moments de sa vie avec ce qu’elle avait dit au médecin de leur prix ? Tout cela formait à mon sens une énigme inexplicable. Car enfin, quoique je ne m’attendisse pas à lui trouver toute la petite cagoterie des dévotes, il me semblait pourtant que c’était le temps de songer à ce qu’elle estimait d’une si grande importance, et qui ne souffrait aucun retard. Si l’on est dévot durant le tracas de cette vie, comment ne le sera-t-on pas au moment qu’il la faut quitter, et qu’il ne reste plus qu’à penser à l’autre ?

Ces réflexions m’amenèrent à un point où je ne me serais guère attendu d’arriver. Je commençai presque d’être inquiet que mes opinions indiscrètement soutenues n’eussent enfin trop gagné sur elle. Je n’avais pas adopté les siennes, et pourtant je n’aurais pas voulu qu’elle y eût renoncé. Si j’eusse été malade, je serais certainement mort dans mon sentiment ; mais je désirais qu’elle mourût dans le sien, et je trouvais pour ainsi dire qu’en elle je risquais plus qu’en moi. Ces contradictions vous paraîtront extravagantes ; je ne les trouve pas raisonnables, et cependant elles ont existé. Je ne me charge pas de les justifier, je vous les rapporte.

Enfin le moment vint où mes doutes allaient être éclaircis. Car il était aisé de prévoir que tôt ou tard le pasteur amènerait la conversation sur ce qui fait l’objet de son ministère ; et quand Julie eût été capable de déguisement dans ses réponses, il lui eût été bien difficile de se déguiser assez pour qu’attentif et prévenu je n’eusse pas démêlé ses vrais sentiments.

Tout arriva comme je l’avais prévu. Je laisse à part les lieux communs mêlés d’éloges qui servirent de transition au ministre pour venir à son sujet ; je laisse encore ce qu’il lui dit de touchant sur le bonheur de couronner une bonne vie par une fin chrétienne. Il ajouta qu’à la vérité il lui avait quelquefois trouvé sur certains points des sentiments qui ne s’accordaient pas entièrement avec la doctrine de l’Église, c’est-à-dire avec celle que la plus saine raison pouvait déduire de l’Ecriture ; mais comme elle ne s’était jamais aheurtée à les défendre, il espérait qu’elle voulait mourir ainsi qu’elle avait vécu, dans la communion des fidèles, et acquiescer en tout à la commune profession de foi.

Comme la réponse de Julie était décisive sur mes doutes, et n’était pas, à l’égard des lieux communs, dans le cas de l’exhortation, je vais vous la rapporter presque mot à mot ; car je l’avais bien écoutée, et j’allai l’écrire dans le moment.

« Permettez-moi, Monsieur, de commencer par vous remercier de tous les soins que vous avez pris de me conduire dans la droite route de la morale et de la foi chrétienne, et de la douceur avec laquelle vous avez corrigé ou supporté mes erreurs quand je me suis égarée. Pénétrée de respect pour votre zèle et de reconnaissance pour vos bontés, je déclare avec plaisir que je vous dois toutes mes bonnes résolutions, et que vous m’avez toujours portée à faire ce qui était bien, et à croire ce qui était vrai.

J’ai vécu et je meurs dans la communion protestante, qui tire son unique règle de l’Ecriture sainte et de la raison ; mon cœur a toujours confirmé ce que prononçait ma bouche ; et quand je n’ai pas eu pour vos lumières toute la docilité qu’il eût fallu peut-être, c’était un effet de mon aversion pour toute espèce de déguisement : ce qu’il m’était impossible de croire, je n’ai pu dire que je le croyais ; j’ai toujours cherché sincèrement ce qui était conforme à la gloire de Dieu et à la vérité. J’ai pu me tromper dans ma recherche ; je n’ai pas l’orgueil de penser avoir eu toujours raison : j’ai peut-être eu toujours tort ; mais mon intention a toujours été pure, et j’ai toujours cru ce que je disais croire. C’était sur ce point tout ce qui dépendait de moi Si Dieu n’a pas éclairé ma raison au-delà, il est clément et juste ; pourrait-il me demander compte d’un don qu’il ne m’a pas fait ?

« Voilà, monsieur, ce que j’avais d’essentiel à vous dire sur les sentiments que j’ai professés. Sur tout le reste mon état présent vous répond pour moi. Distraite par le mal, livrée au délire de la fièvre, est-il temps d’essayer de raisonner mieux que je n’ai fait, jouissant d’un entendement aussi sain que je l’ai reçu ? Si je me suis trompée alors, me tromperais-je moins aujourd’hui, et dans l’abattement où je suis, dépend-il de moi de croire autre chose que ce que j’ai cru étant en santé ? C’est la raison qui décide du sentiment qu’on préfère ; et la mienne ayant perdu ses meilleures fonctions, quelle autorité peut donner ce qui m’en reste aux opinions que j’adopterais sans elle ? Que me reste-t-il donc désormais à faire ? C’est de m’en rapporter à ce que j’ai cru ci-devant : car la droiture d’intention est la même, et j’ai le jugement de moins. Si je suis dans l’erreur, c’est sans l’aimer ; cela suffit pour me tranquilliser sur ma croyance.

Quant à la préparation à la mort, Monsieur, elle est faite ; mal, il est vrai, mais de mon mieux, et mieux du moins que je ne la pourrais faire à présent. J’ai tâché de ne pas attendre, pour remplir cet important devoir, que j’en fusse incapable. Je priais en santé, maintenant je me résigne. La prière du malade est la patience. La préparation à la mort est une bonne vie ; je n’en connais point d’autre. Quand je conversais avec vous, quand je me recueillais seule, quand je m’efforçais de remplir les devoirs que Dieu m’impose, c’est alors que je me disposais à paraître devant lui, c’est alors que je l’adorais de toutes les forces qu’il m’a données : que ferais-je aujourd’hui que je les ai perdues ? Mon âme aliénée est-elle en état de s’élever à lui ? Ces restes d’une vie à demi éteinte, absorbés par la souffrance, sont-ils dignes de lui être offerts ? Non, monsieur, il me les laisse pour être donnés à ceux qu’il m’a fait aimer et qu’il veut que je quitte ; je leur fais mes adieux pour aller à lui ; c’est d’eux qu’il faut que je m’occupe : bientôt je m’occuperai de lui seul. Mes derniers plaisirs sur la terre sont aussi mes derniers devoirs : n’est-ce pas le servir encore et faire sa volonté, que de remplir les soins que l’humanité m’impose avant d’abandonner sa dépouille ? Que faire pour apaiser des troubles que je n’ai pas ? Ma conscience n’est point agitée ; si quelquefois elle m’a donné des craintes, j’en avais plus en santé qu’aujourd’hui. Ma confiance les efface ; elle me dit que Dieu est plus clément que je ne suis coupable, et ma sécurité redouble en me sentant approcher de lui. Je ne lui porte point un repentir imparfait, tardif et forcé, qui, dicté par la peur, ne saurait être sincère, et n’est qu’un piège pour le tromper. Je ne lui porte pas le reste et le rebut de mes jours, pleins de peine et d’ennuis, en proie à la maladie, aux douleurs, aux angoisses de la mort, et que je ne lui donnerais que quand je n’en pourrais plus rien faire. Je lui porte ma vie entière, pleine de péchés et de fautes, mais exempte des remords de l’impie et des crimes du méchant.

A quels tourments Dieu pourrait-il condamner mon âme ? Les réprouvés, dit-on, le haïssent ; il faudrait donc qu’il m’empêchât de l’aimer ? Je ne crains pas d’augmenter leur nombre. O grand Etre ! Etre éternel, suprême intelligence, source de vie et de félicité, créateur, conservateur, père de l’homme et roi de la nature, Dieu très puissant, très bon, dont je ne doutai jamais un moment, et sous les yeux duquel j’aimai toujours à vivre ! je le sais, je m’en réjouis, je vais paraître devant ton trône. Dans peu de jours mon âme, libre de sa dépouille, commencera de t’offrir plus dignement cet immortel hommage qui doit faire mon bonheur durant l’éternité. Je compte pour rien tout ce que je serai jusqu’à ce moment. Mon corps vit encore, mais ma vie morale est finie. Je suis au bout de ma carrière, et déjà jugée sur le passé. Souffrir et mourir est tout ce qui me reste à faire ; c’est l’affaire de la nature : mais moi, j’ai tâché de vivre de manière à n’avoir pas besoin de songer à la mort ; et maintenant qu’elle approche, je la vois venir sans effroi. Qui s’endort dans le sein d’un père n’est pas en souci du réveil. »

Ce discours, prononcé d’abord d’un ton grave et posé, puis avec plus d’accent et d’une voix plus élevée, fit sur tous les assistants, sans m’en excepter, une impression d’autant plus vive, que les yeux de celle qui le prononça brillaient d’un feu surnaturel ; un nouvel éclat animait son teint, elle paraissait rayonnante ; et s’il y a quelque chose au monde qui mérite le nom de céleste, c’était son visage tandis qu’elle parlait.

Le pasteur lui-même, saisi, transporté de ce qu’il venait d’entendre, s’écria en levant les mains et les yeux au ciel : « Grand Dieu, voilà le culte qui t’honore ; daigne t’y rendre propice ; les humains t’en offrent peu de pareils.

Madame, dit-il en s’approchant du lit, je croyais vous instruire, et c’est vous qui m’instruisez. Je n’ai plus rien à vous dire. Vous avez la véritable foi, celle qui fait aimer Dieu. Emportez ce précieux repos d’une bonne conscience, il ne vous trompera pas ; j’ai vu bien des chrétiens dans l’état où vous êtes, je ne l’ai trouvé qu’en vous seule. Quelle différence d’une fin si paisible à celle de ces pécheurs bourrelés qui n’accumulent tant de vaines et sèches prières que parce qu’ils sont indignes d’être exaucés ! Madame, votre mort est aussi belle que votre vie : vous avez vécu pour la charité ; vous mourez martyre de l’amour maternel. Soit que Dieu vous rende à nous pour nous servir d’exemple, soit qu’il vous appelle à lui pour couronner vos vertus, puissions-nous tous tant que nous sommes vivre et mourir comme vous ! Nous serons bien sûrs du bonheur de l’autre vie. »

Il voulut s’en aller ; elle le retint. « Vous êtes de mes amis, lui dit-elle, et l’un de ceux que je vois avec le plus de plaisir ; c’est pour eux que mes derniers moments me sont précieux. Nous allons nous quitter pour si longtemps qu’il ne faut pas nous quitter si vite. » Il fut charmé de rester, et je sortis là-dessus.

En rentrant, je vis que la conversation avait continué sur le même sujet, mais d’un autre ton et comme sur une matière indifférente. Le pasteur parlait de l’esprit faux qu’on donnait au christianisme en n’en faisant que la religion des mourants, et de ses ministres des hommes de mauvais augure. « On nous regarde, disait-il, comme des messagers de mort, parce que, dans l’opinion commode qu’un quart d’heure de repentir suffit pour effacer cinquante ans de crimes, on n’aime à nous voir que dans ce temps-là. Il faut nous vêtir d’une couleur lugubre ; il faut affecter un air sévère ; on n’épargne rien pour nous rendre effrayants. Dans les autres cultes, c’est pis encore. Un catholique mourant n’est environné que d’objets qui l’épouvantent, et de cérémonies qui l’enterrent tout vivant. Au soin qu’on prend d’écarter de lui les démons, il croit en voir sa chambre pleine ; il meurt cent fois de terreur avant qu’on l’achève ; et c’est dans cet état d’effroi que l’Église aime à le plonger pour avoir meilleur marché de sa bourse. ─ Rendons grâces au ciel, dit Julie, de n’être point nés dans ces religions vénales qui tuent les gens pour en hériter, et qui, vendant le paradis aux riches, portent jusqu’en l’autre monde l’injuste inégalité qui règne dans celui-ci. Je ne doute point que toutes ces sombres idées ne fomentent l’incrédulité, et ne donnent une aversion naturelle pour le culte qui les nourrit. J’espère, dit-elle en me regardant, que celui qui doit élever nos enfants prendra des maximes tout opposées, et qu’il ne leur rendra point la religion lugubre et triste en y mêlant incessamment des pensées de mort. S’il leur apprend à bien vivre, ils sauront assez bien mourir. »

Dans la suite de cet entretien, qui fut moins serré et plus interrompu que je ne vous le rapporte, j’achevai de concevoir les maximes de Julie et la conduite qui m’avait scandalisé. Tout cela tenait à ce que, sentant son état parfaitement désespéré, elle ne songeait plus qu’à en écarter l’inutile et funèbre appareil dont l’effroi des mourants les environne, soit pour donner le change à notre affliction, soit pour s’ôter à elle-même un spectacle attristant à pure perte. « La mort, disait-elle, est déjà si pénible ! pourquoi la rendre encore hideuse ? Les soins que les autres perdent à vouloir prolonger leur vie, je les emploie à jouir de la mienne jusqu’au bout : il ne s’agit que de savoir prendre son parti ; tout le reste va de lui-même. Ferai-je de ma chambre un hôpital, un objet de dégoût et d’ennui, tandis que mon dernier soin est d’y rassembler tout ce qui m’est cher ? Si j’y laisse croupir le mauvais air, il faudra en écarter mes enfants, ou exposer leur santé. Si je reste dans un équipage à faire peur, personne ne me reconnaîtra plus ; je ne serai plus la même ; vous vous souviendrez tous de m’avoir aimée, et ne pourrez plus me souffrir ; j’aurai, moi vivante, l’affreux spectacle de l’horreur que je ferai, même à mes amis, comme si j’étais déjà morte. Au lieu de cela, j’ai trouvé l’art d’étendre ma vie sans la prolonger. J’existe, j’aime, je suis aimée, je vis jusqu’à mon dernier soupir. L’instant de la mort n’est rien ; le mal de la nature est peu de chose ; j’ai banni tous ceux de l’opinion. »

Tous ces entretiens et d’autres semblables se passaient entre la malade, le pasteur, quelquefois le médecin, la Fanchon et moi. Mme d’Orbe y était toujours présente, et ne s’y mêlait jamais. Attentive aux besoins de son amie, elle était prompte à la servir. Le reste du temps, immobile et presque inanimée, elle la regardait sans rien dire, et sans rien entendre de ce qu’on disait.

Pour moi, craignant que Julie ne parlât jusqu’à s’épuiser, je pris le moment que le ministre et le médecin s’étaient mis à causer ensemble ; et, m’approchant d’elle, je lui dis à l’oreille : « Voilà bien des discours pour une malade ! voilà bien de la raison pour quelqu’un qui se croit hors d’état de raisonner ! »

« Oui, me dit-elle tout bas, je parle trop pour une malade, mais non pas pour une mourante, bientôt je ne dirai plus rien. A l’égard des raisonnements, je n’en fais plus, mais j’en ai fait. Je savais en santé qu’il fallait mourir. J’ai souvent réfléchi sur ma dernière maladie ; je profite aujourd’hui de ma prévoyance. Je ne suis plus en état de penser ni de résoudre ; je ne fais que dire ce que j’avais pensé, et pratiquer ce que j’avais résolu. »

Le reste de la journée, à quelques accidents près, se passa avec la même tranquillité, et presque de la même manière que quand tout le monde se portait bien. Julie était, comme en pleine santé, douce et caressante ; elle parlait avec le même sens, avec la même liberté d’esprit, même d’un air serein qui allait quelquefois jusqu’à la gaieté. Enfin, je continuais de démêler dans ses yeux un certain mouvement de joie qui m’inquiétait de plus en plus, et sur lequel je résolus de m’éclaircir avec elle.

Je n’attendis pas plus tard que le même soir. Comme elle vit que je m’étais ménagé un tête-à-tête, elle me dit : « Vous m’avez prévenue, j’avais à vous parler. ─ Fort bien, lui dis-je ; mais puisque j’ai pris les devants, laissez-moi m’expliquer le premier. »

Alors, m’étant assis auprès d’elle, et la regardant fixement, je lui dis : « Julie, ma chère Julie ! vous avez navré mon cœur : hélas ! vous avez attendu bien tard ! Oui, continuai-je, voyant qu’elle me regardait avec surprise, je vous ai pénétrée ; vous vous réjouissez de mourir ; vous êtes bien aise de me quitter. Rappelez-vous la conduite de votre époux depuis que nous vivons ensemble ; ai-je mérité de votre part un sentiment si cruel ? » A l’instant elle me prit les mains, et de ce ton qui savait aller chercher l’âme : « Qui ? moi ? je veux vous quitter ? Est-ce ainsi que vous lisez dans mon cœur ? Avez-vous sitôt oublié notre entretien d’hier ? ─ Cependant, repris-je, vous mourez contente… je l’ai vu… je le vois… ─ Arrêtez, dit-elle ; il est vrai, je meurs contente ; mais c’est de mourir comme j’ai vécu, digne d’être votre épouse. Ne m’en demandez pas davantage, je ne vous dirai rien de plus ; mais voici, continua-t-elle en tirant un papier de dessous son chevet, où vous achèverez d’éclaircir ce mystère. » Ce papier était une lettre ; et je vis qu’elle vous était adressée. « Je vous la remets ouverte, ajouta-t-elle en me la donnant, afin qu’après l’avoir lue vous vous déterminiez à l’envoyer ou à la supprimer, selon ce que vous trouverez le plus convenable à votre sagesse et à mon honneur. Je vous prie de ne la lire que quand je ne serai plus ; et je suis si sûre de ce que vous ferez à ma prière, que je ne veux pas même que vous me le promettiez. » Cette lettre, cher Saint-Preux, est celle que vous trouverez ci-jointe. J’ai beau savoir que celle qui l’a écrite est morte, j’ai peine à croire qu’elle n’est plus rien.

Elle me parla ensuite de son père avec inquiétude. « Quoi ! dit-elle, il sait sa fille en danger, et je n’entends point parler de lui ! Lui serait-il arrivé quelque malheur ? Aurait-il cessé de m’aimer ? Quoi ! mon père !… ce père si tendre… m’abandonner ainsi !… me laisser mourir sans le voir… sans recevoir sa bénédiction… ses derniers embrassements !… O Dieu ! quels reproches amers il se fera quand il ne me trouvera plus !… » Cette réflexion lui était douloureuse. Je jugeai qu’elle supporterait plus aisément l’idée de son père malade que celle de son père indifférent. Je pris le parti de lui avouer la vérité. En effet, l’alarme qu’elle en conçut se trouva moins cruelle que ses premiers soupçons. Cependant la pensée de ne plus le revoir l’affecta vivement. « Hëlas ! dit-elle, que deviendra-t-il après moi ? à quoi tiendra-t-il ? Survivre à toute sa famille !… quelle vie sera la sienne ? Il sera seul, il ne vivra plus. » Ce moment fut un de ceux où l’horreur de la mort se faisait sentir, et où la nature reprenait son empire. Elle soupira, joignit les mains, leva les yeux ; et je vis qu’en effet elle employait cette difficile prière qu’elle avait dit être celle du malade.

Elle revint à moi. « Je me sens faible, dit-elle ; je prévois que cet entretien pourrait être le dernier que nous aurons ensemble. Au nom de notre union, au nom de nos chers enfants qui en sont le gage, ne soyez plus injuste envers votre épouse. Moi, me réjouir de vous quitter ! vous qui n’avez vécu que pour me rendre heureuse et sage ; vous de tous les hommes celui qui me convenait le plus, le seul peut-être avec qui je pouvais faire un bon ménage et devenir une femme de bien ! Ah ! croyez que si je mettais un prix à la vie, c’était pour la passer avec vous. » Ces mots prononcés avec tendresse m’émurent au point qu’en portant fréquemment à ma bouche ses mains que je tenais dans les miennes, je les sentis se mouiller de mes pleurs. Je ne croyais pas mes yeux faits pour en répandre. Ce furent les premiers depuis ma naissance, ce seront les derniers jusqu’à ma mort. Après en avoir versé pour Julie, il n’en faut plus verser pour rien.

Ce jour fut pour elle un jour de fatigue. La préparation de Mme d’Orbe durant la nuit, la scène des enfants le matin, celle du ministre l’après-midi, l’entretien du soir avec moi, l’avaient jetée dans l’épuisement. Elle eut un peu plus de repos cette nuit-là que les précédentes, soit à cause de sa faiblesse, soit qu’en effet la fièvre et le redoublement fussent moindres.

Le lendemain, dans la matinée, on vint me dire qu’un homme très mal mis demandait avec beaucoup d’empressement à voir Madame en particulier. On lui avait dit l’état où elle était : il avait insisté, disant qu’il s’agissait d’une bonne action, qu’il connaissait bien Mme de Wolmar, et qu’il savait bien que tant qu’elle respirerait elle aimerait à en faire de telles. Comme elle avait établi pour règle inviolable de ne jamais rebuter personne, et surtout les malheureux, on me parla de cet homme avant de le renvoyer. Je le fis venir. Il était presque en guenilles, il avait l’air et le ton de la misère ; au reste, je n’aperçus rien dans sa physionomie et dans ses propos qui me fît mal augurer de lui. Il s’obstinait à ne vouloir parler qu’à Julie. Je lui dis que, s’il ne s’agissait que de quelques secours pour lui aider à vivre, sans importuner pour cela une femme à l’extrémité, je ferais ce qu’elle aurait pu faire. « Non, dit-il, je ne demande point d’argent, quoique j’en aie grand besoin : je demande un bien qui m’appartient, un bien que j’estime plus que tous les trésors de la terre, un bien que j’ai perdu par ma faute, et que Madame seule, de qui je le tiens, peut me rendre une seconde fois. »

Ce discours, auquel je ne compris rien, me détermina pourtant. Un malhonnête homme eût pu dire la même chose, mais il ne l’eût jamais dite du même ton. Il exigeait du mystère : ni laquais, ni femme de chambre. Ces précautions me semblaient bizarres ; toutefois je les pris. Enfin, je le lui menai. Il m’avait dit être connu de Mme d’Orbe : il passa devant elle ; elle ne le reconnut point ; et j’en fus peu surpris. Pour Julie, elle le reconnut à l’instant ; et, le voyant dans ce triste équipage, elle me reprocha de l’y avoir laissé. Cette reconnaissance fut touchante. Claire, éveillée par le bruit, s’approche, et le reconnaît à la fin, non sans donner aussi quelques signes de joie ; mais les témoignages de son bon cœur s’éteignaient dans sa profonde affliction : un seul sentiment absorbait tout ; elle n’était plus sensible à rien.

Je n’ai pas besoin, je crois, de vous dire qui était cet homme. Sa présence rappela bien des souvenirs. Mais tandis que Julie le consolait et lui donnait de bonnes espérances, elle fut saisie d’un violent étouffement, et se trouva si mal qu’on crut qu’elle allait expirer. Pour ne pas faire scène, et prévenir les distractions dans un moment où il ne fallait songer qu’à la secourir, je fis passer l’homme dans le cabinet, l’avertissant de le fermer sur lui. La Fanchon fut appelée, et à force de temps et de soins la malade revint enfin de sa pâmoison. En nous voyant tous consternés autour d’elle, elle nous dit : « Mes enfants, ce n’est qu’un essai ; cela n’est pas si cruel qu’on pense. »

Le calme se rétablit ; mais l’alarme avait été si chaude qu’elle me fit oublier l’homme dans le cabinet ; et, quand Julie me demanda tout bas ce qu’il était devenu, le couvert était mis, tout le monde était là. Je voulus entrer pour lui parler ; mais il avait fermé la porte en dedans, comme je le lui avais dit ; il fallut attendre après le dîner pour le faire sortir.

Durant le repas, du Bosson, qui s’y trouvait, parlant d’une jeune veuve qu’on disait se remarier, ajouta quelque chose sur le triste sort des veuves. « Il y en a, dis-je, de bien plus à plaindre encore, ce sont les veuves dont les maris sont vivants. ─ Cela est vrai, reprit Fanchon qui vit que ce discours s’adressait à elle, surtout quand ils leur sont chers. » Alors l’entretien tomba sur le sien ; et, comme elle en avait parlé avec affection dans tous les temps, il était naturel qu’elle en parlât de même au moment où la perte de sa bienfaitrice allait lui rendre la sienne encore plus rude. C’est aussi ce qu’elle fit en termes très touchants, louant son bon naturel, déplorant les mauvais exemples qui l’avaient séduit, et le regret tant si sincèrement, que, déjà disposée à la tristesse, elle s’émut jusqu’à pleurer. Tout à coup le cabinet s’ouvre, l’homme en guenilles en sort impétueusement, se précipite à ses genoux, les embrasse, et fond en larmes. Elle tenait un verre ; il lui échappe : « Ah ! malheureux ! d’où viens-tu ? » se laisse aller sur lui, et serait tombée en faiblesse si l’on n’eût été prompt à la secourir.

Le reste est facile à imaginer. En un moment on sut par toute la maison que Claude Anet était arrivé. Le mari de la bonne Fanchon ! quelle fête ! A peine était-il hors de la chambre qu’il fut équipé. Si chacun n’avait eu que deux chemises, Anet en aurait autant eu lui tout seul qu’il en serait resté à tous les autres. Quand je sortis pour le faire habiller, je trouvai qu’on m’avait si bien prévenu qu’il fallut user d’autorité pour faire tout reprendre à ceux qui l’avaient fourni.

Cependant Fanchon ne voulait point quitter sa maîtresse. Pour lui faire donner quelques heures à son mari, on prétexta que les enfants avaient besoin de prendre l’air, et tous deux furent chargés de les conduire.

Cette scène n’incommoda point la malade comme les précédentes ; elle n’avait rien eu que d’agréable, et ne lui fit que du bien. Nous passâmes l’après-midi, Claire et moi, seuls auprès d’elle ; et nous eûmes deux heures d’un entretien paisible, qu’elle rendit le plus intéressant, le plus charmant que nous eussions jamais eu.

Elle commença par quelques observations sur le touchant spectacle qui venait de nous frapper, et qui lui rappelait si vivement les premiers temps de sa jeunesse. Puis, suivant le fil des événements, elle fit une courte récapitulation de sa vie entière, pour montrer qu’à tout prendre elle avait été douce et fortunée, que de degré en degré elle était montée au comble du bonheur permis sur la terre, et que l’accident qui terminait ses jours au milieu de leur course marquait, selon toute apparence, dans sa carrière naturelle, le point de séparation des biens et des maux.

Elle remercia le ciel de lui avoir donné un cœur sensible et porté au bien, un entendement sain, une figure prévenante ; de l’avoir fait naître dans un pays de liberté et non parmi des esclaves, d’une famille honorable, et non d’une race de malfaiteurs, dans une honnête fortune et non dans les grandeurs du monde qui corrompent l’âme, ou dans l’indigence qui l’avilit. Elle se félicita d’être née d’un père et d’une mère tous deux vertueux et bons, pleins de droiture et d’honneur, et qui, tempérant les défauts l’un de l’autre, avaient formé sa raison sur la leur sans lui donner leur faiblesse ou leurs préjugés. Elle vanta l’avantage d’avoir été élevée dans une religion raisonnable et sainte, qui, loin d’abrutir l’homme, l’ennoblit et l’élève ; qui, ne favorisant ni l’impiété ni le fanatisme, permet d’être sage et de croire, d’être humain et pieux tout à la fois.

Après cela, serrant la main de sa cousine qu’elle tenait dans la sienne, et la regardant de cet œil que vous devez connaître et que la langueur rendait encore plus touchant : « Tous ces biens, dit-elle, ont été donnés à mille autres ; mais celui-ci !… le ciel ne l’a donné qu’à moi. J’étais femme, et j’eus une amie. Il nous fit naître en même temps ; il mit dans nos inclinations un accord qui ne s’est jamais démenti ; il fit nos cœurs l’un pour l’autre ; il nous unit dès le berceau ; je l’ai conservée tout le temps de ma vie, et sa main me ferme les yeux. Trouvez un autre exemple pareil au monde, et je ne me vante plus de rien. Quels sages conseils ne m’a-t-elle pas donnés ? De quels périls ne m’a-t-elle pas sauvée ? De quels maux ne me consolait-elle pas ? Qu’eussé-je été sans elle ? Que n’eût-elle pas fait de moi si je l’avais mieux écoutée ? Je la vaudrais peut-être aujourd’hui. » Claire, pour toute réponse, baissa la tête sur le sein de son amie, et voulut soulager ses sanglots par des pleurs : il ne fut pas possible. Julie la pressa longtemps contre sa poitrine en silence. Ces moments n’ont ni mots ni larmes.

Elles se remirent, et Julie continua : « Ces biens étaient mêlés d’inconvénients ; c’est le sort des choses humaines. Mon cœur était fait pour l’amour, difficile en mérite personnel, indifférent sur tous les biens de l’opinion. Il était presque impossible que les préjugés de mon père s’accordassent avec mon penchant. Il me fallait un amant que j’eusse choisi moi-même. Il s’offrit ; je crus le choisir ; sans doute le ciel le choisit pour moi, afin que, livrée aux erreurs de ma passion, je ne le fusse pas aux horreurs du crime, et que l’amour de la vertu restât au moins dans mon âme après elle. Il prit le langage honnête et insinuant avec lequel mille fourbes séduisent tous les jours autant de filles bien nées ; mais seul parmi tant d’autres il était honnête homme et pensait ce qu’il disait. Etait-ce ma prudence qui l’avait discerné ? Non ; je ne connus d’abord de lui que son langage, et je fus séduite. Je fis par désespoir ce que d’autres font par effronterie : je me jetai, comme disait mon père, à sa tête ; il me respecta. Ce fut alors seulement que je pus le connaître. Tout homme capable d’un pareil trait a l’âme belle ; alors on y peut compter. Mais j’y comptais auparavant, ensuite j’osai compter sur moi-même ; et voilà comment on se perd. »

Elle s’étendit avec complaisance sur le mérite de cet amant ; elle lui rendait justice, mais on voyait combien son cœur se plaisait à la lui rendre. Elle le louait même à ses propres dépens. A force d’être équitable envers lui, elle était inique envers elle, et se faisait tort pour lui faire honneur. Elle alla jusqu’à soutenir qu’il eut plus d’horreur qu’elle de l’adultère, sans se souvenir qu’il avait lui-même réfuté cela.

Tous les détails du reste de sa vie furent suivis dans le même esprit. Milord Edouard, son mari, ses enfants, votre retour, notre amitié, tout fut mis sous un jour avantageux. Ses malheurs même lui en avaient épargné de plus grands. Elle avait perdu sa mère au moment que cette perte lui pouvait être la plus cruelle ; mais si le ciel la lui eût conservée, bientôt il fût survenu du désordre dans sa famille. L’appui de sa mère, quelque faible qu’il fût, eût suffi pour la rendre plus courageuse à résister à son père ; et de là seraient sortis la discorde et les scandales, peut-être les désastres et le déshonneur, peut-être pis encore si son frère avait vécu. Elle avait épousé malgré elle un homme qu’elle n’aimait point, mais elle soutint qu’elle n’aurait pu jamais être aussi heureuse avec un autre, pas même avec celui qu’elle avait aimé. La mort de M. d’Orbe lui avait ôté un ami, mais en lui rendant son amie. Il n’y avait pas jusqu’à ses chagrins et ses peines qu’elle ne comptât pour des avantages, en ce qu’ils avaient empêché son cœur de s’endurcir aux malheurs d’autrui. « On ne sait pas, disait-elle, quelle douceur c’est de s’attendrir sur ses propres maux et sur ceux des autres. La sensibilité porte toujours dans l’âme un certain contentement de soi-même indépendant de la fortune et des événements. Que j’ai gémi ! que j’ai versé de larmes ! Eh bien ! s’il fallait renaître aux mêmes conditions, le mal que j’ai commis serait le seul que je voudrais retrancher ; celui que j’ai souffert me serait agréable encore. » Saint-Preux, je vous rends ses propres mots ; quand vous aurez lu sa lettre, vous les comprendrez peut-être mieux.

« Voyez donc, continuait-elle, à quelle félicité je suis parvenue. J’en avais beaucoup ; j’en attendais davantage. La prospérité de ma famille, une bonne éducation pour mes enfants, tout ce qui m’était cher rassemblé autour de moi ou prêt à l’être. Le présent, l’avenir, me flattaient également ; la jouissance et l’espoir se réunissaient pour me rendre heureuse. Mon bonheur monté par degrés était au comble ; il ne pouvait plus que déchoir ; il était venu sans être attendu, il se fût enfui quand je l’aurais cru durable. Qu’eût fait le sort pour me soutenir à ce point ? Un état permanent est-il fait pour l’homme ? Non, quand on a tout acquis, il faut perdre, ne fût-ce que le plaisir de la possession qui s’use par elle. Mon père est déjà vieux ; mes enfants sont dans l’âge tendre où la vie est encore mal assurée : que de pertes pouvaient m’affliger, sans qu’il me restât plus rien à pouvoir acquérir ! L’affection maternelle augmente sans cesse, la tendresse filiale diminue, à mesure que les enfants vivent plus loin de leur mère. En avançant en âge, les miens se seraient plus séparés de moi. Ils auraient vécu dans le monde ; ils m’auraient pu négliger. Vous en voulez envoyer un en Russie ; que de pleurs son départ m’aurait coûtés ! Tout se serait détaché de moi peu à peu, et rien n’eût suppléé aux pertes que j’aurais faites. Combien de fois j’aurais pu me trouver dans l’état où je vous laisse. Enfin n’eût-il pas fallu mourir ? Peut-être mourir la dernière de tous ! Peut-être seule et abandonnée. Plus on vit, plus on aime à vivre, même sans jouir de rien : j’aurais eu l’ennui de la vie et la terreur de la mort, suite ordinaire de la vieillesse. Au lieu de cela, mes derniers instants sont encore agréables, et j’ai de la vigueur pour mourir ; si même on peut appeler mourir que laisser vivant ce qu’on aime. Non, mes amis, non, mes enfants, je ne vous quitte pas, pour ainsi dire, je reste avec vous ; en vous laissant tous unis, mon esprit, mon cœur, vous demeurent. Vous me verrez sans cesse entre vous ; vous vous sentirez sans cesse environnés de moi… Et puis nous nous rejoindrons, j’en suis sûre ; le bon Wolmar lui-même ne m’échappera pas. Mon retour à Dieu tranquillise mon âme et m’adoucit un moment pénible ; il me promet pour vous le même destin qu’à moi. Mon sort me suit et s’assure. Je fus heureuse, je le suis, je vais l’être : mon bonheur est fixé, je l’arrache à la fortune ; il n’a plus de bornes que l’éternité. »

Elle en était là quand le ministre entra. Il l’honorait et l’estimait véritablement. Il savait mieux que personne combien sa foi était vive et sincère. Il n’en avait été que plus frappé de l’entretien de la veille, et en tout de la contenance qu’il lui avait trouvée. Il avait vu souvent mourir avec ostentation, jamais avec sérénité. Peut-être à l’intérêt qu’il prenait à elle se joignait-il un désir secret de voir si ce calme se soutiendrait jusqu’au bout.

Elle n’eut pas besoin de changer beaucoup le sujet de l’entretien pour en amener un convenable au caractère du survenant. Comme ses conversations en pleine santé n’étaient jamais frivoles, elle ne faisait alors que continuer à traiter dans son lit avec la même tranquillité des sujets intéressants pour elle et pour ses amis ; elle agitait indifféremment des questions qui n’étaient pas indifférentes.

En suivant le fil de ses idées sur ce qui pouvait rester d’elle avec nous, elle nous parlait de ses anciennes réflexions sur l’état des âmes séparées des corps. Elle admirait la simplicité des gens qui promettaient à leurs amis de venir leur donner des nouvelles de l’autre monde. « Cela, disait-elle, est aussi raisonnable que les contes de revenants qui font mille désordres et tourmentent les bonnes femmes ; comme si les esprits avaient des voix pour parler, et des mains pour battre ! Comment un pur esprit agirait-il sur une âme enfermée dans un corps, et qui, en vertu de cette union, ne peut rien apercevoir que par l’entremise de ses organes ? Il n’y a pas de sens à cela. Mais j’avoue que je ne vois point ce qu’il y a d’absurde à supposer qu’une âme libre d’un corps qui jadis habita la terre puisse y revenir encore, errer, demeurer peut-être autour de ce qui lui fut cher ; non pas pour nous avertir de sa présence, elle n’a nul moyen pour cela ; non pas pour agir sur nous et nous communiquer ses pensées, elle n’a point de prise pour ébranler les organes de notre cerveau ; non pas pour apercevoir non plus ce que nous faisons, car il faudrait qu’elle eût des sens ; mais pour connaître elle-même ce que nous pensons et ce que nous sentons, par une communication immédiate, semblable à celle par laquelle Dieu lit nos pensées dès cette vie, et par laquelle nous lirons réciproquement les siennes dans l’autre, puisque nous le verrons face à face. Car enfin, ajouta-t-elle en regardant le ministre, à quoi serviraient des sens lorsqu’ils n’auront plus rien à faire ? L’Etre éternel ne se voit ni ne s’entend ; il se fait sentir ; il ne parle ni aux yeux ni aux oreilles, mais au cœur. »

Je compris, à la réponse du pasteur et à quelques signes d’intelligence, qu’un des points ci-devant contestés entre eux était la résurrection des corps. Je m’aperçus aussi que je commençais à donner un peu plus d’attention aux articles de la religion de Julie où la foi se rapprochait de la raison.

Elle se complaisait tellement à ces idées, que quand elle n’eût pas pris son parti sur ses anciennes opinions, c’eût été une cruauté d’en détruire une qui lui semblait si douce dans l’état où elle se trouvait. « Cent fois, disait-elle, j’ai pris plus de plaisir à faire quelque bonne œuvre en imaginant ma mère présente qui lisait dans le cœur de sa fille et l’applaudissait. Il y a quelque chose de si consolant à vivre encore sous les yeux de ce qui nous fut cher ! Cela fait qu’il ne meurt qu’à moitié pour nous. » Vous pouvez juger si, durant ces discours, la main de Claire était souvent serrée.

Quoique le pasteur répondît à tout avec beaucoup de douceur et de modération ; et qu’il affectât même de ne la contrarier en rien, de peur qu’on ne prît son silence sur d’autres points pour un aveu, il ne laissa pas d’être ecclésiastique un moment, et d’exposer sur l’autre vie une doctrine opposée. Il dit que l’immensité, la gloire, et les attributs de Dieu, serait le seul objet dont l’âme des bienheureux serait occupée ; que cette contemplation sublime effacerait tout autre souvenir ; qu’on ne se verrait point, qu’on ne se reconnaîtrait point, même dans le ciel, et qu’à cet aspect ravissant on ne songerait plus à rien de terrestre.

« Cela peut être, reprit Julie : il y a si loin de la bassesse de nos pensées à l’essence divine, que nous ne pouvons juger des effets qu’elle produira sur nous quand nous serons en état de la contempler. Toutefois, ne pouvant maintenant raisonner que sur mes idées, j’avoue que je me sens des affections si chères, qu’il m’en coûterait de penser que je ne les aurai plus. Je me suis même fait une espèce d’argument qui flatte mon espoir. Je me dis qu’une partie de mon bonheur consistera dans le témoignage d’une bonne conscience. Je me souviendrai donc de ce que j’aurai fait sur la terre ; je me souviendrai donc aussi des gens qui m’y ont été chers ; ils me le seront donc encore : ne les voir plus serait une peine, et le séjour des bienheureux n’en admet point. Au reste, ajouta-t-elle en regardant le ministre d’un air assez gai, si je me trompe, un jour ou deux d’erreur seront bientôt passés : dans peu j’en saurai là-dessus plus que vous-même. En attendant, ce qu’il y a pour moi de très sûr, c’est que tant que je me souviendrai d’avoir habité la terre, j’aimerai ceux que j’y ai aimés, et mon pasteur n’aura pas la dernière place. »

Ainsi se passèrent les entretiens de cette journée, où la sécurité, l’espérance, le repos de l’âme, brillèrent plus que jamais dans celle de Julie, et lui donnaient d’avance, au jugement du ministre, la paix des bienheureux dont elle allait augmenter le nombre. Jamais elle ne fut plus tendre, plus vraie, plus caressante, plus aimable, en un mot plus elle-même. Toujours du sens, toujours du sentiment, toujours la fermeté du sage, et toujours la douceur du chrétien. Point de prétention, point d’apprêt, point de sentence ; partout la naïve expression de ce qu’elle sentait ; partout la simplicité de son cœur. Si quelquefois elle contraignait les plaintes que la souffrance aurait dû lui arracher, ce n’était point pour jouer l’intrépidité stoïque, c’était de peur de navrer ceux qui étaient autour d’elle ; et quand les horreurs de la mort faisaient quelque instant pâtir la nature, elle ne cachait point ses frayeurs, elle se laissait consoler. Sitôt qu’elle était remise, elle consolait les autres. On voyait, on sentait son retour ; son air caressant le disait à tout le monde. Sa gaieté n’était point contrainte, sa plaisanterie même était touchante ; on avait le sourire à la bouche et les yeux en pleurs. Otez cet effroi qui ne permet pas de jouir de ce qu’on va perdre, elle plaisait plus, elle était plus aimable qu’en santé même, et le dernier jour de sa vie en fut aussi le plus charmant.

Vers le soir elle eut encore un accident qui, bien que moindre que celui du matin, ne lui permit pas de voir longtemps ses enfants. Cependant elle remarqua qu’Henriette était changée. On lui dit qu’elle pleurait beaucoup et ne mangeait point. « On ne la guérira pas de cela, dit-elle en regardant Claire : la maladie est dans le sang. »

Se sentant bien revenue, elle voulut qu’on soupât dans sa chambre. Le médecin s’y trouva comme le matin. La Fanchon, qu’il fallait toujours avertir quand elle devait venir manger à notre table, vint ce soir-là sans se faire appeler. Julie s’en aperçut et sourit. « Oui, mon enfant, lui dit-elle, soupe encore avec moi ce soir ; tu auras plus longtemps ton mari que ta maîtresse. » Puis elle me dit : « Je n’ai pas besoin de vous recommander Claude Anet.

— Non, repris-je ; tout ce que vous avez honoré de votre bienveillance n’a pas besoin de m’être recommandé. »

Le souper fut encore plus agréable que je ne m’y étais attendu. Julie, voyant qu’elle pouvait soutenir la lumière, fit approcher la table, et, ce qui semblait inconcevable dans l’état où elle était, elle eut appétit. Le médecin, qui ne voyait plus d’inconvénient à la satisfaire, lui offrit un blanc de poulet : « Non, dit-elle ; mais je mangerais bien de cette ferra. » On lui en donna un petit morceau ; elle le mangea avec un peu de pain et le trouva bon. Pendant qu’elle mangeait, il fallait voir Mme d’Orbe la regarder ; il fallait le voir, car cela ne peut se dire. Loin que ce qu’elle avait mangé lui fît mal, elle en parut mieux le reste du souper. Elle se trouva même de si bonne humeur, qu’elle s’avisa de remarquer, par forme de reproche, qu’il y avait longtemps que je n’avais bu de vin étranger. « Donnez, dit-elle, une bouteille de vin d’Espagne à ces messieurs. » A la contenance du médecin, elle vit qu’il s’attendait à boire de vrai vin d’Espagne, et sourit encore en regardant sa cousine. J’aperçus aussi que, sans faire attention à tout cela, Claire, de son côté, commençait de temps à autre à lever les yeux, avec un peu d’agitation, tantôt sur Julie, et tantôt sur Fanchon, à qui ces yeux semblaient dire ou demander quelque chose.

Le vin tardait à venir. On eut beau chercher la clé de la cave, on ne la trouva point ; et l’on jugea, comme il était vrai, que le valet de chambre du baron, qui en était chargé, l’avait emportée par mégarde. Après quelques autres informations, il fut clair que la provision d’un seul jour en avait duré cinq, et que le vin manquait sans que personne s’en fût aperçu, malgré plusieurs nuits de veille. Le médecin tombait des nues. Pour moi, soit qu’il fallût attribuer cet oubli à la tristesse ou à la sobriété des domestiques, j’eus honte d’user avec de telles gens des précautions ordinaires. Je fis enfoncer la porte de la cave, et j’ordonnai que désormais tout le monde eût du vin à discrétion.

La bouteille arrivée, on en but. Le vin fut trouvé excellent. La malade en eut envie ; elle en demanda une cuillerée avec de l’eau ; le médecin le lui donna dans un verre, et voulut qu’elle le bût pur. Ici les coups d’œil devinrent plus fréquents entre Claire et la Fanchon, mais comme à la dérobée et craignant toujours d’en trop dire.

Le jeûne, la faiblesse, le régime ordinaire à Julie, donnèrent au vin une grande activité. « Ah ! dit-elle, vous m’avez enivrée ! après avoir attendu si tard, ce n’était pas la peine de commencer, car c’est un objet bien odieux qu’une femme ivre. » En effet, elle se mit à babiller, très sensément pourtant, à son ordinaire, mais avec plus de vivacité qu’auparavant. Ce qu’il y avait d’étonnant, c’est que son teint n’était point allumé ; ses yeux ne brillaient que d’un feu modéré par la langueur de la maladie ; à la pâleur près, on l’aurait crue en santé. Pour alors l’émotion de Claire devint tout à fait visible. Elle élevait un œil craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur la Fanchon, mais principalement sur le médecin ; tous ces regards étaient autant d’interrogations qu’elle voulait et n’osait faire. On eût dit toujours qu’elle allait parler, mais que la peur d’une mauvaise réponse la retenait ; son inquiétude était si vive qu’elle en paraissait oppressée.

Fanchon, enhardie par tous ces signes, hasarda de dire, mais en tremblant et à demi-voix, qu’il semblait que Madame avait un peu moins souffert aujourd’hui… que la dernière convulsion avait été moins forte… que la soirée… Elle resta interdite. Et Claire, qui pendant qu’elle avait parlé tremblait comme la feuille, leva des yeux craintifs sur le médecin, les regards attachés aux siens, l’oreille attentive, et n’osant respirer de peur de ne pas bien entendre ce qu’il allait dire.

Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Bosson se lève, va tâter le pouls de la malade, et dit : « Il n’y a point là d’ivresse ni de fièvre ; le pouls est fort bon. » A l’instant Claire s’écrie en tendant à demi les deux bras : « Eh bien ! Monsieur !… le pouls ?… la fièvre ?… » La voix lui manquait, mais ses mains écartées restaient toujours en avant ; ses yeux pétillaient d’impatience ; il n’y avait pas un muscle de son visage qui ne fût en action. Le médecin ne répond rien, reprend le poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif, et dit : « Madame, je vous entends bien ; il m’est impossible de dire à présent rien de positif ; mais si demain matin à pareille heure elle est encore dans le même état, je réponds de sa vie. » A ce moment Claire part comme un éclair, renverse deux chaises et presque la table, saute au cou du médecin, l’embrasse, le baise mille fois en sanglotant et pleurant à chaudes larmes, et, toujours avec la même impétuosité, s’ôte du doigt une bague de prix, la met au sien malgré lui, et lui dit hors d’haleine : « Ah ! Monsieur, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule ! »

Julie vit tout cela. Ce spectacle la déchira. Elle regarde son amie, et lui dit d’un ton tendre et douloureux : « Ah ! cruelle, que tu me fais regretter la vie ! veux-tu me faire mourir désespérée ? Faudra-t-il te préparer deux fois ? » Ce peu de mots fut un coup de foudre ; il amortit aussitôt les transports de joie ; mais il ne put étouffer tout à fait l’espoir renaissant.

En un instant la réponse du médecin fut sue par toute la maison. Ces bonnes gens crurent déjà leur maîtresse guérie. Ils résolurent tout d’une voix de faire au médecin, si elle en revenait, un présent en commun pour lequel, chacun donna trois mois de ses gages, et l’argent fut sur-le-champ consigné dans les mains de Fanchon, les uns prêtant aux autres ce qui leur manquait pour cela. Cet accord se fit avec tant d’empressement, que Julie entendait de son lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de l’effet dans le cœur d’une femme qui se sent mourir ! Elle me fit signe, et me dit à l’oreille : « On m’a fait boire jusqu’à la lie la coupe amère et douce de la sensibilité. »

Quand il fut question de se retirer, Mme d’Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit la Fanchon ; mais celle-ci s’indigna de cette proposition, plus même, ce me sembla, qu’elle n’eût fait si son mari ne fût pas arrivé. Mme d’Orbe s’opiniâtra de son côté, et les deux femmes de chambres passèrent la nuit ensemble dans le cabinet ; je la passai dans la chambre voisine, et l’espoir avait tellement ranimé le zèle, que ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher un seul domestique. Ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu’il y avait peu de ses habitants qui n’eussent donné beaucoup de leur vie pour être à neuf heures du matin.

J’entendis durant la nuit quelques allées et venues qui ne m’alarmèrent pas ; mais sur le matin que tout était tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J’écoute, je crois distinguer des gémissements. J’accours, j’entre, j’ouvre le rideau… Saint-Preux !… cher Saint-Preux !… je vois les deux amies sans mouvement et se tenant embrassées, l’une évanouie et l’autre expirante. Je m’écrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite. Elle n’était plus.

Adorateur de Dieu, Julie n’était plus… Je ne vous dirai pas ce qui se fit durant quelques heures ; j’ignore ce que je devins moi-même. Revenu du premier saisissement, je m’informai de Mme d’Orbe. J’appris qu’il avait fallu la porter dans sa chambre, et même l’y renfermer ; car elle rentrait à chaque instant dans celle de Julie, se jetait sur son corps, le réchauffait du sien, s’efforçait de le ranimer, le pressait, s’y collait avec une espèce de rage, l’appelait à grands cris de mille noms passionnés, et nourrissait son désespoir de tous ces efforts inutiles.

En entrant je la trouvai tout à fait hors de sens ne voyant rien, n’entendant rien, ne connaissant personne, se roulant par la chambre en se tordant les mains et mordant les pieds des chaises, murmurant d’une voix sourde quelques paroles extravagantes, puis poussant par longs intervalles des cris aigus qui faisaient tressaillir. Sa femme de chambre au pied de son lit, consternée, épouvantée, immobile, n’osant souffler, cherchait à se cacher d’elle, et tremblait de tout son corps. En effet, les convulsions dont elle était agitée avaient quelque chose d’effrayant. Je fis signe à la femme de chambre de se retirer ; car je craignais qu’un seul mot de consolation lâché mal à propos ne la mît en fureur.

Je n’essayai pas de lui parler, elle ne m’eût point écouté, ni même entendu ; mais au bout de quelque temps, la voyant épuisée de fatigue, je la pris et la portai dans un fauteuil ; je m’assis auprès d’elle en lui tenant les mains ; j’ordonnai qu’on amenât les enfants, et les fis venir autour d’elle. Malheureusement, le premier qu’elle aperçut fut précisément la cause innocente de la mort de son amie. Cet aspect la fit frémir. Je vis ses traits s’altérer, ses regards s’en détourner avec une espèce d’horreur, et ses bras en contraction se raidir pour le repousser. Je tirai l’enfant à moi. « Infortuné ! lui dis-je, pour avoir été trop cher à l’une tu deviens odieux à l’autre : elles n’eurent pas en tout le même cœur. » Ces mots l’irritèrent violemment et m’en attirèrent de très piquants. Ils ne laissèrent pourtant pas de faire impression. Elle prit l’enfant dans ses bras et s’efforça de le caresser : ce fut en vain ; elle le rendit presque au même instant. Elle continue même à le voir avec moins de plaisir que l’autre, et je suis bien aise que ce ne soit pas celui-là qu’on a destiné à sa fille.

Gens sensibles, qu’eussiez-vous fait à ma place ? Ce que faisait Mme d’Orbe. Après avoir mis ordre aux enfants, à Mme d’Orbe, aux funérailles de la seule personne que j’aie aimée, il fallut monter à cheval, et partir, la mort dans le cœur, pour la porter au plus déplorable père. Je le trouvai souffrant de sa chute, agité, troublé de l’accident de sa fille. Je le laissai accablé de douleur, de ces douleurs de vieillard, qu’on n’aperçoit pas au dehors, qui n’excitent ni gestes, ni cris, mais qui tuent. Il n’y résistera jamais, j’en suis sûr, et je prévois de loin le dernier coup qui manque au malheur de son ami. Le lendemain je fis toute la diligence possible pour être de retour de bonne heure et rendre les derniers honneurs à la plus digne des femmes. Mais tout n’était pas dit encore. Il fallait qu’elle ressuscitât pour me donner l’horreur de la perdre une seconde fois.

En approchant du logis, je vois un de mes gens accourir à perte d’haleine, et s’écrier d’aussi loin que je pus l’entendre : « Monsieur, Monsieur, hâtez-vous, Madame n’est pas morte. » Je ne compris rien à ce propos insensé : j’accours toutefois. Je vois la cour pleine de gens qui versaient des larmes de joie en donnant à grand cris des bénédictions à Mme de Wolmar. Je demande ce que c’est ; tout le monde est dans le transport, personne ne peut me répondre : la tête avait tourné à mes propres gens. Je monte à pas précipités dans l’appartement de Julie. Je trouve plus de vingt personnes à genoux autour de son lit et les yeux fixés sur elle. Je m’approche ; je la vois sur ce lit habillée et parée ; le cœur me bat ; je l’examine… Hélas ! elle était morte ! Ce moment de fausse joie sitôt et si cruellement éteinte fut le plus amer de ma vie. Je ne suis pas colère : je me sentis vivement irrité. Je voulus savoir le fond de cette extravagante scène. Tout était déguisé altéré, changé : j’eus toute la peine du monde à démêler la vérité. Enfin j’en vins à bout ; et voici l’histoire du prodige.

Mon beau-père, alarmé de l’accident qu’il avait appris, et croyant pouvoir se passer de son valet de chambre, l’avait envoyé, un peu avant mon arrivée auprès de lui, savoir des nouvelles de sa fille. Le vieux domestique, fatigué du cheval, avait pris un bateau ; et, traversant le lac pendant la nuit, était arrivé à Clarens le matin même de mon retour. En arrivant, il voit la consternation, il en apprend le sujet, il monte en gémissant à la chambre de Julie ; il se met à genoux au pied de son lit, il la regarde, il pleure, il la contemple. « Ah ! ma bonne maîtresse ! ah ! que Dieu ne m’a-t-il pris au lieu de vous ! Moi qui suis vieux, qui ne tiens à rien, qui ne suis bon à rien, que fais-je sur la terre ? Et vous qui étiez jeune, qui faisiez la gloire de votre famille, le bonheur de votre maison, l’espoir des malheureux… hélas ! quand je vous vis naître, était-ce pour vous voir mourir ?… »

Au milieu des exclamations que lui arrachaient son zèle et son bon cœur, les yeux toujours collés sur ce visage, il crut apercevoir un mouvement : son imagination se frappe ; il voit Julie tourner les yeux, le regarder, lui faire un signe de tête. Il se lève avec transport, et court par toute la maison en criant que Madame n’est pas morte, qu’elle l’a reconnu, qu’il en est sûr, qu’elle en reviendra. Il n’en fallut pas davantage ; tout le monde accourt, les voisins, les pauvres, qui faisaient retentir l’air de leurs lamentations, tous s’écrient : « Elle n’est pas morte ! » Le bruit s’en répand et s’augmente : le peuple, ami du merveilleux, se prête avidement à la nouvelle ; on la croit comme on la désire ; chacun cherche à se faire fête en appuyant la crédulité commune. Bientôt la défunte n’avait pas seulement fait signe, elle avait agi, elle avait parlé, et il y avait vingt témoins oculaires de faits circonstanciés qui n’arrivèrent jamais.

Sitôt qu’on crut qu’elle vivait encore, on fit mille efforts pour la ranimer ; on s’empressait autour d’elle, on lui parlait, on l’inondait d’eaux spiritueuses, on touchait si le pouls ne revenait point. Ses femmes, indignées que le corps de leur maîtresse restât environné d’hommes dans un état si négligé, firent sortir le monde, et ne tardèrent pas à connaître combien on s’abusait. Toutefois, ne pouvant se résoudre à détruire une erreur si chère, peut-être espérant encore elles-mêmes quelque événement miraculeux, elles vêtirent le corps avec soin, et, quoique sa garde-robe leur eût été laissée, elles lui prodiguèrent la parure ; ensuite l’exposant sur un lit, et laissant les rideaux ouverts, elles se remirent à la pleurer au milieu de la joie publique.

C’était au plus fort de cette fermentation que j’étais arrivé. Je reconnus bientôt qu’il était impossible de faire entendre raison à la multitude ; que, si je faisais fermer la porte et porter le corps à la sépulture, il pourrait arriver du tumulte ; que je passerais au moins pour un mari parricide qui faisait enterrer sa femme en vie, et que je serais en horreur dans tout le pays. Je résolus d’attendre. Cependant, après plus de trente-six heures, par l’extrême chaleur qu’il faisait, les chairs commençaient à se corrompre ; et quoique le visage eût gardé ses traits et sa douceur, on y voyait déjà quelques signes d’altération. Je le dis à Mme d’Orbe, qui restait demi-morte au chevet du lit. Elle n’avait pas le bonheur d’être la dupe d’une illusion si grossière ; mais elle feignait de s’y prêter pour avoir un prétexte d’être incessamment dans la chambre, d’y navrer son cœur à plaisir, de l’y repaître de ce mortel spectacle, de s’y rassasier de douleur.

Elle m’entendit et, prenant son parti sans rien dire, elle sortit de la chambre. Je la vis rentrer un moment après, tenant un voile d’or brodé de perles que vous lui aviez apporté des Indes. Puis, s’approchant du lit, elle baisa le voile, en couvrit en pleurant la face de son amie, et s’écria d’une voix éclatante : « Maudite soit l’indigne main qui jamais lèvera ce voile ! maudit soit l’œil impie qui verra ce visage défiguré ! » Cette action, ces mots frappèrent tellement les spectateurs, qu’aussitôt, comme par une inspiration soudaine, la même imprécation fut répétée par mille cris. Elle a fait tant d’impression sur tous nos gens et sur tout le peuple, que la défunte ayant été mise au cercueil dans ses habits et avec les plus grandes précautions, elle a été portée et inhumée dans cet état, sans qu’il se soit trouvé personne assez hardi pour toucher au voile.

Le sort du plus à plaindre est d’avoir encore à consoler les autres. C’est ce qui me reste à faire auprès de mon beau-père, de Mme d’Orbe, des amis, des parents, des voisins, et de mes propres gens. Le reste n’est rien ; mais mon vieux ami ! mais Mme d’Orbe ! il faut voir l’affliction de celle-ci pour juger de ce qu’elle ajoute à la mienne. Loin de me savoir gré de mes soins, elle me les reproche ; mes attentions l’irritent, ma froide tristesse l’aigrit ; il lui faut des regrets amers semblables aux siens, et sa douleur barbare voudrait voir tout le monde au désespoir. Ce qu’il y a de plus désolant est qu’on ne peut compter sur rien avec elle, et ce qui la soulage un moment la dépite un moment après. Tout ce qu’elle fait, tout ce qu’elle dit, approche de la folie, et serait risible pour des gens de sang-froid. J’ai beaucoup à souffrir ; je ne me rebuterai jamais. En servant ce qu’aima Julie, je crois l’honorer mieux que par des pleurs.

Un seul trait vous fera juger des autres. Je croyais avoir tout fait en engageant Claire à se conserver pour remplir les soins dont la chargea son amie. Exténuée d’agitations, d’abstinences, elle semblait enfin résolue à revenir sur elle-même, à recommencer sa vie ordinaire, à reprendre ses repas dans la salle à manger. La première fois qu’elle y vint, je fis dîner les enfants dans leur chambre, ne voulant pas courir le hasard de cet essai devant eux ; car le spectacle des passions violentes de toute espèce est un des plus dangereux qu’on puisse offrir aux enfants. Ces passions ont toujours dans leurs excès quelque chose de puéril qui les amuse, qui les séduit, et leur fait aimer ce qu’ils devraient craindre. Ils n’en avaient déjà que trop vu.

En entrant elle jeta un coup d’œil sur la table et vit deux couverts. A l’instant elle s’assit sur la première chaise qu’elle trouva derrière elle, sans vouloir se mettre à table ni dire la raison de ce caprice. Je crus la devenir, et je fis mettre un troisième couvert à la place qu’occupait ordinairement sa cousine. Alors elle se laissa prendre par la main et mener à table sans résistance, rangeant sa robe avec soin, comme si elle eût craint d’embarrasser cette place vide. A peine avait-elle porté la première cuillerée de potage à sa bouche qu’elle la repose, et demande d’un ton brusque ce que faisait là ce couvert puisqu’il n’était point occupé. Je lui dis qu’elle avait raison, et fis ôter le couvert. Elle essaya de manger, sans pouvoir en venir à bout. Peu à peu son cœur se gonflait, sa respiration devenait haute et ressemblait à des soupirs. Enfin elle se leva tout à coup de table, s’en retourna dans sa chambre sans dire un mot, ni rien écouter de tout ce que je voulus lui dire, et de toute la journée elle ne prit que du thé.

Le lendemain ce fut à recommencer. J’imaginai un moyen de la ramener à la raison par ses propres caprices, et d’amollir la dureté du désespoir par un sentiment plus doux. Vous savez que sa fille ressemble beaucoup à Mme de Wolmar. Elle se plaisait à marquer cette ressemblance par des robes de même étoffe, et elle leur avait apporté de Genève plusieurs ajustements semblables, dont elles se paraient les mêmes jours. Je fis donc habiller Henriette le plus à l’imitation de Julie qu’il fût possible, et, après l’avoir instruite, je lui fis occuper à table le troisième couvert qu’on avait mis comme la veille.

Claire, au premier coup d’œil, comprit mon intention ; elle en fut touchée ; elle me jeta un regard tendre et obligeant. Ce fut là le premier de mes soins auquel elle parut sensible, et j’augurai bien d’un expédient qui la disposait à l’attendrissement.

Henriette, fière de représenter sa petite maman, joua parfaitement son rôle, et si parfaitement que je vis pleurer les domestiques. Cependant elle donnait toujours à sa mère le nom de maman, et lui parlait avec le respect convenable ; mais enhardie par le succès, et par mon approbation qu’elle remarquait fort bien, elle s’avisa de porter la main sur une cuiller, et de dire dans une saillie : « Claire, veux-tu de cela ? » Le geste et le ton de voix furent imités au point que sa mère en tressaillit. Un moment après, elle part d’un grand éclat de rire, tend son assiette en disant : « Oui, mon enfant, donne ; tu es charmante. » Et puis, elle se mit à manger avec une avidité qui me surprit. En la considérant avec attention, je vis de l’égarement dans ses yeux, et dans son geste un mouvement plus brusque et plus décidé qu’à l’ordinaire. Je l’empêchai de manger davantage, et je fis bien ; car une heure après elle eut une violente indigestion qui l’eût infailliblement étouffée, si elle eût continué de manger. Dès ce moment je résolus de supprimer tous ces jeux, qui pouvaient allumer son imagination au point qu’on n’en serait plus maître. Comme on guérit plus aisément de l’affliction que de la folie, il vaut mieux la laisser souffrir davantage, et ne pas exposer sa raison.

Voilà, mon cher, à peu près où nous en sommes. Depuis le retour du baron, Claire monte chez lui tous les matins, soit tandis que j’y suis, soit quand j’en sors : ils passent une heure ou deux ensemble, et les soins qu’elle lui rend facilitent un peu ceux qu’on prend d’elle. D’ailleurs elle commence à se rendre plus assidue auprès des enfants. Un des trois a été malade, précisément celui qu’elle aime le moins. Cet accident lui a fait sentir qu’il lui reste des pertes à faire, et lui a rendu le zèle de ses devoirs. Avec tout cela, elle n’est pas encore au point de la tristesse ; les larmes ne coulent pas encore : on vous attend pour en répandre ; c’est à vous de les essuyer. Vous devez m’entendre. Pensez au dernier conseil de Julie : il est venu de moi le premier, et je le crois plus que jamais utile et sage. Venez vous réunir à tout ce qui reste d’elle. Son père, son amie, son mari, ses enfants, tout vous attend, tout vous désire, vous êtes nécessaire à tous. Enfin, sans m’expliquer davantage, venez partager et guérir mes ennuis : je vous devrai peut-être plus que personne.

Lettre XII de Julie modifier

(Cette lettre était incluse dans la précédente)

Il faut renoncer à nos projets. Tout est changé, mon bon ami : souffrons ce changement sans murmure ; il vient d’une main plus sage que nous. Nous songions à nous réunir : cette réunion n’était pas bonne. C’est un bienfait du ciel de l’avoir prévenue ; sans doute il prévient des malheurs.

Je me suis longtemps fait illusion. Cette illusion me fut salutaire ; elle se détruit au moment que je n’en ai plus besoin. Vous m’avez crue guérie, et j’ai cru l’être. Rendons grâces à celui qui fit durer cette erreur autant qu’elle était utile : qui sait si, me voyant si près de l’abîme, la tête ne m’eût point tourné ? Oui, j’eus beau vouloir étouffer le premier sentiment qui m’a fait vivre, il s’est concentré dans mon cœur. Il s’y réveille au moment qu’il n’est plus à craindre ; il me soutient quand mes forces m’abandonnent ; il me ranime quand je me meurs. Mon ami, je fais cet aveu sans honte ; ce sentiment resté malgré moi fut involontaire ; il n’a rien coûté à mon innocence ; tout ce qui dépend de ma volonté fut pour mon devoir : si le cœur qui n’en dépend pas fut pour vous, ce fut mon tourment et non pas mon crime. J’ai fait ce que j’ai dû faire ; la vertu me reste sans tache, et l’amour m’est resté sans remords.

J’ose m’honorer du passé ; mais qui m’eût pu répondre de l’avenir ? Un jour de plus peut-être, et j’étais coupable ! Qu’était-ce de la vie entière passée avec vous ? Quels dangers j’ai courus sans le savoir ! A quels dangers plus grands j’allais être exposée ! Sans doute je sentais pour moi les craintes que je croyais sentir pour vous. Toutes les épreuves ont été faites ; mais elles pouvaient trop revenir. N’ai-je pas assez vécu pour le bonheur et pour la vertu ? Que me restait-il d’utile à tirer de la vie ? En me l’ôtant, le ciel ne m’ôte plus rien de regrettable, et met mon honneur à couvert. Mon ami, je pars au moment favorable, contente de vous et de moi ; je pars avec joie, et ce départ n’a rien de cruel. Après tant de sacrifices, je compte pour peu celui qui me reste à faire : ce n’est que mourir une fois de plus.

Je prévois vos douleurs, je les sens ; vous restez à plaindre, je le sais trop ; et le sentiment de votre affliction est la plus grande peine que j’emporte avec moi. Mais voyez aussi que de consolations je vous laisse ! Que de soins à remplir envers celle qui vous fut chère vous font un devoir de vous conserver pour elle ! Il vous reste à la servir dans la meilleure partie d’elle-même. Vous ne perdez de Julie que ce que vous en avez perdu depuis longtemps. Tout ce qu’elle eut de meilleur vous reste. Venez vous réunir à sa famille. Que son cœur demeure au milieu de vous. Que tout ce qu’elle aima se rassemble pour lui donner un nouvel être. Vos soins, vos plaisirs, votre amitié, tout sera son ouvrage. Le nœud de votre union formé par elle la fera revivre ; elle ne mourra qu’avec le dernier de tous.

Songez qu’il vous reste une autre Julie, et n’oubliez pas ce que vous lui devez. Chacun de vous va perdre la moitié de sa vie, unissez-vous pour conserver l’autre ; c’est le seul moyen qui vous reste à tous deux de me survivre, en servant ma famille et mes enfants. Que ne puis-je inventer des nœuds plus étroits encore pour unir tout ce qui m’est cher ! Combien vous devez l’être l’un à l’autre ! Combien cette idée doit renforcer votre attachement mutuel ! Vos objections contre cet engagement vont être de nouvelles raisons pour le former. Comment pourrez-vous jamais vous parler de moi sans vous attendrir ensemble ! Non, Claire et Julie seront si bien confondues, qu’il ne sera plus possible à votre cœur de les séparer. Le sien vous rendra tout ce que vous aurez senti pour son amie ; elle en sera la confidente et l’objet : vous serez heureux par celle qui vous restera, sans cesser d’être fidèle à celle que vous aurez perdue, et après tant de regrets et de peines, avant que l’âge de vivre et d’aimer se passe, vous aurez brûlé d’un feu légitime et joui d’un bonheur innocent.

C’est dans ce chaste lien que vous pourrez sans distractions et sans craintes vous occuper des soins que je vous laisse, et après lesquels vous ne serez plus en peine de dire quel bien vous aurez fait ici-bas. Vous le savez, il existe un homme digne du bonheur auquel il ne sait pas aspirer. Cet homme est votre libérateur, le mari de l’amie qu’il vous a rendue. Seul, sans intérêt à la vie, sans attente de celle qui la suit, sans plaisir, sans consolation, sans espoir, il sera bientôt le plus infortuné des mortels. Vous lui devez les soins qu’il a pris de vous et vous savez ce qui peut les rendre utiles. Souvenez-vous de ma lettre précédente. Passez vos jours avec lui. Que rien de ce qui m’aima ne le quitte. Il vous a rendu le goût de la vertu, montrez-lui-en l’objet et le prix. Soyez chrétien pour l’engager à l’être. Le succès est plus près que vous ne pensez : il a fait son devoir, je ferai le mien, faites le vôtre. Dieu est juste : ma confiance ne me trompera pas.

Je n’ai qu’un mot à vous dire sur mes enfants. Je sais quels soins va vous coûter leur éducation ; mais je sais bien aussi que ces soins ne vous seront pas pénibles. Dans les moments de dégoût inséparables de cet emploi, dites-vous : ils sont les enfants de Julie ; il ne vous coûtera plus rien. M. de Wolmar vous remettra les observations que j’ai faites sur votre mémoire et sur le caractère de mes deux fils. Cet écrit n’est que commencé : je ne vous le donne pas pour règle, et je le soumets à vos lumières. N’en faites point des savants, faites-en des hommes bienfaisants et justes. Parlez-leur quelquefois de leur mère… vous savez s’ils lui étaient chers… Dites à Marcellin qu’il ne m’en coûta pas de mourir pour lui. Dites à son frère que c’était pour lui que j’aimais la vie. Dites-leur… Je me sens fatiguée. Il faut finir cette lettre. En vous laissant mes enfants, je m’en sépare avec moins de peine ; je crois rester avec eux.

Adieu, adieu, mon doux ami… Hélas ! j’achève de vivre comme j’ai commencé. J’en dis trop peut-être en ce moment où le cœur ne déguise plus rien… Eh ! pourquoi craindrais-je d’exprimer tout ce que je sens ? Ce n’est plus moi qui te parle ; je suis déjà dans les bras de la mort. Quand tu verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante, et son cœur où tu ne seras plus. Mais mon âme existerait-elle sans toi ? sans toi quelle félicité goûterais-je ? Non, je ne te quitte pas, je vais t’attendre. La vertu qui nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente : trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime, et de te le dire encore une fois !

Lettre XIII de Madame d’Orbe modifier

J’apprends que vous commencez à vous remettre assez pour qu’on puisse espérer de vous voir bientôt ici. Il faut, mon ami, faire effort sur votre faiblesse ; il faut tâcher de passer les monts avant que l’hiver achève de vous les fermer. Vous trouverez en ce pays l’air qui vous convient ; vous n’y verrez que douleur et tristesse, et peut-être l’affliction commune sera-t-elle un soulagement pour la vôtre. La mienne pour s’exhaler a besoin de vous. Moi seule je ne puis ni pleurer, ni parler, ni me faire entendre. Wolmar m’entend, et ne me répond pas. La douleur d’un père infortuné se concentre en lui-même ; il n’en imagine pas une plus cruelle ; il ne la sait ni voir ni sentir : il n’y a plus d’épanchement pour les vieillards. Mes enfants m’attendrissent et ne savent pas s’attendrir. Je suis seule au milieu de tout le monde. Un morne silence règne autour de moi. Dans mon stupide abattement je n’ai plus de commerce avec personne ; je n’ai qu’assez de force et de vie pour sentir les horreurs de la mort. Oh ! venez, vous qui partagez ma perte, venez partager mes douleurs ; venez nourrir mon cœur de vos regrets, venez l’abreuver de vos larmes, c’est la seule consolation que l’on puisse attendre, c’est le seul plaisir qui me reste à goûter.

Mais avant que vous arriviez et que j’apprenne votre avis sur un projet dont je sais qu’on vous a parlé, il est bon que vous sachiez le mien d’avance. Je suis ingénue et franche, je ne veux rien vous dissimuler. J’ai eu de l’amour pour vous, je l’avoue ; peut-être en ai-je encore, peut-être en aurai-je toujours ; je ne le sais ni ne le veux savoir. On s’en doute, je ne l’ignore pas ; je ne m’en fâche ni ne m’en soucie. Mais voici ce que j’ai à vous dire et que vous devez bien retenir : c’est qu’un homme qui fut aimé de Julie d’Etange, et pourrait se résoudre à en épouser une autre, n’est à mes yeux qu’un indigne et un lâche que je tiendrais à déshonneur d’avoir pour ami ; et, quant à moi, je vous déclare que tout homme, quel qu’il puisse être, qui désormais m’osera parler d’amour, ne m’en reparlera de sa vie.

Songez aux soins qui vous attendent, aux devoirs qui vous sont imposés, à celle à qui vous les avez promis. Ses enfants se forment et grandissent, son père se consume insensiblement, son mari s’inquiète et s’agite. Il a beau faire, il ne peut la croire anéantie ; son cœur, malgré qu’il en ait, se révolte contre sa vaine raison. Il parle d’elle, il lui parle, il soupire. Je crois déjà voir s’accomplir les vœux qu’elle a faits tant de fois ; et c’est à vous d’achever ce grand ouvrage. Quels motifs pour vous attirer ici l’un et l’autre ! Il est bien digne du généreux Edouard que nos malheurs ne lui aient pas fait changer de résolution.

Venez donc, chers et respectables amis, venez vous réunir à tout ce qui reste d’elle. Rassemblons tout ce qui lui fut cher. Que son esprit nous anime, que son cœur joigne tous les nôtres ; vivons toujours sous ses yeux. J’aime à croire que du lieu qu’elle habite, du séjour de l’éternelle paix, cette âme encore aimante et sensible se plaît à revenir parmi nous, à retrouver ses amis pleins de sa mémoire à les voir imiter ses vertus, à s’entendre honorer par eux, à les sentir embrasser sa tombe et gémir en prononçant son nom. Non, elle n’a point quitté ces lieux qu’elle nous rendit si charmants ; ils sont encore tout remplis d’elle. Je la vois sur chaque objet, je la sens à chaque pas, à chaque instant du jour j’entends les accents de sa voix. C’est ici qu’elle a vécu ; c’est ici que repose sa cendre… la moitié de sa cendre. Deux fois la semaine, en allant au temple… j’aperçois… j’aperçois le lieu triste et respectable… Beauté, c’est donc là ton dernier asile !… Confiance, amitié, vertus, plaisirs, folâtres jeux, la terre a tout englouti… Je me sens entraînée… j’approche en frissonnant… je crains de fouler cette terre sacrée… je crois la sentir palpiter et frémir sous mes pieds… j’entends murmurer une voix plaintive !… Claire ! ô ma Claire ! où es-tu ? que fais-tu loin de ton amie ?… Son cercueil ne la contient pas tout entière… il attend le reste de sa proie… il ne l’attendra pas longtemps.