Jules Tannery
La Revue du MoisTome XI (p. 5-16).

JULES TANNERY


24 MARS 1848 - 11 DECEMBRE 1910


C’était un jeudi ; le matin, Jules Tannery avait causé avec des élèves, avec des collègues, s’était intéressé à leurs affaires particulières avec cette bienveillance toujours en éveil et jamais banale qui fut son secret ; l’après-midi, dans une réunion où l’on s’occupait des intérêts généraux de l’Université, il avait parlé avec l’élévation de pensée qui lui était coutumière ; c’est au cours de cette réunion qu’il sentit les premières atteintes du mal, il put rentrer chez lui, en voiture, accompagné d’un de ses collègues ; mais son état ne tarda pas à s’aggraver et à 3 heures du matin, tout était fini. Ce vendredi-là restera dans les souvenirs de tous ceux qui l’aimèrent ; dans les couloirs de l’Ecole Normale, dans les rues environnantes, dans tout le quartier universitaire, on s’abordait comme dans une maison en deuil ; on avait peine à croire au malheur subit : on se rappelait combien, à la rentrée des vacances, tous les amis de Tannery s’étaient réjouis en le trouvant d’apparence mieux portant.

Nul ne fut étonné d’apprendre qu’il avait depuis longtemps fait connaître son désir d’avoir des obsèques aussi simples que possible ; on jugea cependant que ce n’était point enfreindre ses volontés que de réunir, le dimanche, avant le départ du convoi funèbre, les élèves de l’École normale en une cérémonie de famille, sans apparat et sans publicité M. Ernest Lavisse, directeur de l’École, et M. Paul Painlevé, qui fut l’un des premiers élèves de Tannery à l’École et resta l’un de ses meilleurs amis, traduisirent brièvement l’émotion de tous les assistants. Ceux-ci eussent été bien plus nombreux, si l'on n’avait tenu à conserver à cette réunion le caractère intime qu’eût souhaité celui que l’on pleurait. Il aurait certainement été très touché de savoir combien de ses élèves et amis habitant la province ont regretté de ne point avoir été prévenus à temps pour venir lui rendre un dernier hommage ; mais il n’eût pas admis qu’on les y eût encouragés, fût-ce de la manière la plus discrète.

Je voudrais que les quelques pages qui suivent répondent entièrement à son idéal de véritable simplicité et de sincère modestie ; je ne puis oublier cependant que le premier des enseignements qu’il me donna fut de servir la vérité et de mettre, comme il le disait volontiers, le plus d’accord possible entre les écrits et les réalités : je m’efforcerai surtout de ne point laisser l’émotion altérer la sincérité intellectuelle qu’il appréciait par-dessus tout.

Jules Tannery naquit le 24 mars 1848 à Mantes (S.-et-O.) ; il fit ses études au lycée de Caen ; en 1866. à peine âgé de dix-huit ans, il fut reçu élève de l'École normale supérieure dans la section des sciences ; il avait hésité à se présenter dans la section des lettres, pour laquelle ses aptitudes n’étaient pas moins grandes. « Combien peu d’entre nous, disait M. Lavisse, ont connu une telle hésitation. » Reçu agrégé en 1869, après ses trois années d’École, il fut d’abord professeur de lycée, à Rennes, puis à Caen ; il revint en 1872 à l’École normale comme agrégé-préparateur de mathématiques ; il termina en moins de deux ans sa thèse (1874) ; l’année suivante (1875), il fut délégué dans une chaire de mathématiques spéciales au lycée Saint-Louis, puis suppléant à la Sorbonne de M. Bouquet, dans la chaire de mécanique physique et expérimentale (1875-1880) ; en 1881, il fut nommé maître de conférences à l’École normale et trois ans plus tard (1884), sous-directeur des Études scientifiques ; il devait conserver cette double fonction jusqu’à sa mort : les changements introduits en 1904, dans l’organisation administrative de l’École normale modifièrent ses titres ; il fut professeur de calcul différentiel et intégral à la Faculté des Sciences de l’Université de Paris, délégué à l’École normale supérieure, et sous-directeur de l'École normale supérieure de l’Université de Paris, mais ce furent bien en réalité les mêmes fonctions qu’il exerça au point de vue de l’enseignement et à peu près les mêmes au point de vue administratif ; on peut résumer d’un mot cette longue période de sa vie : il aima l’École normale et s’y fit admirer et aimer. Cependant, bien qu’il ne recherchât jamais les avantages matériels ni les honneurs et les refusât souvent, d’autres occupations étaient venues prendre place à côté de celles qui étaient le centre de sa vie intellectuelle : une mention spéciale doit être faite pour le Bulletin des Sciences mathématiques auquel, dès 1876, il consacra beaucoup de temps et beaucoup de talent. De 1877 à 1881, il avait été membre du jury d’agrégation des sciences mathématiques ; il fut depuis 1882 jusqu’à la fin, maître de conférences à l’École normale supérieure d’enseignement secondaire des jeunes filles (École normale de Sèvres) ; on ne peut énumérer toutes les commissions et tous les comités dans lesquels l’élévation de son esprit et de son caractère et sa parfaite connaissance des hommes ont rendu des services éminents. En 1907, il fut élu membre libre de l’Académie des Sciences, au fauteuil laissé vacant par Brouardel.

Telle fut sa vie publique ; je croirais trahir sa confiance en parlant ici de sa vie de famille : ce que je pourrais en dire, tous ses amis le savent, et les autres n’ont aucun intérêt à le savoir. Qu’il me soit donc permis d’offrir simplement à Mme Jules Tannery et à ses enfants l’hommage ému de ma sympathie dans le malheur dont ils peuvent seuls connaître toute l’étendue.

C’est les principes des mathématiques et la façon de les exposer qui m’ont surtout préoccupé ; je me suis particulièrement appliqué à méditer les fondements de l’analyse, j’ai essayé d’en approfondir les principes ; j’ai tourné mes efforts vers l’enseignement, la coordination et la divulgation des vérités acquises, bien plus que je n’ai cherché à en découvrir de nouvelles.

Si l’on prenait à la lettre cette appréciation, on risquerait de se faire une idée singulièrement incomplète de l’influence exercée par Jules Tannery sur les progrès de l’analyse mathématique.

Nous ne pouvons étudier ici ses mémoires originaux[1] ; à côté d’eux, il conviendrait de citer aussi les parties originales des ouvrages d’exposition dont nous parlerons tout à l’heure ; Tannery n’était pas de ceux qui tirent, comme on dit, plusieurs moulures d’un même sac ; et si, dans ses livres, il ne manquait jamais de mentionner avec un soin minutieux qu'il devait à tel de ses élèves un fragment de démonstration ou la plus claire intelligence d’une idée, il était loin d’avoir les mêmes scrupules historiques lorsqu’il était seul en cause ; aussi beaucoup de ses lecteurs ignorent-ils combien est grande sa part personnelle dans des chapitres où la perfection didactique de l’exposition tend à laisser croire qu’il s’agit de choses depuis longtemps connues. Faire le tri de ce qui lui revient exigerait un travail considérable, qu’il n’aurait pas approuvé ; mais il convenait de signaler ce trop rare désintéressement scientifique.

Il est enfin une autre forme sous laquelle l’action de Jules Tannery sur les progrès des mathématiques a été considérable : c’est par l’intermédiaire de certains de ses élèves. Et je ne parle pas ici de l’influence générale de son enseignement, dont je tâcherai d’indiquer tout à l’heure l’importance ; je fais allusion à des découvertes mathématiques précises et importantes, qui n’auraient probablement pas été faites si tel mode de raisonnement mathématique n’avait pas été très précisément suggéré par Tannery.

Si l’on écrit un jour une histoire sincère du développement de la pensée mathématique dans ces trente dernières années, et dans celles qui suivront, cette influence devra être signalée et la place qu’occupera Jules Tannery parmi les mathématiciens de son époque apparaîtra alors comme plus importante que celle de bien d’autres savants dont la production apparente a été plus considérable.

Mais ce ne fut pas seulement un mathématicien ; ce fut aussi un professeur de mathématiques ; son influence sur l’enseignement fut considérable et se fit sentir à tous les degrés. Elle a été parfois critiquée de très bonne foi par des amis désintéressés de la science ; je crois que ces critiques proviennent d’un malentendu, que Tannery n’avait pas cru possible et qu’il a tout fait pour éviter dès qu’il s’est rendu compte que sa pensée avait pu être mal interprétée. Il n’a jamais pensé, en effet, que les méthodes d’enseignement les plus abstraites fussent les meilleures ; et nul plus que lui n’a travaillé aux réformes par lesquelles l’enseignement des mathématiques doit être rapproché des réalités ; ce n’est pas de sa faute si ces réformes n’ont point encore donné tout ce qu’on aurait pu en attendre et si ce mouvement, parti de chez nous, est en train, comme il arrive trop souvent, de se propager surtout à l’étranger d’où il nous reviendra... plus tard. Ce qu’il a toujours pensé, c’est que de futurs professeurs ne devaient point ignorer les fondements logiques des sciences qu’ils enseignaient ; s’ils ne doivent pas tout dire à leurs jeunes élèves, il ne faut pas que cela soit par ignorance, mais par une claire conscience de leur devoir à l’égard d’intelligences en voie de formation. Si vraiment quelques-uns se sont mépris et ont cru de bonne foi qu’il faut enseigner la théorie des fractions à des élèves de cinquième de la même manière qu’à des candidats à l’agrégation, cela prouverait simplement que les qualités de bon sens ne vont pas toujours de pair avec la profondeur de l’intelligence. Mais tout dans l’enseignement comme dans les écrits de Tannery met en garde contre une telle erreur, qui à été fort rare, si elle s’est réellement produite, et qu’on ne saurait en aucun cas lui reprocher.

Son influence sur l’enseignement ne s’exerçait pas seulement par les conseils qu’il donnait à ses élèves de l’École normale ; les leçons qu’il leur faisait parfois lui-même sur des sujets variés étaient un excellent exemple ; il avait d’ailleurs fait ses preuves comme professeur d’enseignement secondaire ; un de ses anciens élèves de spéciales au lycée de Caen, aujourd’hui professeur à l’École Polytechnique et membre de l’Académie des sciences, me disait récemment combien Tannery avait contribué à la formation de son esprit par sa méthode d’enseignement : le cours, réduit aux choses vraiment essentielles, était terminé en quatre mois, et la moitié de l’année scolaire restait pour une révision accompagnée de nombreux exercices.

Cette influence pédagogique lui survivra, grâce à ses élèves, grâce à ses livres. Ses Leçons d’arithmétique, son Introduction à la théorie des fonctions d’une variable, ses Leçons d’algèbre et d’analyse, pour ne citer que les principaux, sont des modèles de clarté et de précision. Les Eléments de la théorie des fonctions elliptiques (en collaboration avec M. Jules Molk) doivent être mentionnés à part, car ce n’est pas seulement un excellent livre d’enseignement, mais aussi une œuvre scientifique.

Il n’est pas possible à un professeur consciencieux d’enseigner sur les sujets qu’il a traités sans avoir étudié ses livres. Ceci ne veut pas dire que chacun soit tenu de le suivre pas à pas : nul plus que lui n’aurait protesté contre cette conclusion dogmatique ; il savait que l’enseignement est essentiellement affaire individuelle, au double point de vue du maître et de l’élève ; ce qui est excellent ici peut être détestable ailleurs. Mais il y a toujours, pour un maître intelligent, grand profit à entrer en contact avec une pensée aussi lucide et aussi profonde que celle de Tannery, même si ses conceptions particulières ou la nature de ses élèves le conduisent à suivre d’autres chemins.

S’il m’est permis de faire appel à des souvenirs personnels, je voudrais dire quelle reconnaissance particulière je garde à l’auteur de l’introduction à la théorie des fonctions d’une variable ; j’ai eu la bonne fortune d’avoir ce livre entre les mains avant d’entrer en mathématiques spéciales et de me trouver ainsi directement en contact avec lui : ce fut certainement la plus intense des joies intellectuelles que m’ait jamais procurée une lecture scientifique. Ceux qui ont lu ce livre après que les matières leur avaient été déflorées ne peuvent pas, je crois, se faire une idée complète de l’enchantement produit sur un esprit neuf par cette ordonnance simple, claire et majestueuse, qui se déroule comme un fleuve limpide sur lequel on se laisse doucement entraîner par le courant, sans fatigue, avec une admiration toujours plus vive et une curiosité toujours plus aiguë. Nulle influence n’a plus que celle-là contribué à m’orienter vers la science pure et, parmi toutes les raisons que j’ai de conserver toujours à l’égard de mon maître des sentiments d’affectueuse reconnaissance, il n’en est peut-être pas de plus profonde que l’impression produite par ce livre[2]. Beaucoup de mes contemporains, je le sais, partagent tout à fait ces impressions.

Jules Tannery fut aussi un administrateur et, à bien des yeux, les vingt-six années qu’il a passées comme sous-directeur à l’École normale resteront l’essentiel de sa vie, Ce serait là une idée bien incomplète d’une nature aussi riche ; mais, si ses fonctions administratives ne furent pas toute sa vie, c’est peut-être là qu’à côté de bien des tracas et de bien des soucis, il trouva ses plus grandes joies. Car 1l était de ceux pour qui le bonheur consiste surtout dans le bien qu’on fait aux autres, et qui, loin d’exiger la reconnaissance, ne la tolèrent que chez ceux auxquels ils portent une affection particulière. Il n’avait point l’âme administrative, s’il faut entendre par là une aptitude abstraite à résoudre les questions concernant les personnes en oubliant que chacune de ces personnes est un individu : et sans doute cette aptitude est-elle indispensable à ceux qui sont appelés à diriger de haut de très grandes administrations. Tannery était, au contraire, absolument incapable de comprendre qu’il pût exister deux cas identiques : M. A... et M. B... n’étaient jamais pour lui deux élèves de l’école, ou deux professeurs agrégés de quatrième classe ; c’étaient M. À... et M. B..., c’est-à-dire deux individus dont l’un avait l’esprit distingué et l’autre l’esprit médiocre, dont celui-ci était bon professeur, tandis que l’autre enseignait assez mal, etc. Il est certainement bien plus aisé de se référer toujours à un « précédent » ; car il n’est pas toujours commode de laisser entendre à M. B... les raisons pour les quelles on se décide en ce qui le concerne ; Tannery y parvenait cependant presque toujours et il savait ne jamais blesser personne, grâce à sa finesse et à son tact exceptionnels : il arrivait cependant parfois qu’il n’était pas compris de ceux qui étaient décidés par avance à ne pas comprendre... mais il ne leur en voulait jamais de leur incompréhension.

Il n’était pas moins aimé et apprécié à l’École normale de Sèvres qu’à celle de la rue d’Ulm ; il faudrait citer entièrement l’étude de Mlle Anna Cartan, dans le Bulletin des anciennes élèves de Sèvres ; en voici du moins quelques lignes :

À Sèvres il nous connaissait toutes ; il s'intéressait à chacune de nous et lui témoignait une bienveillance active. Il apportait dans le bien qu’il faisait une délicatesse telle que ses obligées n’osaient divulguer le bienfait rendu et gardaient jalousement pour elles ce qui n’était connu que du maître et de l’élève. Elles savent bien, celles qui eurent le bonheur de lui devoir beaucoup, jusqu’à quel point il fut bon ; elles savent aussi qu’en retour des services rendus, M. Tannery ne désirait qu’un peu d’affection.

Dans les commissions et les comités où se discutent souvent d’importantes questions, la caractéristique de Tannery était d’élever toujours le niveau de la discussion ; par sa sincérité, par la noblesse de sa pensée, il créait véritablement une atmosphère plus saine que celle où s’agitent seulement les intérêts personnels. Dans ces discussions, une de ses caractéristiques était son incapacité absolue à oublier les bons arguments qui militaient en faveur de l’opinion opposée à la sienne ; il n’était pas de ceux qui, après avoir pesé le pour et le contre, et constaté après hésitation que les raisons pour la leur paraissent l’emporter, déclarent froidement avec toute leur autorité et toute leur influence que les raisons contre n’ont jamais existé à leurs yeux. Cette sincérité dans la discussion serait sans doute une faiblesse dans une réunion publique ; peut-être n’en est-il pas de même dans des assemblées peu nombreuses, dont les membres se connaissent et s’apprécient à leur juste valeur.

Une autre singularité de Tannery était d’écouter les arguments et d’en tenir compte quand ils lui semblaient justes. Il ne se serait pas approprié le mot trop sceptique attribué à un grand homme d’État : certains discours ont influé sur ses votes ; on en pourrait citer des exemples précis. Au temps où la sévérité relative du règlement de l’École normale amenait les élèves à souhaiter parfois quelque adoucissement à la règle, ils le trouvaient toujours disposé à faire fléchir les consignes dont le caractère était visiblement puéril et conventionnel. Par contre, il était ferme et sévère lorsqu’une sérieuse question de moralité était en jeu ; je pourrais citer un cas où, un élève s’étant rendu coupable d’un manquement grave, il ne voulut pas sanctionner le pardon indulgent du professeur de la Sorbonne mêlé à l’affaire.

Tous ses anciens élèves allaient à lui avec confiance, et il ne les décevait jamais. Beaucoup ne se bornaient pas à l’entretenir de questions scientifiques et de carrière ; il était souvent leur confident dans les questions les plus intimes, et nul ne sait tous les services délicats qu’il a ainsi rendus. Aussi était-il universellement aimé, mais en même temps respecté, car on sentait que sa bonté naturelle n’avait rien de commun avec la facile bonhomie des âmes médiocres.

Son influence sur les élèves de l’École normale pendant ces vingt-six ans fut considérable ; j’ai déjà dit quel rôle on doit lui attribuer dans le progrès des mathématiques ; mais il eut aussi parfois une action importante sur des physiciens et des naturalistes ; certains d’entre eux, et non des moindres, ne cachent pas quelle reconnaissance ils lui gardent des habitudes de discipline intellectuelle qu’il leur a fait prendre.

À beaucoup d’entre nous il apprit que la sincérité intellectuelle, la claire compréhension de sa propre pensée, la défiance vis-à-vis des mots qui ne recouvrent rien, ne sont pas seulement des qualités intellectuelles, mais aussi des qualités morales, Et si, au moment d’une crise qui divisa la conscience française, il jugea que ses fonctions administratives ne lui permettaient pas une certaine forme d’action publique, qui n’était d’ailleurs pas dans son tempérament, et se contenta de faire connaître publiquement et nettement son opinion, on peut être certain que les habitudes de pensée qu’il créait autour de lui jouèrent un rôle essentiel dans l’élan superbe qui se produisit à l’École normale en faveur de la Justice et de la Vérité.

Ce fut aussi un philosophe. Il s’intéressait surtout, d’une part à la logique des sciences, et d’autre part à ce que l’on doit peut-être encore appeler la métaphysique, faute d’un meilleur vocable.

Ses écrits philosophiques sont très dispersés ; il avait projeté de les réunir en un volume : ce projet sera prochainement réalisé, sur le plan même qu’il avait conçu. On verra mieux alors l’unité et l’importance de sa doctrine. Il est, je crois, impossible de la résumer sans la mutiler et je ne m’y essaierai pas : je préfère renvoyer les lecteurs de cette Revue à deux articles qu’il a publiés ici-même et dont l’un est relatif à la logique des sciences[3] tandis que l’autre est plutôt métaphysique[4]. Dans ce dernier, il livre le fond de sa pensée sur quelques-uns des plus grands problèmes qui aient préoccupé les hommes. Cette pensée est complexe, car son intelligence était trop critique et trop profonde pour se satisfaire d’aucune solution simpliste ; mais si nul mieux que lui peut-être n’a senti les nuances de la vie intérieure, il n’a jamais eu assez d’orgueil intellectuel pour mépriser la raison. Aussi sa métaphysique ne pouvait-elle compter sur les suffrages de ceux dont admiration aveugle et hyperbolique n’est déterminée que par le désir secret de voir renverser les idoles modernes au profit des idoles anciennes ; il ne satisfaisait pas non plus ceux pour qui les explications mécaniques de l’univers sont absolument claires et suffisantes ; mais, s’il n’avait pas eu l'horreur véritable de toute publicité, s’il ne s’était pas appliqué au contraire à ne pas se poser en créateur de métaphysique, son nom aurait été vite connu du grand public comme celui d’un de ces philosophes qu’il est de mode d’admirer d’autant plus qu’on les a moins lus. Il n’avait aucun goût pour ce genre de notoriété ; il ne s’était même pas décidé sans peine à ce projet de réunion de ses écrits trop dispersés ; Juge toujours trop sévère pour lui-même, il disait volontiers que « cela n’en valait pas la peine » ; le même sentiment l’avait amené à laisser inédits certains manuscrits dont il serait bien désirable qu’une partie au moins soit publiée. C’est seulement après ces publications diverses qu’on pourra essayer de reconstituer son système philosophique ; je serais étonné que cette œuvre ne tente pas quelque jeune philosophe et ne soit alors pour le public instruit une véritable révélation.

Je devrais dire aussi quel écrivain admirable fut Tannery ; lettré délicat, poète à ses heures, il alliait d’une manière singulièrement rare l’élégance et la pureté du style à la précision scientifique de la pensée. Dans sa longue collaboration au Bulletin des sciences mathématiques, il édifia une œuvre critique importante et qui mériterait une étude particulière. Sous une forme toujours courtoise, avec une ironie très douce et une finesse très enveloppée, il savait réunir l’exactitude détaillée du compte-rendu, la sincérité du jugement, l’originalité des réflexions personnelles suggérées par l’œuvre analysée : il a parfois suffi d’une seule de ces trois qualités pour fonder une réputation de critique. Le trait était quelquefois assez léger pour n’être aperçu que du lecteur averti ; je ne suis pas sûr que l’auteur d’une compilation de problèmes avec solutions n’ait pas pris pour un éloge cette conclusion : « Monsieur X. a donné aux candidats à la licence d’excellents exemples des solutions qu’on attend d’eux. »

Le travail du Bulletin aurait suffi à absorber toute l’activité scientifique d’un homme ; il en parlait si peu que beaucoup en ignoraient l’importance. Cette façon de procéder lui était d’ailleurs coutumière ; pendant longtemps, il assuma tous les ans la lourde tâche des examens oraux d’entrée à l’École, tandis que le second examinateur de mathématiques ne voyait son tour revenir que tous les trois ans ; en même temps, il révisait chaque année les épreuves écrites du concours pour les bourses de licence. Lorsque les deux concours réunis représentèrent une charge plus que doublée, il se laissa, difficilement, persuader de consentir à une répartition plus équitable : ce ne fut pas sans regret qu’il s’y décida, car il n’ignorait pas que les examens étaient mieux faits par lui que par tout autre, et il savait mieux que personne que la qualité du recrutement de l’École normale, c’est pour ainsi dire toute l’École normale. Il tint à faire les examens une dernière fois en juillet 1910 et n’hésita pas à violenter sa nature au point d’user de dissimulation : pour empêcher les siens et ses collègues de peser sur sa décision, il ne la leur lit connaître qu’après qu’elle eut reçu la sanction officielle, et rien ne put alors le décider à la modifier. Il opposa d’ailleurs toujours la même résistance à ceux qui auraient eu une grande joie à le soulager partiellement dans son service : « Mon cher ami, vous êtes bien gentil, et je sais que je puis compter sur vous ; je vous promets d’y recourir dès que j’en ressentirai le besoin ; mais, fort heureusement, je suis encore capable de faire mon devoir, et je dois en donner l’exemple. » On ne pouvait que s’incliner et peut-être fut-il plus heureux d’avoir pu se dire à ses derniers instants qu’il avait été jusqu’au dernier jour le bon ouvrier.

Après avoir parlé du mathématicien, du professeur, de l’éducateur d’esprits, de l’administrateur, du philosophe, de l’écrivain, du critique, de l’examinateur, il faudrait faire revivre l’homme. Mais ici je crains que la tâche ne dépasse trop mes forces. Ceux qui ne l’ont point connu ne sauront jamais ce qu’étaient la douceur, la noblesse, la finesse de sa physionomie ; ils ne pourront imaginer ce regard voilé et doux, et cependant si pénétrant et si fin ; ils ne se rendront jamais compte comment sa conversation pouvait rester toujours élevée sans cesser d’être familière, toujours sérieuse sans être Jamais ennuyeuse, très souvent plaisante et gaie sans être jamais triviale. Aucun ami ne fut plus sûr, aucun caractère ne fut plus noble.

Pendant longtemps encore, ses élèves et ses amis se demanderont, en présence d’une difficulté quelconque ou d’un problème moral délicat : qu’aurait pensé, qu’aurait conseillé Tannery ? Pendant longtemps encore, on se représentera difficilement que l’on doit se passer de ses critiques ou de son approbation indulgente et l’on ressentira d’une manière aiguë le désir de le consulter ; malgré la force avec laquelle s’imposent les tristes réalités, ce désir renaîtra souvent chez tous ceux dont il était la conscience vivante.

ÉMILE BOREL.

  1. Il suffira d’en citer quelques-uns pour donner une idée de la variété et de l’étendue de ses travaux :
    • Sur les équations différentielles linéaires à coefficients variables (Thèse de Doctorat ; Annales de l’Ecole normale, 2° série, t. IV)
    • Sur l'équation différentielle linéaire qui relie au module la fonction complète de première espèce
    • Sur quelques propriétés des fonctions complètes de première espèce (Comptes rendus de l'Académie des Sciences, t. LXXXVI).
    • Sur une équation différentielle linéaire du second ordre (Annales de l’Ecole normale, 2° série, t. VIII.
    • Lettre à Weierstrass (Monatsberichte der Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1881).
    • Sur les intégrales eulériennes (Comptes rendus, t. XCIV).
    • Sur la suite de Schwab (Bulletin des Sciences mathématiques, 2° série, t. V).
    • Note relative aux formes linéaires du troisième degré (Bulletin des Sciences mathématiques, 2° série, t. I).
    • Sur les fonctions symétriques des différences des racines d’une équation (Comptes rendus, t. XCVIII).
    • Sur une surface de révolution du quatrième degré dont les lignes géodésiques sont algébriques (Bulletin des Sciences mathématiques, 2° série, t. XVI).
  2. La nouvelle édition de cette Introduction a été entièrement remaniée et étendue ; le second volume en a paru très récemment : ce fut la dernière œuvre de Tannery.
  3. De la Méthode en mathématiques, Revue du mois du 10 janvier 1908, t. V, p. 5 ; on doit signaler aussi comme très important l’article sur le Rôle du nombre dans les sciences (Revue de Paris, 1895, t. LV).
  4. L’Adaptation de la pensée (Revue du mois du 10 août 1906, t. II, p. 129).