Jules Simon (Daudet)

A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


JULES SIMON


par


ERNEST DAUDET



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, rue saint-benoit, 7

1883








JULES SIMON



Mèlé à tous les grands événements qui, depuis plus de trente années, se sont déroulés dans son pays, associé avec des fortunes diverses aux plus émouvants épisodes de la vie nationale, tour à tour professeur, orateur politique, homme d’État, tantôt vaincu, tantôt vainqueur, il est une cause que M. Jules Simon n’a jamais désertée ni trahie, cause sainte entre toutes, la cause de la liberté.

Il la défendait dans la chaire de la Sorbonne, à l’aurore de sa brillante carrière, comme il la défend sur le soir de sa laborieuse existence, à la tribune du Luxembourg. Il la défendait aussi quand, au mépris de ses intérêts les plus chers, il protestait contre le coup d’État de décembre, et c’est elle encore dont il se faisait le champion, au lendemain de nos revers, à Bordeaux, lorsqu’il contraignait M. Gambetta à abdiquer la dictature ; à Versailles, lorsqu’il secondait M. Thiers dans la lutte entreprise contre la commune triomphante dans Paris.

Cet amour passionné de la liberté, trait dominant de la vie publique de M. Jules Simon, dont on trouve l’ardent témoignage dans ses actes comme dans ses livres, est l’honneur de sa vieillesse qui commence. Il sera l’honneur de sa mémoire. La haine des partis, les rancunes survivant aux combats longtemps continués, les griefs des adversaires, toutes ces choses infiniment basses, parce qu’elles procèdent de passions intéressées et mobiles, s’évanouiront, s’apaiseront, s’oublieront. Plus impartiale que les contemporains, la postérité saluera dans M. Jules Simon, non sans gratitude, un intrépide avocat de la tolérance religieuse, un éloquent défenseur de la liberté humaine. Il ne se peut de titre plus enviable. C’est celui qui caractérise le mieux le passé de M. Jules Simon, et, bien au-dessus du souvenir des querelles politiques auxquelles il prit part, symbolise l’harmonie et l’unité de sa vie.

M. Jules Simon est Breton. Il naquit à Lorient, le dernier jour de l’année 1814. C’est dire que son éducation fut commencée et poursuivie à l’heure où le gouvernement des Bourbons succédant au long et sanglant despotisme de la Terreur et de César initiait la France au régime libéral. Parmi les hommes qui se sont illustrés au service de leur pays, tous ceux qui naquirent vers ce temps semblent avoir hérité de quelques-unes des vertus de leurs ainés, et conservé l’empreinte de cette époque grande entre toutes. Alors, les orateurs et les hommes d’État s’appelaient Talleyrand, Richelieu, Decazes, Pasquier, Martignac, Lainé, Royer-Collard, le général Foy, de Serre, de Villèle ; les hommes de lettres, Chateaubriand, de Maistre, de Bonald, de la Mennais, Augustin Thierry, Sismonde de Sismondi, de Ségur, Thiers, Mignet, de Barante, Guizot, Villemain, Cousin, Ballanche, Paul-Louis Courrier, Benjamin Constant, Victor Hugo, de Lamartine, Alexandre Dumas, Émile Deschamps, Mérimée, Alfred de Vigny, Casimir Delavigne, Béranger, Berryer, de Genoude, Vitet, Sylvestre de Sacy, Sainte-Beuve ; les savants, Laplace, Biot, Ampère, J.-B. Say, Cuvier, Champollion, Quatremère de Quincy, Arago, Cassini, Mathieu, Flourens, Dupuytren ; les peintres, Gérard, Gros, Ingres, Delaroche, Delacroix, Horace Vernet, Léopold Robert, Ary Scheffer ; les sculpteurs, Pradier, Bosio, Rude.

De cette pléiade incomparable, les uns allaient vers la gloire, les autres l’avaient déjà conquise. Leurs accents bercèrent l’enfance de M. Jules Simon et de ses contemporains, dont l’intelligence, en s’éveillant, recueillait d’harmonieux échos, fortifiants et sains, qui donnaient à leur jeunesse des aliments d’enthousiasme et d’ardeur. Il ne faut pas s’étonner si leurs écrits et leurs discours trahissent, même après un demi-siècle, l’influence de hautes et fières aspirations. Autour d’eux, le génie coulait à pleins bords. À cette école, ils ont reçu d’inoubliables leçons. Leurs œuvres en ont gardé la trace.

M. Jules Simon était pauvre. À l’âge de l’adolescence, à cet âge heureux où l’homme ne demande qu’à vivre libre, insouciant et joyeux, il se voyait obligé de gagner son pain. C’est alors que l’Université s’ouvrait devant lui. Il y entrait par la porte la plus modeste : maître suppléant au collège de Rennes, en attendant d’être admis à l’École Normale.

Dures et laborieuses, ces années d’apprentissage. Tous ceux qui ont lutté pour l’existence peuvent aisément se figurer, en se rappelant leur propre passé, ce que fut la vie de ce jeune homme modeste et fier, qui regardait haut et loin devant lui, à qui sa jeunesse et sa pauvreté coupaient les ailes, à l’heure où il aurait voulu prendre son vol. Cependant, en 1833, il était à l’École Normale, où il connut Cousin et se fit aimer de lui ; en 1837, il professait la philosophie à Caen d’abord, à Versailles ensuite ; en 1838, il devenait maître de conférences à l’École Normale ; enfin, en 1839, il était appelé à suppléer Cousin à la Sorbonne, dans la chaire de philosophie. Dès ce moment, il était hors de pair ; il avait vingt-cinq ans.

Lorsque de ce point de départ on regarde la carrière de M. Jules Simon se dérouler, on est amené à conclure que sa vie a été relativement facile. On n’y sent point ces grands coups d’aile de la destinée, qui prennent un homme très bas pour l’emporter très haut, et, après l’avoir élevé, brutalement le précipitent. Il n’a connu ni les grands sommets d’où l’on commande aux peuples ni les abîmes profonds ouverts sous les pas, parmi les chocs des catastrophes retentissantes à qui l’avenir donnera un caractère de légende et d’épopée. Plus simple est son passé, et encore qu’il ait été associé aux événements les plus pathétiques de son temps, il n’y a pas tenu un rôle décisif. Il y a figuré sans les diriger, et sa mémoire n’aura pas à se débattre sous les lourdes responsabilités qui en ont écrasé ou amoindri d’autres.

Ecrivain, professeur, philosophe, il a tracé son sillon, sans cesser un seul jour de se montrer digne de ce qu’il parvenait à conquérir ; homme politique, ardent, passionné dans ses revendications, il a pu encourir le ressentiment de ses adversaires, jamais leur mépris. Il ne s’est rendu coupable d’aucune apostasie ; il n’a pas adoré ce qu’il avait brûlé, ni brûlé ce qu’il avait adoré ; il ne s’est fait l’instrument d’aucune dictature ; il a combattu sans relâche les tyrannies ; on ne l’a jamais vu accabler les vaincus ni flatter les vainqueurs, et ceux mêmes qui ont, en d’autres temps, lutté contre lui, rendent simplement justice à son caractère, en déclarant qu’il fut un bon citoyen.

Nous disions que sa vie a été facile ; il faut ajouter qu’elle a été heureuse, remplie par le travail. Au travail il a dû tout, rien à l’intrigue. Quelque position qu’il ait occupée, personne n’a pu dire qu’il ne la méritait pas. Il nous semble qu’on ne saurait faire d’un homme un plus bel éloge.

Ce qu’il devait être toujours, M. Jules Simon l’était déjà au début de sa carrière. Lorsqu’en dépit de sa jeunesse il montait dans une des chaires de la Sorbonne, il était digne de s’y montrer. Là, comme partout ailleurs, ce fut surtout et avant tout un libéral et un modéré. Un modéré ! on n’aime guère aujourd’hui ni le mot ni la chose. On ne les aimait pas beaucoup non plus en 1840, à l’époque où il faisait entendre ses premières leçons et publiait ses premiers livres. Ce fut peut-être la cause des difficultés qu’il rencontra avant d’atteindre le succès. Déjà les libéraux ne le trouvaient pas assez violent au gré de leurs passions, et le clergé ne lui savait aucun gré de sa modération, de son éclectisme. Histoire éternelle des partis, toujours jaloux, soupçonneux, exigeants et intolérants.

Ce que nul ne contestait, et ne pouvait contester à M. Jules Simon, c’était son éloquence. Il avait la parole harmonieuse, douce et pénétrante ; son regard voilé, son front penché, encadré de longs cheveux bouclés, aidaient à le rendre sympathique à ses auditeurs, comme, plus tard, la forme exquise de ses livres devait le rendre sympathique à ses lecteurs. Ceux qui l’ont connu vers ce temps en ont conservé un souvenir aimable et profond.

Rien dans cette voix si vite épuisée, dans ces accents si vite émus, dans ces phrases si merveilleusement lancées, et toujours avec un à propos qui est de l’art, rien ne laissait prévoir encore les énergies révélées depuis, énergie de tribune, énergie de conduite, admirées et applaudies par ceux qui furent les témoins des luttes oratoires du Corps législatif ou des incidents de Bordeaux en 1871. Non, ce n’était encore qu’un écho des orateurs de la Grèce. Lorsqu’en 1851 il parlait aux auditeurs de la Sorbonne d’Aristote et de Platon, il eût été malaisé de deviner que ce jeune enthousiaste des illustres philosophes dont il avait entrepris l’apologie trouverait un jour en soi l’ardeur et le courage des tribuns du Forum, et qu’à quelque temps de là, cet homme de parole allait dans sa chaire même se révéler homme d’action ; car, c’est bien un acte que cette protestation que, le 15 décembre 1851, il fit entendre au nom du droit contre les attentats de la force.

En 1849, pour la première fois, il avait siégé dans une assemblée politique, envoyé à la Constituante par les électeurs des Côtes-du-Nord. En y entrant, et quoique républicain, il était allé prendre place parmi les modérés de son parti. Dès le lendemain, il s’y déclarait l’ennemi des doctrines socialistes ; en juin, il conformait sa conduite à ses déclarations, en combattant pour la cause de l’ordre, ce qui est encore une manière de combattre pour la cause de la liberté.

À partir de ce jour, on le vit s’occuper surtout des questions d’enseignement, et défendre l’Université contre le fougueux ultramontanisme de Montalembert. Ce n’était pas qu’il rêvât une croisade contre l’Église catholique. Il était bien trop libéral pour cela ; mais, en même temps, il était trop tolérant pour admettre que la liberté des uns eût pour conséquence l’écrasement de la liberté des autres. Il lutta donc contre ce grand Montalembert. Mais de cette lutte naquit une estime mutuelle qui engendra une longue et forte amitié entre les deux adversaires, quand la politique impériale les eut enveloppés dans une défaite commune. Un souvenir touchant s’attache à ces relations affectueuses dont M. Jules Simon ne parle jamais sans quelque fierté. Lorsque Montalembert eut la douleur de voir sa fille quitter la maison paternelle pour se donner à Dieu, en des circonstances qui ont inspiré à son cœur partagé entre le désespoir et la résignation, dans les dernières pages des Moines d’Occident, des accents d’une inimitable éloquence, M. Jules Simon était auprès de lui. Il connut ses angoisses et partagea ses larmes. La mort seule dénoua cette amitié, née sur les champs de bataille de la politique, qui, le combat fini, avait uni à jamais les belligérants de la veille.

En 1850, après avoir passé par le Conseil d’État, et la législative qui choisissait alors les conseillers ne l’ayant pas réélu membre de cette assemblée, M. Jules Simon, rentré dans la vie privée, avait repris son cours à la Sorbonne. C’est là que le surprit le coup d’État de décembre. Il protesta, nous l’avons dit ; il refusa de prêter serment au régime nouveau, et considéré comme démissionnaire, il se trouva tout à la fois hors de la politique et hors de l’Université.

Mais la plume lui restait, la plume et la parole, instruments redoutables dont il allait pendant plusieurs années faire usage contre le gouvernement impérial.

D’abord, il parut vouloir se recueillir dans l’étude, laisser passer les premiers temps du régime nouveau, attendre que le pays qui, dans un jour d’alarmes, avait acclamé l’avènement d’un pouvoir sans contrôle, eût recouvré quelque sang-froid et compris les périls du gouvernement personnel. C’est alors que commença cette série de beaux livres : le Devoir, la Religion naturelle, la Liberté de conscience, la Liberté, l’Ouvrière, l’École, qui allaient consacrer la réputation de l’écrivain. La liste en est longue. M. Jules Simon a abordé la plupart des grandes questions philosophiques et sociales. Il les a exposées, raisonnées, commentées, plus encore en moraliste qu’en savant, avec une grande indépendance, et, chose à remarquer, avec un respect singulier pour les doctrines qui n’étaient point siennes. Là encore se manifestaient sa modération, sa tolérance. Il n’était intraitable qu’au despotisme.

C’est durant la même période qu’il entreprit les excursions oratoires en Belgique, d’où naquit sa popularité. Un de ses plus beaux livres, la Liberté de conscience, est justement le fruit d’une de ces excursions.

C’était en 1856, au moment où, en Belgique, les luttes entre catholiques et libéraux menaçaient de prendre, par leur violence, les proportions d’un malheur public. D’un côté, l’épiscopat ardent à la bataille, défendant les idées ultramontaines ; de l’autre, les universités revendiquant les droits de la libre pensée. Celle de Gand surtout s’était vivement engagée dans le combat. Dans la ville, partagée en deux camps, ce n’étaient que récriminations et querelles, qui se perpétuaient et s’envenimaient, les plus illustres professeurs ne voulant pas laisser passer sans réponses les lettres épiscopales et y répondant avec une extrême passion.

C’est alors que le bourgmestre de Gand eut l’idée de s’adresser à M. Jules Simon dont l’autorité était déjà grande en Belgique, dans les villes où il avait parlé, et de lui demander de venir contribuer à la pacification du pays, en répondant au nom des uns ce qui devait être répondu aux autres, et en apportant dans son argumentation cette modération de fond et de forme qu’on ne pouvait obtenir des combattants eux-mêmes.

M. Jules Simon hésita un moment. Il ne pouvait qu’être du côté des libéraux ; mais il redoutait que ceux-ci le trouvassent trop impartial, trop calme, trop respectueux du droit de tous. Le bourgmestre lui ayant donné l’assurance qu’il serait suivi, il partit et fit à Gand les quatre conférences réimprimées ensuite sous ce titre : la Liberté de conscience. Le succès fut retentissant et le but atteint.

Nous ne voulons pas entrer dans l’appréciation des idées émises par M. Jules Simon dans ce livre comme dans d’autres. Il considérerait comme une flatterie indigne de lui une affirmation qui tendrait à établir son infaillibilité. Mais ce qu’on peut dire de son œuvre écrite, sans manquer à la vérité, c’est que les principes qu’elle résume ne sont injurieux pour aucune école, ni attentatoires à aucune liberté. C’est l’opinion d’un esprit indépendant, librement et noblement exprimée en des pages, modèles de mesure et de style, vivifiées par l’accent d’une conviction profonde et d’une tolérance généreuse.

Les questions de religion et de morale n’étaient pas seules à passionner M. Jules Simon. Outre les questions de politique que les lois édictées contre la pensée ne permettaient pas de débattre en toute liberté, il s’attachait aux grands problèmes d’organisation sociale, aux intérêts des classes pauvres, à la vie de l’ouvrier. C’est ce goût pour ce qui touche le socialisme qui déjà le conduisait dans les centres industriels, fixait son esprit sur les moyens d’améliorer le sort des travailleurs, le rendait populaire parmi eux.

On a pu lui reprocher alors de leur parler plus volontiers de leurs droits que de leurs devoirs et de contribuer ainsi à exalter des ardeurs qu’il eût été mieux de contenir. Assurément, quiconque prend en main la cause populaire est exposé à devenir, à son insu, le flatteur de ceux qu’il cherche à éclairer. Pour porter la lumière dans leur esprit, il faut d’abord gagner leur confiance, et, pour la gagner, cette confiance nécessaire, il faut les entretenir de ce qu’ils peuvent plus encore que de ce qu’ils doivent. La tentative n’est pas sans péril, et peut-être la démocratie moderne est-elle aujourd’hui, dans ses victoires mêmes, la victime des apologies dont elle fut l’objet à l’époque de ses revers. Il ne serait pas juste cependant de prétendre que M. Jules Simon a été un apologiste sans prudence. Ses belles études répondent. Mais l’eût-il été, comme d’autres qui, plus tard, l’ont regretté, il aurait encore, comme eux, cette excuse, que le régime de décembre n’avait pas laissé à ses adversaires le choix des armes. Tout combattant était tenu de prendre celles qui lui tombaient sous la main. De là, des complicités et des coalitions qui, plus tard, se sont bruyamment brisées, quand les chefs triomphants ont tenté de réprimer des écarts au déchaînement desquels ils n’étaient pas étrangers.

Sous l’empire, les partisans des monarchies disparues étaient heureux d’applaudir à l’opposition de M. Jules Simon. L’empire tombé, ils se sont trouvés unis contre l’ami des mauvais jours devenu leur adversaire, et voilà qu’aujourd’hui ils se trouvent de nouveau rapprochés de lui. Tout cela est logique, tout cela est humain et n’offre rien qui ne se soit passé dans tous les temps et dans tous les pays.

En ces jours non encore oubliés, quoique lointains, M. Jules Simon, déjà chef dans l’armée démocratique, eut peut-être quelque mérite à ne pas sacrifier aux suspicions et aux préjugés de son parti les amitiés qu’il s’était faites parmi les hommes des anciens régimes dépossédés et vaincus et comme lui défenseurs malheureux, mais non découragés, de la liberté. C’est elle qu’il défendait avec eux aux heures de dictature victorieuse, comme c’est elle qu’il croyait défendre quand, plus tard, il combattit contre eux.

L’heure approchait cependant où M. Jules Simon allait prendre aux luttes de la tribune une part plus active. Longtemps étouffée sous le régime impérial, la vie politique recommençait, l’opposition parlementaire réduite aux Cinq s’étendait peu à peu à la presse. Ce n’était encore qu’un commencement timide, plein de craintes et d’hésitations ; mais le pays reprenait conscience de sa force, et le peu qu’il reçut des décrets de novembre 1860, devenait beaucoup. Trois ans après, en mai 1863, les électeurs de la huitième circonscription de la Seine envoyaient M. Jules Simon au Corps législatif.

C’est le privilège de la cause libérale de n’être jamais si pure, si belle, si grande que lorsqu’elle a contre elle les législateurs et les lois. Elle est alors comme une victime touchante, ennoblie par les sacrifices qu’elle exige de ses défenseurs. Elle leur inspire les stratagèmes les plus ingénieux, des dévouements admirables ; elle met le désintéressement dans leur âme, l’éloquence sur leurs lèvres. Les efforts qu’on tente pour elle se décuplent, et, pour être son avocat, il faut plus de talents et plus de vertus que lorsque, souveraine et triomphante, elle devient aux mains de ceux qui se disent ses champions un instrument d’ambition et de fortune.

La carrière politique s’ouvrait devant M. Jules Simon dans un de ces moments qu’on est tenté, malgré tout, d’appeler des moments heureux, tant sont vivifiantes les espérances qui gonflent les cœurs, généreuses les ardeurs qui passent à travers la nation et créent l’union entre des hommes d’opinions diverses, prêts à sacrifier leurs préférences pour ne se souvenir que des périls que court la liberté. On devinait que c’en était fait du régime autoritaire et du gouvernement personnel, que l’empire devait fatalement revenir à la vérité parlementaire, et que s’il n’était pas assez fort pour la supporter, il n’avait plus qu’à disparaître.

M. Jules Simon s’élança dans l’arène ouverte à ses ardeurs plein de confiance dans l’avenir. Il était en pleine maturité de son talent, riche des forces accumulées pendant les jours de retraite. Ce sont là les belles années de sa vie. Toujours sur la brèche, il revendique la liberté de la presse, le développement de l’instruction publique, la liberté commerciale. Il parle sur la question romaine, il demande la séparation de l’Église et de l’État, la suppression du délit d’offense à la morale publique et religieuse.

On peut ne pas tout approuver dans son langage ; et lui-même aujourd’hui est-il peut-être tenté de penser que quelques-unes de ses revendications étaient au moins imprudentes, plus réalisables en théorie qu’en pratique et que, s’il appartient aux oppositions de les faire entendre, il est moins aisé aux gouvernements d’y faire droit. Oui, dans cette longue campagne poursuivie à la tribune, à travers mille difficultés, devant une majorité intolérante, en présence d’un ministère irresponsable, au-dessus duquel passent les critiques pour aller frapper plus haut, et sous la surveillance d’un président maître souverain des débats, on peut, disons-nous, ne pas tout approuver ; mais il faut tout admirer, car jamais l’art de l’orateur ne s’est manifesté avec plus d’habileté, d’ingéniosité, d’audace et de courage. À cette Chambre qui voudrait ne pas entendre il s’impose ; à ce président toujours aux aguets, il échappe, et, comme on peut tout dire quand on sait le dire, il dit tout.

Celui qui écrit ces lignes était alors et fut longtemps, de par ses fonctions, l’auditeur forcé de M. Jules Simon, auditeur plus attentif que les autres, puisqu’il avait pour mission de recueillir le langage des orateurs. Il se souvient encore, il se souviendra toujours de ces séances solennelles en qui se résumait toute la vie politique d’un grand peuple. Ils étaient là quelques-uns dont les paroles remuaient les cœurs, les faisaient vibrer d’enthousiasme ou d’indignation. On en avait entendu avant, on en entendit depuis d’aussi éloquentes, prononcées dans des circonstances plus mémorables ou plus tragiques. Mais celles-ci paraissaient aussi éloquentes que les plus éloquentes, parce qu’elles représentaient tout ce que la dictature impériale accordait à la France de vie publique.

M. Jules Simon ne possédait ni la dialectique serrée de M. Thiers, ni l’acerbe rhétorique de M. Jules Favre, ni la verve endiablée de M. Ernest Picard, ni l’éloquence musicale de M. Émile Ollivier. C’était tout cela et autre chose que cela, une émotion pénétrante et communicative, montant lentement, au fur et à mesure que la voix, faible d’abord, se grossissait en se gonflant de larmes, et tout à coup, éclatait dans un cri de colère, pour s’affaiblir ensuite épuisée par l’effort. Puis l’orateur continuait, insinuant, souple, se servant de son organe comme d’un instrument, modulant des sons, en tirant des effets inattendus, merveilleux dans l’attaque, doux au début, impétueux à la fin, incomparable dans la réplique, quand ayant saisi tous les arguments de l’adversaire, tour à tour, il les broyait, enfermant sa pensée dans une forme claire, portant l’empreinte du grand art, et assez maître de soi pour ne défigurer jamais par une expression exagérée ou mal sonnante l’harmonie de son discours.

Il porta ces mêmes qualités oratoires dans les réunions publiques où, vers les dernières années de l’empire, il se fit entendre. Il y porta quelque chose de plus, un courage personnel que ne semblait pas promettre son accent lamartinien. Dans ces assises d’une démocratie souvent grossière, toujours soupçonneuse, défiante et irritable, il lui arriva mainte fois d’avoir à répondre à des questions injurieuses. Il le fit toujours avec un grand calme et un beau sang-froid, le même sang-froid et le même calme dont il fit preuve le 31 octobre 1870, durant les quelques heures où, prisonnier des bandes de Flourens, le fusil des émeutiers sur la gorge, il vit la mort menaçante devant lui et devant ses collègues du gouvernement de la Défense nationale.

À cette date du 31 octobre, il était au pouvoir depuis le 4 septembre. Cette partie de sa vie est encore si proche de nous qu’il n’y a pas lieu d’en raconter les détails, alors surtout qu’il en a lui-même écrit le récit dans ses Souvenirs du quatre septembre, complétés par les deux volumes intitulés Le gouvernement de M. Thiers. C’est là qu’il faut étudier la vie de M. Jules Simon depuis la chute de l’empire jusqu’à la chute de M. Thiers.

Ces pages sont éloquentes comme un plaidoyer ; on les sent sincères comme une confession. Ce n’est plus seulement l’histoire d’un orateur, c’est celle d’un homme de gouvernement obligé d’agir, au milieu d’événements qu’on peut considérer comme les plus dramatiques de l’histoire contemporaine. Quelque opinion qu’on professe, M. Jules Simon, entrevu à travers ces pages historiques, inspire la sympathie ; on le suit avec un intérêt passionné durant cette journée du 4 septembre où, esclave de la discipline, il se trouve porté au pouvoir dans des circonstances qu’il n’avait ni souhaitées ni provoquées. On le suit pendant le siège de Paris, si plein de péripéties et de désastres, élevant son patriotisme à la hauteur de nos revers. On l’accompagne dans ce voyage de Bordeaux où à force de fermeté, de présence d’esprit, de vaillance, résolu à obliger M. Gambetta à se soumettre ou à se démettre, il lui arrache sa démission. On le voit appelant « les forces morales de la France » au secours de la civilisation et de la patrie contre la commune, et enfin, s’incarnant, avec le titre de ministre de l’instruction publique, dans le gouvernement de M. Thiers.

Les partis aigris, vaincus, divisés ont apprécié diversement la conduite de M. Jules Simon, au cours de ces heures agitées et troublées. Nous, nous ne nous rappelons que son énergie contre l’insurrection. Il fut alors, au premier chef, un homme d’ordre et un homme de gouvernement.

Son rôle, comme ministre de l’instruction publique et des cultes, sous la présidence de M. Thiers, fut considérable. Ce rôle ne fut pas moindre quand, après le 24 mai, M. Jules Simon se trouva rejeté dans l’opposition. Mais il faut passer sur ces incidents de sa vie publique et arriver à l’événement qui en constitue le principal épisode. Nous voulons parler du 16 mai.

Elu sénateur inamovible le 16 décembre 1875, le jour même où l’Académie française l’appelait au fauteuil de M. de Rémusat, M. Jules Simon, après une année passée à la direction politique du journal le Siècle, avait été appelé au pouvoir par le maréchal de Mac-Mahon, le 13 décembre 1876. Dans le programme qu’à son avènement il communiqua aux Chambres, il présentait son ministère où figuraient avec lui le duc Decazes, M. Léon Say et M. Martel, comme « franchement républicain, résolument conservateur, dévoué à la liberté de conscience et respectueux de la religion ». Cependant, cinq mois après, au moment même où M. Jules Simon, refusant de se laisser mettre en tutelle par la Chambre des députés, commençait à se voir acculé à la dissolution, il recevait la fameuse lettre du président de la République, présente encore à toutes les mémoires.

Cette lettre, il est bien vrai de dire qu’aucun fait ne la justifiait. Pour la comprendre, il faut se rappeler le peu de goût que le Maréchal professait pour le président du conseil, son désir toujours plus vif de gouverner avec des hommes de son choix, recrutés uniquement parmi ses amis, surtout à l’approche des élections municipales, d’où dépendait le résultat des élections sénatoriales ; les illusions qu’il conservait sur l’état politique du pays, et surtout la sourde irritation que lui causaient, depuis la chute de M. Dufaure, les votes successifs de la Chambre, et ce qu’il appelait à tort la complaisance de M. Jules Simon pour elle.

La lettre écrite par le Maréchal au président du conseil fut apportée au ministère de l’intérieur dans la soirée du 15 mai. M. Jules Simon était sorti. Elle ne lui fut pas remise quand il rentra, à cause de l’heure avancée. Elle passa la nuit sur son bureau où il la trouva de bonne heure, le lendemain, en se mettant au travail. Sa stupéfaction, sa colère n’eurent d’autres témoins que les personnes de son entourage intime. Mais il était indigné par ce qu’il considérait comme une injustice. Cependant, quand il se rendit chez le Maréchal pour lui apporter la démission motivée qu’il venait de rédiger, il conserva tout son calme. L’entrevue ne pouvait être très cordiale. Le Maréchal exposa brièvement ses griefs ; M. Jules Simon établit qu’ils étaient sans fondement et on se sépara sans s’être expliqué sur le fond. Il n’y avait pas d’explication possible.

On a souvent reproché à M. Jules Simon de s’être montré, dans ces circonstances, trop facilement résigné. On a dit que s’il avait pris une autre attitude, que s’il s’était publiquement révolté contre un traitement qu’il ne méritait pas, que s’il en avait appelé devant les Chambres des reproches qui lui étaient adressés par le Président de la République, les choses eussent changé de face et que l’injure imméritée qu’il avait reçue se serait tournée en triomphe personnel. Cela est possible. Mais on doit supposer que s’il ne recourut à aucun moyen propre à accroître l’éclat de ces retentissants incidents et s’il renonça à se défendre, c’est qu’il savait ne pouvoir compter sur la majorité hostile et défiante dont le Maréchal l’accusait de s’être fait le complaisant. Il était, d’ailleurs, à une de ces heures où le caractère odieux des malentendus nés de la politique, l’âpreté des haines, l’iniquité des partis apparaissent dans toute leur horreur. Ils lui faisaient considérer une retraite immédiate comme un bien sans prix. Il n’eut pas l’énergie nécessaire pour essayer une résistance qui eût modifié les événements, et il abandonna la partie sans autre protestation que la lettre écrite par lui au président de la République.

Il y a lieu de placer ici un trait assez piquant et qui indique en quelle estime le Maréchal tenait le ministre dont il venait de se séparer avec plus de brutalité que d’habileté.

On sait que lorsqu’un ministre de l’intérieur se retire il est obligé de soumettre à l’approbation du chef de l’État un tableau indiquant l’usage qu’il a fait des fonds secrets pendant la durée de son administration. M. Jules Simon, en quittant le pouvoir, se conforma à cette coutume. Mais, comme il ne voulait pas se retrouver en présence du Maréchal, il lui envoya l’un de ses fils.

Ce dernier se présenta donc à l’Élysée porteur de l’état des fonds secrets employés par son père. Le Maréchal prit cet état, et y apposant aussitôt la signature qui déchargeait la responsabilité du ministre démissionnaire : « Vous êtes témoin, dit-il au fils de M. Jules Simon, que je signe ces papiers sans les regarder. »

Et, vingt-quatre heures après, c’est à M. Jules Simon qu’il faisait d’abord connaître la composition du nouveau cabinet, en lui écrivant à peu près ceci : « Vous êtes le premier à qui je veux apprendre quels hommes j’ai choisis pour vous succéder. »

Malheureusement, ces attentions n’enlevaient rien à l’injustice du procédé. Il ne semble pas cependant que M. Jules Simon en ait gardé rancune aux hommes que le 16 mai mit au pouvoir à sa place. Dans des circonstances mémorables, lorsque la liberté individuelle et la liberté de l’enseignement se sont trouvées en péril, il s’est mis en avant pour les défendre, fidèle à son passé, sans être arrêté dans son élan par la crainte de rencontrer ses principaux alliés pour cette campagne parmi ses adversaires de la veille. On l’a vu alors déployer toutes les ardeurs de son éloquence pour combattre l’article 7 et les lois existantes, et c’est au nom de la liberté que ce libre penseur s’est fait l’avocat des congrégations religieuses.

Nous avions donc raison de dire, en commençant, que ce qui domine la vie de M. Jules Simon et en crée l’unité, c’est l’infatigable constance qu’il a mise au service de la cause libérale. Libéral et tolérant dans ses actes politiques, libéral et tolérant dans ses écrits, c’est ainsi que se résume, parmi les événements auxquels il fut mêlé, sa conduite pendant un demi-siècle.

M. Jules Simon touche à sa soixante et dixième année. L’âge n’a rien pu contre son tempérament vigoureux ni contre la lucidité de son cerveau. C’est hier qu’à la tribune du Sénat il retrouvait les superbes accents de sa maturité ; ceux qui l’entendaient se croyaient reportés à quinze ans en arrière et revoir l’orateur, au Corps législatif, debout à son banc de député, revendiquant sans relâche les libertés nécessaires. C’est hier aussi qu’il publiait ce beau livre, Dieu, Patrie, Liberté, où se retrouvent exposées et éloquemment commentées les trois idées morales qui ont été l’assise de sa vie de politique et d’écrivain. Ce grand lutteur n’a pas désarmé ; demain le retrouvera prêt à de nouveaux combats. Il est de ceux qui luttent jusqu’à leur dernier souffle.

Si la politique ne l’a plus tout entier ni autant qu’autrefois, les lettres, en revanche, l’ont retrouvé. Homme de lettres, il l’est à l’Académie française, où nul n’est plus assidu que lui ; il l’est à l’Académie des sciences morales et politiques, qui l’a choisi à la presque unanimité pour secrétaire perpétuel ; il l’est dans ce riant salon de la place de la Madeleine, où il habite depuis trente ans, sous les toits, dans un merveilleux encombrement de livres et de papiers, ses instruments d’études, et dont tout ce qui a été illustre, en ce temps, a franchi le seuil. Hommes de lettres ! C’est justement là ce qui fait de ce vaincu, — car il n’est plus, lui aussi, qu’un vaincu, — un privilégié. Dans sa défaite, les lettres lui sont restées, amies fidèles et qui ne trahissent pas, consolatrices divines qui versent au cœur troublé la sérénité, qui soufflent à l’homme l’esprit de justice et de tolérance, et sont entre les âmes un trait d’union fécond et fort. Ce sont elles qui rendent M. Jules Simon indulgent et résigné, et, au soir de sa vie, lui font juger sans colère et sans amertume les adversaires des jours belliqueux, dont quelques-uns l’aiment et qui tous l’admirent, dans son existence de sage, modeste et familiale, embellie par le prestige d’une gloire méritée.