Jules Lemaître/Jules Lemaître

E. Sansot et Cie Éditeurs (Les Célébrités d’aujourd’hui) (p. np-20).


JULES LEMAÎTRE



J ules Lemaître est né à Vennecy, dans le Loiret, le 27 avril 1853. Son père était maître d’école et c’est de lui, à Tavers, près de Beaugency, qu’il reçut les premiers rudiments d’instruction et que s’ébattirent ses jeunes années dans la fraîcheur bienfaisante des campagnes tourangelles dont le charme ne devait, dans le cours de son existence, cesser de s’exercer sur son âme à jamais éprise. À chaque instant, dans le cours de ses écrits, le souvenir le hante de ces jeunes années fécondes en joies simples et diverses, et quelque part il nous raconte avoir figuré dans le cortège d’une Fête-Dieu où il représentait le petit Saint-Jean-Baptiste conduisant un mouton tout frisé comme lui.

Il serait attrayant, si nous en avions le loisir, de constater ici la communauté provinciale de Jules Lemaître avec Rabelais et avec Balzac, et nous pourrions peut-être, avec un peu de soin, rechercher les affinités de l’auteur des Contemporains avec celui de Pantagruel et celui de la Comédie humaine ; mais qu’on nous permette de laisser à d’autres le souci compliqué de ces rapprochements.

De l’école paternelle, Jules Lemaître fut envoyé au petit séminaire de la Chapelle Saint-Mesmin, et il y regretta le village quitté, n’étant ni choyé ni bien vu de ses maîtres qu’il embarrassait par trop de précocité. Dès la sixième, il se mêlait de faire en cachette de mauvais vers latins. Ce méfait et quelques autres du même acabit, lui valurent d’être renvoyé chez ses parents auxquels, avec quelque terreur, le directeur déclara que leur fils serait un autre Renan.

Jules Lemaître fut alors placé au collège de Notre-Dame-des-Champs où il prépara son baccalauréat qu’il passa en juillet 1871. L’année suivante, après avoir suivi, comme interne à l’institution Massin, les cours du lycée Charlemagne, il fut reçu aux examens d’admission à l’Ecole Normale supérieure. Il y entra en 1872 et en sortit trois ans plus tard agrégé des lettres.

« Je l’ai connu, dès ce temps-là, écrit Hugues Le Roux[1], par un hasard de vie. Il sortait de l’École normale ; il devait avoir dans les 22 ans. Il venait, pour ses débuts, d’être nommé professeur de rhétorique au Lycée du Havre. Ses élèves, dont je fus, avaient bien juste cinq ou six ans de moins que lui, et ils l’adoraient. C’est que, tout de suite, avec cette finesse qu’ont les enfants pour peser les hommes, nous avions senti que celui-là était un cerveau d’élite. De ma vie, je n’oublierai la première classe. On rentrait de vacances ; chacun de nous avait lu, au gré de sa fantaisie, les livres vers lesquels le poussait son goût. Lemaître voulant juger du degré de nos curiosités nous demanda dès l’abord : « Quels sont les auteurs que vous préférez ? » Pour faire sa cour, le fort en thème de la classe dit : « Je préfère La Fontaine à tous les écrivains. » — Sans doute, répondit Lemaitre d’un ton détaché ; mais quelle singulière idée d’écrire des fables ! » La classe resta bouche bée. On flaira que le nouveau maître n’avait pas les préjugés des gens en toge que nous avions connus jusque-là, qu’il nous dispenserait des admirations convenues et qu’on pourrait laisser tout cela au vestiaire. » Cette anecdote des débuts de Jules Lemaître dans la carrière du professorat caractérise déjà l’homme qui occupera, à quelque temps de là, un fauteuil de critique dans la presse parisienne et s’y assoiera si commodément, parmi ses devanciers, sans nul souci de leurs méthodes étroites et surannées.

Il était encore au Havre lorsqu’il fit ses débuts de publiciste et d’emblée il attira et fixa sur lui l’attention du public par une magistrale étude sur Flaubert parue dans la Revue politique et littéraire (octobre 1879). D’autres études suivirent qui ne furent pas moins goûtées.

En 1880 par un volume : Les Médaillons publié chez A. Lemerre, il se révéla poète, non certes de large envergure ou de raffinement excessifs mais digne de quelque estime. On était loin de la poésie solennelle et subjective de ce Leconte de Lisle dont le poète avait déjà esquissé la figure dans une de ses études de critique, mais il y avait dans ces vers un certain charme de distinction et une pointe d’originalité qui relevaient les thèmes intimes et familiers dont le recueil était formé. À feuilleter aujourd’hui ces pages, nous trouverons peut-être éclairés quelques recoins de l’âme intime du brillant sceptique qu’on a tant célébré. Tour à tour, devant nous, défileront toutes celles qui firent battre son cœur d’étudiant et de jeune professeur, car non moins que François Coppée, et, avec un égal abandon d’intimité et de prosodie, M. Jules Lemaître ne nous en fait mystère :

Dans un pensionnat de fillettes elle est
Sous-maîtresse, De noir vêtue et très jolie,
— Petite mère aimante et qui toujours s’oublie —
Elle excelle à montrer aux enfants l’alphabet.

Nous verrons encore de cruelles couturières se jouer de sa candeur et même parfois des Nini-voyou faire la fête avec le poète, car, nous déclare-t-il,

Au fond, nos désirs jamais las
Ont soif d’infini. Plus de doutes
Jeunes filles je vous veux toutes
Et c’est stupide n’est-ce pas ?

Mais un peu plus loin, notre don Juan se fait plus raisonnable et plus pratique :

C’est une bizarre infortune
D’aimer vingt filles ; et je vais
Tout simplement en aimer une.
Rien qu’une pour avoir la paix.

M. Mendes peut-être aurait été moins réservé. Mais en même temps que celles de l’éternel féminin — heureusement pour ses admirateurs naissants — M. Lemaître avait d’autres hantises et en quelques sonnets qui, sous le titre de Lares, forment la seconde partie du volume, on voit le critique buriner quelques médaillons dont plus d’un est définitif, tel celui sur Racine.

En 1880, alors que son premier livre voyait à peine le jour, Jules Lemaître était nommé maître de conférences à l’École supérieure des lettres d’Alger. Il partit sans enthousiasme et trouva sans attraits l’azur trop cru de l’Algérie. Le Français et le Tourangeau regrettaient les vertes campagnes natales, et en de négatives Orientales il chanta sa nostalgie de sa chère Touraine, « où sur l’or des sables fins s’étale la Loire lente, honneur du vieux pays gaulois. » Ses doléances furent entendues et notre Tourangeau était, après deux ans, chargé de cours à la chaire de littérature française de la Faculté des lettres de Besançon. Il y séjourna peu et ayant passé sa thèse de Doctorat[2] il fut, en 1884, nommé professeur à la Faculté des lettres de Grenoble. Entre temps le critique littéraire continuait à la Revue Bleue sa brillante collaboration et avec tant de bonheur qu’ayant jeté aux orties son froc d’universitaire il prit en 1884 le chemin de Paris. Comme s’il y était attendu, on lui offrit aussitôt aux Débats le siège envié de critique théâtral qu’y laissait vacant la mort de J. -J. Weiss. Sarcey vit dès lors légèrement pâlir son prestige de roi de la critique parisienne, car la faveur du public fit d’emblée de Lemaître un prince du même royaume.

Et les Contemporains continuaient à défiler dans sa galerie. Son étude sur Renan fut goûtée comme un chef-d’œuvre du genre et à bon droit, car tout Lemaître se reflète dans ce portrait à la fois familier et profond de l’auteur de la Vie de Jésus dont l’influence fut si sensible sur lui, chacun l’a reconnu, et lui-même n’a pas craint, à maintes reprises, de confesser son « renanisme. » D’autres étudesne furent pas sans exciter une presque égale estime dans le public des lettrés, telles celles qu’il consacra à M. Brunetière, à Émile Zola, à Huysmans. On n’était point accoutumé à une pareille désinvolture dans les jugements littéraires, à une franchise si absolue et si souple, à une compréhension à la fois si profonde et si diverse. — Et les articles succédèrent aux articles, les études aux études, et la renommée du jeune critique ne faisait que croître. « La veine était si franche, la source si vive, si jaillissante, si limpide jusque dans son trouble ! Elle laissait si clairement transparaître l’ondoyante agitation et les replis secrets d’une curiosité ardente à se répandre, à voir, à comprendre, à jouir et en même temps déconcertée parfois et comme désenchantée, parce qu’elle avait vu et compris, hardie et pleine de scrupules, heureuse et inquiète[3]. »

En dépit de son éducation classique et de ses liens récents avec l’Université, Jules Lemaître ne se crut pas tenu, comme ses confrères, de continuer dans sa carrière de publiciste la culture des classiques et d’en révéler une fois de plus à ses contemporains les mérites incontestés. Si au cours de ses feuilletons dramatiques il eut l’occasion de parler maintes fois de Molière, de Corneille, de Racine et de quelques autres, ce fut avec un moindre enthousiasme qu’à étudier les œuvres des récents écrivains. Pour Racine certes il montra toujours un culte fervent et dans sa prose de feuillettoniste il confirma le goût intime qu’un sonnet de ses Médaillons nous avait accusé pour l’auteur de Phèdre, mais à l’égard de Corneille il en usa avec quelque sans façon, déclarant un jour aux lecteurs de son feuilleton qu’il fallait « un courage presque cornélien pour s’enfermer avec Corneille quand on est si bien dehors, et c’est là, ajoutait-il, un de ces actes qui font honneur à la nature humaine. » Vis-à-vis de nos autres génies surannés il ne montre, à l’occasion, pas plus de révérence. Il leur préfère le simple talent des écrivains plus proches de lui. Dans son étude sur M. Brunetière[4] il ne craignait pas de le déclarer sans ambages : « Sincèrement, J’ai beau faire, j’ai toujours besoin d’un effort pour lire Bossuet. Il est vrai que dès que j’en ai lu quelques pages, je sens bien qu’après tout, il est, comme on dit aujourd’hui « très fort », mais il ne me fait presque pas plaisir, tandis que souvent, ouvrant au hasard un livre d’aujourd’hui ou d’hier (je ne dis pas n’importe lequel, ni le livre d’un grimaud, ni d’un sous-disciple) il m’arrive de frémir d’aise, d’être pénétré de plaisir jusqu’aux moelles, — tant j’aime cette littérature de la seconde moitié du XIXe siècle, si intelligente, si inquiète, si folle, si morose, si détraquée, si subtile, tant je l’aime jusque dans ses affectations. »

Tels écrivains pourtant n’eurent pas le don de conquérir ses faveurs, peut-être pour les uns parce qu’ils n’étaient ni assez inquiets ni assez subtils, ni assez détraqués : Georges Ohnet entre autres, dont l’exécution est restée célèbre dans les fastes de la Critique, et Joséphin Soulary, le faiseur de sonnets, et la comtesse Diane, et plusieurs encore connurent l’étendue du crédit du critique par le discrédit où les plongea son impitoyable sévérité ; peut-être pour les autres parce qu’ils l’étaient trop, comme Stéphane Mallarmé, comme Maeterlinck vis-à-vis desquels il ne marqua qu’une estime modérée. Pourtant à l’égard de ce dernier il eut des correctifs. Pour qui d’ailleurs n’en eut-il pas ? Pour qui ses jugements furent-ils autres que relatifs, que panachés d’amendements et de restrictions et de scrupules ?

Et c’était là le charme essentiel de cette critique impressionniste, toute faite de contradictions agréablement amenées et habilement justifiées entre elles. Ses articles n’étaient peut-être pas, aussi géométriquement qu’on l’a dit, divisés en trois parties « dont l’une était la contre-partie de l’autre et dont la troisième détruisait les deux premières[5] », ils se distinguaient plutôt par le mépris de toute géométrique distribution. C’était là un jeu par lequel, paraît-il, tout en conquérant la faveur du public il a chagriné quelques esprits sérieux. On nous l’a dit, il faut le croire, sans trop s’en étonner, car ces « esprits sérieux », ses maîtres sans doute, et ses ex-condisciples de la rue d’Ulm, ne pouvaient, en effet, voir d’un cœur léger un des leurs faire ainsi bon marché des traditions immuables de la vieille École. Le délinquant n’en eut cure et il continua ainsi à faire défiler devant nous œuvres et écrivains, pour nous montrer, avec la même désinvolture d’épicurien clairvoyant, les facettes diverses de leurs mérites et de leurs tares. Dès l’année 1886, ces études furent réunies et publiées en volumes. Celles qui touchaient à la scène avaient pour titre : Impressions de Théâtre[6]et forment actuellement dix volumes. Les autres, sous le titre :Les Contemporains[7] en comprennent sept,

Mais encore que pour son majeur agrément il l’eût transformé en une élégante badine, le sceptre de la critique était insuffisant à son ambition littéraire. En étudiant les créations des autres, le désir lui vint de faire comme eux et de créer aussi. Le roman d’abord l’avait tenté et en attendant les Rois, il avait donné quelques nouvelles publiées sous le titre de l’une d’elles, Serenus, un chef-d’œuvre. Dans les Rois, quelques années plus tard, il se révéla romancier : l’auteur s’y posait la question du destin des rois dans les sociétés démocratiques et, aux situations d’un drame poignant il sut allier une grande profondeurde jugement sur l’évolution sociale de l’heure présente.

Mais à s’asseoir chaque jour aux premiers rangs de l’orchestre, le théâtre s’offrait à lui plus aisément : il n’avait pour franchir la rampe qu’un pas à faire, et, ce pas, il le fit en 1889, ayant sous son bras une pièce en 4 actes : Révoltée, qui fut représentée à l’Odéon. Ce n’est pas sans quelques appréhensions que ses amis voyaient le critique des Débats s’exposer à son tour aux critiques, aux représailles peut-être de maints auteurs pour lesquels ses jugements avaient manqué de tendresse. Il n’en fut rien. Si le succès ne fut pas éclatant, il fut honnête ; si la critique ne fut pas enthousiasmée elle fut suffisamment louangeuse. Francisque Sarcey, après avoir déclaré que l’œuvre était « d’une singulière inexpérience et d’une rare maladresse », reconnaissait qu’elle témoignait « d’un goût rare d’observation vraie et d’un sens singulier de la vie moderne. » Se critiquant lui-même, l’auteur n’hésitait pas dans son feuilleton des Débats à blâmer son quatrième acte. Après avoir analysé son œuvre il concluait : « Vous voyez que ce dernier acte est fort médiocre… maintenant j’en conçois un autre meilleur, et où pourtant André ne mourrait point… mais il est trop tard. »

Le Député Leveau qui fut représenté l’année suivante au Vaudeville marquait plus de sûreté dans le métier dramatique sans que cela veuille dire que J.  Lemaître se montrât obéissant observateur des lois et des conventions scéniques. « Cela n’est pas du théâtre », prononçait Sarcey. — Je m’en moque, répondait Lemaître, si c’est de la vie. »

Et c’est bien de la vie en effet, c’est de la vie transposée, de la vraie vie, « avec ses fièvres latentes et ses éruptions hardies, sans prétention aux mystères de l’analyse psychologique, comme sans réserve de pruderie[8]. » C’était bien de la vie que le Député Leveau, comme le furent toutes — ou presque — les pièces qui suivirent : Mariage blanc (1891), Flipote (1893), Les Rois (1898), l’Age difficile, le Pardon (1895), l’Aînée (1898).

Ce n’est point le lieu ici d’étudier en détail chacune de ces pièces, nous voulons nous borner à en indiquer les caractères généraux. Il se peut que Jules Lemaître n’ait point, à proprement parler, le « don de la création dramatique » mais, outre que c’est là un cliché bien suranné, il n’est, en tout cas, point douteux que Jules Lemaître, au théâtre comme ailleurs, possède le don du charme et celui de l’émotion. Le don de l’émotion, à chaque instant il se révèle, à chaque instant il nous frappe dans chacune de ses œuvres, aussi bien dans le Député Leveau et dans l’Age difficile que dans Mariage blanc et dans Les Rois dont le deuxième acte est un des plus poignants qui aient été écrits depuis que le théâtre existe, et dans Révoltée même son œuvre de début.

Quant au don du charme, à chaque scène il se fait jour et il nous captive, dans le cours de son œuvre dramatique tout entière, par la finesse sérieuse et profonde du dialogue, par l’imprévu des réflexions, par la hardiesse des propos, la nouveauté des situations, par le dilettantisme des personnages essentiels et par l’enjouement de leur scepticisme moins profond que superficiel, car le théâtre de Jules Lemaître, quoiqu’il y paraisse ; n’est point un théâtre frivole. Sous l’auteur comique il y a le moraliste singulièrement délicat sans cesse préoccupé, sous les facettes des mots plaisants, de quelque exceptionnel problème de conscience, de quelque tare sociale, de quelque intime injustice, et c’est, après l’effet charmant mais fugitif des réparties, l’impression dominante qui reste de toute pièce de Jules Lemaître.

Amuser donc ne fut point son seul objectif en allant à la rampe, et, en y apportant encore plus que le petit frisson d’émotion il voulut aussi faire œuvre utile. Mais bientôt il lui parut que même les enseignements du théâtre étaient de portée trop infime et que son rôle d’auteur était trop effacé. Son prestige pourtant n’avait fait que grandir. Depuis 1894 il tenait, à la Revue des Deux Mondes, le feuilleton dramatique ; le 16 janvier 1896 l’Académie Française l’avait admis au fauteuil de Victor Duruy ; la rosette rouge fleurissait sa boutonnière. Futilités que tout cela : l’action sollicitait Jules Lemaître et un beau jour des tréteaux de la rampe nous le vîmes sauter sur ceux de la politique.

D’aucuns — peut-être ses plus fervents admirateurs mais en qui ne vibrent point des âmes d’apôtres — l’en ont blâmé, d’autres les plus nombreux, se contentèrent de s’étonner de voir celui qu’ils considéraient comme un sceptique et un merveilleux dilettante de l’art et de la vie, passer en un champ d’action pour lequel, moins que tout autre, il semblait préparé. Les uns et les autres avaient également tort, car à lire avec clairvoyance les écrits divers issus de sa plume on découvre à chaque instant mieux qu’entre les lignes, affirmation du besoin de croire et la hantise de l’action. M. Anatole France fut un des premiers à s’en aviser alors qu’en notant sur Serenus sa captivante impression, il écrivait en matière de conclusion : « Faut-il agir ? Sans doute qu’il le faut. Rappelez-vous le premier mot prononcé dans le second Faust, par le petit homme que ce famulus Wagner vient de fabriquer avec ses cornues. À peine sorti de son bocal, ce petit homme s’écrie fièrement : « Il faut que j’agisse puisque je suis. » On peut vivre sans penser. Et même c’est généralement ainsi qu’on vit. Il n’en résulte pas grand dommage pour la république. Au contraire, la patrie a besoin de l’action diverse et harmonieuse de tous les citoyens. C’est d’actes et non d’idées que vivent les peuples. »

M. Jules Lemaitre semble avoir suivi l’avis d’Anatole France, son ami d’alors, son condisciple en renanisme aujourd’hui renié.

Déjà en 1890, il semblait caresser l’espoir de fonder un grand parti politique, alors que dans son Député Leveau il faisait dire à la marquise de Grèges : « Ah ! quel rôle pourrait jouer aujourd’hui un homme qui sans s’inquiéter de la partie affirmative des divers programmes, et n’en retenant que les négations, saurait grouper tous les mécontentements, fonder quelque chose comme un parti des honnêtes gens, un parti national !… »

Ce parti rêvé, non certes par ambition, mais avec le désintéressement d’un apôtre, Jules Lemaître commença à le préparer par la publication dans le Figaro (1897) de ses Opinions à répandre où il s’efforçait d’exprimer, disait-il, « : non des idées neuves, mais des idées utiles ». L’écrivain n’a plus en politique le détachement de ses opinions en littérature. Il n’insinue plus, il affirme. On sent qu’il a la conviction d’accomplir désormais un devoir et que le renaniste en lui est mort. Il ne cèle point son goût fervent pour les gens de robe et pour les gens d’épée qu’il considère comme à l’abri de la corruption ambiante : « Il y a, dit-il, chez nous trois classes de citoyens où le niveau de la moralité est demeuré singulièrement honorable : l’université, le clergé et l’armée. »

L’année suivante, avec le concours de MM. Maurice Barrès, F. Brunetière, François Coppée, Godefroy, Cavaignac, Forain, Vincent d’Indy, etc., la Patrie française était fondée et dès lors l’existence de Jules Lemaître devient une existence d’apôtre. Nous ne le suivrons pas dans tous les détails de cette phase nouvelle, dans sa collaboration à l’Echo de Paris, aux Annales de la Patrie Française, nous risquerions de nous égarer et peut-être trouverions-nous quelques reproches à adresser à l’auteur de Serenus, sur des excès de langage trop choquants, comme certain libellé placardé sur ces murs du cinquième arrondissement à l’époque des dernières élections législatives. M. Lemaître est le premier sans doute à regretter ces écarts de plume qu’on est accoutumé à voir signés par d’autres personnalités moins doctrinaires.


Mais M. Jules Lemaître fut-il vraiment le critique anti doctrinaire qu’on s’est plu à saluer en lui en opposition avec M. Brunetière et quelques autres ? — Dans une excellente et perspicace étude qu’il lui a consacrée, M. Ernest-Charles s’est appliqué à rechercher par l’examen de ses écrits, les germes et les caractères précurseurs de l’actuelle attitude de l’auteur des Contemporains. Il a réussi à merveille, en faisant bon marché de son scepticisme superficiel, à en démontrer la parfaite logique. C’est là, sans doute, le dernier mot qu’il importe de retenir de tout ce qui a été dit sur Jules Lemaître. Son scepticisme sur lequel s’est édifiée sa fortune littéraire n’était qu’une vaine apparence dont fut dupe toute une génération. Mais nous ne lui en garderons pas rancune, nous exprimerons plutôt le regret que, par son vouloir, cette vaine apparence se soit trop tôt évanouie.

  1. Portraits de cire, 1891.
  2. Il avait pour sujet de sa thèse française : La comédie après Molière et le théâtre de Dancourt. Sa thèse latine était : Quomodo Cornelius noster aristotelis poeticam sit interpretatus.
  3. Gréard : Réponse à M. J. Lemaître pour sa réception à l’Académie française.
  4. Les Contemporains, Tome I.
  5. René Doumic. Les Écrivains d’aujourd’hui.
  6. 1888-1898.
  7. 1885-1899.
  8. Discours de M. Gréard à la réception de M. J. Lemaître.