Jules Grévy (Delabrousse)

(1846-1919)
A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


JULES GRÉVY


PAR


LUCIEN DELABROUSSE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1882





JULES GRÉVY


Le 30 janvier 1879 restera comme une des dates mémorables de notre histoire. Ce jour-là, M. le maréchal de Mac-Mahon s’est démis des fonctions de président de la République, et il a été remplacé dans cette première magistrature par M. Jules Grévy. La sentinelle des partis monarchiques a cédé la place à un ferme et intègre défenseur des idées républicaines.

Cette bonne nouvelle a été accueillie avec joie par le pays. Un retour offensif de l’ennemi vaincu n’était plus désormais à craindre. Celui que l’Assemblée nationale venait d’élever à la présidence appartenait par ses traditions de famille, par ses convictions, par tout son passé à la République. Avec lui le présent était garanti et l’avenir assuré.

M. Jules Grévy a tout près de soixante-neuf ans, mais il ne porte pas cet âge. Il est de taille moyenne, un peu gros. Il a les larges épaules des habitants du Jura et l’allure leste du chasseur de montagne. La tête est chauve, le visage régulier, le regard à la fois bienveillant et plein de finesse. Jusqu’à ces derniers temps, M. Grévy a porté la barbe courte et taillée en collier ; aujourd’hui il laisse pousser une barbe et des moustaches blanches. Toute sa personne inspire le respect.

Voilà l’homme qui, depuis trois ans, préside aux destinées de la République française. M. Jules Grévy est le fils de ses œuvres. Il est né dans le département du Jura, à Mont-sous-Vaudrey, village de 1,100 habitants, bâti sur une hauteur qui domine la rivière la Cuisance. Son grand-père accepta les fonctions de juge de paix, en 1790, après que l’Assemblée constituante eut procédé à la réorganisation de l’ordre judiciaire. Son père, François-Hyacinte Grévy, partit comme volontaire en 1792, fut élu par ses camarades chef de bataillon, et ne déposa les armes que lorsque l’ennemi, repoussé hors du sol français et vaincu sur son propre territoire, eut été contraint à demander la paix à la République. Il revint alors à Mont-sous-Vaudrey et prit la direction du domaine de sa famille, la Grangerie. Les occupations des champs ne l’empêchèrent pas de veiller à l’éducation de ses trois fils. L’Empire avec sa gloire, la Restauration avec ses tentatives de liberté, n’arrivèrent pas à modifier les opinions du volontaire de 1792. De même que M. Littré le père, dont le nom a été prononcé naguère sous la coupole de l’institut, il garda toute sa vie le culte de la Révolution. « Je ne pense pas, a dit de M. Jules Grévy un homme politique mort depuis plusieurs années, je ne pense pas que personne ait pénétré plus profondément notre grande Révolution de 1789 dans ses diverses périodes. Il a tiré de là une philosophie de l’histoire toute personnelle, laquelle, grâce à la faculté maîtresse de cet esprit, qui est un inaltérable bon sens, s’est trouvée juste sur tous les points. De bonne heure il a jugé les grandes figures et les grands événements de cette tempête avec autant de sang-froid et de sagacité que si lui-même se fût trouvé en plein calme et à la distance historique voulue pour être sûr de son jugement. »

Nul doute que les enseignements paternels n’aient été pour beaucoup dans cette direction d’esprit. Comment le jeune élève du collège de Poligny aurait-il négligé de pénétrer les causes de cette grande révolution politique et sociale qui avait fait des serfs du mont Jura des hommes libres, que son père avait défendue contre les soldats de la coalition et à laquelle il restait inébranlablement attaché ? Le respect du droit, l’amour raisonné et profond de la République, voilà les forces qui ont soutenu M. Jules Grévy dans toute sa carrière. Elles ont fait l’admirable unité de sa vie.

Tel il était en 1839, lorsqu’il défendait devant la cour des pairs Philippet et Quignot, accusés, comme Barbès et Martin Bernard, d’avoir pris part à l’insurrection du 12 mai, tel on le retrouve après 1848, à l’Assemblée constituante et à l’Assemblée législative, en 1868, au Corps législatif impérial, en 1871, à l’Assemblée nationale, en 1876 et en 1877, à la Chambre des députés, en 1879, enfin, à la présidence de la République.

M. Jules Grévy a conquis un rang distingué au barreau de Paris. Il a été placé par ses confrères à la tête de l’ordre, et il est un des bâtonniers dont le souvenir reste vivant au Palais. Ce n’est pas du premier coup néanmoins qu’il est arrivé à la célébrité. Après le 2 Décembre, les clients se sont éloignés de lui, persuadés que la magistrature ne pouvait voir d’un œil favorable l’avocat qui portait le deuil de la liberté. Mais cette impression ne fut pas de longue durée, et bientôt M. Jules Grévy prit sa place parmi les maîtres du barreau.

Un de ses confrères a tracé de lui un portrait à la plume qui est bien ressemblant. « Il plaide, a-t-il dit, avec une simplicité extraordinaire, sans faste, presque sans bruit, comme un homme qui ne s’attache qu’au raisonnement, et ne fait aucun cas du reste. Il parle d’une voix claire, nette, peut-être un peu molle, contraste singulier avec le nerf de sa dialectique ; mais, sous cette parole négligée et comme flottante, on sent bien vite une argumentation de premier ordre. »

Ce qu’a été l’éloquence judiciaire et ce qu’elle doit être, voilà une des questions que M. Jules Grévy a traitées pendant son bâtonnat, aux conférences des avocats stagiaires. Dans la querelle des anciens et des modernes, il a opiné contre les anciens pour les modernes. Il a déconseillé à ses jeunes confrères d’imiter les Grecs et les Romains et les avocats du temps passé. Après avoir montré ce qu’était anciennement l’éloquence judiciaire : « Avec moins de pompe et d’artifice, a-t-il ajouté, la défense judiciaire est aujourd’hui plus naturelle et plus vraie, plus substantielle et plus exacte ; elle est plus dans les choses que dans les mots, dans la discussion que dans la déclamation ; elle est le fruit plus sain de l’esprit plus mûr des peuples modernes.

« Sa forme est l’improvisation. L’orateur qui n’a travaillé que sur les idées se confie pour l’expression à la fortune du moment ; selon un mot heureux, il sait ce qu’il va dire, il ne sait pas comment il le dira. Libre de toute entrave, dégagé de toute forme convenue, il s’abandonne à son inspiration, il est lui-même. Il prend le ton naturel de la conversation qui se prête à tout sans effort, s’élève et s’abaisse, se diversifie avec les sujets et laisse à chacun son originalité. C’est par l’improvisation que l’orateur va droit à ses auditeurs, qu’il entre en communication avec eux, qu’il s’en empare, qu’il agit sur eux, qu’ils réagissent sur lui et que, par cet échange continuel d’impressions, il les met de moitié dans son discours et les entraîne à son but. »

Aussi M. Jules Grévy insistait-il sur l’importance de la réplique, qui seule « place les raisons en présence, qui les oppose les unes aux autres et les met en quelque sorte aux prises. »

Élu président de l’Assemblée nationale en 1871, il n’avait point pour cela délaissé sa robe d’avocat. On apprit un jour qu’il venait de quitter Versailles pour aller plaider dans l’Ouest une affaire civile. Il aimait à se rencontrer avec ses confrères dans les réunions annuelles du barreau, et ceux-ci avaient soin d’inscrire son nom sur la liste des membres du conseil de l’ordre. Il en a été ainsi jusqu’au jour de l’élévation de M. Jules Grévy à la présidence de la République. Ce n’est pas sans un serrement de cœur qu’il apprit que ses fonctions de chef de l’État l’empêchaient de faire partie désormais de ce barreau de Paris où il avait soutenu ses premières luttes et qui naguère l’avait placé à sa tête.

M. Jules Grévy a apporté dans la vie politique les habitudes d’investigation et de travail qu’il avait au barreau. L’auteur des Caractères donne ce conseil aux ministres et aux gens en place : « Ayez de la vertu et de l’humanité ; et si vous me dites : qu’aurons-nous de plus ? je vous répondrai : de l’humanité et de la vertu. » De l’humanité, M. Jules Grévy en a eu toujours et de la vertu aussi. Il l’a bien prouvé en 1848, dans son administration du département du Jura, et à l’Assemblée constituante, où il a débuté en s’opposant à la demande d’urgence dans l’affaire des poursuites contre MM. Louis Blanc et Caussidière. Tout le monde connaît son intervention dans la discussion de la Constitution. L’amendement qu’il proposa à l’article qui décidait que le président de la République serait nommé par le suffrage universel était une mesure de haute prévoyance qui, si elle eût été adoptée, eût garanti la République des entreprises du césarisme. Le discours qu’il prononça à cette occasion est admirable de raison et de sagesse politique. Pourquoi l’Assemblée constituante n’a-t-elle pas écouté les conseils de ce ferme républicain qui faisait un si pressant appel à sa prudence et à son patriotisme ? L’établissement de Février n’eût pas été renversé à la suite d’un sanglant guet-apens. Nous n’aurions pas eu l’Empire, nous n’aurions subi ni l’invasion ni le démembrement de la patrie !

À partir de ce moment, M. Jules Grévy est sans cesse sur la brèche ; son autorité grandit de jour en jour à la Constituante. À la Législative, il est au premier rang des défenseurs des libertés publiques. Il combat la loi du 31 mai, ainsi que la revision de la Constitution, il vote avec Charras la proposition des questeurs. Au sortir de cette séance, un de ses amis lui demande ce qui s’est passé au Palais-Bourbon. « Finis reipublicæ ! » répond-il. Un mois après, le crime du 2 Décembre était accompli !

À la nouvelle de l’attentat, M. Jules Grévy se rendit à la mairie du Xe arrondissement. Il fut de ceux qui conseillèrent la résistance, non pas seulement en paroles et sur le papier, mais par des actes. Arrêté avec ses collègues par le général Forey, il fut conduit à Mazas. Pendant qu’il était captif, sa maison servit de refuge au comité de résistance. M. Jules Favre, dans un touchant récit intitulé le Paravent, a raconté comment ces vaillants citoyens se séparèrent. Après la fusillade du boulevard Montmartre, la lutte est devenue impossible. Le comité de résistance prend le parti de se dissoudre. M. Victor Hugo sort de la maison de M. Jules Grévy appuyé sur le bras de M. Jules Favre. Ils se trouvent dans la rue, en face de la proclamation du général Saint-Arnaud, ministre de la guerre, défendant, sous les peines de la loi martiale, tout rassemblement de plus de deux personnes. Le grand poète s’arrête, étincelant de colère, et jure qu’il sortira le jour même de cette ville déshonorée. Jules Favre, lui, déclare qu’il restera pour consacrer tout ce qu’il a de force à combattre le despotisme abject qui vient de triompher. « Après ce dialogue, écrit Jules Favre, les deux amis se serrèrent fiévreusement la main et s’éloignèrent dans des directions opposées. L’un et l’autre ont tenu parole. »

M. Jules Grévy n’a pas eu à prêter un serment semblable ; mais, lui aussi, il a combattu l’Empire ; il a pris place, lui aussi, dans les rangs de l’opposition irréconciliable. En 1864, il plaide pour l’un des prévenus du procès des Treize ; en 1868, il entre de haute lutte dans le Corps législatif et se met à la tête du groupe de députés qui ne veut être ni dupe ni complice. À l’occasion du plébiscite, il rappelle au Corps législatif les vrais principes d’une constitution démocratique. Le 15 juillet 1870, il s’élève avec une patriotique indignation contre ces ministres impériaux qui jetaient « d’un cœur léger » la France dans une guerre désastreuse.

L’Empire tombé, M. Jules Grévy, dès le 5 septembre, demande au gouvernement de la Défense nationale d’ordonner l’élection d’une assemblée. Retiré dans le Jura, il fait deux fois le voyage de Tours pour essayer de gagner la Délégation à ses idées. On a beaucoup parlé, dans le temps, d’un salon de l’hôtel de Bordeaux, à Tours, qui réunissait un certain nombre d’hommes politiques en délicatesse avec la Délégation. On a même prononcé à ce sujet les gros mots de conciliabule et de complot. Depuis on est revenu à une plus juste appréciation des choses. Les conspirateurs s’appelaient M. Cochery, M. Guyot-Montpayroux, M. Tassin, M. Wilson, M. Grévy. Ils dînaient ensemble au rez-de-chaussée de l’hôtel et se réunissaient, le soir, dans l’appartement de Mme Pelouze, au premier étage. Mme Pelouze, sœur de M. Wilson, est propriétaire du château historique de Chenonceaux, où ont passé avant elle Diane de Poitiers, Catherine de Médicis et Louise de Vaudemont. Les chroniques de cette époque s’accordent à dire qu’elle exerçait une grande séduction sur son entourage. « Mme Pelouze, lisons-nous dans un de ces écrits, était vraiment très avenante, très bonne patriote, blonde et Anglaise jusqu’au bout des ongles. Elle était surtout fort éprise de politique et très bienveillante pour ceux qui s’en occupaient avec distinction… Elle recevait avec plaisir tout homme bien élevé qui lui était présenté. » C’est de cette époque que datent les relations de M. Jules Grévy et de M. Wilson. M. Jules Grévy n’était pas seulement l’habitué du salon de Mme Pelouze, il était aussi l’hôte de Chenonceaux. Mais on eût étonné, je crois, M. Grévy et M. Wilson si on leur eût annoncé, à l’un qu’il deviendrait président de la République, à l’autre, qu’il serait le gendre de ce président de la République.

Lorsque l’Assemblée nationale se réunit à Bordeaux, au mois de février 1871, tous les partis furent d’accord pour porter M. Grévy à la présidence. Le représentant du Jura occupa le fauteuil sans interruption jusqu’au 1er avril 1873. Ce n’était pas chose facile que de diriger les débats d’une assemblée profondément divisée, où bouillonnaient d’ardentes passions, sur laquelle les événements du dehors avaient une action extraordinaire. Quand M. Grévy fut élu président, les préliminaires de paix allaient être votés, l’Alsace et une partie de la Lorraine allaient être arrachées à la France. Puis vint l’insurrection du 18 mars, suivie des tentatives de restauration monarchique. Pour faire régner l’ordre dans les discussions de cette assemblée de sept cent cinquante membres, il fallait un jugement sûr, un coup d’œil prompt, beaucoup de tact et beaucoup de fermeté. Ces qualités, M. Jules Grévy les possédait à un haut degré. Plus d’une fois, pendant la lutte contre la Commune, alors que le bruit du canon arrivait jusqu’à la salle des séances de l’Assemblée, son attitude décidée et la gravité de son langage suffirent pour apaiser les plus grands tumultes.

Nous citerons, entre autres incidents, celui qui amena la démission de M. Victor Hugo. C’était à Bordeaux. Bien que Garibaldi eût résigné, dès la première séance, le mandat de représentant du peuple que lui avaient conféré quatre départements, la droite avait jugé utile d’examiner cette quadruple élection, pour contester au général étranger le droit de siéger dans une assemblée française. Indigné, M. Victor Hugo était monté à la tribune et il avait rappelé éloquemment que de tous les généraux qui venaient de combattre pour la France, Garibaldi, seul, n’avait point été vaincu. Les murmures de la droite couvrirent la voix de l’orateur et l’on entendit M. de Lorgeril, un rimailleur breton, s’écrier : « L’Assemblée refuse la parole à M. Victor Hugo parce qu’il ne parle pas français. » Le tumulte était à son comble. Le président, M. Grévy, fit de vains efforts pour ramener le calme. Non seulement la droite ne voulait pas écouter le grand poète, mais elle demandait avec emportement qu’il fût rappelé à l’ordre. « Vous refusez de m’entendre, dit alors M. Victor Hugo, cela me suffit. Je donne ma démission. » Puis, descendant de la tribune au milieu des clameurs, il prend une plume, et, debout, il écrit sur le rebord extérieur du bureau sa lettre de démission qu’il remet au président. M. Jules Grévy adjure l’illustre représentant de Paris de se recueillir, de ne pas céder à un mouvement de vivacité. M. Victor Hugo répond qu’il se refuse à faire plus longtemps partie de cette assemblée et quitte la salle. Le président garde la lettre, et ce n’est que le lendemain, quand tout espoir de faire revenir M. Victor Hugo sur sa détermination est évanoui, qu’il consent à en donner connaissance à l’Assemblée.

On se rappelle l’incident, en apparence futile, à la suite duquel M. Jules Grévy se démit de la présidence de l’Assemblée nationale. Cette détermination surprit beaucoup de monde et fut jugée sévèrement par quelques-uns. Sans une démission si obstinément maintenue, le 24 mai, dit-on, n’aurait pu avoir lieu. L’histoire prononcera là-dessus. M. Jules Grévy, dans la profession de foi qu’il a adressée en 1876 aux électeurs de l’arrondissement de Dôle, fit allusion à ces reproches. Après avoir parlé de la République, ce gouvernement réparateur auquel il était toujours resté fidèle : « J’ai travaillé à le fonder en 1848, à l’Assemblée constituante, disait-il ; je l’ai soutenu à l’Assemblée législative de 1849, contre les attaques qui l’ont ébranlé ; je l’ai revendiqué au Corps législatif de l’Empire ; je l’ai défendu contre les tentatives de restauration monarchique à l’Assemblée nationale qui va finir, et que j’ai cessé volontairement de présider lorsque je l’ai vue prendre une voie dans laquelle il n’était pas du devoir d’un républicain de la diriger… »

Descendu du fauteuil, M. Jules Grévy resta silencieux à son siège de représentant jusqu’au moment où la proposition de loi relative à la prorogation des pouvoirs de M. le maréchal de Mac-Mahon fut soumise à l’Assemblée. Les deux discours qu’il prononça à cette occasion, celui du 5 et celui du 19 novembre 1873, sont des modèles de dialectique et d’éloquence politique.

C’est pendant le second de ces discours, celui du 19 novembre, qu’eut lieu un incident qui montra à quel point M. Jules Grévy, descendu du fauteuil, avait conservé son ascendant sur l’Assemblée. Il venait de prononcer les paroles suivantes : « En conférant à M. le maréchal de Mac-Mahon un pouvoir provisoire de gouvernement pour un temps où vous ne serez plus, vous excédez votre droit, vous faites une chose futile et vaine… Vous pourrez vous arroger ce droit, mais vous ne l’avez pas, il ne sera ni reconnu ni respecté. » À ces mots, l’Assemblée tout entière se lève. La gauche acclame l’orateur, la droite proteste et crie que c’est un appel à l’insurrection. M. Buffet, qui préside, intervient et échange quelques paroles à voix basse avec l’orateur. Le tumulte s’apaise lentement. M. Grévy, qui avait laissé passer l’orage, continue en ces termes : « Vous ne pouvez vous méprendre sur le sens de mes paroles, ni M. le président non plus ; je ne fais appel ni à la résistance, ni à la révolte. » Les exclamations et protestations de la droite reprennent de plus belle ; mais M. Jules Grévy : « C’est une interprétation misérable, dit-il, qui n’est digne ni de vous ni de moi. » Et il ajoute : « Je fais appel aux pouvoirs publics qui vous succéderont et qui auront pour vos décisions le respect que le sentiment du droit leur inspirera. » La majorité était subjuguée. Elle laissa passer sans protestation nouvelle ces paroles qui infirmaient d’avance la portée du vote qu’elle allait rendre.

C’était un saisissant spectacle, que n’oublieront jamais ceux qui y ont assisté. La discussion durait depuis deux jours, et, pour finir, l’Assemblée avait décidé qu’il y aurait une séance de nuit. L’heure était avancée. La fatigue, l’impatience, les passions déchaînées, l’orateur avait tout à surmonter pour se faire entendre. M. Jules Grévy se fit entendre ; mieux encore, il se fit écouter, il s’imposa à l’Assemblée. Venant de tout autre que de lui, les paroles que nous avons rappelées eussent provoqué un tumulte tel que toute discussion fût devenue impossible. Lui, au contraire, calme au milieu des transports de fureur de la droite, et maître de sa parole, démasqua pièce par pièce l’échafaudage de la coalition monarchiste, et des décisions d’une majorité aveugle en appela au pays et à l’histoire. L’effet de ce discours fut immense. Ce régime sans analogue, qu’on a appelé du nom barbare de « septennat », était condamné avant de naître.

Tel M. Jules Grévy s’était montré comme président de l’Assemblée nationale, tel il fut à la Chambre des députés. D’une voix unanime, la majorité l’avait appelé au fauteuil. Après le 16 mai, quand la Chambre fut dissoute, M. J. Grévy, en quelques mots, justifia les élus de 1876 des accusations dirigées contre eux par un gouvernement de surprise. Lorsque les conspirateurs eurent été vaincus, et qu’on fut rentré dans le droit et la légalité, la Chambre nouvelle vit paraître un jour à la tribune l’homme qui, en qualité de ministre du 17 mai, l’avait chassée de la salle de ses séances, M. de Fourtou.

Ce personnage qui, volontiers, se croyait l’étoffe d’un Morny et qui n’atteignait même pas à la taille d’un Pinard, dans un discours laborieusement appris, s’avisa de reprocher au ministère de M. Dufaure et à la majorité républicaine de la Chambre de provoquer à la délation des citoyens les uns contre les autres. Un murmure de réprobation courut sur les bancs de l’Assemblée. Le président Grévy était debout, dominant le tumulte. « Veuillez faire silence, dit-il : il faut savoir tout entendre. » La majorité applaudit et le silence se fit.

Mais bientôt après une nouvelle clameur s’élève. L’ancien ministre de M. le maréchal de Mac-Mahon vient de reprocher à ses adversaires de déclarer la guerre à tous les Français que n’anime pas une vieille foi républicaine. « C’est un mensonge, monsieur ! » riposte une voix. « À l’ordre ! à l’ordre ! » crie la droite, tandis que la gauche salue de ses applaudissements l’interrupteur, M. Gambetta. Le président Grévy, profitant d’une seconde d’apaisement, prie M. Gambetta de retirer cette expression. « Je retirerai le mot, répond M. Gambetta, quand l’homme qui est à la tribune rentrera dans la vérité. » Nouvelles protestations d’un côté, nouveaux applaudissements de l’autre. Le président arrive néanmoins à obtenir le silence. « Quelle que puisse être la justesse et la vérité de la pensée qu’on exprime, dit-il, le règlement exige qu’on l’exprime d’une façon parlementaire. » — « Pour le règlement, je retire le mot », ajoute immédiatement M. Gambetta, et M. de Fourtou peut achever son discours. Cet incident eut des suites extra-parlementaires. Un duel au pistolet ayant été résolu, M. de Fourtou et M. Gambetta se rencontrèrent sur le terrain. Aucun des adversaires ne fut atteint.

On a vu avec quelle autorité et quelle habileté M. Jules Grévy dirigeait les débats parlementaires. Il était naturellement grave au fauteuil, mais d’une gravité bienveillante. Ce n’est pas de lui à coup sûr qu’on aurait pu dire ce que le poète des « Châtiments » a dit de l’autre président, que

Ses quolibets mordaient l’orateur au cœur chaud.

Il ne cherchait pas l’ironie, mais il la trouvait tout naturellement, nous voulons dire l’ironie de bon aloi, celle qui apaise les discussions au lieu de les envenimer. Il n’aura jamais, comme M. Dupin l’aîné, l’idée de publier sous un titre prétentieux le recueil de ses interruptions présidentielles.

Tel est l’homme que les deux Chambres réunies en Assemblée nationale ont élevé, le 30 janvier 1879, à la présidence de la République. Il vit au palais de l’Élysée sans faste et simplement, comme un ancien président des États-Unis d’Amérique. Lorsqu’il habitait son troisième étage de la rue Volney, ci-devant rue Saint-Arnaud, il recevait le matin clients et visiteurs dans un cabinet de travail à l’aspect sévère. À droite et à gauche de la cheminée, deux grandes bibliothèques en bois noir avec battants en chêne noirci, fabriquées à Amsterdam. Sur les rayons, des livres de droit, des volumes de littérature, des éditions rares, de splendides reliures. Au milieu, une table plate, de grande dimension, surchargée de dossiers. Des chaises en cuir marron et des fauteuils en velours vert. Sur la cheminée, une pendule en marbre noir surmontée d’un chien en bronze et entre deux coupes de même métal. Aux murs, quelques tableaux de prix.

Le salon était très vaste, éclairé par trois larges fenêtres. Aux côtés, d’immenses glaces ; sur la cheminée, une garniture en cuivre ciselé ; l’ameublement en satin rouge. Une console supportait le buste en terre cuite de M. Grévy. Deux livres sur la table : les Médaillons, de David (d’Angers) et l’Enfer, du Dante, illustré par Gustave Doré ; des tableaux de Latour, de Potter, d’Hobbema, de Rousseau.

Le maître de la maison avait soigneusement réglé sa vie. Il se levait de bonne heure, lisait ses journaux, recevait de neuf à onze, puis se rendait au Palais ou à l’Assemblée. Du temps où celle-ci siégeait à Versailles, alors même qu’il la présidait, M. Grévy allait à pied à la gare Saint-Lazare, son portefeuille sous le bras. Celui qui ne le connaissait pas ne se serait jamais douté, à le voir passer, qu’il avait devant lui le président d’une Assemblée prétendue souveraine, l’homme à qui, aux réceptions du nouvel an, le président de la République, M. Thiers, allait le premier présenter ses hommages et ses vœux.

M. Grévy aime les objets d’art comme les livres. Il n’était pas rare, à cette époque, de lui voir prendre le chemin de l’hôtel de la rue Drouot, où il allait acheter bronzes, statuettes ou tableaux. Lorsqu’il avait quelques heures de loisir, il faisait, après le déjeuner, un tour aux Champs-Élysées.

Depuis qu’il a été élevé à la première magistrature de la République, M. Jules Grévy a été contraint de modifier quelques détails de sa vie. Les conseils de ministres, les visites, les dîners officiels, les réceptions, prennent une grande partie de son temps. Dans ces circonstances, il remplit admirablement son rôle de maître de maison et de chef d’État. Mais, bien que ses obligations soient devenues plus grandes, ses goûts n’ont pas changé. Il montre une répugnance marquée pour tout ce qui est apparat. Il ne recherche pas les occasions de voyage, comme Louis-Philippe, Napoléon III, même comme M. Thiers et M. le maréchal de Mac-Mahon ; on dirait plutôt qu’il les redoute et les fuit. Rarement il accepte les invitations que lui adressent les municipalités des départements pour les cérémonies publiques. Il est cependant allé, pendant l’été de 1880, à Cherbourg, pour présider à la fête de l’armée navale. Les présidents des deux Chambres et plusieurs ministres l’accompagnaient. Il reçut un accueil enthousiaste. Le soir de son arrivée, M. Jules Grévy sortit de l’hôtel de la préfecture maritime, simplement à pied, une canne à la main, accompagné d’une ou de deux personnes seulement. Il fut acclamé de tout le monde et des milliers de curieux lui firent respectueusement cortège.

Mais le président de la République se dérobe volontiers à ces honneurs. Dès que l’époque des vacances parlementaires est arrivée, il se hâte d’aller revoir cette modeste maison de Mont-sous-Vaudrey qui a pour lui le même charme que la maison de campagne de Tusculum pour Cicéron.

Là, tout le monde le connaît, les vieillards qui se rappellent les temps de Charles X et de Louis-Philippe, et les enfants qui, dès le berceau, ont entendu prononcer le nom vénéré de Grévy. Il faut bien que ces populations du Jura lui portent un grand attachement pour l’avoir élu député en 1868, en plein Empire, avec une majorité de plus de dix mille voix, malgré les efforts du candidat officiel, malgré la pression administrative portée à ses dernières limites.

Au mois de septembre, ceux de Mont-sous-Vaudrey et de la Cuisance voient dès le matin sortir de la Grangerie un homme vêtu d’une blouse ou d’une jaquette bleue, coiffé d’un large chapeau de paille, le fusil de chasse sur l’épaule. Il s’arrête quelquefois devant une chaumière pour causer avec le paysan qui vient de le saluer, et lorsque l’entretien se prolonge, et que le petit garçon ou la petite fille survient, il prend l’enfant sur les genoux, l’interroge sur ce qu’il sait, lui récite des fables.

Cet homme si prévenant et si doux, c’est le président de la République. Il aime la chasse, mais il aime surtout chasser à Mont-sous-Vaudrey, où tous les buissons et tous les ravins lui sont familiers, où il connaît les terriers et les remises, où il n’a pas à tenir compte des exigences officielles. À Marly, il en est autrement : il y va souvent avec des invités, quelquefois aussi avec deux ou trois intimes. Dans ce dernier cas, il descend chez l’un des gardes, se fait servir une omelette et un verre de vin, et part pour la forêt. Lapins, faisans, chevreuils défilent sous ses yeux ; il ajuste et tire ; rarement il manque son coup. Mais il ne chasse que pendant le temps permis. Dès le lendemain de la fermeture, et bien que le lapin soit considéré comme un animal nuisible, il met son fusil au râtelier et ne le reprend qu’au mois de septembre.

Certaines feuilles légères ont trouvé de bon goût de railler M. Jules Grévy à cause de cet amour pour la chasse et du plaisir qu’il trouve au jeu de billard et au jeu d’échecs. Voilà de bien terribles reproches, quand ils s’adressent à un chef d’État ! Ces critiques sévères ignorent sans doute que George Washington, qui cependant a fait quelque figure dans le monde, retiré à Mount-Vernon, allait tous les jours à cheval visiter ses fermes, et que lord Palmerston, qui n’était pas le premier venu, passait une heure chaque jour après le déjeuner dans sa salle de billard.

M. Grévy n’est point un causeur à la manière de M. Thiers, parlant toujours, sur tous les sujets, et se mettant perpétuellement en scène ; mais il est un causeur agréable. « Sa conversation — écrivait, il y a une quinzaine d’années, un avocat à la cour de Paris qui semble l’avoir bien connu, — sa conversation, en tant que conversation politique, est une des mieux nourries et des plus instructives qu’on puisse entendre. Sur chaque sujet, on le trouve prêt, c’est-à-dire ayant médité et apportant des vues souvent nouvelles, toujours justes. Il aime les jeunes gens, et les jeunes gens lui font fête. Les causeries ont un grand charme, ainsi menées à travers les enseignements de l’histoire contemporaine ; et il en résulte de la part de ses auditeurs un tel attachement pour sa personne que plus d’une fois il a été question parmi eux d’aller fonder, là ou là, une petite république dont on l’eût supplié d’accepter la présidence perpétuelle, si une république établie d’après les doctrines de Grévy pouvait avoir un président. »

Cette allusion spirituelle à l’amendement fameux de 1848 est moins exacte qu’on ne le pourrait croire au premier abord. Le titre importait peu à l’orateur de la Constituante ; ce qu’il voulait empêcher, c’était un conflit entre l’Assemblée et un homme, à la suite d’une élection directe du chef du pouvoir exécutif par le peuple. Voilà pourquoi M. Grévy a pu, sans se contredire, accepter d’être porté, en 1879, à la présidence de la République. Pour le reste, le tableau est ressemblant, aujourd’hui encore, au moins dans ses grandes lignes. M. Grévy est resté le charmant causeur qu’on a dépeint. On raconte sur lui une piquante anecdote à propos des projets de réorganisation judiciaire. « La magistrature, aurait-il dit au temps où il présidait la Chambre, la magistrature est comme un tonneau de vinaigre. Vous avez beau y ajouter du vin de bonne qualité, ce qui en sort est toujours du vinaigre. »

M. Jules Grévy ne s’entretient pas seulement de politique et d’histoire avec ses interlocuteurs, mais aussi de littérature. Il connaît à fond la littérature de notre pays et même celle des peuples étrangers ; il récite admirablement les vers, surtout les fables de La Fontaine ; enfin le portrait qu’il a tracé de Berryer, en parlant devant le cercueil du grand avocat, montre qu’il a toutes les qualités de l’écrivain, et qu’il eût brillé dans les lettres s’il n’eût été une des illustrations du barreau.

On a quelquefois comparé le président Grévy au roi Louis-Philippe, non seulement pour la finesse, mais aussi pour l’art de faire triompher son opinion dans les Chambres, tout en paraissant étranger aux luttes des partis. Cette comparaison, qui est un reproche, nous semble en tout cas exagérée. Dans les Chambres de la monarchie de Juillet, il y avait le parti du roi, et le système représentatif était faussé bien longtemps temps avant le 24 février 1848. Nous cherchons vainement aujourd’hui, dans la Chambre des députés et dans le Sénat, un parti du président, et nous ne voyons pas que le régime constitutionnel ait été perverti sous l’influence d’un pouvoir personnel et irresponsable.

Mais il est un point de ressemblance entre le roi Louis-Philippe et M. Grévy. « Avant de signer une sentence de mort, dit M. Cousin, il (Louis-Philippe) se livrait aux recherches les plus minutieuses pour découvrir quelque endroit par où il pût exercer, avec quelque apparence de raison, le droit de grâce. Dans son conseil, il plaidait la cause de ses assassins. » M. Jules Grévy n’a point eu à plaider la cause de ses assassins, car jamais un poignard n’a été dirigé contre sa poitrine. Mais depuis qu’il occupe la magistrature qui donne le droit de faire grâce, il cherche avec soin dans les dossiers tous les motifs d’atténuation. On lui a même reproché d’avoir aboli en fait la peine de mort, tant les exécutions capitales sont rares sous sa présidence. Admettons que M. Jules Grévy ait voulu, en laissant le bourreau inoccupé, prouver qu’on pouvait se passer de l’échafaud ; où serait le mal ? On n’a jamais songé à réglementer le droit de grâce, et, du moment où le chef de l’État l’exerce dans sa pleine indépendance, pourquoi lui demander de signer des arrêts de mort lorsque sa philosophie répugne à la peine de mort ? Il y a là un sentiment profondément respectable ; il y a une démonstration de plus de la conscience et de l’élévation d’idées que M. Grévy apporte dans tous les actes de sa magistrature. Rester fidèle aux convictions de toute sa vie, telle est la devise de M. Jules Grévy ; c’est en la suivant avec une rectitude inflexible qu’il a honoré son parti et lui-même, et qu’il fait aimer et respecter la République.