Jules Ferry (Sylvin)

A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


JULES FERRY


PAR


ÉDOUARD SYLVIN



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883




JULES FERRY


1832-1882



À des situations nouvelles il faut des hommes nouveaux », répondait, au commencement de 1879, M. Dufaure à M. jules Grévy qui lui offrait de rester à la tête du ministère.

Cette parole provoqua bien des commentaires, et des commentaires auxquels on mêla quelque ironie quand on connut les « hommes nouveaux » que le président de la République avait appelés aux affaires. On peut désigner ainsi M. de Freycinet, disait-on ; mais M. Jules Ferry, c’était là un homme nouveau ! On allait en voir de belles, avec cet avocat, à l’instruction publique ! Il existait dans l’opinion prévenue un Jules Ferry légendaire sans ressemblance avec le Jules Ferry réel ; on n’en voulait pas voir d’autre. Peu d’hommes, en effet, ont été plus calomniés, plus desservis par les organes divers qui forment l’esprit public ; peu d’hommes sont revenus de plus loin dans la popularité ; mais, il faut se hâter de l’ajouter, car c’est un premier trait, et un trait caractéristique de cette physionomie, peu d’hommes s’en sont moins préoccupés.

La force de M. Jules Ferry est faite de deux éléments : une patience imperturbable et une confiance tranquille en soi-même. Il dédaignait les injustices de l’opinion, non par mépris pour elle, mais parce qu’il connaissait la source de ses erreurs, c’est-à-dire la haine des partis, composée moitié de rancune et moitié de crainte, et il attendait tout du temps parce qu’il se sentait assez d’habileté pour profiter des événements et assez de vigueur pour maîtriser les hommes.

Son jour est venu enfin ; il n’a rien tenté pour le devancer ; au contraire. En 1878, M. Dufaure fit offrir un portefeuille à M. Jules Ferry ; M. Jules Ferry refusa. Sa pensée était le mot même de cet homme d’État, mais retournée : « Pour des hommes nouveaux il faut des situations nouvelles ». La démission de M. le maréchal de Mac-Mahon, à la suite des élections sénatoriales de 1879, l’élection de M. Jules Grévy par le Congrès, créèrent cette situation nouvelle. L’occasion attendue par M. Jules Ferry se présentait à lui ; il ne la laissa pas échapper.

Il acceptait le ministère de l’instruction publique ; on s’en étonna, même parmi ceux qui éprouvaient de la sympathie pour sa personne. Passe pour l’intérieur, pour la justice, disaient ils, passe même pour le commerce, — car, à cette époque, M. Jules Ferry était très activement mêlé aux questions de douanes, — mais l’instruction publique ! Attendez-le à l’œuvre, répondaient ceux qui, l’appréciant mieux, avaient pesé les paroles de cet avocat peu causeur, surpris une pensée tenace et de longue portée derrière cette physionomie énigmatique, observé enfin la correction de sa conduite et le caractère de volonté réfléchie des actes les plus importants de sa vie publique.

On sait ce qu’il a été à l’œuvre.

Il n’y a souvent rien de moins conforme à la réalité que l’idée qu’on a des choses et des hommes. Bien des gens se font de M. Jules Ferry dans la vie privée une opinion aussi fausse que l’opinion créée par la malveillance sur M. Jules Ferry, homme public. Il n’est ni le parleur infatigable, ni le bourgeois guindé, ni le parvenu orgueilleux que ses ennemis dépeignent. C’est, en un mot, une des figures les plus remarquables de ce temps-ci et certainement une des figures les moins connues. Tant d’ennemis et de faux amis, les pires ennemis, se sont efforcés de l’obscurcir, de la dénaturer, que l’erreur générale se justifie. Mais il est temps de montrer sous son vrai jour un des bons, un des dévoués serviteurs de la démocratie et de la France. C’est ce que je vais essayer de faire.

Pour voir les hommes tels qu’ils sont, il faut aller les chercher chez eux, il faut les surprendre dans l’intimité du foyer domestique, lorsqu’ils se reposent de leurs fatigues, et se montrent tels que la nature les a faits.

Nous surprendrons donc M. Jules Ferry en automne, par exemple, au moment des vacances, dans sa petite maison, sur la montagne, à un kilomètre de Saint-Dié.

La maison est ouverte de tous les côtés ; on pénètre dans le jardin, presque sans s’en douter, en suivant des sentiers qui l’entourent ; il n’est séparé de la route forestière qu’il borde que par une palissade à claire-voie ; si l’on veut entrer par la porte, ou plutôt par la barrière principale, un serviteur de la famille vous ouvre et vous conduit dans le jardin, sous la véranda, terme bien ambitieux pour désigner la petite terrasse pratiquée devant la maison. La maison elle-même n’a rien de ces magnifiques villas comme on en voit un peu partout ; c’est un petit, très petit pavillon, qui contient juste assez de place pour une famille de quatre ou cinq personnes.

Le grand charme de cette habitation, c’est ce qui l’entoure, ce sont les Vosges. Du jardin, la vue est merveilleuse ; elle embrasse un horizon considérable. Au sud, on voit fuir la chaîne avec ses embranchements, ses ballons isolés, noirs de bois, ses vallées étroites, sa confusion de sommets superposés, où, dans la brume qui flotte sur eux et finit par les noyer, les caprices de la lumière font des trous éclairant les flancs pelés d’une colline, les chaumes d’une cime, ou les fermes disséminées sur les hauteurs, au milieu des clairières ; au nord, au delà des plaines où s’est livré en 1870 le combat de la Bourgonce, l’horizon est fermé par les derniers chaînons qui vont mourir dans les prairies de la Meurthe près de Raon-l’Étape ; enfin, au pied de la colline même sur laquelle est construite la villa, à quelques pas de l’ermitage où Erckmann, le collaborateur de Chatrian, a habité si longtemps, s’étend la petite ville de Saint-Dié, serrée entre deux montagnes couvertes de sapins. Ce qu’on ne peut décrire, c’est le détail infini du paysage, ces innombrables caprices des formes et des couleurs, cette variété d’aspects qui va de l’animation de la ville au calme farouche des forêts, cette variété de bruits qui passent du halètement monotone des machines dans les fabriques au murmure profond de l’air s’engouffrant dans les vallées ; ce qu’on ne peut décrire surtout, ce sont les transformations innombrables que les fantaisies de la lumière font subir à cet ensemble de choses, en tirant tour à tour un décor aimable d’opéra-comique, un panorama plein de grandeur, ou, par les mauvais temps, sous un ciel d’orage, le spectacle émouvant des colères de la nature.

Ce n’est pas seulement à cause de sa situation pittoresque que M. Jules Ferry habite cette petite maison pendant les vacances ; c’est surtout parce qu’elle est située près de Saint-Dié, et que Saint-Dié est sa ville natale en même temps que sa circonscription électorale. Sa famille y réside. Quand il passe dans les rues on le salue comme un ami, comme un enfant du pays. À chaque pas, on l’arrête. Ses anciens camarades de collège l’interrogent, discutent avec lui en le tutoyant comme autrefois.

Il n’existe pas d’homme plus facile à aborder, d’un accueil plus aisé et qui écoute les gens d’une manière plus encourageante ; M. Jules Ferry n’est pas froid, il est calme, toujours attentif ; il ne met pas dans sa poche les pièces qu’on lui apporte, ce que tant d’autres font, avec l’intention bien évidente de ne jamais les regarder, il les lit, et ne promet que ce qu’il peut tenir. On le sait bien dans son département ; aussi ne s’adresse-t-on pas à lui à la légère. Ce que les Vosgiens aiment dans leur compatriote, c’est une familiarité qui n’a rien de banal, une égalité d’humeur qui semble exclure toute passion, une attention constante à toute chose et à toute personne, une grande mesure dans le jugement, une répugnance instinctive pour le mouvement sans but, pour le bruit inutile, pour tout ce qui sent l’agitation stérile, et enfin un certain tour d’esprit vaillant. C’est par ces qualités que les Vosgiens se reconnaissent en lui.

Si j’insiste sur le côté qu’on appellerait volontiers le côté provincial du caractère de M. Jules Ferry, c’est qu’il est le moins compris particulièrement à Paris, où l’on fabrique parfois avec esprit, en les affublant de noms connus, des personnages artificiels sans aucune ressemblance avec les hommes qu’ils ont la prétention de représenter.

M. Jules Ferry est rentré dans son pays, après la guerre, sous l’impression des événements terribles auxquels il avait pris une si grande part. Ces événements avaient clos pour ainsi dire la première partie de son existence. Il était encore sous leur influence, mais, avec cette vigueur du ressort intellectuel qui le distingue, il ne devait pas tarder à en tirer des leçons profondes. L’horrible aventure de la Commune acheva de l’instruire. En face d’une situation extraordinaire, unique dans l’histoire, comprenant la tâche qui incombait à son parti, au parti républicain, jeté en quelque sorte au milieu des ruines de tout avec la mission de tout reconstruire, M. Jules Ferry dut faire un retour sur lui-même, sur le programme qu’il avait soutenu dans l’opposition à l’empire avec ses collègues de la gauche : il dut se demander s’il était applicable et comment on pourrait l’appliquer, s’il n’y avait pas lieu de le soumettre à un examen consciencieux, à une analyse impitoyable, à une méthode rigoureuse et d’en distraire les éléments étrangers ou périlleux.

Pour mener à bonne fin ce travail mental, il était nécessaire de sortir du milieu dans lequel il avait vécu jusqu’alors, de se mouvoir, au moins par l’esprit, en dehors des préoccupations ordinaires d’un parti, de s’élever à des conceptions moins idéales, mais plus générales, de rechercher dans la réalité, et dans la réalité la plus humble, les points de contact au moyen desquels on pourrait faire passer les principes de la théorie à la pratique. En d’autres termes, jusque-là on avait combattu pour la République, maintenant, il fallait travailler pour la France. M. Jules Ferry est un de ceux qui ont le mieux compris cette nécessité et qui se sont le plus fortement préparés à ce labeur nouveau par une observation et une méditation soutenues.

Les caprices de la vie publique, en le contraignant à se présenter aux suffrages de ses compatriotes des Vosges, l’ont puissamment aidé. Il fut obligé de se dégager de la politique fiévreuse de Paris, qu’il est sans doute indispensable de connaître, mais qu’il ne faut pas connaître seule, et, après avoir senti vivre Paris avec une si violente intensité, il regarda vivre la France.

L’école des hommes d’État, dans une république démocratique, sous un régime conçu dans le cerveau des villes, sorti des luttes enflammées qu’elles ont soutenues contre les intérêts et les préjugés qui constituaient l’ancien monde, le monde d’avant la Révolution, et qui résistent encore, tant les racines auxquelles elles tiennent sont profondément entrées dans les mœurs du peuple, l’école des hommes d’État républicains, dis-je, c’est la province, c’est la petite ville, c’est le bourg, c’est le village.

C’est à cette école que M. Jules Ferry s’est formé depuis dix ans, s’inquiétant de tout, des besoins, des mœurs, des habitudes, des vexations administratives, des espérances, faisant la part aussi exacte que possible des réclamations justes, parce qu’à force de se répéter elles expriment une nécessité générale, et celle des passions individuelles ; c’est en étudiant sur place, dans le conseil général, dans les conversations avec les gens du pays, le fonctionnement des rouages gouvernementaux, dont jusqu’alors il connaissait surtout la théorie, que l’auteur des lois sur l’enseignement primaire s’est préparé au rôle qu’il a rempli avec tant d’éclat quand il a été appelé à prendre part au gouvernement de la France.

On a la manie d’attribuer une origine étrangère aux hommes qui jouent un rôle politique en France. M. Jules Ferry n’a pas échappé au sort commun ; il s’est trouvé des gens pour donner à son nom une tournure italienne ; de là à dire que M. Jules Ferry avait du sang italien dans les veines, le pas était facile à franchir. Mais l’un est aussi juste que l’autre. Le nom de Ferry est une contraction du nom de Frédéric, usitée dans le patois vosgien, patois curieux, expressif, original et hardi entre tous. Quant à la famille Ferry, elle habite Saint-Dié depuis un temps immémorial ; on trouve plusieurs Ferry de la branche à laquelle appartient M. Jules Ferry parmi les échevins de cette ville dans le cours du xviie siècle ; son grand-père exerça les fonctions de maire pendant la Révolution et sous l’Empire.

Le père de M. Jules Ferry était avocat ; il se trouva veuf de bonne heure avec deux fils, Jules et Charles ; sa santé était mauvaise ; sa fortune lui permettait de se consacrer à l’éducation de ses enfants, il n’hésita pas. Quand l’enseignement du collège de Saint-Dié lui parut insuffisant, il conduisit ses fils au lycée de Strasbourg. M. Jules Ferry a gardé un souvenir profond de son passage dans la grande cité alsacienne. Il n’aime pas l’Alsace seulement, comme tout Français doit l’aimer, avec une sorte de douloureuse amertume, avec le souvenir d’une humiliation imméritée ; il éprouve pour elle un sentiment plus tendre, presque filial ; tant de liens l’y rattachent par le cœur, les souvenirs d’enfance, les premiers succès dans la vie, un grand nombre d’amitiés qu’il a retrouvées toujours fidèles ; enfin son alliance avec une des familles les plus connues et les plus estimées de cette noble contrée, les Risler-Kestner. M. Jules Ferry fit ses études de droit à Paris. Il avait vingt-quatre ans, étant né le 5 avril 1832, quand il perdit son père en 1856. Celui-ci avait fait de ses fils des républicains à son image, déterminés, convaincus, militants. M. Jules Ferry abandonna vite le barreau et se voua tout entier à la politique. Une fortune modeste assurait son indépendance ; il n’hésita pas, les luttes et les périls l’attiraient irrésistiblement ; il s’y jeta avec un cœur et un esprit également vaillants.

Il ne tarda pas à grouper un certain nombre d’hommes de mérite autour de lui. En 1857, MM. Ernest Picard, Charles Floquet, Clamageran, Hérold, Hérisson, Philis, Émile Ollivier se réunissaient dans son appartement. On y discutait les moyens d’opposition ; mais alors ils n’étaient pas nombreux : tout se réduisait à des conversations, à quelques écrits où la critique du gouvernement et de ses actes se dissimulait sous des apparences littéraires. L’Empire était encore autoritaire dans toute la force du terme. Peu à peu, la corde se détendit ; quelques journaux parurent ; M. Jules Ferry y trouva sa place aussitôt.

Il collabora à la Presse d’Émile de Girardin et au Courrier de Paris, de Clément Duvernois. Philis, Émile Ollivier, Clément Duvernois, ces noms qu’on rencontrait dans l’opposition à cette époque, devaient bientôt passer dans un autre camp ! M. Jules Ferry publia, lors des élections de 1863, un Manuel électoral qui eut beaucoup de retentissement ; il lui dut d’être mêlé au procès des Treize. Une autre brochure, la Lutte électorale, publiée après les élections, ne fit pas moins de bruit ; elle contenait des révélations gênantes sur les procédés de la candidature officielle ; un ministre de l’Empire, M. Forcade la Roquette, lui rendit justice en la dénonçant à la tribune du Corps législatif comme un manifeste du parti républicain.

Le plus vif souvenir que M. Jules Ferry ait laissé de son passage dans le journalisme est celui de sa collaboration au Temps. Il y publia cette série d’articles sur l’administration du préfet de la Seine, Haussmann, qui fit alors un bruit considérable et qui est restée légendaire sous le titre de Comptes fantastiques d’Hausmann.

En 1869, M. Jules Ferry fut élu député dans le VIe arrondissement de Paris. À la Chambre des députés, sous l’Empire, il continua la double campagne contre la candidature officielle et contre l’administration du préfet de la Seine, Haussmann. Singulièrement hardi dans ses attaques, il eut à lutter avec une majorité servile et avec la mauvaise volonté du président ; mais ces obstacles le stimulaient et il se signala bientôt comme un des plus redoutables adversaires du ministère Émile Ollivier. À plusieurs reprises, il s’engagea entre le député du VIe arrondissement et le président du Conseil des colloques d’une singulière vivacité, dans lesquels le beau rôle n’était pas pour M. Émile Ollivier. L’âpreté honnête, l’impitoyable ironie de M. Jules Ferry avaient vite raison de la fausse sentimentalité et du dédain maladroit de l’homme « au cœur léger ».

La guerre survint. M. Jules Ferry prit une part active à l’opposition que le petit groupe de la gauche fit au gouvernement criminellement imbécile qui devait nous conduire à Sedan. Après cette catastrophe, quand la journée du 4 septembre eut rendu la France à elle-même, sa qualité de député de Paris plaça M. Jules Ferry dans le gouvernement de la Défense nationale ; il y remplit d’abord les fonctions de secrétaire ; c’est seulement après la journée du 31 octobre qu’il devint maire de Paris, à la place de M. Étienne Arago.

On a souvent fait des distinctions entre le courage militaire et le courage civil ; ces dénominations sont inexactes ; c’est plutôt entre le courage physique et la force morale, qui permet de braver des préjugés ou de sacrifier ses intérêts, sa popularité à un devoir, qu’il conviendrait d’établir une différence. Le courage est le courage, quel que soit l’habit qu’on porte ; il se manifeste seulement sous des formes diverses, selon les circonstances et les temperaments. Le courage est une des qualités saillantes de M. Jules Ferry ; on la retrouve dans tous ses actes ; c’est elle qui leur imprime un caractère de vigoureuse initiative, d’énergie parfois agressive, de décision rapide, qui frappe et surprend ceux qui les observent et qui les a fait suivre généralement d’un prompt succès.

Le 31 octobre, le gouvernement de la Défense était prisonnier de l’émeute dans l’Hôtel de Ville. M. Jules Ferry avait pu s’échapper. Il réunit quelques bataillons de la garde nationale, et, le soir, il fit cerner l’Hôtel de Ville. Quand toutes les dispositions militaires eurent été prises, « il s’approcha de la porte Saint-Jean et frappa, raconte un de ses biographes. Une voix répondit de l’intérieur : « Qui êtes-vous ? — Jules Ferry, membre du gouvernement de la Défense nationale. Au nom de la loi, je vous somme d’ouvrir. » Comme réplique, deux coups de feu partirent des fenêtres de l’entresol. Il ne recula pas d’une semelle et il donna l’ordre d’enfoncer la porte. Au moment où elle s’ébranlait, MM. Delécluze et Dorian vinrent, au nom de la sécurité des membres captifs du gouvernement, le prier de suspendre l’attaque. »

M. Jules Ferry ne montra pas moins de courage dans une circonstance peut-être plus critique encore. Je veux parler de sa conduite pendant la journée du 18 mars. Contre l’opinion, calculée, de quelques-uns des membres du gouvernement, timorée, de quelques autres, il voulait combattre la sédition dans Paris même ; il ne désespérait pas d’en triompher avec l’appui des bataillons de la garde nationale soumis à la loi. Peut-être, s’il avait été écouté, aurait-on prévenu les horreurs de la Commune.

M. Jules Ferry, du moins, résista jusqu’au bout. Maire de Paris, comme le capitaine d’un vaisseau incendié, il n’abandonna son poste que lorsqu’il lui fut bien démontré, à lui et à tous ceux qui l’entouraient, qu’il ne restait plus aucun moyen de salut, et alors même il tint à sortir de l’Hôtel de Ville le dernier. De six heures du soir à près de dix heures, le 18 mars, M. Jules Ferry expédie dépêches sur dépêches au préfet de police, au général Vinoy, gouverneur de Paris, au général Le Flô, ministre de la guerre, à M. Ernest Picard, ministre de l’intérieur et à M. Thiers lui-même. Il signale les progrès du mouvement insurrectionnel, il propose des moyens de défense. L’angoisse éclate dans ses dépêches ; on y sent l’indignation, la colère, le désespoir d’un homme de cœur, d’un patriote, d’un bon Français. Le général Vinoy, à six heures, avait donné l’ordre de faire évacuer la caserne Napoléon et l’Hôtel de Ville par les troupes qui s’y tenaient encore. À 7 heures 16, M. Jules Ferry demande au gouvernement la confirmation de cet ordre par dépêche. Il télégraphie : « L’Hôtel de Ville n’aura plus un défenseur. Entend-on le livrer aux insurgés, quand, pourvu d’hommes et de vivres, il peut tenir indéfiniment ? »

À 7 heures 40, il télégraphie : « Je réitère ma question au sujet de l’ordre d’évacuation. Allons-nous livrer les caisses et les archives ? Car l’Hôtel de Ville, si l’ordre d’évacuer est maintenu, sera mis au pillage. J’exige un ordre positif. » Autre télégramme à 8 heures 25. « L’évacuation de la préfecture de police est insensée », s’écrie-t-il. À 9 heures 15, l’ordre d’évacuer arrive, formel, de la part du général Vinoy. M. Jules Ferry résiste encore ; il s’adresse au ministre de l’intérieur : « Pouvez vous m’envoyer des forces ? Répondez immédiatement. » Rien n’arrive ; répond-on seulement ? Il faut se résigner. C’est alors que M. J. Ferry lance cette dernière dépêche, qu’il peut inscrire parmi les pages les plus glorieuses de sa vie :

Maire de Paris à Intérieur.
Hôtel de Ville, 18 mars, 9 heures 55 minutes.

Les troupes ont évacué l’Hôtel de Ville. Tous les gens de service vont partir. Je sors le dernier.

Les insurgés ont fait une barricade derrière l’Hôtel de Ville et arrivent en même temps sur la place, en tirant des coups de feu.

J. Ferry.

Même en partant, M. Jules Ferry n’abandonnait pas tout espoir. Il se rendit à la mairie du Ier arrondissement en compagnie de son frère, M. Charles Ferry, et il y rencontra M. Méline. La mairie était gardée par un faible piquet de garde nationale.

« Je quitte l’Hôtel de Ville à l’instant, je ne crois pas qu’il soit encore occupé, dit M. Jules Ferry à M. Méline. Faites éveiller vos officiers et réunissons immédiatement leurs hommes ; nous serons peut-être assez heureux pour arriver avant les insurgés. »

Les officiers, prévenus, refusèrent d’agir et bientôt on eut avis de l’occupation de l’Hôtel de Ville. M. Jules Ferry écrivit alors aux autres maires de Paris et les convoqua dans l’instant même. Ils se réunirent un peu avant minuit. Après une courte délibération, dans laquelle ils ne purent que constater leur impuissance, ils sortirent suivis, heureusement à quelque distance, de M. Jules Ferry. À peine eurent-ils fait quelques pas qu’ils se virent environnés par une nuée de gardes nationaux qui avaient prudemment retiré le numéro de leurs képis.

« Que voulez-vous ? » demanda M. Méline à ceux qu’il reconnut pour être de son arrondissement.

— Savoir qui vous êtes », lui fut-il répondu.

MM. Tolain, Millière, Bonvalet, André Murat s’avancèrent et se firent reconnaître.

— « Ce n’est pas vous que nous cherchons, dirent les gardes nationaux ; mais Jules Ferry. On nous a dit qu’il était avec vous.

— Cherchez.»

Ils cherchèrent vainement. Pendant cette conversation, M. Jules Ferry était rentré à la mairie et avait pu s’échapper par la cour du presbytère de Saint-Germain-l’Auxerrois. Il était minuit et demi. Soudain un coup de feu retentit. Les maires de Paris ne doutèrent pas que l’homme courageux, qui avait épuisé tous les moyens de résistance, ne vînt de payer de sa vie son dévouement et son patriotisme. Heureusement, il n’en était rien. Le lendemain, M. Jules Ferry avait rejoint le gouvernement à Versailles.

On sait d’où venait la haine d’une certaine partie de la population parisienne contre M. J. Ferry.

M. Étienne Arago avait donné sa démission de maire de Paris, au moment le plus sombre du siège, après le 11 octobre, dans les premiers jours de novembre. En face de la responsabilité terrible qui résultait pour lui de la nécessité de veiller à l’alimentation de Paris, M. Jules Ferry ne recula pas. Il se mit au travail avec une persévérance et une énergie bien rares ; comme tout bon Français à cette époque, il avait fait le sacrifice de sa vie à la patrie ; il n’hésita pas davantage à lui faire celui de sa popularité. Ce fut lui, qui, dans une réunion plénière des maires et des adjoints, osa, le premier, proposer le rationnement. Il s’éleva une clameur. M. J. Ferry venait d’évoquer le véritable spectre des sièges, le spectre de la famine. L’inquiétude, l’épouvante gagnèrent les esprits ; on n’avait point pensé, on n’avait pas voulu penser au jour où les vivres manqueraient.

« Jusqu’à quelle date pourrez-vous nous fournir du pain ? demanda quelqu’un tout effaré.

— Je le sais à un jour près, répondit M. Jules Ferry. Mais vous me couperez la langue avant que je le dise, car c’est le secret de la défense et nul ne doit le savoir en dehors du gouvernement.

On ne pardonna point, chose absurde, incroyable, à cet homme vaillant et prévoyant la vigueur qu’il déploya pour pouvoir prolonger la défense.

Cette haine lui réservait, le 18 mars même, le sort des généraux Clément Thomas et Le comte, si, comme je l’ai raconté, M. Jules Ferry n’avait pu s’échapper par les portes qui communiquent de la mairie du Louvre avec l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.

À partir de cette époque, la vie publique de M. Jules Ferry se lie à chacun des grands événements politiques de ces onze dernières années. Nommé préfet de la Seine après la Commune, il n’exerça ces fonctions que dix jours, et, M. Léon Say l’ayant remplacé, il fut envoyé comme ministre de France à Athènes. M. Jules Ferry resta en Grèce un an, du 15 mai 1872 au 24 mai 1873.

Dès que la nouvelle du renversement de M. Thiers lui fut parvenue, M. Jules Ferry, alors en congé, donna sa démission. Il fut à l’Assemblée nationale un des hommes influents de la gauche et prit une part active aux luttes que le parti républicain soutint contre la réaction. Une majorité de hasard, ayant doté la France d’une Constitution, de nouvelles élections eurent lieu. Le scrutin d’arrondissement avait été substitué au scrutin de liste ; M. Jules Ferry se présenta dans l’arrondissement de Saint-Dié, qui lui donna une forte majorité. Dans la Chambre nouvelle, son influence s’accentua ; il devint le chef avoué du groupe de la gauche. Au 16 mai, ou plutôt dans les débats solennels qui suivirent l’acte du 16 mai, c’est en quelque sorte au nom de la gauche que M. Jules Ferry prononça l’admirable discours dans lequel il dénonça les procédés du gouvernement des hommes de l’ordre moral, la persécution lâche et sourde contre les faibles, la guerre aux petites gens, au pauvre monde.

Ce discours de M. Jules Ferry produisit une impression profonde en France et n’a pas peu contribué depuis à son élévation.

Réélu en 1877, M. Jules Ferry était indiqué pour les affaires ; il ne voulut cependant pas accepter le portefeuille que M. Dufaure lui offrit. En 1879 seulement, quand M. Jules Grévy fut devenu président de la République, M. Jules Ferry entra dans le cabinet Waddington comme ministre de l’instruction publique. Son premier acte fut un acte de haute habileté politique. Le gouvernement, ayant combattu la mise en accusation des ministres du 16 mai, n’avait pu réunir pour l’appuyer qu’une majorité chancelante. Le lendemain même de cette victoire discutable, M. Jules Ferry effectua le dépôt des lois qui portent son nom ; l’effet de l’article 7 fut immédiat ; le cabinet retrouva son ascendant.

À partir de ce moment, pour raconter la vie de M. Jules Ferry, le biographe doit passer la plume à l’historien. Les luttes qu’il a soutenues principalement à la tribune du Sénat pour son article 7, pour chacune de ses lois, compteront parmi les plus brillantes de nos annales parlementaires. Champion de l’esprit contre la routine et l’obscurantisme, M. Jules Ferry a combattu pendant trois ans, sans paraître jamais las, contre des adversaires de plusieurs sortes, et les hypocrisies libérales n’ont pas obtenu plus de succès contre lui que les passions cléricales ; son ferme bon sens, sa ténacité, sa droiture et son courage sont venus à bout de tous les obstacles ; ses projets de loi ont été votés l’un après l’autre, et son article 7 lui-même, rejeté par le Sénat, est revenu et a triomphé sous la forme des décrets du 29 mars. Après la démission de M. de Freycinet, M. J. Ferry devint chef du cabinet.

Il est impossible de rappeler, même sommairement, les événements qui s’accomplirent pendant son passage à la présidence du conseil. Il en est deux toutefois qui laisseront une trace profonde dans l’histoire : l’un est l’exécution des décrets ; l’autre l’expédition de Tunisie. L’exécution des décrets a été la conséquence de l’impolitique rejet de l’article 7 de la loi sur l’enseignement, par un Sénat mal inspiré ; l’expédition de Tunisie a été le point de départ d’une politique nouvelle de la France à l’extérieur. Pour en saisir la portée, comme pour en apprécier équitablement la conduite, il faut lire les deux discours que M. Jules Ferry fut appelé à prononcer au mois de novembre 1881. Jamais succès oratoire et politique ne fut moins discuté. À ce moment, M. Jules Ferry était virtuellement démissionnaire ; il se retirait devant M. Gambetta, porté au gouvernement de la France par un irrésistible mouvement de popularité ; mais on peut dire que ces remarquables discours assuraient sa rentrée au moment même où il quittait le pouvoir.

Il avait mérité le mot que M. Gambetta lui-même a prononcé sur lui : « Ferry est un des rares hommes qui ont grandi aux affaires ». Après la chute du cabinet Gambetta, M. de Freycinet, appelé à former un nouveau ministère, s’adressa nécessairement à M. Jules Ferry. Celui-ci, jaloux de finir son œuvre réformatrice, reprit le portefeuille de l’instruction publique.

Le style, c’est l’homme, a dit Buffon ; le mot ne s’applique pas aux seuls écrivains, il est juste également pour les orateurs. Le style, c’est la forme des phrases, l’enchaînement des idées, l’allure générale de la pensée et le caractère personnel que les hommes doués impriment à ce qu’ils disent comme à ce qu’ils écrivent. Écoutez parler M. Jules Ferry, étudiez-le ; vous reconnaîtrez vite l’homme que j’ai décrit. L’art n’est pour lui qu’un moyen de faire valoir sa thèse ; ce qui lui importe, c’est le but qu’il vise. Il n’est pas de ceux qui se consolent d’un échec politique par un succès oratoire. La parole doit créer la conviction ; c’est son opinion et c’est sa méthode. Il ne cherche pas à surprendre par des effets, en passant du ton familier au ton sublime, encore moins en faisant miroiter des illusions devant l’esprit de ses auditeurs et en les conduisant, par des sentiers fleuris, jusqu’à des pièges ; on sait toujours où il veut mener ceux qui l’écoutent, et il les mène à son but en suivant la ligne logique, c’est-à-dire en leur démontrant par la force des déductions que le bon sens, la justice, la nécessité imposent l’idée ou la réforme qu’il défend. M. Jules Ferry est un homme de bonne foi et un esprit pratique ; il ne méprise point les abstractions, les conceptions idéales, tout ce bagage des philosophies que quelques-uns transportent de l’école dans la politique ; mais il les néglige de parti pris ; à ses yeux, le plus bel argument ne vaut pas un fait, et ses raisonnements, qui s’appuient toujours sur la réalité, ont la puissance et la précision même des faits. Il est trop profondément convaincu pour n’être jamais passionné ; la partialité, le sophisme, l’ironie malveillante et stérile le révoltent ; alors, sa nature de combat apparaît, son ton devient acerbe, il rend coup pour coup, il frappe de face, gardant juste ce qu’il faut de mesure et de ménagements pour rester parlementaire. L’opposition l’excite, les soulèvements qu’il provoque par une réplique l’enflamment ; mais, comme ces généraux qui ne montraient jamais plus de sang-froid que dans le chaud de la bataille, tout bouillant de colère, tout vibrant d’indignation, M. Jules Ferry reste maître de lui-même, de sa parole, et peut, par un effort, reprendre son ton ordinaire ; il a riposté ; ni le bruit extérieur ni l’étincelle de son propre esprit n’ont dérangé l’ordonnance de son discours ; il repart, oblige son auditoire à le suivre, et gagne sa cause par l’éloquence même de la raison.

Tribun, M. Jules Ferry ne l’est pas, dit-on. Il l’était pourtant, en 1870, lorsqu’il haranguait les députations armées, ces bandes en désordre, qui descendaient du camp de Saint-Maur ou accouraient des faubourgs pour poser au gouvernement de la Défense nationale des questions folles ou criminelles. Il l’était aussi, d’une admirable manière, en 1881, à Nancy, lorsque dans le jardin de la Pépinière il parlait aux enfants des écoles primaires de la vieille cité lorraine. Alors sa parole n’était ni froide ni irritée, il y avait fait passer la chaleur de ses convictions, le sang de son cœur. Alors, pour une fois, devant un peuple, remettant au soir même la politique desséchante et mesquine du moment, il pouvait faire de la grande politique, de la politique humaine et nationale, de la politique de bien public ; il pouvait dire tout ce qui s’attache d’espérances à ces générations nouvelles, nées dans la République, et élevées dans l’amour et le respect de ses principes ; il en pouvait parler avec le juste orgueil de l’homme qui aura fait pour de tels résultats plus que personne ; son émotion était profonde, il trouvait des paroles ardentes, des images de poète, une chaleur communicative. Sous des apparences méditatives et correctes, M. Jules Ferry ne dissimule pas seulement des vues politiques ; c’est pourquoi, non pas souvent, mais quelquefois, dans certains milieux, quand il est, par exemple, entouré de cette jeunesse qu’il veut rendre digne de la mission qui lui est réservée, il montre le fond de sa pensée, son cœur lui-même, et alors on oublie l’homme d’État, si ferme et si froid, on oublie également l’homme privé, le parfait gentleman, et l’on ne voit plus que ce que M. Jules Ferry est avant tout, c’est-à-dire le démocrate et le patriote.


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