Jules César (Shakespeare)/Traduction Guizot, 1864/Notice

Jules César (Shakespeare)/Traduction Guizot, 1864
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 2 (p. 3-8).
Acte I  ►

NOTICE SUR JULES CÉSAR



Parmi les tragédies de Shakspeare que l’opinion a placées au premier rang, Jules César est celle dont les commentateurs ont parlé le plus froidement. Le plus froid de tous, Johnson, se contente de dire : « Plusieurs passages de cette tragédie méritent d’être remarqués, et on y a généralement admiré la querelle et la réconciliation de Brutus et de Cassius ; mais jamais en la lisant je ne me suis senti fortement agité, et en la comparant à quelques autres ouvrages de Shakspeare, il me semble qu’on la peut trouver assez froide et peu propre à émouvoir. »

C’est adopter un principe de critique entièrement faux que de juger Shakspeare d’après lui-même, et de comparer les impressions qu’il a pu produire, dans un genre et dans un sujet donnés, avec celles qu’il produira dans un autre sujet et un autre genre, comme s’il ne possédait qu’un mérite spécial et singulier qu’il fût tenu de déployer dans chaque occasion, et qui restât le titre unique de sa gloire. Ce génie vaste et vrai veut être mesuré sur une échelle plus large ; c’est à la nature, c’est au monde qu’il faut comparer Shakspeare : et, dans chaque cas particulier, c’est entre la portion du monde et de la nature qu’il a dessein de représenter et le tableau qu’il en fait, que se doit établir la comparaison. Ne demandez pas au peintre de Brutus les mêmes impressions, les mêmes effets qu’à celui du roi Lear ou de Roméo et Juliette ; Shakspeare pénètre au fond de tous les sujets, et sait tirer de chacun les impressions qui en découlent naturellement, et les effets distincts et originaux qu’il doit produire.

Qu’après cela, le spectacle de l’âme de Brutus soit, pour Johnson, moins touchant et moins dramatique que celui de telle ou telle passion, de telle ou telle situation de la vie ; c’est là un résultat des inclinations personnelles du critique, et du tour qu’ont pris ses idées et ses sentiments ; on n’y saurait trouver une règle générale, sur laquelle se doive fonder la comparaison entre des ouvrages d’un genre absolument différent. Il est des esprits formés de telle sorte que Corneille leur donnera plus d’émotions que Voltaire, et une mère se sentira plus troublée, plus agitée à Mérope qu’à Zaïre. L’esprit de Johnson, plus droit et plus ferme qu’élevé, arrivait assez bien à l’intelligence des intérêts et des passions qui agitent la moyenne région de la vie, mais il ne parvenait guère à ces hauteurs où vit sans effort et sans distraction une âme vraiment stoïque. Le temps de Johnson n’était pas d’ailleurs celui des grands dévouements ; et bien que, même à cette époque, le climat politique de l’Angleterre préservât un peu sa littérature de cette molle influence qui avait énervé la nôtre, elle ne pouvait cependant échapper entièrement à cette disposition générale des esprits, à cette sorte de matérialisme moral, qui n’accordant, pour ainsi dire, à l’âme aucune autre vie que celle qu’elle reçoit du choc des objets extérieurs, ne supposait pas qu’on pût lui offrir d’autres objets d’intérêt que le pathétique proprement dit, les douleurs individuelles de la vie, les orages du cœur et les déchirements des passions. Cette disposition du xviiie siècle était si puissante qu’en transportant sur notre théâtre la mort de César, Voltaire, qui se glorifiait à juste titre d’y avoir fait réussir une tragédie sans amour, n’a pas cru cependant qu’un pareil spectacle pût se passer de l’intérêt pathétique qui résulte du combat douloureux des devoirs et des affections. Dans cette grande lutte des derniers élans d’une liberté mourante contre un despotisme naissant, il est allé chercher, pour lui donner la première place, un fait obscur, douteux, mais propre à lui fournir le genre d’émotions dont il avait besoin ; et c’est de la situation, réelle ou prétendue, de Brutus placé entre son père et sa patrie, que Voltaire a fait le fond et le ressort de sa tragédie.

Celle de Shakspeare repose tout entière sur le caractère de Brutus ; on l’a même blâmé de n’avoir pas intitulé cet ouvrage Marcus Brutus plutôt que Jules César. Mais si Brutus est le héros de la pièce, César, sa puissance, sa mort, en voilà le sujet. César seul occupe l’avant-scène ; l’horreur de son pouvoir, le besoin de s’en délivrer remplissent toute la première moitié du drame ; l’autre moitié est consacrée au souvenir et aux suites de sa mort. C’est, comme le dit Antoine, l’ombre de César « promenant sa vengeance ; » et pour ne pas laisser méconnaître son empire, c’est encore cette ombre qui, aux plaines de Sardes et de Philippes, apparaît à Brutus comme son mauvais génie.

Cependant à la mort de Brutus finira le tableau de cette grande catastrophe. Shakspeare n’a voulu nous intéresser à l’événement de sa pièce que par rapport à Brutus, de même qu’il ne nous a présenté Brutus que par rapport à cet événement ; le fait qui fournit ! e sujet de la tragédie et le caractère qui l’accomplit, la mort de César et le caractère de Brutus, voilà l’union qui constitue l’œuvre dramatique de Shakspeare, comme l’union de l’âme et du corps constitue la vie, éléments également nécessaires l’un et l’autre à l’existence de l’individu. Avant que se préparât la mort de César, la pièce n’a pas commencé ; après la mort de Brutus, elle finit.

C’est donc dans le caractère de Brutus, âme de sa pièce, que Shakspeare a déposé l’empreinte de son génie ; d’autant plus admirable dans cette peinture, qu’en y demeurant fidèle à l’histoire, il en a su faire une œuvre de création, et nous rendre le Brutus de Plutarque tout aussi vrai, tout aussi complet dans les scènes que le poëte lui a prêtées que dans celles qu’a fournies l’historien. Cet esprit rêveur, toujours occupé à s’interroger lui-même, ce trouble d’une conscience sévère aux premiers avertissements d’un devoir encore douteux, cette fermeté calme et sans incertitude dès que le devoir est certain, cette sensibilité profonde et presque douloureuse, toujours contenue dans la rigueur des plus austères principes, cette douceur d’âme qui ne disparaît pas un seul instant au milieu des plus cruels offices de la vertu, ce caractère de Brutus enfin, tel que l’idée nous en est à tous présente, marche vivant et toujours semblable à lui-même à travers les différentes scènes de la vie où nous le rencontrons, et où nous ne pouvons douter qu’il n’ait paru sous les traits que lui donne le poëte.

Peut-être cette fidélité historique a-t-elle causé la froideur des critiques de Shakspeare sur la tragédie de Jules César. Ils n’y pouvaient rencontrer ces traits d’une originalité presque sauvage qui nous saisissent dans les ouvrages que Shakspeare a composés sur des sujets modernes, étrangers aux habitudes actuelles de notre vie, comme aux idées classiques sur lesquelles se sont formées les habitudes de notre esprit. Les mœurs de Hotspur sont certainement beaucoup plus originales pour nous que celles de Brutus : elles le sont avantage en elles-mêmes ; la grandeur des caractères du moyen âge est fortement empreinte d’individualité ; la grandeur des anciens s’élève régulièrement sur la base de certains principes généraux qui ne laissent guère, entre les individus, d’autre différence très-sensible que celle de la hauteur à laquelle ils parviennent. C’est ce qu’a senti Shakspeare ; il n’a songé qu’à rehausser Brutus et non à le singulariser ; placés dans une sphère inférieure, les autres personnages reprennent un peu la liberté de leur caractère individuel, affranchi de cette règle de perfection que le devoir impose à Brutus. Le poëte aussi semble se jouer autour d’eux avec moins de respect, et se permettre de leur imposer quelques-unes des formes qui lui appartiennent plus qu’à eux. Cassius comparant avec dédain la force corporelle de César à la sienne, et parcourant la nuit les rues de Rome, au fort de la tempête, pour assouvir cette fièvre de danger qui le dévore, ressemble beaucoup plus à un compagnon de Canut ou de Harold qu’à un Romain du temps de César ; mais cette teinte barbare jette, sur les irrégularités du caractère de Cassius, un intérêt qui ne naîtrait peut-être pas aussi vif de la ressemblance historique. M. Schlegel, dont les jugements sur Shakspeare méritent toujours beaucoup de considération, me semble cependant tomber dans une légère erreur lorsqu’il remarque que « le poëte a indiqué avec finesse la supériorité que donnaient à Cassius une volonté plus forte et des vues plus justes sur les événements. » Je pense au contraire que l’art admirable de Shakspeare consiste, dans cette pièce, à conserver au principal personnage toute sa supériorité, même lorsqu’il se trompe, et à la faire ressortir par ce fait même qu’il se trompe et que néanmoins on lui défère, que la raison des autres cède avec confiance à l’erreur de Brutus. Brutus va jusqu’à se donner un tort ; dans la scène de la querelle avec Cassius, vaincu un moment par une effroyable et secrète douleur, il oublie la modération qui lui convient ; enfin Brutus a tort une fois, et c’est Cassius qui s’humilie, car en effet Brutus est demeuré plus grand que lui.

Le caractère de César peut nous paraître un peut trop entaché de cette jactance commune à tous les temps barbares où la force individuelle, sans cesse appelée aux plus terribles luttes, ne s’y soutient que par le sentiment exalté de sa propre puissance, et même a besoin d’être secourue par l’idée qu’en conçoivent les autres. Il fallait montrer dans César la force qui soumet les Romains et l’orgueil qui les écrase ; Shakspeare n’avait qu’un coin pour laisser entrevoir cet état de l’âme du héros ; il a forcé les couleurs. Cependant son César, je l’avoue, ne me paraît pas plus faux que le nôtre ; Shakspeare me semble même, au milieu de ses rodomontades, lui avoir mieux conservé ces formes d’égalité que le despote d’une république garde toujours envers ceux qu’il opprime.

Le ton du Jules César est plus généralement soutenu que celui de la plupart des autres tragédies de Shakspeare. À peine, dans tout le rôle de Brutus, se trouve-t-il une image basse, et c’est au moment où il se laisse aller à la colère. Le soin visible qu’a mis le poëte à imiter le langage laconique que l’histoire attribue à son héros ne l’a que très-rarement conduit à l’affectation, si ce n’est dans le discours de Brutus au peuple, modèle de l’éloquence scolastique du temps de l’auteur. Le langage de Cassius, plus figuré parce qu’il est plus passionné, et d’une élévation moins simple que celui de Brutus, est cependant également exempt de trivialité. La harangue d’Antoine est un modèle de ruse et de la feinte simplicité d’un fourbe adroit qui veut gagner les esprits d’une multitude grossière et mobile. Voltaire blâme, au moins avec sévérité, Shakspeare d’avoir présenté sous une forme comique la scène des Lupercales, dont le fond, dit-il, « est si noble et intéressant. » Voltaire ne voit ici qu’une couronne demandée à un peuple libre qui la refuse ; mais César se faisant, en présence du peuple, l’acteur d’une farce préparée pour lui, et désespéré des applaudissements qu’on donne à la manière dont il a joué son rôle, c’était là en effet, pour les bons esprits de Rome, quelque chose d’extrêmement comique et qui ne pouvait leur être présenté autrement.

L’action de la pièce comprend depuis le triomphe de César, après la victoire remportée sur le jeune Pompée, jusqu’à la mort de Brutus, ce qui lui donne une durée d’environ trois ans et demi.

On a en anglais une autre tragédie de Jules César composée par lord Sterline, connue du public, à ce qu’il paraît, quelques années avant que Shakspeare composât la sienne, et à laquelle Shakspeare pourrait bien avoir emprunté quelques idées. Cette tragédie finit à la mort de César, que l’auteur a mise en récit. Un docteur Richard Eedes, célèbre de son temps comme poëte tragique, avait fait en latin une pièce sur le même sujet, imprimée, dit-on, en 1582, mais qui n’a pas été retrouvée, non plus qu’une pièce anglaise intitulée The history of Cæsar and Pompey, antérieure à l’année 1579. On imprima à Londres, en 1607, une pièce intitulée The tragedie of Cæsar and Pompey, or Cæsar’s revenge. Cette pièce, qui comprend depuis la bataille de Pharsale jusqu’à celle de Philippes inclusivement, avait été représentée sur un théâtre particulier, par quelques étudiants d’Oxford ; on suppose qu’elle fut imprimée à l’occasion de la représentation et du succès de celle de Shakspeare, que la chronologie de M. Malone rapporte à cette même année 1607.

Le Jules César a été représenté, corrigé par Dryden et Davenant, sous le titre de Julius Cæsar, with the death of Brutus, imprimé à Londres en 1719.

Le duc de Buckingham a aussi retravaillé cette même tragédie qu’il a séparée en deux parties, la première sous le titre de Julius Cæsar, avec des changements, un prologue et un chœur ; la seconde sous le titre de Marcus Brutus, avec un prologue et deux chœurs ; toutes deux imprimées en 1722.