Jud Allan, roi des gamins/p2/ch04

Jules Tallandier (14p. 282-303).

CHAPITRE IV

LES LADS CONTRE LES BANDITS


L’avenue Pensylvania était en rumeur ; voitures, automobiles roulaient, grondaient. Les chevaux piaffaient, les moteurs crépitaient.

Il y avait des cris, des jurons, des plaisanteries, auxquels les curieux, encombrant les trottoirs, faisaient écho, un écho trop souvent augmentatif de mots grossiers ou de lazzis empreints de trivialité.

Sénateurs, milliardaires, gens de science, littérateurs, se pressaient dans les salons de réception, formant une cohue hétéroclite dont notre société européenne ne saurait donner l’idée.

Certes, ce que l’on est convenu chez nous d’appeler le monde contient des sots, des parvenus, de petits jeunes gens dont l’éducation serait plus à sa place dans une écurie qu’au salon ; mais ces taches apparaissent légères quand on a assisté a une réception mondaine d’Amérique.

Dans ce pays de spéculation à outrance, les fortunes se font et se défont avec une rapidité vertigineuse. Tel, qui la veille est vacher, peut, le lendemain, trôner dans la Cinquième Avenue. Ces élus des millions apportent avec eux toute leur grossièreté native.

Quiconque est riche depuis cinq ans, en a une vanité féroce, insupportable, auprès de laquelle la morgue hautaine de certains gentilshommes remontant aux croisades n’est que pure bonne grâce.

Un fait se produisait, soulignant la vanité niaise des parvenus.

L’entrée principale de l’hôtel de Frey Jemkins s’ouvrait sur l’avenue Pensylvania. Aucun des invités ne permettait à sa voiture de stationner en dehors de cette voie. Pour ces esprits singulièrement étroits, il semblait qu’un véhicule attendant dans une rue latérale eût diminué le prestige du propriétaire.

Aussi, tandis que Pensylvania s’encombrait à plaisir, la rue de la Bibliothèque du Congrès, bordant l’autre façade de l’hôtel, demeurait déserte, et offrait toute facilité aux rares piétons que leurs affaires ou leurs plaisirs conduisaient aux abords du logis du riche Jemkins.

Dès longtemps, avec tout l’élément intelligent de la grande République, Jud avait déploré ces mœurs saugrenues des milliardaires. Elles n’étaient plus pour le surprendre.

Il était entré comme les autres. Comme les autres, il avait gardé son chapeau claque à la main. De salon en salon, il passait, s’attendant à chaque instant à se trouver en face de Frey Jemkins, prêt à soutenir l’entrevue sans broncher.

À plusieurs reprises, Jud l’avait aperçu, pérorant de sa voix puissante et joviale au milieu des groupes. Il avait tenté de le joindre ; mais par une série de hasards malheureux, il s’était chaque fois vu arrêté en route, du fait de curieux, d’invités, de promeneurs nonchalants devisant de choses indifférentes.

Sans qu’il s’en doutât, Jud était le centre d’un cercle de surveillants, qui observaient chacun de ses mouvements avec une singulière sollicitude.

En dehors des salons, le buffet avait été installé dans la cage même de l’escalier monumental reliant le rez-de-chaussée aux étages supérieurs.

Des tentures pourpre et or voilaient la rampe ouvragée, les degrés recouverts de moelleux tapis, et transformaient le refreshmentroom en une salle, dont la seule issue apparente s’ouvrait sur les salons.

Distraitement, Allan était parvenu en cet endroit. Des invités affamés, comme il s’en trouve dans toute réunion de ce genre, se bousculaient devant le buffet, où des laquais à la livrée de la maison servaient les boissons les plus variées, les mixtures les plus incendiaires.

Soudain, une voix résonna aux oreilles du professeur :

— Vous, monsieur Allan, vous que j’ai si malheureusement perdu à Paris, je vous retrouve à Washington ! Par ma foi, c’est ce que l’on peut appeler jouer de bonheur.

Pierre de Chazelet était devant lui, le visage souriant, les mains tendues.

Sans l’ombre d’une hésitation, Jud serra cordialement les mains du marquis. En quelques mots, il expliqua son départ brusque de Paris pour des affaires urgentes.

Puis, à l’aide d’une transition adroite, il en vint à parler de Mlle  de Armencita, et demanda s’il ne serait pas admis à lui présenter ses hommages. Le nom de la jeune fille rembrunit le front de Chazelet.

— Elle est absente, fit-il avec embarras.

Son trouble n’avait pas échappé à Allan. En dépit de lui-même, l’intuition d’une corrélation entre la disparition de Lilian et l’absence de Linérès s’imposa à son esprit.

— Absente ! Comment un fiancé a-t-il consenti à une séparation même momentanée ?

Le visage du marquis se couvrit d’une rougeur subite.

— Je ne dirais cela à personne, car ma situation est ridicule et douloureuse… Mais à vous, qui m’avez marqué un intérêt réel, à vous que je crois mon ami… je ne veux rien cacher… Linérès a disparu la nuit dernière.

— Disparu !… La nuit qui vient de s’écouler ?

— Comme je vous l’affirme. Heureusement, une lettre d’elle m’est parvenue. J’ai cru comprendre que les événements incompréhensibles qui se déroulent autour de nous depuis quelque temps, l’ont terrifiée. Elle a quitté l’hôtel, m’indiquant où la rejoindre. Là, au moins, paraît-il, notre mariage ne subira plus de retards. Comment ? Pourquoi ? Cela, je ne saurais le dire…

— Vous obéirez à l’appel de miss Linérès sans plus ample informé ?

Un haussement d’épaules insouciant, et le marquis répliqua :

— Je me fais au mystère, voilà tout. Est-ce que je vis comme le reste des hommes, depuis quelques mois ? Chaque chose revêt un aspect bizarre. Tenez, ce matin encore, comment ai-je eu l’honneur d’être présenté à miss Lilian, votre sœur ?

Déjà, le professeur ouvrait la bouche pour interroger son interlocuteur, quand une voix sonore, qu’il reconnut aussitôt, lui enleva la parole :

— Le professeur Jud Allan, j’imagine ? Mon cher bientôt cousin de Chazelet, puisque vous êtes en accointance avec ce gentleman, veuillez donc faire une présentation.

Jud s’était déjà ressaisi :

— Inutile. Qui ne connaît le célèbre Frey Jemkins ?

— Ah ! persifla l’herculéen milliardaire, on croit me connaître ?

— Non, non, répondit, le professeur sur le même ton, on est sûr de vous connaître… Rien de surprenant à cela. La cime d’une haute montagne est familière à la population du pays environnant, tandis que la taupinière est ignorée du plus grand nombre.

— Doublement modeste ; car votre mérite n’est un mystère que pour vous. C’est même votre réputation qui m’a donné le désir de vous rencontrer. J’ai su vos très curieuses expériences de sans fil, et j’ai pensé qu’un homme de votre valeur intellectuelle, et un homme de ma valeur financière, pourraient, quelque jour, trouver intérêt à marcher de concert.

Les regards des deux antagonistes restaient souriants. Rien ne trahissait la haine violente qui les animait l’un contre l’autre. Si bien que Chazelet, trompé par les apparences, s’écria :

— Voilà qui est tout à fait bien. Je suis ravi de vous voir dans ces dispositions.

Mais, sans transition, Allan prononça, les yeux rivés sur ceux du sénateur :

— M. de Chazelet m’apprenait à l’instant qu’il a été présenté aujourd’hui à ma Lilian.

Pas un muscle de la face de Jemkins ne tressaillit.

— C’est exact, fit-il avec une indifférence si parfaitement jouée, que Jud en demeura un moment déconcerté. Pierre et moi, lui fûmes présentés ce matin, bien contre son gré, la chère enfant !

L’ahurissement d’Allan n’eut plus de bornes en entendant le marquis appuyer :

— Certes ! Cela, on peut le dire. Mlle  Lilian ne nous reçut pas de son plein gré.

— Que prétendez-vous exprimer ainsi ?

La question avait jailli avant que le professeur eût songé à la retenir.

Il lui sembla qu’un sourire moqueur passait, tel un éclair, sur les traits du milliardaire. Et celui-ci, avec une bonhomie plus angoissante qu’une menace :

— On nous accuse, nous autres Américains, d’être des esprits terre à terre. Satanstoe ! (orteil de satan), nous vivons au milieu d’une incessante féerie. L’autre jour, un magicien tonnait contre nous au Sénat ; ce matin, notre petite Linérès disparaît.

— Oui, envolée sans laisser de traces… Un coup de baguette magique.

Allan considéra Chazelet avec anxiété. Le Parisien semblait penser comme le milliardaire. Jemkins reprit :

— Oui, l’enfant avait disparu de sa chambre, de l’hôtel ; seulement, elle avait laissé à sa place, vous ne devineriez jamais… Je ne vous ferai point languir, à la place de Linérès, nous trouvâmes…

Il prit un temps, comme pour accentuer l’effet de sa conclusion :

— … Miss Lilian Allan, votre charmante sœur.

Jud chancela sous le coup. Lilian chez Jemkins, chez l’assassin de Pariset ! Et dans le désarroi de sa pensée, il sentait peser sur lui le regard cruellement narquois de son ennemi. Celui-ci continuait imperturbablement :

— Comment cette jeune dame a été amenée ici, je ne l’ai pu découvrir… Toutefois, je n’ai pas songé un moment à la rendre responsable d’une invasion de mon domicile, dont je la sentais totalement innocente. Je l’ai fait reconduire aussitôt chez miss Deffling, par une amie de cette dernière.

Un soupir rauque fut la réponse d’Allan.

Est-ce qu’il allait devenir fou ? Il ne comprenait évidemment pas les paroles de son interlocuteur. Lilian avait été prisonnière de Jemkins, et Jemkins lui avait rendu la liberté !

Mais le milliardaire lui décocha ce dernier renseignement :

— Chose curieuse, nous avons vu, Pierre et moi, la jeune dame monter en voiture pour regagner Kendall Green.

— Oui, certes, affirma le marquis, soyez assuré que j’ai veillé respectueusement sur une personne portant votre nom.

— Eh bien ? Interrogea Jud, avec le pressentiment que Jemkins allait lui porter le coup décisif.

— Eh bien, conclut le riche Américain, après le déjeuner, j’ai envoyé à Kendall prendre des nouvelles de miss Lilian. J’avais peur que la ridicule aventure ne lui eût causé quelque malaise. On m’a rapporté cette réponse de miss Deffling :

Il tira une feuille de papier de son portefeuille, et, la tendant à Allan :

— Je vous la remets, monsieur Allan, comme au tuteur naturel de la jeune dame.

Jud eut besoin de toute sa force d’âme pour parcourir ces quelques lignes :

« Miss Deffling, avait écrit la directrice, remercie M. Frey Jemkins de sa courtoisie, mais, à son grand regret, elle ne saurait lui fournir un éclaircissement quelconque, car miss Lilian, contrairement à ce que semble croire l’honorable sénateur, n’a pas reparu à la pension. Celle qui signe la très humble servante de M. Jemkins.

« A. W. L. Deffling. »

Un effort surhumain de volonté permit seul au professeur de ne pas tomber écrasé aux pieds de son ennemi.

Jemkins le couvrit d’un regard d’orgueilleux défi, puis, feignant d’apercevoir un personnage d’importance, il s’excusa sur la nécessité de remplir ses devoirs de maître de la maison, et laissa Jud Allan, Pierre, ne démêlant rien à la scène pleine de réticences qui s’était déroulée devant eux, mornes, silencieux, effarés, au milieu de la cohue gloutonne qui assiégeait le buffet

Les idées tourbillonnaient dans le cerveau du professeur de West-Point.

Lilian avait été enlevée par ordre de Jemkins, et celui-ci, avec une habileté infernale, était paré contre toute accusation

— Ah ! je conçois votre tristesse, fit doucement le marquis, bouleversé par l’altération des traits de son compagnon.

Il sembla que le son de sa voix rappelait Jud à lui-même.

Il se redressa, et, d’un accent assourdi :

— Monsieur de Chazelet, vous êtes un honnête homme. Promettez-moi que les paroles échangées entre nous demeureront un secret pour tout autre.

Et le jeune homme, esquissant un mouvement de surprise :

— Je ne saurais vous expliquer le pourquoi. Au Sénat, une voix inconnue vous a crié que vous êtes victime d’une monstrueuse, machination… Moi aussi, j’en suis victime à cette heure ; mais, plus heureux que vous, un mot me permettrait de nous délivrer tous.

Son intonation sonnait si ferme, que le Français n’hésita plus.

— Je vous donne ma parole de garder le silence.

Une lueur brilla dans les yeux du professeur de West-Point.

— Merci. Les minutes sont précieuses. Je me hâte de parler. Vous avez vu ma… sœur ?

— Comme je vous vois. Je l’ai vue et je lui ai parlé.

— Rappelez vos souvenirs, je vous en conjure. Qu’a-t-elle dit ?

— Oh ! il m’est aisé de me rappeler, car la scène m’a cruellement frappé.

— Qu’a-t-elle dit ? répéta Jud avec une insistance douloureuse.

— Son étonnement de se trouver là. Son nom : Lilian Allan. Sa qualité de pensionnaire de l’Institution Deffling. Sa parenté avec vous.

— Le nom de Frey Jemkins a-t-il été prononcé ?

— Oui, par moi-même, répondant à la question de la jeune fille, qui demandait : « Où suis-je donc ? »

Allan saisit fortement le bras de son interlocuteur.

— Comment a-t-elle accueilli ce nom ? Réfléchissez avant de parler.

— Ma foi, je vous avouerai que j’ai cru discerner de la crainte chez elle… Je me trompais sans doute…

— Non…

— Non, dites-vous ?

— N’interrogez pas, je vous en supplie. S’il est une chance de sortir de cet imbroglio, c’est uniquement de la discrétion qu’elle peut naître… Continuez, continuez.

— Eh bien, donc, elle m’a semblé avoir peur, puis elle s’est rassurée. C’est, je crois, une nature de courage et de résolution.

— Oui, vous l’avez bien jugée, murmura mélancoliquement Allan. Courageuse, et résolue. Mais ne s’est-il pas produit aucun incident ?…

— Digne de remarque… Oui et non…

« Vous savez…, ou, si vous ne le savez pas, je vous l’apprends, là-haut, — le jeune homme désigna le premier étage, — là-haut habite une cousine de Mr. Jemkins, Lily Pariset, qu’en arrivant en Amérique, je pensais être la mère infortunée de ma bien-aimée Linérès.

— Ne le pensez-vous plus ?

— Je n’en sais rien… Mes idées sont troubles… Je crois, je doute… Mais je continue Mme  Pariset a perdu la raison à la suite d’un drame effroyable. Son mari mort, son enfant disparue, séparée d’elle durant seize années…, retrouvée en la personne de Linérès. Eh bien, la pauvre femme, alors que ma fiancée s’est trouvée en sa présence, a obstinément refusé de la reconnaître. Et elle a manifesté à miss Lilian une tendresse qu’elle refuse à Linérès.

Une pâleur vint au visage d’Allan. D’une voix altérée, il demanda :

— Qu’a fait Jemkins ?

— Il n’était point là encore.

Se penchant à l’oreille de Pierre, Jud murmura quelques mots qui firent tressaillir le jeune homme.

— La chambre de Mme  Pariset ! Vous désirez savoir où est la chambre ?…

— Confiance pour confiance, monsieur de Chazelet… Je veux essayer de la voir.

Le marquis hocha lentement la tête.

— Je m’agite dans un perpétuel mystère. Je sens que vous-même suivez une route dont le point initial et le terminus m’échappent. Mais je sais que Jemkins défend absolument que l’on trouble la… malade. Il paraît que c’est la une recommandation expresse de la Faculté. Quoi qu’il en soit, Jemkins supporte mal la désobéissance.

— Et cependant je veux en courir la chance ; si vous me croyez votre ami, indiquez-moi ma direction ; me faire gagner les minutes que je perdrais en recherches, constitue actuellement un service dont vous ne pouvez mesurer l’importance.

— Il suffit. La chambre est la dernière, à gauche, dans la galerie du premier.

— Merci.

D’un coup d’œil rapide, le professeur s’assura qu’il n’était point observé. Non, tous ceux qui l’entouraient n’avaient d’yeux que pour le buffet. Prestement, Jud souleva la tenture masquant l’escalier et la laissa retomber sur lui.

Ici régnait la solitude, presque le silence. Le private (appartement privé) du milliardaire était scrupuleusement respecté par ses invités.

Au premier, le jeune homme tourna à gauche, suivant l’indication de Chazelet, se dirigeant vers la porte qu’il apercevait à l’extrémité du couloir.

Il en était à quelques mètres, quand il se rejeta en arrière. Deux hommes, dissimulés jusque-là par des vitrines, venaient de se dresser devant lui.

Il les reconnaît aussitôt. Tom et Jetty, avec qui, jadis, il quitta la prison d’Alb-Point, lui barrent le passage.

Eux ne sauraient reconnaître, dans l’homme, le gamin d’autrefois. Mais ils ont reçu une consigne de leur chef. Ils l’exécutent.

— Eh ! eh ! ricane Jetty, demeuré l’orateur du duo, l’amour de la promenade vous égare, gentleman… Les salons sont en bas. Redescendez l’escalier, continue Jetty, croyez-moi. Cela sera plus convenable pour vous et pour nous.

— Ma foi, riposte enfin le professeur, en s’approchant insensiblement de son interlocuteur, je ne pensais pas commettre une faute en venant présenter mes hommages à la parente de mon hôte, à Mrs . Pariset.

— Personne ne doit voir Mrs . Pariset. C’est l’ordre formel du médecin. Vous ne saviez pas ? Maintenant vous êtes averti. J’ai accepté de veiller à la tranquillité de cette dame, et je fais honneur à mes engagements.

Au fond des paroles de Jetty se sent une sourde menace. Mais soudain, Jud bondit en avant ; quelques gestes rapides, et la voie est libre. Tom et Jetty gisent à terre, assommés. Seize ans auparavant, le chevalier vagabond s’était fait fort de les tomber, il vient de tenir parole.

Il tourne le bouton de cuivre ciselé. La porte s’ouvre. La veuve est là, devant lui. Dans son fauteuil, sous la lueur d’une lampe électrique à l’abat-jour rose, elle prend une physionomie fantastique. Un instant, Jud demeure interdit. Pour la première fois, il se trouve en présence de celle qui ignore son dévouement, de cette mère qui, sans doute, lui ouvrirait ses bras, si elle pouvait savoir que le sauveur de Lilian est auprès d’elle. Mais, d’un instant à l’autre, il peut être dérangé. Il faut se hâter d’exécuter le plan germé en son esprit.

— Madame, commence-t-il…

Elle ne fait pas un mouvement. Il reprend, sur un ton plus élevé :

— Madame…

Sans attirer l’attention de la démente. Alors il a un geste violent.

— Mère ! Mère, murmure-t-il, il faut que tu m’indiques la prison de celle que tu pleures.

Son visage devient immobile, ses yeux se fixent sur ceux de la veuve. Des rayons, croirait-on, s’en échappent, bleutés.

La folle tressaille. Une véritable commotion magnétique la secoue tout entière. Et Jud étend les mains, ses doigts raidis effleurent le front de Lily Pariset. Une buée rose colore les joues exsangues de celle-ci… Un sourire béat écarte ses lèvres ; puis ses paupières palpitent, s’abaissent, se soulèvent et enfin voilent les prunelles.

— Elle dort, dit encore Jud Allan. L’hypnotisme aura-t-il action sur ce pauvre cerveau ? Répondra-t-elle ? Le destin permettra-t-il que Lilian soit secourue par sa mère ?

Mais il secoue la tête, comme s’il chassait ces pensées hésitantes.

— Voyez Frey Jemkins, je le veux. Voyez Frey Jemkins.

Sur les traits de la patiente passe comme une anxiété, puis sa physionomie s’éclaire :

— Je le vois. Il est au milieu d’une fête. Il cause. Il est joyeux.

— Peu importe. C’est dans son esprit qu’il faut lire… Où est Lilian ?

La malheureuse créature tend le col, sa figure se durcit… Enfin, elle murmure en hésitant :

— Elle est à bord d’un navire, en mer.

— Mais où cela ?

— Il ne le sait pas.

— C’est Jemkins, cependant, qui a dirigé l’expédition… Il est impossible qu’il l’ignore…

— Ce n’est pas lui, laissa tomber lentement la veuve.

Le professeur étreignit son crâne à deux mains.

Cela devenait incompréhensible. Pas lui ! Pourtant, il triomphait tout à l’heure.

— C’est un personnage à sa dévotion… ?

La dormeuse coupa la phrase.

— Non, non… Pas à sa dévotion… Une alliée, qui pourrait être une ennemie… Il n’est point sûr d’elle.

— C’est donc une femme ?

— Oui… Il espère qu’elle agira loyalement. Mais il n’en est pas certain, pas certain du tout… Il est très ennuyé de n’être pas certain.

— Oh ! femme, regarde encore. Scrute la pensée de Jemkins. Rien ne peut-il nous mettre sur la voie ?

— Deux coquins resteront en relations avec Jemkins… Kan-So… Van Reek.

Allan tressaillit. Il se souvenait d’avoir rencontré les deux hommes à la gare de Baltimore-Ohio.

— Il faut les suivre… Ils te conduiront à leur chef, à celle que tu pleures.

— Mais où vont-ils ?

— Dans trente heures, Kan-So doit voler dix-sept cents kilogrammes d’or en barres, expédiés par l’Oil Bank de Pittsburg à la Central Bank de New-York… Van Reek, lui, se rend à New-York, où, avant six jours, arrivera le paquebot allemand Kaiser-Wilhelm, ayant à bord deux délégués du consortium des marchands de pierres précieuses d’Amsterdam, chargés de remettre au syndicat des joailliers new-yorkais un lot de gemmes, diamants et autres.

Jud va interroger encore. Il n’en a pas le temps. Un homme se précipite dans la chambre, c’est Pierre de Chazelet.

— Un danger… Deux amis de Frey Jemkins.

— Tom et Jetty ?

— J’ignore leurs noms. Ils m’ont abordé au pied de l’escalier, m’ont recommandé de n’en laisser sortir personne, avant qu’ils revinssent avec mon futur cousin…

— Merci ! Retardez votre mariage jusqu’à ce que je lève l’interdiction. Votre existence, celle de Linérès, votre honneur sont en jeu.

Jud s’interrompit… prêta l’oreille.

— On monte, fit-il à voix basse… et je dois rester libre.

Avant que Pierre eût compris son projet, le professeur de West-Point avait ouvert la croisée donnant sur la rue de la Bibliothèque du Congrès.

Le jeune homme bondit sur l’entablement.

— Un étage, quatre mètres à peine… et je suis professeur de sports.

Il avait sauté en prononçant ces derniers mots. Pierre courut à la croisée, regarda au dehors… Le fugitif avait disparu. Et comme le Parisien demeurait là, ahuri par les incidents bizarres dont sa vie était incessamment traversée, des voix rudes sonnèrent dans la chambre.

— Parfaitement ! M. Allan est devenu fou.

— Frapper sans provocation mes amis Tom et Jetty !

Frey Jemkins, Tom, Jetty, un groupe d’invités avaient fait irruption dans la pièce.

— Où est-il ? Où se cache donc cet enragé boxeur ?

Pierre désigna la fenêtre ouverte.

Des phrases bourdonnèrent.

Frey apaisa les rumeurs d’un geste de la main.

— Rassurez-vous, gentlemen. J’avais été prévenu trop tard pour contremander mon invitation, que Jud Allan donnait depuis quelque temps des signes de dérangement d’esprit, mes précautions ont été prises en conséquence. Des agents de la police civile (agents bourgeois) surveillaient les abords de l’hôtel, prêts à intervenir au premier signal. Avant une heure, le pauvre fou sera interné dans la maison de santé de Templeboard.

Chazelet frissonna, Allan jouissait de la plénitude de ses facultés. Pourquoi Frey Jemkins voulait-il le faire interner ?

Il était environ deux heures du matin, quand Pierre, lassé par les scènes incompréhensibles au milieu desquelles il se débattait depuis si longtemps, regagna sa chambre.

Il lui sembla bien qu’un parfum indéfinissable chargeait l’atmosphère ; mais il ne donna pas à cette remarque une attention prolongée. Sur sa cheminée, des vases contenaient de superbes bouquets. Le Français adorait les fleurs ; par une prévenance délicate de son hôte, chaque jour voyait éclore chez lui des gerbes fleuries nouvelles.

Il se mit au lit, où il ne tarda pas à s’endormir profondément.

Quand il rouvrit les yeux, il faisait grand jour, car un rayon de soleil pénétrait dans la chambre.

— Ah çà ! par où entre cette raie lumineuse ?… Qu’est-ce que ce trou rond au mur ?… Mais ce mur lui-même ?… Du bois, du pitchpin ?… Sapristi, où diable me suis-je couché ? Ce n’est pas ma chambre, cela.

Deux mètres de large, deux mètres de long, haut de moins de deux mètres, le réduit avait des parois de bois poli, agréable à la vue certes, mais tout à fait inattendues dans l’hôtel de l’avenue Pensylvania.

Soudain, Pierre se dressa sur son séant, avec un cri :

— Mais, saperlotte, c’est une cabine de steamer !… C’est un hublot qui livre passage au soleil… Et cette couchette étroite… Est-ce que les diableries continuent ?

D’un bond, le jeune homme fut auprès du hublot, l’ouvrit et demeura médusé. Au dehors, il apercevait une large rivière, sur laquelle flottait un bâtiment l’emportant vers une destination inconnue.

C’était trop fort. Il chercha des yeux ses vêtements, avec l’intention de se vêtir, d’aller aux renseignements. Il n’aperçut qu’un complet de voyage. Mais en reportant ses regards sur lui-même, il constata qu’il était en simple caleçon.

— Eh ! hier soir, j’avais arboré l’habit… Jamais je n’ai employé mes nuits à changer de costume.

Se vêtant la hâte, il alla à la porte qui s’ouvrit sans difficulté. Un homme, qu’à sa livrée on pouvait reconnaître comme un steward, se trouvait dans le couloir.

— Ah ! fit-il, Monsieur est levé… Parfait ! Je venais l’avertir qu’on l’attend au dining-room.

L’homme parlait du ton le plus naturel. Pierre n’osa pas l’interroger.

On l’attendait, paraît-il… On lui expliquerait donc cette nouvelle aventure. Voici l’escalier, à la rampe d’acajou et de cuivre. Il le gravit. À travers une porte vitrée, il distingue la salle à manger avec ses tables, ses fauteuils fixés au plancher. En face de lui, il reconnaît Frey Jemkins, Tom, Jetty, la comtesse de Armencita.

— Ils ont l’air de penser que notre présence ici est parfaitement justifiée, grommelle le jeune homme, ceci est inconcevable…

Sur ce, il entre, s’approche de la table occupée par Jemkins et ses compagnons. Un fauteuil lui a été réservé vis-à-vis le milliardaire.

— Asseyez-vous, mon cher Pierre. J’espère que le steward que je vous ai dépêché, ne vous a pas réveillé trop brusquement.

— Non, non, balbutie Chazelet, stupéfait par le ton dégagé de son interlocuteur.

Mais il domine son trouble, il veut comprendre, et sèchement :

— Seulement laissez-moi m’étonner du sans-gêne de votre procédé.

Ses auditeurs le considéraient tous avec une expression d’ahurissement.

— Le sans-gêne ? Quel sans-gêne ? À quoi faites-vous allusion ?

C’est Frey qui demande cela, avec je ne sais quoi de vaguement inquiet, qui déconcerte le Français.

— Comment ? À quoi je fais allusion ?

— Sans doute ! Si le steward a été un peu brutal, je le signalerai… car je lui avais recommandé…

— Eh ! Il ne s’agit pas de ce domestique, mais de ma présence ici…

— De votre présence ?…

Frey, la comtesse, Tom, Jetty, s’entre-regardent avec stupéfaction. Le marquis gronde :

— Je n’aime pas que l’on se moque de moi.

— Mais, mon cher Pierre, personne n’y songe, riposte rondement le milliardaire. Où prenez-vous que l’on se moque ?…

Le Parisien demeure muet, se demandant s’il ne rêve pas.

— Voyons, expliquez-vous, reprend Jemkins. Vous paraissez furieux, mécontent. Dites-nous ce qui a pu vous choquer.

— C’est d’être à bord de ce navire.

— Comment ? D’être à bord… Vous étiez enchanté d’y venir.

— J’étais enchanté, moi ?

— Sans doute ! Voyons, rappelez-vous, mon cher enfant…

Alors, le milliardaire se fait paterne, il parle doucement :

— Voyons, voyons… Vous êtes mal éveillé, mon cher Pierre. Il faut que j’aide votre mémoire… J’ai eu tort peut-être de vous faire lever au milieu de la nuit.

— Vous m’avez fait lever ?

— N’en accusez que mon désir de vous réunir le plus tôt à notre charmante Linérès. Un bateau en partance pour la côte mexicaine… Voyage rapide… hésiter eût été s’exposer à attendre un mois le prochain service.

— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé durant la soirée ?

— Je l’ignorais… C’est au hasard d’une conversation avec un administrateur de la Compagnie que j’ai su… Je vous ai cherché aussitôt. Vous vous étiez retiré dans votre chambre. J’y suis monté bravement. Vous dormiez à poings fermés. Je vous ai secoué, tiré, houspillé, pour vous communiquer la nouvelle. Vous fûtes de mon avis.

Du coup, le marquis se prit le front à deux mains.

— Je ne me souviens de rien de tout cela.

— Par ma foi, si je m’attendais à cela ! reprit Jemkins. Vous sembliez enchanté… Vous vous êtes habillé avec une rapidité telle que vous fûtes prêt avant tout le monde. Vous ne nous donniez pas le temps de nous vêtir, de rassembler nos bagages.

— Et, nous avons embarqué.

— À l’embarcadère du canal, naturellement.

Le jeune homme eut un geste de désespoir.

— Eh bien alors, je deviens fou, car aussi vrai que je ne puis douter de ce que vous m’affirmez tous, je ne me rappelle absolument rien.

Le repas s’acheva en une discussion animée sur l’étrangeté de l’aventure, et le marquis se leva de table, dans un état d’esprit difficile à décrire.

Somnambule ou amnésique, il avait été l’un ou l’autre la nuit précédente, car, en dépit des efforts de ses compagnons, de la complaisance qu’ils avaient montrée à remémorer mille petits détails, il ne parvenait pas à se souvenir de quoi que ce fût.

Il monta sur le pont pour ordonner un peu ses idées.

Mais il eut beau aspirer la brise qui annonçait l’approche de la mer ; il s’efforça vainement d’admirer les rives pittoresques du fleuve Potomac, dont le steamer descendait le courant, il ne put trouver l’apaisement.

À cet instant même, le Crâne échangeait avec ses acolytes les répliques suivantes, qui eussent fixé les incertitudes de Pierre, s’il avait été à portée de les entendre.

— Cela a passé admirablement, disait Jetty, approuvé comme toujours par son ami Tom. Tant mieux, seulement j’en suis pour ce que je t’ai dit. Il eût été plus simple de faire embarquer le jeune homme tranquillement en plein jour.

— Et la folle ? interrompit la comtesse.

— Dans sa cabine. Elle n’en sortira qu’à la Vera-Cruz. Il est inutile que notre marquis la voie auparavant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jud Allan, après avoir sauté par la fenêtre de la rue de la Bibliothèque du Congrès, avait contourné les lourds bâtiments où sont enfermés les trésors bibliographiques de l’Union, et, laissant en arrière les jardins du Capitole, s’était jeté dans l’échiquier des rues avoisinant le port.

Il avait constaté bientôt que trois ombres humaines suivaient la même route que lui.

— Ah ! Ah ! grommela-t-il, Frey Jemkins me traite en personnage d’importance. Trois espions. Voilà qui est flatteur.

Mais la présence de ces ennemis ne parut nullement l’inquiéter.

Comme il atteignait la rive du canal, un peu au delà du Port du Bois, une demi-douzaine de galopins dépenaillés engagés dans une course folle, sembla jaillir des pavés.

— Trois, prononça le professeur sans ralentir son allure.

Trois coups de sifflet passèrent dans la nuit.

Allan était déjà loin. En arrière, il entendit des cris, des jurons. Il pressa sa marche. Mais quand, à l’extrémité terminus du canal, il regarda en arrière, il n’aperçut plus que deux ombres filant courbées le long des maisons, à environ cinquante mètres l’une de l’autre.

Comme il souriait à cette vue, il lui sembla qu’une masse sombre glissait le long d’une façade et s’abattait sur le dernier des espions.

Presque aussitôt des sifflements, des appels terrifiés résonnèrent encore.

Allan continua son chemin. À l’angle d’une rue, une fillette immobile dans l’encadrement d’une porte, auprès d’un gros chien paresseusement allongé à ses pieds, fit un mouvement à son approche :

— Combien ?

À la question murmurée, le professeur répliqua :

— Un.

All right ! Pille, Storm, pille !

Le chien fit entendre un hurlement et se rua, suivi par la fillette inconnue dans la rue que Jud venait de quitter.

— Je suis libre, murmura celui-ci. Seulement il faut jouer serré. Les précautions de Frey Jemkins me prouvent qu’il n’est pas aussi assuré de la victoire qu’il semblait le dire tantôt.

Il avait atteint la rive du fleuve Potomac. En face de lui, occupant le milieu du cours d’eau, se profilait l’île Analostan, et à quelques centaines de mètres en amont, se distinguait confusément la masse de l’Acqueduct-Bridge, sous les arches duquel roulaient les ondes avec des remous scintillants.

Jud s’arrêta à l’endroit où la petite rivière appelée Rock-Creek vient se perdre dans le Potomac.

Une voiture stationnait en ce point, attelée d’un vigoureux cheval.

Le cocher tourna la tête vers le nouveau venu. La lueur de la lanterne l’éclaire. Ce cocher a quinze ans au maximum.

Il n’est point d’usage de confier les rênes à d’aussi jeunes conducteurs ; mais Allan ne paraît pas étonné. Il prend place, avec ce seul mot :

— Va.

La portière se referme d’un claquement sec, le coupé s’ébranle bon train.

Il file, longeant le bord du Rock-Creek. Sur l’autre rive, Allan distingue le quartier de Georges Tower ou de West-Washington, le cimetière de Oak-Hill, puis l’observatoire naval.

Plus loin, le véhicule roule en bordure du jardin zoologique, sous les feuillages duquel se font entendre parfois des rauquements, des cris, des abois, que sans doute les animaux rassemblés en ce lieu, fauves ou autres, lancent dans leur sommeil. Ces bruits expriment peut-être des rêves de liberté.

Un dernier détour, et le coupé stoppe à la lisière d’une forêt, dont les arbres se dressent ainsi qu’une barrière d’ombre.

C’est le parc de Rock-Creek, bois de six cent cinquante hectares, qui s’étend jusqu’aux limites septentrionales du district de Colombia, territoire annexé, à la capitale fédérale des États-Unis.

Le coupé s’éloigne dès que le professeur est descendu.

— Oh ! murmure-t-il, pourvu que les gamins soient plus fidèles que les hommes !

Et il s’enfonce dans l’ombre épaisse du bois. Le bruit de ses pas étouffé par les mousses qui tapissent le sol. Il évite les allées sablées. On croirait qu’il suit, à travers les massifs, une piste visible pour lui seul. Il a fait cinquante pas quand une voix jaillit d’un fourré.

— Trois, dit-elle !

Sans un mouvement de surprise, Allan riposte :

— Quarante-sept !

Et le professeur de West-Point passe. Cent mètres plus loin, d’un amoncellement de rochers s’élance le nombre :

— Cinquante-cinq !

Toujours impassible, l’interpellé répond :

— Moins cinq !

Il progresse encore de quelques pas. Alors, du haut d’un arbre descend le chiffre :

— Vingt-sept !

Jud réplique encore :

— Vingt-trois !

Le jeune homme marche toujours. Il circule à travers un fourré d’arbustes qui s’épaissit de plus en plus. Enfin, les plantes se rejoignent, formant une muraille de verdure, où ne se distingue aucune brèche.

Et du fond de ce rempart obscur, une voix légère module :

— Cinquante !

Ce à quoi, Jud répond :

Nothing !

Aussitôt s’ouvre une allée étroite devant le professeur.

Sans doute, certains arbustes sont plantés en pots, que des mains invisibles ont déplacés.

Jud s’engage dans le chemin qui lui est tracé.

Les branches se joignent en berceau au-dessus de sa tête. Il compte trois fois cinquante pas. De nouveau, il est arrêté par un fourré.

Mais Allan prononce d’un ton ferme :

— Le roi appelle.

Et les buissons sont écartés à droite et à gauche, dessinant une brèche par laquelle le nocturne promeneur pénètre dans un vaste rond-point.

Au centre, se dresse un vieux saule ébranché, présentant la silhouette fantastique, d’un vieillard géant. C’est le carrefour du parc que l’on désigne familièrement sous la dénomination de Doll’s Cross (Carrefour de la Poupée).

Jud va vers le saule et appuie sa main sur l’écorce.

À peine a-t-il esquissé ce geste que le rond-point s’anime ; sur tout son pourtour les broussailles s’entr’ouvrent, laissant jaillir une nuée de garçonnets, de fillettes, qui se rangent en cercle autour de l’arbre.

Ce sont des grooms, des chasseurs, des boys du sénat ou des administrations publiques, des stewards, décrotteurs, packet-boys ou commissionnaires, jeunes employés des postes ou des télégraphes.

Auprès de ces personnages aux costumes masculins se sont placés des fillettes, petites bonnes, apprenties, balayeuses de la ville, élèves boursières de diverses écoles, reconnaissables à leurs rubans aux couleurs de l’Union. Tous regardent Jud Allan. Dans tous les yeux brille l’affection.

Jud a l’impression de la tendresse morale qui monte à lui ainsi qu’une fumée d’encens. Sur ses traits s’imprime une expression de reconnaissance infinie, et doucement il parle.

— Mes chers enfants, mes seuls amis.

On jurerait qu’ils ont cessé de respirer, de peur de troubler par leur souffle le grand silence où résonne la voix de Jud Allan.

— Enfants ! Celui qui vous a rassemblés, celui qui vous a conseillés, qui vous a permis d’établir des ramifications dans toutes les cités de l’Union, celui qui a fait de vous le puissant syndicat des Lads, celui-là est faible, il vient solliciter votre secours.

Un murmure enthousiaste bourdonna dans le carrefour, s’engouffra sous les arbres. Mais Allan leva la main. Tous redevinrent muets.

— Avant de vous dire ce que j’espère de votre affection, il importe que vous me connaissiez mieux. Écoutez l’histoire rapide de celui que votre gratitude, peut-être outrée, a appelé le roi des Lads, le roi des Gamins.

En phrases hachées, concises, nerveuses, Jud dit son enfance… Il retrace les dangers qui l’ont entouré. Il a un souvenir ému pour les petits camarades de ses premières années, lesquels sont tombés à la mendicité ou au vol, parcourant l’ingrate et avilissante carrière de la paresse déprimante, de la prison qui déshonore.

Il dit la pitié infinie, née en lui pour tous les pauvres bambins, si nombreux hélas ! que le crime ou la misère jettent à la rue des villes des États-Unis. Il dit ces enfants sans défense, livrés à la cupidité d’exploiteurs éhontés, innocentes victimes du vice et de l’opprobre.

Oh ! les réunir, les confédérer, leur donner la vigueur par l’union, l’honneur par le travail justement rétribué ! Comme ces idées l’ont hanté ! Quel inconnu généreux a pu pénétrer sa pensée ? Quel inconnu a mis à sa disposition les sommes nécessaires à la constitution du premier syndicat d’enfants sans famille ?

Il y a dix ans de cela. Dix ans ont suffi, et ce syndicat de tout petits, se confinant dans ses intérêts professionnels, est devenu une puissance. Il a rayonné sur tous les États-Unis. Chaque cité a une agence annexe.

Les adhérents se comptent par milliers. Ils sont partout. Ils sont au courant de tout. Et c’est pour cela que lui, leur chef, en butte aux attaques d’ennemis formidables, vient réclamer leur appui.

Une acclamation enthousiaste répond a cet exorde. Gamins, fillettes tendent les bras vers celui dont la volonté les a groupés.

— Vos protestations sont douces à mon cœur. Mais il faut que vous sachiez tout. Devant l’horrible, il n’y a point honte à reculer.

Et il conte le drame d’Agua Frida, son existence personnelle. Nul ne bouge. Chacun ose à peine respirer.

Son accent s’élève. La confiance est maintenant en lui.

— Pour la dernière fois, d’ici à bien longtemps peut-être, je puis me montrer sous ma figure véritable. Car je suis proscrit, traqué par les ennemis tout puissants que je vous ai désignés. Je succomberai, Lilian périra, si vous ne nous donnez assistance.

C’est comme un souffle de tempête que soulève cette dernière phrase.

— Commande, roi, commande, clament tous les assistants. Mort au Crâne, mort à Frey Jemkins !

— Non, répond-il. Il faut qu’il avoue ses crimes, pour que la victime rentre en possession des biens de ses ancêtres ; pour que vous ayez une… reine capable de vous récompenser.

Et il dit ses projets. Il distribue les rôles.

— Vous, les scribes des syndicats, envoyez des courriers à toutes les agences, à toutes les filiales de l’Union, afin que partout où ils paraîtront, Frey Jemkins et les siens soient suivis, épiés, signalés.

Ceux qu’il a désignés s’inclinent.

— Qu’un groupe surveille l’hôtel de Pensylvania Avenue à dater de demain, rien de ce qui s’y passera ne nous doit être ignoré.

Toutes les voix implorent la faveur de travailler au succès.

— Chers enfants, fait-il, tous vous aurez votre part au dévouement. Mais pour la demeure de Jemkins, il importe de choisir ceux d’entre vous dont la présence ne saurait sembler anormale ; ainsi le jeune commissionnaire de la Bibliothèque du Congrès…

— Hourra, riposta un gamin de seize ans, le commissionnaire, c’est moi, Lothils !

— Lothils donc. Puis Annie et Gilda, qui vont en journée pour le compte des domestiques.

— Nous sommes ici, nous voici, crient joyeusement les fillettes.

— Puis les marchands de journaux des environs, les porteurs de dépêches, les trois bouquetières de Pensylvania Avenue.

— Si tu le veux, Roi, je réglerai cela, et je centraliserai tous les renseignements pour le syndicat.

C’est Lothils, le petit commissionnaire de la Bibliothèque, qui énonce cette proposition. Jud accepte et reprend :

— Maintenant j’hésite. Je vais m’engager dans une expédition hasardeuse… Il est juste que je sois dans l’endroit le plus périlleux ; mais seul, je serais impuissant à vaincre… Et mon cœur saigne à l’idée d’entraîner à ma suite quelques-uns d’entre vous.

— Tous, tous, nous voulons te suivre.

Mais il secoue tristement la tête.

— Vous ne savez pas… Au terme de l’expédition, c’est peut-être la mort…

Et brusquement, une voix enjouée, ironique et perçante, coupe la phrase commencée :

— La mort ! Alors ça, c’est pour nous quatre.

De nouveaux personnages viennent de pénétrer dans le cercle.

Ce sont des gamins, en tête desquels marchent Tril, Fall et Top. À côté d’eux se tient Suzan, la petite dactylographe du syndicat. De sa voix menue, elle dit ces paroles suppliantes :

— Roi, tu m’as permis d’espérer que je mourrais pour toi.

Cela sonne comme une plainte de cristal dans la nuit silencieuse. Une émotion poignante étreint les assistants.

Ils regardent la fillette mince et frêle, auprès de qui se dresse un groupe étrange formé par un petit singe, de l’espèce zaïmziri, juché sur un grand chien au poil gris de fer, rude et légèrement frisé.

En ce dernier animal, il est aisé de reconnaître un de ces puissants vaquedos, chiens des troupeaux du Texas.

Et Suzan les désigne l’un après l’autre.

— Tout à l’heure Zinka, mon zaïmziri, a bondi sur la tête d’un espion qui suivait le roi et lui a arraché les cheveux assez longtemps pour qu’il perde la trace. Quant à Storm, mon bon chien, il a attaqué un second espion et l’a mis en fuite. Ces deux braves bêtes, des abandonnés que nous avons recueillis, ont donc travaillé pour le roi avant tout le monde. Tril, Top et Fall ont accompagné le roi à Paris. Ils ont, eux aussi, été à la peine. Qui leur contestera le droit d’être maintenant encore au danger ?

La petite voix sonnait dans le carrefour, nette et vibrante.

— Personne !

Dans un soupir, l’assemblée murmura ce mot.

Tout à coup, un hululement bizarrement modulé s’éleva au loin.

Un frémissement secoua l’assistance.

— Le signal !

— Des importuns, une ronde !

Ces phrases furent susurrées par cent voix prudentes.

— Zéro, clama Jud Allan.

Aussitôt, l’assemblée tourbillonna sur elle-même, et comme par enchantement, la clairière se trouva déserte, ne conservant plus aucune trace de la foule qui la peuplait tout à l’heure.