Jud Allan, roi des gamins/p2/ch02

Jules Tallandier (14p. 249-267).

CHAPITRE II

LE DIABLE SEMBLE RENTRER EN SCÈNE


— Ah ! enfin, le jour !

Et Pierre de Chazelet sauta hors de son lit.

Il était pâle, ses traits décelaient la fatigue. Le cauchemar, l’horrible cauchemar l’avait visité.

Parfaitement ! Le diable l’avait torturé durant toute la nuit. Il l’avait vu en rêve, sous les traits grotesques et grimaçants, que les sculpteurs du moyen âge contournaient en gouttières de cathédrales, les décorant des appellations inquiétantes de goules, de stryges, de lymnies. Et ce compagnon hideux du cauchemar lui avait tenu des propos bien faits pour engendrer le malaise :

— Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! lui criait-il avec cette intonation des diables de féerie ; tu es le doux cœur de ma Fiancée. Tu penses l’épouser malgré moi !… Petit homme idiot, tu n’as donc pas reconnu ma griffe à ce qui s’est passé autour de toi ?… Tu t’obstines à un mariage que je ne veux pas voir se réaliser… Tant pis pour toi. Je vais me manifester de nouveau. Tremble, petit homme imbécile ! Tremble, petit homme idiot !

Et autres aménités qui, l’on en conviendra, n’ont rien de particulièrement agréable.

Dans l’hôtel régnait un calme étrange. Pierre ne le remarquait pas. Pourtant, lorsqu’il fut prêt et qu’il descendit, pour prendre le thé matinal, dans la petite salle à manger familiale, voisine et annexe du hall spacieux réservé aux dîners d’apparat, il s’étonna de s’y trouver seul.

Il s’informa au domestique particulier du milliardaire.

— M. Frey Jemkins ?

— Sorti depuis une heure. Rendez-vous d’affaires importantes…, à ce que j’ai cru comprendre.

— Et miss Linérès ?

— Je ne sais pas, monsieur. Si Monsieur le désire, je puis m’enquérir auprès de la femme de chambre.

— C’est cela…

Distraitement, il grignote une ou deux rôties humectées de thé.

Le domestique reparaît, accompagné par la femme de chambre de la jeune fille. C’est une jolie personne, un peu commune d’aspect peut-être, mais attrayante néanmoins que Ruthie, miss Ruthie, comme on la nomme à l’office.

Elle a des prétentions aux belles manières, au langage fleuri. Cela est tout naturel, elle a appris le service dans la maison d’un directeur d’Université.

— Il ne fait pas encore jour chez miss. Miss n’a point sonné. Dans cette occurrence, je n’oserai prendre sur moi de troubler son repos.

— Oh ! ne le troublez pas… J’attendrai.

De la main, Pierre congédie la servante.

Par bonheur, l’entrée de Mme  de Armencita le distrait quelque peu, bien que la vieille dame s’absorbe dans la confection de sandwiches au jambon, qu’elle fait disparaître avec une prestesse merveilleuse.

Pierre se surprenait à envier sa belle tranquillité, quand un carillon inattendu le fit sursauter.

Une sonnerie électrique tintait follement au premier étage, où, l’on s’en souvient, étaient les chambres à coucher.

Il y eut des exclamations, des cris effarés. Puis une dégringolade éperdue dans l’escalier, et, sur le seuil, rouge autant qu’une pivoine, la face égarée, le geste dément, la femme de chambre Ruthie se montra, clamant d’une voix étranglée :

— On a changé ma maîtresse ! On a changé ma maîtresse !

Mme  de Armencita avala d’une bouchée le sandwich commencé. Quant au marquis, il s’était levé.

— Qu’y a-t-il donc ?

Ruthie étendit désespérément les bras à droite et à gauche.

— On a changé ma maîtresse.

— Qu’est-ce que vous voulez dire, au nom du ciel ?

— Que ce n’est plus elle.

À cette réponse stupéfiante, la comtesse elle-même cessa de manger, fixant sur la servante des regards ahuris. Pierre, oubliant tout décorum, avait saisi les poignets de Ruthie.

— Ah ça ! Avez-vous juré de me rendre fou, avec vos exclamations insensées.

— Non, monsieur le marquis, balbutia-t-elle. Monsieur le marquis doit être assuré que je ne me serais pas permis un serment semblable.

— Alors expliquez-vous, de par tous les diables !

— Les diables, c’est le mot, monsieur le marquis. Il y a de la diablerie la-dessous.

— Mais enfin, dessous quoi ? C’est à se briser la tête sur les murs !

— Eh, monsieur le marquis ! Pour expliquer, il faudrait comprendre, et je ne comprends pas moi-même.

— Vous ne comprenez pas quelle chose ?

— Ce que j’ai vu, vu de mes yeux, monsieur le marquis.

— Et qu’avez-vous donc vu, sotte créature ?

Ruthie prit un air piqué :

— Sotte, je le suis peut-être ; mais j’ai la vue bonne. Et ce que mes yeux ont vu est bien réel…, et personne ne me fera dire le contraire.

Pour un peu, Pierre eut étranglé la bavarde créature. Toutefois, il se rendit compte qu’il n’en tirerait aucun éclaircissement s’il ne procédait avec plus de calme. Aussi, dominant sa colère, abaissant la voix, il demanda :

— Miss a sonné, dites-vous. Qu’avez-vous fait alors ?

— Mon service, monsieur le marquis. Je me suis empressée d’entrer chez elle, de tirer les rideaux, de repousser les contrevents.

— Après ? Après ?

— Après, je me suis retournée du côté du lit, pour prendre les ordres de miss.

— Que vous a-t-elle donc ordonné pour vous bouleverser ainsi ?

— Rien, monsieur le marquis.

— Rien ?

— Pour la bonne raison que ce n’était pas elle qui se trouvait là.

Cette fois, Pierre fit un pas en arrière.

— Pas elle, répéta-t-il, pas elle ! Qu’est-ce que cela signifie ?

Ruthie haussa les épaules.

— Qu’est-ce que je puis répondre ? Tout le monde m’interroge comme si j’avais la science infuse. La personne, qui occupe la chambre de miss, ne me demandait-elle pas comment elle se trouvait là ?

Chazelet ne l’écoutait plus.

Il s’était précipité au dehors. Il escaladait l’escalier, atteignait le corridor, arrivait à l’entrée de la chambre de Linérès.

La porte en était ouverte au large, une jeune fille était assise au bord du lit, dans une attitude stupéfaite et angoissée. Et cette jeune fille n’était point Linérès de Armencita. Comme malgré lui, Chazelet gronda :

— Décidément, le diable s’en mêle !

Mais le son de sa voix ayant fait lever les yeux à l’inconnue, l’homme bien élevé se reprocha la brutalité de son exclamation, et s’inclinant :

— Mademoiselle, excusez ma surprise. Mais je n’ai pas l’honneur de vous connaître et je m’étonne, à bon droit je pense, de vous voir installée dans la chambre de ma fiancée.

Elle le regardait, une crainte maintenant dans ses grands yeux.

Soudain il se souvint. L’uniforme de l’institution de Miss Deffling, le visage de l’inconnue… Il les avait vus, la veille, au Sénat, dans cette tribune où il s’efforçait de consoler Linérès, désemparée par l’attaque de la voix mystérieuse.

— Mais vous assistiez hier à la séance du Sénat, au Capitole !

La jeune fille répliqua aussitôt :

— Oui, en effet.

Le son harmonieux de ces mots apaisa le marquis.

— Et vous connaissez Linérès sans doute ?

Mais son interlocutrice secoua la tête.

— Aucunement ! J’ai entendu son nom, hier, pour la première fois.

— Mais alors comment se fait-il que je vous rencontre chez elle ?

— C’est ce que je demandais à la servante qui s’est présentée tout à l’heure.

Du coup, Pierre se prit la tête à deux mains. Et elle continuait :

— Cela vous surprend, je le vois. Croyez que je suis plus surprise encore. Mon costume est celui de l’Institution de Miss Deffling, à Kendall Green. Hier au soir, je me suis retirée dans ma chambre. Je me souviens parfaitement d’avoir veillé jusqu’à l’extinction des lumières. Après, tout devient vague. J’ai dû m’endormir avant de m’être mise au lit, puisque je me réveille complètement vêtue… Mais par quel prodige je suis ici, dans cette maison que je ne connais pas ?…

Et comme frappée par ces derniers mots, elle reprit :

— À propos, monsieur, voulez-vous avoir la bonté de m’apprendre où et chez qui je suis ?

— Volontiers, mademoiselle, consentit le marquis incapable de toute idée claire, vous êtes dans l’hôtel d’angle de Pensylvania street et de la rue de la Bibliothèque du Congrès, chez Master Frey Jemkins !

Il s’arrêta net. Son interlocutrice s’était dressée, le visage subitement pâli, répétant dans un cri étouffé :

— Frey Jemkins ! Fred Jemkins !

Il n’y avait pas à s’y méprendre. Une terreur inexplicable étreignait la jeune fille.

— Oui, Frey Jemkins, fit doucement Chazelet totalement ahuri. Le cousin de ma fiancée, de Linérès dont vous occupez la chambre, le lit, la place.

Il aurait continué, mais Mme  de Armencita le rejoignit à ce moment.

— Introuvable ! Introuvable ! Personne n’a vu Linérès… Il lui a été impossible de sortir cette nuit. Portes et volets sont demeurés clos. Mais cette coquine parlera. Elle nous dira ce qu’elle a fait de la pauvre enfant.

Menaçante, elle marchait sur l’inconnue. Chazelet l’arrêta.

— Mademoiselle prétend ne rien comprendre à sa présence ici.

— Oh ! glapit la comtesse, elle prétend. Parbleu ! Il faut avoir votre naïveté pour croire aux assertions d’une aventurière.

Mais celle qu’elle désignait ainsi se redressa sous l’outrage.

Avec un calme qui impressionna l’Espagnole elle-même, elle répliqua :

— Votre âge, madame, devrait vous conseiller de ne point injurier qui ne le mérite pas. Pourquoi, par quelle trame je suis ici ? Cela je l’ignore. Seulement je tiens autant que vous à savoir la vérité.

Elle baissa un instant les paupières, comme pour éteindre la flamme de son regard, puis plus lentement :

— Cette appellation d’aventurière ne me convient pas. Veuillez vous informer. Je suis élève chez Miss Deffling, Kendall Green.

— Élève du pensionnat Deffling… En effet, cela est facile à contrôler.

La jeune fille regardait ses interlocuteurs d’un air indécis. On eût cru qu’elle hésitait à les croire de bonne foi. Et pourtant, leur attitude démontrait clairement que l’aventure leur paraissait aussi inexplicable qu’à l’inconnue elle-même.

— Faites-moi accompagner, reprit celle-ci… à moins que je ne sois prisonnière dans cette maison.

— Prisonnière ? En voilà une idée ! Prisonnière, et pourquoi ?

L’accent du Parisien sonna si sincère, que la jeune personne sembla rassurée. Les roses revinrent à ses joues, et d’un ton plus ferme :

— Vous verrez ainsi que je suis bien qui j’affirme, et qu’hier au soir, Margaret, la servante chargée de ce soin, m’a vue dans ma chambre, où j’avais passé toute la soirée avec une de mes amies, Grace Paterson.

— Mais vous-même, quel est votre nom, questionna la comtesse presque convaincue par la simplicité gracieuse de son interlocutrice ?

Une hésitation se peignit sur le front de celle-ci.

Elle était chez Frey Jemkins, cet être du mal signalé par le manuscrit d’Allan. Le moindre soupçon entraînerait pour elle, pour Jud, les pires dangers.

Mais la raison lui démontra aussitôt qu’elle devait dire tout ce que l’on pourrait apprendre à l’institution de Miss Deffling. Et s’efforçant à cacher son trouble, elle prononça :

— Mon nom est Lilian.

— Lilian, redirent ses auditeurs en échangeant un regard !

— Oui, Lilian Allan. Mon frère est professeur à l’école militaire de West-Point.

— Mais Linérès ! Linérès ! s’écria Pierre. Qu’a-t-on fait d’elle ?

— Ah ça ! vous parlez comme si Linérès était perdue !

Tous sursautèrent et se tournèrent brusquement vers la porte. Dans l’encadrement Frey Jemkins se tenait debout.

En phrases hachées, avec une expression de crainte dont Chazelet s’étonna à part lui, la comtesse de Armencita mit le milliardaire au courant de l’incident.

L’effet de cette confidence fut foudroyant. Frey devint écarlate. On eût cru que son sang, se portant soudainement à la tête, allait s’échapper par la peau distendue.

— Tonnerre et Sang ! Linérès ! On me la rendra, ou, par la fourche de Satan, celle-ci paiera pour les autres.

Sa main vigoureuse se tendait menaçante, prête à frapper, vers Lilian. Cette fois encore Chazelet s’interposa.

— Vous ne comprenez pas, mon cher cousin. Mademoiselle est victime de je ne sais quelle machination. Elle ignore la raison, le but de sa présence parmi nous.

— Ah ! elle ignore !…

Le milliardaire fit entendre un rire sauvage, rauque, terrifiant.

— Ah ! elle ignore… Eh bien ! la mémoire lui reviendra, ou sinon, je lui montrerai comment Frey Jemkins traite quiconque est assez osé pour s’attaquer à lui… Ah ! elle ignore… Cela peut se dire à un habitant du vieux monde ; mais moi, je suis un Américain…

— Mademoiselle offre la preuve de ses dires ?

— La preuve… Vous êtes fou !

Mme  de Armencita et moi-même, allions l’accompagner à l’Institution Deffling pour contrôler ses assertions.

La gaieté farouche du milliardaire parut s’accroître encore.

— Parfait ! Allons à l’Institution. Une fois là, la belle nous échappe. Ici, elle est en notre pouvoir, elle parlera ; tandis que là-bas…

Le marquis voulut apaiser la colère aveugle qu’il sentait gronder chez Jemkins, colère qu’il attribuait à son affection pour Linérès.

— Si les explications n’étaient point satisfaisantes, croyez que je n’hésiterais pas à m’adresser à la police.

De rouge, Frey devint blême. Une expression d’horreur, de terreur presque, passa sur ses traits, et d’un accent impossible à rendre, il s’écria :

— Non, non… : laissez la police à ses affaires. Ne l’appelez pas dans les nôtres.

Soudain il eut l’impression que le jeune homme l’écoutait avec stupeur. Il se passa la main sur le front, comme pour chasser les brouillards de sa pensée, puis redevenu maître de lui :

— La police ! On voit bien que vous êtes frais débarqué dans ce pays… Vous ne comprenez donc pas, en Europe, pourquoi la loi de Lynch est appliquée chez nous ? C’est pourtant clair. Quand une population se fait justice, c’est qu’il lui parait préférable de compter sur soi-même que sur la police.

Il parlait vite, hachant son débit ; ses bras décrivaient de grands gestes.

— Des mauvais garçons visent mon coffre-fort tout simplement. Un émissaire quelconque va me signifier le chiffre de la rançon de la prisonnière.

— Ah ! Si ce n’est que cela ?

— Cela vous rassure. Vous vous dites : ce vieux camarade de Frey paiera, et, by god, vous ne parlez pas à l’étourdie. Certainement je paierai et sans marchander encore. Seulement si nous appelons la police à la rescousse, nous créons le danger pour la chère petite que l’on nous a ravie. Les coquins, gênés dans leur opération… commerciale, persuadés que je ne suis pas disposé à chanter dans leur ton, se trouvent embarrassés de leur capture. Or, quand un prisonnier vous gêne…, quelle est la solution la plus expéditive ?

— Oh ! vous avez raison, clama Chazelet effrayé par l’hypothèse…

Quant à la comtesse, tout à l’heure tremblante devant le vigoureux personnage, elle souriait maintenant :

— En tout cas, Mademoiselle Lilian…

Pierre allait réitérer sa proposition de reconduire la jeune fille au pensionnat Deffling, mais un sursaut de Jemkins interrompit la phrase.

— Lilian !

— Comme vous ce nom m’a étreint le cœur. Mais notre Linérès n’est point la seule Lilian. Mademoiselle est sœur d’un professeur de West-Point, son nom est Allan.

Frey ne l’écoutait plus. Il considérait la sœur d’Allan avec une fixité étrange.

Tout à coup un nouveau personnage orienta la scène de façon imprévue.

Obéissant à une impulsion de la démence sans doute, la veuve Pariset, dont la chambre occupait l’extrémité de la galerie, avait ouvert sa porte. Peut-être les éclats de voix étaient-ils venus jusqu’à elle, troublant sa quiétude indifférente.

Sans bruit, glissant sur les tapis ainsi qu’une ombre, elle était parvenue sur le seuil de la pièce, où tous se tenaient autour de Lilian, terrifiée, muette, en face de Jemkins, de l’homme que le récit d’Allan lui avait désigné comme l’assassin de son père.

La folle s’était arrêtée là, sans qu’on remarquât sa présence. Ses yeux éteints vont de l’un à l’autre. On eût cru qu’elle faisait effort pour comprendre…

Au nom de Lilian, elle subit comme un choc.

Une clarté passe devant ses yeux hébétés par la liqueur de chanvre que, depuis son veuvage, les criminels lui dosent chaque jour.

— Allons, bon ! gronde Jemkins… Lily à présent ! Il est dit que tout ira mal aujourd’hui.

Et avec cette rudesse particulière à ceux qui prétendent dominer les insensés :

— Lily, ma chère, regagnez votre chambre. On n’a que faire de vous ici.

— Lily !

Quoi ? Oui a poussé ce cri déchirant, surhumain, cet appel du cœur que les lèvres n’ont pu retenir. C’est Lilian !

Ce diminutif câlin, Lily, le manuscrit de Jud lui a appris qu’il appartenait à sa mère, à la martyre des combinaisons infâmes de Frey.

Et elle est chez le meurtrier… Et elle est en présence d’une Lily qui a l’apparence de la démence. Horreur et joie tragiques, l’enfant est en face de sa mère !

Elle n’a pu arrêter l’appel de tout son être :

— Lily !

Et puis la pensée du meurtrier qui est là, qui écoute, l’a étreinte. Est-ce qu’elle va rendre inutile le long dévouement d’Allan ? Est-ce qu’elle va se livrer, livrer la mère enfin comme aux coups de l’ennemi ? Non. Elle est courageuse. Ce n’est pas en vain qu’elle a vécu la vie de Jud. Elle arrête les palpitations éperdues de son cœur ; elle efface toute trace d’émotion de son visage, et elle parvient à dire, avec un flegme qui écarterait tout soupçon :

— Lily ! je vous demande pardon ; ce nom enfantin appliqué à une personne âgée, m’a paru singulier.

L’excuse est banale. Elle apparaît telle à tous les assistants, la démente exceptée.

Celle-ci semble trouver un charme étrange au son de la voix de Lilian. Elle se glisse auprès de la jeune fille, saisit une de ses mains et la caresse doucement.

— Cette pauvre femme est privée de raison, explique le marquis.

Lilian incline seulement la tête.

Le contact de la main maternelle la fait frissonner. Elle a envie de se jeter au cou de la malheureuse, de crier le mot qu’elle n’a jamais prononcé :

— Mère ! Mère chérie !

Et elle a peur, peur de succomber à la tendre tentation, tandis qu’à deux pas, inquiétante, sinistre, se dresse la haute stature de Jemkins.

Mais elle n’est point au bout ses angoisses. Lily la regarde de ses yeux démesurément ouverts, dans lesquels une vision inexplicable pique un rayon.

Tous attendent, la gorge serrée. Ils se sentent en face d’un inconnu.

Lily passe sa main tremblante sur les cheveux de Lilian ; elle parle :

— Lilian, dit-elle d’une voix douce à pleurer, Lilian ! ma petite enfant.

La jeune fille a un sanglot !

Chazelet ne cherche point à cacher ses larmes. Lui, l’orphelin, le déraciné, dont toute la vie se fonde à présent sur son dévouement à Linérès, songe à la mère qui l’aima jadis. Il comprend, ou du moins il croit comprendre.

— Vous aussi, mademoiselle, vous êtes orpheline ?

Ah ! la protestation indignée qui monte à la gorge de Lilian. Elle l’a été, orpheline ; maintenant elle ne l’est plus !

Mais son regard rencontre celui de Frey Jemkins, et la fille qui, pour la première fois, reçoit les caresses de sa mère, répond à voix basse :

— Oui, je suis orpheline !

Elle est à bout de forces, à bout de résistance. Elle a le sentiment épouvanté qu’elle va se trahir, quand un domestique parait et lance de sa voix indifférente :

— Une jeune dame attend Mr. Frey Jemkins dans son cabinet.

— Je n’ai pas le temps, commence le milliardaire… Mais le laquais insiste.

— Cette dame affirme que l’affaire ne souffre aucun retard.

— Au diable !

— Elle croit avoir quelques renseignements touchant miss Linérès.

Linérès. Ce nom rompt le charme.

— Linérès ! ah ! alors, vite, vite, ne perdez pas une minute !

Ainsi parle Chazelet, poussant Jemkins vers la porte.

Mlle  Allan m’excusera de reculer un peu son retour à la pension Deffling. Mais il s’agit de ma chère fiancée.

Lilian ne saurait répondre. La folle a entouré son cou de son bras. Elle l’a attirée à elle et force la jeune fille à appuyer la tête sur son épaule.

Pierre est trop agité pour remarquer quoi que ce soit. Il pousse Jemkins dehors. Il se tiendra dans une pièce voisine du cabinet de travail. Il veut être renseigné de suite. Il ne peut tenir en place.

La comtesse les suit.

Peut-être craint-elle de demeurer seule en face de la veuve !

Lilian est dans les bras de Lily. Personne ne peut plus surprendre ses paroles. Alors elle s’abandonne. Dans un flot de larmes, elle gémit :

— Maman ! maman !

Et la folle, qui a repoussé Linérès, berce doucement Lilian, à qui elle dit tout bas :

— Lilian ! oui, Lilian, ma petite enfant bien-aimée !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le bureau sévère, dont le plancher machiné avait permis, la veille au soir, au milliardaire de rejoindre ses complices, Frey Jemkins pénétra en coup de vent.

La personne qui s’y trouvait déjà, lui était complètement inconnue.

Jeune, jolie, en dépit du ton ambré de la peau, des yeux noirs légèrement bridés, elle ne pouvait tromper personne quant à sa nationalité. De toute évidence, la charmante créature avait vu le jour dans les provinces septentrionales de la Chine. C’était la gracieuse Rouge-Fleur.

Frey considéra la Chinoise, puis il demanda sèchement :

— Vous avez désiré me parler. Me voici. J’écoute.

Le peu de cordialité de cette entrée en matière ne déconcerta nullement la gentille Chinoise. Bien plus, elle se laissa aller à un petit rire presque ironique.

Après quoi, elle alla vers la porte, constata qu’elle était hermétiquement close, et revenant enfin a son interlocuteur, qui suivait ses mouvements avec une surprise non dissimulée :

— Je vous serai obligée de modérer la sonorité de votre voix, car je regretterais qu’une oreille indiscrète recueillit la moindre bribe de notre entretien.

— Je n’ai rien à cacher, moi, commença orgueilleusement le milliardaire…

Mais plus prompte que lui, elle acheva :

— Pas même la négociation du territoire d’Agua Frida ?

L’athlétique Frey pâlit. Ses poings se crispèrent. Son visage eut une contraction menaçante. Toujours souriante, Rouge-Fleur leva sa main fine vers lui. Cette main tenait la crosse d’un petit revolver orné d’argent.

— Je voulais vous parler seul à seul, persifla-t-elle. J’ai pris mes précautions. Une femme est trop exposée en semblable tête à tête.

Du coup, Jemkins regarda la visiteuse avec une secrète terreur. Qui était cette femme venant le braver dans sa propre maison ?

— Asseyez-vous donc. C’est une amie qui vous paie une visite.

Dominé, il obéit, tout en grommelant :

— Une amie… le revolver au poing !… C’est une amie dont je me passerais fort bien.

Elle se prit à rire de nouveau.

— Vous êtes totalement amusant, Frey Jemkins. Mais je ne veux pas vous inquiéter plus longtemps ; je me présente, afin que vous sentiez en moi une alliée.

Et avec une révérence que n’eût pas désavouée une reine de l’élégance :

— Je suis miss Hiang-Tchil, ou Rouge-Fleur, ainsi que vous traduisez, vous autres Américains. Je suis celle qui incarne la haine du Japon contre les États-Unis. Je suis le chef de ceux qui agissent ici pour la gloire du mikado.

— Le chef ? répéta le géant stupéfait… Jamais je n’ai soupçonné…

— Cela était inutile, riposta la jeune femme. Ignorée, je conservais barre sur vous. Je pouvais vous amener à ma discrétion.

— Vous avez au moins une certaine audace de me le dire.

— Cette audace vous démontre, honorable sénateur, que je suis parvenue à mes fins. Désormais, vous devrez vous plier, je ne dirai pas à mes volontés, ce qui serait une expression désobligeante, mais à la sagesse de mes résolutions.

— Ah ! parbleu ! gronda-t-il, ce serait bien la première fois que je plierais.

Elle l’interrompit :

— N’insistez pas. Vous me feriez rougir de vanité satisfaite. La première fois ! quel honneur pour une faible petite femme comme moi !

Changeant brusquement de ton, la singulière créature continua :

— Seulement, il ne s’agit pas de moi. Les intérêts du Japon, de l’Asie jaune tout entière, sont en jeu. Je ne dois point dépenser le temps en un bavardage inutile.

— Ah ! vous appelez cela un bavardage. Du diable, si je lui aurais donné ce nom.

— Ne discutons pas sur les mots, je prie. Le temps est court, je viens au fait.

Elle planta son regard railleur dans les yeux du milliardaire, et d’un accent où toute trace d’ironie avait disparu :

— Gentleman, tenez-vous sérieusement à ce que miss Linérès soit reconnue au plus tôt comme héritière de feu Pariset ? Tenez-vous à ce qu’elle épouse rapidement M. le marquis Pierre de Chazelet ? Tenez-vous enfin à conclure, avec nous, la location à bail du territoire d’Agua Frida dans la presqu’île californienne ?

Ma foi, Frey se décida à prendre son parti de l’aventure.

— Aux conditions financières qui ont été convenues ?

— Naturellement ! Trois cent millions, payables pendant la première année du bail, en dix échéances échelonnées.

All right ! En ce cas, vous devez penser que vos questions étaient superflues. L’homme qui ne souhaiterait pas une prompte solution, serait la plus folle tête de bûche qui se puisse imaginer.

Prestement la Chinoise fit disparaître son revolver, puis frappant joyeusement des mains :

— À la bonne heure. Voilà qui est parler franc.

Elle redevint grave pour continuer :

— Nous sommes d’accord sur tous les points de détail, j’en suis sûre. Sur tous, sauf un.

— Lequel ?

— N’ayez point tant de hâte. Précisons d’abord ce qui nous unit. La Compagnie Japonaise est tout aussi pressée que vous de terminer l’affaire.

— Cela est évident, acquiesça le milliardaire.

— Je pense ainsi. Donc je reprends. Les deux contractants sont pressés. Ils admettent votre combinaison. Linérès mariée au gentilhomme français. Celui-ci, rendu responsable de l’opération au moyen des signatures qu’il vous a bénévolement données. Je plains peut-être ce gentleman. C’est le seul homme de race blanche qui ait forcé mon estime, mais peu importe mon sentiment. Dans la balance des intérêts en jeu, un homme, même exceptionnellement loyal, ne représente qu’une quantité négligeable.

Frey écoutait, glacé par le cynisme tranquille que la passion de race imprimait au discours de cette femme charmante.

— Donc, voici en quoi nous raisonnons de même. Passons à présent au… détail sur lequel nous différons d’appréciations. Vous désirez que miss Linérès soit reconnue héritière des biens des Pariset, par les lois de l’Union et par celle du Mexique. À nous, il suffit qu’elle soit légalement reconnue en vertu de la seule jurisprudence mexicaine.

— Comprenez donc, commença Frey Jemkins…

— Toute discussion serait inutile, modula gentiment la Chinoise. Avant de vous venir voir, j’avais eu soin de vous pouvoir placer en face du fait accompli.

Il se mordit les lèvres.

— Que prétendez-vous insinuer par cette déclaration ?

— Ceci. La nuit dernière, j’ai fait enlever miss Linérès. Elle a été conduite à bord d’un steamer qui stationnait sur le Potomac. Elle navigue à présent vers le Mexique. Dans quelques jours, elle sera à Agua Frida !

— Par Satan !…

Elle coupa le Juron à demi prononcé.

— Pourquoi dépenser votre souffle en exclamations malsonnantes ? Ce qui est fait est fait, et nous sommes trop au courant de vos actions pour que vous tentiez de résister. Au surplus, de quoi s’agit-il ? De palper un peu plus tôt le prix de la location à bail, et cela sans courir le moindre risque supplémentaire.

— C’est vrai, au fait, reconnut Jemkins… Bon, voilà Linérès embarquée. Après ? Rouge-Fleur le gratifia d’un joli et menu geste approbateur.

— Vous êtes un gentleman tout à fait pratique. Par nos soins — mes commettants et moi avons déjà engagé des démarches — Linérès sera dans un avenir rapproché envoyée en possession d’héritage par les Mexicains.

— Soit !

— Votre intérêt, le nôtre, sont identiques : célébrer le mariage sans délai.

— D’accord, seulement il vous faudra la ramener à Washington.

— Erreur, c’est vous qui allez la joindre immédiatement à Agua Frida.

— Mais M. de Chazelet ?

— Il vous accompagnera.

— Quel prétexte pourra ?…

— … Le voyage. Il n’est point besoin de prétexte. Le Français a une raison qui le conduira à vous supplier de partir.

— Une raison ?

— Le désir de retrouver sa fiancée, mon bon sénateur. Ah ! vous êtes heureux de m’avoir pour alliée, car vous me semblez ignorer tout ce que l’on peut tirer du sentiment.

On eût cru que les regards de Rouge-Fleur se voilaient à ces dernières paroles. Mais bien vite les yeux redevinrent clairs, une ironie plus vive s’y marqua.

— Vous ferez parvenir cette missive au marquis, reprit-elle en présentant au milliardaire un coquet billet.

— Qu’est cela ?

— Une lettre de miss Linérès.

— De Linérès, répéta Jemkins au comble de la surprise. Vous avez réussi à lui faire écrire ?…

— Lisez, curieux sénateur, lisez et vous serez persuadé.

Frey déplia le papier. Les lignes suivantes lui apparurent :

« Si je vous suis chère comme mon cœur le croit, une simple affirmation de moi suffira. Rejoignez-moi à Agua Frida, dans la propriété que je vais tenir de l’héritage de mon père. Il ne m’est pas permis de m’expliquer davantage ; mais le vous jure que là-bas, notre union, notre bonheur ne subiront aucun retard. Partez de suite. Celle qui ne vit que pour devenir votre

« Linérès. »

— Oh ! grommela Frey ! Il n’y a pas de doute. Avec un pareil miroir, l’alouette est prise. Mais comment la jeune fille ?…

— Comment ? ne vous inquiétez pas de cela. Elle a écrit ; vous reconnaissez que le marquis ne résistera pas ; voilà l’important.

— Sans doute ! Sans doute ! Seulement… ai-je le droit de critique, charmante lady ?

Absolument ! Nous discutons une affaire. Vous y jouez votre fortune… et, ajouta-t-elle cruellement, votre tête en même temps. Il serait donc déplacé de ne point entendre ce que vous pensez.

Jemkins ne put dissimuler une grimace. Si inattaquable qu’il se crût, il n’aimait pas que l’on parlât légèrement de sa tête. Toutefois il réprima ce mouvement de mauvaise humeur, et avec tout le flegme dont il fut susceptible, il articula :

— La combinaison est parfaite. Son utilité seule m’apparaît contestable. Pourquoi ce long voyage au Mexique, voyage qui, à tout le moins, constitue une perte de temps ?

— Pourquoi ? Parce que notre police est mieux faite que la vôtre.

— La réponse reste obscure.

— Je vais l’éclairer, cher sénateur. En échange de votre raisonnable acquiescement à notre plan, nous vous apportons le moyen de réduire à l’impuissance l’ennemi qui s’est manifesté hier au Sénat.

— Vous le connaissez ?

Ce fut un rugissement, Jemkins s’était levé. Il regardait avidement son interlocutrice, les mains tendues en avant comme pour broyer l’adversaire inconnu.

Elle sourit, le contraignit du geste à se rasseoir, puis dans un murmure :

— Ah ! Ah ! ceci vous intéresse. Laissez-moi vous donner de plus amples renseignements. Aux États-Unis, celui dont je parle a des appuis si grands, que l’on ne saurait songer même à le faire disparaître. Sa mort serait considérée comme la confirmation de ce qu’il a allégué contre vous. Sa mort serait le signal d’un procès retentissant, où sombreraient et votre richesse et votre honorabilité si habilement captées.

Au front du milliardaire perlèrent des gouttes de sueur.

— Mais son nom, son nom ? balbutia-t-il avec effort.

La jolie Chinoise n’était point accessible à la pitié sans doute ; car la détresse de son interlocuteur lui fit simplement hausser les épaules.

— Je vous croyais plus fort, sénateur. Je vous ai annoncé le remède efficace, ce n’est donc pas le moment de succomber à la maladie.

— C’est vrai, reconnut-il avec confusion ; mais si vous saviez ce que mon imagination a travaillé depuis hier… à vide ; car maintenant encore, je ne me doute pas de quel côté est venu le coup.

— Allons, je vois qu’il ne faut pas vous tourmenter plus longtemps. Le nom de votre ennemi est Allan.

— Allan ! N’est-ce point le nom de cette jeune fille inconnue ?…

— Que j’ai apportée cette nuit dans votre hôtel, et enfermée au lieu et place de Linérès.

Frey se passa la main sur le front. Il ne comprenait pas.

— Allan, murmura-t-il. Je ne connais pas cet Allan.

— Il est professeur à l’École militaire de West-Point, en relations personnelles avec le président Loosevelt, et dernièrement, à Paris, il s’est lié d’une amitié inexplicable avec le chef de la Sûreté, M. Lerenaud ; Allan, hier, grimé en vieillard, vous a régalé de la séance de ventriloquie que vous savez, avec le concours d’un boy du Sénat.

Et comme l’athlète redisait dans le désordre de ses pensées :

— Mais Allan, cela ne me dit rien.

La Chinoise ajouta paisiblement :

— Il a un prénom qui vous paraîtrait peut-être plus explicite.

— Un prénom ?

— Oui, un prénom que vous avez dû évoquer bien souvent dans les heures difficiles.

— Mais lequel, lequel ? Je vous en supplie, ne vous jouez pas de mon anxiété.

— Il y a seize ans, Allan s’appelait le chevalier vagabond, ou, plus familièrement, le petit Jud !

— Jud !

Le milliardaire étendit les bras, ses yeux eurent un égarement.

— Jud !

Ce monosyllabe l’avait brusquement rejeté dans le passé, dans cette claire nuit californienne, où il avait froidement assassiné Pariset. Et brusquement un éclair traversa son esprit.

— Mais alors sa sœur, cette Lilian qui a le nom de l’enfant disparue ?

Rouge-Fleur lui imposa silence.

— Lilian est la sœur de Jud Allan, rien de plus. Ne compliquons pas notre affaire. Linérès est l’héritière des Pariset, nous n’avons aucun intérêt à lui susciter une rivale. Donc Lilian est Lilian Allan ; c’est uniquement ainsi qu’elle doit immobiliser son frère.

Et Frey l’interrogeant du regard.

— Entre vos mains, elle sera l’otage.

— Ah ! je vois, je vois… Décidément nous tenons la victoire.

Rouge-Fleur fit entendre son rire de cristal aux inflexions ironiques.

— Nous ne vous gardons pas rancune de la mort du pauvre capitaine Anoru.

— Oh ! balbutia l’athlétique personnage, on cherchait à m’évincer de l’affaire…

— C’est pourquoi l’on ne vous accuse pas de vous être défendu. Mais nous entendons-nous bien sur tous les points maintenant ?

— Oui. Seulement un ennui.

— Lequel ?

— Chazelet a vu Lilian. Il lui a parlé. Il s’étonnera si je m’oppose à ce qu’il la ramène à l’institution Deffling.

— Est-ce tout ?

— Cela me semble assez épineux comme cela.

— Ah ! Comme les gentlemen s’embarrassent de peu de chose. Je vais me charger de la reconduire… et, mon cher sénateur, vous la retrouverez à Agua Frida. Ordonnez que l’on prie cette jeune fille de vous rejoindre ici.

— Mais…

— Vous verrez. À quoi bon bavarder ?

Dominé cette fois encore par l’étrange créature, Frey Jemkins sonna. Au domestique qui se présenta, il transmit l’ordre de Rouge-Fleur.

— Votre maître oublie, intervint celle-ci. Veuillez apporter le thé ici, afin que la jeune dame puisse prendre la moindre chose avant de m’accompagner.

Le domestique s’empressa. Une minute plus tard, il déposait sur le bureau un plateau supportant théière, tasses et assiette de rôties, puis il s’esquivait pour aller quérir Lilian.

Alors, à l’étonnement croissant du milliardaire, la Chinoise remplit deux tasses du liquide parfumé. Elle en attira une devant elle, avec ces mots :

— Pour moi !

Dans l’autre, elle fit tomber quelques grains d’une poudre blanchâtre qu’elle puisa dans une bonbonnière.

— Pour elle, murmura-t-elle encore.

— Qu’est-ce ?

— Le sommeil, un quart d’heure après avoir bu. Ne nous retenez donc pas. Il faut que nous puissions monter en voiture avant que Lilian s’endorme.

— Et ensuite ?

— Elle voguera vers le Mexique quand elle reprendra connaissance.

Elle s’interrompit net. La jeune fille entrait.

Avec de grandes manifestations d’intérêt, Rouge-Fleur se présenta comme une amie de miss Deffling, laquelle ayant été avisée, le matin même, qu’à la suite d’un pari d’un goût détestable sur l’impuissance de la police urbaine, de jeunes fous avaient translaté Lilian à la demeure de miss Linérès et réciproquement, qu’ayant donc appris cela, miss Deffling avait prié son amie d’aller chercher sa pensionnaire et de la ramener, ce qui éviterait de confier l’aventure à l’une des répétitrices… l’intérêt bien entendu de l’Institution exigeant que le secret le plus grand fût observé. Après quoi, elle conclut :

— J’ai demandé à M. Frey Jemkins de nous offrir le thé, car il est mauvais de sortir à jeun, et je tiens à ramener à miss Deffling son élève en bonne santé.

Quoiqu’il lui en coûtât d’accepter dans la maison du meurtrier de son père, Lilian ne pouvait refuser. Elle absorba donc le thé qu’avait versé la Chinoise.

Cette dernière manifesta aussitôt un grand empressement de regagner Kendall Green.

Et elle entraîna la jeune fille, non sans avoir échangé avec le milliardaire ces répliques significatives :

— Et Jud Allan, comment saura-t-il que sa sœur me répond de lui ?

— Je m’en charge, Frey Jemkins… ou plutôt je m’en suis chargée déjà.