Jud Allan, roi des gamins/p1/ch11

Jules Tallandier (14p. 165-185).

CHAPITRE XI

LA VOIX MYSTÉRIEUSE


— Le bill sur les trusts est inacceptable !

— Je demande le pardon. Il faut soutenir la motion du Président !

— Non, vous dis-je.

— Je prétends que si.

Ces répliques frappent les oreilles de Lilian et de sa fidèle amie Grace Paterson, au moment où elles prennent place dans l’une des tribunes de la salle des séances du Sénat (Senate Chamber).

Charmantes dans leur uniforme bleu et blanc de l’institution Deffling, elles promènent autour d’elles des regards curieux, vaguement inquiets.

C’est qu’elles pénètrent pour la première fois dans le sanctuaire où s’élaborent les lois qui régissent la grande république transatlantique.

Et puis leur arrivée ! Un boy portant la casquette du Senate les attendait devant les portes de bronze aux bas-reliefs de Crawford.

Le gamin les a guidées. Il leur a fait monter l’escalier accédant aux tribunes, leur a désigné leurs places, puis il s’est éclipsé, refusant le pourboire qu’elles offraient.

Maintenant, elles examinent la salle.

Au-dessous d’elles sont les quatre-vingt-dix sièges des sénateurs alignés sur le plancher. Presque tous sont occupés.

Leur faisant face, est le bureau du speaker (président) avec, à sa droite, la table sur laquelle on dépose, à l’ouverture de la séance, le mace (sceptre présidentiel).

Les sénateurs discutent avec animation, mais la séance est momentanément levée, et les boys de service, que les représentants appellent par un claquement de mains, circulent entre les sièges, portant des rafraîchissements, des dépêches, des correspondances[1].

Cela occupa un instant l’attention des jeunes filles.

Puis leurs yeux se fixent sur les différents points de la salle, sur le plafond orné qui domine de onze mètres le plancher, sur les niches murales où semblent sourire les bustes d’anciens vice-présidents. Le bourdonnement des conversations ne les troublent plus à présent. Elles interrogent du regard les tribunes placées vis-à-vis d’elles.

Elles sont occupées par la clientèle habituelle : journalistes, gentlemen ou dames appartenant aux clubs d’élection, quelques rares curieux.

Toutefois, Grace murmure en étouffant un rire indiscret :

— Regarde donc, là, en face. Ce bon vieillard et cet individu à face jaune de Japonais.

— Je les vois.

— Eh bien, tu ne les trouves pas comiques. Le vieux semble dormir, et le Japonais le regarde. Ni l’un ni l’autre ne se préoccupent de la scène qu’ils ont sous les yeux.

— Des habitués, probablement. Tout le monde n’est pas aussi novice que nous en politique.

Mais le speaker, un instant descendu de son bureau, y reprend place, indiquant ainsi qu’il va rouvrir la séance.

À ce moment, Lilian et Grace sont distraites par l’arrivée de nouveaux personnages.

Ce sont trois personnes pénétrant dans la tribune presque à côté d’elles.

Un homme jeune, élégant, distingué, qui conduit une dame d’un certain âge et une jeune personne exquisement jolie. Mais, avec la fantaisie de son esprit mobile, Grace murmure :

— Oh ! oh ! Voilà un sénateur qui doit représenter les hercules de l’Union.

Et Lilian, suivant la direction de ses regards, aperçoit un homme aux formes athlétiques, qui gagne péniblement son siège de sénateur.

Oh ! ce personnage est très connu. Toutes les mains se tendent vers lui au passage. Il les serre avec des mouvements amicaux de la tête.

— Vraiment, reprend Grace, voilà un bel échantillon des Saxons de l’Ouest.

Elle s’interrompt :

— Tiens, il connaît nos voisins.

En effet, le sénateur, parvenu à sa place, s’est tourné vers la tribune et a adressé un salut souriant aux personnes remarquées un instant plus tôt par les pensionnaires.

Mais le speaker tapote le bureau de son mace. Le silence s’établit aussitôt, et lentement le président de l’assemblée prononce :

— La parole est à l’honorable Frey Jemkins.

Le robuste sénateur qui a attiré l’attention de Grace ne s’est point assis. Il salue à la ronde, dominant l’assemblée de sa haute stature, puis d’une voix sonore :

— Je regrette d’interrompre un instant les travaux du Sénat ; mais j’ai un grand intérêt à prendre la parole pour une question personnelle.

De toutes parts, on répond :

— Parlez, Jemkins, parlez.

Et le marquis de Chazelet, assis entre Linérès et Mme de Armencita dans la tribune, murmure assez haut pour que ses paroles arrivent distinctement aux élèves de miss Deffling :

— Vous voyez, Linérès, votre cousin est persona grata en cette enceinte. Vous en sortirez reconnue comme Lilian Pariset, et plus rien ne retardera notre mariage.

Lilian Pariset. Nom qui provoque chez la compagne de Grace un trouble inexplicable.

Lilian ! Elle aussi s’appelle ainsi… Mais que prouve cela ? A-t-elle jamais cru qu’elle fût seule à porter ce nom ?

Frey Jemkins parle cependant :

— Depuis de longues semaines, j’ai paru déserter les fécondes discussions de l’honorable assemblée. J’ai paru seulement, insiste-t-il, mais je crois de mon devoir de m’en excuser auprès de mes respectés collègues et de leur fournir des explications.

— Inutile ! Inutile ! interrompt-on de toutes parts. On vous connaît, Jemkins.

Il secoue sa tête puissante, lève la main pour réclamer le silence.

— Je trouve utile, moi… Ma fortune, mon bonheur en affaires, font que le public a le droit, pour moi plus que pour tout autre, de scruter les motifs de mes actes. Or, je ne veux point être taxé de négligence coupable, car je pense que plus les richesses nous conduisent haut, plus elles créent de devoirs notamment le devoir de l’exemple.

— Hip ! Hip ! bien pensé ! clament les sénateurs, tandis que les tribunes applaudissent.

— Il s’exprime bien, mon futur cousin, plaisante le marquis.

Mais sa raillerie n’a point d’écho.

— Donc, continue Frey Jemkins, j’explique pourquoi, comme homme et comme parent, je fus forcé de m’absenter.

Il prend un temps, puis désignant Linérès rougissante à ce geste imprévu :

— Voici mon motif… Cette jeune personne de dix-huit ans. Regardez-la, et dites si la raison n’est pas suffisante !

Et comme la jeune fille, confuse, se rejette en arrière, il l’interpelle affectueusement :

— Non, non, chère petite chose, ne vous mettez pas en fuite pour cela. Vous êtes la propre fille de ma cousine Lily Pariset, presque ma sœur de tendresse, à qui vous fûtes enlevée, il y a seize années, par des bandits inconnus.

Il s’adresse à l’assemblée :

— Oui, gentlemen, depuis seize ans, je mets en mouvement toutes les agences du monde pour la retrouver, pour rendre le bonheur à sa mère, si cruellement frappée par la mort de son époux et la disparition de son enfant.

Il esquisse le geste d’essuyer une larme absente :

— Vous comprenez, module-t-il d’un organe attendri. Des renseignements circonstanciés, relatant des coïncidences qui ne permettaient pas de croire à un caprice du hasard ; au surplus, jugez-en… cette enfant, sans doute jetée à la mer par ses ravisseurs, a été recueillie, le jour du crime, sur la côte de la mer Vermeille, en face des trois pics de las Virgines, c’est-à-dire à quelques kilomètres de la demeure des victimes, par la comtesse de Armencita, alors en mission pour le compte du gouvernement espagnol.

« Cette dame, achève-t-il d’un ton persuasif, dès le lendemain, fit sa déclaration au consulat de Guaymas, port mexicain voisin, puis elle emmena l’enfant en Europe et l’y éleva. Dernièrement, la mère adoptive et la jeune fille allèrent à Paris, l’attention se porta sur elles. Une agence avec laquelle j’étais depuis longtemps en rapports, me fit part de ces diverses particularités… et je suis parti, oubliant tout ce qui n’était pas la fillette si douloureusement regrettée.

All right ! (Très bien !)

Be quite well, Jemkins, you are a right man ! (Soyez tranquille, Jemkins, vous êtes un brave homme !)

Ces interjections se croisèrent dans la salle.

Sénateurs, curieux, gens de service, acclamaient le milliardaire qui avait si simplement exprimé le souci de toute sa vie.

Et Chazelet, serrant la main de Linérès dans les siennes, murmurait, ravi, transporté : « Que pourrait-on répondre à cela ? », quand, soudain, comme une réplique à cette question du jeune homme, une voix singulière, aigrelette et puissante, domina le tumulte des approbations.

— Quel signe, Frey Jemkins, vous a fait reconnaître avec certitude l’enfant enlevée à deux ans dans cette charmante jeune fille, qui ne saurait en rien rappeler le baby ?

Qui a parlé ? La voix a semblé partir des rangs des sénateurs.

D’un œil, où un éclair de colère a brillé, Jemkins passe en revue ses collègues. Il cherche à découvrir l’interrupteur. Tous ont une attitude étonnée qui écarte le soupçon.

Il lève ses regards vers les tribunes. Il voit Linérès, mortellement pâle, soutenue par le marquis de Chazelet.

Un instant, il considère deux jeunes filles au costume mêlé de bleu et de blanc, assises dans le même box que sa cousine.

L’une est aussi blême que Linérès elle-même.

L’autre, au visage rieur, est penchée vers celle-ci et semble lui parler vivement à voix basse.

Mais un voisin de l’orateur le rappelle à lui-même :

— Répondez, Jemkins. Le diable soit du questionneur… Nous souhaitons tous qu’il soit confondu.

— Oui, oui, mettez le curieux dans votre poche, Jemkins.

Ces encouragements rendent à l’interpellé toute sa présence d’esprit. À plus tard la recherche de la mauvaise volonté qui vient de se manifester. Pour l’heure, il s’agit de convaincre le Sénat, d’enlever la motion qu’il veut surprendre.

Et ramenant le sourire sur ses lèvres contractées :

— Je suis ravi de l’interruption.

— Tant mieux, riposte la voix mystérieuse.

Bizarre ! Cette fois, elle semble sortir de la chaire même du speaker, lequel, stupéfait, inquiet, regarde autour de lui d’un air déconcerté.

Certains sourient à cette vue ; d’autres considèrent Frey Jemkins, sur les traits de qui la surprise et la colère se peignent tour à tour.

Pals il y a un long silence, où passe un chuchotement que l’on jugerait être une plainte.

L’un des voisins de Linérès a murmuré à l’audition de l’organe mystérieux :

— Par ma foi ! C’est le diable !

Et la jeune fille a sursauté, sentant comme un grand coup au cœur.

— Le diable ! a-t-elle gémi douloureusement… Est-ce qu’ici encore je vais être la fiancée du diable ?

Toutes les souffrances morales endurées à Paris se sont réveillées à ce mot malencontreux. Et Chazelet s’efforce vainement de la rassurer.

Mais Frey Jemkins, lui, est beau joueur.

— J’ignore, dit-il, qui me fait cette guerre d’embuscade, mais mon jeu est tellement loyal que je ne crains aucune curiosité.

Et il entre dans les détails du sauvetage de Linérès. Il rapproche les dates, les faits. Son récit forme un plaidoyer serré qui impressionne favorablement l’assemblée.

Linérès se rassure. Le marquis sent renaître sa confiance. Frey continue ses explications.

Mais ni Lilian, ni Grace ne comprennent pourquoi Jud Allan les a fait venir au Sénat. En quoi tout cela peut-il intéresser Lilian ? C’est ce qu’elle susurre à l’oreille de son amie.

— Tu devines, toi, Grace ?

— Pas le moins du monde.

Avec un geste oratoire qui semble défier l’invisible ennemi, Jemkins clame :

— Et toutes ces preuves de date, de lieu, qu’un esprit malintentionné pourrait à la rigueur qualifier de coïncidences, sont corroborées par une preuve matérielle, indiscutable celle-là.

Un frémissement parcourt l’auditoire. On devine que l’orateur va porter un coup décisif au contradicteur inconnu.

— Pariset, le père de la douce fille que je vous désignais tout à l’heure, descendait d’un soldat français, demeuré au Mexique après la guerre folle entreprise pour imposer l’empereur Maximilien aux populations de ce pays.

« Ce soldat avait été élu cacique, c’est-à-dire chef des Indiens Mayos habitant la presqu’île de Californie.

« De ce fait, lui et ses descendants étaient caciques, telle est la coutume des Hommes Rouges.

« Et en signe de cette dignité, chaque nouveau-né de la famille est confié au tatoueur de la tribu, qui lui imprime, sur la face interne du bras gauche, le tatouage des Mayos ; celle que je présente comme ma cousine porte ce signe : la fleur de l’aloès chiriquite.

Un léger cri passe dans l’air. C’est Lilian qui n’a pu le retenir. Brusquement, elle vient d’entrevoir le pourquoi de sa présence au Sénat.

Souvent, elle s’est étonnée d’un tatouage qu’elle porte au bras, une fleur étrange que les traités de botanique lui ont fait reconnaître pour celle de l’aloès mexicain chiriquite.

Elle a interrogé Jud Allan, qui a feint l’ignorance.

Oui, oui, il lui déguisait la vérité sur ce point, comme en ce qui touchait leur parenté.

Tous les yeux convergent vers la jeune fille. Linérès, Chazelet la considérèrent comme tous les assistants.

Un éclair traverse son esprit. La recommandation d’Allan s’y retrace en traits de feu.

— Quoique vous entendiez, pas un geste, pas un cri, pas un regard qui puisse appeler l’attention sur vous.

Heureusement Grace est là, Grace qui ne peut deviner la cause de l’émoi de son amie, Grace qui se souvient, elle aussi, de l’avis du professeur de West-Point.

Et avec la présence d’esprit inhérente à son caractère insouciant, elle se dresse, masque son amie aux regards, prononçant assez haut pour être entendue de tous :

— Oh ! chère belle, vous vous êtes piquée… Quelle idée aussi de porter ces épingles sur vous !

Puis, un nouvel incident rappelle les regards de l’assistance ailleurs.

L’invisible contradicteur de Frey Jemkins se fait entendre. On croirait que son organe descend de la coupole.

— Miss Linérès a le tatouage, Jemkins, c’est vrai.

— Ah ! tu le reconnais, gronde le milliardaire, affolé comme le taureau harcelé par un essaim de guêpes.

Mais l’invisible riposte :

— Certes, cela est indiscutable. Seulement, tu sais comme moi-même que ce dessin n’a pas été tracé par le sorcier de la tribu des Mayos.

— Prouve-le donc.

— Cela est aisé. Que le Sénat veuille décider la comparution de cet homme, et il dira : « La jeune fille n’a point été marquée cacique par moi. La tribu ne lui doit pas obéissance. »

Oh ! maintenant Lilian écoute de tout son être.

Il lui semble qu’un voile se lève devant ses yeux… Le signe, le signe dont le sens lui échappait, elle le possède… Est-elle celle qui fut marquée par le sorcier mayo ?

Et cependant Frey, mis hors de lui par l’inexplicable intervention, hurle et tempête :

— Tonnerre et sang ! Ma respectabilité sera-t-elle le jouet d’un lâche adversaire ?

— Ta respectabilité est démasquée, brave garçon.

À ces mots, qui semblent prononcés sur son épaule même, Jemkins bondit effaré.

— De par le diable, toi qui sembles un de ses adeptes, ose donc te montrer.

Et la voix, si proche que le milliardaire, en une sorte d’hallucination des sens, croit sentir le souffle de l’interlocuteur ennemi dans ses cheveux, déclare :

— L’heure n’est point venue. Mais je supplie le Sénat de ne point répondre à l’orateur.

— Ne point me répondre ! tonitrue Jemkins.

— Tais-toi. Si tu as raison, que t’importe ? Les tribunaux ne te donneront-ils pas gain de cause ? Mais une réplique de cette honorable assemblée figurerait au procès-verbal et constituerait une pièce quasi officielle de nature à influencer les fonctionnaires et magistrats chargés d’assurer l’envoi en possession de l’héritière de Pariset assassiné.

Le milliardaire écumant, voulant discuter encore, l’invisible prononce rudement :

— Garde le silence. Crains que le crime impuni ne monte à tes lèvres.

C’est une stupeur dans la salle. On ne respire plus.

— Eh bien, moi, marquis Pierre de Chazelet, s’écrie un organe généreux, moi, je suis prêt à donner mon nom, sans tache et sans honte, à celle que l’on accuse…

C’est Pierre. Il s’est levé brusquement. Il apparaît à tous, beau de son exaltation, qui lui a fait prendre la parole en faveur de Linérès, pâle, tremblante, prête à défaillir, appuyant son front sur l’accoudoir de la tribune.

Lilian elle-même est saisie de pitié pour cette jeune fille, en qui cependant tout lui indique une ennemie.

Et comme pour approuver ce sentiment, la voix mystérieuse s’élève des rangs des sénateurs.

Elle est douce maintenant, et tendre, et caressante.

— Nul ne l’accuse… La señorita Linérès est une victime… Le marquis de Chazelet est une victime.

Mais le speaker frappe son bureau du mace qu’il tient à la main.

— Nous allons mettre aux voix la motion présentée à l’assemblée par l’honorable Frey Jemkins.

— Avec inscription au procès-verbal de la discussion, fit railleusement la voix, cela est de droit.

Frey livide, le visage décomposé par la fureur, tend les poings dans le vide, menace vaine à l’adresse de son insaisissable adversaire, et d’un accent enroué par l’excès de son irritation :

— Je ne puis m’opposer à l’inscription au procès-verbal, mais ceci pouvant être invoqué plus tard contre les droits de ma petite cousine, je demande au Sénat de vouloir bien considérer ce qui vient de se passer comme une discussion particulière, hors séance, non mentionnable au procès-verbal, et de passer à l’ordre du jour.

Et la motion adoptée à mains levées, Frey Jemkins se laisse retomber sur son siège, épouvanté par l’inexplicable qui vient de l’effleurer de son aile, tandis que Chazelet et la comtesse de Armencita entraînent, hors de la salle, Linérès en larmes, laquelle répète, au milieu de sanglots :

— Notre mariage reculé… reculé pour toujours peut-être… Ah ! la fiancée du diable ! la fiancée du diable !

Les sénateurs, à présent, avaient repris la délibération un instant interrompue.

Lilian et Grace écoutaient sans entendre, regardaient sans voir.

L’œil vague, le visage immobile, on les sentait absorbées par l’étrangeté de ce qui s’était passé devant elles.

Soudain, un doigt se posa sur le bras de Lilian.

Elle tressauta.

Il n’y avait pas de quoi. Le boy, qui l’avait reçue à son arrivée, était debout auprès d’elle.

— Miss, dit-il à voix basse… C’est dans le jardin, près de la palmeraie que celui qui vous a envoyée vous rejoindra tout à l’heure.

— Faut-il m’y rendre de suite ?

— Je le pense, miss.

— Bien.

Lilian adresse un signe à Grace. Machinalement elle jette un dernier regard circulaire sur la salle.

Elle constate, sans y attacher d’importance, que le vieillard et le Japonais, remarqués par elle dans la tribune lui faisant vis-à-vis ont disparu.

Puis elle regagne le couloir, l’escalier, les jardins avec Grace Paterson qui, une fois à l’air libre, donne carrière à son exubérance naturelle et s’écrie :

— Eh bien, chérie, que dis-tu de tout cela ? Cette voix qui se promène… Et puis, et puis, ce que je n’ai pas compris du tout, pourquoi as-tu crié ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aussitôt que Frey Jemkins eut constaté lui-même son échec, en réclamant de l’assemblée l’ordre du jour pur et simple, le vieillard dont la somnolence avait un instant fixé l’attention de Lilian, parut se réveiller.

Il se frotta les yeux, s’étira avec la prudente décence d’un homme bien élevé qui désire ne point attirer les regards de ses semblables, puis prenant son chapeau déposé auprès de lui, il gagna la sortie de la tribune.

Son voisin, le Japonais, n’avait même pas paru remarquer ce manège.

Pourtant, à peine le vieil homme eut-il disparu, qu’il se leva à son tour et se précipita dans le couloir.

Là, il eut un geste de satisfaction.

À vingt pas, il apercevait la silhouette du vieillard qui, sans hâte, se dirigeait vers l’escalier accédant des tribunes au rez-de-chaussée.

Le Japonais le suivit, étouffant le bruit de ses pas, avec ce je ne sais quoi de félin qui caractérise l’homme désireux de voir sans être vu.

Ainsi, tous deux parvinrent dans le vestibule.

Mais en ce point, au lieu de franchir la porte dominant le perron qui descend au jardin du Capitole, le vieillard s’engagea dans le large corridor, sur lequel s’ouvrent les bureaux des comités (Senate Committee Rooms) déserts en ce moment.

Qu’allait-il chercher de ce côté ?

Sans doute, l’espion attaché à ses pas se fit cette question, car un sourire crispa sa face safranée, et il serra de près le mur, se dissimulant autant que possible derrière les piédestaux dressés de distance en distance et supportant les bustes marmoréens d’orateurs politiques célèbres.

Soudain, il s’arrêta net, se recroquevillant près de l’un de ces abris.

Sur le seuil d’un bureau, un boy avait paru, avait fait un signe incompréhensible pour le guetteur, et le vieillard pénétrant dans la salle, la porte à double battant s’était refermée.

Dix minutes après, elle se rouvrit avec un léger grincement.

Le boy reparut, inspecta la galerie d’un regard rapide, puis se retournant vers l’intérieur, prononça distinctement :

— Personne !

Un homme s’élance aussitôt dans le couloir.

— Maître, murmure le boy, ces ladies vous attendent à la palmeraie.

— Merci.

Et le personnage s’éloigne.

— C’est bien lui, grommelle le Japonais… Comment a-t-il pu porter sa voix partout au Sénat ? Bah ! cela est trop fort pour moi. À Rouge-Fleur de l’expliquer !

Celui dont il parle est Jud Allan qui, ayant repris son apparence ordinaire, se dirige rapidement vers la sortie.

— À la palmeraie, grommelle encore l’espion… Je sais où le retrouver.

Le boy est rentré dans la salle où s’est opérée la transformation de Jud Allan.

Sur la pointe des pieds, le Japonais quitte sa cachette.

Il parvient à hauteur de la porte demeurée ouverte. Alors, il se donne un air dégagé et passe avec l’allure paisible d’un flâneur.

Précaution inutile. Le gamin lui tourne le dos, ce qui permet au guetteur d’observer à quelle besogne il s’occupe.

Ce dernier ricane :

— Ah ! oui, le déguisement du vieillard… Un paquet que l’on emportera et plus de traces… Plus de traces, si Rouge-Fleur ne m’avait mis sur la piste.

Il se dirige à son tour vers la large baie surmontant le perron qui accède au parc du Capitole.

Un instant, il inspecte les environs de ses yeux vifs.

Allan est à cent mètres déjà ; il va avec la tranquillité de l’homme qui ne se croit point épié.

Mais une autre personne attire l’attention de l’espion.

C’est une jeune femme, élégante et jolie, qui se promène tout près du perron et semble absorbée par la contemplation des arbustes bordant l’allée.

— Rouge-Fleur, module le Japonais.

Un dernier regard vers Allan. Le professeur est hors de vue. Alors le guetteur descend précipitamment, court à la promeneuse, avec les signes du plus profond respect.

— Eh bien ? fait-elle de sa voix musicale.

Il veut raconter, ce qu’il a vu au Sénat. Elle l’interrompt.

— Inutile, j’ai entendu.

— Ah !

L’exclamation trahit la surprise de son interlocuteur.

— Alors, dit-il d’un ton boudeur, que voulez-vous que je vous raconte ?

— As-tu découvert le possesseur de la voix mystérieuse ?

— Oui.

Elle a un geste satisfait :

— Qui ?

— Le vieillard placé dans la tribune auprès de moi. Puisque vous avez entendu, vous avez pu le voir.

— Ce bonhomme ridé… Mais ce n’était pas celui que je pensais alors. Le professeur est plus grand, plus…

— C’était lui cependant.

Maintenant l’homme à face jaune rit, enchanté d’avoir à apprendre quelque chose à celle qui l’interroge.

— Lui… Tu te trompes, Saki. Il est impossible qu’une créature se métamorphose à ce point.

— Je ne me trompe pas. Je l’ai suivi jusqu’au bureau du rez-de-chaussée, où il a repris sa forme naturelle.

— Étrange ! Il faudra savoir son procédé… Mais ceci à plus tard. À présent ?

— Il va rejoindre les jeunes filles à la palmeraie.

— Bien, je me charge d’elles. Tu es libre… Seulement que l’on ne perde pas de vue l’hôtel de New-Villard…

— Qu’habite le professeur ?

— Oui, va. Je suis contente de toi. Tu es un fils aimé du Japon !

On croirait que l’espion va se prosterner, tant sa face exprime de joie à ces simples paroles, tant il s’incline devant la jeune femme.

Mais il se redresse et s’élance d’un pas élastique dans les méandres du parc.

Rouge-Fleur est demeurée à la même place.

— Elles retourneront à Kendall-Green, cela est certain ; mais l’attaque d’aujourd’hui indique que le temps presse… Il faut que, ce soir même, j’aie les atouts en main.

Et avec un sourire :

— Oh ! bonne mère Marahi, comme tu m’as bien renseignée ! Rouge-Fleur se souviendra de la femme rouge qui aura assuré le triomphe des fils d’Asie.

Et elle reprit sa promenade, gracieuse, insouciante comme si rien ne la préoccupait, s’amusant des regards que lui décochaient les gentlemen croisant sa route, lesquels, intéressés par son type et son allure exotiques, se retournaient sur son passage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant Allan gagnait la palmeraie, dont les jardiniers du Capitole sont justement fiers.

Là, sur deux chaises de jardin, Lilian et Grace attendaient, causant à demi voix, avec des gestes inconscients d’impatience. Elles se levèrent précipitamment à sa vue.

Et Lilian, en hâte, trahissant ainsi la pensée qui l’obsède :

— La fleur, la fleur de l’aloès chiriquite, Jud… Que signifie ce tatouage que, moi aussi, je porte au bras.

Elle lui a pris les mains, mais il se dégage doucement.

— Miss Lilian, souvenez-vous de la promesse de votre serviteur.

— Serviteur, répéta-t-elle mutine… Pourquoi prendre sans cesse ce titre impossible ?

— Parce que seul il convient. Mais laissons cela, je vous en prie. Ce matin, je vous ai dit : « Après la séance du Sénat, miss, je vous remettrai le journal de votre existence… Vous y verrez que Jud Allan ne saurait être plus que votre serviteur. »

Il lui tendit quelques feuillets de papier couverts d’une écriture fine et serrée.

— Voici ce journal, miss.

— Oh ! il ne changera rien à mes sentiments, Allan, je vous en préviens !

Elle s’arrêta. Il avait un sourire si désespéré qu’elle eut peur ; mais il coupa les phrases prêtes à jaillir de ses lèvres.

— Lisez d’abord, lisez.

Et s’adressant à Grace Paterson qui, muette et médusée, assistait à cet entretien incompréhensible pour elle :

— Miss Grace, c’est une prière que vous entendez. Retournez chez miss Deffling avec votre amie. Aidez-la à comprendre la voix de la raison… Vous avez plus qu’elle l’expérience de la société, de ses préjugés, et aussi de ses appréciations justes.

Il s’arrêta un instant, comme si l’haleine lui manquait. Mais il domina son émotion, et acheva avec une douce fermeté :

— Apprenez-lui comment pense le monde ; hélas ! Je ne pouvais, moi, lui donner cette science si nécessaire de la vie sociale. Apprenez-lui ce que l’on doit à certaines situations, ce que l’on se doit à soi-même… Qu’une obstination d’enfant ne ternisse pas un dévoué…

— Ternir ! balbutia Lilian, stupéfiée par le mot inattendu.

— Ternir, oui. Miss Grace comprendra, et au besoin, Mr. Paterson, lors de son retour, ne vous refusera pas ses conseils. C’est un homme droit, un homme d’un grand sens, écoutez-le, miss Lilian.

Et comme elle se taisait, glacée par le ton du jeune homme, ayant l’impression d’une chute vertigineuse dans un abîme, il reprit d’un accent suppliant :

— Retournez à la pension, misses, je vais vous mettre en voiture.

Tout en parlant, le groupe était parvenu à la large rue qui sépare le parc du Capitole du Jardin Botanique. Allan fit signe à un cocher, qui vint ranger sa voiture contre le trottoir.

Et, Lilian lui prenant les mains, lui montrant ses yeux pleins de larmes, il murmura vite :

— Une dernière recommandation. Après avoir lu, brûlez les papiers. Ils contiennent un secret de mort. Nul ne doit soupçonner que vous le connaissez… Et cependant, il faut que vous sachiez… pour extirper de votre âme un sentiment indigne de vous.

La laissant brisée, sans force devant cette terrible conclusion, il s’éloigna rapidement dans la direction de la Maryland Avenue.

Le hansom emportait les deux jeunes filles, pelotonnées sur les coussins.

— Voyons, fit tendrement Grace après un instant, voyons, Lilian. Tu ne vas pas conserver ce visage terrifié.

— Ah ! je sens qu’autour de moi s’agite un mystère dont j’ai peur.

— Bah ! on se fait souvent des idées. Peut-être qu’après avoir lu ces papiers de M. Allan, tu te trouveras bien folle de t’être inquiétée ainsi.

— Tais-toi… Écoute… J’ai hâte de savoir, et je voudrais ne lire jamais le secret… Ah ! tu ne connais pas Allan ! Il n’a jamais craint, il n’a jamais tremblé que pour moi. Et je devinais ses craintes, car il les cachait à la petite sœur qu’elles eussent pu effrayer. Et depuis ce matin, son attitude, ses discours me remplissent de douleur et d’épouvante. Pour qu’il frissonne, pour qu’il pâlisse, pour que sa voix tremble, il faut qu’une fatalité surhumaine s’étende sur nous.

— Tu parles de sa force d’âme, de son courage… Avez-vous donc connu des dangers ?

— Je le crois.

La pétulante miss Paterson tressauta :

— Comment, tu le crois ? tu n’en es pas sûre ?

— Hélas ! non.

Et d’une voix hésitante, comme si elle cherchait à condenser d’imprécis souvenirs, Lilian parla :

— Jamais je ne t’ai dit un mot de ces choses d’autrefois…

— Tu as manqué de confiance en ta meilleure amie, ma belle Lilian, tout simplement.

Mais la jeune fille secoua la tête.

— Non pas en toi, mais en moi-même.

— Voilà qui est fort !

— Écoute-moi sans m’interrompre… Toi, tu as une famille, ton existence a été claire, simple, droite. Moi, d’aussi loin que je me souvienne, il y a de l’obscurité dans ma vie.

— De l’obscurité, redit Grace, plus impressionnée qu’elle ne voulait le laisser paraître ?

— Oui… J’aime Jud Allan, et rien au monde ne m’empêchera de l’aimer… Mais sais-tu pourquoi cette affection est née, comment elle a grandi, comment elle est mon existence même ?… C’est parce que je suis certaine qu’il a dévoué sa vie à me protéger, à me défendre…

— Contre qui ? Contre quoi ?

Lilian étendit désespérément les bras.

— Je ne le sais pas… C’est l’ombre qui plane sur moi, qui fait que j’ai vécu dans un brouillard.

Gravement, Grace hocha sa tête mutine.

— Je reconnais qu’il n’avait point l’air folâtre… Enfin, impossible de lire dans cette voiture, la nuit tombe… Causons, abrégeons la route… J’y gagnerai de connaître un coin de la pensée de ma Lilian, qui s’était totalement fermé jusqu’à ce moment.

Puis, caressante, elle susurra affectueusement :

— Conte-moi tes souvenirs… D’abord, quand tu étais toute petite.

— Je ne me souviens pas… Je crois vaguement me rappeler de longs voyages, avec des chevaux, à travers des pays brûlés par le soleil.

— Le Mexique peut-être.

— Pourquoi le Mexique ?

— À cause de ce que nous avons entendu au Sénat : la Californie, les Indiens Mayos, le tatouage dont tu es ornée…

Lilian eut un haussement d’épaules.

— Cela est confus, trop confus… Et puis, quelle apparence !… Non… Ma première impression nette date du moment où je devais avoir huit ans environ.

— Je t’écoute, ma chérie.

— Nous étions à Cincinnati, la ville marchande.

— Tu es certaine de cela ?

— Certaine. Nous sommes restés longtemps dans cette cité. Allan avait loué le premier étage d’une maison dont le rez-de-chaussée était occupé par la propriétaire, une grosse femme, veuve, du nom de Tamirath !… Tout cela est très précis.

— Va toujours.

— Cette femme me gardait durant la journée, car Allan ne paraissait pas. J’ai compris depuis qu’il donnait des leçons d’escrime et de boxe dans un gymnase, afin de gagner notre vie.

— Ah !

— Le soir, il rentrait. Je m’endormais en le voyant assis, sous la lampe, avec des livres, des cahiers… Parfois, à mon réveil, il m’apparaissait dans la même position. Il travaillait, il voulait s’instruire, il passait des examens.

— Des examens ?…

— Oui, Grace.

— Mais sais-tu que cela est tout à fait estimable ?

Ces mots amenèrent un sourire sur les traits de Lilian.

— Oh ! Allan n’est point un homme ordinaire, va… Mais attends, j’arrive à la chose terrible… Un soir, il rentra à la maison. Il semblait bouleversé, les vêtements en désordre et le bras enveloppé de bandages sanglants.

— Oh ! que me dis-tu là ?

— La vérité. Il vint à moi, tout interdite de le voir en cet état ; il me regarda fixement, les yeux dans les yeux… Et moi, je sentais un trouble m’envahir, il me semblait que je tombais doucement dans un sommeil hypnotique invincible… Mais brusquement, il détourna son regard de moi, je l’entendis murmurer : « Non, pas elle, pas elle ; il ne faut pas que sa volonté s’accoutume à être l’esclave de la mienne ! »

— Oh ! s’exclama Grace, cela est tout à fait impressionnant… Et tu ne rêvais pas ?

Lilian affirma avec énergie :

— Non, cela est resté gravé dans mon esprit… Je restais plongée dans une sorte d’engourdissement et je voyais, j’entendais ce qui se passait autour de moi… Jud appela Mrs. Tamirath.

« La veuve accourut aussitôt avec son empressement habituel.

« Et Jud fixe son regard sur elle, et elle s’endort presque aussitôt.

« Singulier sommeil, où elle parle, où elle répond aux questions que lui adresse Allan.

« Les gestes seuls sont bien restés en ma mémoire. Les mots se sont effacés, sauf quelques-uns. Peut-être étais-je trop jeune pour les comprendre : Gildow… mort… le Crâne… la police !

« Que signifiait cela ? Mystère… Je m’endormis !…

« Quand je m’éveillai, nous avions quitté Cincinnati. Le chemin de fer nous emportait à travers un pays inconnu.

« Jud Allan cachait mal son inquiétude.

« Aux stations, il observait les voyageurs montant ou descendant du train.

« Mais rien ne sembla donner raison à ses appréhensions inavouées ; sans encombre nous arrivâmes dans une grande ville où la température était beaucoup plus élevée qu’à Cincinnati. Je voyais des palmiers dans les jardins, des arbres que je ne connaissais pas et qui cependant ne m’étaient pas étrangers.

« Peut-être en avais-je vu durant la première période de ma vie.

« Jud me mit en pension, en dehors de la ville, au bord d’une rivière. J’appris, au bout de quelque temps, que ce cours d’eau était un des nombreux bras de l’immense delta du Mississipi, et que je me trouvais dans la banlieue de la Nouvelle-Orléans.

« Je ne voyais plus Jud que le dimanche. Parfois même, quinze jours se passaient sans qu’il parût.

« Trois ans s’écoulèrent ainsi.

— Trois ans, soupira Grace ! Pauvre chère, combien cela dût te sembler long !

— Non… Je travaillais beaucoup parce que, lorsque j’avais de bonnes notes, Jud se montrait heureux. Son visage, toujours soucieux, s’éclairait, et il me disait : « Travaille, travaille, petite sœur. Je veux que ma sœur soit toujours supérieure à la situation, quelle qu’elle soit, que l’avenir lui tient en réserve. »

« Peu à peu, l’aventure de Cincinnati s’effaçait de mon souvenir, quand, brusquement, un nouvel incident jeta dans mon cerveau le germe des réflexions dont je te présente les résultats.

— Un nouvel incident… Presse-toi. Nous serons arrivées à la pension avant que tu aies fini.

— Voici donc, ma douce curieuse. Nous étions à la veille de Christmas. J’attendais Jud avec impatience, car il m’avait promis de me prendre avec lui pendant les vacances.

« Le voici enfin. Il m’emmène avec mon petit bagage d’écolière.

« La maîtresse de pension m’embrasse avec effusion ; elle a une larme qui tremblote au bord de sa paupière, mais elle ne dit rien qui puisse m’expliquer cette émotion.

« Une voiture nous attend dehors.

« On part. Seulement, c’est bizarre, nous ne nous dirigeons pas vers la Nouvelle-Orléans. Je connais bien le chemin, et je m’étonne.

« Jud me répond avec embarras que des raisons impérieuses l’obligent à se rendre, avec moi, bien loin de la Nouvelle-Orléans.

« — Alors, dis-je, je ne retournerai plus à la pension ?

« — Non. On t’attend dans une autre, petite sœur. »

« Et puis, il ajoute :

« — Dans la région que nous habiterons désormais, il est mal porté de se tutoyer, même entre proches parents. Prenez, dès ce moment, l’habitude de me dire vous. »

— Oh ! s’écria Grace, je comprends ; il savait n’être pas ton frère, lui. Et il se servait de ce prétexte pour substituer au tutoiement la forme de conversation la plus convenable.

— Sur le moment, je ne me rendis pas compte de cela, continua Lilian. Après tout, je n’avais guère que onze ans. L’idée de Jud me parut amusante, et j’en fis un jeu.

« Les enfants, d’ailleurs, adorent les déplacements qui satisfont leur désir de nouveauté.

« Nous atteignîmes une gare. Nous montâmes dans un train.

« Toute la nuit, nous roulâmes en chemin de fer. À plusieurs reprises, nous changeâmes de convois, à des stations de bifurcation, sans doute.

« Et puis, non, ce n’était pas cela. Depuis, je crois avoir deviné la véritable cause de ces transbordements que l’étude de la carte ne justifie pas.

« Jud Allan avait peur d’un danger pour moi. Il agissait comme l’être poursuivi, traqué, qui cherche à croiser ses traces.

« C’est en Floride que ce voyage bizarre prit fin.

— En Floride ?

— Oui, ma bonne Grace, en Floride. J’y devais rester jusque vers ma dix-septième année.

— Moment où tu entras chez miss Deffling ?

— Précisément.

— Vous avez encore dû quitter la Floride par suite du danger que, comme toi, je devine sans le connaître.

Lilian sourit à son interlocutrice.

— Non, je ne pense pas. Je vécus, de onze à dix-sept ans, dans une ravissante hacienda, transformée en maison d’éducation. J’aurais été heureuse, si j’avais vu Jud plus souvent ; mais il ne venait qu’à de rares intervalles.

« N’importe, présent ou absent, il était toujours là, dans mon esprit et dans mon cœur.

« Je travaillais pour lui.

« Pour lui, j’appris tout avec acharnement, littérature, mathématiques, musique, aquarelle, et aussi des choses qui sont moins recherchées par les demoiselles. Je devins une écuyère consommée, je tirai à la carabine.

« Un jour que je m’étonnais de ces dernières leçons, la directrice me ferma la bouche par ces mots :

« — Tel est le désir de votre frère. »

« Jud voulait cela, donc cela était bien, donc cela devait me plaire.

« Je n’avais plus rien à apprendre de mes professeurs. Sans doute, Jud Allan attendait ce moment, car il arriva brusquement.

« Durant deux jours, il résida à l’hacienda, m’entraînant en de longues courses, où il me mit à même de prouver mes connaissances morales et physiques.

« L’examen le satisfit probablement, car, après la seconde journée, il me dit :

« — Demain, nous partirons ensemble.

« — Oh ! m’écriai-je, je vais donc vivre près de vous ?

« — Non, Lilian. Mais vous entrerez dans votre dernière pension. Ne me questionnez pas. Dites-vous que je veux votre bonheur de toute mon âme, et accordez-moi encore le crédit d’un peu de patience. »

« Une huitaine plus tard, j’étais élève de miss Deffling.

Au moment où la jeune fille prononçait ces paroles, la voiture s’arrêta.

La clarté d’un globe électrique permit aux voyageuses de constater qu’elles se trouvaient devant le portail de l’institution.

Elles sautèrent à terre, réglèrent le cocher et battirent du marteau la lourde porte, qui s’ouvrit pour leur livrer passage.

Leur souper expédié, les deux amies ne s’attardèrent pas aux papotages de leurs camarades.

Elles gagnèrent rapidement la chambre de Lilian et s’assirent devant la table de travail.

D’une main tremblante, la protégée d’Allan tira les feuillets mystérieux de son corsage, où elle les avait glissés.

Elle voulut lire. Impossible. Les lettres dansaient devant ses yeux.

— Eh bien, liras-tu ? chuchota la curieuse Grace, impatientée par le silence prolongé de son amie.

Puis, se faisant câline, elle proposa doucement :

— Veux-tu que je sois ta lectrice ?

Pour toute réponse, son interlocutrice lui présenta les feuillets.

D’une voix claire, bien qu’abaissée, miss Paterson commença la lecture de ce qui suit.

  1. Cette description est absolument exacte. Si l’on ajoute qu’il n’existe point de tribune, que les sénateurs parlent de leur place, on se rendra compte de la différence complète entre une assemblée de France et l’assemblée américaine.