Jud Allan, roi des gamins/p1/ch08

Jules Tallandier (14p. 122-126).

CHAPITRE VIII

PASSEZ MARQUIS ! PASSEZ MUSCADE !


À huit heures du matin, Pierre de Chazelet était debout, habillé, prêt à sortir. Où voulait-il aller ? Nulle part.

Mais après une nuit pendant laquelle l’insomnie avait torturé son esprit et son corps, il s’était levé vers six heures, brisé, une vague migraine l’étreignant aux tempes.

Six heures ! Il ne pouvait se permettre d’aller si tôt trouver Allan.

Alors, pour employer le temps, il avait procédé à une toilette minutieuse, puis il avait essayé de lire, d’écrire.

À huit heures, le garçon lui apporta une lettre. Il la décacheta avec impatience.

Son ami Morand lui mandait qu’il ne s’était pas expliqué sa soudaine disparition du cercle militaire, et le brave médecin concluait :

« Prends garde, tu m’as l’air de rapporter de ton voyage un amour immodéré de l’indépendance. Je t’avertis charitablement, qu’à Paris, ces façons d’être te feront juger fou.

« Rappelle cependant ta sagesse en fuite ; cuirasse « ton cœur d’un triple airain afin de te souvenir que, ce soir, je compte te prendre vers cinq heures au sortir de mon service au Val-de-Grâce.

« Nous dînerons avec quelques bons camarades, et nous terminerons notre soirée au théâtre. Peut-être, ces jours derniers, t’ai-je offert des divertissements un peu graves pour un péripatéticien, retour des solitudes espagnoles. Je veux me faire pardonner.

« Si tu avais disposé de ton temps, un pneumatique au Val-de-Grâce, j’y serai jusqu’à quatre heures.

« Tibi.xxxx
« A. Morand. »

— Brave Morand, monologua le marquis.

Et, glissant distraitement le papier dans sa poche :

— Allan me conseillera. Étonnante, ma confiance en cet homme que je ne connaissais pas avant-hier.

Il eut un sourire navré :

— C’est fantastique. Tous mes sentiments vont maintenant à des inconnus.

Dans un soupir, il acheva :

— Linérès ! Allan !

Mais, d’un geste brusque, comme furieux du désarroi de ses pensées, il sonna. Au garçon accouru, il jeta cet ordre :

— Voyez si M. Allan peut me recevoir.

D’un ton tellement impérieux, que l’employé se précipita au pas gymnastique.

Pierre parcourait sa chambre d’un pas impatient. Deux, trois, cinq minutes s’écoulent. Le garçon ne reparaît pas. Enfin le voici.

— Est-il en état de me recevoir ? demanda le jeune homme se dirigeant déjà vers la porte.

— Non, monsieur, bredouille l’homme.

— Pas levé, à huit heures et demie ?

— Si si, monsieur, il est levé.

— Alors ?

— Alors, il a quitté, l’hôtel.

C’est un rugissement qui monte aux lèvres du marquis.

— Quitté l’hôtel, sans un mot… Mais quand ? Comment ? Qu’est-il arrivé ?

Il gesticule devant le serviteur effaré par sa nervosité.

— Parti cette nuit.

— Cette nuit ?

— Rentré à une heure… A réglé sa note…, fait porter ses bagages sur une voiture qu’il avait amenée.

— Et l’on sait où cette voiture l’a conduit ?

— Non, monsieur. La maison n’a pas l’habitude de surveiller ses clients.

Cela est évident. La question de Chazelet n’avait pas le sens commun. Du geste, le jeune homme renvoie le serviteur, puis il se laisse tomber sur un siège.

Il lui semble qu’avec Allan son dernier espoir de débrouiller la situation s’est évanoui.

Le contre-temps prend pour lui les proportions d’un malheur.

Que faire ? Que décider ? Ah ! Morand, Morand ! Insoucieux garçon, toi qui, à cette heure sans doute, te promènes, docte et important, dans les salles du Val-de-Grâce, tu ne te doutes pas que de toutes ces souffrances que tu soignes, que tu combats, aucune n’est comparable à celles qui déchirent ton pauvre ami Chazelet !

Pierre vient de gémir cela, quand on heurte à sa porte. Instinctivement il répond :

— Entrez !

Le battant tourne sur ses gonds. Une haute silhouette se dessine dans l’encadrement de l’entrée, et le jeune homme se dresse tout droit, stupide à force d’étonnement.

Celui qui se présente n’est autre que master Frey Jemkins, aperçu la veille au soir à l’hôtel de Armencita.

L’Américain ne semble pas s’apercevoir du trouble du jeune homme. Il entre souriant, content de lui. Il prend une chaise, que Pierre ne songe pas à lui offrir, s’asseoit, tire un cigare de sa poche, l’allume, puis lançant une bouffée bleuâtre vers le plafond :

— Je gage que vous m’avez pris pour le vieux Nick (le diable). Vous faites une figure tout à fait réjouissante.

— Monsieur, balbutie le marquis…

Il s’arrête là. Aucun mot ne vient à ses lèvres.

— Bon, la présentation n’a pas été droite hier au soir, reprend Jemkins… Et vous êtes sans doute pour le formalisme !… Moi pas, mais c’est égal, je ne contrarierai pas pour si peu. Je vous connais, vous êtes le marquis Pierre de Chazelet… Très bien ! Moi, je suis Frey Jemkins, de San-Francisco… L’Amérique me connaît comme Rockefeller, Carnegie ou Morgan… Vous aussi, je pense. Au surplus, cela n’est rien… J’intéresserai davantage votre cervelle en vous apprenant que je suis le propre cousin d’une jeune lady, connue sous le nom de señorita Linérès de Armencita.

— Linérès ! murmure Chazelet en fermant les yeux.

— Ne coupez pas le discours, je prie. Depuis hier, cette jeune lady est ma petite cousine, et elle s’appelle Pariset, comme ses père et mère.

— Pariset !

Chazelet répéta ce nom avec un regard fou. Il se passa la main sur le front, avec l’impression que son crâne allait éclater.

— Et c’est comme cousin, chef de la famille, que je viens ici, acheva l’Américain.

— Qu’est-ce que tout cela signifie ?

La question échappa au marquis plutôt qu’il ne la formula de propos délibéré. Frey y répondit néanmoins.

— Ma cousine passait pour riche auparavant, maintenant c’est bien autre chose. Elle représente des mines d’or, de pétrole, d’argent, de charbon, des propriétés que vous ne soupçonnez pas dans le vieux Monde où vos résidences sont toutes petites… Tenez, dans la Californie mexicaine par exemple, elle possède une exploitation où dix de vos départements de France se trouveraient à l’aise.

Pierre était devenu fort pâle.

— Je comprends, monsieur, fit-il d’une voix tremblante ; elle a en vous un protecteur suffisant, elle n’a plus besoin d’en avoir d’autre…

Il ne continua point. Jemkins s’était renversé en arrière, faisant trembler les vitres d’un formidable éclat de rire.

— Vous ne comprenez rien du tout, s’écria-t-il enfin.

— Cependant.

— Si je suis venu, c’est pour négocier avec vous un engagement.

Du coup, Chazelet ouvrit des yeux énormes :

— Un engagement ?

— Eh oui ! Il parait que vous voulez marier Linérès.

— Oh ! monsieur, ne raillez pas.

— Qui vous parle de railler ? Linérès trouve que cela est bien ainsi, et comme je suis son parent depuis trop peu de temps pour la contrarier, je pense aussi comme elle.

Cette fois, le jeune homme sentit le sang affluer à son cerveau, ses yeux se troublèrent et, d’une voix déchirante, il clama :

— Par grâce, monsieur, expliquez-vous clairement.

— Bon voilà ! Vous êtes un marquis authentique, all right ; Linérès est une multimillionnaire très authentique aussi. Faisons affaire. Mettez le nom sur les millions.

C’était la demande en mariage. C’était le rêve, éclos à la passe de Castille, se transformant en réalité.

Et pourtant Pierre secoua la tête. La forme employée par le brasseur d’affaires l’avait blessé au plus délicat de son être.

— Les millions ne font rien à l’affaire, prononça-t-il fièrement, je ne suis pas celui qui se vend.

L’hilarité de l’Américain redoubla.

— Eh ! cher garçon, je le sais bien.

— Comment, vous le savez ?

— Et tenez, j’ai sur moi des papiers… Signez-les en blanc, je les remplirai par des renonciations en bonne et due forme aux biens de ma cousine.

Et avec rondeur :

— Comme cela, ni vous, ni personne ne pourra croire que vous vous êtes vendu.

La proposition était trop conforme au désintéressement chevaleresque du marquis pour qu’il hésitât.

En cinq minutes, il eut donné une vingtaine de signatures à son interlocuteur qui les enfouit méthodiquement dans sa poche.

Après quoi, Jemkins lui secoua vigoureusement la main.

— Vous êtes un complètement gentil garçon. Vous étiez prêt à sortir… Accompagnez le long de moi, nous déjeunerons à l’hôtel Armencita, avec votre fiancée.

— Ma fiancée, murmura Chazelet.

— Vous serez discret, pour que l’on ne vous fasse pas de plaisanteries macabres comme aux autres, vous savez, les sept.

— Oh ! pour elle…

— Il est mieux de vivre en bonne santé, cher vieux garçon… Et si, dans une quinzaine plus loin, vous êtes toujours dans les mêmes dispositions, vous viendrez avec nous dans notre Amérique, et vous marierez ma petite cousine.

Le marquis avait joint les mains, exprimant par ce geste sa reconnaissance.

L’oracle de la gitana s’accomplissait de point en point. Chapelet allait se diriger vers l’Amérique, après avoir passé par Paris ; il était agréé par Linérès… L’idylle mystérieuse s’achevait eh apothéose.

Et cependant, tandis qu’il cherchait son chapeau, ses gants, Frey Jemkins le suivait d’un regard narquois, et il mâchonnait ironiquement, trop bas pour que l’intéressé pût l’entendre :

— Il a sauté, le marquis ! J’ai sa signature… Il sera responsable de tout… et les millions japonais seront à moi !