Jud Allan, roi des gamins/p1/ch05

Jules Tallandier (14p. 78-86).

CHAPITRE V

UN MAGICIEN ET UN AMI


Mais le marquis n’en avait pas fini avec les surprises.

Comme il s’était arrêté près d’une sortie accédant à l’escalier d’honneur garni de feuillages fleuris, et qu’adossé au chambranle, il suivait distraitement des yeux la foule élégante se mouvant autour de lui, une voix légère prononça à son oreille :

— Bonsoir, marquis de Chazelet.

Il tressaillit, tiré de ses pensées confuses, et fit face à l’importun.

C’était un magicien, avec le long domino constellé d’étoiles, le chef couvert du chapeau pointu classique, le visage voilé d’un loup de velours allongé d’une barbe de dentelle.

Pierre eut un mouvement de mauvaise humeur.

— Je ne suis point masqué, dit-il un peu sèchement, je ne me soucie donc point d’être intrigué.

— Bon, repartit le magicien, je suis ici pour avertir, non pour intriguer.

— Avertir, je ne m’en soucie pas davantage.

— Peut-être !

Et sons donner à son interlocuteur le temps de répondre, le masque continua :

— Vous l’avez vue. Vous souhaitez la protéger… Mais vous êtes seul, sans renseignements sur vos adversaires.

— Comment savez-vous ? s’écria Chazelet, stupéfait.

Mais l’inconnu l’interrompit vivement :

— Plus bas… Vous attireriez l’attention, et je veux pouvoir vous donner un bon avis.

Il se rapprocha du jeune homme.

— Un homme existe, qui doit avoir votre confiance ; cet homme, vous le rencontrerez ce soir, si vous suivez mes instructions.

— Encore faudrait-il me dire d’où elles émanent.

Le magicien haussa les épaules.

— Toujours les conventions mondaines ! Est-ce que vous ne vous sentez pas engagé dans une aventure en dehors de toutes les conventions ?

Pierre ne trouva rien à répliquer. L’évidence de la proposition le réduisait au silence. Et l’inconnu, sans doute satisfait de ce résultat, reprit à mi-voix :

— Au surplus, ce que l’on vous demande est peu de chose. Rentrez à pied au palais d’Orsay ; une promenade agréable, par ce beau temps. Il se produira en route une chose qui vous assurera l’ami sans lequel vous ne pourriez rien.

— Quelle chose ?

— Je l’ignore. Les destins ne se dévoilent jamais tout entiers.

— Certes ; mais les magiciens se démasquent, riposta Chazelet, levant vivement la main vers le « loup » de l’inconnu.

Le mouvement commencé ne s’acheva pas. Pierre se sentit immobilisé, les poignets enserrés comme en des étaux.

Son interlocuteur le maintenait sans effort apparent.

— Un vrai magicien ne se montre que de son plein gré. Rentrez à pied, croyez-moi. Pas d’amour-propre mal placé. Votre vie est en jeu. Cela vous est égal, fit doucement l’inconnu, remarquant un mouvement dédaigneux de la tête du marquis ; je suis content de le savoir… mais l’existence de la señorita est aussi menacée. L’ami à rencontrer peut seul la sauver… Voilà ce que les destins m’ont appris. Voilà ce que je souhaitais vous faire connaître.

Brusquement, avec une force irrésistible, l’inconnu imprima à son interlocuteur un mouvement de rotation.

Pierre ne s’attendait pas à cette conclusion.

Il pivota sur lui-même, bousculant un petit cercle

d’invités où l’on pérorait ferme. S’excuser, expliquer qu’il avait glissé et s’élancer vers le point où il avait laissé le magicien, fut l’affaire d’un moment.

Mais ce dernier avait disparu.

Furieux, Chazelet parcourut les salons, cherchant l’étrange personnage. Recherche inutile. Aucun costume rappelant la magie ne se montra.

Il s’avisa enfin d’interroger l’huissier chargé d’annoncer les arrivants.

L’homme le considéra avec ahurissement

— Un magicien comme ceci et comme cela… Je n’ai vu personne répondant à ce signalement.

— Cependant, je suis certain de lui avoir parlé.

— Je ne contredis pas Monsieur, repartit l’huissier, avec cette politesse raide particulière à la domesticité. Seulement, l’escalier d’honneur étant le seul accès aux salons de réception, la personne en question a dû passer devant moi pour entrer et pour sortir. Et je le répète à Monsieur, je n’ai remarqué aucun costume de magicien.

Il était impossible d’insister.

Une fois encore, Pierre eut le sentiment de sa faiblesse au milieu d’une intrigue qu’il jugea formidable et dont les fils lui échappaient.

— Après tout, murmura-t-il, j’ai obéi à toutes les impulsions… Je ne m’en repens pas… J’ai vu celle que je devais rencontrer ! Obéissons encore et rentrons à pied, puisqu’ils le veulent, ces gens qui me font tourner comme un toton. Seulement, acheva-t-il d’un ton dépité, ils auraient juré de me rendre fou, qu’ils ne s’y prendraient pas autrement

Quoi qu’il en eût, du reste, le marquis, prétextant une migraine, annonça à Morand, très intéressé par le récit qu’un jeune sportsman lui faisait des incidents de la soirée, qu’il allait se coucher. Puis, délivré de ce devoir de politesse, il sortit de l’ambassade.

À peine avait-il mis le pied sur le trottoir du boulevard de Courcelles, qu’un gamin, assis philosophiquement de l’autre côté de l’avenue, le long des grilles du parc Monceau, se leva d’un bond et prit sa course dans la direction du boulevard Malesherbes.

À l’angle de cette dernière voie, devant le bureau des tramways (les contrôleurs fermaient à ce moment), un homme attendait.

C’était M. Allan, l’inventeur, aperçu le soir même à la tour Eiffel.

Le petit arriva près de lui.

— Il est sorti seul, roi, dit-il.

L’Américain eut un sourire joyeux.

— Allons, je commence à croire que c’est un brave garçon, fit-il entre ses dents… Un instrument dont on se sert pour le briser ensuite… Mais il aura l’ami… Je voudrais que l’œuvre de justice ne coûtât pas la vie à des innocents.

Puis, semblant chasser une pensée inopportune :

— Écoute, tu le désigneras aux autres… comme il est convenu, n’est-ce pas ? Les quais sont l’endroit le plus favorable… C’est aussi mon chemin rationnel, puisque je serai censé sortir du ministère de la Marine.

— Bien, roi, c’est tout ?

— Oui… N’oubliez pas les poches.

Il pivota sur ses talons. À grands pas, il descendit le boulevard Malesherbes, gagna les Champs-Élysées par la rue d’Astorg, traversa l’avenue, le Cours-la-Reine et se posta enfin un peu en aval du pont de la Concorde, semblant attendre.

Un quart d’heure s’écoula ainsi ; le gamin du boulevard de Courcelles se dressa à ses côtés.

— Ils viennent, roi… Mr. Chazelet se dirige vers le quai longeant la terrasse des Tuileries.

— Merci… va les retrouver.

Le petit s’éloigna en courant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant, le marquis déambulait sans se presser, ne portant aucune attention au chemin parcouru.

Par le boulevard Malesherbes et la rue Royale, il parvint à la place de la Concorde, la coupa diagonalement et s’engagea enfin sur le quai des Tuileries.

À cette heure de la nuit, les tramways ayant cessé de circuler, c’était le désert.

Pierre allait, sans que des passants croisassent sa route. Il ne le remarquait pas, mais il éprouvait inconsciemment une jouissance de cette solitude.

Grâce à elle, rien ne le distrayait de ses pensées.

Confuses, ces pensées. Bonheur d’avoir vu Linérès, de la revoir le soir même de ce jour, car minuit avait sonné depuis longtemps, et aussi une heure du matin. Tristesse des menaces planant sur la jeune fille. Tout cela se mêlait en son cerveau, le remplissant d’un tumulte de bataille et de doux rêves d’avenir.

Rêvant, monologuant parfois, il était parvenu à environ deux cents pas du pont de Solférino, qu’il comptait traverser pour rejoindre le quai d’Orsay et son hôtel, quand tout à coup, un choc violent faucha en quelque sorte ses jambes, et il se trouva renversé sur le dos, sans savoir comment, ni par quoi.

Il est vrai qu’une douzaine d’individus s’étant rués sur lui et paralysant toute velléité de résistance, il put aussitôt conclure qu’il était victime de cet accident banal, autant que désagréable, que l’on dénomme une attaque nocturne.

Cette réflexion résignée s’était à peine fait jour dans son esprit, que le marquis eut l’impression du passage d’une trombe.

Il y eut des cris, des secousses brutales, puis Chazelet se sentit libre de ses mouvements. Il regarda autour de lui d’un air effaré.

Ses agresseurs s’étaient enfuis, et un homme d’allure correcte se penchait sur lui en disant d’un ton où perçait l’Inquiétude :

— Êtes-vous blessé, monsieur ?

— Monsieur Allan ! s’exclama Pierre, reconnaissant l’organe de l’inventeur.

— Vous me connaissez ? fit celui-ci, non sans surprise.

— Sans doute, j’assistais, à la tour Eiffel, à vos si curieuses expériences…

Et, se remettant sur ses pieds :

— Le marquis Pierre de Chazelet.

— Alors, déclara aimablement l’Américain, ce m’est un double plaisir d’avoir pu vous aider à chasser quelques méchants garçons.

Ce disant, Allan prenait le bras de son interlocuteur.

— Permettez-moi de compléter ce petit service, en vous mettant dans votre chemin… le temps de dissiper la surprise que vous avez éprouvée.

— Oh ! je ne veux pas vous retenir… Je suis arrivé… Je rentre au palais d’Orsay.

L’Américain eut une exclamation joyeuse :

— Tiens… Moi-même j’habite cet hôtel.

— Ce qui explique votre arrivée si opportune.

— Parfaitement ! Je revenais d’une longue conférence téléphonique au ministère de la Marine, quand… Nous pouvons donc achever la route ensemble.

— Volontiers.

Côte à côte, les deux hommes gagnèrent le pont de Solférino.

L’Américain parlait, disant sa sympathie pour Paris, qui l’avait accueilli de façon charmante. Pierre rêvait, répondant par monosyllabes.

La singulière prédiction du magicien de l’ambassade s’imposait à son esprit.

— Retourne à pied à ta demeure. L’ami dont tu as besoin, se rencontrera sur tes pas.

Et il déambulait à présent auprès d’un homme qui venait de le tirer des mains de malandrins. La coïncidence était au moins singulière. Seule, elle eût déjà frappé le jeune marquis, mais survenant après l’incroyable enchaînement de faits qui, de la posada del Cid, l’avait amené à Paris, l’avait mis en présence de Linérès, ce n’était plus une coïncidence, c’était une scène de cette féerie moderne dont il se sentait l’acteur involontaire.

Plus rien dans sa vie n’appartenait à son libre arbitre. Des volontés étrangères, inconnues, peut-être contradictoires, le gouvernaient, dirigeant ses mouvements, réglant ses gestes, accaparant ses pensées.

Et dans la brume de ses réflexions confuses, les discours de son compagnon lui parvenaient de façon trouble, comme en un demi-sommeil, alors que le cerveau, point encore dégagé du rêve, devine néanmoins le voisinage de l’état conscient.

Ainsi, les promeneurs atteignirent le palais d’Orsay. Ils ne pouvaient se séparer ainsi.

Un cocktail, offert et accepté, Allan s’écria tout à coup :

— Mais, j’y songe… Ces méchants drôles ne vous ont-ils point volé ?

La question fit sursauter le marquis de Chazelet.

Volé !

Il portait sur lui près de vingt mille francs, provenant, par moitié, du prêt du bandit Selenitès et du reliquat que lui avait remis Morand.

Précipitamment, il porta les mains à ses poches.

Et son visage blêmit.

Ses poches étaient vides. Les voleurs avaient accompli leur besogne. Billets de banque, portrait de Linérès, lettres, papiers, tout avait disparu.

Or, nouveau Bias, Pierre de Chazelet avait conservé toute sa fortune sur lui.

L’aventure apparaissait irréparable.

Que faire sans argent ? Ah ! le joli défenseur qu’il présenterait à Mlle de Armencita ! un défenseur n’ayant bientôt d’autre asile que le dessous des ponts des vagabonds.

Vainement, il recommença l’exploration des poches de son habit, de son pardessus. Rien ! Leur vacuité n’était que trop certaine. Et il constatait avec douleur que la perte des derniers billets de mille francs est plus pénible que l’effondrement d’une fortune.

Allan s’informa, plein de pitié devant le bouleversement de son compagnon. Celui-ci, entraîné par la contagion de la sympathie, obéissant au besoin inné chez l’homme de confier sa peine, parla… Il dit sa vie d’autrefois, inutile et brillante ; sa ruine, sa fuite en Espagne, et là, là… L’enchaînement extraordinaire de circonstances l’amenant à ce dénouement ridicule : Un vol banal, le réduisant à l’impossibilité de solder la chambre retenue pour lui à l’hôtel.

L’Américain écoutait. On eût cru que le récit l’intéressait au plus haut degré. Des scintillements subits s’allumaient dans ses yeux bleus ; il hochait la tête, approuvant les résolutions en suite desquelles Chazelet était venu à Paris pour se dévouer.

Enfin, il murmura :

— Je pense que vous avez tort de vous inquiéter.

— Tort ? n’avez-vous donc pas compris… ?

— J’ai compris, interrompit Allan, ce qui vous échappe en cet instant, où vous me semblez hypnotisé par votre dernière aventure. Je ne crois pas au merveilleux, moi : j’explique donc toutes vos tribulations par une volonté qui tend à vous rapprocher de la señorita Linérès.

Pierre approuva du geste.

Évidemment, lui aussi se rangeait à cette opinion. Seulement, cette volonté, lui demeurait inexplicable, ce qu’il traduisit par cette question : « Mais pourquoi ? Pourquoi ? », qui provoqua un sourire de l’Américain.

— Comment vous le dirais-je ? J’estime toutefois que vous devez attendre avec calme ; montrer la plus grande soumission à vous laisser conduire. Le vouloir, ami ou ennemi, qui s’exerce sur vous, sera d’autant plus confiant qu’il vous jugera plus disposé à l’obéissance. Jusqu’à ce soir, d’ailleurs, l’aventure n’a rien de désagréable. La rencontre d’une jeune fille charmante, une gitana photographe, un bandit prêteur sans intérêts…

— Vous oubliez ces crimes qui sèment les morts et les blessés autour de Mlle de Armencita.

— Je n’oublie rien… Permettez-moi de vous faire remarquer que… la suppression même de rivaux peut être interprétée comme vous constituant un avantage voulu… On montait peut-être la garde autour de… votre future fiancée.

— En effet, c’est une interprétation acceptable… que contredit cependant l’agression de tout à l’heure.

Un instant, Allan demeura pensif. Enfin, se levant :

— N’allons pas si vite. Les attaques nocturnes ont une suffisante fréquence dans toute grande ville, pour que votre mauvaise chance de cette nuit soit considérée comme un fait isolé en lui-même, et non ainsi qu’un chaînon…

— Certes, je le reconnais.

— Bien. Alors, une proposition. Allons nous reposer. Demain, nous serons plus frais pour discuter, car…

Allan marqua une légère hésitation, puis acheva :

— Car, si vous ne me jugez pas importun, je souhaiterais rechercher, de concert avec vous, les causes dont vous venez de me révéler les effets.

— On m’a dit que ce soir, rentrant à pied, je rencontrerais un ami, murmura Chazelet, si surpris de l’offre de son interlocuteur qu’il prononça cette phrase sans avoir le sentiment de parler à haute voix.

— Eh bien, repartit nettement l’inventeur, il est possible que l’on ne vous ait pas menti. Je ne suis pas encore votre ami, monsieur de Chazelet, mais si, comme on le prétend, la sympathie est l’antichambre de l’amitié…

Pierre lui tendit la main.

— Je vous répondrai : Ne restons pas là… entrons au salon.

Les deux hommes échangèrent un cordial shake-hand en se répétant :

— À demain.

Mais le marquis avait à subir une dernière surprise.

Dans sa chambre, bien en vue sur la table de nuit, trois petits paquets appelèrent de suite son regard.

Il les prit, les défit et demeura ahuri. L’invraisemblable le frôlait de nouveau de son aile.

Dans l’un, ses lettres et le portrait de Linérès étaient enveloppés.

Les deux autres contenaient : le premier, les dix mille francs avancés par Selenitès, moins la somme dépensée en voyage ; le second, les billets remis par Morand au voyageur.

Après le bandit qui prête, les voleurs qui restituent.

Cela dépassait la compréhension du marquis… Toutefois, il sourit, glissa le portrait, ainsi que la somme venant d’Espagne, dans un tiroir… puis plaça sur la cheminée celle destinée à rembourser le philanthrope Seigneur de la Nuit, avec cette réflexion ironique, formulée à mi-voix :

— Il ne manque plus qu’une chose à cette fantasmagorie, c’est que ce paquet, mis sur la cheminée, parvienne à l’adresse de Selenitès.

Cela même ne devait pas manquer.

Au jour, quand Pierre s’éveilla, après un sommeil plus paisible qu’il n’eût pu l’espérer, étant données les émotions de la soirée, il constata avec stupéfaction que les billets avaient disparu.

À leur place, un reçu en bonne forme, signé Selenitès, et suivi de ces deux mots :

« Exact. Merci. »