Jud Allan, roi des gamins/p1/ch02

Jules Tallandier (14p. 24-47).

CHAPITRE II

L’ENGRENAGE DU MERVEILLEUX


Rêvant, monologuant, tour à tour repoussant ou acceptant les fantastiques affirmations de la gitana, le marquis était rentré à la posada del Cid, vers six heures du soir.

À dame Olinda, qui selon sa coutume s’empressa auprès de lui, il enjoignit de servir son repas dans sa chambre, où il se retira aussitôt.

Il avait besoin d’être seul, de remettre un peu d’ordre dans ses idées.

Mais cela était plus difficile à réaliser qu’à dire.

En effet, les paroles bizarres, les discours de Ramrah perdaient beaucoup de leur valeur, à présent que la bohémienne n’était plus là.

S’il ne lui fût resté de sa rencontre que ce souvenir verbal, Pierre l’eût prestement chassé ; mais il y avait autre chose.

Une chose inexplicable et précise cependant.

Cette plaquette de métal sur laquelle se dessinait l’exquis visage d’une inconnue.

On plaisante les mots, on nie les pensées ; mais un disque métallique, une photographie sont des faits contre lesquels tout l’arsenal des négations vient se briser.

Le jeune homme s’assit près de la fenêtre, tournant le dos à la pesante Olinda qui dressait le couvert. Oh ! bien simple le couvert. Pas de nappe ; ce luxe est inconnu dans les posadas… Des assiettes grossières, un plat de terre brune où nageait un ragoût de viande noirâtre avec des quartiers de tomate, des fèves et des poivrons (piments verts relativement doux). Enfin, un flacon de vin épais que son transport dans des outres de peau de bouc avait agrémenté d’un « bouquet » peu recommandable.

Et cependant, la forte commère paraissait ravie de ses préparatifs quand elle annonça de sa voix la plus melliflue :

— El señor est servi… Dans un instant, je lui apporterai un fromage de Cambroseda (fromage de chèvre) dont les saints anges feraient régal, et aussi des pommes que le voiturier Marcolo m’a rapportées de Béjar.

L’opulente personne ne consentit à quitter la chambre qu’après avoir vu son « client » prendre place devant ce dîner, bien grossier pour un Parisien, mais somptueux dans une posada espagnole, où l’on ne trouve en général rien à se mettre sous la dent.

Demeuré seul, Pierre se servit et commença de manger distraitement le brouet contenu dans le plat de terre brune.

Soudain il s’arrêta, porta la main à sa poche, la ramena sur la table puis avec un sourire contraint :

— Après tout, j’ai promis à cette bohémienne… Cela ne peut évidemment donner aucun résultat…

mais une promesse, même ridicule, doit être tenue.

Il affectait un ton plaisant, bien que la gaieté sonnât faux dans sa voix. On eût pensé, en l’entendant, qu’il attendait un effet imprévu de l’acte tout prosaïque de placer sur la table, à la gauche de son assiette, le portrait rapporté de la passe de Castille.

Car c’était tout uniment ce geste qui avait provoqué chez lui l’hésitation dont il sortait vainqueur.

La plaquette de métal posée sur le bois, Pierre se reprit à manger, non sans parcourir la chambre d’un regard circulaire, empreint d’une certaine méfiance.

Qu’espérait-il ? Que craignait-il ? Le marquis n’eût su le dire lui-même. Mais au certain, il avait pensé qu’un phénomène quelconque suivrait l’accomplissement de son geste, et ce lui fut une désillusion de constater que rien d’anormal ne se produisait.

Une crispation agacée courut sur ses traits.

— Oh ! c’est trop niais, grommela-t-il… Je rencontre une de ces pythonisses foraines comme il en existe par milliers, et je verse dans la crédulité du plus arriéré des badauds. Ah ! Chazelet, mon ami, tu te déprimes !

Puis, tournant la tête :

— C’est ce diable de portrait aussi… Une aussi charmante personne suffirait à expliquer que l’on perde la tête… si on la connaissait. Seulement, on ne devient pas maniaque pour une simple image… Pygmalion, je sais bien, fut éprit d’une statue… Voilà à quoi servent les études ! L’antiquité fourmille d’exemples, grâce auxquels on peut excuser toutes les idioties.

Et, fixant son regard sur la plaquette de nickel :

— C’est évidemment là un personnage de fantaisie. Elle est trop originalement jolie pour être réelle.

Il tressaillit soudain.

On venait de frapper légèrement à la porte.

— Entrez, fit-il à mi-voix, s’attendent presque à voir apparaître un personnage féerique, enchanteur ou sorcière.

Mais ce fut la posadera Olinda qui se montra, tenant d’une main une écuelle où tremblotait le fromage mou de Cambroseda, et de l’autre une petite corbeille emplie de pommes d’une coloration particulière.

— Voici le dessert du señor français, susurra la commère en minaudant. Que le señor ne se dérange pas, je vais simplement le poser devant lui. Une section de miquelets[1] va passer la nuit à la posada… Quel travail pour la faiblesse d’une femme !

Tout en parlant, elle disposait fromage et fruits devant le marquis de Chazelet.

— Ah ! fit-elle tout à coup, que voilà un portrait ressemblant !

Son index se tendait vers la plaquette qui préoccupait si fort le jeune homme.

Du coup, il sursauta :

— Vous la connaissez, balbutia-t-il, bouleversé au delà de toute expression par ce nouvel incident.

La posadera se prit à rire, découvrant ses dents blanches.

— Cela n’a rien de surprenant. J’habite le pays depuis…

Elle hésita, retenue par une inconsciente coquetterie au moment de prononcer un chiffre.

— …Depuis longtemps, acheva-t-elle, enfin.

— Le pays ! elle habite donc aux environs ?

— Si l’on veut… Sa demeure est de l’autre côté de Béjar, dans la montagne… Il y a bien dix à douze kilomètres d’ici. Mais tous les ans, à la grande foire de Béjar, je la vois avec sa vieille maman, la comtesse.

Comtesse ! le mot sonna en cloche dans le crâne de Chazelet. Est-ce que décidément, la gitana était douée d’une lucidité inexplicable ?

Mais il voulait savoir… Il reprit :

— Vous savez son nom ?

— Ah ! señor, qui pourrait ignorer le nom de pareille madone ?

— Et ce nom, c’est… ?

— Linérès.

Le mot tomba dans l’entendement du jeune homme avec une harmonie cristalline.

Linérès ! Il lui sembla qu’il eût été impossible d’imaginer une autre appellation pour la charmante inconnue, si étrangement entrée dans sa vie.

— La señorita Linérès de Armencita, continua Olinda.

— De Armencita, redit Pierre, une noble et riche famille ?

Son interlocutrice eut un haussement d’épaules.

— Noble, oui, et parmi les plus nobles d’Espagne ; mais riche, c’est autre chose.

— Ah !

Cette exclamation de Chazelet exprimait la satisfaction. Il lui plaisait que la prédiction de la bohémienne se trouvât en défaut sur ce point. Mais presque aussitôt, il esquissa un geste dépité. En toute conscience, il devait reconnaître que Ramrah ne lui avait rien affirmé quant à la fortune de la belle inconnue.

— Sur quoi vous basez-vous pour la croire pauvre ?

— Sur ce que tout le pays vous répondra comme moi, señor. La maman et la jeune fille habitent leur vieux château, aux trois quarts ruiné… Quelques pièces de terre, que cultive un vieux serviteur, Fabricio qu’il s’appelle… un petit troupeau de chèvres que garde une fillette du pays, la Lourença… Et c’est tout. Allez, allez, on vit chichement, à Armencita, et depuis trois années, la sainte belle Linérès vient à la fête de Béjar avec la même robe… ce que ne feraient pas les plus pauvres gens des villages.

L’argument était probant.

Chazelet en ressentit un plaisir dont il s’étonna lui-même. Est-ce que cette enfant, ignorée quelques heures plus tôt, cette jolie personne à lui présentée de façon si bizarre, occupait déjà une place importante dans son esprit, qu’il se réjouit d’apprendre sa situation de fortune si conforme à la sienne propre ?

Et tout en se gourmandant tout bas, il demanda, affectant l’indifférence :

— Est-elle aussi jolie que cette miniature ?

La posadera leva les yeux au ciel.

— Plus, señor, cent fois plus. C’est une madone, une véritable divine madone !

Puis, comme frappée d’une idée :

— Au fait ! Puisque le señor aime les points de vue de nos montagnes, cela lui ferait une promenade intéressante.

Et Chazelet l’interrogeant du regard.

— Le cirque de rochers d’Armencita est cité comme une beauté… Et en même temps, le señor verrait que je n’exagère pas la beauté de la señorita, beauté qui, si elle était connue, attirerait encore plus de touristes que l’autre.

Pierre continua à garder le silence.

Mais son visage exprimait si clairement la curiosité, éveillée en lui, que la posadera poursuivit :

— Mes miquelets partent demain. Ils se rendent à Béjar. Ils ont des charrettes, car les miquelets sont des fantassins qui préfèrent aller sur roues. Ils feraient certainement une place au señor.

Puis insinuante, appelant sur sa face charnue toute l’amabilité dont elle était susceptible :

— Mais, continua-t-elle abaissant la voix, comme il faudra déjeuner à Béjar et que la route est longue au retour… Si le señor veut permettre à sa servante de lui avancer quelques pesetas… Oh ! se récria-t-elle vivement, je les porterai sur la note, en toute confiance… Heureuse de prouver ainsi que l’humble posadera sait reconnaître un vrai gentilhomme d’au delà des monts.

Il souriait, ne répondant pas, retenu par une petite fierté intime qui l’empêchait d’accepter franchement l’offre obligeante de son hôtesse.

Mais elle ne se méprit point sur son sentiment.

Et, avec cette familiarité affectueuse que prennent les hôteliers de tous les pays, quand ils peuvent rendre un service à leurs clients, elle ajouta :

— C’est donc convenu. Je vais convaincre les miquelets. Dormez bien, señor. Ils partiront à sept heures du matin, je vous réveillerai à six.

Tel la une grosse sylphide, elle se glissa dehors. La porte se referma sur elle. Faisant gémir les marches de l’escalier sous son poids, elle regagna la salle commune.

Là, plusieurs miquelets devinaient autour de la table occupée naguère par Perez Caldero et ses collègues muletiers.

Olinda fit un signe imperceptible au caporal commandant le détachement, et passa dans un jardinet situé derrière l’auberge.

Deux minutes après, le caporal l’y rejoignait.

— C’est fait, señor Caporal, il vous accompagnera demain.

— Alors, vertueuse Olinda, tu as gagné ton argent.

— Honnêtement, J’ose le dire.

— Et je le répète après toi… Et je te prouve la sincérité de mes paroles en te versant la somme promise.

Quelques pièces d’or de vingt-cinq pesetas (vingt-cinq francs) glissèrent de la main du caporal dans celle de la posadera, dont les yeux s’allumèrent de convoitise.

— Vous m’assurez au moins que vous ne lui voulez pas de mal ? demanda-t-elle cependant.

— Les miquelets répriment le mal, mais ne le font pas, répliqua sentencieusement son interlocuteur.

Phrase pompeuse qui ne calma pas les craintes de la commère, car elle leva les yeux au ciel en murmurant :

— Que la Santa Virgen d’Avila te punisse si ta langue est menteuse.

Ce qui incita l’homme à faire un grand signe de croix, tout en riant d’un air gouailleur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au centre d’une plaine ravinée, où la verdure sombre des sapins, l’émeraude des pâturages et le rougeoiement des rocs dénudés alternent, s’élève une butte escarpée.

Au sommet se dresse une ruine imposante. Tours carrées éventrées, murailles à machicoulis lézardées, effritées par le temps et l’abandon, contant au voyageur l’éternelle histoire des puissances déchues.

Tels sont les restes du château-fort de Armencita.

En face de la porte trapue, surmontée de l’écusson comtal usé par les intempéries, à demi-caché par des mousses blanchâtres, Pierre de Chazelet s’arrêta.

De grand matin, il avait quitté la posada del Cid. Selon la promesse de dame Olinda, les miquelets lui avaient offert place dans l’un des chariots, à roues pleines, sur lesquels ces soldats d’infanterie effectuaient leur marche.

À Béjar, il les avait quittés.

Puis traversant la petite ville jadis fortifiée, dont les remparts croulants enserrent aujourd’hui des fabriques de toiles de chanvre et de lin, il avait franchi le ruisseau Cuerpo de Hombre sur le joli pont de la Magdalena, s’était engagé dans la sente muletière du port de Bânos, et, obliquant à gauche, il était descendu par de raides lacets dans la vallée de Armencita.

Il allait bon train, délivré maintenant de l’obsession du mystère qui lui était restée de son entrevue avec la bohémienne Ramrah.

Elle s’était trompée la diseuse de bonne aventure, en lui affirmant qu’à Paris seulement, il rencontrerait la señorita Linérès.

Il allait voir la jeune fille, en ce jour même, dans son vieux castel.

Et cet unique point démontré faux, toutes les prédictions de la gitana s’écroulaient, devenaient non plus un phénomène psychique troublant, mais une simple et adroite supercherie.

Il y avait bien encore la question du portrait à élucider. Seulement le mot « supercherie » est si élastique ; il prend des proportions tellement étendues dans l’esprit de qui l’applique, que Pierre avait tout naturellement formulé cet avis :

— Le miroir magique, une jonglerie de plus.

Et cela lui avait suffi.

Donc, devant le portail du castel ruiné, il s’arrêta, considérant avec une mélancolie respectueuse les pierres descellées, branlantes, qui conservaient néanmoins quelque chose de riche et d’éclatant.

Nos ruines du Nord sont grises, sombres ; elles semblent avoir revêtu le deuil des splendeurs disparues. Là-bas, sous le ciel ibérique, telles restent lumineuses. Chez nous, ce sont des astres éteints ; en Espagne, elles sont des fragments de soleils brisés, mais ces fragments rayonnent encore.

Dès longtemps, le pont-levis qui, en se relevant, fermait le portail, avait disparu. Des fossés comblés il ne restait plus trace.

Et au delà du vestibule, Chazelet apercevait une vaste cour, ancienne cour d’honneur sans doute, transformée en prairie d’herbes folles et encadrée de bâtiments dont les toitures, les planchers, s’étaient effondrés et dont les fenêtres n’encadraient plus que des pans du ciel.

Comme il songeait, un chant parvint à ses oreilles.

C’était un de ces canzones de bergers, lents et doux, comme rythmés sur le mouvement paisible des troupeaux au pâturage.

La voix féminine évidemment, sonnait forte et juste, avec cette ignorance charmeuse des règles de l’art musical, particulière aux chants de plein air.

Involontairement, le marquis pensa à la Lourença, la gardeuse de chèvres, dont la posadera lui avait parlé.

Mais du même coup sa rêverie se dissipa.

Il était venu pour voir la châtelaine des ruines… Une personne évidemment à son service se trouvait tout près de lui… Il fallait l’interroger…

D’un pas ferme, le jeune homme franchit le portail, parvint dans la cour. Il distingua de suite quatre ou cinq chèvres qui, à son apparition, cessèrent de brouter et le considérèrent de leurs grands yeux d’or.

La chanteuse était assise sur une pierre, dans un angle.

Une fille robuste, au teint brun, à la tignasse noire emmêlée, vêtue d’une chemise de toile grossière, laissant voir le cou et les bras, et d’un jupon de couleur passée, indescriptible jupon court, d’où s’échappaient des jambes nerveuses, nues, terminées par des pieds espagnols, toujours petits, que couvraient des alpargates (espadrilles) blanches.

Sous les frisons rebelles, les yeux brillants de la paysanne se fixèrent sur l’étranger, avec ce mélange de défiance et de curiosité habituel aux gens de la campagne.

Il s’approche en souriant.

— Vous êtes la Lourença, dit-il pour apprivoiser la sauvage créature.

— Qui vous l’a dit ? fait-elle entre ses dents.

— Qui ? Mais la señora Olinda, de la posada del Cid, de l’autre côté de Béjar.

Les traits de la chevrière se détendent un peu. Le nom d’une personne connue met toujours le campagnard en confiance.

— C’est une bonne femme, Olinda… ; à la dernière fête, elle m’a donné un ruban.

— Oui, une bonne femme, vous dites bien. Comme j’avais désir de voir le château de Armencita, elle m’a chargé de vous apporter ses bonnes paroles (locution de Béjar), ainsi qu’à vos dignes maîtresses, la comtesse de Armencita et la señorita Linérès.

Pourquoi la voix du Français trembla-t-elle un peu en prononçant ces dernières paroles ? Au vrai, il n’eût su le dire.

Du reste, son interlocutrice ne lui laissa point de temps de s’interroger à cet égard ; elle reprit :

— Oh ! pour visiter le château, vous le pouvez… Rien n’est fermé là où il n’y a rien à prendre. Mais pour ce qui est de parler aux señoras, cela sera impossible.

— Elles refuseraient de me recevoir ?

— Oh ! les pauvres créatures… Elles n’ont jamais fermé leur porte à personne.

— Alors… Elles sont donc sorties ?

La fille secoua la tête :

— Pas sorties…, parties.

— Vous dites ?

— Parties…, depuis trois mois… Un homme de loi est venu de Madrid, la grande ville, et il les a emmenées.

— Vous ne voulez pas exprimer qu’elles sont prisonnières ?

À cette question, la Lourença se dérida. Toute sa personne frétilla d’un rire inextinguible. Elle parvint enfin à bredouiller :

— Non, non, pas prisonnières… On a parlé d’héritage, je ne sais pas, moi… Seulement, je sais qu’une semaine après leur départ, un commis de l’alcade de Béjar s’est présenté chez mes parents, de la part de la bonne comtesse, et leur a remis des papiers qui les rendent propriétaires de leur chaumière et de trois mille varas carrées de terrain autour (à peu près deux mille vingt-sept mètres carrés, la vara valant quatre-vingt-trois centimètres). Si bien, ajouta-t-elle en redressant fièrement la tête, que je suis un bon parti maintenant, et qu’à la prochaine fête, les garçons se disputeront pour danser le fandango avec moi.

Pierre ne l’écoutait plus.

Linérès avait quitté Armencita.

De nouveau, il sentait sur son esprit l’emprise des paroles de la gitana Ramrah.

Partie à Madrid, c’est vrai, non à Paris… Mais devenue riche déjà. Quand on fait des présents aussi importants que celui dont se vantait naïvement la paysanne, on a évidemment une situation plus qu’aisée. Et Paris n’est-il point le phare vers lequel convergent tous ceux à qui Plutus sourit.

— Allez comme et où vous voudrez, acheva la Lourença. Le château, ce n’est que des vieilles pierres ; mais El Rios, qui a étudié, prétend que cela intéresse les ricos hombres… Allez, personne ne vous arrêtera.

Et lui, ne paraissant pas comprendre l’invitation, elle ajouta :

— En tout cas, ne restez pas ici…, mes chèvres ne vous connaissent pas… Elles sont inquiètes…, alors, vous savez, elles broutent mal, et le lait a moins de crème.

Cette fois, Chazelet obéit à l’injonction de son interlocutrice.

Il s’éloigna lentement, se dirigeant vers les bâtiments de l’Est, où une porte, moins obstruée de gravats et de ronces, semblait annoncer un passage fréquenté par les habitants de la ruine.

Après tout, il avait fait le voyage pour visiter le vieux castel. Il le visiterait.

Ce qu’il ne confiait pas à lui-même, ce qui cependant vibrait au plus profond de son être, c’était le désir de parcourir ce site sauvage où s’était écoulée la vie de Linérès.

Depuis qu’il avait pénétré dans l’enceinte du château, la jeune fille inconnue s’était emparée de son âme.

Il se la représentait adorablement jolie, pauvrement vêtue, passant à travers ce décor majestueux.

Il avait l’impression qu’elle allait lui apparaître au détour de chaque pan de pierre.

La Lourença avait repris sa chanson traînante. Sur cette mélopée plaintive, Pierre s’engagea dans les ruines.

Elles attestaient la splendeur passée des comtes de Armencita.

Des salles immenses, dont le ciel à présent était le seul plafond, des vestiges de boiseries, de peintures, de tapisseries, évoquaient des souvenirs de richesse, de chevalerie, de joie.

Maintenant des monceaux de gravats recouvraient le sol, effaçant les traces des seigneurs aux costumes brillants, des aïeules élégantes et gracieuses. Là, sans doute, plus d’une noble dame avait remis son écharpe de sole au guerrier vaillant se rendant à la croisade contre les Maures ; là, les violes des troubadours avaient accompagné les chants de gloire et de tendresse.

Aujourd’hui, tout était muet sous le ciel impassible, où de grands corbeaux tournoyaient, vrillant dans l’air leur lugubre croassement.

La tristesse des choses mortes imprégnait Pierre.

Pourtant, il allait toujours, contraint par les éboulements à d’incessants détours. Il allait, comme s’il cherchait une piste, une trace. Il obéissait à une de ces impulsions obscure, d’origine inconnue, à la tyrannie desquelles il est impossible de résister.

Un cri étouffé lui échappa en pénétrant dans une seconde cour. Au pied d’un donjon octogonal, dont toute la partie supérieure s’était écroulée, une sorte de grande cabane, grossièrement construite, s’élevait.

Les fenêtres avaient des vitres, en arrière desquelles se distinguaient les rideaux jaunis.

Sans hésiter, Chazelet comprit que dans cette maisonnette moderne, vivante au milieu de l’antique manoir défunt, Linérès et sa mère avaient caché fièrement leur misère.

Des pierres du palais était née la chaumière. Descendantes ruinées des grands Comtes de Armencita, la mère et sa fille avaient coulé leurs jours sous cet abri réduit, avec des ressources restreintes.

D’un geste inconscient le jeune homme tira de sa poche la plaquette de la bohémienne. Il lui sourit et prononça doucement :

— Je vous comprends, señorita. Vos beaux yeux sont rieurs, vos lèvres disent la mélancolie. Vos yeux sont votre jeunesse ; vos lèvres sont tout ceci !

Il avait étendu le bras, entourant d’un cercle imaginaire toutes les tristesses de ce présent, enclos dans ce passé.

Et puis, presque tremblant d’un émoi inexplicable, il marcha vers la cabane ; à travers les vitres, il essaya de voir à l’intérieur, mais les rideaux arrêtèrent sa vue.

En se portant de fenêtre en fenêtre, il arriva devant la porte. Pas de serrure, un loquet.

Ce simple détail est éloquent… La serrure est la précaution de qui possède ; le loquet est la confiance de qui n’a rien.

Était-ce rapprochement avec sa situation présente, mais Chazelet se sentait de plus en plus captivé par la jeune fille dont l’existence lui était révélée par les détails de son excursion.

Il avait soif de la connaître davantage, et il ne songeait même pas à l’indiscrétion de son acte, lorsqu’il fit basculer le loquet et ouvrit la porte.

Le logis était celui de pauvres paysans. Des meubles peu nombreux, de sapin verni, remplissant mal deux pièces au carrelage en mauvais état.

Mais une chose frappait dès l’entrée, une chose rare dans la péninsule. Partout éclatait le souci de propreté des habitantes disparues.

Les carreaux, sous la poussière accumulée depuis plusieurs mois, conservaient la teinte bien rouge attestant le souci des ménagères. Les meubles branlants offraient le poli de l’encaustiquage.

Dans la seconde pièce, cela devenait plus palpable encore.

C’était là qu’avait résidé Linérès.

Pierre ne s’y trompa point. Tout lui révéla la coquetterie naïve, la recherche du joli, innées chez les plus pauvres.

Les rideaux blancs étaient ornés d’une dentelle, commune, naturellement, mais qui, dans ce milieu déshérité, devenait une élégance.

En des vases de poterie grossière, des fleurs sauvages s’étaient fanées.

On se rendait compte qu’à l’époque où Linérès vivait là, cette chambrette devait être gaie et charmante.

Un peu de dentelle et des fleurs, n’est-ce point là ce qui fait sœurs les chambres de jeunes filles ?

En regardant mieux, Pierre discerna une sorte de commode à tiroirs.

Oh ! celle-ci n’appartenait pas à un mobilier de paysan. Le bois précieux, les vieux cuivres l’encerclant de leurs arabesques mauresques, prouvaient son antique origine. Et cette épave du passé, demeurée dans les mains des dernières représentantes d’une riche famille, jetait une note troublante, émue, dans l’harmonie modeste de la pièce.

Les tiroirs en étaient demeurés ouverts.

Sans doute, dans la hâte du départ pour Madrid, où on lui promettait la fortune, Linérès n’avait pas songé à les repousser.

Elle était partie comme on s’évade, sans regarder derrière elle.

Pierre les regardait ces tiroirs. Ils avaient contenu les pauvres parures de la jeune fille. Ils avaient perçu les soupirs de la jeunesse, de la beauté, aux prises avec la misère. Pourquoi l’homme ne peut-il exprimer des choses les mouvements d’âme qui les ont frôlées ?

Que disait-elle seule dans cette chambre ? À quoi rêvait-elle ? Quel découragement traçait, au coin de ses lèvres, le pli des tristesses ? Quels espoirs maintenaient en ses yeux l’audace du rire ?

Et brusquement, Pierre eut une exclamation étouffée, se pencha, glissa sa main dans l’un des tiroirs et la ramena à lui.

Entre les doigts, il tenait un petit carnet à la couverture bleue. Sur cette couverture, une ligne d’une écriture décidée :

« Linérès de Armencita ».

Il tremblait. Ces trois mots furent sûrement tracés par celle dont la plaque magique de la gitana lui révéla l’image.

Que-contenait le petit carnet ?

Rien de bien intéressant selon l’apparence, puisqu’il avait été oublié à l’heure du départ.

Cette pensée que Pierre formula pour lui-même, était-elle bien sincère ? Ne cherchait-il pas à s’encourager à tourner la feuille de couverture, à plonger son regard curieux dans les pages où la jeune fille avait dû écrire ?

Écrire quoi ? Des détails infimes de sa vie : comptes de dépenses ou autres. Documents négligeables, diront les esprits légers ou indifférents ! Erreur ! Pour l’observateur, rien n’est petit, rien n’est à dédaigner. Et il a raison. Les conséquences sont souvent disproportionnées avec les faits qui les produisent.

Un bain froid amène le partage et l’écroulement de l’empire d’Alexandre.

Un coup de sifflet lancé au passage de Néron est l’origine de l’incendie de Rome.

Chazelet soulève la couverture, tourne quelques feuillets au hasard. Son regard se fixe enfin sur l’une des dernières pages, et son cœur battant à grands coups, il lit ces phrases troublantes :

« Non, décidément, ma mère ne m’aime pas. Qu’ai-je fait ? Pourquoi m’a-t-elle écarté de son cœur ? »

Cette plainte, qu’une âme douloureuse a confiée au papier, pénètre avec une acuité déchirante dans l’âme du jeune homme.

Ah ! les lèvres mélancoliques du portrait, vous venez de parler. Vous avez murmuré votre secret à l’oreille de Chazelet.

Il continue :

« Quel est cet homme, qui, chaque année, parait à « la maison. Il s’enferme avec ma mère…, après une demi-heure, il repart. En voilà de nouveau pour un an. Cette fois, il me semble que la comtesse est joyeuse. Pourquoi ? Pourquoi ne me met-elle pas de moitié dans sa joie ? »

Pierre se sent les yeux humides. D’une pichenette, il fait sauter une larme. Une phrase entr’aperçue lui cause un éblouissement.

« D’où vient ce papier ? a écrit la jeune fille. Hier, dans la plaine, j’étais seule à l’ombre des Trois Chênes… J’étais triste, j’ai pleuré… Je pensais combien je suis asseulée, et je me demandais si je ne connaîtrais jamais la douceur d’être aimée… Ce matin, dans le cadre de ma glace, j’ai trouvé ce billet, réponse à ma pensée : « Ne pleure plus. Bientôt, à Paris, tu verras qui t’aimera… » À Paris… comme si les pauvres allaient à Paris ! »

Un frissonnement agita tout l’être du marquis. Paris, indiqué à Linérès comme à lui-même… Paris, où des volontés mystérieuses semblaient vouloir conduire deux jeunes gens, inconnus l’un à l’autre, auxquels on promettait l’affection l’un de l’autre.

Car il ne mettait point en doute que la tendresse, annoncée à la señorita Linérès, fût celle qu’il sentait grandir en lui, l’envahir tout entier.

À la dernière page, deux alinéas seulement. Pierre les parcourt des yeux.

Le premier explique le départ des habitants de Armencita. Le voici :

« Le duc del Vedras est mort. Je n’en avais jamais entendu parler. Il parait que nous sommes ses plus proches parentes. Son exécuteur testamentaire nous mande à Madrid, pour nous mettre en possession d’une grande fortune. Le meilleur est que ma mère rêve d’aller promener notre richesse à Paris… Paris, cette ville bénie où je devrai rencontrer qui « m’aimera ! »

Le deuxième paragraphe explique l’abandon du carnet que tient le marquis. Linérès a tracé ces mots :

« Bartholomea, la femme du ranchero Lapaz, m’a prêté le livre de chevalerie. La belle Gwendolina oublie son journal de jeune fille au palais qu’elle quitte. Le vaillant Rinaldo le trouve et il l’aime… Moi aussi, je veux abandonner ces pages… C’est insensé ! J’en ris… Non, je ne ris pas, je pleure de me sentir si seule, si privée d’affection que j’agis comme une folle ! »

Cette fois, l’émoi de Pierre de Chazelet atteignit à son comble.

C’était à son intention, c’était pour qu’il en eût connaissance que Linérès avait abandonné son carnet dans le tiroir ouvert.

Certes, elle ignorait que celui qui lirait ses pensées les plus secrètes aurait nom Pierre de Chazelet. Celui, à qui elle destinait ces confidences, n’avait en son esprit aucune appellation, aucune forme. Il était une conception romanesque, un rêve d’affection jailli de l’âme aimante de la jeune fille.

Mais, cependant, elle avait conçu la pensée de l’existence d’un paladin, d’un chevalier errant, capable de la comprendre sans l’avoir entendue.

Et à celui-là, elle avait dit :

— Parcours ces pages à qui j’ai confié mes chagrins. C’est pour toi que je les ai écrites, c’est ton regard qu’elles attendent dans le réduit de Armencita.

Le marquis éprouvait maintenant la sensation délicieuse d’être engagé, selon la claire expression anglaise, avec cette enfant qui l’avait pressenti en songe sans soupçonner son existence.

Elle était riche à présent… Cela eût dû éloigner Pierre… ; mais une irrésistible attraction l’emportait déjà.

Combien de temps le jeune homme demeura-t-il en tête-à-tête avec ses réflexions ? Longtemps, certes, car le jour baissant le rappela seul à lui-même.

Il sortit de la chaumière. Déjà l’obscurité envahissait la cour du donjon. Il eut peine à retrouver son chemin dans le dédale des ruines, mais après quelques marches et contre-marches, il déboucha dans la cour d’honneur.

Elle était déserte à présent.

La Lourença avait dû ramener ses chèvres à l’étable.

Devant le portail du château, Pierre promena son regard sur la plaine environnante, presque invisible dans l’ombre grandissante et, avec un sourire :

— Tâchons seulement de regagner Béjar. J’y passerai la nuit et réintégrerai demain la posada del Cid.

Seulement, le marquis eut beau se hâter de dévaler la colline servant de piédestal au château, il allongea en vain le pas pour traverser la plaine de Armencita, il n’arriva au pied de l’escarpement grimpant à la via de Bânos qu’à la nuit noire.

Complètement noire, en effet, la lune étant nouvelle à cette époque, et les étoiles scintillant au ciel ne faisant guère qu’accuser les ténèbres qui cachaient le sol.

— Un aveugle aurait autant de facilité à se diriger que moi, grommela Pierre. Je ne vois pas à un mètre devant moi.

Et, mi-riant, mi-grave :

— Ce satané sentier m’a paru difficile en plein jour ; qu’est-ce que cela va être maintenant ?

Mais, haussant les épaules :

— Bah ! qui pioche la route, risque toujours la pelle. Allons-y.

Résolument il s’engagea sur le premier lacet.

La pente s’accusait raide. Le sol raboteux présentait des aspérités traîtresses, où le pied du Français s’embarrassait à tout instant.

Au premier tournant brusque du sentier, Chazelet faillit perdre pied et rouler dans le vide.

Il se rattrapa à temps, non sans bougonner :

— Je disais un aveugle… ; Il aurait son chien pour le conduire. Il verrait mieux que moi.

Cependant il poursuivit sa marche, mais avec une circonspection croissante.

Il montait lentement, palpant le rocher de la main, s’embarrassant les bras dans les broussailles courtes, sèches, épineuses, qui croissaient au-dessus de l’étroit chemin.

À progresser ainsi la fatigue vient vite. Une légère moiteur montait aux tempes du marquis de plus en plus furieux contre les embûches de l’obscurité, lorsque son bras s’enfonça dans des broussailles qu’il n’avait point aperçues, tant elles se confondaient avec la nuit.

— Saprelotte, commença-t-il pris de rage…

Mais il s’interrompit brusquement, pour lancer cette interrogation angoissée :

— Qu’est-ce que c’est que cela ?

Le buisson avait des mains. Le buisson l’avait saisi.

Il achevait à peine sa question, qu’il se sentit brusquement tiré en arrière. Son bras demeuré libre fut à son tour happé par une poigne solide, et un voile enveloppa sa tête.

Il tenta de résister ; une voix rude sonna à son oreille.

— Si vous n’êtes pas très doux, très obéissant…, une simple poussée vous renverra dans la plaine de Armencita… Elle est à trois cents mètres au-dessous de nous.

Ces simples paroles démontrèrent au marquis l’utilité de la soumission. Aucune aventure ne saurait être plus funeste que de rouler à une profondeur de neuf cents pieds, sur une pente rocheuse. Sans la moindre étude médicale, on conçoit combien pareil traitement doit être nuisible à la santé.

Aussi Chazelet, instantanément convaincu qu’entre deux maux il choisissait le moindre, s’abandonna-t-il sans résistance à ses agresseurs inconnus.

— À la bonne heure, gronda encore l’organe rude… Voilà un homme raisonnable.

On le prit fortement par les bras, indiquant ainsi à son esprit que deux personnes le tenaient, et on l’entraîna en avant.

La tête encapuchonnée, le Français obéit à l’impulsion, d’abord avec l’hésitation bien naturelle de l’homme qui ne sait où il pose le pied, puis avec une confiance croissante, en constatant que ses guides le soutenaient avec une adresse telle qu’il courait presque sur les pentes.

Les cailloux roulaient parfois sous ses pieds, il faisait de soudaines glissades sur des touffes d’herbes desséchées, mais on le redressait aussitôt, et avec l’insouciance de sa jeune bravoure, il finit par se déclarer que cela allait mieux qu’au moment où il marchait tout seul.

Tranquillisé sur les suites de l’aventure…, quand on a la bourse légère, on prend vite son parti d’être arrêté par des bandits, et Pierre ne doutait pas qu’il se trouvait en pareille posture, tranquillisé donc, il demanda :

— Où me conduisez-vous ?

Celui qui déjà lui avait adressé la parole, répliqua :

— Silence, dans un moment le señor Selenitès te dira ce qu’il souhaite t’apprendre.

Le ton n’admettait pas de réplique.

De nouveau, Chazelet se laissa entraîner silencieusement.

— Courbe-toi, si tu ne veux pas te heurter la tête, ordonna encore le bandit.

Une branche, qui frôla le crâne du prisonnier, lui démontra l’opportunité de l’avertissement.

Ses conducteurs le guidaient à présent à travers un bois. À l’odeur balsamique flottant dans l’air, Pierre reconnut la nature des arbres ; c’étaient des sapins.

Le sol devenait presque plat. Les aiguilles des pins l’avaient recouvert d’un tapis moelleux, craquetant sous les pas.

— Halte, murmura-t-on près de lui.

Ses gardiens le retinrent d’un même mouvement. Il s’arrêta, attendant. Il lui sembla que des chuchotements bruissaient autour de lui, puis le voile qui entourait sa tête fut tiré, lui permettant de recouvrer l’usage de ses yeux.

Il se trouvait au centre d’une clairière, à l’entour de laquelle les troncs pressés des sapins formaient un véritable mur.

Un feu de campement éclairait le décor, et aussi ceux qui l’animaient : une dizaine de gaillards, à la face noircie de suie, aux longues navajas (couteaux espagnols) passées dans la ceinture.

vêtu d’un costume plus riche que celui de ses compagnons, les traits cachés par un masque de satin noir, un homme de haute taille se tenait debout en face du prisonnier.

Il le considéra une minute en silence.

Et cette minute parut interminable au marquis. Quelles pensées s’agitaient dans la cervelle du bandit ? À quelle résolution allaient-elles aboutir ?

Interrogations quelque peu angoissantes, quand on est la victime qui devra subir la loi de l’adversaire.

— À quelle sauce serai-je mangé ? se demanda le jeune homme.

Il n’allait pas tarder à être fixé, car le personnage s’approcha d’un pas et se désignant du geste :

— Je suis Selenitès, le Seigneur de la nuit.

— Et moi, riposta gaiement le Français, je suis un gentilhomme ruiné à ce point que, de nous deux, Seigneur Selenitès, vous risquez d’être le plus volé.

Les assistants avaient tourné la tête vers le captif.

Ils eurent un léger murmure approbatif pour son attitude dégagée.

Mais le Seigneur de la nuit leva la main ; tout se tut. Il reprit :

— Je ne serai pas volé, comme tu le dis.

L’affirmation ne fit pas bondir Pierre ; une remarque, en cet instant, captivait toute son attention.

Le bandit espagnol parlait avec un accent allemand, très reconnaissante encore qu’il ne fût point caractérisé.

Celui-ci continuait d’ailleurs :

— Je ne serai pas volé, car je te savais démuni d’argent, lorsque j’ai chargé mas braves de t’amener vers moi.

— Vous désiriez une visite de politesse ?

— Non. Je voulais t’associer a une œuvre courageuse et bonne.

Si le bandit souhaitait étonner son interlocuteur, il put se réjouir. Impossible de rêver succès plus complet.

Un détrousseur de grands chemins qui arrête un voyageur pour l’associer à une œuvre courageuse et bonne, cela sort vraiment de l’ordinaire. Les annales du banditisme n’enregistrent pas souvent pareil événement.

Aussi le visage de Chazelet exprima une stupeur si complète que de petits rires s’élevèrent dans le cercle des auditeurs, s’éteignant aussitôt sur un nouveau geste du chef.

L’homme au masque de satin poursuivit :

— Je te remercie de n’avoir pas supposé qu’il s’agissait d’un acte de brigandage. Cela me conduit à estimer ton jugement. Écoute-moi donc attentivement.

— Pour cela, soyez tranquille, s’écria le Français de plus en plus surpris par la tournure de l’entretien.

— D’abord, sache bien que je te connais. Tu es le marquis Pierre de Chazelet. En cinq ans, tu as exterminé deux millions qui te venaient de ta famille. Tu es complètement ruiné, et tes seules ressources se bornent à une dizaine de mille francs qui te seront envoyés de Paris sous quelques jours.

Pierre s’inclina sans répondre.

Décidément la police des bandits était bien faite en Espagne.

— Tu es brave, énergique, continua l’homme sans paraître remarquer l’ahurissement de son prisonnier. Au lieu de te laisser abattre par la mauvaise fortune, tu as décidé que tu reconquerrais la richesse ; cela m’a fait plaisir, car j’ai pensé que la Fleur de Armencita trouverait en toi le défenseur, dont la pauvrette a grand besoin.

— La fleur de Armencita, répéta Chazelet. Qui appelez-vous ainsi ?

— Celle que les habitants de ta vallée appelaient la madone Linérès.

Le nom de la jeune fille médusa le Parisien.

Hier, la bohémienne Ramrah lui annonçât la fortune par le dévouement.

Aujourd’hui, un brigand inconnu lui affirmait que Linérès avait besoin d’un défenseur.

Et presque malgré lui, le jeune homme bredouilla :

— De grâce, expliquez-vous, car à force de frapper ma tête à coups de mystères, il est à craindre qu’elle n’éclate.

Puis, par réflexion :

— Et puis comment, pourquoi vous préoccupez-vous de la señorita ?

L’interpellé hocha gravement la tête.

— On ne nous connaît pas, nous autres, les Seigneurs de la nuit. On croit que le vol, le meurtre sont nos seules délices. On se trompe… Ainsi moi, j’aime les fleurs, j’aime la voix pure qu’accompagne la guitare, la danse scandée par le claquement des castagnettes… Je me suis intéressé à la señorita, parce qu’elle était la plus belle fleur de la vallée, et parce que souvent, alors que je guettais les voyageurs rentrant de Bânos, sa douce voix apportée par le vent, me charmait durant l’affût monotone.

— Ah ! balbutia seulement le marquis décontenancé par les allégations de cet étrange bandit.

Et la voix de l’homme masqué tinta de nouveau à ses oreilles.

— Jamais, disait ce dernier, la señorita n’a su quels gentils compagnons ses chants étaient pour Selenitès ; jamais elle ne m’a aperçu sur sa route. Jamais la vieille comtesse n’a soupçonné que le poulet tendre, les pastèques à la pulpe rose, que des paysans lui offraient parfois, avaient été payés par le bandit. Elles étaient pauvres, et je soldais la poésie que cette enfant jetait sur mon triste métier.

Mais changeant soudain de ton :

— Ici, il ne lui serait pas arrivé malheur, car on veillait sur elle. Mais la fortune est venue. Sa mère l’a emportée vers Paris.

— Vers Paris, s’exclama Pierre retrouvant la voix à cette affirmation.

— Oui… Cela te surprend ?

— Non, non, continuez.

Le jeune homme, s’efforçait au calme ; mais son cœur battait à coups redoublés…

Linérès habitait à Paris… Paris, où la bohémienne lui avait affirmé qu’il la rencontrerait.

— Là-bas, fit Selenitès d’une voix sourde, je ne puis rien pour protéger ma petite bienfaitrice. Mais toi, tu pourrais la défendre. Tu es un fils de la grande ville, tu as un nom respecté, des amis, des relations… Tu es Français enfin, c’est-à-dire chevaleresque et tendre, et je te dis : Une jeune fille pure comme la madone est en danger, sauve-la.

On eût cru que cet entretien continuait celui de la gitana.

C’était le même mystère inexplicable, échappant à toutes les règles du raisonnement. De nouveau, le marquis avait l’impression de vivre un songe.

Et pourtant, depuis sa visite aux ruines de Armencita, il se sentait tellement attaché à la jolie inconnue qu’il n’hésita pas.

— Ma foi, mon cher Seigneur de la nuit, je suis ruiné, vous le savez. Je n’ai que ma vie à mettre au service de la señorita… C’est fait ! Maintenant, éclairez-moi un peu sur les dangers qu’elle court.

Le bandit eut un geste de satisfaction, puis reprenant son attitude raide :

— J’ignore le danger précis, je sais seulement qu’il existe.

— C’est peu…

— Cela t’effraie ?…

Pierre eut un haut-le-corps, et avec une ardeur juvénile :

— Ce n’est pas cela… Je trouve cette absence de renseignements ennuyeuse, voilà tout ! Vous me dites : Il est un ennemi qui veut frapper, mais cet ennemi, je ne le connais pas. Alors, se défier de tout le monde…

— Oui, de tout le monde. Il convient d’être le défenseur, sans allié, sans confident. Il faut être celui qui regarde, qui écoute, sans en avoir l’air.

— Allons, de plus en plus commode.

— Pauvre, la jeune fille ne courait aucun risque. Le péril est né de la fortune ; voilà tout ce que j’ai pu apprendre.

Étrangeté nouvelle au milieu des choses étranges qui s’abattaient sur son existence, Pierre en arrivait à converser avec le señor Selenitès, comme avec un camarade. Tout au fond de lui-même, il devait s’avouer que le bandit lui devenait absolument sympathique. Ah ! si jusque-là sa vie s’était déroulée un peu plate, un peu terne, il se rattrapait joliment.

Depuis deux jours, il vivait un conte de fées. Tout ce qui lui advenait, révélait un caractère anormal, bizarre, inaccoutumé.

Mais il n’était pas au bout de ses surprises.

Son interlocuteur prononça lentement :

— Il importe de la secourir vite.

— S’il ne dépendait que de moi, s’écria le jeune homme.

— Que ferais-tu ?

— Je partirais dès demain.

— Qui t’en empêche ?

— Eh ! mon brave Seigneur de nuit, vous ne l’avez pas oublié. Je suis sans argent et j’attends celui que l’on m’a promis de France.

— Il est aisé de lever l’obstacle.

— Ah ! vous trouvez ?

— Mais oui, explique l’homme masqué. Tu attends dix mille francs, n’est-ce pas… je vais te les avancer…

— Me les avancer, vous ?

De Chazelet fut pris de fou rire.

Les limites de l’originalité étaient dépassées par ce voleur de grands chemins qui, non seulement ne le dépouillait pas, mais encore lui offrait un prêt d’argent. Sans doute, Selenitès perçut vaguement le sens de l’hilarité de son interlocuteur, car il dit tranquillement :

— Cela ne devrait pas te surprendre. Je sais que ma créance sera fidèlement remboursée.

— Oh ! sans nul doute… Ce sont les voies et moyens qui ne m’apparaissent pas très clairement.

— Nous allons nous en occuper. Je te remets dix mille francs ; au change c’est dix mille huit cents pesetas[2], car je ne veux pas te faire tort d’un centimo.

Le marquis salua en homme appréciant la délicatesse du procédé.

Et le singulier coupeur de bourses lui tendant une liasse de billets, il la prit sans se faire prier et la glissa dans sa poche.

— Tu ne comptes pas ? murmura le bandit.

— Non, j’ai confiance en mon… associé.

— Je t’en remercie… La confiance est réciproque… Tu partiras demain ?

— Oui… Mais la question de remboursement ?

— Attends. Lorsque l’on te remettra la somme que tu attendais, enveloppe-la dans une feuille de papier, et place-la sur la tablette de la cheminée de la chambre d’hôtel que tu occuperas.

— Bon, après ?

— Rien de plus. Elle me parviendra.

Cette fois, Pierre secoua la tête avec dépit.

— Mais je ne sais à quel hôtel je descendrai.

— Ne t’inquiète pas à ce sujet. Mon receveur la saura.

Puis, coupant court à la conversation :

— Deux de mes hommes vont te conduire jusqu’à l’entrée de Béjar. La fonda (hôtel) de Salamanca te recevra bien. Au matin, tu retourneras chez la señora Olinda, et ta dépense réglée, tu te dirigeras sur Avila, où tu prendras le train pour Paris.

Et d’un ton amical :

— Je te presse, mon ami, car j’ai peur que les ennemis de la jolie fleur de Armencita ne soient plus prompts à l’attaque que nous à la parade.

Deux bandits s’étaient déjà avancés, sans que Chazelet eût pu deviner comment le chef les avait désignés.

— Allez, prononça celui-ci, faites ainsi que je l’ai indiqué.

Après quoi, secouant cordialement la main du Français :

— Que les Saints Anges accompagnent ta marche. Adios !

Sans avoir le loisir de répondre, Pierre, entraîné par ses gardiens aussi irrésistiblement qu’à l’arrivée, se retrouva dans l’obscurité opaque du sous bois. Le feu, les bandits avaient disparu, et s’il n’avait senti des mains vigoureuses encercler ses poignets, il eût certes pensé avoir rêvé.

Mais le bois fut traversé, la route de Bânos fut descendue à une allure rapide. De nouveau, le jeune homme franchit le Cuerpo de Hombre.

Là, ses guides le quittèrent avec ses seuls mots :

— Droit devant toi. La fonda de Salamanca !

Et telles des ombres, ils s’enfoncèrent dans la nuit.

Une demi-heure plus tard, après une collation frugale, le marquis de Chazelet s’allongeait voluptueusement entre les draps d’un lit fort acceptable.

Et comme tout bon chevalier de la légende, à la veille de combattre pour la dame de ses pensées, il s’endormit et la revit en rêve.

Mais les divinités qui président aux songes, ne l’avertirent pas que, vers deux heures du matin, un homme de haute stature, à la face rose auréolée de cheveux blonds, reconnaissable à première vue pour un Allemand, en dépit de son complet de voyage genre anglais, faisait irruption dans la gare d’Avila et semblait enchanté d’apprendre que l’express de nuit pour Paris n’arriverait pas avant un quart d’heure.

Cet homme causait avec un autre personnage qui l’accompagnait.

— Il partira, Diego… Ces gens de France sont tenus par leur parole comme par une chaîne. Il partira, et le Crâne sera content. Il saura ta belle conduite.

— J’en serai heureux, quoique déjà, grâce à lui, la contrebande n’aille pas mal.

— Il faut toujours désirer plus.

— Je m’en souviendrai, monsieur von Foorberg.

— Chut ! pas de noms propres.

Était-ce une illusion ? On eût cru que le voyageur parlait avec le même organe que le señor bandit Selenitès, et que son interlocuteur possédait une voix ressemblant étrangement à celle du guide mystérieux qui, durant son odyssée nocturne, avait seul adressé la parole au marquis Pierre de Chazelet !

Un roulement de tonnerre, des coups de sifflet, un crissement de freins. C’est le rapide qui entre en gare.

Le touriste allemand se précipite vers un wagon de première classe, s’y engouffre.

Son compagnon le salue. De nouveau la machine siffle ; la file des wagons s’ébranle, s’éloigne.

  1. Les miquelets sont des miliciens provinciaux concourant avec la gendarmerie à maintenir l’ordre.
  2. Cours comparatif de la monnaie à cette époque.