Juanita
University of Pennsylvania press, (p. 164-166).
JUANITA
Selon toutes les apparences et selon tous les comptes, Juanita est un personnage qui ne fait pas honneur à sa famille ou à sa ville natale de Rock Springs. Je l’ai rencontrée pour la première fois il y a trois ans dans la petite pièce du fond derrière le magasin de son père. Elle semblait très timide et encline à s’effacer ; un exploit héroïque à tenter, compte tenu des limites étroites de la pièce ; et un sans espoir, vu ses cinq pieds dix pouces, et plus de deux cents livres de chair substantielle, qui, à cette occasion, et à chaque fois que je l’ai vue, était vêtue d’un calicot « Mère Hubbard » souillé[1].
Son visage, et en particulier sa bouche, avait une certaine beauté fraîche et sensuelle bien que je préfèrerais ne pas dire « beauté », si je pouvais dire autre chose.
J’ai souvent vu Juanita cet été-là, simplement parce qu’il était si difficile pour la pauvre de ne pas être vu. Elle était généralement assise dans un coin obscur de leur petit jardin, ou derrière un angle de la maison, préparant des légumes pour le dîner ou triant les graines de fleurs de sa mère.
À ce moment là, on peut dire, avec quelque amusement, que Juanita n’était pas aussi attirante pour les hommes que son apparence pouvait l’indiquer ; qu’elle avait plus d’un admirateur et de grands espoirs de se marier bien, sinon brillamment.
À mon retour aux « Sources » cet été, en demandant des nouvelles des différentes personnes qui m’avaient intéressé il y a trois ans, Juanita m’est venue naturellement à l’esprit, et son nom à mes lèvres. Nombreux étaient ceux, prêts à me parler de Juanita et de sa carrière depuis que je l’avais vue.
Le père était mort et elle et la mère avaient connu des hauts et des bas, mais continuaient à garder le magasin. Quoi qu’il arrive, cependant, Juanita n’a jamais cessé d’attirer les admirateurs, jeunes et vieux. Ils étaient accrochés à sa clôture à toute heure ; ils l’ont rencontrée dans les ruelles ; ils pénétrèrent dans le magasin et retournèrent au salon. On a même dit qu’un monsieur en costume à carreaux était venu de la ville en train dans le seul but de lui rendre visite. Il n’est pas étonnant, face à ces attentions persistantes, que les spéculations se soient multipliées à Rock Springs sur qui et ce que Juanita épouserait à la fin.
Pendant un certain temps, on a dit qu’elle était fiancée à un riche fermier du sud du Missouri, même si personne ne pouvait deviner quand et où elle l’avait rencontré. Puis on apprit que l’homme de son choix était un millionnaire du Texas qui possédait une centaine de chevaux blancs, dont un animal fougueux que Juanita commença à conduire à cette époque.
Mais au milieu des spéculations et des contre-spéculations sur le sujet de Juanita et de ses amants, il est apparu soudainement sur la scène un homme à une jambe ; un homme très pauvre et minable, et décidément unijambiste. Il s’est d’abord fait connaître du public grâce aux abonnements de sollicitation de Juanita pour acheter la malheureuse jambe de liège individuelle.
Son intérêt pour l’homme à une jambe a continué à se manifester de diverses manières, pas toujours évidentes pour un public curieux ; comme cela a été prouvé un matin lorsque Juanita est devenue mère d’un bébé dont le père, annonça-t-elle, était son mari, l’homme à une jambe. L’histoire d’un prédicateur errant a été racontée ; un mariage secret dans l’état de l’Illinois ; et un certificat perdu.
Quoi qu’il en soit, Juanita a tourné le dos à toute la race des bipèdes masculins et prodigue la richesse de ses affections indivises à l’homme à une jambe.
J’ai aperçu le couple curieux quand j’étais au village. Juanita avait monté son mari sur un poney à l’air abattu, qu’elle-même conduisait apparemment par la bride, et ils remontaient la ruelle vers les bois, où, me dit-on, ils errent souvent de cette manière. L’image qu’ils ont présentée était singulière ; elle avec un chapeau de paille d’homme ombrageant son visage de lune enflammé, et la brise qui tourmentait la « Mère Hubbard » souillée dans des proportions monstrueuses. Il était chétif, impuissant, mais apparemment satisfait de son sort qui ne lui avait même pas garanti la jambe de liège tant convoitée.
Ils s’en vont ainsi ensemble dans les bois où ils peuvent s’aimer à l’abri de tous les regards indiscrets, sauf ceux des oiseaux et des écureuils. Mais de quoi se soucient les écureuils !
Pour ma part, je ne m’attendais pas à ce que Juanita soit plus respectable qu’un écureuil ; et je ne vois pas comment quelqu’un d’autre aurait pu s’y attendre.
- ↑ Une robe ample et informe