Journal et Correspondance d’Ampère - Le Mariage d’un savant
Les romans vrais ne sont pas les moins attachans de tous, et parmi les passions que l’art ou la vie met en jeu, celles qui peut-être remuent le plus profondément le cœur sont les passions simples et vertueuses. C’est un de ces romans, c’est l’histoire d’une de ces passions que nous fait connaître l’éditeur anonyme qui vient de publier le Journal et la Correspondance d’André-Marie Ampère aux premières années de sa jeunesse. Une recherche, d’abord froidement agréée, un mariage, dont le bonheur est bien vite troublé par la séparation de deux cœurs aimans, une naissance et une mort, voilà la rapide succession d’événemens que nous offrent ces fragmens de lettres, rassemblés et liés entre eux d’un fil léger par une main amicale et pieuse. Evénemens bien ordinaires, tissu presque banal, dont se compose pour la plupart des créatures humaines le rêve de la vie ! Ici le rêve est rêvé par une âme si chaste, qui réfléchit si ingénument et avec tant de pureté l’amour, la joie, la tristesse, les soucis des commencemens difficiles, l’espérance, le travail et l’amour du bien aux prises avec un sort étroit, qu’il n’y a qu’à la regarder sentir pour assister tour à tour à la plus sereine des idylles et au plus émouvant des drames. Le héros d’ailleurs est l’un des hommes éminens de notre siècle. Il y a toujours un plaisir d’une saveur particulière à surprendre en leurs jours d’obscurité ceux qui plus tard sont devenus célèbres. Les grandes facultés dans les grands hommes jaillissent alors et se répandent autour d’eux, sans compter, pour l’étonnement et la félicité d’un petit nombre d’êtres chéris, qui devinent d’instinct leur supériorité, tout juste assez pour en jouir, pas assez pour en être écrasés. Comme on voit en physique certaines forces se changer en d’autres forces à la fois différentes et équivalentes, le mouvement par exemple devenir chaleur et la chaleur mouvement, ainsi le génie, en ces premiers momens où il est ignoré du grand public, et où lui-même ne s’est pas encore absorbé dans l’égoïsme de sa vocation propre, subit mille transformations instantanées et charmantes. C’est une fécondité de nature et d’invention qui s’applique à tout et s’épanche à propos de tout, sur le moindre objet comme sur le plus haut ; c’est une manière supérieure de goûter et de faire goûter la vie, de recevoir et de rendre le bonheur, d’être bon et gai et sain, d’espérer et d’aimer. Oh ! combien ces heures d’avant la gloire sont délicieuses ! Quel Rousseau a jamais valu le Rousseau inconnu que Mme de Warrens voit se présenter un jour devant elle sur le seuil des Charmettes ? Quel Goethe le Goethe de Wetzlar et d’Ensisheim ? Et le grand mathématicien Ampère, à l’époque culminante de sa vie, au moment où il vient de découvrir les lois de l’électro-dynamisme, combien diffère-t-il déjà, et non à son avantage, de ce qu’on le voit en sa correspondance, lorsqu’à Bourg, régent de collège, réduit à calculer le prix d’un gilet, il tranchait des problèmes ardus dont la solution avait été vainement cherchée avant lui, sans autre objet que d’obtenir dans la pénible carrière de professeur un mince avancement qui le rapprocherait d’une épouse adorée ?
Il faut commencer par observer que tout n’est pas absolument inédit dans le livre publié aujourd’hui par Mme H. C… Sainte-Beuve avait déjà connu par Jean-Jacques Ampère, le fils d’André, les papiers et manuscrits de son père. Il les a lus, comme il savait lire, et il en a extrait, il y a bien longtemps, la plus pure substance pour les lecteurs de cette Revue[1]. On n’a qu’à se reporter à l’article Ampère dans le premier volume des Portraits littéraires ; on y trouvera racontée toute l’idylle de Polémieux, on y trouvera cités in extenso et mis en leur lumière tous les passages expressifs du journal d’amour et des lettres d’André Ampère, avec cette justesse du sentiment critique et du sentiment poétique qui partout où Sainte-Beuve a passé ne laisse plus qu’à glaner. Heureusement Sainte-Beuve ne s’est attaché qu’au personnage principal. Il l’a pris d’ailleurs dans l’ensemble de sa vie, qu’il a cherché à éclairer de cette aurore de jeunesse. Mme H. C… ne dépasse pas l’aurore. Elle n’en fait pas un épisode ; elle en fait son sujet tout entier. Elle ressuscite et remet en scène toute la petite société au sein de laquelle André Ampère a vécu, entre vingt-deux et vingt-sept ans. Ce n’est plus seulement les lettres d’un homme célèbre qu’on nous place sous les yeux ; c’est la correspondance de deux ou trois femmes ignorées, acteurs et témoins d’une histoire simple et touchante dont ils fournissent les traits. Ainsi le roman que M. Sainte-Beuve a ébauché est ici complet, et c’est pourquoi l’on peut essayer sans trop de scrupule d’y revenir après lui.
Julie Carron, dont Ampère s’éprend dès le premier jour où il la voit, — le 10 avril 1796, il a noté avec soin ce jour entre les jours, — était la fille d’un homme d’affaires de Lyon. Elle avait deux sœurs ; l’aînée était mariée à Marsil Périsse, chef d’une maison de librairie lyonnaise dont le renom n’a fait, depuis cette époque, que grandir ; l’autre, Élise, était encore fille au moment où Ampère et sa sœur se connaissent et se marient. Ampère lui-même était le fils d’un négociant, peu fortuné, qui avait été compromis en 1793 dans l’insurrection de Lyon, condamné à mort et exécuté le 13 novembre de cette fatale année. La mère d’Ampère habitait avec son fils le modeste domaine de Polémieux, à peu de distance de Lyon ; tout près de là se trouvait le village de Saint-Germain-du-Mont-d’Or, où résidait pendant l’été la famille Carron. On se rencontra grâce au voisinage. À ce moment, Ampère n’avait que vingt et un ans. Elle ne devait pas être elle-même beaucoup plus jeune. Il ne payait pas de mine ; il était timide, gauche et négligé, avec des coupes de vêtemens et des chapeaux à faire rougir une fiancée qui aurait eu encore moins d’amour-propre et de respect humain que Julie. Après la mort de son père, l’excès de la douleur, joint à une activité cérébrale désordonnée, l’avait jeté dans un état tel qu’on avait pu craindre qu’il fût frappé d’idiotisme ; il n’avait pas de carrière, et il ne savait ce qu’il deviendrait dans le monde. Elle était grande et belle, avec des yeux bleus, une bouche à la grecque, une taille délicate et des cheveux d’or ; élégante et mondaine autant que le lui permettait la médiocrité de sa condition, assez amie du plaisir, quoique trop sage, et, s’il faut dire le mot vrai, trop positive pour perdre son temps à être coquette. L’hiver, à Lyon, elle brillait dans les bals de la société bourgeoise. « Elle faisait des fous par centaines. » Elle avait de l’ambition, elle rêvait la fortune. Je la peins là en ses traits extérieurs, telle qu’elle était avant de connaître Ampère. Voilà, à première vue, cette Julie et son Saint-Preux ; combien peu faits, ce semble, l’un pour l’autre ! Elle avait déjà refusé un premier mariage, honorable et avantageux, avec un M. Dumas, professeur à l’École de médecine de Montpellier, parce qu’il aurait fallu se séparer de sa famille, et aussi parce qu’elle connaissait trop peu le prétendant pour être assurée de son bonheur à venir, et qu’en tout Julie est une personne raisonnable qui pèse et calcule les chances diverses de la vie. Elle ne se décide en faveur d’Ampère qu’après trois ans de soins journaliers et d’adoration enthousiaste, — trois années qui en leur tranquillité sont exquises et profondes ! Les lettres et le journal d’Ampère en mettent en relief les moindres incidens, et ces épisodes familiers prennent si vivement couleur que chacun de nous, rejeté tout à coup au fond, bien au fond des années lointaines, croit voir se redresser devant lui quelque chose de sa propre vie. « Demain, à sept heures, je m’embarque sur la diligence de Neuville ; à dix heures, j’aurai déjà traversé la Saône. Me voilà montant à Saint-Germain par le chemin des amoureux ; jamais il n’aura mieux mérité ce nom. J’aperçois bientôt dans le lointain la jolie maison blanche, mon pas devient plus pressé… C’est alors que mon cœur bat ; je traverse rapidement le peu d’espace qui me reste à parcourir ; j’entre dans la cour, j’approche de la porte, je l’ouvre ; il n’y a point d’expression qui puisse peindre les sensations que j’éprouve ; le cœur de Julie saura lire dans le mien, à travers mon embarras, mon air gauche et contraint. » Vous rappelez-vous dans Mauprat l’admirable page où Mauprat raconte son retour après sept années d’absence ? « Lorsque nous approchâmes de La Varenne, nous mîmes pied à terre, etc., » et le cri qui termine : « enfin l’impatience me prit, l’allée était interminable, bien que très courte en réalité, et je me mis à courir, le cœur bondissant d’émotion : Edmée, me disais-je, est peut-être là ! » Le récit de Mme Sand est plus riche et de plus d’élan que la lettre d’André Ampère ; il n’a pas plus de fraîcheur : la simple nature se trouve ici égale au plus grand art. De ces tableaux achevés en leur négligence, les lettres et le journal d’Ampère en sont remplis ; seulement les détails puérils et par trop personnels s’y entrelacent comme de vulgaires broussailles à une branche d’aubépine, et voilà l’infériorité de la nature brute et de la vie toute crue sur l’art qui choisit, orne et généralise.
Nous ne faisons ici d’ailleurs qu’indiquer le personnage du jeune André, définitivement analysé et peint par Sainte-Beuve. L’intérêt propre du livre de Mme H. C… est de remettre l’héroïne à côté du héros. C’est à l’héroïne que nous devons nous tenir. Il est curieux d’observer comment une âme froide, mais honnête et vertueuse, comment une belle personne, portée vers l’ambition, et qui ne semble attacher de prix qu’aux avantages extérieurs, se laisse peu à peu échauffer et gagner par l’amour naïf d’un homme de génie, sans apparences comme sans position, qui ne lui peut offrir que sa vertu et son honnêteté, et ce génie encore obscur qu’elle devine à peine et dont elle est bien sûre qu’il ne saura jamais tirer parti. C’est la victoire du roman sur la sagesse et de la poésie sur la prose. Julie a d’abord vingt objections contre lui : i ! est trop jeune ou bien il a l’air presque vieux, il n’a pas de manières, il salue mal. On lui dit qu’il est déjà bien savant. Elle réplique : « Si je voyais que ça pût le mener à quelque chose ! » Il songe à se faire professeur. Elle aimerait mieux « le voir dans le commerce. » Elle a devant les yeux l’heureuse et large vie de sa sœur aînée, mariée à Marsil Périsse. Sur ce sujet, il passera toujours dans son cœur des bouffées de regrets qu’elle ne parviendra point à écarter d’elle. «… Marsil, associé pour tout, excepté pour les deux campagnes, est fatigué d’avoir tant de choses à conduire ; il disait que, si cela dépendait de lui, il réaliserait 200,000 livres, et que le fonds de commerce resterait encore assez considérable pour les occuper. J’étais démontée ce jour-là, et, quoique j’éprouvasse du plaisir à savoir ma sœur et mon frère bien heureux, ces choses me faisaient songer tristement. Dieu sait pourtant que je ne suis pas jalouse ! » Insensiblement, de ce jeune homme timide et embarrassé il se dégage une saveur de nature et un accent de génialité par lequel Julie, en dépit qu’elle en avait, se sent pénétrée et subjuguée. Elle ne le trouve plus gauche, « ses yeux cessent d’être éblouis de ce qu’on appelle un muscadin, » lorsqu’il lit d’un certain ton une élégie « très passionnée » de Saint-Lambert, lorsqu’à la fin du jour après une de ces promenades sous les cerisiers, telles que les a décrites Jean-Jacques, assis au bord d’un ruisseau, il peint « le coucher du soleil qui dore ses habits d’une manière charmante, » ou lorsqu’il lui parle sans phrases déclamatoires-de la révolution française, ou lorsqu’enfin il aspire à découvrir et à inventer dans le champ de la science. Elle-même se développe d’une façon inattendue ; ce qu’on lui peut reprocher de trop raisonnable s’amollit et s’embellit. Après trois années d’assiduités, elle arrive à donner sa main, sans trop savoir comment elle se résigne à la donner et sans savoir non plus comment elle ferait pour la refuser plus longtemps. Julie devait trop peu vivre pour apprendre qu’elle avait épousé un homme de génie ; elle a pressenti Ampère, elle ne l’a pas connu d’une connaissance certaine et complète. Tantôt elle le gronde et le guide comme un enfant, et tantôt elle est saisie pour lui d’un vague respect, comme si une voix mystérieuse lui soufflait à l’esprit : Deus ! ecce Deus ! « Ton âme, lui dit-elle un jour, est ce que j’aime en toi ; elle n’est pas ordinaire. » C’est tout ce qu’elle voit de lui ; mais n’est-ce pas assez pour décider une fille qui ne pense pas elle-même d’une façon commune ?
Il faut tout dire, pour bien marquer la nuance de cet amour qui s’est formé peu à peu de raison, et que la raison cependant semblait d’abord combattre. Julie ne se serait probablement jamais décidée toute seule. C’est sa sœur Élise qui la pousse et la jette dans les bras d’André. Au point de vue littéraire, Élise est le personnage le plus remarquable peut-être du récit arrangé et publié par Mme H. C… Ce sont ses lettres qui nous donnent le tissu du roman de Polémieux. Toutes celles qu’a citées Mme H. C… sont des chefs-d’œuvre de grâce familière. Les hommes ne sont guère des écrivains lisibles que quand ils s’en mêlent et en font leur état ; quantité de femmes, en de certaines limites et jusqu’à un certain niveau qu’elles ne franchissent pas, écrivent sans étude et par un don de nature de manière à satisfaire les plus difficiles. Je ne vois pas trop en quoi une lettre d’Élise, si ce n’est la modestie des personnages mis en scène, diffère d’une lettre de Sévigné, ni en quoi non plus, si ce n’est le degré de culture intellectuelle et de raffinement de la pensée, elle diffère d’une lettre de Du Deffand. C’est la même justesse de langue, c’est le même ton aisé et qui se joue. Élise est aussi réfléchie que sa sœur, mais moins réservée. Sa vivacité d’esprit, son humeur abandonnée, sa facilité de contentement et sa gaîté, à qui tout est prétexte, forment un parfait contraste avec le caractère de Julie. Elle a de la philosophie, comme sa sœur de la sagesse. Elle rappelle le personnage si charmant de Claire d’Orbe dans la Nouvelle Héloïse. Elle n’a pas plus tôt vu André une ou deux fois qu’elle est tout de suite gagnée à lui. « Il m’intéresse, dit-elle, par sa franchise, sa douceur, et surtout par ses larmes, qui coulent sans qu’il le veuille. Pas la moindre affectation, point de ces phrases de roman qui sont le langage de bien d’autres. Arrange-toi comme tu voudras, ma bonne Julie, mais laisse-moi l’aimer un peu avant que tu l’aimes ; il est si bon ! » Il ne faut pas qu’on lui dise, à elle, qu’André manque d’usage. Elle riposte vivement, et elle définit ce manque d’usage du beau nom de « simplicité. » Elle pénètre la première ce je ne sais quoi de supérieur qui perce sous la gaucherie, ce qu’elle appelle d’une expression heureuse et originale le petit coin caché d’Ampère. Elle fait des enquêtes auprès de tous les braves gens du pays, elle interroge les peigneurs de chanvre qui font leur tournée de maison en maison, et elle apprend avec joie que les peigneurs de chanvre ont dit à Claudine « que chez la veuve Ampère c’était la maison du bon Dieu, que la maman et le fils étaient si bons, si bons, que c’était plaisir chez eux ! » Et lorsqu’André arrive à Saint-Germain-du-Mont-d’Or avec une anglaise toute neuve, lorsqu’il achète un chapeau de toile cirée et des culottes à la mode, comme elle s’émerveille de sa tournure ! comme elle s’irrite contre ceux qui ne trouvent pas ses toilettes du dernier goût ! Toutes les maladresses du pauvre André, toutes ses indiscrétions et ses timidités deviennent sous sa plume des tableaux d’une gentillesse qui ravit. Elle lui conseille les savantes manœuvres qu’il n’eût jamais inventées de lui-même, en sa simplicité d’or, pour forcer Julie aux doux aveux. C’est ainsi qu’un beau jour André, qui ne se croit pas aimé, se décide à faire semblant de ne point penser à Julie, et Julie donne dans le piège. « Je m’assis en conséquence dans le verger, loin de Julie, qui me regarda plusieurs fois d’un air d’étonnement et d’inquiétude. » On peut bien dire que cette sœur bonne et spirituelle arrive à les unir malgré eux, l’un n’osant jamais dire assez haut qu’il aime, l’autre n’osant point avouer qu’elle consent d’être aimée. Élise les enlève tous deux et les marie de verve.
Julie et Élise, l’une avec son sérieux, l’autre avec son enjouement, celle-ci avec sa promptitude inspirée de sympathie, celle-là avec son âme ferme et noble, lente à s’attacher, mais qui ne s’attache que profondément, paisiblement et pour toujours, sont deux types achevés de la femme française. Elles possèdent à un égal degré la rectitude dans les affections et dans le jugement. Elles ont le même fonds de simplicité cordiale et d’honnêteté. Dans l’une et l’autre, ce qu’il y a de plus aimable, c’est la sincérité de nature ; ce sont deux cœurs sans artifice et sans détour. J’en connais de pareils, même aujourd’hui, et je ne dis pas que la forme en soit perdue. Elle n’est peut-être plus aussi commune qu’en ce temps-là, car Julie et Élise, il faut le remarquer, ne sont point d’une élite, ce sont deux femmes prises littéralement au hasard dans la société bourgeoise d’une grande ville de province en l’an 1800. Je ne dis pas non plus qu’on ne trouve pas chez les formes d’à présent des vertus aussi hautes et aussi solides ; la qualité générale d’esprit et la trempe générale de caractère a certainement décliné. On rencontre beaucoup de femmes charmantes qui ne sont que frivoles, et beaucoup de femmes sérieuses auxquelles manquent un peu le désir et le don de plaire. L’élégance est faite de plus de luxe ; le bon sens, de plus de froideur et d’égoïsme ; la sensibilité, de plus de passion aveugle. Il entre dans la religion des femmes, — Élise et Julie, malgré la terreur et la fermeture des églises, étaient restées très religieuses, — plus de mollesse d’intelligence ; dans la libre allure de leur esprit, — Julie et Élise étaient aussi des esprits très libres, — plus de sécheresse et de pédantisme ; dans leur philosophie comme dans leur religion, plus de mode. Le soin du ménage nuit à la culture de l’imagination, et la culture exclut l’aptitude au ménage. L’équilibre n’y est plus. C’est par l’équilibre, c’est par l’association harmonieuse de dons divers et contraires qu’Élise et Julie semblent parfaites.
Il y aurait intérêt à rechercher comment se formaient et se composaient de tels caractères de femmes. Nous faisons la part de l’heureuse influence exercée sur elles par le milieu honorable et distingué où elles vivaient. Nous disions tout à l’heure que Julie et Élise ne faisaient point partie d’une élite ; mais les tenans et aboutissans de leur famille touchaient à beaucoup d’hommes remarquables dans leur sphère modeste. L’un des attraits de la correspondance publiée par Mme M. C… est précisément de mettre sous nos yeux quantité de noms, alors inconnus, qui ont acquis, soit quelques années plus tard, soit à la génération suivante, la célébrité ou la notoriété en diverses directions : Ballanche, Périsse, le jésuite Barret, Petetin, Vitet. L’aïeul maternel d’André Ampère lui-même et par conséquent le bisaïeul de Jean-Jacques Ampère était un M. Sarcey de Suttières, qui se trouve avoir fait souche de bonne et solide littérature dans la ligne masculine comme dans la ligne féminine. Julie et Élise ont sans doute reçu quelque chose du commerce plus ou moins assidu de leur famille avec tant de gens d’un vrai mérite. L’excellent fonds d’éducation leur vient pourtant d’ailleurs. Il leur vient d’abord d’une méthode sévère et éclairée qui présidait dans l’ancienne France à l’instruction religieuse des femmes, et dont les origines remontent au calvinisme et à Port-Royal. A une certaine manière de placer et de prononcer les mots à la crainte de Dieu » et « la miséricorde divine, » on reconnaît, on perçoit dans le petit monde de Polémieux et de Saint-Germain-du-Mont-d’Or les dernières vibrations inconscientes du jansénisme. Il leur vient ensuite d’un autre élément tout différent de celui-là, mais qui en des esprits sains et en des âmes droites peut s’y marier sans discordance : la lecture exclusive et continue, quoique faite sans beaucoup d’ordre, de nos poètes et de nos écrivains classiques. Les jeunes files d’à présent lisent encore Télémaque ; mais Deshoulières, mais Sévigné, mais Bourdaloue, mais la Princesse de Clèves ou Gonzalve, mais Corneille, les tragédies de Voltaire et les comédies de Destouches ! Ce sont là les livres favoris de Julie et d’Élise avec les Pensées de Cicéron, quelquefois une pastorale italienne, presque pas d’auteurs anglais, plus du tout de pontes espagnols, comme au XVIIe siècle, et pas encore de poètes allemands. Racine était alors pour les femmes une lecture si attrayante et si délicieuse qu’on en faisait presque pour les jeunes filles du fruit défendu. Rappelez-vous les vers de Gresset :
- Tel fut l’adieu d’une nonnain poupine,
- Qui, pour distraire et charmer sa langueur,
- Entre deux draps avait à la sourdine
- Très souvent fait l’oraison dans Racine.
A en juger par le résultat, on devrait bien reprendre ce régime de lecture. La sûreté du goût chez Élise est aussi étonnante que la finesse de l’esprit. Je cueille par exemple cette pensée dans sa correspondance : « les ridicules de la nature sont supportables ; ceux qui se montrent avec orgueil et qu’on paraît ignorer pour ne penser qu’à ce qu’on croit avoir d’agrémens ne le sont pas. » Savez-vous bien qu’il ne manque ici que le poli et la vivacité du tour que donnerait à une maxime de ce genre, je ne dis pas La Bruyère ou La Rochefoucauld, ce serait de l’excès, mais Vauvenargues ? Je prends aussi ce jugement sur Tancrède : « je n’avais pas encore lu Tancrède ; je l’aime de tout mon cœur parce qu’il est sensible comme une femme et courageux comme Bonaparte. « Quel brio ! quelles notes de bravoure ! Est-il possible de mieux sentir, avec plus de nouveauté et de fraîcheur ?
En général, il y a un sujet d’étonnement dont on ne revient pas en lisant les lettres de ce recueil, celles qui sont signées de noms d’hommes aussi bien que les lettres de femmes : c’est combien peu tous ces gens-là, gens inconnus et appartenant à la foule, ressemblent à ceux qui occupent à ce moment les premiers rangs sur la scène du monde. La déclamation règne alors en souveraine maîtresse chez les orateurs politiques, les écrivains à la mode et les chefs d’armée. Tous, tant qu’ils sont, ne parlent qu’avec des attitudes théâtrales. Les ordres du jour trop admirés du général Bonaparte sont à ce point de vue d’une école aussi détestable que les discours de Saint-Just, de Robespierre ou d’Isnard, et voici que par-dessus tout cela Chateaubriand arrive, initiateur d’une génération qui se drapera de génie et de mélancolie. Au contraire, chez Julie, Élise et leurs amis, le naturel est absolu. Ce qu’ils disent et ce qu’ils font, ils le font et le disent uniment. De Rousseau, qui a gâté tous ceux qui sont les conducteurs du siècle, ils n’ont pris que le sentiment de la nature et l’élan original de passion sans la sensiblerie et la cuistrerie pompeuse. Faut-il croire qu’ils forment une exception dans leur temps et dans leur pays ? Non, car vers ce temps-là, à l’autre extrémité de la France, à l’autre extrémité de la hiérarchie sociale, et aussi à l’autre extrémité des doctrines politiques qui dominent chez nos amis de Lyon, la marquise de Lescure écrivait le récit de la guerre de Vendée de la même plume ingénue que le père d’André, au moment de monter à l’échafaud, avait écrit son admirable testament[2] ; elle parlait et sentait avec la même absence de prétention que parlaient André, Élise et Julie. Il y avait évidemment deux Frances : au sommet, une France factice, surexcitée et exaltée, qui ne vivait que de pathos politique et qui jouait bruyamment la tragédie ; au-dessous et engloutie sous celle-là, la bonne et saine France d’autrefois, satisfaite d’avoir détruit beaucoup de préjugés et beaucoup d’abus, mais gardant ses vieilles mœurs et son vieil esprit, qui étaient excellens. C’est encore un peu ainsi aujourd’hui. Derrière la France qui se montre et s’étale et remplit le monde de son tumulte, il existe une France qui se cache et vaut mieux que l’autre, et c’est la vraie France.
Je reviens à l’histoire de Julie et d’André. Leur bonheur fut de courte durée. A peine lui avait-elle donné le fils en qui devait une seconde fois se signaler le nom d’Ampère, qu’elle tombe malade, pour ne plus se relever. Tandis que déjà elle languit, il est obligé de s’arracher d’avec elle, afin de pourvoir aux nécessités de l’existence. Il ne vivait à Lyon que de leçons particulières, mal rétribuées : un modeste emploi vient à vaquer à l’école centrale de Bourg ; il l’accepte, parce que ce sera peut-être le plus court chemin pour revenir s’établir à Lyon d’une façon définitive, lorsque le premier consul organisera les lycées. C’est ici que l’idylle de Polémieux tourne au drame. Sainte-Beuve a traité avec soin le séjour d’Ampère à Bourg, l’histoire de ses premiers travaux et de ses découvertes, ses premiers rapports avec Monge, Lalande et Laplace ; mais, occupé d’Ampère seul, de l’homme qui est destiné à devenir illustre, je ne sais s’il a fait ressortir tout le charme mélancolique que présente, à cette époque de leur séparation, la correspondance d’André et de Julie. Il a bien senti le tour d’humeur poétique et méditatif d’André, il l’a bien rendu en citant quelques extraits de ses lettres où l’on entend un écho affaibli des Rêveries et des deux Lettres à M. de Malesherbes ; il a laissé dans l’ombre son adorable candeur, que développe encore l’isolement de Bourg, son esprit original, qui goûte et reflète avec plus de vivacité, dans une ville nouvelle pour lui, les scènes de la province, tout un ensemble de traits aussi vrais aujourd’hui qu’il y a soixante-dix ans, et dont on pourrait composer un récit sui generis qui s’intitulerait les Débuts d’un professeur ; débuts matériellement plus difficiles à l’époque d’Ampère, mais moralement plus doux qu’ils ne le sont à présent. Rien n’est touchant et rien aussi n’est navrant comme les désespoirs de Julie à propos de quinze sols mal dépensés, les terreurs et les contritions du malheureux André, quand il est obligé de confesser à sa femme qu’il a gâté, en faisant une expérience de chimie, sa culotte presque neuve ! On ne le croira pas, si on ne lit soi-même ces lettres ; mais la question en apparence si simple : « Ampère sera-t-il nommé au lycée de Lyon ? » le cri que Julie, malade loin de son mari, pousse chaque jour : « lycée, lycée, quand te tiendrons-nous ? » saisit peu à peu et oppresse si péniblement le lecteur que, dans le roman combiné avec le plus d’art, il n’est guère de péripétie plus poignante. Enfin on est soulagé ; Ampère « tient le lycée, » il est nommé à Lyon. Hélas ! c’est pour voir bientôt après sa femme expirer entre ses bras, et sa vie à lui-même brisée et perdue pour toujours.
Oui, brisée et perdue, de quelques beaux travaux et de quelques grandes découvertes qu’elle ait été marquée ! Ampère s’est arrêté à mi-chemin. Il ne s’est pas déployé tout entier et selon ses vraies aptitudes. Depuis la mort de Julie, la direction lui a manqué ; faute de cette direction, la faculté d’invention, chez lui, s’est dissipée et égarée. Ampère était une nature faible et déréglée, qui avait besoin du frein et de l’aiguillon. L’instinct de jeunesse qui l’avait irrésistiblement poussé vers Julie ne l’avait pas trompé ; elle possédait tout ce qui lui faisait défaut à lui-même et qui est indispensable pour le bon emploi du génie : une âme ferme, l’esprit de conduite et la raison. Il avait cherché en elle, sans le savoir, et trouvé son guide et son mentor. Son fiis Jean-Jacques, que notre génération a connu, lui ressemblait en ce point ; il aide à le comprendre. Les années les plus laborieuses et les plus fécondes pour Jean-Jacques ont été celles qu’il a passées sous les auspices et comme sous le joug de l’amie sage et dévouée qui publie aujourd’hui la correspondance d’André. Pendant qu’André réside à Bourg, Julie le force à écrire ses premiers mémoires sur les mathématiques transcendantes ; elle ne lui permet pas de dévier à droite ni à gauche du sujet qu’il a choisi. A peine a-t-elle lu dans le Moniteur l’annonce du prix de 60,000 francs offert par Bonaparte « à celui qui fera faire à l’électricité et au galvanisme un progrès comparable à ceux qui ont illustré les noms de Volta et de Franklin, » elle écrit à son mari : « Que penses-tu de ce que dit Bonaparte pour le galvanisme ? » Ainsi elle lui jette dans le cerveau le germe qui fructifiera et dont vingt ans plus tard sortiront les lois de l’électro-dynamisme. Si elle eût vécu, elle eût sauvé son mari de la psychologie, de l’idéologie, de la métaphysique, du mysticisme, qui ont trop souvent dévoré son temps et sa pensée. Elle eût ramassé en un seul lit et selon un courant unique son génie, trop souvent épars. Pauvre Julie, qui rêvait la vie large et brillante ! Le destin, qui se rit de nous, l’a enlevée au moment où son rêve allait se réaliser. Un an après sa mort, Ampère avait enfin fixé l’attention du monde savant ; Lacuée, sur la recommandation de Delambre, l’appelait à l’École polytechnique. Avec une femme telle que Julie, qui se serait sentie de nouveau ardente aux ambitions légitimes, tous les horizons de gloire et de fortune étaient ouverts devant lui. Et Julie n’était plus !
Convenons cependant, pour conclure la triste élégie des amours d’André et de Julie, qu’avant d’être aussi cruellement traités par la Providence l’un et l’autre en avaient reçu une faveur bien rare. Je ne voudrais décourager personne ; mais peu de femmes sont destinées à obtenir du sort aussi bien que Julie. Tel qu’on se représente André Ampère a vingt-trois ans, cette abondance et ce feu de génie, cette grâce sauvage, un cœur d’une richesse intacte et d’une limpidité que le monde n’a pas encore ternie, c’est un héros, digne sujet des vœux d’une fille bien née, comme on n’en trouve guère, même dans les romans où l’imagination arrange tout à notre guise. Et il n’arrive pas non plus tous les jours qu’un jeune homme, gauche et d’écorce brute, qui ne semble pas pouvoir viser plus haut qu’à être régent de la classe de mathématiques à Bourg, touche le cœur d’une Julie restée insensible à de plus brillantes amours. Je ne sais si je suis en cette matière trop délicat. Il me semble qu’il ne vaut guère mieux charmer une femme par la beauté du visage, par la réputation de l’esprit ou par de grandes actions que de l’éblouir par l’éclat du rang et de la fortune ; car, en tous ces cas, c’est toujours sa vanité qui est séduite. Celui-là seul est vraiment aimé pour lui-même qui, pauvre, inconnu, timide, doutant de soi, consumé et, pour ainsi dire, flétri par le sentiment d’une vertu qu’il n’aura jamais occasion de déployer, rencontre cependant une femme d’assez grand cœur pour deviner tout ce qu’il aurait pu être avec un sort moins jaloux, et pour s’en contenter. André Ampère a rencontré cette femme. S’il n’a pas joui longtemps de son bonheur, il en a joui pleinement. Quelque prompte et quelque affreuse qu’ait été la catastrophe qui a emporté toute sa joie, beaucoup, qui peut-être le valent, considérant sa vie et la leur, penseront qu’il est encore plus à envier qu’à plaindre.
J. -J. Weiss.