Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre IX

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18 août 1871.


La nuit dernière, j’ai embarqué Tania et les enfants pour le Caucase. J’éprouve un vide, une tristesse, un véritable effroi après m’être séparée d’un tel ami. C’est la première fois que nous nous quittons. Je sens que l’on m’a arraché une partie de mon âme et que rien ne me pourra consoler. Nul être au monde n’est comme elle capable de me consoler dans mes chagrins, de me comprendre, de ranimer mon courage lorsque je suis abattue. Nature, avenir, tout me paraît sombre et vide sans Tania. Tout est morne et désespéré. Je ne trouve pas de mots pour exprimer ce que je ressens. Quelque chose est mort en moi. C’est une peine qui ne peut être pleurée en une seule fois, mais qui durera des années et provoquera dans mon âme une douleur insupportable chaque fois que je l’évoquerai. Je suis constamment inquiète pour la santé de Liovotchka. Le koumiss qu’il boit depuis deux mois n’a apporté dans son état aucune amélioration. La maladie est en lui. Ce n’est pas mon intelligence qui le voit, mais mon sentiment, car depuis l’hiver dernier, il est devenu indifférent à la vie et à tout ce qui l’intéressait. Quelque chose s’est glissé entre nous, une ombre qui nous a séparés. Je sens que si je ne trouve pas en moi la force de me ressaisir moralement, c’est-à-dire de me consoler du départ de Tania, de me consacrer à l’éducation des enfants, de remplir mon existence et d’en bannir l’ennui et la tristesse, ce n’est pas Liova qui m’y aidera. Au contraire, il m’entraîne dans cet état d’abattement et de désespoir où il se trouve lui-même. Il n’en veut pas convenir, mais mon sentiment ne m’a jamais induite en erreur. C’est moi qui en souffre le plus et je ne me trompe pas.
Depuis que l’hiver dernier, Liovotchka et moi avons été tous deux si malades, quelque chose en nous s’est brisé. J’ai perdu la foi dans le bonheur et dans la vie, la sûreté, et j’ai constamment peur de ce qui va arriver. Et cela arrive en effet. Voilà, Tania est partie, Liovotchka se porte mal. Les êtres que j’aime le plus au monde sont tous les deux perdus pour moi. Liovotchka parce qu’il n’est plus du tout ce qu’il était. « C’est la vieillesse, » assure-t-il, et moi je dis : « c’est la maladie. » Maladie ou vieillesse, l’une ou l’autre de ces choses nous a désunis.

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