Journal de l’expédition du chevalier de Troyes/007

Texte établi par La Compagnie de L’Éclaireur,  (p. 102-107).

appendice c

… Nous n’estions pas encore bien avant dans le destroit quand sur les 2 heures du matin nous ouimes crier navire. Ce mot nous fit sauter hors du lit pour voir ce que c’éstait. Des qu’on en fut assuré on prépara tout pour le combat, et faisant porter sur sa route en tenant le vent, on luy coupa le chemin de telle sorte qu’en peu d’heures ont l’eut atteint. Et parce qu’il n’amenoit point quoique nous fussions assez proches, on luy dit de le faire par une volée de canon qu’on luy envoia. Des qu’il eut amené on fit dire par un interprète au capitaine qui vint à bord dans sa chaloupe pour nous montrer sa commission il nous l’apporta aussitôt ; elle ne consistoit qu’en un congé de la compagnie d’Angleterre qui l’envoioit au fond de la baye, disait-il, quoiqu’il fut pour Portnelson comme nous le sçumes de 2 François qu’ils y menaient. Nous luy demandâmes si cette Compagnie estoit le même que celle de l’année dernière, et nous aiant repondu que c’estoit la même, Mr. de laMartiniere et Mr. l’Allemand me demanderent mon sentiment touchant ce qu’il y avoit à faire, et s’ils devoient prendre ce bâtiment n’y aiant point de guerre entre les 2 nations. Je leur dit qu’il n’y avait point a balancer que puisqu’ils rencontroient le bien de ceux qui avoient volé la Compagnie du Canada qui les emploiait, ils pouvoient et dévoient le prendre, en vertu d’un droit naturel qui ne dépend de qui que ce soit. On lui dit donc qu’il estoit pris et l’on envoia en même temps prendre possession de son navire. Il nous dit que le navire estoit à lui et non pas à la Compagnie qui ne l’avoit qu’a fret, et nous respondimes qu’il n’avoit rien à craindre, que la Compagnie d’Angleterre estoit trop juste pour luy rien faire perdre, et pour ne pas le dédommager. Aiant appris de luy que 4 bâtiments partis de Londres pour la baye, savoir le sien, un autre un peu plus grand, et 2 fregattes de 12 pièces de canon et autant de pierriers chacune, la frégatte de Ratisson qui avoit pris le devant devoit avoir passé comme nous estions dans la baye, et les 2 autres qu’il avait laissés après luy avant qu’il fust dans le destroit passeroient infailliblement dans un ou deux jours, il eust esté à mon sentiment dà propos de faire havre pour nous accomoder à loisir pendant que ces batiments passeroent sans nous voir Mr. de la Martiniere en estoit d’avis ; mais Mr. de la Martiniere (L’Allemand) qui se plait à tenir le large ne le jugea pas à propos. Nous passames donc notre route et le lendemain si je ne me trompe nous visme un autre navire, et bien qu’on ne pust distinguer si c’estoit le petit où le grand on poussa droit à luy, et l’ayant joint sur le soir on luy dit par un coup de canon d’amener comme on avoit fait à l’autre ; il obéit, mais le capitaine aiant reconnu la Kecke prise refusa de venir à bord résolu d’attendre l’abordage plustot que de se rendre. On luy fit des menaces mais ce fut en vain, cela fut cause qu’on résolu de l’attaquer par la décharge et du canon et des fusils, laquelle pourtant ne fit rien, le capitaine anglais ayant fait cacher tout son monde ; il ne voulut pas même qu’on tirat sur nous quoiqu’il eut du canon et des pierriers avec lesquels il eut pu fracasser nos gens qu’il voioit à découvert sur le pont. Comme les boulets nous manquaient et que les fusils ne servaient de rien contre des gens qui ne se montraient pas, on délibéra si on viendrait a l’abordage. Chacun y estoit disposé, et on attendait plus que l’ordre. Mr. de la Martiniere et Mr. l’Allemand s’en remirent à mon jugement, le premier pourtant me disant qu’ils avaient des coffres à feu et qu’il ne voulait perdre personne, puisque nous ne pouvions perdre sans nous trouver courts, et sans nous exposer au danger de tout perdre et nos prises et nos navires faute de gens pour les conduire, Mr. Moisan nous ayant protesté quelques jours auparavant que l’on lui otait seulement un homme de son équipage qui était le plus fort de tous, il ne répondait point de son bâtiment ni de le mener à Kébec. Je leur dis, cela supposé, qu’il fallait l’abandonner ne pouvant me persuader qu’après tant de fierté ils se rendissent sans résistance, que je ne doutais point qu’on ne les prit à l’abordage, mais qu’on y perdrait du monde, et qu’il fallait où faire cela où, les laisser aller. On prit ce dernier party, et on porta à la route aussi bien la nuit survenant aurait peut-être causé quelque confusion, qui auraient eu des méchantes suites.

Le lendemain vers le midi faisant une bordée au large nous vîmes un autre navire. Comme nous étions surs que c’était le grand, et que nous n’étions pas en état de lui courir sus nous changeames de bord et poussâmes vers terre en gagnant toujours sur la route au plus près du vent.

Les Anglais croyant que nous avions peur portèrent à nous toute la rélevée mais n’allant guère mieux que nous ils ne gagnèrent presque rien. Cependant la nuit approchant, à la faveur de l’obscurité nous fîmes vent arrière en portant droit à terre pour l’élonger ensuite à petites voiles vers l’Ouest, où nous voions quelque apparence d’un havre propre à nous mettre à découvert de l’insulte des ennemis, lesquels nous ayant perdu de vue à cause ou de l’obscurité ou de la terre qui nous dérobait à leurs yeux, poussèrent toujours leurs bordées et s’en furent terrir à plus d’une lieu de nous vers l’Est. Le jour qui ne couche point dans ce pays à l’espace de plusieurs mois s’étant éclaircy, nous nous entrevîmes en un estat à ne nous pas craindre, la mer étant calme pour lors

Ce beau calme nous fit résoudre à nous faire touer pour tacher de gagner le havre dont j’ai parlé que nous voions entre deux montagnes de roches. Les ennemis à notre exemple mirent 2 chaloupes à l’eau pour la même fin, mais nous allions plus vite qu’eux, tellement qu’a my relevée favorisés d’un petit vent qui se leva a propos nous entrâmes dans un havre aussi favorable que nous puissions souhaiter. Mr. Moisan qui nous devança y entra jusqu’au fond sans aucune peine ; pour nous l’entrée nous en fut plus dangereuse, car une raffale de vent nous y ayant surpris nous jetta sur un horrible cap de roche où le bâtiment s’y fut brisé si le ressac de la mer ne l’eut retenu à une brasse près, ce qui nous obligea de mouiller l’encre promptement afin de nous en éloigner en attendant qe nos chaloupes que nous avions envoiés à ia Kecke pour la faire venir plus vite fussent de retour.

Quand elles furent arrivées nous fimes signe à ceux de la Kecke de tenir le plus qu’ils pourraient l’autre bord du havre de peur d’un pareil accident ; après quoi nous levâmes l’ancre, et nous étant fait touer vers le-même endroit nous mîmes le vent dans les voiles, et nous poussâmes bien avant dans le hâvre, ou nous échouâmes au-delà de la Kecke qui avait échoué devant nous. Ce havre est fort plat, et presque tout a sec en marée basse, n’y restant qu’un petit canal d’une rivière qui s’y décharge, et dans laquelle la barque avait poussé jusqu’au bout, où elle flottait en tout temps. Il est entouré de montagnes de roches dont une pointe déboutant bien avant au large tout à l’entrée, nous fut très avantageuse non seulement parce qu’elle nous couvrait et nous otait la vue de la mer, mais encore parce qu’elle dominait sur les ennemis qui furent obliger de mouiller l’ancre un peu au-dessous de nous pour ne pas échouer en voulant passer devant nous. D’abord nous y envoyames 10 ou 12 fusiliers pour s’y poster parmi des roches entrecoupées derrière lesquels ils seraient à couvert du canon ennemi et d’où ils pourraient les incommoder et les empêcher à coups de fusils de se faire touer s’il leur prenait envie de s’approcher davantage, et pour en venir mieux à bout et leur donner plus de terreur nous y fîmes porter la couleuvrine de la barque. Sur le tard la fregate vint se poster en ce même endroit et mouiller l’ancre à notre vue, mais un peu trop loin pour nous nuire. D’abord on les salua de la pointe, ce qui les obligea de se mettre à couvert de leurs gardecorps, et d’entourer et fortifier leurs bandages avec des cables pour arrêter leurs balles, tellement qu’on ne voyait plus dans leur bord que des sabres dégainés, que le Brilleur (John Bridgar) et quelques autres fanfarons faisaient briller en l’air. Après cette rodomontade ils tirèrent deux coups de canon contre le rocher à quelques brasses au dessus de nos gens qui leur répondirent avec la couleuvrine. Ce même soir à l’entrée de la nuit un Anglais qui servait de coq dans la Kecke, par une imprudence de nos Français, se voyant tout seul sur le pont pendant qu’on soupait dans la chambre sauta dans la chaloupe et s’en fut trouver les Anglais, auxquels il ne manqua pas de dire ce qu’il avait appris de nos gens, que nous n’avions point de boulets, ce qui pût leur donner quelques espérances de nous prendre, ou du moins de ravoir la Kecke, et pour y réussir plus aisément en nous intimidant, ils mirent des barrils au bout de leurs vergues afin de nous épouvanter et de nous obliger à nous rendre ou du moins à parlementer par la crainte d’être brulés. Ils passèrent toute la nuit à ferrailler, à battre, à rompre, à forger, et à faire un bruit enragé pensant par là nous faire perdre cœur ; mais ils furent bien surpris le lendemain quand ils nous virent pousser jusqu’au bout du havre, entrer dans la rivière, et y mettre nos 3 navires à couvert d’une grande pointe de sable qui les deffendait du canon, et beaucoup plus encore le jour suivant nous voyant manier après une batterie de 8 pièces de canon que nous dressâmes sur la pointe qui commandait à tout le canal par lequel ils eussent pu nous venir joindre aux grandes marées. Ils considéraient nos gens qu’ils voyaient occupés les uns à lever le gazon, les autres à le charrier, partie à faire les fortifications et les embrasures avec tant de vitesse qu’il leur était impossible de les conter.

D’ailleurs ils voyaient la pointe de roche à près de demi lieue de nous toujours fournie d’hommes outre ceux qui allaient et venaient continuellement d’une pointe à l’autre, soit pour y porter des avis, ou des vivres ou des munitions. La promptitude avec laquelle notre ouvrage fut achevé, par les soins de Mr. le Gardeur, qui avait toujours la main à l’œuvre, notre batterie dressée, nos canons chargés et déchargés partie à baie et partie autrement, leur fit croire que leur coq les avait trompés en leur disant que nous n’avions plus de boulets puisque nous les prodigions de la sorte, mais là ils ne savoient pas qu’avec du plomb et des cailloux, ou du machefer, Mr. l’Allemand en jettoit au moule pendant qu’on était occupé à faire des travaux. Ce même jour ils envoyèrent une chaloupe à l’autre bord du havre où quelques uns mirent à terre, et montèrent sur certaines roches à la portée du canon de nous pendant que d’autres s’occupaient à je ne scay quoi que nous ne pûmes distinguer ; nous crûmes d’abord qu’ils allaient voir s’ils pourraient y loger un canon comme nous avions fait de l’autre coté, et nous battre avec avantage, ou s’ils trouveraient le canal pour s’y faire touer, et nous venir joindre : et pour les en empescher nous enyoiâmes 5 ou 6 fusilliers en diligence afin de les debusquer pendant qu’on tirerait quelque volée de canon vers cet endroit là. Quand ils en furent assez proche en tira 3 coups de canon braqués sur la chaloupe ennemie contre laquelle les boulets allèrent tomber et firent tant de peur aux Anglais que ceux qui visitaient la roche en descendirent precipitament et se rembarquèrent ; en même temps ils entendirent derrier eur une douzaine de coups de fusils qui leur sifflerent aux ôreilles. Cela les fit penser à eux et juger qu’ils ne feraient que perdre leur temps. Voyant surtout que nous ne nous empressions guère de leur parler, mais seulement à les battre partout où nous le rencontrerions, ils résolurent donc de nous parier eux-mêmes et envoyèrent le Brigueur en chaloupe avec un pavillon blanc, lequel ayant abordé au dessus de la pointe demanda à M. l’Allemand qui descendit aussitôt sur la grève avec son interprète. Le Brigueur ayant demandé sureté et d’être seul à seul, mit pied à terre, et s’entretint longtemps avec lui de choses differentes, et il lui demanda d’où vient que nous avions pris leur navire, n’y ayant point de guerre entre nous. D’ou vient, dit Mr. l’Allemand, qu’en pleine paix vous nous avez donné chasse 2 jours durant sans savoir que nous l’eussions pris, et nous reconnaissant Français ? Ensuite il ajouta les causes de le prendre, lesquelles portèrent l’autre à déclamer contre Ratisson qu’il traita de traître et de voleur, et à jurer qu’il le tuerait partout ou il le trouverait : après avoir ainsi pesté il demanda s’il ne voulait pas le leur rendre, M. l’Allemand dit qu’il ne l’avait pas pris pour le rendre, mais que s’ils voulaient le ravoir, ils vinsent le reprendre eux-mêmes, mais qu’il fallait auparavant terrasser tous les Français, qui étaient bien disposés à les recevoir.

Nous voions, dit le Brigueur, que vous êtes forts, mais nous vous garderont ici ayant des vivres pour trois ans. Je m’en réjouis fort, dit Mr. l’Allemand, nous aurons le loisir de vous voir et de vous régaler de cariboux que nous tuerons en attendant qu’un printemps prochain nous puissions nous en retourner de compagnie en Canada. Cette réponse lui faisant connaitre qu’il n’y avait rien à faire, il prît congé, se rembarqua et s’en fut à son bord, où désespérant lui et les autres de gagner autre chose que des coups et de perdre du temps, et peut être leur navire, et eux-mêmes, ainsi qu’il fut arrivé, s’ils eussent bien échoués quelque part qu’ils n’eussent pu se relever, car alors nous les aurions eus à notre disposition, tellement qu’a l’entrée de la nuit, ils levèrent l’ancre nous saluant de tous leurs canons, nous leur répondîmîes du notre bien satisfaits de les voir aller.

Nous apprîmes de nos Anglais que ceux des 2 frégattes avaient ordres exprès de leur compagnie de perdre tous les Français qu’ils trouveraient dans le détroit et dans la baie sans avoir égard à leur commission. Un ordre si cruel et si impie mérite vengeance. Je ne manquai pas de faire remarquer à ceux que nous tenions, la différence qu’il y avait entre le génie anglais et celui des Français qui est humain, doux, bienfaisant, fidelle, religieux et veritablement chretien, ainsi qu’ils le pouvaient connaître par le bon traitement que nous leur faisions, nonobstant la declaration qu’ils nous avaient faite sans y penser.